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SÉQUENCE 2 : BONAPARTE OU NAPOLÉON ? Objet d’étude : Le roman et la nouvelle au XIXè siècle : réalisme et naturalisme. Les documents de la séquence, légèrement déportés par rapport à l’intitulé de l’objet d’étude, doivent néanmoins permettre de réfléchir à la place de l’Histoire dans l’oeuvre romanesque et à la notion de «héros». Napoléon Bonaparte est-il un personnage historique, un personnage légendaire, ou tout simplement un homme ? L’oeuvre intégrale et le groupement de textes permettent de percevoir l’épopée napoléonienne comme acte fondateur du XIXè siècle en France et en Europe. Les textes de Victor Hugo et d’Edmond Rostand soulignent la dimension légendaire du Premier Empire (1804-1814) et de son chef (1769-1821). Les lectures cursives associent l’Histoire, le fait divers et la création romanesque. Textes : 1. Discours du Général Bonaparte à ses soldats, Cherasco, 1796. 2. Emmanuel de Las Cases, Mémorial de Sainte-Hélène, 1824. 3. Alfred de Vigny, Servitude et grandeur militaires, «La Vie et la mort du Capitaine Renaud ou la Canne de jonc», 1835. 4. Alfred de Musset, La Confession d’un enfant du siècle, 1836. 5. Victor Hugo, «Après la bataille», La Légende des Siècles (première série), «Maintenant», 1859. 6. Victor Hugo, «Waterloo» (extrait), Les Misérables, 1862. 7. Erckmann-Chatrian, Histoire d’un conscrit de 1813, 1864. 8. Victor Hugo, «Le cimetière d’Eylau», La Légende des Siècles (nouvelle série), «Le temps présent», 1877. 9. Edmond Rostand, L’Aiglon (extrait, II «Les ailes qui battent», 8 et 9), 1900. 10.Charles de Gaulle, La France et son armée, 1938. 11.Groupement de textes issu du sujet de l’Épreuve Anticipée de Français proposé aux candidats scolarisés à Pondichéry, en avril 2011 (séries S-ES). Extraits de : Stendhal, La Chartreuse de Parme, 1839 ; Honoré de Balzac, Une Ténébreuse affaire, 1843 ; Victor Hugo, Les Misérables, 1862 ; Patrick Rambaud, La Bataille, 1997. Oeuvre intégrale : Joseph Conrad, Le Duel, 1908, dans la traduction de Michel Desforges, 1991(Rivages poche n°106), et mise à disposition de la traduction de Philippe Neel, 1923. Lecture cursive : Stendhal, Le Rouge et le Noir, 1830, ou, Honoré de Balzac, Le Colonel Chabert, 1835. Documents iconographiques, sonores et audiovisuels : Jacques-Louis David, Le Premier Consul franchissant les Alpes au col du Grand Saint- Bernard (1800). Paul Delaroche, Bonaparte franchissant les Alpes (1848). «Un jour dans l’histoire», émission de la webradio canalacademie.com, présentée par Laetitia de Witt, consacrée au général Fournier Sarlovèze, modèle du général Féraud chez Joseph Conrad. L'Aiglon d’Edmond Rostand (extrait), avec Pierre Vaneck et Jacques Dumesnil, mise en scène sonore de 1964. Séquence 2 : Bonaparte ou Napoléon ? M. Duhornay / Lycée Jehan-Ango / Dieppe 1

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Page 1: SÉQUENCE 2 : BONAPARTE OU NAPOLÉONhist-geo.spip.ac-rouen.fr/IMG/pdf/sequence_francais_bonaparte.pdf · Alfred de Musset, La Confession d’un enfant du siècle, 1836. 5. Victor

SÉQUENCE 2 : BONAPARTE OU NAPOLÉON ?

Objet d’étude : Le roman et la nouvelle au XIXè siècle : réalisme et naturalisme. Les documents de la séquence, légèrement déportés par rapport à l’intitulé de l’objet d’étude, doivent néanmoins permettre de réfléchir à la place de l’Histoire dans l’oeuvre romanesque et à la notion de «héros». Napoléon Bonaparte est-il un personnage historique, un personnage légendaire, ou tout simplement un homme ? L’oeuvre intégrale et le groupement de textes permettent de percevoir l’épopée napoléonienne comme acte fondateur du XIXè siècle en France et en Europe. Les textes de Victor Hugo et d’Edmond Rostand soulignent la dimension légendaire du Premier Empire (1804-1814) et de son chef (1769-1821). Les lectures cursives associent l’Histoire, le fait divers et la création romanesque. Textes :

1. Discours du Général Bonaparte à ses soldats, Cherasco, 1796.2. Emmanuel de Las Cases, Mémorial de Sainte-Hélène, 1824.3. Alfred de Vigny, Servitude et grandeur militaires, «La Vie et la mort du Capitaine

Renaud ou la Canne de jonc», 1835.4. Alfred de Musset, La Confession d’un enfant du siècle, 1836.5. Victor Hugo, «Après la bataille», La Légende des Siècles (première série),

«Maintenant», 1859.6. Victor Hugo, «Waterloo» (extrait), Les Misérables, 1862.7. Erckmann-Chatrian, Histoire d’un conscrit de 1813, 1864.8. Victor Hugo, «Le cimetière d’Eylau», La Légende des Siècles (nouvelle série), «Le

temps présent», 1877.9. Edmond Rostand, L’Aiglon (extrait, II «Les ailes qui battent», 8 et 9), 1900. 10.Charles de Gaulle, La France et son armée, 1938.11.Groupement de textes issu du sujet de l’Épreuve Anticipée de Français proposé aux

candidats scolarisés à Pondichéry, en avril 2011 (séries S-ES). Extraits de : Stendhal, La Chartreuse de Parme, 1839 ; Honoré de Balzac, Une Ténébreuse affaire, 1843 ; Victor Hugo, Les Misérables, 1862 ; Patrick Rambaud, La Bataille, 1997.

Oeuvre intégrale : Joseph Conrad, Le Duel, 1908, dans la traduction de Michel Desforges, 1991(Rivages poche n°106), et mise à disposition de la traduction de Philippe Neel, 1923.

Lecture cursive : Stendhal, Le Rouge et le Noir, 1830, ou, Honoré de Balzac, Le Colonel Chabert, 1835.

Documents iconographiques, sonores et audiovisuels :

Jacques-Louis David, Le Premier Consul franchissant les Alpes au col du Grand Saint-Bernard (1800).Paul Delaroche, Bonaparte franchissant les Alpes (1848).«Un jour dans l’histoire», émission de la webradio canalacademie.com, présentée par Laetitia de Witt, consacrée au général Fournier Sarlovèze, modèle du général Féraud chez Joseph Conrad.L'Aiglon d’Edmond Rostand (extrait), avec Pierre Vaneck et Jacques Dumesnil, mise en scène sonore de 1964.

Séquence 2 : Bonaparte ou Napoléon ?

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Ridley Scott, Les Duellistes, 1977, adaptation cinématographique de l’oeuvre de Joseph Conrad.

Activités de lecture :

Organisation du récit dans Le Duel de Joseph Conrad. Lectures analytiques approfondies des textes de Victor Hugo. Confrontation des extraits contenus dans le sujet E.A.F. Lecture de documents iconographiques.

Activités d’écriture :

Sujet d’invention : vous transposerez le récit contenu dans le poème «Le cimetière d’Eylau» dans le cadre d’une nouvelle. Le registre épique sera respecté.

Initiation au commentaire : «Après la bataille». Comment Victor Hugo fait-il l’éloge de la figure paternelle dans ce poème ? (Un récit épique ; un portrait émouvant).

Initiation à la question de corpus : confrontez les images de Napoléon qui se dégagent de ces quatre textes (Pondichéry 2011).

Notions abordées :

Étude de l'argumentation dans le discours du général Bonaparte. Rappel concernant les schémas narratif et actantiel. Rappel concernant les points de vue. Réflexion sur les rythmes du récit. Notions de versification. Registres épique et réaliste.

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CHERASCO1, 26 avril 1796

Soldats, vous avez en quinze jours remporté dix victoires, pris vingt et un drapeaux, cinquante-cinq pièces de canon, plusieurs places fortes, conquis la partie la plus riche du Piémont  ; vous avez fait 15 000 prisonniers, tué ou blessé près de 10 000 hommes. Vous vous étiez jusqu’ici battus pour des rochers stériles. Dénués de tout, vous avez suppléé à tout. Vous avez gagné des batailles sans canons, passé des rivières sans ponts, fait des marches forcées sans souliers, bivouaqué sans eau-de-vie et souvent sans pain. Les phalanges républicaines, les soldats de la liberté étaient seuls capables de souffrir ce que vous avez souffert. Mais, soldats, vous n’avez rien fait, puisqu’il vous reste encore à faire. Ni Turin, ni Milan ne sont à vous. La patrie a droit d’attendre de vous de grandes choses  ; justifierez-vous son attente  ? Vous avez encore des combats à livrer, des villes à prendre, des rivières à passer. Tous brûlent de porter au loin la gloire du peuple français ; tous veulent, en rentrant dans leurs villages, pouvoir dire avec fierté : « J’étais de l’armée conquérante de l’Italie ! » Amis, je vous la promets, cette conquête ; mais il est une condition qu’il faut que vous juriez de remplir, c’est de respecter les peuples que vous délivrerez, c’est de réprimer les pillages horribles. Les pillards seront impitoyablement fusillés. Peuples de l’Italie, l’armée française vient pour rompre vos chaînes ; venez en confiance au-devant d’elle.

Général Bonaparte.

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1 Le 25 avril 1796, cette ville italienne fut prise par les troupes françaises commandées par le général Napoléon Bonaparte, commandant l’armée d’Italie.

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Au bruit de la mort de Napoléon, on doit le dire, ce ne fut partout qu’un seul cri, un même sentiment, dans les rues, dans les boutiques, sur les places publiques ; les salons même témoignèrent quelque chose ; les cabinets seuls se montrèrent insensibles. Que dis-je, insensibles !... Mais après tout, c’était naturel : ils respiraient enfin à leur aise !... Pendant sa vie, au temps de sa puissance, il avait été assailli de pamphlets et de libelles, à sa mort, on fut inondé tout à coup de productions à sa louange : contraste, du reste, qui repose un peu de tant de bassesses du coeur humain. Ce furent partout et de toutes parts des compositions en prose et en vers, des peintures, des portraits, des tableaux, des lithographies, et mille petits objets plus ou moins ingénieux constatant bien plus que ne saurait faire toute la pompe des rois, la sincérité, l’étendue, la vivacité des sentiments qu’il laissait après lui. Un curé, sur les bords du Rhin, dont le lieu avait reçu quelque bien particulier de l’Empereur, assembla ses paroissiens et les fit prier pour leur ancien bienfaiteur. Dans une grande ville de la Belgique, un grand nombre de citoyens souscrivirent pour un service funèbre solennel, et s’ils s’en abstinrent, ce fut bien plus comme convenance de leur part, que par suite d’une interdiction supérieure. Alors se vérifièrent ces paroles que je lui avais souvent entendu répéter : «Avec le temps, rien ne sera beau, ne frappera l’attention comme de me rendre justice... Je gagnerai chaque jour dans l’esprit des peuples... Mon nom deviendra l’étoile de leurs droits, il sera l’expression de leurs regrets, etc., etc.» Et toutes ces circonstances se sont vérifiées en tout pays et partout. Un pair de la Grande-Bretagne, à peu de temps de là, disait en plein parlement : «Que les personnes même qui détestèrent ce grand homme ont reconnu que depuis dix siècles il n’avait point paru sur la terre un caractère plus extraordinaire. L’Europe entière, ajouta-t-il, a porté le deuil du héros ; et ceux qui ont contribué à ce grand forfait sont voués au mépris des générations présentes aussi bien qu’à ceux de la postérité.» Deux professeurs allemands, soit qu’ils eussent toujours reconnu son vrai caractère, soit qu’il fussent guéris, par l’expérience, de leurs préventions nationales, ont élevé un monument à sa mémoire, avec quelques inscriptions indiquant qu’avec lui tombe un voile funèbre sur les droits des peuples et la course ascendante de la civilisation. Nos écrivains ont défendu sa mémoire, nos poètes l’ont célébrée, et de nos orateurs, dans la tribune législative, ont proclamé tout haut l’attachement qu’ils lui avaient porté, ou se sont honorés des distinctions qu’ils en avaient reçues. Voilà des faits qui me sont connus, sans compter tant d’autres encore sans doute que j’ignore.

Emmanuel de Las Cases, Mémorial de Sainte-Hélène, 1824.

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«Bravo, mon cher ! me dit-il, vous avez enlevé ça lestement. Mais vous êtes blessé ?- Regardez cela, dis-je, quelle différence y a-t-il entre moi et un assassin ?- Eh ! sacrédié ! mon cher, que voulez-vous, c’est le métier.- C’est juste, répondis-je, et je me levai pour aller reprendre mon commandement. L’enfant

retomba dans les plis de son manteau dont je l’enveloppai et sa petite main ornée de grosses bagues laissa échapper une canne de jonc, qui tomba sur ma main comme s’il me l’eût donnée. Je la pris, je résolus, quels que fussent mes périls à venir, de n’avoir plus d’autre arme et je n’eus pas l’audace de retirer de sa poitrine mon sabre d’égorgeur.

Je sortis à la hâte de cet antre qui puait le sang, et quand je me trouvai au grand air, j’eus la force d'essuyer mon front rouge et mouillé. Mes grenadiers étaient à leurs rangs, chacun essuyait froidement sa baïonnette dans le gazon et raffermissait sa pierre à feu dans la batterie. Mon sergent-major, suivi du fourrier, marchait devant les rangs, tenant sa liste à la main, et, lisant à la lueur d’un bout de chandelle planté dans le canon de son fusil comme dans un flambeau, il faisait paisiblement l’appel. Je m’appuyai contre un arbre, et le chirurgien-major vint me bander le front. Une large pluie de mars tombait sur ma tête et me faisait quelque bien. Je ne pus m’empêcher de pousser un profond soupir : «Je suis las de la guerre, dis-je au chirurgien.- Et moi aussi, dit une voix grave que je connaissais. Je soulevai le bandage de mes sourcils, et je vis, non pas Napoléon empereur, mais Bonaparte soldat. Il était seul, triste, à pied, debout devant moi, ses bottes enfoncées dans la boue, son habit déchiré, son chapeau ruisselant la pluie par les bords ; il sentait ses derniers jours venus et regardait autour de lui ses derniers soldats. Il me considérait attentivement. «Je t’ai vu quelque part, dit-il, grognard ?» À ce dernier mot, je sentis qu’il ne me disait là qu’une phrase banale ; je savais que j’avais vieilli de visage plus que d’années, et que fatigues, moustaches et blessures me déguisaient assez. «Je vous ai vu partout sans être vu, répondis-je.- Veux-tu de l’avancement ?» Je dis : «Il est bien tard.» Il croisa les bras un moment sans répondre, puis : «Tu as raison, va, dans trois jours, toi et moi, nous quitterons le service.» Il me tourna le dos et remonta sur son cheval, tenu à quelques pas. En ce moment, notre tête de colonne avait attaqué et l’on nous lançait des obus. Il en tomba un devant le front de ma compagnie, et quelques hommes se jetèrent en arrière, par un premier mouvement dont ils eurent honte. Bonaparte s’avança seul sur l’obus qui brûlait et fumait devant son cheval, et lui fit flairer cette fumée. Tout se tut et resta sans mouvement ; l’obus éclata et n’atteignit personne. Les grenadiers sentirent la leçon terrible qu’il leur donnait ; moi j’y sentis de plus quelque chose qui tenait du désespoir. La France lui manquait, et il avait douté un instant de ses vieux braves. Je me trouvais trop vengé et lui trop puni de ses fautes par un si grand abandon. Je me levai avec effort et, m’approchant de lui, je pris et serrai la main qu’il tendait à plusieurs d’entre nous. Il ne me reconnut point, mais ce fut pour moi une réconciliation tacite entre le plus obscur et le plus illustre des hommes de notre siècle. - On battit la charge et, le lendemain au jour, Reims fut repris par nous. Mais, quelques jours après, Paris l’était par d’autres.

Alfred de Vigny, Servitude et grandeur militaires, «La Vie et la mort du Capitaine Renaud ou la Canne de jonc», 1835.

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Pendant les guerres de l’Empire, tandis que les maris et les frères étaient en Allemagne, les mères inquiètes avaient mis au monde une génération ardente, pâle, nerveuse. Conçus entre deux batailles, élevés dans les collèges aux roulements des tambours, des milliers d’enfants se regardaient entre eux d’un oeil sombre, en essayant leurs muscles chétifs. De temps en temps leurs pères ensanglantés apparaissaient, les soulevaient sur leurs chamarrées d’or, puis les posaient à terre et remontaient à cheval. Un seul homme était en vie alors en Europe ; le reste des êtres tâchait de se remplir les poumons de l’air qu’il avait respiré. Chaque année, la France faisait présent à cet homme de trois cent mille jeunes gens ; et lui, prenant avec un sourire cette fibre nouvelle arrachée au coeur de l’humanité, il la tordait entre ses mains, et en faisait une corde neuve à son arc ; puis il posait sur cet arc une de ces flèches qui traversèrent le monde, et s’en furent tomber dans une petite vallée d’une île déserte, sous un saule pleureur. Jamais il n’y eut tant de nuits sans sommeil que du temps de cet homme ; jamais on ne vit se pencher sur les remparts des villes un tel peuple de mères désolées ; jamais il n’y eut un tel silence autour de ceux qui parlaient de mort. Et pourtant jamais il n’y eut tant de joie, tant de vie, tant de fanfares guerrières dans tous les coeurs ; jamais il n’y eut de soleils si purs que ceux qui séchèrent tout ce sang. On disait que Dieu les faisait pour cet homme, et on les appelait ses soleils d’Austerlitz. Mais il les faisait bien lui-même avec ses canons toujours tonnants, et qui ne laissaient de nuages qu’aux lendemains de ses batailles. C’était l’air de ce ciel sans tache, où brillait tant de gloire, où resplendissait tant d’acier, que les enfants respiraient alors. Ils savaient bien qu’ils étaient destinés aux hécatombes ; mais ils croyaient Murat invulnérable, et on avait vu passer l’empereur sur un pont où sifflaient tant de balles, qu’on ne savait s’il pouvait mourir. Et quand même on aurait dû mourir, qu’était-ce que cela ? La mort elle-même était si belle alors, si grande, si magnifique dans sa pourpre fumante ! Elle ressemblait si bien à l’espérance, elle fauchait de si verts épis qu’elle en était comme devenue jeune, et qu’on ne croyait plus à la vieillesse. Tous les berceaux de France étaient des boucliers ; tous les cercueils en étaient aussi ; il n’y avait vraiment plus de vieillards ; il n’y avait que des cadavres ou des demi-dieux. Cependant l’immortel empereur était un jour sur une colline à regarder sept peuples s’égorger ; comme il ne savait pas encore s’il serait le maître du monde ou seulement de la moitié, Azraël passa sur la route ; il l’effleura du bout de l’aile, et le poussa dans l’Océan. Au bruit de sa chute, les vieilles croyances moribondes se redressèrent sur leurs lits de douleur, et, avançant leurs pattes crochues, toutes les royales araignées découpèrent l’Europe, et de la pourpre de César se firent un habit d’Arlequin. De même qu’un voyageur, tant qu’il est sur le chemin, court nuit et jour par la pluie et par le soleil, sans s’apercevoir de ses veilles ni des dangers ; mais dès qu’il est arrivé au milieu de sa famille et qu’il s’assoit devant le feu, il éprouve une lassitude sans bornes et peut à peine se traîner à son lit ; ainsi la France, veuve de César, sentit tout à coup sa blessure. Elle tomba en défaillance, et s’endormit d’un si profond sommeil que ses vieux rois, la croyant morte, l’enveloppèrent d’un linceul blanc. La vieille armée en cheveux gris rentra épuisée de fatigue, et les foyers des châteaux déserts se rallumèrent tristement. Alors ces hommes de l’Empire, qui avaient tant couru et tant égorgé, embrassèrent leurs femmes amaigries et parlèrent de leurs premières amours ; ils se regardèrent dans les fontaines de leurs prairies natales, et ils s’y virent si vieux, si mutilés, qu’ils se souvinrent de leur fils, afin qu’on leur fermât les yeux. Ils demandèrent où ils étaient ; les enfants sortirent des collèges, et ne voyant plus ni sabres, ni cuirasses, ni fantassins, ni cavaliers,

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ils demandèrent à leur tour où étaient leurs pères. Mais on leur répondit que la guerre était finie, que César était mort, et que les portraits de Wellington et de Blücher étaient suspendus suspendus dans les antichambres des consulats et des ambassades, avec ces deux mots au bas : Salvatoribus mundi. Alors il s’assit sur un monde en ruines une jeunesse soucieuse. Tous ces enfants étaient des gouttes d’un sang brûlant qui avait inondé la terre ; ils étaient nés au sein de la guerre, pour la guerre. Ils avaient rêvé pendant quinze ans des neiges de Moscou et du soleil des Pyramides ; on les avait trempés dans le mépris de la vie comme de jeunes épées. Ils n’étaient pas sortis de leurs villes, mais on leur avait dit que par chaque barrière de ces villes on allait à une capitale d’Europe. Ils avaient dans la tête tout un monde ; ils regardaient la terre, le ciel, les rues et les chemins ; tout cela était vide, et les cloches de leurs paroisses résonnaient seules dans le lointain. De pâles fantômes, couverts de robes noires, traversaient lentement les campagnes ; d’autres frappaient aux portes des maisons, et dès qu’on leur avait ouvert, ils tiraient de leurs poches de grands parchemins tout usés, avec lesquels ils chassaient les habitants. De tous côtés arrivaient des hommes encore tout tremblants de la peur qui leur avait pris à leur départ, vingt ans auparavant. Tous réclamaient, disputaient et criaient ; on s’étonnait qu’un seule mort pût appeler tant de corbeaux. Le roi de France était sur son trône, regardant çà et là s’il ne voyait pas une abeille dans ses tapisseries. Les uns lui tendaient leur chapeau, et il leur donnait de l’argent ; les autres lui montraient un crucifix, et il le baisait ; d’autres se contentaient de lui crier aux oreilles de grands noms retentissants, et il répondait à ceux-là d’aller dans sa grand’salle, que les échos en étaient sonores ; d’autres encore lui montraient leurs vieux manteaux, comme ils en avaient bien effacé les abeilles, et à ceux-là il donnait un habit neuf. Les enfants regardaient tout cela, pensant toujours que l’ombre de César allait débarquer à Cannes et souffler sur ces larves ; mais le silence continuait toujours, et l’on ne voyait flotter dans le ciel que la pâleur des lis. Quand les enfants parlaient de gloire, on leur disait : Faites-vous prêtres ; quand ils parlaient d’ambition : Faites-vous prêtres ; d’espérance, d’amour, de force, de vie : Faites-vous prêtres.

Alfred de Musset, La Confession d’un enfant du siècle, 1836.

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APRÈS LA BATAILLE

Mon père, ce héros au sourire si doux,Suivi d’un seul housard qu’il aimait entre tousPour sa grande bravoure et pour sa haute taille,Parcourait à cheval, le soir d’une bataille,Le champ couvert de morts sur qui tombait la nuit.Il lui sembla dans l’ombre entendre un faible bruit.C’était un espagnol de l’armée en dérouteQui se traînait sanglant sur le bord de la route,Râlant, brisé, livide et mort plus qu’à moitié,Et qui disait : - A boire, à boire par pitié ! –Mon père, ému, tendit à son housard fidèleUne gourde de rhum qui pendait à sa selle,Et dit : -Tiens, donne à boire à ce pauvre blessé. –Tout à coup, au moment où le housard baisséSe penchait vers lui, l’homme, une espèce de maure,Saisit un pistolet qu’il étreignait encore,Et vise au front mon père en criant : Caramba !Le coup passa si près que le chapeau tombaEt que le cheval fit un écart en arrière.- Donne-lui tout de même à boire, dit mon père.

Victor Hugo, La Légende des Siècles (première série), «Maintenant», 1859.

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Alors on vit un spectacle formidable.Toute cette cavalerie, sabres levés, étendards et trompettes au vent, formée en colonnes par division, descendit, d’un même mouvement et comme un seul homme, avec la précision d’un bélier de bronze qui ouvre une brèche, la colline de la Belle-Alliance, s’enfonça dans le fond redoutable où tant d’hommes déjà étaient tombés, y disparut dans la fumée, puis, sortant de cette ombre, reparut de l’autre côté du vallon, toujours compacte et serrée, montant au grand trot, à travers un nuage de mitraille crevant sur elle, l’épouvantable pente de boue du plateau de Mont-Saint-Jean. Ils montaient graves, menaçants, imperturbables  ; dans les intervalles de la mousqueterie et de l’artillerie, on entendait ce piétinement colossal. Etant deux divisions, ils étaient deux colonnes ; la division Wathier avait la droite, la division Delord avait la gauche. On croyait voir de loin s’allonger vers la crête du plateau deux immenses couleuvres d’acier. Cela traversa la bataille comme un prodige. (…)Rien de semblable ne s’était vu depuis la prise de la grande redoute de la Moskowa par la grosse cavalerie ; Murat y manquait, mais Ney s’y retrouvait. Il semblait que cette masse était devenue monstre et n’eût qu’une âme.Chaque escadron ondulait et se gonflait comme un anneau du polype. On les apercevait à travers une vaste fumée déchirée çà et là. Pêle-mêle de casques, de cris, de sabres, bondissement orageux des croupes des chevaux dans le canon et la fanfare, tumulte discipliné et terrible ; là-dessus les cuirasses, comme les écailles sur l’hydre.Ces récits semblent d’un autre âge. Quelque chose de pareil à cette vision apparaissait sans doute dans les vieilles épopées orphiques racontant les hommes-chevaux, les antiques hippanthropes, ces titans à face humaine et à poitrail équestre dont le galop escalada l’Olympe, horribles, invulnérables, sublimes ; dieux et bêtes.Bizarre coïncidence numérique, vingt-six bataillons allaient recevoir ces vingt-six escadrons. Derrière la crête du plateau, à l’ombre de la batterie masquée, l’infanterie anglaise, formée en treize carrés, deux bataillons par carré, et sur deux lignes, sept sur la première, six sur la seconde, la crosse à l’épaule, couchant en joue ce qui allait venir, calme, muette, immobile, attendait. Elle ne voyait pas les cuirassiers et les cuirassiers ne la voyaient pas. Elle écoutait monter cette marée d’hommes. Elle entendait le grossissement du bruit des trois mille chevaux, le frappement alternatif et symétrique des sabots au grand trot, le froissement des cuirasses, le cliquetis des sabres, et une sorte de grand souffle farouche. Il y eut un silence redoutable, puis, subitement, une longue file de bras levés brandissant des sabres apparut au-dessus de la crête, et les casques, et les trompettes, et les étendards, et trois mille têtes à moustaches grises criant  : Vive l’Empereur ! toute cette cavalerie déboucha sur le plateau, et ce fut comme l’entrée d’un tremblement de terre…

Victor Hugo, Les Misérables, 1862.

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Mais c’est principalement en 1812, au commencement de la guerre contre les Russes, que ma peur2 grandit. Depuis le mois de février jusqu’à la fin de mai, tous les jours nous ne vîmes passer que des régiments et des régiments : des dragons, des cuirassiers, des carabiniers, des hussards, des lanciers de toutes les couleurs, de l’artillerie, des caissons, des ambulances, des voitures, des vivres, toujours et toujours, comme une rivière qui coule et dont on ne voit jamais la fin. Je me rappelle encore que cela commença par des grenadiers qui conduisaient de gros chariots attelés de boeufs. Ces boeufs étaient à la place de chevaux, pour servir de vivres plus tard, quand on aurait usé les munitions. Chacun disait : «Quelle belle idée ! Quand les grenadiers ne pourront plus nourrir les boeufs, les boeufs nourriront les grenadiers.» Malheureusement ceux qui disaient cela ne savaient pas que les boeufs ne peuvent faire que sept à huit lieues par jour, et qu’il leur faut sur huit jours de marche un jour de repos au moins ; de sorte que ces pauvres bêtes avaient déjà la corne usée, la lèvre baveuse, les yeux hors de la tête, le cou rivé dans les épaules, et qu’il ne leur restait plus que la peau et les os. Il en passa pendant trois semaines de cette espèce, tout déchirés de coups de baïonnette. La viande devint bon marché, car on abattait beaucoup de ces boeufs, mais peu de personnes en voulaient, la viande malade étant malsaine. Ils n’arrivèrent pas seulement à vingt lieues de l’autre côté du Rhin. Après cela, nous ne vîmes plus défiler que des lances, des sabres et des casques. Tout s’engouffrait sous la porte de France, traversait la place d’Armes en suivant la grande route, et sortait par la porte d’Allemagne. Enfin, le 10 mai de cette année 1812, de grand matin, les canons de l’arsenal annoncèrent le maître de tout. Je dormais encore lorsque le premier coup partit, en faisant grelotter mes petites vitres comme un tambour, et presque aussitôt M. Goulden3, avec la chandelle allumée, ouvrit ma porte en me disant : - Lève-toi... le voilà ! Nous ouvrîmes la fenêtre. Au milieu de la nuit je vis s’avancer au grand trot, sous la porte de France, une centaine de dragons dont plusieurs portaient des torches ; ils passèrent avec un roulement et des piétinements terribles ; leurs lumières serpentaient sur la façade des maisons comme de la flamme, et de toutes les croisées on entendait partir des cris sans fin : Vive l’Empereur ! vive l’Empereur ! Je regardais la voiture, quand un cheval s’abattit sur le poteau du boucher Klein, où l’on attachait les boeufs ; le dragon tomba comme une masse, les jambes écartées, le casque dans la rigole, et presque aussitôt une tête se pencha hors de la voiture pour voir ce qui se passait, une grosse tête pâle et grasse, une touffe de cheveux sur le front : c’était Napoléon ; il tenait la main levée comme pour prendre une prise de tabac, et dit quelques mots brusquement. L’officier qui galopait à côté de la portière se pencha pour lui répondre. Il prit sa prise et tourna le coin, pendant que les cris redoublaient et que le canon tonnait. Voilà tout ce que je vis.

Séquence 2 : Bonaparte ou Napoléon ?

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2 Le narrateur craint d’être enrôlé dans l’armée.

3 Il s’agit de l’horloger auprès duquel le narrateur est apprenti.

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L’Empereur ne s’arrêta pas à Phalsbourg ; tandis qu’il courait déjà sur la route de Saverne, le canon tirait ses derniers coups. Puis le silence se rétablit. Les hommes de garde à la porte de France relevèrent le pont, et le vieil horloger me dit :- Tu l’as vu ?- Oui, monsieur Goulden.- Eh bien ! fit-il, cet homme-là tient notre vie à tous dans sa main ; il n’aurait qu’à souffler

sur nous et ce serait fini. Bénissons le ciel qu’il ne soit pas méchant, car sans cela le monde verrait des choses épouvantables, comme du temps des rois sauvages et des Turcs.

Erckmann-Chatrian, Histoire d’un conscrit de 1813, 1864.

LE CIMETIÈRE D’EYLAU

À mes frères aînés, écoliers éblouis,Ce qui suit fut conté par mon oncle Louis,Qui me disait à moi, de sa voix la plus tendre :— Joue, enfant ! — me jugeant trop petit pour comprendre.J'écoutais cependant, et mon oncle disait :

— Une bataille, bah ! savez-vous ce que c'est ?De la fumée. À l'aube on se lève, à la bruneOn se couche ; et je vais vous en raconter une.Cette bataille-là se nomme Eylau ; je croisQue j'étais capitaine et que j'avais la croix ;Oui, j'étais capitaine. Après tout, à la guerre,Un homme, c'est de l'ombre, et ça ne compte guère,Et ce n'est pas de moi qu'il s'agit. Donc, EylauC'est un pays en Prusse ; un bois, des champs, de l'eau,De la glace, et partout l'hiver et la bruine.Le régiment campa près d'un mur en ruine ;On voyait des tombeaux autour d'un vieux clocher.Bénigssen ne savait qu'une chose, approcherEt fuir ; mais l'empereur dédaignait ce manège.Et les plaines étaient toutes blanches de neige.Napoléon passa, sa lorgnette à la main.Les grenadiers disaient : Ce sera pour demain.Des vieillards, des enfants pieds nus, des femmes grossesSe sauvaient ; je songeais ; je regardais les fosses.Le soir on fit les feux, et le colonel vint,Il dit : — Hugo ? — Présent. — Combien d'hommes ? — Cent-vingt.— Bien. Prenez avec vous la compagnie entière,Et faites-vous tuer. — Où ? — Dans le cimetière.Et je lui répondis : — C'est en effet l'endroit.J'avais ma gourde, il but et je bus ; un vent froidSoufflait. Il dit : — La mort n'est pas loin. Capitaine,J'aime la vie, et vivre est la chose certaine,Mais rien ne sait mourir comme les bons vivants.Moi, je donne mon cœur, mais ma peau, je la vends.

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Gloire aux belles ! Trinquons. Votre poste est le pire. —Car notre colonel avait le mot pour rire.Il reprit : — Enjambez le mur et le fossé,Et restez là ; ce point est un peu menacé,Ce cimetière étant la clef de la bataille.Gardez-le. — Bien. — Ayez quelques bottes de paille.— On n'en a point. — Dormez par terre. — On dormira.— Votre tambour est-il brave ? — Comme Barra.— Bien. Qu'il batte la charge au hasard et dans l'ombre,Il faut avoir le bruit quand on n'a pas le nombre.Et je dis au gamin : — Entends-tu, gamin ? — Oui,Mon capitaine, dit l'enfant, presque enfouiSous le givre et la neige, et riant. — La bataille,Reprit le colonel, sera toute à mitraille ;Moi, j'aime l'arme blanche, et je blâme l'abusQu'on fait des lâchetés féroces de l'obus ;Le sabre est un vaillant, la bombe une traîtresse ;Mais laissons l'empereur faire. Adieu, le temps presse.Restez ici demain sans broncher. Au revoir.Vous ne vous en irez qu'à six heures du soir. —Le colonel partit. Je dis : — Par file à droite !Et nous entrâmes tous dans une enceinte étroite ;De l'herbe, un mur autour, une église au milieu,Et dans l'ombre, au-dessus des tombes, un bon Dieu.

Un cimetière sombre, avec de blanches lames,Cela rappelle un peu la mer. Nous crénelâmesLe mur, et je donnai le mot d'ordre, et je fisInstaller l'ambulance au pied du crucifix.— Soupons, dis-je, et dormons. La neige cachait l'herbe ;Nos capotes étaient en loques ; c'est superbe,Si l'on veut, mais c'est dur quand le temps est mauvais.Je pris pour oreiller une fosse ; j'avaisLes pieds transis, ayant des bottes sans semelle ;Et bientôt, capitaine et soldats pêle-mêle,Nous ne bougeâmes plus, endormis sur les morts.Cela dort, les soldats ; cela n'a ni remords,Ni crainte, ni pitié, n'étant pas responsable ;Et, glacé par la neige ou brûlé par le sable,Cela dort ; et d'ailleurs, se battre rend joyeux.Je leur criai : Bonsoir ! et je fermai les yeux ;À la guerre on n'a pas le temps des pantomimes.Le ciel était maussade, il neigeait, nous dormîmes.Nous avions ramassé des outils de labour,Et nous en avions fait un grand feu. Mon tambourL'attisa, puis s'en vint près de moi faire un somme.C'était un grand soldat, fils, que ce petit homme.Le crucifix resta debout, comme un gibet.Bref, le feu s'éteignit ; et la neige tombait.Combien fut-on de temps à dormir de la sorte ?Je veux, si je le sais, que le diable m'emporte !Nous dormions bien. Dormir, c'est essayer la mort.À la guerre c'est bon. J'eus froid, très-froid d'abord ;Puis je rêvai ; je vis en rêve des squelettesEt des spectres, avec de grosses épaulettes ;Par degrés, lentement, sans quitter mon chevet,J'eus la sensation que le jour se levait,Mes paupières sentaient de la clarté dans l'ombre ;Tout à coup, à travers mon sommeil, un bruit sombreMe secoua, c'était au canon ressemblant ;

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Je m'éveillai ; j'avais quelque chose de blancSur les yeux ; doucement, sans choc, sans violence,La neige nous avait tous couverts en silenceD'un suaire, et j'y fis, en me dressant un trou ;Un boulet, qui nous vint je ne sais trop par où,M'éveilla tout à fait ; je lui dis : Passe au large !Et je criai : — Tambour, debout ! et bats la charge !

Cent-vingt têtes alors, ainsi qu'un archipel,Sortirent de la neige ; un sergent fit l'appel,Et l'aube se montra, rouge, joyeuse et lente ;On eût cru voir sourire une bouche sanglante.Je me mis à penser à ma mère ; le ventSemblait me parler bas ; à la guerre souventDans le lever du jour c'est la mort qui se lève.Je songeais. Tout d'abord nous eûmes une trêve ;Les deux coups de canon n'étaient rien qu'un signal,La musique parfois s'envole avant le balEt fait danser en l'air une ou deux notes vaines.La nuit avait figé notre sang dans nos veines,Mais sentir le combat venir, nous réchauffait.L'armée allait sur nous s'appuyer en effet ;Nous étions les gardiens du centre, et la poignéeD'hommes sur qui la bombe, ainsi qu'une cognée,Va s'acharner ; et j'eusse aimé mieux être ailleurs.Je mis mes gens le long du mur ; en tirailleurs.Et chacun se berçait de la chance peu sûreD'un bon grade à travers une bonne blessure ;À la guerre on se fait tuer pour réussir.Mon lieutenant, garçon qui sortait de Saint-Cyr,Me cria : — Le matin est une aimable chose ;Quel rayon de soleil charmant ! La neige est rose !Capitaine, tout brille et rit ! quel frais azur !Comme ce paysage est blanc, paisible et pur !— Cela va devenir terrible, répondis-je.Et je songeais au Rhin, aux Alpes, à l'Adige,À tous nos fiers combats sinistres d'autrefois.

Brusquement la bataille éclata. Six cents voixÉnormes, se jetant la flamme à pleines bouches,S'insultèrent du haut des collines farouches,Toute la plaine fut un abîme fumant,Et mon tambour battait la charge éperdûment.Aux canons se mêlait une fanfare altière,Et les bombes pleuvaient sur notre cimetière,Comme si l'on cherchait à tuer les tombeaux ;On voyait du clocher s'envoler les corbeaux ;Je me souviens qu'un coup d'obus troua la terre,Et le mort apparut stupéfait dans sa bière,Comme si le tapage humain le réveillait.Puis un brouillard cacha le soleil. Le bouletEt la bombe faisaient un bruit épouvantable.Berthier, prince d'empire et vice-connétable,Chargea sur notre droite un corps hanovrienAvec trente escadrons, et l'on ne vit plus rienQu'une brume sans fond, de bombes étoilée ;Tant toute la bataille et toute la mêléeAvaient dans le brouillard tragique disparu.Un nuage tombé par terre, horrible, accruPar des vomissements immenses de fumées,

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Enfants, c'est là-dessous qu'étaient les deux armées ;La neige en cette nuit flottait comme un duvet,Et l'on s'exterminait, ma foi, comme on pouvait.On faisait de son mieux. Pensif, dans les décombres,Je voyais mes soldats rôder comme des ombres ;Spectres le long du mur rangés en espalier ;Et ce champ me faisait un effet singulier,Des cadavres dessous et dessus des fantômes.Quelques hameaux flambaient ; au loin brûlaient des chaumes.Puis la brume où du Harz on entendait le corTrouva moyen de croître et d'épaissir encor,Et nous ne vîmes plus que notre cimetière ;À midi nous avions notre mur pour frontière,Comme par une main noire, dans de la nuit,Nous nous sentîmes prendre, et tout s'évanouit.Notre église semblait un rocher dans l'écume.La mitraille voyait fort clair dans cette brume,Nous tenait compagnie, écrasait le chevetDe l'église, et la croix de pierre, et nous prouvaitQue nous n'étions pas seuls dans cette plaine obscure.Nous avions faim, mais pas de soupe ; on se procureAvec peine à manger dans un tel lieu. VoilàQue la grêle de feu tout à coup redoubla.La mitraille, c'est fort gênant ; c'est de la pluie ;Seulement ce qui tombe et ce qui vous ennuie,Ce sont des grains de flamme et non des gouttes d'eau.Des gens à qui l'on met sur les yeux un bandeau,C'était nous. Tout croulait sous les obus, le cloître,L'église et le clocher, et je voyais décroîtreLes ombres que j'avais autour de moi debout ;Une de temps en temps tombait. — On meurt beaucoup,Dit un sergent pensif comme un loup dans un piège ;Puis il reprit, montrant les fosses sous la neige :— Pourquoi nous donne-t-on ce champ déjà meublé ? —Nous luttions. C'est le sort des hommes et du bléD'être fauchés sans voir la faulx. Un petit nombreDe fantômes rôdait encor dans la pénombre ;Mon gamin de tambour continuait son bruit ;Nous tirions par-dessus le mur presque détruit.Mes enfants, vous avez un jardin ; la mitrailleÉtait sur nous, gardiens de cette âpre muraille,Comme vous sur les fleurs avec votre arrosoir.— Vous ne vous en irez qu'à six heures du soir.Je songeais, méditant tout bas cette consigne.Des jets d'éclairs mêlés à des plumes de cygne,Des flammèches rayant dans l'ombre les flocons,C'est tout ce que nos yeux pouvaient voir. — Attaquons !Me dit le sergent. — Qui ? dis-je, on ne voit personne.— Mais on entend. Les voix parlent ; le clairon sonne.Partons, sortons ; la mort crache sur nous ici ;Nous sommes sous la bombe et l'obus. — Restons-y.J'ajoutai : — C'est sur nous que tombe la bataille.Nous sommes le pivot de l'action. — Je bâille,Dit le sergent. — Le ciel, les champs, tout était noir ;Mais quoiqu'en pleine nuit, nous étions loin du soir,Et je me répétais tout bas : Jusqu'à six heures.— Morbleu ! nous aurons peu d'occasions meilleuresPour avancer ! me dit mon lieutenant. Sur quoi,Un boulet l'emporta. Je n'avais guère foiAu succès ; la victoire au fond n'est qu'une garce.

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Une blême lueur, dans le brouillard éparse,Éclairait vaguement le cimetière. Au loinRien de distinct, sinon que l'on avait besoinDe nous pour recevoir sur nos têtes les bombes.L'empereur nous avait mis là, parmi ces tombes ;Mais, seuls, criblés d'obus et rendant coups pour coups,Nous ne devinions pas ce qu'il faisait de nous.Nous étions, au milieu de ce combat, la cible.Tenir bon, et durer le plus longtemps possible,Tâcher de n'être morts qu'à six heures du soir,En attendant, tuer, c'était notre devoir.Nous tirions au hasard, noirs de poudre, farouches ;Ne prenant que le temps de mordre les cartouches,Nos soldats combattaient et tombaient sans parler.— Sergent, dis-je, voit-on l'ennemi reculer ?— Non. — Que voyez-vous ? — Rien. — Ni moi. — C'est le déluge,Mais en feu. — Voyez-vous nos gens ? — Non. Si j'en jugePar le nombre de coups qu'à présent nous tirons,Nous sommes bien quarante. — Un grognard à chevronsQui tiraillait pas loin de moi dit : — On est trente.Tout était neige et nuit ; la bise pénétranteSoufflait, et, grelottants, nous regardions pleuvoirUn gouffre de points blancs dans un abîme noir.La bataille pourtant semblait devenir pire.C'est qu'un royaume était mangé par un empire !On devinait derrière un voile un choc affreux ;On eût dit des lions se dévorant entr'eux ;C'était comme un combat des géants de la fable ;On entendait le bruit des décharges, semblableÀ des écroulements énormes ; les faubourgsDe la ville d'Eylau prenaient feu ; les tamboursRedoublaient leur musique horrible, et sous la nueSix cents canons faisaient la basse continue ;On se massacrait ; rien ne semblait décidé ;La France jouait là son plus grand coup de dé ;Le bon Dieu de là-haut était-il pour ou contre ?Quelle ombre ! et je tirais de temps en temps ma montre.Par intervalle un cri troublait ce champ muet,Et l'on voyait un corps gisant qui remuait.Nous étions fusillés l'un après l'autre, un râleImmense remplissait cette ombre sépulcrale.Les rois ont les soldats comme vous vos jouets.Je levais mon épée, et je la secouaisAu-dessus de ma tête, et je criais : Courage !J'étais sourd et j'étais ivre, tant avec rageLes coups de foudre étaient par d'autres coups suivis ;Soudain mon bras pendit, mon bras droit, et je visMon épée à mes pieds, qui m'était échappée ;J'avais un bras cassé ; je ramassai l'épéeAvec l'autre, et la pris dans ma main gauche : — Amis !Se faire aussi casser le bras gauche est permis !Criai-je, et je me mis à rire, chose utile,Car le soldat n'est point content qu'on le mutile,Et voir le chef un peu blessé ne déplaît point.Mais quelle heure était-il ? Je n'avais plus qu'un poing,Et j'en avais besoin pour lever mon épée ;Mon autre main battait mon flanc, de sang trempée,Et je ne pouvais plus tirer ma montre. EnfinMon tambour s'arrêta : — Drôle, as-tu peur ? — J'ai faim,Me répondit l'enfant. En ce moment la plaine

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Eut comme une secousse, et fut brusquement pleineD'un cri qui jusqu'au ciel sinistre s'éleva.Je me sentais faiblir ; tout un homme s'en vaPar une plaie ; un bras cassé, cela ruisselle ;Causer avec quelqu'un soutient quand on chancelle ;Mon sergent me parla ; je dis au hasard : Oui,Car je ne voulais pas tomber évanoui.Soudain le feu cessa, la nuit sembla moins noire.Et l'on criait : Victoire ! et je criai : Victoire !J'aperçus des clartés qui s'approchaient de nous.Sanglant, sur une main et sur les deux genouxJe me traînai ; je dis : — Voyons où nous en sommes.J'ajoutai : — Debout, tous ! Et je comptai mes hommes.— Présent ! dit le sergent. — Présent ! dit le gamin.Je vis mon colonel venir, l'épée en main.— Par qui donc la bataille a-t-elle été gagnée ?— Par vous, dit-il. — La neige était de sang baignée.Il reprit : — C'est bien vous, Hugo ? c'est votre voix ?— Oui. — Combien de vivants êtes-vous ici ? — Trois.

Victor Hugo, La Légende des Siècles (nouvelle série), «Le temps présent», 1877.

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Depuis un instant, la porte du fond, à droite, s'est entrouverte sans bruit, et on a pu apercevoir, dans l'entrebâillement, le laquais qui a emporté les petits soldats, écoutant. A ce mot : la fatigue, il entre et referme doucement la porte derrière lui, pendant que Marmont continue, dans un accès de franchise.

Que voulez-vous ?... Toujours l'Europe qui se ligue ! Etre vainqueur, c'est beau, mais vivre a bien son prix ! Toujours Vienne, toujours Berlin, — jamais Paris ! Tout à recommencer, toujours !... On recommence Deux fois, trois fois, et puis... C'était de la démence ! A cheval sans jamais desserrer les genoux ! A la fin nous étions trop fatigués !

LE LAQUAIS, d'une voix de tonnerre.

Et nous ?...

SCENE IX

LE DUC, MARMONT, FLAMBEAU.

LE DUC et MARMONT, se retournant et l'apercevant debout, au fond, les bras croisés.

Hein ?

LE LAQUAIS, descendant peu à peu vers Marmont. Et nous, les petits, les obscurs, les sans-grades, Nous qui marchions fourbus, blessés, crottés, malades, Sans espoir de duchés ni de dotations, Nous qui marchions toujours et jamais n'avancions ; Trop simples et trop gueux pour que l'espoir nous berne De ce fameux bâton qu'on a dans sa giberne ; Nous qui par tous les temps n'avons cessé d'aller, Suant sans avoir peur, grelottant sans trembler, Ne nous soutenant plus qu'à force de trompette, De fièvre, et de chansons qu'en marchant on répète ; Nous sur lesquels pendant dix-sept ans, songez-y, Sac, sabre, tourne-vis, pierres à feu, fusil, — Ne parlons pas du poids toujours absent des vivres !—Ont fait le doux total de cinquante-huit livres ; Nous qui, coiffés d'oursons sous les ciels tropicaux, Sous les neiges n'avions même plus de shakos ; Qui d'Espagne en Autriche exécutions des trottes ; Nous qui, pour arracher ainsi que des carottes Nos jambes à la boue énorme des chemins, Devions les empoigner quelquefois à deux mains ; Nous qui, pour notre toux n'ayant pas de jujube, Prenions des bains de pied d'un jour dans le Danube ; Nous qui n'avions le temps, quand un bel officier Arrivait, au galop de chasse, nous crier « L'ennemi nous attaque, il faut qu'on le repousse ! » Que de manger un blanc de corbeau, sur le pouce, Ou vivement, avec un peu de neige, encor,

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De nous faire un sorbet au sang de cheval mort ; Nous...

LE DUC, les mains crispées aux bras de son fauteuil, penché en avant, les yeux ardents.

Enfin!...

LE LAQUAIS ... qui, la nuit, n'avions pas peur des balles, Mais de nous réveiller, le matin, cannibales Nous...

LE DUC, de plus en plus penché ; s'accoudant sur la table, et dévorant cet homme du regard.

Enfin!...

LE LAQUAIS ... qui marchant et nous battant à jeun Ne cessions de marcher...

LE DUC, transfiguré de joie.

Enfin ! j'en vois donc un !

LE LAQUAIS ... Que pour nous battre, — et de nous battre un contre quatre Que pour marcher, — et de marcher que pour nous battre, Marchant et nous battant, maigres, nus, noirs et gais... Nous, nous ne l'étions pas, peut-être, fatigués ?

MARMONT, interdit. Mais...

LE LAQUAIS Et sans lui devoir, comme vous, des chandelles, C'est nous qui cependant lui restâmes fidèles ! Aux portières du roi votre cheval dansait !...

Au Duc.

De sorte, Monseigneur, qu'à la cantine où c'est Avec l'âme qu'on mange et de gloire qu'on dîne... Sa graine d'épinard ne vaut pas ma sardine !

MARMONT Quel est donc ce laquais qui s'exprime en grognard ?

LE LAQUAIS, prenant la position militaire. Jean-Pierre-Séraphin Flambeau, dit « le Flambard ». Ex-sergent grenadier vélite de la garde. Né de papa breton et de maman picarde. S'engage à quatorze ans, l'an VI, deux germinal. Baptême à Marengo. Galons de caporal Le quinze fructidor an XII. Bas de soie Et canne de sergent trempés de pleurs de joie

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Le quatorze juillet mil huit cent neuf, — ici, — Car la garde habita Schönbrunn et Sans-Souci ! — Au service de Sa Majesté Très Française. Total des ans passés : seize ; campagnes : seize. Batailles : Austerlitz, Eylau, Somo-Sierra, Eckmühl, Essling, Wagram, Smolensk... et caetera ! Faits d'armes : trente-deux. Blessures : quelques-unes. Ne s'est battu que pour la gloire, et pour des prunes.

MARMONT, au Duc. Vous n'allez pas ainsi l'écouter jusqu'au bout ?

LE DUC Oui, vous avez raison, pas ainsi — mais debout !

Il se lève.

MARMONT Monseigneur...

LE DUC, à Marmont. Dans le livre aux sublimes chapitres, Majuscules, c'est vous qui composez les titres, Et c'est sur vous toujours que s'arrêtent les yeux ! Mais les mille petites lettres... ce sont eux ! Et vous ne seriez rien sans l'armée humble et noire Qu'il faut pour composer une page d'histoire !

À Flambeau

Ah ! mon brave Flambeau, peintre en soldats de bois, Quand je pense que je te vois depuis un mois, Et que tu m'agaçais avec tes surveillances !...

FLAMBEAU, souriant. Oh ! nous sommes de bien plus vieilles connaissances !

LE DUC Nous?

FLAMBEAU, avançant sa bonne grosse figure. Monseigneur ne me remet pas ?

LE DUC Pas du tout !

FLAMBEAU, insistant. Mais un jeudi matin ! dans le parc de Saint-Cloud !... — Le maréchal Duroc, la dame de service Regardaient Votre Altesse user d'une nourrice Si blanche, il m'en souvient, que j'en reçus un choc. « Approche ! » me cria le maréchal Duroc. J'obéis. Mais j'étais troublé par trop de choses... L'enfant impérial, les grandes manches roses De la dame d'honneur, ce maréchal — ce sein... Bref, mon plumet tremblait à mon bonnet d'oursin,

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Si bien qu'il intrigua les yeux de Votre Altesse. Vous le considériez rêveusement. Qu'était-ce ? Et tout en lui faisant un rire plein de lait, Vous sembliez chercher si ce qu'il vous fallait Admirer davantage en sa rougeur qui bouge, C'était qu'elle bougeât, ou bien qu'elle fût rouge. Soudain, m'étant penché, je sentis, inquiet, Que vos petites mains tripotaient mon plumet. Le maréchal Duroc me dit d'un ton sévère « Laissez faire Sa Majesté ! » Je laissai faire. J'entendais — ayant mis à terre le genou —Rire le maréchal, la dame, et la nounou... Et quand je me levai, toute rouge était l'herbe, Et j'avais pour plumet un fil de fer imberbe. « Je vais signer un bon pour qu'on t'en rende deux ! » Dit Duroc. — Je revins au quartier, radieux ! « Hé ! psitt ! là-bas ! Qui donc m'a déplumé cet homme ?» Dit l'adjudant. Je répondis : « Le Roi de Rome. » — Voilà comment je fis connaissance, un jeudi, De Votre Majesté. Votre Altesse a grandi.

Edmond Rostand, L’Aiglon (extrait, II, «Les ailes qui battent», 8 et 9), 1900.

En campagne, Napoléon se montre, passe des heures aux avant-postes, visite les bivouacs, traverse les parcs, mais à l’improviste, ce qui fait croire qu’il est partout et que rien ne lui échappe. Après le combat, il parcourt le champ de bataille, salue les troupes, s’occupe des blessés, récompense sans délai ceux qu’on lui signale et toujours de saisissante façon. Morvan, qui fait revivre le «Soldat Impérial», nous peint le maître, au soir d’Abensberg, inspectant la division Legrand : «Général, quel régiment a le plus souffert ? - Le 26e léger.» Il y va : «Colonel, présentez-moi le plus brave de vos officiers.» On fait venir le lieutenant Guyot : «Je vous nomme baron et je vous donne quatre mille livres de rente en dotation. Quel est le plus brave soldat ?» Un chef de bataillon pousse devant lui le grenadier Baïonnette : «Je te nomme chevalier de la Légion d’Honneur et voici un titre pour 1500 francs de rente.» L’Empereur s’éloigne, laissant le régiment bouleversé par l’émotion. Du reste, il entend que le prestige de l’armée frappe les populations. C’est dans ce dessein qu’il organise, à Paris surtout, d’éclatantes parades dont les soldats sont éblouis presque autant que les badauds. Au Champ-de-Mars ou sur la place du Carrousel, il fait défiler dans leurs beaux uniformes les corps de la garnison. D’abord, l’infanterie de ligne, en habit bleu à la française sur la veste et la culotte blanches, aux guêtres noires et chapeau à trois cornes, précédée de ses grenadiers grandis par le bonnet à poil. Puis, l’infanterie légère, vêtue de bleu sombre à parements jonquille. Ensuite, l’artillerie, tout en noir. Vient la cavalerie : carabiniers avec la chenille rouge au casque, cuirassiers en habit rouge et or, dragons bleus, chasseurs habillés de vert, hussards à aigrette et sabretache portant en sautoir la pelisse à brandebourgs. Enfin, voici la Garde ! «Les grenadiers en habit bleu à revers blancs, veste de basin blanc, culotte et guêtres blanches, boucles d’argent aux genoux et aux souliers, cheveux poudrés avec queue de six pouces et, sur le tout, l'immense bonnet à poil à grand plumet rouge et à plaque de cuivre où l’aigle doré déploie ses ailes.» Devant leur étonnante musique, «où trente nègres font leur partie», où le son des flûtes et des fifres perce l’éclat des cuivres et le roulement des tambours,

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marche le tambour-major, «haut de neuf pieds tout compris», doré sur toutes les coutures, - son costume coûte trente mille francs, - surmonté d’un extraordinaire chapeau à plumes, où s’agite, par surcroît, un panache démesuré. Aux grenadiers succèdent les chasseurs, en vert, puis les artilleurs, en noir, et les sapeurs-mineurs avec casque chenillé d’écarlate. La cavalerie ferme la marche : grenadiers en habit bleu et or, bonnet d’ourson à panache rouge, chasseurs verts à brandebourgs or avec pelisse rouge et blanche, dragons casqués au plumet bleu et, derrière le tout, «les mameluks, étranges avec leur turban, leur veste turque, leur pantalon rouge, et dont les chevaux arabes s’énervent et caracolent au bruit que font les timbaliers». Il est vrai que cette magnificence est un décor qui tombe en campagne, découvrant la misère des combattants. Mais, leur misère même, Napoléon entend l’ennoblir. Les veuves et les orphelins des soldats tués à l’ennemi ont droit à une pension. Le total, du reste, est peu considérable, car les conscrits sont rarement mariés. Après Austerlitz, l’Empereur accorde deux cents francs de rente, après Wagram cinq cents francs, aux familles de ceux qui sont morts et adopte leurs enfants : «Les garçons, écrit-il, seront élevés à mes frais à Rambouillet et les filles à Saint-Germain.» Il remet en honneur l’institution des Invalides, que la Révolution a laissée à l’abandon, accorde aux bénéficiaires une large dotation, les replace dans leur hôtel dont il crée des succursales à Louvain, à Avignon. Il veut leur donner Versailles, où beaucoup sont logés, met à leur tête un très grand chef, le Maréchal Sérurier, en qualité de gouverneur. À ceux qui demeurent assez ingambes, il procure des emplois, ou les groupe dans les places fortes en compagnies de vétérans qui rendent encore certains services de garde ou d’instruction. Il nomme lieutenants les aveugles et les amputés, qu’il recommande à ses proches : «Que votre bourse, écrit-il à la jeune vice-reine d’Italie, leur soit toujours ouverte. Rien ne peut être plus cher à mon coeur.» Lui-même va voir les Invalides, goûte leur soupe, leur offre des prises de tabac. En leur faveur, il a des traits émouvants : entré à Berlin, après Iéna, il envoie l’épée du Grand Frédéric aux survivants de Rossbach. Ainsi, Napoléon anime de son propre souffle les forces morales des soldats. Honneur, discipline, récompenses et même justice, tout procède de lui, se ramène à lui, resplendit de sa gloire. Le devoir comme l’ambition, l’effort comme le mérite, soumis à son seul arbitrage, n’ont plus d’autre objet que de le satisfaire. Sa pensée remplit les esprits : «Est-il content ? Ne l’est-il pas ?» Voilà pour l’armée la grande affaire et dont on discute à tous les échelons. Une troupe vaut deux fois plus qui combat sous ses yeux. Sur le champ de bataille les blessés le saluent, les mourants se raniment pour l’acclamer. Tout ce qu’il y a d’ardeur dans les âmes n’a qu’une expression : «Vive l’Empereur !»

Charles de Gaulle, La France et son armée, 1938.

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Annexe : Jacques-Louis David, Le Premier Consul franchissant les Alpes au col du Grand Saint-Bernard (1800).

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Paul Delaroche, Bonaparte franchissant les Alpes (1848).

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