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Les éditions Budo viennent de publier un véritable collector, « Fondamentalement martial, matières à réflexion sur les arts martiaux »recueil d’un choix d’articles écrits par Roland Habersetzer dans diverses revues d’arts martiaux depuis près d’un demi-siècle ! Cette parution est pour « Dragon Magazine » l’occasion d’un retour sur une « vie Budo » d’une exceptionnelle intensité. sen sei roland Habe rsetzer 54 DRAGON magazine - N°32 BuDO D ragon Magazine : Sen- sei, nous vous lisons depuis des années dans nos pages. En feuilletant votre dernier ouvrage, on voit que les Editions Budo proposent un retour sur votre « vie mar- tiale » après 60 ans de pratique et près de 50 années de publications qui font référence dans le monde martial, comme un témoignage fort de votre en- gagement sur la voie du Budo (1). Ce livre, paraissant pour votre 75ème anni- versaire, est un choix parmi vos écrits, qui sont autant de réflexions touchant à l'essence du martial et sont également le retour sur une analyse lucide que vous aviez faite depuis longtemps, et sur laquelle vous avez toujours voulu attirer l’attention: l'appauvrissement et la dis- parition inéluctable des arts martiaux traditionnels. L’un de ces textes nous a littéralement sauté aux yeux, car il résume à lui seul une position que vous avez toujours af- firmée et défendue, qui dénonce l’im- posture et l’inculture, qu’il y a selon vous à s’obstiner à confondre « art mar- tial » et « sport de combat ». Il nous semble que la meilleure manière de commencer cette interview est de re- prendre ici votre éditorial paru dans votre défunte revue « Le Rônin». C'était en juin 1987, trente ans après vos débuts en Karatedo. Le voici, trente ans après sa publication, et il n’en a depuis été retirée ni ajoutée pas même une vir- gule. Il résume à lui seul une volonté et une action ciblées dans une même di- rection. Quelle meilleure façon d'intro- duire votre dernier livre, un best-of de vos écrits ? BRÛLER SES VAISSEAUX… Pour les uns, les arts martiaux sont simple- ment des armes. Pour d'autres, ils symbo- lisent le mieux la recherche de soi, dans l'action. Pour d'autres encore, ils sont une manière comme une autre de faire du sport, avec ou sans son cortège de titres, de médailles, etc. J'ai toujours eu, quant à moi, et l'ai écrit et affirmé avec force dès que j'en ai eu la possibilité, et en tout cas bien avant « ceux de la dernière heure », une certaine idée de ce que sous-entendait la « voie du budo ». Depuis mes débuts. C'est vrai. Depuis, je n'ai retenu de mes ex- périences, joies ou peines, que ce qui pou- 60 aNs DE PratIquE

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  • Les éditions Budo viennent de publier un véritablecollector, « Fondamentalement martial, matières à réflexion sur les arts martiaux »recueil d’un choix d’articles écrits par Roland Habersetzer dans diversesrevues d’arts martiaux depuis près d’un demi-siècle !Cette parution est pour « Dragon Magazine » l’occasion d’un retour sur une « vie Budo » d’une exceptionnelle intensité.

    DRAGONmagazine- N°32 55

    Karada-no-buki : le corps est une arme.

    sensei roland Habersetzer

    54 DRAGONmagazine- N°32

    BuDO

    Dragon Magazine : Sen-sei, nous vous lisonsdepuis des années dansnos pages. En feuilletant votre dernierouvrage, on voit que les Editions Budoproposent un retour sur votre « vie mar-tiale » après 60 ans de pratique et prèsde 50 années de publications qui fontréférence dans le monde martial,comme un témoignage fort de votre en-gagement sur la voie du Budo (1). Celivre, paraissant pour votre 75ème anni-versaire, est un choix parmi vos écrits,qui sont autant de réflexions touchant àl'essence du martial et sont égalementle retour sur une analyse lucide quevous aviez faite depuis longtemps, et surlaquelle vous avez toujours voulu attirerl’attention: l'appauvrissement et la dis-

    parition inéluctable des arts martiauxtraditionnels. L’un de ces textes nous a littéralementsauté aux yeux, car il résume à lui seulune position que vous avez toujours af-firmée et défendue, qui dénonce l’im-posture et l’inculture, qu’il y a selonvous à s’obstiner à confondre « art mar-tial » et « sport de combat ». Il noussemble que la meilleure manière decommencer cette interview est de re-prendre ici votre éditorial paru dansvotre défunte revue « Le Rônin».C'était en juin 1987, trente ans après vosdébuts en Karatedo. Le voici, trente ansaprès sa publication, et il n’en a depuisété retirée ni ajoutée pas même une vir-gule. Il résume à lui seul une volonté etune action ciblées dans une même di-

    rection. Quelle meilleure façon d'intro-duire votre dernier livre, un best-of devos écrits ?

    BRÛLER SES VAISSEAUX…Pour les uns, les arts martiaux sont simple-ment des armes. Pour d'autres, ils symbo-lisent le mieux la recherche de soi, dansl'action. Pour d'autres encore, ils sont unemanière comme une autre de faire dusport, avec ou sans son cortège de titres, demédailles, etc. J'ai toujours eu, quant àmoi, et l'ai écrit et affirmé avec force dèsque j'en ai eu la possibilité, et en tout casbien avant « ceux de la dernière heure »,une certaine idée de ce que sous-entendaitla « voie du budo ». Depuis mes débuts.C'est vrai. Depuis, je n'ai retenu de mes ex-périences, joies ou peines, que ce qui pou-

    60 ansDE PratiquE

  • Les éditions Budo viennent de publier un véritablecollector, « Fondamentalement martial, matières à réflexion sur les arts martiaux »recueil d’un choix d’articles écrits par Roland Habersetzer dans diversesrevues d’arts martiaux depuis près d’un demi-siècle !Cette parution est pour « Dragon Magazine » l’occasion d’un retour sur une « vie Budo » d’une exceptionnelle intensité.

    DRAGONmagazine- N°32 55

    Karada-no-buki : le corps est une arme.

    sensei roland Habersetzer

    54 DRAGONmagazine- N°32

    BuDO

    Dragon Magazine : Sen-sei, nous vous lisonsdepuis des années dansnos pages. En feuilletant votre dernierouvrage, on voit que les Editions Budoproposent un retour sur votre « vie mar-tiale » après 60 ans de pratique et prèsde 50 années de publications qui fontréférence dans le monde martial,comme un témoignage fort de votre en-gagement sur la voie du Budo (1). Celivre, paraissant pour votre 75ème anni-versaire, est un choix parmi vos écrits,qui sont autant de réflexions touchant àl'essence du martial et sont égalementle retour sur une analyse lucide quevous aviez faite depuis longtemps, et surlaquelle vous avez toujours voulu attirerl’attention: l'appauvrissement et la dis-

    parition inéluctable des arts martiauxtraditionnels. L’un de ces textes nous a littéralementsauté aux yeux, car il résume à lui seulune position que vous avez toujours af-firmée et défendue, qui dénonce l’im-posture et l’inculture, qu’il y a selonvous à s’obstiner à confondre « art mar-tial » et « sport de combat ». Il noussemble que la meilleure manière decommencer cette interview est de re-prendre ici votre éditorial paru dansvotre défunte revue « Le Rônin».C'était en juin 1987, trente ans après vosdébuts en Karatedo. Le voici, trente ansaprès sa publication, et il n’en a depuisété retirée ni ajoutée pas même une vir-gule. Il résume à lui seul une volonté etune action ciblées dans une même di-

    rection. Quelle meilleure façon d'intro-duire votre dernier livre, un best-of devos écrits ?

    BRÛLER SES VAISSEAUX…Pour les uns, les arts martiaux sont simple-ment des armes. Pour d'autres, ils symbo-lisent le mieux la recherche de soi, dansl'action. Pour d'autres encore, ils sont unemanière comme une autre de faire dusport, avec ou sans son cortège de titres, demédailles, etc. J'ai toujours eu, quant àmoi, et l'ai écrit et affirmé avec force dèsque j'en ai eu la possibilité, et en tout casbien avant « ceux de la dernière heure »,une certaine idée de ce que sous-entendaitla « voie du budo ». Depuis mes débuts.C'est vrai. Depuis, je n'ai retenu de mes ex-périences, joies ou peines, que ce qui pou-

    60 ansDE PratiquE

  • qui est devant », a valeurd’exemple. Il doit mériterla confiance de ceux quiont choisi de le suivre. Etse battre pour la garder.

    D.M : Vous avez un artdu dessin qui est devenuvotre signature. Vos di-zaines de milliers de pe-tits dessins extrêmementsoignés et précis ont per-mis à tant de pratiquantsde « lire » et d’appren-dre efficacement lestechniques et les katas.Vous avez aussi danstous vos ouvrages, àcommencer par ceux del’historien et du cher-cheur, de l’éveilleur, lesmots justes pour inciterà la pratique commepour accompagner votre enseignementau dojo: la parfaite illustration du vieuxconcept de « la plume et du sabre »(Bun-bu-ichi : « arts littéraires et artsguerriers sont un »).R.H. C’était une évidence pour moi,avant même que de mettre des mots surle concept. En ce temps-là, pas d’ordina-teur, pas de « photoshop », rien qu’unepetite plume fine, de l’encre de Chine, etun torchon…Quant aux photos, toujoursprises par mon épouse Gabrielle dans desconditions artisanales et développées parmoi-même sur du papier argentique (onn’imprimait alors que des livres tech-niques en noir et blanc, et j’achetais lapellicule au mètre, n’imaginant même pasla future révolution du numérique), je lesdéveloppais le soir dans notre cuisinedont les volets fermaient mal, après nosjournées de travail comme professeurs delycée. La « passion budo », avec la pra-tique, le dojo, les stages et les voyages àtravers le monde, le travail d’écriture etd’illustration, est toujours venue s’ajouter« en plus », avec toutes ses exigences etbien évidemment son lot de fatigue.Merci de me permettre de rappeler ici lesdimensions d’un choix de vie qui aéchappé à beaucoup. C’était là le quoti-dien d’une époque antédiluvienne,lorsque la grande majorité de vos lecteursn’étaient même pas encore nés ! Unacharnement à proposer le meilleur pos-sible avec les faibles moyens de ce temps,qui est aujourd’hui difficile à mesurer.Même impossible à faire comprendre.Juste pour donner envie de lire, de décou-vrir, d’apprendre, d’aller plus loin dans uneffort porté par l’enthousiasme de ce quel’on fait. Parce qu’on s’est fixé un but,parce qu’on a relevé un challenge, parce

    qu’on y croit. Et parce que l’on respectecelui qui va se procurer un livre dont il esten droit d’attendre le meilleur de ce qu’ilest possible de savoir au moment où l’onpense qu’on peut le publier en toute hon-nêteté. J’ai d’ailleurs toujours eu cemême souci dans mes stages traditionnels: donner le meilleur de ce que je pouvaisdonner. A chaque fois, comme si c’était lapremière et la dernière fois. Et ça l’estd’ailleurs toujours, à chaque nouveaustage que je dirige encore.

    D.M. : Pensez-vous que tant d’acharne-ment à vouloir expliquer et faire com-prendre la voie martiale a porté sesfruits ?R.H. Je dois dire que j’ai parfois eu desretours forts sympathiques de la part delecteurs. Ou des commentaires à proposde tel ou tel de mes ouvrages sur des sitesen ligne. De plus en plus d’ailleurs, cesdernières années (c’est curieux…). Il y aaussi quelques méchancetés bien sûr. Jecomprends que je puisse déranger et aga-cer de par ma position intransigeante de-puis toujours. D’autant plus qu’on m’atrès peu vu sur la place publique et lescercles dits « spécialisés »…Une attitudeconséquente : j’estimais que, mon choixétant fait entre l’art martial et le sport «d’origine martial », je n’avais là ni maplace ni mon temps à y perdre. Grâce à lamagie d’internet, et Youtube avec sestonnes de vidéos qui font office de réfé-rences (!?) sans qu’il soit même néces-saire de se lever de son fauteuil, tout estdevenu autrement plus cool! Maintenantque le plus petit dojo perdu au fondd’une campagne a des relations directesavec le Japon ou la Chine (ravis de lui en-voyer leurs experts), il est si facile de cri-

    tiquer tel ou tel de mesouvrages tout à fait pion-niers en leur temps,concoctés avec desmoyens dérisoires parrapport avec ce qu’onpeut faire aujourd’hui.Avec une informationqui ne circulait pas sur in-ternet. Elle y est d’ail-leurs devenuesurabondante et souventinvérifiable. Ceux qui cri-tiquent aujourd’hui cer-taines imperfections ouimprécisions dans mesouvrages devraient repla-cer l’objet de leur cri-tique dans le contexte del’époque. Il fallait autre-fois chercher loin, surplace, sans l’aide de car-nets d’adresses ou celle

    des réseaux sociaux, au cours de voyagesautrement plus problématiques qu’ils nele sont actuellement (avec la « surenchèremartiale » qui offre bien des contacts etdes facilités locales dès l’arrivée sur site).Par ailleurs, à y voir de plus près, ons’aperçoit vite que malgré les extraordi-naires moyens actuellement possiblesdans le domaine de l’édition, on s’arrêtebien plus à la forme, pour séduire, qu’auvéritable fond. Une réelle pédagogie, in-citant à la transmission, est souvent tota-lement absente des nouveaux manuelsproposés sur un marché qui a explosé cesquinze dernières années. Parmi ceux quime disent apprécier ce que je leur ap-porte, ou ai un jour ou l’autre apporté, etils sont heureusement infiniment plusnombreux, un lecteur vient encore dem’adresser un mail rappelant, à proposd’un livre, que j’ai fait franchir à tant degens, en France et ailleurs, les portes d’undojo ou d’une salle d’entraînement… Jepourrais y ajouter que j’ai ainsi initié biendes vocations, semé et affirmé quelquesidées (souvent dérangeantes du faitd’être énoncées trop tôt) que je vois re-monter ici ou là à la surface (car deve-nues à la mode, si longtemps après) etmême donné des métiers à pas mal degens (j’ai fort bonne mémoire) ! Com-bien d’experts de tant d’arts japonais etchinois n’avais-je fait venir sur Stras-bourg, qui ont pu se faire connaître ainsiau milieu des années 1970, en France etdans le reste de l’Europe où ils ont, de-puis, créé leurs propres associations inter-nationales avec pignons sur rue (s’ils ontun jour connaissance de ces lignes ils sereconnaîtront aisément, avec la publicitéque leur avais faite dans mes ouvrages dece temps,). J’en suis heureux pour eux.

    vait me fortifier dans cette idée et alimenterla passion de la communiquer. Sinon,qu'aurais-je fait dans ce monde budo dontla perception au premier degré est tropsouvent violence, à un point tel qu'unegrande partie de pratiquants y reste stupi-dement engluée ?

    Quoi de plus normal que de dé-fendre son idée, lorsqu'elle vous habite de-puis presque trente ans, chercher à la fairepartager ? L'ai-je assez dit, et écrit; que lebudo ne mérite l'intérêt de la civilisationd'aujourd'hui et de demain que parce qu'ilest art, et qu'il vise à la perfection del'homme à travers l'acte créateur, difficile,et gratuit. Une idée-force dont nous auronsbesoin, me semble-t-il, demain, pour en-core exister. On m'a traité de sectaire, defanatique, on a souvent critiqué mon « es-prit de croisade » (sic). C'est vrai, cet es-prit, je l'ai. Sinon, que ferais-je ici ?

    Je ne suis pas de ceux qui véhi-culent les idées des autres, en fonctiond'une majorité fluctuante, pour se sentir àtout instant représentatif, donc en sécu-rité... Si mes idées dérangent, offusquent,plaisent ou rassemblent, j'en porte la res-ponsabilité avec la même sérénité, parceque ce ne sont pas des idées de circons-tance. Elles m'ont depuis longtemps valuamitiés ou inimitiés, mais au moins leschoses ont toujours été claires. Mon actiona toujours été engagée et même si ce fut làle meilleur moyen de me créer des pro-blèmes dans mes rapports avec les autres,je ne regrette rien. Je trouve que les com-promissions de toute nature sont un renie-ment de soi. Il y a longtemps que j'ai brûlémes vaisseaux derrière moi (1), en sachantce que je faisais. Aucune tentation, aucunefaiblesse ne fera ainsi songer à rebrousserchemin, le jour où, l'âge aidant, l'être toutentier aspirera à plus de calme et plus dediplomatie. Tant pis. Mes ennemis dirontqu'agir ainsi est un acte de folie et d'or-gueil. Moi je dis que c'est un acte de foi.Mes amis diront que c'est un acte de cou-rage.

    Quoi de plus naturel que d'allerjusqu'au bout de son idée ? Que de la dé-fendre avec cet acharnement propre àceux qui, une fois pour toutes, ont relevéun défi ? Nous achevons la 7è année deparution du « Rônin ». Oui, à vous quiétiez avec nous cette année, il faut vous ledire encore: sa liberté dérange, sa volontésans cesse réaffirmée d'indépendanceagace. Environné de tant d'organisationspuissantes, et de leurs porte-parole, qui rè-gnent par les menaces même plus sous-en-tendues ainsi que par l'inertie d'un publictransi de peur, comment ne rentre-t-il pasdans le rang, comme tant d'autres ? Unrônin n'est ni soldat de fortune, ni hommede compromis. Il n'est pas samouraï (2),

    parce qu'on ne peut être samouraï que dequelqu'un, pas d'une idée... Notre « Rônin» continue d'aller sa voie seul, de menerson combat seul, pour le respect d'une cer-taine idée de l'art martial, résultat d'unchoix fait il y a longtemps. Parce que cetteidée est devenue tout un mode de vie à tra-vers lequel chaque budoka peut découvriret entretenir son idéal de liberté. Rien demoins. Parce que cet enjeu-là vaut tous lessacrifices. Et parce qu'il n'y a aucun com-bat perdu d'avance !

    (1) L'image réfère à l'esprit de non-retour, unefois arrivé sur un rivage d'où le navire qui vous aporté a définitivement cessé de servir. Puisqu'ona décidé de se couper soi-même de toute tenta-tion de retraite sur le chemin qu'on laisse der-rière soi, pour ne plus aller que de l'avant. Unemanière d'assumer un engagement quelles quesoient les difficultés à venir...(2) Samuraï: de saburau (celui qui sert).

    Dragon Magazine : C’était donc dit, il ya longtemps ! Depuis votre toute pre-mière publication en 1968 près d’unecentaine d’ouvrages (!) et un nombreincalculable d’articles ont suivi, abor-dant et expliquant nombre d’arts mar-tiaux de l’Extrême-Orient, souvent lespremiers livres techniques, historiqueset culturels sur des sujets alors très peuconnus. Certains de vos écrits sont de-venus des manuels depuis bien long-temps réellement incontournables pourdes générations de pratiquants, et passeulement dans les pays d’expressionfrançaise. Et on ne compte plus vos ar-ticles et interventions, depuis le my-thique « Budo Magazine » dont SenseiHenry Plée vous avait confié les rênesen 1970…. Vous restez dans le monde,et de loin, le premier auteur français delivres consacrés aux arts martiaux.Alors, question : qu’est-ce qui vous amotivé dans un tel travail de fond, et nevous a jamais fait fléchir dans laconstruction d’une oeuvre qu’un jour-naliste a qualifié de « passion retrans-crite » ? Qu’est-ce qui « fait courir »Roland Habersetzer depuis plus d’undemi-siècle ?Roland Habersetzer : C’est bien d’avoirchoisi ce texte repris dans le livre. Il ré-sume quasiment toute ma démarche.J’écrivais aussi dans un autre de cestextes, daté de 1992: « Je ressens au-jourd'hui ce que bien d'autres ont dû res-sentir avant moi et qui, un jour, les a faitrentrer dans l'ombre. Le point me semblelargement atteint où les satisfactions del'enseignement des arts martiaux restenten-deçà de ce que peut encore apporterla recherche pure dans un cadre de viemoins tourné vers l'extérieur. » J’ai tenu

    25 ans de plus, mais le… « décret d’appli-cation » a fini par venir!Je m’inquiétais depuis mes débuts dans lapratique (1957) de voir se profiler cetteinévitable perte de substance du martialà mesure que celui-ci s’accommoderaitdes besoins d’un nouveau public. Or là,on y est, définitivement. Ce qui m’a « faitcourir » ?! La volonté de partager ce quim’enthousiasme. Sans réserve. Le Budoest devenu très vite une passion, chevilléeà la tête comme au corps. J’ai toujours cruau message contenu dans l’art martial, àsa richesse humaine plus encore qu’en saséduction technique ou qu’aux personnesqui se disaient l’incarner. Je voulais réali-ser et vivre ce contenu, sur toute une vie,tant que la possibilité m’en serait donnée.A 15 ans, à mes tous débuts, j’étais per-suadé que cette vérité-là, cette authenti-cité-là, c’était « droit devant ». Qu’il fallaity aller, pas à pas mais franchement, en nese laissant jamais égarer sur les faussespistes et même s’il fallait parfois se cour-ber pour affronter de forts ventscontraires. J’ai été souvent secoué, dés-équilibré, mais jamais vraiment freiné etencore moins découragé, malgré ce queje fus parfois obligé de constater dans unmonde loin d’apparaître idéal à mesureque je le pénétrais. Mais c’est vrai, dès ledébut j’avais le désir de calquer mes passur ces traces venues du passé, de lesadapter à ma taille un jour peut-être, avecles moyens que je pouvais y mettre, entoute sincérité et modestie. Ce n’est quebien plus tard que Maître Ogura m’aéclairé sur la progression « Shu-Ha-Li »,un concept que personne d’ailleurs neconnaissait en France avant les années1970 (et que j’ai aussitôt fait connaîtredans mes manuels de karaté). En m’étantainsi préparé très tôt au sens et à la pos-sibilité de ces trois étapes, le Karatedo,comme l’art martial dans sa totalité, onttenu pour moi leurs promesses initiales.J’ai donc voulu le faire savoir, pour, en-core, encourager d’autres à y croire. Ets’en trouver bien, comme je l’étais. Cetteroute est encore toujours, chaque jour quipasse, une merveilleuse interrogation sursoi, une fantastique aventure, qui semblemême densifier les ressentis de l’âme, ense jouant de l’âge. Et dès que je com-prends et m’enthousiasme pour quelquechose, je veux partager, pour qu’on soittoujours davantage plus nombreux àcomprendre et à vivre mieux grâce àcette prise de conscience. En fait cela pro-cède aussi de la même démarche éduca-tive qui a imprégné mon métierd’enseignant. Avec le sentiment d’uneresponsabilité qui n’a fait que se renfor-cer avec les années : que ce soit dans uneclasse ou dans un dojo, le Sensei, « celui

    DRAGONmagazine- N°32 57356 DRAGONmagazine- N°32

    BuDO

    Une partie de la riche bibliothèque martiale accumulée par le Sokedu Tengu-ryu.

  • qui est devant », a valeurd’exemple. Il doit mériterla confiance de ceux quiont choisi de le suivre. Etse battre pour la garder.

    D.M : Vous avez un artdu dessin qui est devenuvotre signature. Vos di-zaines de milliers de pe-tits dessins extrêmementsoignés et précis ont per-mis à tant de pratiquantsde « lire » et d’appren-dre efficacement lestechniques et les katas.Vous avez aussi danstous vos ouvrages, àcommencer par ceux del’historien et du cher-cheur, de l’éveilleur, lesmots justes pour inciterà la pratique commepour accompagner votre enseignementau dojo: la parfaite illustration du vieuxconcept de « la plume et du sabre »(Bun-bu-ichi : « arts littéraires et artsguerriers sont un »).R.H. C’était une évidence pour moi,avant même que de mettre des mots surle concept. En ce temps-là, pas d’ordina-teur, pas de « photoshop », rien qu’unepetite plume fine, de l’encre de Chine, etun torchon…Quant aux photos, toujoursprises par mon épouse Gabrielle dans desconditions artisanales et développées parmoi-même sur du papier argentique (onn’imprimait alors que des livres tech-niques en noir et blanc, et j’achetais lapellicule au mètre, n’imaginant même pasla future révolution du numérique), je lesdéveloppais le soir dans notre cuisinedont les volets fermaient mal, après nosjournées de travail comme professeurs delycée. La « passion budo », avec la pra-tique, le dojo, les stages et les voyages àtravers le monde, le travail d’écriture etd’illustration, est toujours venue s’ajouter« en plus », avec toutes ses exigences etbien évidemment son lot de fatigue.Merci de me permettre de rappeler ici lesdimensions d’un choix de vie qui aéchappé à beaucoup. C’était là le quoti-dien d’une époque antédiluvienne,lorsque la grande majorité de vos lecteursn’étaient même pas encore nés ! Unacharnement à proposer le meilleur pos-sible avec les faibles moyens de ce temps,qui est aujourd’hui difficile à mesurer.Même impossible à faire comprendre.Juste pour donner envie de lire, de décou-vrir, d’apprendre, d’aller plus loin dans uneffort porté par l’enthousiasme de ce quel’on fait. Parce qu’on s’est fixé un but,parce qu’on a relevé un challenge, parce

    qu’on y croit. Et parce que l’on respectecelui qui va se procurer un livre dont il esten droit d’attendre le meilleur de ce qu’ilest possible de savoir au moment où l’onpense qu’on peut le publier en toute hon-nêteté. J’ai d’ailleurs toujours eu cemême souci dans mes stages traditionnels: donner le meilleur de ce que je pouvaisdonner. A chaque fois, comme si c’était lapremière et la dernière fois. Et ça l’estd’ailleurs toujours, à chaque nouveaustage que je dirige encore.

    D.M. : Pensez-vous que tant d’acharne-ment à vouloir expliquer et faire com-prendre la voie martiale a porté sesfruits ?R.H. Je dois dire que j’ai parfois eu desretours forts sympathiques de la part delecteurs. Ou des commentaires à proposde tel ou tel de mes ouvrages sur des sitesen ligne. De plus en plus d’ailleurs, cesdernières années (c’est curieux…). Il y aaussi quelques méchancetés bien sûr. Jecomprends que je puisse déranger et aga-cer de par ma position intransigeante de-puis toujours. D’autant plus qu’on m’atrès peu vu sur la place publique et lescercles dits « spécialisés »…Une attitudeconséquente : j’estimais que, mon choixétant fait entre l’art martial et le sport «d’origine martial », je n’avais là ni maplace ni mon temps à y perdre. Grâce à lamagie d’internet, et Youtube avec sestonnes de vidéos qui font office de réfé-rences (!?) sans qu’il soit même néces-saire de se lever de son fauteuil, tout estdevenu autrement plus cool! Maintenantque le plus petit dojo perdu au fondd’une campagne a des relations directesavec le Japon ou la Chine (ravis de lui en-voyer leurs experts), il est si facile de cri-

    tiquer tel ou tel de mesouvrages tout à fait pion-niers en leur temps,concoctés avec desmoyens dérisoires parrapport avec ce qu’onpeut faire aujourd’hui.Avec une informationqui ne circulait pas sur in-ternet. Elle y est d’ail-leurs devenuesurabondante et souventinvérifiable. Ceux qui cri-tiquent aujourd’hui cer-taines imperfections ouimprécisions dans mesouvrages devraient repla-cer l’objet de leur cri-tique dans le contexte del’époque. Il fallait autre-fois chercher loin, surplace, sans l’aide de car-nets d’adresses ou celle

    des réseaux sociaux, au cours de voyagesautrement plus problématiques qu’ils nele sont actuellement (avec la « surenchèremartiale » qui offre bien des contacts etdes facilités locales dès l’arrivée sur site).Par ailleurs, à y voir de plus près, ons’aperçoit vite que malgré les extraordi-naires moyens actuellement possiblesdans le domaine de l’édition, on s’arrêtebien plus à la forme, pour séduire, qu’auvéritable fond. Une réelle pédagogie, in-citant à la transmission, est souvent tota-lement absente des nouveaux manuelsproposés sur un marché qui a explosé cesquinze dernières années. Parmi ceux quime disent apprécier ce que je leur ap-porte, ou ai un jour ou l’autre apporté, etils sont heureusement infiniment plusnombreux, un lecteur vient encore dem’adresser un mail rappelant, à proposd’un livre, que j’ai fait franchir à tant degens, en France et ailleurs, les portes d’undojo ou d’une salle d’entraînement… Jepourrais y ajouter que j’ai ainsi initié biendes vocations, semé et affirmé quelquesidées (souvent dérangeantes du faitd’être énoncées trop tôt) que je vois re-monter ici ou là à la surface (car deve-nues à la mode, si longtemps après) etmême donné des métiers à pas mal degens (j’ai fort bonne mémoire) ! Com-bien d’experts de tant d’arts japonais etchinois n’avais-je fait venir sur Stras-bourg, qui ont pu se faire connaître ainsiau milieu des années 1970, en France etdans le reste de l’Europe où ils ont, de-puis, créé leurs propres associations inter-nationales avec pignons sur rue (s’ils ontun jour connaissance de ces lignes ils sereconnaîtront aisément, avec la publicitéque leur avais faite dans mes ouvrages dece temps,). J’en suis heureux pour eux.

    vait me fortifier dans cette idée et alimenterla passion de la communiquer. Sinon,qu'aurais-je fait dans ce monde budo dontla perception au premier degré est tropsouvent violence, à un point tel qu'unegrande partie de pratiquants y reste stupi-dement engluée ?

    Quoi de plus normal que de dé-fendre son idée, lorsqu'elle vous habite de-puis presque trente ans, chercher à la fairepartager ? L'ai-je assez dit, et écrit; que lebudo ne mérite l'intérêt de la civilisationd'aujourd'hui et de demain que parce qu'ilest art, et qu'il vise à la perfection del'homme à travers l'acte créateur, difficile,et gratuit. Une idée-force dont nous auronsbesoin, me semble-t-il, demain, pour en-core exister. On m'a traité de sectaire, defanatique, on a souvent critiqué mon « es-prit de croisade » (sic). C'est vrai, cet es-prit, je l'ai. Sinon, que ferais-je ici ?

    Je ne suis pas de ceux qui véhi-culent les idées des autres, en fonctiond'une majorité fluctuante, pour se sentir àtout instant représentatif, donc en sécu-rité... Si mes idées dérangent, offusquent,plaisent ou rassemblent, j'en porte la res-ponsabilité avec la même sérénité, parceque ce ne sont pas des idées de circons-tance. Elles m'ont depuis longtemps valuamitiés ou inimitiés, mais au moins leschoses ont toujours été claires. Mon actiona toujours été engagée et même si ce fut làle meilleur moyen de me créer des pro-blèmes dans mes rapports avec les autres,je ne regrette rien. Je trouve que les com-promissions de toute nature sont un renie-ment de soi. Il y a longtemps que j'ai brûlémes vaisseaux derrière moi (1), en sachantce que je faisais. Aucune tentation, aucunefaiblesse ne fera ainsi songer à rebrousserchemin, le jour où, l'âge aidant, l'être toutentier aspirera à plus de calme et plus dediplomatie. Tant pis. Mes ennemis dirontqu'agir ainsi est un acte de folie et d'or-gueil. Moi je dis que c'est un acte de foi.Mes amis diront que c'est un acte de cou-rage.

    Quoi de plus naturel que d'allerjusqu'au bout de son idée ? Que de la dé-fendre avec cet acharnement propre àceux qui, une fois pour toutes, ont relevéun défi ? Nous achevons la 7è année deparution du « Rônin ». Oui, à vous quiétiez avec nous cette année, il faut vous ledire encore: sa liberté dérange, sa volontésans cesse réaffirmée d'indépendanceagace. Environné de tant d'organisationspuissantes, et de leurs porte-parole, qui rè-gnent par les menaces même plus sous-en-tendues ainsi que par l'inertie d'un publictransi de peur, comment ne rentre-t-il pasdans le rang, comme tant d'autres ? Unrônin n'est ni soldat de fortune, ni hommede compromis. Il n'est pas samouraï (2),

    parce qu'on ne peut être samouraï que dequelqu'un, pas d'une idée... Notre « Rônin» continue d'aller sa voie seul, de menerson combat seul, pour le respect d'une cer-taine idée de l'art martial, résultat d'unchoix fait il y a longtemps. Parce que cetteidée est devenue tout un mode de vie à tra-vers lequel chaque budoka peut découvriret entretenir son idéal de liberté. Rien demoins. Parce que cet enjeu-là vaut tous lessacrifices. Et parce qu'il n'y a aucun com-bat perdu d'avance !

    (1) L'image réfère à l'esprit de non-retour, unefois arrivé sur un rivage d'où le navire qui vous aporté a définitivement cessé de servir. Puisqu'ona décidé de se couper soi-même de toute tenta-tion de retraite sur le chemin qu'on laisse der-rière soi, pour ne plus aller que de l'avant. Unemanière d'assumer un engagement quelles quesoient les difficultés à venir...(2) Samuraï: de saburau (celui qui sert).

    Dragon Magazine : C’était donc dit, il ya longtemps ! Depuis votre toute pre-mière publication en 1968 près d’unecentaine d’ouvrages (!) et un nombreincalculable d’articles ont suivi, abor-dant et expliquant nombre d’arts mar-tiaux de l’Extrême-Orient, souvent lespremiers livres techniques, historiqueset culturels sur des sujets alors très peuconnus. Certains de vos écrits sont de-venus des manuels depuis bien long-temps réellement incontournables pourdes générations de pratiquants, et passeulement dans les pays d’expressionfrançaise. Et on ne compte plus vos ar-ticles et interventions, depuis le my-thique « Budo Magazine » dont SenseiHenry Plée vous avait confié les rênesen 1970…. Vous restez dans le monde,et de loin, le premier auteur français delivres consacrés aux arts martiaux.Alors, question : qu’est-ce qui vous amotivé dans un tel travail de fond, et nevous a jamais fait fléchir dans laconstruction d’une oeuvre qu’un jour-naliste a qualifié de « passion retrans-crite » ? Qu’est-ce qui « fait courir »Roland Habersetzer depuis plus d’undemi-siècle ?Roland Habersetzer : C’est bien d’avoirchoisi ce texte repris dans le livre. Il ré-sume quasiment toute ma démarche.J’écrivais aussi dans un autre de cestextes, daté de 1992: « Je ressens au-jourd'hui ce que bien d'autres ont dû res-sentir avant moi et qui, un jour, les a faitrentrer dans l'ombre. Le point me semblelargement atteint où les satisfactions del'enseignement des arts martiaux restenten-deçà de ce que peut encore apporterla recherche pure dans un cadre de viemoins tourné vers l'extérieur. » J’ai tenu

    25 ans de plus, mais le… « décret d’appli-cation » a fini par venir!Je m’inquiétais depuis mes débuts dans lapratique (1957) de voir se profiler cetteinévitable perte de substance du martialà mesure que celui-ci s’accommoderaitdes besoins d’un nouveau public. Or là,on y est, définitivement. Ce qui m’a « faitcourir » ?! La volonté de partager ce quim’enthousiasme. Sans réserve. Le Budoest devenu très vite une passion, chevilléeà la tête comme au corps. J’ai toujours cruau message contenu dans l’art martial, àsa richesse humaine plus encore qu’en saséduction technique ou qu’aux personnesqui se disaient l’incarner. Je voulais réali-ser et vivre ce contenu, sur toute une vie,tant que la possibilité m’en serait donnée.A 15 ans, à mes tous débuts, j’étais per-suadé que cette vérité-là, cette authenti-cité-là, c’était « droit devant ». Qu’il fallaity aller, pas à pas mais franchement, en nese laissant jamais égarer sur les faussespistes et même s’il fallait parfois se cour-ber pour affronter de forts ventscontraires. J’ai été souvent secoué, dés-équilibré, mais jamais vraiment freiné etencore moins découragé, malgré ce queje fus parfois obligé de constater dans unmonde loin d’apparaître idéal à mesureque je le pénétrais. Mais c’est vrai, dès ledébut j’avais le désir de calquer mes passur ces traces venues du passé, de lesadapter à ma taille un jour peut-être, avecles moyens que je pouvais y mettre, entoute sincérité et modestie. Ce n’est quebien plus tard que Maître Ogura m’aéclairé sur la progression « Shu-Ha-Li »,un concept que personne d’ailleurs neconnaissait en France avant les années1970 (et que j’ai aussitôt fait connaîtredans mes manuels de karaté). En m’étantainsi préparé très tôt au sens et à la pos-sibilité de ces trois étapes, le Karatedo,comme l’art martial dans sa totalité, onttenu pour moi leurs promesses initiales.J’ai donc voulu le faire savoir, pour, en-core, encourager d’autres à y croire. Ets’en trouver bien, comme je l’étais. Cetteroute est encore toujours, chaque jour quipasse, une merveilleuse interrogation sursoi, une fantastique aventure, qui semblemême densifier les ressentis de l’âme, ense jouant de l’âge. Et dès que je com-prends et m’enthousiasme pour quelquechose, je veux partager, pour qu’on soittoujours davantage plus nombreux àcomprendre et à vivre mieux grâce àcette prise de conscience. En fait cela pro-cède aussi de la même démarche éduca-tive qui a imprégné mon métierd’enseignant. Avec le sentiment d’uneresponsabilité qui n’a fait que se renfor-cer avec les années : que ce soit dans uneclasse ou dans un dojo, le Sensei, « celui

    DRAGONmagazine- N°32 57356 DRAGONmagazine- N°32

    BuDO

    Une partie de la riche bibliothèque martiale accumulée par le Sokedu Tengu-ryu.

  • possibilités. J’ai toujours essayé de guideravec honnêteté et mesure. Conscient demes limites.

    Et puis, je suis quand-même triste dem’être fait des ennemis, à cause de mapassion et de la position dans laquelle je

    m’étais rapidement placé, loin des cer-cles parisiens, pour mieux respirer l’airdes sapins d’Alsace. Et travailler dans lesilence et le détachement. Alors que jesuis quelqu’un de très pacifique, et queje ne pouvais imaginer que rien que derester tout simplement droit dans sesbottes pourrait secréter des oppositionssouvent inattendues et bien méchantes.Ce fut une découverte pénible. Mais j’aiaussi appris à me défendre, à force, endernier ressort… Et ça, ceux auxquels jepense en particulier en disant cela, le sa-vent. Ils ont donc choisi la solution d’at-tente. Une sage option. Juste unequestion de temps désormais. Maiscomme je comprends bien maintenant ceque voulait dire Zhang Qian, ce grandexplorateur chinois qui écrivait déjà auIIème siècle avant J.C., « Ceux qui m'ontconnu dans ma vieillesse comprendrontpourquoi mon regard se teintait parfoisde tristesse »...

    D.M. C’est un sentiment finalementassez négatif…R.H. Je ne m’en cache pas. Je suis sim-plement réaliste dans mon analyse. Donctriste, en regard de ce qu’il m’est donnéde voir aujourd’hui. Nous parlons bien,pour situer ma position à ceux qui ne laconnaîtraient pas encore, d’ « arts mar-

    DRAGONmagazine- N°32 5958 DRAGONmagazine- N°32

    BuDO

    Même s’ils ont souvent oublié par où ilsont commencé à tirer sur le fil. Mêmes’ils ne s’en vantent sûrement pas auprèsdes plus jeunes, qui les suivent, et qui nepeuvent évidemment rien savoir de cer-taines péripéties qui remontent au tempsdes défricheurs. On oublie, pour ne ja-mais avoir à dire merci. Mais ce n’est pasbien de mordre la main qui a nourri…Alors, oui, je pense que cet acharnementa, quand-même, porté des fruits. Pourbeaucoup, en tous cas. Elèves directs etlecteurs. Qui me l’ont parfois fait savoir,avec honnêteté et élégance. Mais à quelprix aussi, en ce qui me concerne ? J’ai eupeu de temps pour m’intéresser àautre chose, avoir une vie sociale,prendre un peu de temps, mêmede temps en temps. Une « visiontunnel » dans laquelle j’ai en-traîné mon épouse, sans laquelleje n’aurais certainement pas réa-lisé le tiers de mon travail, et quim’a fait confiance. J’ai essayé dedécrire dans mes « Mémoires »(2) l’ambiance qui régnait cheznous en ce temps-là ! Alors, queles esprits à la critique facile fas-sent déjà ce que j’ai fait avec tantde constance et d’entêtement, à lalimite inexcusable en regard dessacrifices imposés à ma petite fa-mille. Ce travail acharné leur asouvent mis le pied à l’étrier, etmême permis de bachoter danscertaines Ecoles des Cadres(parfois sous le manteau, par me-sure de précaution pour ne pasavoir à dire d’où venaient les in-formations). Heureusement que mes car-tons d’archives, avec tant de courriers, dephotos et de témoignages, me rappellentque je n’ai pas rêvé…

    D.M. L’art est difficile, la critique estaisée… Avez-vous le sentiment d’êtreallé jusqu’au bout de ce que vous vou-liez faire ?R.H. Certainement pas... Et je n'en aiplus le temps. Peut-être même plus l'en-vie. En fait, j’ai dit ce que j’avais à dire.J’ai tout écrit. Et illustré. Sans aide exté-rieure. J’ai tout donné de moi pour ce «martial » auquel j’ai cru et crois toujours.J’ai, avec d’autres sans doute, joué ce rôlede passeur. J’ai tenu la lampe allumée,dans les pires tempêtes. Je ne peux fairemieux. Vraiment. Et puis, je finis par ra-doter, dans une langue que les jeunestrouvent bien compliquée… J’ai fini paren être conscient ! Désolé pour eux, je nesais pas faire autrement. Mais je dois bienadmettre que je suis trop « décalé » dansleur paysage.

    Confucius aurait dit : « Ne pas parler dela Voie à un homme susceptible de com-prendre, c'est gâcher un homme. Parlerde la Voie à un homme incapable de com-prendre, c'est gâcher ses mots. Le sage sereconnaît à ce qu'il ne gâche pas plus unhomme que ses mots ». J’ai tenté de fairecomme ça. Sans pour autant prétendre àla sagesse. Juste parce qu’à priori j’ai tou-jours préféré faire confiance à ceux etcelles qui sont venus vers moi, et m’enga-ger avec eux, pour eux. Même si cela m’aparfois causé quelques déceptions plusque violentes par la suite. Ce ne sont queles banales choses de la vie. Finalement,

    blessé souvent, arrêté jamais. Et j’auraivraiment essayé, même avec ceux etcelles qui ont quand-même fini par mefaire admettre que ce fut temps perduavec eux.

    D.M. Votre plus grande satisfaction,après tout ce temps ?R.H.D’avoir pu éveiller l’intérêt de tantde gens pour les arts martiaux japonais etchinois, avec les faibles moyens qui furentles miens. Du papier, une plume, un stylo,des idées, une volonté… Evidemmenthors de tout soutien qui aurait pu venird’une publicité par internet, de réseauxsociaux, d’émissions de télé, choses quialors n’existaient pas, ou, évidemment,d’une fédération sportive dont je me suismis en marge très tôt. Satisfaction aussid’avoir, souvent, aidé mes lecteurs etélèves sur le tatami à trouver l’équilibredans leurs vies. Certains d’entre eux sontmême devenus des amis précieux. Et tantde souvenirs et de cadeaux présents danstous les coins de ma maison sont autant

    de témoignages. J’apprécie d’avoir eucette chance. Le reste ne compte plus.

    D.M : Votre plus grand regret ? R.H.De n’avoir pas assez convaincu. Dene pas avoir pu « transformer l’essai »…Pour que, nombreux, nous aurions pupeser sur les choses, rectifier efficacementla dérive martiale actuelle. Obliger lesresponsables à remettre courageusementen question tout ce qui a appauvri leconcept du « martial » et endormi dansune pratique déviée de son sens premier.Nombreux, nous aurions pu entrepren-dre un vaste chantier pour reformater un

    art martial capable d’enthousias-mer encore, dans son fond (va-leurs humaines) comme dans saforme (outils réellement opéra-tionnels dans la vie). Pour rendreà l’art ses vraies valeurs hu-maines, capables d’y faire adhé-rer les jeunes et d’y maintenir lesmoins jeunes. De tout temps meslivres, mêmes les plus techniques,ont voulu rendre attentif à cela.Mais la casse de la « valeur mar-tiale » a été faite, habilementfaite. Trop d’éclats, impossibles àrecoller. Parfois je me dis, en re-gardant le rouleau compresseurd’une bien-pensance molle ini-tiée un jour par je ne sais qui ouavec je ne sais quoi de distillédans l’air que nous respirons (!),et qui nivelle inexorablementnos comportements et nos men-talités : « tout ça pour ça »… Etle regret sans doute aussi, de ne

    pas avoir pu, avec la meilleure volonté dumonde, répondre aux attentes de certainsdans des domaines qui se situaient horsdes limites que je m’étais posées dansmon action.

    D.M. Vous pouvez préciser ? R.H. Vous n’imaginez pas combiend’hommes et de femmes se sont jetés àma rencontre en toutes ces années, dansl’espoir que je pouvais être la solution àleurs problèmes personnels. Que je por-tais en moi des réponses à leurs maux. Etqui ne pouvaient que s’en retournerdéçus lorsque je les assurais que je n’étaisen rien cette image salvatrice du « maître»…, que je n’étais, comme eux, commeelles, qu’un être de bonne volonté, qui fai-sait ce qu’il pouvait faire avec ce qu’ilpouvait leur offrir, sans discours trom-peur et valorisant pour l’ego (le leurcomme le mien). J’ai toujours eu, en tousdomaines, une sorte d’obsession viscéralede l’authentique. Je n’ai jamais menti àpersonne ni sur mes objectifs ni sur mes

    Sen-no-sen et Sun-dome

    Tenter de convaincre des mêmes valeurs du mar-tial, avec la même passion pendant 60 ans.

    Kyusho-no-jutsu : les points vitaux comme cibles privilégiées, en actions ex-plosives, précises et contrôlées.

  • possibilités. J’ai toujours essayé de guideravec honnêteté et mesure. Conscient demes limites.

    Et puis, je suis quand-même triste dem’être fait des ennemis, à cause de mapassion et de la position dans laquelle je

    m’étais rapidement placé, loin des cer-cles parisiens, pour mieux respirer l’airdes sapins d’Alsace. Et travailler dans lesilence et le détachement. Alors que jesuis quelqu’un de très pacifique, et queje ne pouvais imaginer que rien que derester tout simplement droit dans sesbottes pourrait secréter des oppositionssouvent inattendues et bien méchantes.Ce fut une découverte pénible. Mais j’aiaussi appris à me défendre, à force, endernier ressort… Et ça, ceux auxquels jepense en particulier en disant cela, le sa-vent. Ils ont donc choisi la solution d’at-tente. Une sage option. Juste unequestion de temps désormais. Maiscomme je comprends bien maintenant ceque voulait dire Zhang Qian, ce grandexplorateur chinois qui écrivait déjà auIIème siècle avant J.C., « Ceux qui m'ontconnu dans ma vieillesse comprendrontpourquoi mon regard se teintait parfoisde tristesse »...

    D.M. C’est un sentiment finalementassez négatif…R.H. Je ne m’en cache pas. Je suis sim-plement réaliste dans mon analyse. Donctriste, en regard de ce qu’il m’est donnéde voir aujourd’hui. Nous parlons bien,pour situer ma position à ceux qui ne laconnaîtraient pas encore, d’ « arts mar-

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    BuDO

    Même s’ils ont souvent oublié par où ilsont commencé à tirer sur le fil. Mêmes’ils ne s’en vantent sûrement pas auprèsdes plus jeunes, qui les suivent, et qui nepeuvent évidemment rien savoir de cer-taines péripéties qui remontent au tempsdes défricheurs. On oublie, pour ne ja-mais avoir à dire merci. Mais ce n’est pasbien de mordre la main qui a nourri…Alors, oui, je pense que cet acharnementa, quand-même, porté des fruits. Pourbeaucoup, en tous cas. Elèves directs etlecteurs. Qui me l’ont parfois fait savoir,avec honnêteté et élégance. Mais à quelprix aussi, en ce qui me concerne ? J’ai eupeu de temps pour m’intéresser àautre chose, avoir une vie sociale,prendre un peu de temps, mêmede temps en temps. Une « visiontunnel » dans laquelle j’ai en-traîné mon épouse, sans laquelleje n’aurais certainement pas réa-lisé le tiers de mon travail, et quim’a fait confiance. J’ai essayé dedécrire dans mes « Mémoires »(2) l’ambiance qui régnait cheznous en ce temps-là ! Alors, queles esprits à la critique facile fas-sent déjà ce que j’ai fait avec tantde constance et d’entêtement, à lalimite inexcusable en regard dessacrifices imposés à ma petite fa-mille. Ce travail acharné leur asouvent mis le pied à l’étrier, etmême permis de bachoter danscertaines Ecoles des Cadres(parfois sous le manteau, par me-sure de précaution pour ne pasavoir à dire d’où venaient les in-formations). Heureusement que mes car-tons d’archives, avec tant de courriers, dephotos et de témoignages, me rappellentque je n’ai pas rêvé…

    D.M. L’art est difficile, la critique estaisée… Avez-vous le sentiment d’êtreallé jusqu’au bout de ce que vous vou-liez faire ?R.H. Certainement pas... Et je n'en aiplus le temps. Peut-être même plus l'en-vie. En fait, j’ai dit ce que j’avais à dire.J’ai tout écrit. Et illustré. Sans aide exté-rieure. J’ai tout donné de moi pour ce «martial » auquel j’ai cru et crois toujours.J’ai, avec d’autres sans doute, joué ce rôlede passeur. J’ai tenu la lampe allumée,dans les pires tempêtes. Je ne peux fairemieux. Vraiment. Et puis, je finis par ra-doter, dans une langue que les jeunestrouvent bien compliquée… J’ai fini paren être conscient ! Désolé pour eux, je nesais pas faire autrement. Mais je dois bienadmettre que je suis trop « décalé » dansleur paysage.

    Confucius aurait dit : « Ne pas parler dela Voie à un homme susceptible de com-prendre, c'est gâcher un homme. Parlerde la Voie à un homme incapable de com-prendre, c'est gâcher ses mots. Le sage sereconnaît à ce qu'il ne gâche pas plus unhomme que ses mots ». J’ai tenté de fairecomme ça. Sans pour autant prétendre àla sagesse. Juste parce qu’à priori j’ai tou-jours préféré faire confiance à ceux etcelles qui sont venus vers moi, et m’enga-ger avec eux, pour eux. Même si cela m’aparfois causé quelques déceptions plusque violentes par la suite. Ce ne sont queles banales choses de la vie. Finalement,

    blessé souvent, arrêté jamais. Et j’auraivraiment essayé, même avec ceux etcelles qui ont quand-même fini par mefaire admettre que ce fut temps perduavec eux.

    D.M. Votre plus grande satisfaction,après tout ce temps ?R.H.D’avoir pu éveiller l’intérêt de tantde gens pour les arts martiaux japonais etchinois, avec les faibles moyens qui furentles miens. Du papier, une plume, un stylo,des idées, une volonté… Evidemmenthors de tout soutien qui aurait pu venird’une publicité par internet, de réseauxsociaux, d’émissions de télé, choses quialors n’existaient pas, ou, évidemment,d’une fédération sportive dont je me suismis en marge très tôt. Satisfaction aussid’avoir, souvent, aidé mes lecteurs etélèves sur le tatami à trouver l’équilibredans leurs vies. Certains d’entre eux sontmême devenus des amis précieux. Et tantde souvenirs et de cadeaux présents danstous les coins de ma maison sont autant

    de témoignages. J’apprécie d’avoir eucette chance. Le reste ne compte plus.

    D.M : Votre plus grand regret ? R.H.De n’avoir pas assez convaincu. Dene pas avoir pu « transformer l’essai »…Pour que, nombreux, nous aurions pupeser sur les choses, rectifier efficacementla dérive martiale actuelle. Obliger lesresponsables à remettre courageusementen question tout ce qui a appauvri leconcept du « martial » et endormi dansune pratique déviée de son sens premier.Nombreux, nous aurions pu entrepren-dre un vaste chantier pour reformater un

    art martial capable d’enthousias-mer encore, dans son fond (va-leurs humaines) comme dans saforme (outils réellement opéra-tionnels dans la vie). Pour rendreà l’art ses vraies valeurs hu-maines, capables d’y faire adhé-rer les jeunes et d’y maintenir lesmoins jeunes. De tout temps meslivres, mêmes les plus techniques,ont voulu rendre attentif à cela.Mais la casse de la « valeur mar-tiale » a été faite, habilementfaite. Trop d’éclats, impossibles àrecoller. Parfois je me dis, en re-gardant le rouleau compresseurd’une bien-pensance molle ini-tiée un jour par je ne sais qui ouavec je ne sais quoi de distillédans l’air que nous respirons (!),et qui nivelle inexorablementnos comportements et nos men-talités : « tout ça pour ça »… Etle regret sans doute aussi, de ne

    pas avoir pu, avec la meilleure volonté dumonde, répondre aux attentes de certainsdans des domaines qui se situaient horsdes limites que je m’étais posées dansmon action.

    D.M. Vous pouvez préciser ? R.H. Vous n’imaginez pas combiend’hommes et de femmes se sont jetés àma rencontre en toutes ces années, dansl’espoir que je pouvais être la solution àleurs problèmes personnels. Que je por-tais en moi des réponses à leurs maux. Etqui ne pouvaient que s’en retournerdéçus lorsque je les assurais que je n’étaisen rien cette image salvatrice du « maître»…, que je n’étais, comme eux, commeelles, qu’un être de bonne volonté, qui fai-sait ce qu’il pouvait faire avec ce qu’ilpouvait leur offrir, sans discours trom-peur et valorisant pour l’ego (le leurcomme le mien). J’ai toujours eu, en tousdomaines, une sorte d’obsession viscéralede l’authentique. Je n’ai jamais menti àpersonne ni sur mes objectifs ni sur mes

    Sen-no-sen et Sun-dome

    Tenter de convaincre des mêmes valeurs du mar-tial, avec la même passion pendant 60 ans.

    Kyusho-no-jutsu : les points vitaux comme cibles privilégiées, en actions ex-plosives, précises et contrôlées.

  • faut que je m’impose de m’arrêter. Je suisbien obligé d’admettre, enfin, que la so-ciété a changé, dans son regard sur lemartial comme sur le reste, et que je faispartie des survivants d’un siècle devenupour beaucoup une terre lointaine, étran-gère, et de plus en plus totalement incom-préhensible. Changement d’époque. Il esttemps pour moi de l’acter.

    D.M. Cet ouvrage est une forme deconsécration de votre acharnement,de votre obstination à, quelque part,refuser de revoir certaines de vos po-sitions à la mesure du temps quipasse. R.H. Je vous l’ai dit : jamais ne m’amême effleuré l’idée d’un relookageopportuniste de ce que je fais, dis,écris. D’ailleurs les textes rassemblésdans « Fondamentalement martial »sont précisément datés, sans la moin-dre modification depuis leur publica-tion, et j’incite donc le lecteur àtoujours les replacer dans leur temps.Pour moi cela n’avait rien d’unacharnement aveugle, c’était juste leferme maintien de l’affirmationd’une évidence qui est installée enmoi depuis le premier jour. Le res-pect d’une parole que je m’étais don-née à moi-même. J’ai corrigé et j’aienrichi au fil des années, bien sûr,mais rien de fondamental ne s’estmodifié dans ma conception du mar-tial. J’y ai juste trouvé ma propre res-piration. Que l’on trouve donc où etquand j’ai été un jour en contradic-tion avec ce que j’ai fait, démontré,écrit ! Mais maintenant que monombre s’allonge devant moi sur cequi reste de ma route, je me dis que j’au-rais quand-même dû freiner un peu, ré-duire un peu plus tôt la voilure, pourm’occuper un peu mieux des miens, etprendre le temps d’écouter la vie. Dansplus de silence et plus de prise de dis-tance. Davantage de raison. Pour enfinvivre le Budo sans plus me préoccuper dece qu’il devient autour de moi. Finir mavie en Rônin, libre, pas en Samouraï, vas-sal d’un système. Ce que je n’ai d’ailleursjamais été.

    D.M. A quel public s’adresse ce livre, quin’est en rien technique ?R.H. D’abord aux anciens, aux nostal-giques. Il y en a beaucoup, qui ont passéune partie de leur vie à rêver dans desdojos d’un autre temps. Qui y sont parfoisencore, mais qui se sentent pris dans unesorte de fatalité, et qui pensent qu’il esttrop tard pour infléchir le cours deschoses. Ensuite à ceux qui m’ont person-nellement connu, qui m’ont accompagné

    ici ou là, peu ou prou, sur la route. Et quien gardent le souvenir d’émotions fortes.De ce temps où ils ont cru, à mes côtés, àcette formidable aventure de l’Homme,qui « doit utiliser sa vie à se finir » (le motest de Pierre Theilhard de Chardin).Avant que les choses de la vie ne les met-tent face à de nouveaux aiguillages, quiles ont doucement amenés à oublier… Etbien sûr, à ceux qui s’engagent seulementsur la route avec l’enthousiasme de la dé-couverte, mais qui sont tentés par

    quelques thèmes de réflexions sur unepratique où il est devenu très difficile deséparer le vrai du faux. Interpellés qu’ilsseront bien un jour ou l’autre par l’au-thentique dans une démarche martialequi s’est perdue dans tant de bruit, de su-perflus et de fausses pistes. Dans ce «main stream martial art », comme disentles Américains (« l’art martial du courantprincipal »), et que nous avons copié.

    D.M. Et maintenant ?R.H. J’ai déjà rendu attentif à tantde choses, mis en garde contre tantde dérives du martial dans le mondemoderne, tant hurlé au loup, etmême fini par avoir souvent raison(ce dont je ne tire aucune satisfac-tion. On aimerait parfois s’êtretrompé), qu’il n’y a plus lieu d’en re-mettre une autre couche. N’ai-je pastout dit, dénoncé, écrit, démontré,annoncé, tenté, proposé… ? Je doisbien finir par admettre que je n’aiapparemment pas eu le bon levierpour convaincre et faire se poser lesbonnes questions, qui auraient incitéà chercher des réponses crédiblespour redonner son sens à un martialdigne de ce nom. Pour la survied’une démarche continuant à inté-grer aujourd’hui et demain encoreune technique à l’efficacité renouve-lée, en lui conservant un enrichisse-ment mental et un message moralqui font sa richesse et son énormedifférence d’avec ses pâles clones lu-diques et/ou sportifs. Ceux qui ontcompris depuis longtemps ce que jevoulais dire, n’ont plus à être fati-gués de redites. Quant aux autres,

    rien n’y changera jamais rien. Parvenu aujourd’hui à ce point de ma vie,où ce constat est devenu une évidence as-sourdissante, je veux remercier toutescelles et tous ceux qui m’ont aidé de leurprésence, de leur énergie et de leur amitiétout au long de mon parcours. Ils ne sontpas légion, mais il y en a. Qu’ils sachentque j’apprécie la chance de les avoir croi-sés sur la route. Me connaissant commeeux seuls me connaissent, ils compren-dront ma décision. Et pour eux, mais

    DRAGONmagazine- N°32 6160 DRAGONmagazine- N°32

    tiaux », non de « sports de combat », quisont tout autre chose (qui tient de l’usur-pation d’identité et alimente une confu-sion totale). Or quand on se sentconcerné par quelque chose, comme jel’ai toujours été par tout ce qui touche au« martial », on ne peut pas admettre quecette chose se dégrade dans l’indifférencegénérale, le manque d’attention, lelaxisme, les querelles partisanes. C’est vis-céral. Impossible à changer. D’où unecertaine outrance dans mon attitude etmes propos, que d’aucuns n’acceptent pas(mais ils sont largement repris dans celivre, les voilà donc prévenus). Mais quej’assume : ce que l’art martial est devenuaujourd’hui, pour la très grande majoritéde ceux qui pensent le pratiquer (les vraispuristes sont dispersés et isolés, quasi envoie de disparition), dans cette foire auxspectacles, aux grades, à la course aux dis-tinctions, aux superlatifs en tous genres,donc aux mensonges, à la parade des ego,aux mythes arrangeants dans des histo-riques invérifiables, est affligeant, pitoya-ble. Insupportable. Et je pèse mes mots.

    D.M. Ils sont très durs…R.H. : Comment ne pas me sentirconcerné par ces cruelles illusions entre-tenues contre toute raison par toutes cesofficines fleurissant à grande vitesse surl’incroyable crédulité (et aussi une sortede résignation) des gens. Il viendra, hélas,le jour où (c’est écrit dans l’Histoire)toutes ces techniques et comportementsseront balayés dès qu’ils seront face à unevraie confrontation de survie. Dur sera leréveil. Je parle comme ancien professeurd’histoire, qui a toujours tenté de faire ré-fléchir, et aussi comme Sensei, impliquétoute ma vie dans une démarche éduca-tive. Je n’ai décidément rien à voir avectout ceci. Et puis… le seul fait de parlerhaut et fort est devenu une violence ensoi, inacceptable aujourd’hui. Alors queparallèlement, l’acceptation, l’excuse(voire l’apologie) de la violence, la vraie,celle qui apprend comment détruire (soi-même…, en même temps que l’autre), sefait sur la toile, les écrans et les consoles,sous couvert de « jeux », ou même avecl’excuse de la recherche de performancedans nombre de « sports » (et les dérivesqui en résultent), sans que personne n’ytrouve rien à redire. Les « outils » avec lesquels j’ai essayé defaire prendre conscience de l’imposturequ’il y a à faire prendre un sport de com-bat pour un art martial ne sont, définiti-vement, pas les bons. Parce qu’ilss’adressaient à la réflexion individuelle, àune prise de conscience, d’où devaientdécouler certains refus et actes de résis-

    tance face aux nivellements qui nourris-sent donc arrangent les systèmes bien enplace. Je pensais qu’il suffirait de dénon-cer, et d’avertir un public véritablementacteur de sa démarche. J’étais dans l’édu-catif. Mais l’éducatif s’adresse à l’intelli-gence. Le formatage des corps est plusfacile. Enseigner au niveau de l’esprit, etdu cœur, c’est autre chose. Mais à voirl’effet réellement produit à l’arrivée decette tentative éducative, en dehors de ceque l’on peut appeler (peut-être) un «succès d’estime », je dois bien admettreque d’engager un tel angle d’action étaitde la pure utopie de ma part. Mais y en

    avait-t-il seulement un autre, hors me lan-cer dans une action « politicienne », genreramener mon propos au niveau de lalutte entre réseaux et sphères d’in-fluences? Pas mon truc, jamais eu letemps pour ça. Et on ne peut lutter faceà un tel mur d’intérêts, sans accepter dese compromettre. Ceci dit, puisque cetteconfusion convient à l’immense majoritédes pratiquants… Simplement, commecette orientation ne me convient pas, etne m’a jamais convenu, ce sera sans moi :juste le rappel d’une position bien ancréesur des convictions premières.Ce qui veut dire, par conséquent, qu’il

    BuDO

    Tengu-chikama-uke : protection du périmètre de survie, un autre fondamentaldu Ryu.

    quand on se sent concerné par tout ce qui touche aumartial, on ne peut pas admettre que cette chose se dégrade dans l’indifférence générale, le manque d’attention, le laxisme, les querelles partisanes.

    Tengu-no-kamae, l’expression d’une volontéde comportement du Tengu-ryu résumée en «ne pas se battre, ne pas subir ».

  • faut que je m’impose de m’arrêter. Je suisbien obligé d’admettre, enfin, que la so-ciété a changé, dans son regard sur lemartial comme sur le reste, et que je faispartie des survivants d’un siècle devenupour beaucoup une terre lointaine, étran-gère, et de plus en plus totalement incom-préhensible. Changement d’époque. Il esttemps pour moi de l’acter.

    D.M. Cet ouvrage est une forme deconsécration de votre acharnement,de votre obstination à, quelque part,refuser de revoir certaines de vos po-sitions à la mesure du temps quipasse. R.H. Je vous l’ai dit : jamais ne m’amême effleuré l’idée d’un relookageopportuniste de ce que je fais, dis,écris. D’ailleurs les textes rassemblésdans « Fondamentalement martial »sont précisément datés, sans la moin-dre modification depuis leur publica-tion, et j’incite donc le lecteur àtoujours les replacer dans leur temps.Pour moi cela n’avait rien d’unacharnement aveugle, c’était juste leferme maintien de l’affirmationd’une évidence qui est installée enmoi depuis le premier jour. Le res-pect d’une parole que je m’étais don-née à moi-même. J’ai corrigé et j’aienrichi au fil des années, bien sûr,mais rien de fondamental ne s’estmodifié dans ma conception du mar-tial. J’y ai juste trouvé ma propre res-piration. Que l’on trouve donc où etquand j’ai été un jour en contradic-tion avec ce que j’ai fait, démontré,écrit ! Mais maintenant que monombre s’allonge devant moi sur cequi reste de ma route, je me dis que j’au-rais quand-même dû freiner un peu, ré-duire un peu plus tôt la voilure, pourm’occuper un peu mieux des miens, etprendre le temps d’écouter la vie. Dansplus de silence et plus de prise de dis-tance. Davantage de raison. Pour enfinvivre le Budo sans plus me préoccuper dece qu’il devient autour de moi. Finir mavie en Rônin, libre, pas en Samouraï, vas-sal d’un système. Ce que je n’ai d’ailleursjamais été.

    D.M. A quel public s’adresse ce livre, quin’est en rien technique ?R.H. D’abord aux anciens, aux nostal-giques. Il y en a beaucoup, qui ont passéune partie de leur vie à rêver dans desdojos d’un autre temps. Qui y sont parfoisencore, mais qui se sentent pris dans unesorte de fatalité, et qui pensent qu’il esttrop tard pour infléchir le cours deschoses. Ensuite à ceux qui m’ont person-nellement connu, qui m’ont accompagné

    ici ou là, peu ou prou, sur la route. Et quien gardent le souvenir d’émotions fortes.De ce temps où ils ont cru, à mes côtés, àcette formidable aventure de l’Homme,qui « doit utiliser sa vie à se finir » (le motest de Pierre Theilhard de Chardin).Avant que les choses de la vie ne les met-tent face à de nouveaux aiguillages, quiles ont doucement amenés à oublier… Etbien sûr, à ceux qui s’engagent seulementsur la route avec l’enthousiasme de la dé-couverte, mais qui sont tentés par

    quelques thèmes de réflexions sur unepratique où il est devenu très difficile deséparer le vrai du faux. Interpellés qu’ilsseront bien un jour ou l’autre par l’au-thentique dans une démarche martialequi s’est perdue dans tant de bruit, de su-perflus et de fausses pistes. Dans ce «main stream martial art », comme disentles Américains (« l’art martial du courantprincipal »), et que nous avons copié.

    D.M. Et maintenant ?R.H. J’ai déjà rendu attentif à tantde choses, mis en garde contre tantde dérives du martial dans le mondemoderne, tant hurlé au loup, etmême fini par avoir souvent raison(ce dont je ne tire aucune satisfac-tion. On aimerait parfois s’êtretrompé), qu’il n’y a plus lieu d’en re-mettre une autre couche. N’ai-je pastout dit, dénoncé, écrit, démontré,annoncé, tenté, proposé… ? Je doisbien finir par admettre que je n’aiapparemment pas eu le bon levierpour convaincre et faire se poser lesbonnes questions, qui auraient incitéà chercher des réponses crédiblespour redonner son sens à un martialdigne de ce nom. Pour la survied’une démarche continuant à inté-grer aujourd’hui et demain encoreune technique à l’efficacité renouve-lée, en lui conservant un enrichisse-ment mental et un message moralqui font sa richesse et son énormedifférence d’avec ses pâles clones lu-diques et/ou sportifs. Ceux qui ontcompris depuis longtemps ce que jevoulais dire, n’ont plus à être fati-gués de redites. Quant aux autres,

    rien n’y changera jamais rien. Parvenu aujourd’hui à ce point de ma vie,où ce constat est devenu une évidence as-sourdissante, je veux remercier toutescelles et tous ceux qui m’ont aidé de leurprésence, de leur énergie et de leur amitiétout au long de mon parcours. Ils ne sontpas légion, mais il y en a. Qu’ils sachentque j’apprécie la chance de les avoir croi-sés sur la route. Me connaissant commeeux seuls me connaissent, ils compren-dront ma décision. Et pour eux, mais

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    tiaux », non de « sports de combat », quisont tout autre chose (qui tient de l’usur-pation d’identité et alimente une confu-sion totale). Or quand on se sentconcerné par quelque chose, comme jel’ai toujours été par tout ce qui touche au« martial », on ne peut pas admettre quecette chose se dégrade dans l’indifférencegénérale, le manque d’attention, lelaxisme, les querelles partisanes. C’est vis-céral. Impossible à changer. D’où unecertaine outrance dans mon attitude etmes propos, que d’aucuns n’acceptent pas(mais ils sont largement repris dans celivre, les voilà donc prévenus). Mais quej’assume : ce que l’art martial est devenuaujourd’hui, pour la très grande majoritéde ceux qui pensent le pratiquer (les vraispuristes sont dispersés et isolés, quasi envoie de disparition), dans cette foire auxspectacles, aux grades, à la course aux dis-tinctions, aux superlatifs en tous genres,donc aux mensonges, à la parade des ego,aux mythes arrangeants dans des histo-riques invérifiables, est affligeant, pitoya-ble. Insupportable. Et je pèse mes mots.

    D.M. Ils sont très durs…R.H. : Comment ne pas me sentirconcerné par ces cruelles illusions entre-tenues contre toute raison par toutes cesofficines fleurissant à grande vitesse surl’incroyable crédulité (et aussi une sortede résignation) des gens. Il viendra, hélas,le jour où (c’est écrit dans l’Histoire)toutes ces techniques et comportementsseront balayés dès qu’ils seront face à unevraie confrontation de survie. Dur sera leréveil. Je parle comme ancien professeurd’histoire, qui a toujours tenté de faire ré-fléchir, et aussi comme Sensei, impliquétoute ma vie dans une démarche éduca-tive. Je n’ai décidément rien à voir avectout ceci. Et puis… le seul fait de parlerhaut et fort est devenu une violence ensoi, inacceptable aujourd’hui. Alors queparallèlement, l’acceptation, l’excuse(voire l’apologie) de la violence, la vraie,celle qui apprend comment détruire (soi-même…, en même temps que l’autre), sefait sur la toile, les écrans et les consoles,sous couvert de « jeux », ou même avecl’excuse de la recherche de performancedans nombre de « sports » (et les dérivesqui en résultent), sans que personne n’ytrouve rien à redire. Les « outils » avec lesquels j’ai essayé defaire prendre conscience de l’imposturequ’il y a à faire prendre un sport de com-bat pour un art martial ne sont, définiti-vement, pas les bons. Parce qu’ilss’adressaient à la réflexion individuelle, àune prise de conscience, d’où devaientdécouler certains refus et actes de résis-

    tance face aux nivellements qui nourris-sent donc arrangent les systèmes bien enplace. Je pensais qu’il suffirait de dénon-cer, et d’avertir un public véritablementacteur de sa démarche. J’étais dans l’édu-catif. Mais l’éducatif s’adresse à l’intelli-gence. Le formatage des corps est plusfacile. Enseigner au niveau de l’esprit, etdu cœur, c’est autre chose. Mais à voirl’effet réellement produit à l’arrivée decette tentative éducative, en dehors de ceque l’on peut appeler (peut-être) un «succès d’estime », je dois bien admettreque d’engager un tel angle d’action étaitde la pure utopie de ma part. Mais y en

    avait-t-il seulement un autre, hors me lan-cer dans une action « politicienne », genreramener mon propos au niveau de lalutte entre réseaux et sphères d’in-fluences? Pas mon truc, jamais eu letemps pour ça. Et on ne peut lutter faceà un tel mur d’intérêts, sans accepter dese compromettre. Ceci dit, puisque cetteconfusion convient à l’immense majoritédes pratiquants… Simplement, commecette orientation ne me convient pas, etne m’a jamais convenu, ce sera sans moi :juste le rappel d’une position bien ancréesur des convictions premières.Ce qui veut dire, par conséquent, qu’il

    BuDO

    Tengu-chikama-uke : protection du périmètre de survie, un autre fondamentaldu Ryu.

    quand on se sent concerné par tout ce qui touche aumartial, on ne peut pas admettre que cette chose se dégrade dans l’indifférence générale, le manque d’attention, le laxisme, les querelles partisanes.

    Tengu-no-kamae, l’expression d’une volontéde comportement du Tengu-ryu résumée en «ne pas se battre, ne pas subir ».

  • DRAGONmagazine- N°32 63

    BuDO

    demain. Mais en ce qui me concerne jecrois avoir largement fait ma part.Je vais maintenant prendre le temps quipeut rester à cheminer sans plus aucunehâte en pèlerin sur ma propre voie Tengu(Tengu-no-michi ®), en prenant le tempsd’en apprécier chaque moment. Maissans plus m’acharner en me ruinant lasanté à encore essayer de la faire com-prendre. Profiter pleinement de la chanceque j’ai de pouvoir encore pratiquer quo-tidiennement l’art qui a façonné ma vie,et qui me permet encore et toujours d’ap-prendre. Ce temps de « jouer sur la Voie» (Do-raku), sans plus me préoccuper dece qu’est devenu le piètre ersatz de cetteVoie dans sa perception actuelle, est venupour moi. Je m’en donne enfin le droit.En regardant en arrière, je me dis que letemps m’a déjà été donné d’avoir pu for-mer bon nombre de hauts gradés enTengu-ryu (après je ne sais plus combiende ceintures noires déjà du temps où jefus encore actif à la fédération, et aucours de mes nombreux stages à l’étran-ger), et ce dans ses trois domaines decompétence (Tengu-ryu Karatedo,Tengu-ryu Kobudo, Tengu-ryu Ho-jutsu,®), des hommes et des femmes devaleur qui pourront poursuivre avec effi-cacité, tant qu’ils auront comme moi cet

    amour du véritable message martial. Sansoublier quelques milliers d’autres dontj’ai perdu la trace mais qui, j’en suis sûr,ont emporté quelque chose de leur pas-sage dans mon dojo strasbourgeois oulors de nos rencontres au cours de tant destages à travers le monde. Ou encoredans mes livres. Même profondément en-foui. A ne même plus en connaître eux-mêmes les racines. Ou à faire comme si…Dans ma conception du « martial » la re-lève est assurée. Ceci dit, et tant qu’àDieu ne plaise, ceux qui le veulent vrai-ment sauront toujours où et comment metrouver pour échanger dans un dojo (6),pour découvrir ou progresser dans leconcept martial (le Gei du Bu), encoretout empreint d’un sens éthique et moral(le Do du Bu). Concernant ma plume, cequi est certain, c’est que ma rubrique «Fondamentalement martial », avec la ré-flexion de fond que j’espérais y initier, estclose.

    D.M. A propos de votre Tengu-ryu Ho-jutsu, dont nous avons récemment parlédans ces pages à l’occasion de la rééditionaugmentée de « Tir d’action à l’arme depoing », vous n’avez quand-même pas finide surprendre dans le monde du martialclassique…

    R.H. Non, je ne crois pas.Ceux et celles qui connais-sent mon engagement, ap-puyé sur un travailconstant, ne s’en étonne-ront pas vraiment. Monobsession de la vraie di-mension du martial, avecla richesse de ses valeurshumaines mais aussi sesexigences pour rester fi-dèle à un concept que lasociété actuelle ne com-prend plus guère, placetout naturellement ma re-cherche et ma préoccupa-tion technique dans laperspective d’un art mar-tial intégral, qui resteraiten harmonie avec les be-soins de demain (et déjàd’aujourd’hui…). Il n’y aque ceux qui m’avaient de-puis longtemps revêtud’une étiquette restrictive« tradition à tout prix »,parce que ça les arrangeaitquelque part, qui font évi-demment semblant de s’enoffusquer. Avoir tant écritsur les cheminements inté-rieurs d’une pratique pouren arriver en fin de course

    à parler d’arme à feu, cela a jeté un froid(c’est ce qui m’a été rapporté). C’est doncque l’on m’a dès l’origine très mal lu, nijamais rien compris à mon sens de l’hon-nêteté et donc à ma recherche d’efficacitéet de vérité en toutes choses. Le martialest avant tout guerrier, pas un sujet vidéde tout pragmatisme de terrain parquelques doux rêveurs !? Bon, c’est leurvie, et tant qu’elle n’est pas menacéel’imaginaire peut aider à vivre… Le cha-pitre inédit que j’ai ajouté à la nouvellemouture de l’ouvrage que vous citez estentièrement consacré à mon Tengu-ryuHojutsu ®, que je place dans le prolon-gement d’une vision Budo. Ce livre a étésalué dès sa sortie par les acteurs de ter-rain, police, gendarmerie, instructeurs detir, mais évidemment ignoré par les te-nants du « martial classique » (dans ce re-gistre-là, je préfère ne plus me souvenirque de la réaction de Maître Henri Pléé,celui qui m’avait fait confiance en me dé-livrant le 1er Dan en 1961, et à qui j’ai puexpliquer 45 ans plus tard le sens de madémarche et le fil de mes recherches, etqui avait simplement répondu à l’issue demon propos : « Ah…c’est un tout autreniveau »). Car la Voie du Samouraï, re-pose d’abord sur la crédibilité et la fiabi-lité de son arme. Pour, d’abord, survivre.

    pour eux seuls, je veux encore être làaussi longtemps que je le pourrai. En de-hors du cadre, restreint, du « Tengu-ryu »tout ce qui arrive, et arrivera encore (!)dans toutes ces dérives usurpant dans unlaisser-faire complice et une confusiongénérale l’appellation « d’art martial », neme concernera absolument plus. Je suisentré en résistance contre tout ça, et l’aidit assez fort, depuis que j’ai pris mes res-ponsabilités en claquant dès 1974 la portedes fédérations et associations à vocationsportive. Je n’ai rien de commun avec cetenvironnement-là, qui n’a bien entendupas besoin de gens comme moi (!) pourcontinuer à prospérer. Mais ce n’est pasparce que le monde change que je suisobligé de changer avec lui dans ce qui, dé-finitivement, m’est étranger. Je tiens àgarder le sens des valeurs qui me furentenseignées et que je m’étais promis d’as-sumer et de transmettre dans le cadre demon métier d’enseignant, au lycéecomme au dojo, en m’appuyant sur le cré-dit que pouvait donner, en ce temps-là, leport d’une « ceinture noire » (je l’ainouée pour la première fois il y a 56 ans).Avec un énorme sens de la responsabilitéqui ne m’a jamais quitté.Et puis, mon retrait éditorial ne déplairapas forcément à tout le monde, j’imagine! Mes articles sont pour beaucoup tropdérangeants, parfois même offensifs dansla mesure où ils peuvent bousculer desidées bien ancrées dans (et pour)un ordre établi. Les plus vieuxpratiquants n’aiment pas se sentirfragilisés par certaines interroga-tions (les hommes détestent lapossible remise en cause de cequ’ils pensent être leurs certi-tudes), quant aux nouvelles géné-rations, elles ignorentgénéralement les éléments desproblèmes auxquels mes écritsfont allusion. Il est certainqu’avec mes prises de position nesouffrant aucune équivoque, etma totale absence de diplomatie,il ne pouvait en être autrement. Ilreste bien entendu que chacunchoisit comment il veut vivre sonart martial ou les diverses « ges-tuelles d’origine martiale ». S’ilassume les contraintes, les limita-tions et les dimensions effectivesde ce qu’il pratique.Je veux, je peux, me dire enfinque je pense avoir désormais at-teint un point de ma vie où il n'estplus nécessaire de chercher àprouver quoi que ce soit à qui quece soit. Et que, comme me le di-sait il y a longtemps un homme

    sous un ciel lointain : « Si l'on apprécie ceque je suis devenu, ce sera bien. Mais sicela déplaît, ce sera dommage...". Commecet homme sage avait raison ! Je vais metenir à cette vision-là des choses ! On n’est fidèle, à ceux qui ont un jourdonné, qu'en transmettant. Et en renfor-çant ce qui a été donné. C’est pourquoi,je voulais aussi éveiller, inciter à créer.Car ce n'est pas en se contentant de re-produire servilement qu'on trouve le che-min vers soi-même. Ce qui estquand-même l’objectif du « Do » (le sensde la démarche), au-delà du « Gei »(l’imitation technique). On ne seconstruit pas dans le passé, en s’usant àreproduire ce qui fut. Il faut pénétrer lesleçons du passé et les utiliser au serviced'un avenir meilleur. Or on n’en prendguère le chemin, dans aucun domained’ailleurs. L’espèce humaine n’apprendjamais rien de son passé.

    D.M. On retrouve l’œil de l’historien….Un autre projet d'ouvrage ? R.H. Non, là c'est vraiment "le der desders". Clap de fin ! Il est plus que tempsde prendre un peu de distance, de me «des-entêter » d’un combat pour un artmartial qui a profondément marqué mavie mais que je ne reconnais plus dans cequ’il est devenu. Fin d’un prosélytismeinutile, épuisant et à tout vent. Il n’est pas pour autant question que je

    déserte la Voie, mais il est maintenanttemps pour moi de la vivre en ne me sen-tant plus aucunement concerné (niblessé) par l’image actuelle qu’en a legrand public. De cheminer désormaisplus tranquillement, plus sereinement,plus discrètement, plus égoïstement sansdoute, à l’écart de tout ce bruit, enm’épargnant désillusions, déceptions, etinutiles colères rentrées… De poursuivrele trajet qui peut encore me rester à par-courir avec celles et ceux en qui j’ai vrai-ment toutes les raisons de placer maconfiance, et qui me soutiennent dansmon travail et une passion aussi fortequ’il y a 60 ans. Avec ceux et celles de mafamille « Tengu »… Et pour qui donc, un nouvel écrit ? Ceuxque j’ai publiés en un demi-siècle ontservi à plusieurs générations de prati-quants et souvent à leurs enfants, que j’aiparfois également suivis dans leur pro-gression, en France et ailleurs (où j’enconnais même qui ont commencé à ap-prendre la langue française dans mes li-vres !). Ils ont aidé, et aussi fait rêver, dansleur quête d’un art martial riche en conte-nus bien au-delà des techniques. Cela suf-fit. Il n’y a plus aujourd’hui de public «martial », prêt à lire ces lignes d’un autretemps lui parlant de beaucoup d’efforts àfournir pour un résultat guère immédia-tement quantifiable. On a passé d’uneépoque d’exigences et de contraintes

    contenues dans un cheminementmartial à une époque d’activitésde confort et de plaisir venues enremplacement : exemple de dé-naturation progressive d’unconcept pourtant enthousias-mant au début, comme il y en abien d’autres dans l’histoire deshommes. Dans ce nouvel air dutemps, mes ouvrages sont loind’être au goût du jour : ils s’obsti-nent à focaliser sur du contrai-gnant (ce que les gens nesupportent plus) bien loin de cecontexte de « fête martiale » quidéfinit aujourd’hui pour le grandpublic l’image des arts martiaux.Ce livre est donc simplement lerappel ultime d’une mise engarde bien ancienne, une oppor-tunité que m’a donnée ThierryPlée et pour laquelle je veux leremercier ici. Je vois bien que lemonde encore authentiquement« martial » commence à frémir iciet là, à se rebeller (mais jusqu’où..?) contre les systèmes qui les bri-ment de mille manières, mais ilest trop tard. Le coup de pied aufond de la piscine n’est pas par

    Bunkai du Tengu-chikama-no-kata : des techniques directement applicables en situa-tions réelles.

    Contre-attaques multiples et simultanées en corpsà corps : le Bubishi comme modèle ancien.

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    demain. Mais en ce qui me concerne jecrois avoir largement fait ma part.Je vais maintenant prendre le temps quipeut rester à cheminer sans plus aucunehâte en pèlerin sur ma propre voie Tengu(Tengu-no-michi ®), en prenant le tempsd’en apprécier chaque moment. Maissans plus m’acharner en me ruinant lasanté à encore essayer de la faire com-prendre. Profiter pleinement de la chanceque j’ai de pouvoir encore pratiquer quo-tidiennement l’art qui a façonné ma vie,et qui me permet encore et toujours d’ap-prendre. Ce temps de « jouer sur la Voie» (Do-raku), sans plus me préoccuper dece qu’est devenu le piètre ersatz de cetteVoie dans sa perception actuelle, est venupour moi. Je m’en donne enfin le droit.En regardant en arrière, je me dis que letemps m’a déjà été donné d’avoir pu for-mer bon nombre de hauts gradés enTengu-ryu (après je ne sais plus combiende ceintures noires déjà du temps où jefus encore actif à la fédération, et aucours de mes nombreux stages à l’étran-ger), et ce dans ses trois domaines decompétence (Tengu-ryu Karatedo,Tengu-ryu Kobudo, Tengu-ryu Ho-jutsu,®), des hommes et des femmes devaleur qui pourront poursuivre avec effi-cacité, tant qu’ils auront comme moi cet

    amour du véritable message martial. Sansoublier quelques milliers d’autres dontj’ai perdu la trace mais qui, j’en suis sûr,ont emporté quelque chose de leur pas-sage dans mon dojo strasbourgeois oulors de nos rencontres au cours de tant destages à travers le monde. Ou encoredans mes livres. Même profondément en-foui. A ne même plus en connaître eux-mêmes les racines. Ou à faire comme si…Dans ma conception du « martial » la re-lève est assurée. Ceci dit, et tant qu’àDieu ne plaise, ceux qui le veulent vrai-ment sauront toujours où et comment metrouver pour échanger dans un dojo (6),pour découvrir ou progresser dans leconcept martial (le Gei du Bu), encoretout empreint d’un sens éthique et moral(le Do du Bu). Concernant ma plume, cequi est certain, c’est que ma rubrique «Fondamentalement martial », avec la ré-flexion de fond que j’espérais y initier, estclose.

    D.M. A propos de votre Tengu-ryu Ho-jutsu, dont nous avons récemment parlédans ces pages à l’occasion de la rééditionaugmentée de « Tir d’action à l’arme depoing », vous n’avez quand-même pas finide surprendre dans le monde du martialclassique…

    R.H. Non, je ne crois pas.Ceux et celles qui connais-sent mon engagement, ap-puyé sur un travailconstant, ne s’en étonne-ront pas vraiment. Monobsession de la vraie di-mension du martial, avecla richesse de ses valeurshumaines mais aussi sesexigences pour rester fi-dèle à un concept que lasociété actuelle ne com-prend plus guère, placetout naturellement ma re-cherche et ma préoccupa-tion technique dans laperspective d’un art mar-tial intégral, qui resteraiten harmonie avec les be-soins de demain (et déjàd’aujourd’hui…). Il n’y aque ceux qui m’avaient de-puis longtemps revêtud’une étiquette restrictive« tradition à tout prix »,parce que ça les arrangeaitquelque part, qui font évi-demment semblant de s’enoffusquer. Avoir tant écritsur les cheminements inté-rieurs d’une pratique pouren arriver en fin de course

    à parler d’arme à feu, cela a jeté un froid(c’est ce qui m’a été rapporté). C’est doncque l’on m’a dès l’origine très mal lu, nijamais rien compris à mon sens de l’hon-nêteté et donc à ma recherche d’efficacitéet de vérité en toutes choses. Le martialest avant tout guerrier, pas un sujet vidéde tout pragmatisme de terrain parquelques doux rêveurs !? Bon, c’est leurvie, et tant qu’elle n’est pas menacéel’imaginaire peut aider à vivre… Le cha-pitre inédit que j’ai ajouté à la nouvellemouture de l’ouvrage que vous citez estentièrement consacré à mon Tengu-ryuHojutsu ®, que je place dans le prolon-gement d’une vision Budo. Ce livre a étésalué dès sa sortie par les acteurs de ter-rain, police, gendarmerie, instructeurs detir, mais évidemment ignoré par les te-nants du « martial classique » (dans ce re-gistre-là, je préfère ne plus me souvenirque de la réaction de Maître Henri Pléé,celui qui m’avait fait confiance en me dé-livrant le 1er Dan en 1961, et à qui j’ai puexpliquer 45 ans plus tard le sens de madémarche et le fil de mes recherches, etqui avait simplement répondu à l’issue demon propos : « Ah…c’est un tout autreniveau »). Car la Voie du Samouraï, re-pose d’abord sur la crédibilité et la fiabi-lité de son arme. Pour, d’abord, survivre.

    pour eux seuls, je veux encore être làaussi longtemps que je le pourrai. En de-hors du cadre, restreint, du « Tengu-ryu »tout ce qui arrive, et arrivera encore (!)dans toutes ces dérives usurpant dans unlaisser-faire complice et une confusiongénérale l’appellation « d’art martial », neme concernera absolument plus. Je suisentré en résistance contre tout ça, et l’aidit assez fort, depuis que j’ai pris mes res-ponsabilités en claquant dès 1974 la portedes fédérations et associations à vocationsportive. Je n’ai rien de commun avec cetenvironnement-là, qui n’a bien entendupas besoin de gens comme moi (!) pourcontinuer à prospérer. Mais ce n’est pasparce que le monde change que je suisobligé de changer avec lui dans ce qui, dé-finitivement, m’est étranger. Je tiens àgarder le sens des valeurs qui me furentenseignées et que je m’étais promis d’as-sumer et de transmettre dans le cadre demon métier d’enseignant, au lycéecomme au dojo, en m’appuyant sur le cré-dit que pouvait donner, en ce temps-là, leport d’une « ceinture noire » (je l’ainouée pour la première fois il y a 56 ans).Avec un énorme sens de la responsabilitéqui ne m’a jamais quitté.Et puis, mon retrait éditorial ne déplairapas forcément à tout le monde, j’imagine! Mes articles sont pour beaucoup tropdérangeants, parfois même offensifs dansla mesure où ils peuvent bousculer desidées bien ancrées dans (et pour)un ordre établi. Les plus vieuxpratiquants n’aiment pas se sentirfragilisés par certaines interroga-tions (les hommes détestent lapossible remise en cause de cequ’ils pensent être leurs certi-tudes), quant aux nouvelles géné-rations, elles ignorentgénéralement les éléments desproblèmes auxquels mes écritsfont allusion. Il est certainqu’avec mes prises de position nesouffrant aucune équivoque, etma totale absence de diplomatie,il ne pouvait en être autrement. Ilreste bien entendu que chacunchoisit comment il veut vivre sonart martial ou les diverses « ges-tuelles d’origine martiale ». S’ilassume les contraintes, les limita-tions et les dimensions effectivesde ce qu’il pratique.Je veux, je peux, me dire enfinque je pense avoir désormais at-teint un point de ma vie où il n'estplus nécessaire de chercher àprouver quoi que ce soit à qui quece soit. Et que, comme me le di-sait il y a longtemps un homme

    sous un ciel lointain : « Si l'on apprécie ceque je suis devenu, ce sera bien. Mais sicela déplaît, ce sera dommage...". Commecet homme sage avait raison ! Je vais metenir à cette vision-là des choses ! On n’est fidèle, à ceux qui ont un jourdonné, qu'en transmettant. Et en renfor-çant ce qui a été donné. C’est pourquoi,je voulais aussi éveiller, inciter à créer.Car ce n'est pas en se contentant de re-produire servilement qu'on trouve le che-min vers soi-même. Ce qui estquand-même l’objectif du « Do » (le sensde la démarche), au-delà du « Gei »(l’imitation technique). On ne seconstruit pas dans le passé, en s’usant àreproduire ce qui fut. Il faut pénétrer lesleçons du passé et les utiliser au serviced'un avenir meilleur. Or on n’en prendguère le chemin, dans aucun domained’ailleurs. L’espèce humaine n’apprendjamais rien de son passé.

    D.M. On retrouve l’œil de l’historien….Un autre projet d'ouvrage ? R.H. Non, là c'est vraiment "le der desders". Clap de fin ! Il est plus que tempsde prendre un peu de distance, de me «des-entêter » d’un combat pour un artmartial qui a profondément marqué mavie mais que je ne reconnais plus dans cequ’il est devenu. Fin d’un prosélytismeinutile, épuisant et à tout vent. Il n’est pas pour autant question que je

    déserte la Voie, mais il est maintenanttemps pour moi de la vivre en ne me sen-tant plus aucunement concerné (nibles