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SUR LA SCIENCE

DES ŒUVRES

Questions à Pierre Bourdieu (et à quelques autres)

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Collection « Cartouche Idées »

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SUR LA SCIENCE

DES ŒUVRES

Questions à Pierre Bourdieu (et à quelques autres)

Geoffroy de Lagasnerie

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© Éditions Cartouche/TMR 2011

82, boulevard du Port-Royal, 75005 Paris

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Avant-propos

Ce livre porte sur la science des œuvres. Il s’interroge sur ce quesignifie d’étudier, sociologiquement et historiquement, l’art, la litté-rature ou la philosophie. Il se consacre notamment, mais pas exclusi-vement, à la théorie la plus puissante et la plus influente de ce courantde recherche à l’échelle internationale : la théorie des champs de PierreBourdieu.

J’ai voulu tirer ici les conséquences et les enseignements des pro-blèmes que j’ai rencontrés alors que j’écrivais mon ouvrage surl’Université, la vie intellectuelle et les conditions de l’innovation, etqui paraît en même temps que celui-ci sous le titre Logique de la créa-tion. Mon objectif est ainsi de poser des questions et d’ouvrir des pistessusceptibles de donner les moyens de saisir mieux qu’on ne le faitd’ordinaire la production et la réception des œuvres : dans quel« contexte » faut-il réinscrire un auteur pour le comprendre ; quelsrapports entretient la formation d’un projet littéraire ou intellectuelavec la vie de son producteur, avec la politique, etc. ; commentconstruire des analyses capables de saisir l’acte de création dans sasingularité et sa grandeur ; et en quoi la sociologie devrait-elle nous

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SUR LA SCIENCE DES ŒUVRES

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permettre d’arracher les œuvres à toutes les formes d’interprétationsneutralisantes, dans lesquelles se spécialisent les professionnels ducommentaire académique mais également, paradoxalement, beau-coup de praticiens des sciences sociales ?

J’ai conçu ce livre comme une investigation critique de la formationet de l’architecture de la sociologie des champs de Pierre Bourdieu.J’ai essayé de reconstituer les principales étapes de la fabrication decette théorie, de montrer comment et contre quoi elle s’est constituéeet de restituer par là même l’extraordinaire effort de pensée qui a éténécessaire à son édification – avant, dans un second temps, de souleverun certain nombre d’interrogations.

Il ne s’agit donc pas du tout pour moi de nier la puissance heuris-tique et la pertinence opératoire de ce paradigme. Mais il en va tou-jours ainsi des grandes intuitions : en éclairant la réalité d’un journouveau ou, mieux, en construisant différemment la réalité, elles fontaussi surgir, inévitablement, de nouvelles zones d’ombres, qui méritentd’être explorées. Comme le soulignait Jacques Derrida, il y a toujoursun prix à payer pour qu’un progrès s’accomplisse : une conquête théo-rique ne va jamais sans l’acceptation tacite d’un présupposé, qui faitdu « frein, si l’on peut dire, un amortisseur indispensable de l’accélé-ration ».

Analyser, dans le cas de la théorie des champs, quels sont ces freins,et quels sont ces présupposés qui ferment des portes au moment oùles clés conceptuelles en ouvrent d’autres, tel est le but de cet ouvrage.Je voudrais mettre en lumière certaines des cécités qui sont consubs-tantiellement liées à cette nouvelle manière de voir. Et aussi (et, peut-être même, surtout) dégager les impasses auxquelles conduitl’utilisation de cette théorie comme un cadre méthodologique prêt à

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l’emploi et appliqué de façon mécanique à n’importe quel type d’objet,quand Bourdieu lui-même n’a cessé de la considérer comme un sujetd’investigation et d’expérimentation qui devait être continuellementmis à l’épreuve.

On comprend en ce sens que l’un des objectifs de ce livre est ausside contester le monopole des critiques adressées à Bourdieu à desauteurs qui se situent en régression totale par rapport à l’héritage qu’ilnous a légué, et qui se contentent d’objecter à ses analyses ce contrequoi elles se sont précisément constituées.

Avant-propos

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LES FONDEMENTS DE LA SCIENCE DES ŒUVRES

S’il est une intention unanimement partagée par les sociologues etles historiens de l’art, de la littérature ou de la philosophie, et qui, au-delà de leurs différences parfois très grandes, les rassemble dans unemême communauté de pensée, c’est avant tout, on le sait, la volontéde rompre avec le mythe du « créateur incréé », du « génie solitaire »ou de l’intellectuel « sans attaches ni racines ». D’où la nécessitéd’élaborer une science des œuvres. Certes, il n’y a pas de réponseconsensuelle à la question de savoir quelle forme précise doit revêtirune telle science – et les débats théoriques ou les controverses métho-dologiques sont fort nombreux à ce sujet. Mais dans le même temps,un accord se dégage sur ce qui constitue le fondement essentiel detoute une analyse sociale des activités culturelles ou intellectuelles.

Le projet d’une science des œuvres se définit ainsi, traditionnelle-ment, comme une démarche génétique. Son ambition fondamentaleconsiste à démanteler et à mettre en question toutes les traditions quivoudraient interdire de rapporter les textes à autre chose qu’à eux-

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mêmes. L’approche scientifique des productions symboliques s’appuiesur le postulat que l’on doit nécessairement, pour bien comprendreune pensée, la réinscrire dans un espace donné – et donc, également,dans une histoire donnée.

Contre la tradition philosophique

Cette volonté de montrer comment l’ancrage des auteurs dans desréalités sociales, historiques, politiques, institutionnelles – en un motcollectives –, informe leurs pensées, leurs styles, leurs rhétoriques, lesproblèmes qu’ils se posent, etc., s’est historiquement affirmée dans lecadre d’une critique radicale de deux grandes traditions de lecture etd’interprétation : la tradition philosophique d’une part et la traditionlittéraire d’autre part.

Ainsi, dans Méditations pascaliennes, Pierre Bourdieu souligne quel’un des principaux obstacles à l’édification d’une histoire sociale dela philosophie est le refus de l’histoire qui caractérise la philosophie :« Le refus de la pensée de la genèse et, par-dessus tout, de la penséede la genèse de la pensée est sans doute l’un des principes majeurs dela résistance que les philosophes opposent, à peu près universellement,aux sciences sociales, surtout lorsqu’elles se hasardent à prendre pourobjet l’institution philosophique et, du même coup, le philosophe lui-même, figure par excellence du “sujet”, et lui refusent ainsi le statutd’exterritorialité sociale qu’il s’accorde et dont il entend organiser ladéfense. »1

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1. Pierre Bourdieu, Méditations pascaliennes, Paris, Seuil, 1997, p. 54.

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Pour les philosophes, le projet d’une histoire sociale de la philoso-phie, qui « entend rapporter l’histoire des concepts ou des systèmesphilosophiques à l’histoire sociale du champ philosophique », estsacrilège dans son essence même. Il paraît en effet nier un « acte depensée tenu pour irréductible aux circonstances contingentes et anec-dotiques de leur apparition »2.

Les philosophes opposeraient ainsi systématiquement à la lecture« impure » des œuvres que proposeraient les sciences humaines, unelecture « pure ». Contre l’histoire sociale de la philosophie, ils tâche-raient d’édifier une histoire philosophique (ou, selon l’expression deKant que Bourdieu aimait à citer, « philosophante ») de la philosophie,où l’histoire et la contingence seraient niées, où l’ordre chronologiquedu déroulement des philosophies serait ramené à un ordre logique,et où, comme chez Hegel, la succession des systèmes philosophiquescorrespondrait au développement de l’Esprit se déployant selon sespropres lois, irréductibles à l’Histoire et relativement indépendantesd’elle3. L’histoire philosophique de la philosophie est ainsi une his-toire anhistorique et anti-génétique – il s’agit, en quelque sorte, d’unelogique – et c’est contre l’ensemble des présupposés sur lesquels elles’appuie que doit se constituer l’histoire sociale de la philosophie etmême, plus généralement, l’histoire sociale des idées.

On trouve une critique similaire de la philosophie et de l’histoire desidées telle qu’elle est traditionnellement pratiquée par les philosophes(et même par certains historiens orthodoxes) chez l’historien britan-nique Quentin Skinner. Il note en effet que l’attitude philosophique

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2. Ibid.3. Ibid., p. 57-59.

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consiste à considérer les textes comme des objets d’investigation auto-suffisants et qui contiendraient en eux-mêmes leur propre vérité.Cette croyance dans la possibilité d’autonomiser les œuvres par rapportà tout ce qui leur est extérieur s’enracine, implicitement ou explicite-ment, dans l’idée selon laquelle les grands philosophes, passés commeprésents, affronteraient toujours, dans leurs écrits, les mêmes pro-blèmes universels.

Même quand ils appartiennent à des époques différentes et éloi-gnées, les auteurs seraient en dialogue les uns avec les autres à proposde grandes questions identiques, atemporelles et éternelles, et tous seposeraient ces questions dans les mêmes termes (par exemple laquestion de l’union de l’âme et du corps, du meilleur régime politiquepossible, des rapports entre liberté et déterminisme, etc.). Dès lors, lacompréhension des textes du passé ne poserait pas problème. Elleapparaît au contraire comme immédiate – puisque les concepts oumême les mots utilisés par les philosophes à travers le temps auraienttoujours le même sens et revêtiraient, pour eux comme pour nous, lamême signification. Du même coup, reconstituer la pensée d’un auteurne nécessiterait rien de plus que de le lire, de reconstruire l’économieinterne de son argumentation et de saisir, à partir de là, ce qu’il a voulunous dire et nous enseigner.

Cette conception radicalement anti-historique amène, selonSkinner, à commettre des erreurs d’interprétations très importantes.Elle est notamment responsable de « contre-sens » et d’« anachro-nismes ». L’histoire philosophique des idées philosophiques relèveainsi moins de l’analyse scientifique et sérieuse que de la « mytholo-gie » : elle attribue à des auteurs des thèses qu’ils n’ont pu, dans leursunivers mentaux spécifiques, formuler ; elle crée des débats fictifs

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entre des philosophes qui n’entretenaient aucune relation entre eux ;elle projette de façon rétrospective sur des textes passés des problé-matiques présentes, etc.

Selon Skinner, l’histoire des idées ne peut donc se constituer surdes bases solides qu’à condition de rompre avec les biais inhérents auregard philosophique. Il insiste par exemple sur la nécessité d’intro-duire dans l’histoire de la pensée, sur le modèle de ce que ThomasKuhn fit en histoire des sciences et Ernst Gombrich en histoire del’art, le concept de « paradigme ». Lui seul donnerait en effet lesmoyens d’appréhender l’historicité et la singularité des « espaces dis-cursifs » à l’intérieur desquels les œuvres se définissent et agissent – età l’intérieur desquels elles devraient par conséquent être réinscritespour être véritablement comprises dans leur essence et leur vérité4.

Contre la doxa littéraire

La seconde grande tradition que la science des œuvres entenddéconstruire est la tradition littéraire. D’ailleurs, la tradition philoso-phique précédemment évoquée est souvent conçue comme un casparticulier de la posture lettrée, présentée comme plus générale et plusglobale. Souvent qualifiée d’« esthète », cette posture se trouverait auprincipe des pratiques des professeurs de littérature de tous les pays : elleconduirait à refuser la pertinence de toute lecture « externe »en conce-vant les œuvres culturelles comme des « significations intemporelles

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4. Voir notamment Quentin Skinner, « Meaning and Understanding », in James Tully (ed.), Meaningand Context, Quentin Skinner and his critics, Cambridge, Polity Press, 1988, p. 29-132. Ou Visions ofPolitics Volume 1 – Regarding Method, Cambridge, Cambridge University Press, 2002.

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et des formes pures appelant une lecture purement interne et anhis-torique »5.

La doctrine littéraire juge ainsi « réductrice », « asséchante »,« grossière », l’entreprise qui consisterait à vouloir « rapporter » uneœuvre à ses conditions de production. Elle voit toute tentative quichercherait à comprendre le « génie » d’un auteur par sa trajectoirecomme étant d’emblée vouée à l’échec. De telles analyses « matéria-listes » passeraient par principe à côté du mystère insondable de lacréation, de l’inspiration. Elles nieraient également de manière sacri-lège le caractère ineffable de l’expérience littéraire et artistique, dontl’essentiel (le sens, le vécu, etc.) échapperait nécessairement au regardfroid du scientifique6.

Pierre Bourdieu relève que, parce qu’elle est très profondémentinscrite dans l’ordre culturel et dans les cerveaux sur le mode de l’évi-dence, et parce qu’elle est soutenue par toute la logique de la situationuniversitaire, cette doxa reste la plupart du temps à l’état implicite :« Les hommes cultivés sont dans la culture comme dans l’air qu’ilsrespirent et il faut quelque grande crise pour qu’ils se sentent tenusde transformer la doxa en orthodoxie ou en dogme et de justifier le

5. Pierre Bourdieu, Raisons pratiques, Paris, Seuil, 1994, p. 62-63. On aurait pu mentionner également,comme critique du paradigme lettré, mais qui est énoncée dans une optique un peu différente, lestravaux de Roger Chartier. Chartier a beaucoup insisté sur le fait que les textes étaient toujours inscritsdans une matérialité : l’objet qui les porte, la façon dont ils sont lus, la situation dans laquelle ils sontlus, etc. On ne saurait donc comprendre les œuvres indépendamment des structures matérielles àl’intérieur desquelles elles se déploient concrètement. Cf. par exemple Roger Chartier, Au bord de lafalaise, l’histoire entre certitudes et inquiétudes, Paris, Albin Michel, 1998. Sur les rapports des historiensà la littérature, cf. Judith Lyon-Caen et Dinah Ribard, L’Historien et la littérature, Paris, La Décou-verte, 2010.6. Cf. Pierre Bourdieu, Les Règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire, Paris, Seuil, coll.Points, 1992, p. 303-312. Voir également les remarques sarcastiques et dévastatrices adressées auxdéfenseurs de la tradition lettrée dans les premières pages de ce livre.

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sacré et les manières de le cultiver. »7 Il en découle qu’il n’est pas facilede trouver une expression systématique du corps de doctrine quifonde cette vision.

Bourdieu cite comme représentants principaux de ce courant, quiinstaure une frontière indépassable et quasi-ontologique entre l’es-pace littéraire d’un côté et, de l’autre, l’espace social, et interdit d’allerchercher dans le second des instruments pour penser le premier, lesécrivains de la NRF et tout spécialement Paul Valéry, l’école du NewCriticism aux États-Unis et en Angleterre, influencée par T. S. Eliotnotamment, et représentée par René Wellek et Austin Warren, ouencore les formalistes russes (au premier rang desquels Roman Jakob-son), etc. Mais Bourdieu précise que, selon lui, l’illustration à la foisla plus récente et la plus puissante de ce paradigme, et qui a d’ailleurscontribué à en renforcer l’influence et le prestige en lui conférant unesorte d’aura scientifique, est la théorie structuraliste – il vise bien sûrClaude Lévi-Strauss mais également le Foucault de l’Archéologie dusavoir.

Selon Bourdieu, l’herméneutique structuraliste est en effet une va-riante de toute herméneutique lettrée en ce qu’elle « traite les œuvresculturelles (langue, mythe et, par extension, œuvre d’art) commedes structures structurées sans sujet structurant qui, comme lalangue saussurienne, sont des réalisations historiques particulières etdoivent donc être déchiffrées comme telles, mais sans aucune réfé-rence aux conditions économiques ou sociales de la production del’œuvre ou des producteurs de l’œuvre (comme le système scolaire) »8.

7. Ibid., p. 306.8. Pierre Bourdieu, Raisons pratiques, op. cit., p. 63. Je souligne.

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Les structuralistes se saisissent de textes ou de bouts de textes (un poème,un extrait de roman, une pièce de théâtre, une nouvelle, etc.) et, indé-pendamment de toute réflexion sur leur statut historique ou leurcontexte d’émergence, les constituent comme des entités désincarnéesde pures relations sémantiques à déchiffrer, dont ils cherchent à opérerun démontage formel9. Dès lors, ils font comme si la vérité du texteétait dans le texte lui-même. Et même si cette vérité s’y trouve demanière dissimulée et latente, il n’en demeure pas moins qu’elle estsupposée être appréhendable indépendamment de toute mise en rela-tion du texte avec un contexte.

Dans son livre récent sur Kafka et la création, et sur lequel je revien-drai plus tard, Bernard Lahire cite Roland Barthes comme incarnationde la tradition lettrée qui rejette l’idée même d’une mise en rapportdu texte avec quelque réalité que ce soit située en dehors de lui. Dansson article de 1964 « Les deux critiques », Barthes s’en prend en effetà l’approche psychanalytique des œuvres. Mais ce ne sont pas lesconcepts, les outils ou les méthodes utilisés par les psychanalystes qu’ilmet en cause. C’est, de manière beaucoup plus radicale, le postulatsur lequel s’appuie leur démarche, qui consiste à poser l’existence d’un« ailleurs » de l’œuvre (l’enfance de l’écrivain, etc.) et à faire commesi, pour comprendre un texte, il fallait nécessairement déchiffrer lessecrets enfouis de son auteur et montrer comment, de manière dissi-mulée et déniée, ceux-ci informent sa production. Barthes oppose àcette approche « réductrice », et donc sacrilège, l’approche littérairequi, pour sa part, « s’installe dans l’œuvre », tente de la décrire dans

9. Cf. « Entretien avec Pierre Bourdieu » in Bourdieu et la littérature, Nantes, Éditions Cécile Defaut,2010, p. 260-269.

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sa structure interne – et se propose ainsi moins de l’expliquer que del’expliciter10.

La critique littéraire se présente, selon Lahire, comme une analyseimmanente. Elle prône l’enfermement dans le texte. Et se pose ens’opposant aux approches où l’œuvre est, pour reprendre les mots deBarthes, « mise en rapport avec autre chose qu’elle-même, c’est-à-direautre chose que la littérature : l’histoire (même si elle devientmarxiste), la psychologie (même si elle se fait psychanalytique) »11.

La notion de contexte

Prendre une distance radicale avec les courants qui, aussi diverset opposés puissent-ils être, partagent une hostilité commune à l’idéemême d’analyser la genèse empirique des productions symboliquesconstitue le seuil épistémologique de la science des œuvres. Rien nesaurait échapper au regard sociologique et historique. Il est injusti-fiable d’accorder à la littérature, à l’art ou à la philosophie un statutd’exception – c’est-à-dire d’assimiler ces activités à des pratiques abs-traites et autonomes, qui n’entretiendraient aucun lien avec le mondequi les entoure et au sein duquel elles sont fabriquées.

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10. Bernard Lahire, Franz Kafka, Éléments pour une théorie de la création littéraire, Paris, La Décou-verte, 2010, p. 584-585.11. Ibid., p. 584-585. Lahire poursuit en remarquant que de telles déclarations sont en fait pour beau-coup des déclarations d’intentions, démenties par la pratique réelle de Barthes, qui ne s’interdisait pasde mettre en rapport la littérature avec son dehors et de faire des entorses au principe immanentiste,mais de façon déniée. En ce sens, « le choix n’est au fond qu’entre la pratique visible, explicite, assuméeet systématique de la mise en rapport, qui donne les moyens d’être contrôlée par son utilisateur commepar ses lecteurs, et la pratique non dite, masquée, et se voulant discrète et élégante, qui échappe engrande partie à tout contrôle » (Ibid., p. 585).

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Mais si cette représentation suscite l’assentiment général au seindes sciences sociales, il est néanmoins nécessaire de souligner, car c’està partir de là que vont commencer à apparaître les véritables enjeuxthéoriques et méthodologiques, que ce n’est pas le cas de sa traductionconcrète dans des recherches spécifiques. Déclarer qu’il est nécessairede replacer les textes dans leur condition historique ou sociale d’appa-rition et de réinscrire les auteurs dans leur contexte ne règle en effetpas tous les problèmes. Cela laisse au contraire totalement indétermi-née et ouverte la question de savoir ce que l’on appelle, justement, le« contexte » des œuvres. D’ailleurs, on pourrait relire les grandescontroverses entre sociologues et historiens de l’art, de la littérature,de la philosophie ou des sciences en montrant qu’elles se ramènentpresque toujours à une divergence tacite à propos de la définition dela situation de l’écrivain (ou de l’artiste, etc.) et de sa délimitation :quels éléments considère-t-on comme pertinents pour caractériserl’ancrage des auteurs dans l’Histoire ou dans la société ? Commentcirconscrit-on cet extérieur des œuvres par rapport auquel on va leséclairer ? Dans quelles temporalités, dans quels types d’espaces lesauteurs sont-ils inscrits ? Et de quelles manières cette inscriptioninfluence-t-elle leur production ?

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2.

LA SOCIOLOGIE DES CHAMPS DE PIERRE BOURDIEU

La théorie des champs de Pierre Bourdieu a largement contri-bué, dans la période contemporaine, à renouveler la science des œuvres.Élaborée à partir du milieu des années 1970, cette théorie se présentecomme une réflexion générale sur les conditions sociales de la pro-duction des biens symboliques – et elle a de fait apporté des réponsesinédites et radicalement nouvelles à la plupart des problèmes quecherche à résoudre la sociologie de la culture, de l’art, et des intel-lectuels.

S’il est important de se pencher, de manière critique, sur la genèseet la forme de ce paradigme, c’est parce qu’il ne s’agit pas, précisé-ment, d’un paradigme parmi d’autres. Certes, tous les sociologues ettous les historiens ne partagent pas nécessairement l’ensemble des pré-supposés ou des principes sur lesquels il se fonde. Mais il n’en demeurepas moins que tous en acceptent les éléments essentiels. Il n’y a pasaujourd’hui d’analyse scientifique des œuvres qui ne s’inscrive, expli-citement ou implicitement, dans l’héritage de Bourdieu, et qui ne

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reprenne à son compte les grandes lignes de la vision qu’il s’est efforcéde forger (même si, et selon un procédé largement employé lorsqu’ils’agit de Bourdieu, cet héritage est la plupart du temps dénié oupassé sous silence, comme l’atteste la prolifération de mots, « lieux »,« milieux », « réseaux », « sphère », « monde », « cité », etc., dontl’unique fonction est de ne pas employer celui de « champ »). Étudierla théorie des champs, c’est ainsi être amené à interroger l’architectureconceptuelle de la sociologie et l’histoire des biens symboliques dansleur ensemble.

Parce qu’il se définissait comme sociologue, Pierre Bourdieu a na-turellement construit son système contre les lectures « internes »,« formalistes », « littéraires » ou « philosophiques ». Mais il s’est éga-lement donné pour objectif de mettre en question certaines façons decontextualiser les œuvres et d’appréhender les relations entre les pro-ductions culturelles et leurs conditions sociales d’apparition. Je retien-drai ici les deux principales cibles que Bourdieu mentionne dans sesouvrages : la théorie marxiste d’une part, et d’autre part, la méthodebiographique de Sartre et la notion de « projet créateur ».

Les limites du marxisme

Les fondements théoriques de la doctrine marxiste ont notammentété établis par le sociologue hongrois Georg Lukács dans deux livresclassiques, Théorie du roman puis Littérature, philosophie et marxisme12.Et on sait que l’un des principaux représentants de cette tradition en

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12. Georg Lukács, Théorie du roman, Paris, Gonthier, 1963 et Littérature, philosophie et marxisme, Paris,PUF, 1978.

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France (et il est légitime de penser que c’est à lui que fait référenceBourdieu lorsqu’il critique ce paradigme) fut Lucien Goldmann.Comme l’écrit Joseph Jurt, « à la suite de Lukács, Goldmann enten-dait expliquer génétiquement les œuvres littéraires. Le véritable sujetde la création littéraire est pour Goldmann le groupe social – critèred’explication plus objectif que le sujet individuel puisque, à ses yeux,la structuration de l’unité collective est plus simple et plus cohérenteque celle de la psychologie des individus »13.

C’est dans son ouvrage Le Dieu caché que Lucien Goldmann aproposé sa tentative la plus aboutie d’interprétation matérialiste desœuvres. Dans ce livre, Goldmann réaffirme, tout d’abord, l’oppositiondes sciences sociales à la tradition lettrée : « Partant du principe fon-damental de la pensée dialectique que la connaissance des faits empi-riques reste abstraite et superficielle tant qu’elle n’a pas été concrétiséepar son intégration à l’ensemble qui seule permet de dépasser le phéno-mène partiel et abstrait pour arriver à son essence concrète, et implici-tement à sa signification, nous ne croyons pas que la pensée et l’œuvred’un auteur puissent se comprendre par elles-mêmes en restant sur le plandes écrits et même sur celui des lectures et des influences. »14

Les produits culturels ne sont pas indépendants de la société quiles entoure. Ils sont au contraire inscrits dans celle-ci et c’est d’ellequ’ils reçoivent leur raison d’être et leur signification objective. Il fautdonc nécessairement, pour comprendre les œuvres de l’esprit, lesrapporter à autre chose qu’à elles-mêmes, c’est-à-dire à un substrat

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13. Joseph Jurt, « L’apport de la théorie des champs aux études littéraires », in Gisèle Sapiro, PatrickChampagne (dir.), Pierre Bourdieu, sociologue, Paris, Fayard, 2004, p. 256. Pour un exemple plus récentd’étude s’inspirant de tels principes, cf. Jacques Dubois, Les Romanciers du réel, de Balzac à Simenon,Paris, Seuil, 2000.14. Lucien Goldmann, Le Dieu caché, Paris, Gallimard, 1959, p. 16.

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matériel. Mais cet extérieur des œuvres n’est rien d’autre, selon LucienGoldmann, que la classe sociale à laquelle appartient son auteur, oubien à laquelle il destine son travail : « La pensée n’est qu’un aspectpartiel d’une réalité moins abstraite : l’homme vivant et entier, etcelui-ci n’est à son tour qu’un élément de l’ensemble qu’est le groupesocial. Une idée, une œuvre ne reçoit sa véritable signification quelorsqu’elle est intégrée à l’ensemble d’une vie et d’un comportement.De plus il arrive souvent que le comportement qui permet de comprendrel’œuvre n’est pas celui de l’auteur, mais celui d’un groupe social (auquelil peut ne pas appartenir) et notamment, lorsqu’il s’agit d’ouvrages impor-tants, celui d’une classe sociale. »15

L’analyse marxiste considère les productions intellectuelles, littérairesou artistiques comme des « reflets », comme des « expressions symbo-liques » du monde socio-économique qui les entourent. Et elle voit dansles créateurs des « porte-paroles inconscients » de la classe sociale (ou lafraction de classe) à laquelle ils appartiennent ou destinent leur travail.

Lucien Goldmann applique ces principes, dans Le Dieu caché,aux Pensées de Pascal et à certaines pièces de Racine (Andromaque,Britannicus, Bérénice et Phèdre). Il repère, dans ces œuvres, l’existenced’une même « vision tragique » du monde. Mais cette vision n’estpas propre à ces auteurs et n’est pas, en d’autres termes, singulière etindividuelle. Elle est, au contraire, collective – et on la voit d’ailleurss’exprimer dans d’autres écrits contemporains de statut fort diffé-rent : théologiques, idéologiques, politiques, philosophiques, etc. End’autres termes, les ouvrages de Pascal et de Racine ne sont pas isolés.Ils s’intègrent dans un « Tout » plus vaste – et leur contenu et leur

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15. Ibid., p. 16-17.

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structure se comprend mieux à la lumière d’une analyse de ce Tout16 :« Si la plupart de éléments essentiels qui composent la structure sché-matique des écrits de Pascal et Racine sont analogues malgré les dif-férences qui séparent ces écrivains en tant qu’individus empiriquesvivants, nous sommes obligés de conclure à l’existence d’une réalitéqui n’est plus proprement individuelle qui s’exprime à travers leursœuvres. »17 Cette réalité, c’est la vision du monde de leur classe sociale.Pascal et Racine auraient ainsi été, selon Goldmann, les porte-parolesdu « jansénisme extrémiste » propre à la noblesse de robe du milieudu xviie siècle. Cette classe se sentit en effet chassée des pôles centrauxdu pouvoir par la monarchie absolue, et fut pour cette raison prédis-posée adopter une idéologie du refus du monde comme le jansénisme.Goldmann écrit ainsi à propos du cas spécifique, mais représentatif,des officiers : « Il serait inutile d’insister longuement sur le lien entrela situation économique et sociale des officiers du xviie siècle, attachéset opposés en même temps à une forme particulière d’État, la monar-chie absolue, qui ne pouvait les satisfaire en aucune manière, et l’idéo-logie janséniste et tragique de la vanité essentielle du monde et dusalut dans le retrait et la solitude. »18 Selon Goldmann, c’est de cettevision tragique qu’on retrouve des expressions sous les plumes deRacine et de Pascal.

Pierre Bourdieu ne conteste jamais, dans ses ouvrages, l’impor-tance des études marxistes. Il ne cesse même de leur rendre hommage,et souligne le rôle capital qu’elles jouèrent dans l’histoire de la penséeen ce qu’elles ne cessèrent de contester l’évidence et l’hégémonie de

16. Ibid., p. 14. 17 Ibid., p. 14-15.18. Ibid., p. 133.

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la doxa littéraire et philosophique. Le marxisme constitua ainsi unmoment essentiel et irremplaçable dans la formation d’une sciencedes œuvres. Mais il n’en demeure pas moins que, selon Bourdieu, cesanalyses doivent être dépassées et remises en cause. Elles lui appa-raissent en effet comme potentiellement aussi « réductrices » que lesanalyses « internes » contre lesquelles elles se constituent.

Bourdieu reproche notamment aux marxistes de ne pas problé-matiser de manière satisfaisante la question de savoir à quel groupeappartiennent les auteurs, ou à quel groupe ils destinent leurs œuvres,quelle est sa forme ou sa composition. Ceux-ci écrivent souvent, sansbeaucoup plus de précision, que comprendre une œuvre nécessiteraitde comprendre la vision du monde du groupe à partir ou à l’intentionduquel l’artiste ou l’écrivain a composé son travail. Mais, s’interrogeBourdieu, « de quel groupe social » les marxistes parlent-ils ? « Decelui dont l’artiste est lui-même issu – et qui peut ne pas coïncideravec le groupe dans lequel se recrute son public – ou du groupe quiest le destinataire principal ou privilégié de l’œuvre – ce qui supposequ’il y en ait toujours un et un seul. »19 D’autant que, poursuit Bour-dieu, rien n’autorise à affirmer que le destinataire déclaré d’une œuvresoit son destinataire véritable. « Tout au plus peut-il être la causeoccasionnelle d’un travail qui trouve son principe dans toute la struc-ture et l’histoire du champ de production, et, à travers lui, dans toutela structure et l’histoire du monde social considéré. »20 Enfin, pour-suit Bourdieu, comment analyser l’œuvre d’un auteur qui appartien-drait à plusieurs groupes, ou qui écrirait pour un groupe auquel il

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19. Pierre Bourdieu, Les Règles de l’art, op. cit., p. 334.20. Ibid.

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n’appartient pas ? De quelle « vision du monde » son œuvre serait-elle alors l’expression ? etc.

Tout un nœud de problème surgit donc lorsque l’on analyse deprès les écrits des théoriciens marxistes. Ceux-ci ne proposent pas dedéfinition rigoureuse du concept de « groupe social ». Et ils se per-mettent ainsi, au cours de leurs études, selon les besoins de la démons-tration, de lui donner telle ou telle signification (le grouped’appartenance de l’auteur, le commanditaire de l’œuvre, le publicbourgeois, etc.) sans jamais justifier ces glissements.

Conceptualiser mieux que ne le font les marxistes la question desavoir de quel groupe les auteurs dépendent et de quel collectif ilssont censés être les « porte-parole » constitue l’une des tâches essentiellesde la théorie des champs. D’ailleurs, dans le cadre de cette réflexion,Bourdieu va mettre en évidence l’existence d’un paradoxe : lesmarxistes ne cessent d’insister sur le fait que les auteurs appartien-nent à des « groupes », mais jamais ils ne prennent en compte lesgroupes « spécifiques » dont les écrivains, les philosophes ou les artistessont aussi membres : le groupe des écrivains, le groupe des philosophes,le groupe des artistes, etc. Leur intérêt exclusif pour la classe lescondamne à faire l’impasse par exemple sur les institutions littéraires,les éditeurs, la presse, les concurrences entre producteurs, etc. Bref, lesagents et les structures qui contribuent concrètement à la productionet à la circulation des biens culturels ne sont jamais analysés en tantque tel – en sorte que les mécanismes de cette production et de cettecirculation ne sont jamais réellement dégagés de façon satisfaisante.

Soulignons pour terminer que Bourdieu formule une dernière cri-tique contre les marxistes. Il ne la développe jamais très longuementet pourtant, à bien des égards, il s’agit de la critique la plus radicale et

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la plus importante. Elle pointe en effet du doigt l’un des biais princi-paux de ce genre d’analyses, qui est de se focaliser sur la fonction desœuvres. Les marxistes s’intéressent en effet principalement à la « visiondu monde » que les œuvres expriment. Ils cherchent à reconstituer le« message » qu’elles transmettent, l’« idéologie » qu’elles portent – ense demandant par là même quels « intérêts objectifs » elles servent.Or, selon Bourdieu, cette « attention exclusive incline à ignorer laquestion de la logique interne des objets culturels, leur structure entant que langage » 21. En se concentrant uniquement sur le contenudes œuvres, les marxistes s’interdiraient de rendre compte de la formespécifiquement esthétique des produits culturels. Ils passeraient parconséquent à côté de tout un ensemble de dimensions qui constituentpourtant à bien des égards l’un des éléments essentiels des activitéslittéraires ou artistiques, et sur lesquelles une science des œuvres dignede ce nom ne saurait garder le silence.

Cette absence d’investigation sur les aspects proprement formels desœuvres a pour conséquence que le marxisme se révèle au final totale-ment incapable de contester les traditions littéraires et philosophiquessur leur propre terrain. Il abandonne de fait à ces approches le monopolede la reconstitution de la logique formelle des biens symboliques. SelonBourdieu, la lecture « interne » et la lecture « externe » se révèlent ainsides « adversaires complices », puisque aucun des deux n’est réellementmis en danger par l’approche concurrente.

Il est d’ailleurs intéressant de noter que, dans un texte de 1963 consa-cré à Lucien Goldmann, Roland Barthes s’en prend lui aussi à cetoubli des « formes » qui caractérise l’approche marxiste. Roland

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21. Ibid., p. 336.

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Barthes souligne en effet que, lorsqu’il parle de la littérature, Goldmannse place à un niveau essentiellement idéologique. Mais, s’interroge-t-il :« Que devient, dans cette macro-critique, la surface verbale de l’œuvre,ce corps parfaitement cohérent de phénomène formel (au sens le plusextérieur du terme), écritures, rhétoriques, modes de narration, tech-niques de perception, critères de notation, qui font, eux aussi, le roman. »La sociologie de Goldmann négligerait la « spécialité littéraire » duroman. Or, continue Barthes, « le projet éthique du romancier, mêmeet surtout si l’on accepte la façon dont Goldmann en rend compte, nepeut que rencontrer, précisément pour se médiatiser, ce que l’on appel-lera ici un imaginaire, c’est-à-dire en définitive un langage » 22.

Dès lors, Barthes écrit que l’on serait amené à concevoir deux typesde sociologie complémentaire du roman : une critique idéologiqued’un côté, qui s’occuperait du contenu ; une critique sémiologique del’autre, qui s’occuperait des formes. À bien des égards, la notion dechamp développée par Pierre Bourdieu aura justement pour fonctionde donner les moyens d’articuler ces deux types de sociologie et cesdeux approches.

Jean-Paul Sartre et la notion de projet

Essentielle a été, pour la formation de la théorie des champs, laconfrontation avec le marxisme. Mais non moins capitale a été la dis-cussion critique engagée avec Jean-Paul Sartre. Bourdieu a en effettrès fréquemment mis en question, et notamment dans Les Règles de

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22. Roland Barthes, « Les deux sociologies du roman », in Œuvres complètes, t. 1, Paris, Seuil, 1993,p. 1147-1149.

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l’art, les textes de Sartre sur la création en général et sur Flaubert enparticulier. Il y voyait une illustration particulièrement explicite deshypothèses qu’engage presque nécessairement la « méthode biogra-phique », qui vise à mettre en relation directe l’œuvre d’un auteuravec sa vie. Selon Bourdieu, Sartre aurait, dans la période contempo-raine, redonné ses lettres de noblesse à un genre d’études qui ne sontpas sans rappeler les monographies universitaires à la Lanson. Or lascience des œuvres devrait se constituer contre tout ce qu’implique cemode de pensée et d’analyse.

La critique bourdieusienne de la démarche sartrienne se déploieselon de nombreux axes23. Et elle vise, d’abord, la notion de « projet ».Ce concept porterait en effet au jour le biais inhérent au regard biogra-phique, qui consiste à tenir chaque vie pour « un tout », un « ensemblecohérent et orienté » qui ne pourrait être appréhendé que comme« l’expression unitaire d’une intention, subjective et objective, quis’annonce dans toutes les expériences surtout les plus anciennes »24.

Bourdieu repère en effet la prolifération d’expressions comme« déjà », « dès lors », « depuis son plus jeune âge », etc., sous la plumede Sartre. Ces éléments traduisent selon lui le fait que Sartre est victimed’une illusion rétrospective : il constitue « les éléments ultimes en finsdes expériences ou des conduites initiales » ; il adhère ainsi implicite-ment à une certaine idéologie du don ou de la prédestination, « quisemble s’imposer tout particulièrement dans le cas de personnagesd’exception, volontiers crédités d’une clairvoyance divinatrice »25.

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23. Je laisse de côté la question de savoir si ce que dit Bourdieu rend justice au contenu réel des textesde Sartre. Ce qui m’intéresse, c’est la manière dont il construit sa position à partir de la lecture qu’ilen fait.24. Pierre Bourdieu, Les Règles de l’art, op. cit., p. 308. 25. Ibid.

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Mais l’illusion principale à laquelle succomberait Jean-Paul Sartreà cause de la notion de projet n’est pas cette illusion rétrospective :c’est une illusion de continuité : concevoir la trajectoire des auteurscomme un Tout refermé sur lui-même, comme une entité cohérentestructurée du début à la fin par une intention fondamentale amèneen effet logiquement à lire la vie et l’œuvre d’un auteur d’une façonlinéaire26. Sartre se concentrerait exclusivement sur l’homogénéité etla continuité. Il rechercherait de l’unité dans l’ensemble des conduiteset des productions que l’on peut imputer à un même auteur. Bref, ilintroduirait de la linéarité là où il y a de la discontinuité, et occulteraitainsi totalement les coupures qui jalonnent nécessairement la biogra-phie d’un auteur et qui traversent ses écrits. Plus grave, il serait tota-lement incapable de rendre compte de telles ruptures, puisque celles-ciéchappent par principe à une vision des choses qui entend tout rame-ner à une intention unique et originelle.

La sociologie doit s’affranchir de toutes ces illusions biogra-phiques, rétrospectives et continuistes. Et elle doit par là même, auxyeux de Bourdieu, mettre en question la croyance dans la cohérencedu sujet qui se manifesterait à travers elles : les prises de position d’unauteur ne sont pas des expressions unitaires d’une « intention » sub-jective et objective. Ce sont des stratégies qui trouvent leur principeet leur explication dans la position matérielle occupée par l’agent à unmoment donné dans un espace particulier. On ne saurait imputer toutesles conduites d’un individu à un projet fondamental. Elles dépendent

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26. Pierre Bourdieu, « L’illusion biographique », in Raisons pratiques. op. cit., p. 81. On remarquecependant que l’on trouve à de nombreuses reprises dans l’œuvre de Bourdieu, et notamment dansses travaux sur Heidegger ou Sartre, une tendance très marquée à voir dans les écrits de jeunesse desauteurs qu’il étudie le lieu où s’exprimerait le plus clairement les présupposés qui orienteront leurspensées à venir.

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au contraire à chaque fois de facteurs spécifiques aux espaces sociauxau sein desquels elles se déploient27.

La volonté de défaire l’idée d’une unité synthétique de la personnehumaine, dont Sartre s’est fait le principal artisan, et qu’il a notammentutilisée dans ses travaux sur la littérature, constitue ainsi l’une des basesde la science des œuvres telle que Bourdieu a souhaité l’édifier. Maisla critique de Sartre et de la méthode biographique ne s’arrête pas là.Elle se déploie sur un deuxième axe.

Bourdieu considère en effet que ce qui est problématique avecl’approche biographique, c’est de supposer qu’il est possible d’étudierun auteur isolement. Sartre fait comme si la vérité de Flaubert se trou-vait dans le parcours singulier de Flaubert – ou, autrement dit, commesi, pour comprendre Flaubert et son œuvre, il suffisait d’étudier sonrapport à sa famille, à son père, à sa mère et à son frère, et même, plusgénéralement à sa classe d’origine, mais cela indépendamment d’uneprise en compte des relations entre Flaubert et les autres écrivains.

Or cette manière de restituer l’histoire de Flaubert comme « unesérie unique et à soi suffisante d’événements successifs » oublie fonda-mentalement, selon Bourdieu, qu’une trajectoire ne prend sens quesi on la met en rapport avec les autres trajectoires possibles dans l’espacesocial, c’est-à-dire avec les trajectoires alternatives par rapport aux-quelles elle se définissait implicitement ou explicitement : raconterune vie sans considérer les autres vies qui étaient vécues en mêmetemps par d’autres, « est à peu près aussi absurde que d’essayer derendre raison d’un trajet dans le métro sans prendre en compte la

27. Ibid., p. 85.

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structure du réseau, c’est-à-dire la matrice des relations objectivesentre les différentes stations »28.

Selon Bourdieu, on ne peut comprendre une trajectoire indépen-damment des autres trajectoires : les événements biographiques n’ontpas de sens en tant que tels. Ils se définissent relationnellement commeautant de « placements et de déplacements dans l’espace social » : « Lesens des mouvements conduisant d’une position à une autre se définit,de toute évidence, dans la relation objective entre le sens, au momentconsidéré, de ces positions au sein d’un espace orienté »29. Pour saisirla vie d’un auteur, il s’avère dès lors nécessaire de reconstituer au préa-lable les « états successifs du champ dans lequel elle s’est déroulée,donc l’ensemble des relations objectives qui ont uni l’agent considéré àl’ensemble des autres agents engagés dans le même champ et affrontésau même espace des possibles. »30

Ainsi, la méthode sociologique s’oppose frontalement à la méthodebiographique. Il ne faut pas chercher dans les caractéristiques del’existence singulière d’un auteur les principes explicatifs de sonœuvre. Ces principes ne peuvent se révéler que si l’on prend encompte le microcosme dans lequel il était inséré – et notamment, dansle cas de Flaubert, le microcosme littéraire – et la position relativequ’il y occupait. Bourdieu essaiera ainsi de montrer que nombre desattitudes de Flaubert que Sartre attribue à la relation de celui-ci avecsa famille et sa classe d’origine s’enracinent en réalité dans la situationde l’écrivain au sein du champ de production culturelle et dans sesrelations avec les autres écrivains.

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28. Ibid., p. 88.29. Ibid., p. 88-89.30. Ibid., p. 89.

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Le concept de champ

La construction du concept de champ répond ainsi, chez Bour-dieu, à une triple exigence : d’une part, faire sauter l’opposition entreanalyse externe et analyse interne que ratifient ces « adversaires com-plices » que sont la doxa littéraire et le paradigme marxiste ; d’autrepart, interdire de rapporter les œuvres à leur contexte économique etsocial de production sans prendre en compte les groupes spécifiquesà l’intérieur desquels elles s’élaborent ; enfin, comme on vient de lavoir, montrer que l’on ne peut comprendre les auteurs isolément etindépendamment des relations objectives qu’ils entretiennent avecleurs concurrents.

Dans ce cadre, l’idée essentielle est que, pour analyser les œuvres,il est nécessaire de reconstituer ce que Bourdieu appelle l’autonomierelative du champ dans lequel elles s’insèrent. Un texte (ou une pein-ture, une composition, etc.) serait toujours une prise de position quise poserait en s’opposant, à l’intérieur d’un champ particulier, àd’autres prises de position. Il se définirait en ce sens en fonction desenjeux « internes » à ce champ (son histoire et sa temporalité spéci-fiques, l’état institué des problèmes, les formes qui y sont disponibles,etc.). De même, c’est la position relative occupée par son auteur dansle champ (à laquelle seraient associés des intérêts particuliers, deschoix, des attitudes et des opinions spécifiques, etc.) qui se trouveraitau principe de ses prises de position.

Affirmer que les œuvres viennent au jour dans des circuits res-treints de production et dotés de leur propre principe de fonctionne-ment permet d’abord à Pierre Bourdieu de mettre en question le« réductionnisme marxiste ». La fabrication des biens culturels obéit

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à des règles et à des exigences spécifiques. Elle se déroule avec une rela-tive autonomie par rapport au monde global. Et ne saurait pas consé-quent être interprétée comme une simple expression, comme unsimple reflet ou une simple traduction de processus externes (écono-miques, sociaux ou politiques, etc.).

Dans son ouvrage sur Heidegger, Bourdieu souligne ainsi quel’on ne peut comprendre dans toute son ambiguïté et sa complexitél’auteur de Être et temps qu’à condition de rompre avec un mode delecture trop directement politique de ses écrits. De nombreux critiques,et notamment les marxistes, ont en effet voulu montrer que l’œuvrede Heidegger n’aurait au fond été que l’une des thématisations de larévolution conservatrice allemande des années 1920 et 1930. PourBourdieu, on ne saurait nier l’existence d’une telle affinité. Mais dansle même temps, précise-t-il, Heidegger n’est l’équivalent des idéo-logues de la révolution conservatrice qui lui étaient contemporainsqu’au système près. Heidegger est sans doute un révolutionnaireconservateur – mais contrairement aux autres, il l’est en philosophie,c’est-à-dire dans le champ relativement autonome de la philosophie.Si l’on assimile trop directement la pensée de Heidegger à de la pureet simple idéologie, on oublie de reconnaître sa dépendance à l’égarddes lois spécifiques du champ philosophique : les prises de positionspolitiques d’Heidegger ne s’expriment que philosophiquement.

Bourdieu reproche par exemple à Theodor Adorno d’opérer uneréduction trop directe du texte aux conditions les plus générales de saproduction : « Parce qu’il ignore l’autonomie relative du champ phi-losophique, Adorno rapporte directement les traits pertinents de laphilosophie de Heidegger à des caractéristiques de la fraction de classeà laquelle il appartient : ce “court circuit” le condamne à faire de cette

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idéologie archaïsante l’expression d’un groupe d’intellectuels dépasséspar la société industrielle et dépourvus d’indépendance et de pouvoiréconomique. »31 Bourdieu poursuit en précisant qu’il n’est pas du toutquestion, pour lui, de nier cette relation. Mais établir ce lien ne luiparaît pas suffisant. Se contenter de lire Heidegger dans cette optiqueet avec ces lunettes-là, ce serait en effet oublier de s’interroger égale-ment et parallèlement sur ce qui fait la singularité de Heidegger parrapport à des essayistes comme Spengler ou Jünger : qu’est-ce quifait que Heidegger est Heidegger ? « Faute de ressaisir la médiationdéterminante que représentent les positions constitutives du champphilosophique et la relation qu’elles entretiennent avec les oppositionsfondatrices du système philosophique, [Adorno] laisse inévitablementéchapper le principe de l’alchimie qui met le discours philosophiqueà l’abri de la réduction directe à la position de classe de son producteur,et il s’interdit du même coup de rendre raison de ce qui peut paraîtrel’essentiel, c’est-à-dire l’effet de la mise en forme philosophique. »32

Réinscrire les producteurs dans leur champ spécifique de produc-tion, c’est ainsi pouvoir expliquer sociologiquement leurs œuvressans rien perdre de leur spécificité. Celles-ci sont irréductibles à leurancrage social et politique. Elles sont marquées au plus profondd’elles-mêmes par des enjeux culturels spécifiques à leur domained’activité – en sorte que la sociologie doit rendre compte de l’intrica-tion entre toutes ses couches de signification (des plus internes au pluspolitiques), au lieu d’accorder à certaines une place privilégiée oumême exclusive.

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31. Pierre Bourdieu, L’Ontologie politique de Martin Heidegger, Paris, Minuit, 1988, p. 10.32. Ibid., p. 11.

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Instrument de critique du paradigme marxiste, la notion de« champ » vise également à mettre en question l’approche biogra-phique et les hypothèses implicites qui la fondent. Elle entend en effetimposer ce que Bourdieu appelle souvent un « un mode de penséerelationnel » : les stratégies des agents et des instituions engagées dansles luttes littéraires, artistiques ou scientifiques ne dépendent pas prin-cipalement des trajectoires singulières de ces agents ou de ces institu-tions ; elles s’enracinent au contraire dans la position relative qu’ilsoccupent dans la structure du champ, c’est-à-dire dans la structurede la distribution du capital spécifique, de la reconnaissance, etc. Lesmicrocosmes dans lesquels s’engendrent les œuvres culturelles (champlittéraire, champ artistique, champ scientifique, etc.) sont des espacesde « relations objectives entre des positions – celle de l’artiste consacréet celle de l’artiste maudit par exemple – et on ne peut comprendrece qui s’y passe que si l’on situe chaque agent ou chaque institution dansses relations objectives avec tous les autres »33. Par conséquent, le principeexplicatif de la genèse des productions symboliques réside moins dansles propriétés personnelles de leurs producteurs que dans les relationsobjectives qu’ils entretiennent avec les autres producteurs et dans lesstratégies que ces relations engendrent : « Les auteurs, les écoles, lesrevues, etc. existent dans et par les différences qui les séparent. » EtBourdieu de rappeler la formule de Benveniste : être distinctif, êtresignificatif, c’est la même chose34.

Penser relationnellement permet enfin à Pierre Bourdieu demontrer qu’il existe un rapport entre l’espace des prises de positions

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33. Pierre Bourdieu, Raisons pratiques. op. cit., p. 68.34. Ibid., p. 69-70.

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esthétiques, littéraires ou philosophiques et l’espace des positionsoccupées par les producteurs dans le champ donné : la forme d’art,de littérature, de philosophie, etc., que les auteurs défendent, lesalliances qu’ils nouent, les écoles qu’ils fondent, etc. se déterminentdans l’horizon des rapports de force inscrits dans le champ. C’est laraison pour laquelle il y a quelque chose comme une « homologie »entre la structure des relations objectives entre les producteurs d’uncôté, et, de l’autre, la structure des relations entre les œuvres, définiesdans leur contenu proprement symbolique. Les dimensions morpho-logiques ou matérielles (la position structurale des auteurs, etc.) et lesaspects formels interagissent donc. Ils sont en rapport étroit. Ce quifait que la sociologie des champs peut intégrer dans un même projetplus vaste l’analyse « externe » et la lecture « interne », et donc dépasserl’opposition entre ces deux modes de connaissance : « On peut conser-ver tous les acquis et toutes les exigences des approches formalistes etsociologistes en mettant en relation l’espace des œuvres (c’est-à-diredes formes, des styles, etc.) conçu comme un champ de prises de posi-tions qui ne peuvent être comprises que relationnellement, à la façond’un système de phonèmes, c’est-à-dire comme système d’écart dif-férentiels, et l’espace des écoles ou des auteurs conçu comme systèmede positions différentielles dans le champ de production. »35 Parexemple, écrit Bourdieu, « le vers libre se définit contre l’alexandrin,et tout ce qu’il implique esthétiquement, mais aussi socialement etpolitiquement ; en effet, du fait du jeu des homologies, entre lechamp littéraire et le champ du pouvoir ou le champ social dans sonensemble, la plupart des stratégies littéraires sont surdéterminées et

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35. Ibid., p. 69.

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nombre de “choix” sont des coups doubles, à la fois esthétiques et poli-tiques, internes et externes »36.

Grace à la théorie des champs, Pierre Bourdieu a révolutionné lascience des œuvres. Il nous a permis de comprendre mieux qu’on nele faisait auparavant les mécanismes de la fabrication des biens sym-boliques. L’idée d’homologie entre l’espace des positions et l’espacesde prises de position ouvre la voie à une réconciliation entre approches« matérialistes » et approches « littéraires » ; le mode de pensée rela-tionnel donne les moyens de comprendre la singularité des produitsculturels et la façon dont ils se différencient des autres produits ; enfin,la notion d’autonomie permet d’appréhender la multiplicité des signi-fications que revêtent ces biens, et de restituer comment s’articulentles préoccupations les plus externes (politiques, sociales, etc.) aux enjeuxles plus internes et les plus spécifiques.

36. Pierre Bourdieu, Les Règles de l’art, op. cit., p. 339.

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3.

LE PROBLÈME DE LA CRÉATION

Affirmer que les œuvres se forment dans des microcosmes relati-vement autonomes par rapport au monde social et qu’il est nécessaire,pour en expliquer la genèse, de prendre en compte la logique interne,la temporalité spécifique ou encore la structure particulière des uni-vers où elles s’élaborent constitue ainsi ce que l’on pourrait désignercomme les principes fondateurs de la théorie des champs. Mais com-ment délimite-t-on le « champ » ou « l’espace » au sein duquel la« position » d’un auteur sera définie et son œuvre analysée ? De quellemanière choisit-on de tracer, parmi un ensemble quasi infini de pos-sibilités, la frontière entre ce qui ressortira d’un côté à « l’interne » et,de l’autre, à « l’externe », la séparation entre le dedans et le dehors ?Quels critères mobilise-t-on pour établir la démarcation entre ceuxqui appartiennent au champ et ceux qui n’y appartiennent pas ? Bref,qu’est-ce qu’un « champ » ?37

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37. La question de la bordure, du passage, et de la limite entre la philosophie et son dehors (« À quellesconditions pourrait-on marquer une limite, marquer une marge ? ») se trouve au centre du texte deJacques Derrida intitulé « Tympan » inMarges de la philosophie, Paris, Minuit, 1972, p. I-XXV.

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On pourrait au premier abord s’imaginer que ce problème de laforme que l’on assigne aux « microcosmes » à l’intérieur desquels onréinscrit les producteurs se situe à la marge de la théorie des champs,qu’il s’agit d’un problème mineur, annexe, qui ne concerne que desaspects secondaires de cette théorie (sa mise en pratique, etc.). En réa-lité, cette série de questions est extrêmement importante. Non seule-ment en effet parce qu’elle renvoie à l’un des sujets les plus anciensdans la tradition sociologique depuis Durkheim, qui est celui des classeset des classements, des relations entre classements « scientifiques » etclassements « indigènes », c’est-à-dire des fondements de l’opérationqui consiste à diviser le monde en différentes catégories et à y assignerles individus ; mais également d’autre part parce qu’elle amène à s’in-terroger sur la façon dont les sociologues et les historiens regardent etconstruisent le monde, sur les systèmes de vision et de division qu’ilslui imposent – c’est-à-dire, au final, sur leur inconscient.

Marges – de la sociologie

S’il s’avère nécessaire de porter un regard critique sur le conceptde champ et ses utilisations, c’est parce qu’il existe un écart particu-lièrement marqué entre les ambitions affichées par ce paradigme etla réalité de son fonctionnement. Comme on l’a vu, la vocation essen-tielle de cette théorie est de renouveler l’analyse des mécanismes dela production des biens culturels. Elle entend fournir des instrumentssusceptibles d’éclairer d’un jour nouveau la logique de la formationdes œuvres. Et pourtant, il est frappant de constater que la créationet les créateurs paraissent plutôt représenter un problème pour les

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sociologues et les historiens. Alors que les outils conceptuels offertspar ce paradigme devraient déployer leur caractère le plus opératoirelorsqu’ils s’appliquent aux gestes et aux trajectoires des personnalitésqui comptent dans la vie intellectuelle, littéraire ou artistique, les cher-cheurs éprouvent d’immenses difficultés à saisir avec minutie les pro-priétés de ces producteurs. Au point que l’on a parfois le sentimentqu’il n’y a pas de place, dans ce système, pour les novateurs.

Si l’on prend comme exemple certains travaux consacrés auchamp intellectuel ou littéraire au xxe siècle, on remarque en effetque les sociologues et les historiens expriment une véritable impuis-sance à caractériser de manière positive les auteurs les plus éminentsde la période. Ces écrivains ou ces philosophes sont en effet systéma-tiquement présentés comme des personnages « atypiques », « excen-triques », « marginaux » ou « hérétiques ». Par rapport aux trajectoiresdéfinies comme « modales » et « normales » dans « le » champ, leursparcours sont définis comme « irréguliers », « peu communs », et mar-qués par des expériences « particulières » ou des « déviations ». Quantà leurs œuvres, elles ne sont ni « classiques » ni « habituelles » : ellesparaissent au contraire réaliser des « combinaisons inclassables » et« hétérodoxes », qui « déjouent », et « échappent à » l’ordre des « taxi-nomies communes ».

En d’autres termes, lorsqu’elle s’affronte aux figures essentiellesde la vie intellectuelle et littéraire et qu’elle essaie de capter leurs pro-priétés, la sociologie se retrouve dans une impasse, pour ne pas diredans une situation de crise qu’elle doit conjurer en recourant à devéritables tours de prestidigitation. Comme elle ne parvient pas àfaire entrer ces figures dans les cadres qu’elle a posés, elle se voitcondamnée à multiplier les catégories bâtardes et les désignations

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qui ne décrivent rien, si ce n’est son propre malaise et sa propre inca-pacité : « marginaux », « excentriques », « atypiques », etc.

Je ne mentionnerai ici que quelques études particulièrement signi-ficatives de cette tendance qui anime la démarche des sociologues de laculture. Et d’abord ce qu’écrit Anna Boschetti de ceux qui constituèrentle premier cercle de la revue Critique, fondée en 1946, au premier rangdesquels Georges Bataille et Maurice Blanchot : « L’origine socialementet géographiquement excentrique, des études irrégulières ou peu com-munes, des rencontres ou des expériences particulières contribuent à unéthos hérétique qui pousse ces hommes à des combinaisons inclassables,où se croisent les suggestions de toutes les avant-gardes significativesde la culture française entre les deux guerres. »38 Anna Boschetti pour-suit en désignant par exemple l’œuvre de Bataille comme un « hybrideinclassable, impossible à attribuer à un genre, à une discipline »39.

C’est une rhétorique parfaitement similaire et superposablequ’utilise Niilo Kauppi lorsqu’il entend présenter les individus quicomposent le noyau central de la revue Tel Quel, fondée aux Éditionsdu Seuil en 1960, comme Barthes, Foucault, Derrida, ou, bien sûr,Philippe Sollers : « S’appuyant sur les modifications structurelles duchamp intellectuel et, plus précisément, l’homologie des nouvellespositions dans le champ littéraire et universitaire, le groupe Tel Queltente d’étendre le domaine d’une nouvelle compétence liée à lascience, d’un nouvel appareil de perception et d’évaluation, bref, d’unenouvelle échelle des valeurs attachée à l’ascension de nouvelles disci-plines (les sciences humaines). Cette stratégie positionnelle aboutit enréalité à un éthos hérétique et à des combinaisons inclassables, symptôme

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38. Anna Boschetti, Sartre et les temps modernes, Paris, Minuit, 1985, p. 205-206. Je souligne.39. Ibid., p. 212. Je souligne.

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des modifications du marché des biens symboliques. Le pouvoir créa-teur des écrivains est étendu […] à certains universitaires margi-naux »40. Un peu plus loin, Niilo Kauppi appliquera une même visionà propos de Jacques Derrida, dont il dira que sa démarche consistefondamentalement à brouiller les frontières et les identités, à « com-biner les rôles de professeur, journaliste, critique et écrivain. »41

Enfin, on peut mentionner le passage que Pierre Bourdieuconsacre, dans Homo Academicus, à Roland Barthes. Cet extrait estrévélateur. Il est certes, dans sa rhétorique, relativement différent desdeux textes que je viens de citer. Mais on y trouve néanmoins un pointde vue similaire. Pierre Bourdieu y décrit en effet Barthes comme unêtre flottant, inconsistant, qui, d’une certaine manière, n’appartiendraità aucun champ ou, mais c’est pareil, qui circulerait librement dans tousles secteurs du champ. L’œuvre de Barthes n’aurait, pas conséquent,aucune identité stable ou spécifique. Bref, cet extrait traduit à quelpoint Bourdieu ne sait pas où et comment situer Barthes : « Conden-sant dans sa personne sociale les tensions et les contradictions inscritesdans la position en porte-à-faux des institutions universitaires margi-nales (comme l’École des hautes études “post-braudélienne” ou, à desmoments différents du temps, Nanterre ou Vincennes), qui tentent deconvertir une double opposition, souvent associée à une double priva-tion, en dépassement électif, et qui, lieux de passage pour les uns etaboutissement pour les autres, font se rencontrer un moment des tra-jectoires différentes, Roland Barthes représente le sommet de la classedes essayistes qui, n’ayant rien à opposer aux forces du champ, sont

40. Niilo Kauppi, Tel Quel, la constitution sociale d’une avant-garde, Helsinki, Societas ScientiarumFennica, 1990, p. 71. Je souligne.41. Ibid., p. 108.

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voués, pour exister, et pour survivre, à flotter au gré des forces externesou internes qui agitent l’univers, au travers notamment du journa-lisme. » Bourdieu poursuit : « Comme le bon Théo, à qui son amiFlaubert reprochait son manque de “caractère” sans voir que son incon-sistance même était au principe de son importance, […] Roland Barthesexprime instantanément, en donnant l’apparence de les précéder, tousles changements dans les forces du champ et, à ce titre, il suffit de suivreson itinéraire, et ses engouements successifs, pour voir toutes les ten-sions qui se sont exercés sur le point de moindre résistance du champ,où éclot continûment ce que l’on appelle la mode. »42

Des classeurs classés par leurs classements

Bien entendu, on pourrait au premier abord défendre l’idée selonlaquelle ces descriptions ont une certaine pertinence. Les sociologuesqui les produisent et les lecteurs qui les approuvent affirmeraientsans doute qu’elles s’efforcent de rendre compte de l’une des proprié-tés essentielles de toute démarche novatrice, qui est de défaire les clas-sements institués, de déstabiliser les frontières entre les disciplines, defaire exister des types d’œuvres inédits et des modes d’écritures quel’on a du mal à faire entrer dans des cases préétablies, etc.

Mais dans le même temps, on ne peut pas ne pas se poser la questionde savoir si ce sont réellement les propriétés « objectives » des œuvresou des auteurs que traduisent ces classements, et non, plutôt, uneforme de trouble du sociologue devant des phénomènes qui déjouent

42. Pierre Bourdieu, Homo Academicus, Paris, Minuit, 1984, p. 302-303.

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ses cadres de perception : ces qualificatifs qualifient-ils, comme celadevrait être leur fonction, leur objet – ou qualifient-ils plutôt, impli-citement, le sujet classant ou, mieux, le rapport de ce sujet à son objet ?Ne mettent-ils pas en lumière la relative impossibilité qu’il y a à saisirpositivement l’innovation tant que l’on reste prisonnier d’une certainevision de l’espace intellectuel et tant que l’on utilise une certaine façonde découper, à l’intérieur de celui-ci, les différents « champs » ?

Disons-le autrement et plus directement : lorsque l’on écrit que lestrajectoires des auteurs d’avant-garde sont « atypiques » et « particu-lières » par rapport aux carrières dites « modales » et « normales » dansle champ, lorsque l’on affirme que leurs œuvres sont « inclassables »par rapport à celles qui sont ordinairement produites dans cet espace,ne devrait-on pas, à un moment ou à un autre, se poser la question desavoir si ces auteurs appartiennent réellement au champ dans lequelon les a réinscrits ? Les créateurs sont-ils des « marginaux » – ou est-ce la façon dont on circonscrit les champs qui les condamne à occuperune telle position ? Leurs œuvres sont-elles « inclassables » – ou est-ce le système de classement qui s’applique mal à elles ?

Bref, puisque toutes celles et tous ceux qui créent apparaissentcomme des problèmes pour la théorie des champs, on ne peut pas nepas mettre en question cette théorie – ou, du moins, s’efforcer de latransformer. Il faut réfléchir à la possibilité d’élaborer un autre regardsur le monde, une autre manière de construire les champs, qui nouspermettraient de saisir véritablement la singularité des œuvres fon-datrices et de ne plus les définir, grossièrement, comme « hybrides »ou « atypiques ».

D’ailleurs, la difficulté qu’éprouvent les sociologues et les histo-riens à appréhender de façon satisfaisante les processus de création

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n’apparaît pas seulement dans cette manière de classer les personna-lités novatrices et leur production. Elle s’exprime également dansleur relative incapacité à restituer de manière positive l’émergenced’une œuvre nouvelle. Leurs études sont en effet dominées par unvocabulaire de nature exclusivement négative. Pierre Bourdieu expli-quait par exemple la généalogie du projet littéraire de Flaubert et dela figure de l’art pour l’art par une « double rupture » avec l’art sociald’un côté et, au pôle opposé, l’art bourgeois. Si Flaubert a été amenéà opérer une révolution symbolique dans le champ littéraire, c’estparce qu’il se serait trouvé placé dans un « lieu géométrique descontraires » qui l’inclinait à rejeter toutes les options disponibles etl’incitait donc à tracer sa propre voie. Qui dit création dirait ainsi,selon Bourdieu, « double refus » : « Je déteste X (un écrivain, unemanière, un mouvement, une théorie, etc., ici, le réalisme, Champ-fleury), mais je ne déteste pas moins l’opposé de X (ici le faux idéa-lisme des Augier ou des Ponsard qui, comme moi, s’opposent à X,c’est-à-dire au réalisme et à Champfleury, mais aussi, par ailleurs, auromantisme, comme Champfleury) »43. Le caractère de « nomo-thète » de Flaubert procéderait ainsi de son opposition à toutes lespositions déjà constituées, et de la nécessité qui en découle d’inventerune position inédite.

De la même manière, les sciences humaines et sociales analysentla construction d’une œuvre philosophique, historique ou sociolo-gique nouvelle comme le résultat d’un refus des positions philoso-phiques, historiques, ou sociologiques déjà constituées et préétablies.La dynamique de l’invention est définie comme une dynamique de

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43. Pierre Bourdieu, Les Règles de l’art, op. cit., p. 134-135.

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l’opposition, de la rupture, etc. Mais ce n’est jamais, en ce sens, lalogique propre de la genèse d’une position qui est restituée : seule lanégation des positons antérieures, qui ne constitue rien de plusqu’une condition de possibilité, est décrite. La construction d’une posi-tion révolutionnaire n’est jamais vraiment saisie en tant que telle.

Comment expliquer le caractère insatisfaisant et même probléma-tique des classements utilisés et des descriptions proposées par l’ana-lyse sociale de la création et des créateurs ? Pour quelles raisonssemble-t-il exister quelque chose comme un décalage ou, mieux, uneinadéquation, entre les cadres appliqués à la réalité et à travers lesquelscelle-ci est regardée et la réalité elle-même ? On comprend que l’enjeude ces questions dépasse de loin le problème particulier, aussi impor-tant soit-il, de l’innovation. Ce qui est en effet fondamentalement encause ici, c’est la façon dont les sociologues ou les historiens construisentordinairement la réalité, et surtout le point de vue à partir duquel ilsélaborent leurs investigations. De quelle manière ceux-ci regardent-ils le monde ? Quels principes de vision et de division adoptent-ils etpourquoi ? Bref, quelle est la nature des catégories sociologiques ouhistoriques ?

Les cadres institutionnels de la pensée sociologique

On le sait : le problème des classes et des classements, de la divisiondu monde en différentes régions et en différents groupes, n’est pas,contrairement aux apparences, un problème simple, un problème de« fait » – auquel l’observation empirique suffirait pour apporter uneréponse. Il s’agit au contraire d’un problème théorique – qui emporte

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avec lui, de surcroît, tout un ensemble de dimensions politiques44.Comme la critique de « l’empirisme », du « positivisme » ou du « réa-lisme » l’a démontré, les catégories sociologiques ou historiques nereflètent ni n’enregistrent un réel en soi, qui préexisterait à l’observa-teur. Elles ne sont pas neutres : elles affirment une vision de l’espacesocial et de ses découpages internes – qu’elles contribuent à porter, età promouvoir, contre d’autres visions possibles. Elles participent end’autres termes de la construction de notre regard sur le monde, denos manières de nous y orienter et de nous y rapporter et, par làmême, elles exercent une influence sur la construction du monde entant que telle.

Les sciences sociales revendiquent souvent une portée critique. Cesont pourtant l’ordre étatique et les frontières instituées par lui que,presque systématiquement, elles ont tendance à ratifier : la volonté defaire science, et la préoccupation qui en découle de tenir un discours« neutre » et « désengagé », inclinent en effet quasi-naturellement lessociologues et les historiens à s’approprier, parmi l’ensemble des sys-tèmes de classements possibles, celui qui (leur) paraît le plus « objec-tif », le plus « évident », le plus « réel », c’est-à-dire le système qui estparvenu à imposer son hégémonie – le système de l’État45.

Ainsi, loin d’essayer de fonder sur des bases théoriques ou poli-tiques solides le geste de division de l’espace culturel qui commandera

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44. Tout l’enjeu du livreLes Trois Ordres de George Duby consiste précisément à montrer la dimensionfondamentalement politique de tout système de classement – et donc de tout discours qui prétenddire et définir l’ordre de la société. Georges Duby, Les Trois Ordres ou l’imaginaire du féodalisme, Paris,Gallimard, 1978.45. Sur le fait que le « constat positiviste » tend toujours à ratifier la construction étatique du mondeet la « pensée étatisée », cf. Pierre Bourdieu, « L’esprit de famille » in Raisons pratiques. Sur la théoriede l’action, Paris, Seuil, 1994, p. 144.

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pourtant la construction de leur objet et donc la quasi-totalité de leursanalyses, les sociologues et les historiens des intellectuels (j’exclus pro-visoirement ici la question de l’art et de la littérature) se contentent laplupart du temps de puiser dans l’inconscient universitaire leurs ins-truments de pensée et d’analyse. La délimitation des champs et des« contextes de production » fait en effet toujours appel, implicitementou explicitement, à des critères institutionnels : comme s’il allait de soique l’analyse devait se faire du point de vue de l’Université – et doncde l’État –, et comme s’il était par conséquent légitime de classer lesindividus comme les classe l’Université, les sociologues et les historienss’accordent tacitement sur le fait que le « champ » pertinent du pointde vue de l’analyse serait, en dernière instance, l’espace disciplinaire :on identifiera ainsi le champ de production d’une œuvre « philoso-phique » (ou « sociologique », « historique », etc.) à l’espace des indi-vidus statutairement – et universitairement – définis, au sein d’unmême pays, comme faisant profession de « philosophes » (ou de« sociologues », d’« historiens », etc.). Aux problèmes de classement,de définition et de délimitation qu’invite à poser la notion de champ(À quel espace un auteur appartient-il ? Qui sont ses interlocuteursimplicites ou explicites ? Par rapport à qui et à quelle actualité sedéfinit-il ? À qui s’adresse-t-il ? Pour qui écrit-il ? Qui constitue sonpublic ? etc.) sont apportées des réponses qui témoignent d’une rati-fication de l’ordre académique et d’un enregistrement des frontières,notamment disciplinaires, qu’il instaure. La réalité est construite parl’analyse sociologique comme l’Université travaille à la construire.

On peut prendre plusieurs exemples. Et d’abord l’ouvrage dePierre Bourdieu consacré à Martin Heidegger. Bourdieu entend en

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effet démontrer, dans ce livre, que « les produits culturels doivent leurspropriétés les plus spécifiques aux conditions sociales de leur produc-tion et, plus précisément, à la position du producteur dans le champde production »46. Mais lorsqu’il applique ce principe général à ce pro-duit culturel particulier qu’est l’œuvre de Heidegger, Bourdieu vanaturellement identifier « le champ de production » à l’intérieurduquel cette œuvre se serait formée au champ philosophique acadé-mique : « Il ne fait pas de doute que les enjeux de Heidegger – et c’esten cela qu’il est philosophe – sont primordialement, sinon exclusivement,inscrits dans le champ philosophique et qu’il s’agit pour lui, avant tout,de faire exister une nouvelle position philosophique, définie, fonda-mentalement, dans le rapport à Kant ou, plus exactement, aux néo-kantiens. »47 Ou encore : « Il serait parfaitement vain d’essayer decomprendre en dehors de ses relations avec le champ philosophique danslaquelle elle s’enracine une pensée philosophique aussi manifestementprofessorale que celle de Heidegger : celui-ci n’a cessé de penser et dese penser par rapport à d’autre penseurs – et toujours davantage, parun paradoxe apparent, à mesure que s’affirmait son autonomie et sonoriginalité. Toutes les options fondamentales de Heidegger, celles quitrouvent leur principe dans les dispositions les plus profondes de sonhabitus et leur expression dans les couples “cardinaux” de conceptsantagonistes empruntés à l’air du temps, se définissent par référence àun espace philosophie déjà constitué, c’est-à-dire par rapport à un champde prises de position philosophiques qui reproduit dans sa logique pro-pre le réseau des positions sociales dans le champ philosophique. »48

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46. Pierre Bourdieu, L’Ontologie politique de Martin Heidegger, op. cit., p. 84.47. Ibid., p. 68.48. Ibid., p. 52-53. Je souligne.

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En dernière instance, l’œuvre de Heidegger ne saurait donc se com-prendre que par rapport aux grandes options philosophiques del’époque : phénoménologie, néo-thomisme, néo-kantisme, etc.

C’est une tendance analogue à faire entrer les créateurs dans descadres académiques que l’on trouve dans l’étude consacrée par LouisPinto à la formation des habitus théoriques de Michel Foucault,Jacques Derrida et Pierre Bourdieu. Comprendre la sociogenèse deces auteurs nécessiterait de comprendre l’espace des trajectoires pos-sibles auquel ils furent confrontés et par rapport auquel ils eurent àse définir. Or ces trajectoires possibles sont supposées être, ici, les tra-jectoires possibles dans le champ philosophique, et au sens le plus insti-tutionnel et le plus restrictif du terme : « La question, autantintellectuelle que professionnelle, qui se posait aux aspirants philo-sophes dans les années 1950 était de savoir dans quelle mesure ils pou-vaient se reconnaître dans les professeurs directeurs de thèse éminents,tels que Ferdinand Alquié, Maurice de Gandillac, Jean Hyppolite,Paul Ricœur, Jean Wahl, qui concentraient entre leurs mains leschances de réussite dans l’Université. » 49

Enfin, mentionnons pour terminer le travail de Frédéric Lebaronsur la croyance économique, qui se donne pour projet de reconstituerla genèse et la structure du champ économique. Si ce champ n’estpas restreint aux champs des économistes universitaires, puisqu’yappartiennent, au pôle qualifié de « temporel », des économistes plus

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49. Louis Pinto, « Volontés de savoir. Bourdieu, Derrida, Foucault », in Gisèle Sapiro, PatrickChampagne, Louis Pinto (dir.), Pierre Bourdieu sociologue, Paris, Fayard, 2004, p. 20. Voir du mêmeauteur La Vocation et le métier de philosophe. Pour une sociologie de la philosophie dans la France contem-poraine, Paris, Seuil, 2007. On trouve le même biais chez José Luis Moreno Pestaña, En devenantFoucault. Sociogenèse d’un grand philosophe, traduction [de l’espagnol] de Philippe Hunt, préface deGérard Mauger. Bellecombe-en-Bauges, Éd. du Croquant, 2006.

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politiques et pratiquant une économie « appliquée » (économistesd’entreprises, consultant, etc.), il n’en demeure pas moins que l’essen-tiel du propos de Lebaron consiste à affirmer que les prises de posi-tions théoriques et politiques d’un économiste ne saurait secomprendre que relativement aux prises de positions théoriques etpolitiques des autres économistes et des relations objectives qu’il ouelle entretient avec eux. L’idée selon laquelle le champ pertinent pouranalyser un auteur est le champ disciplinaire est donc ici totalementconservée50.

On peut souligner en quelques mots que le postulat d’homogénéitéutilisé pour construire les champs dans les exemples précédemmentcités est également employé à propos d’activités qui s’élaborent à l’ex-térieur du champ académique, comme l’art ou la littérature. Ainsi,de la même manière qu’Anna Boschetti affirme que, pour com-prendre l’œuvre d’Apollinaire, il est nécessaire de reconstituer la struc-ture de l’univers poétique où il s’inscrivait, et les oppositions quitraversaient cet univers entre le symbolisme, le naturisme, le néo-clas-sicisme, etc.51, Pierre Bourdieu réinscrit spontanément, dans Les Règlesde l’art, Flaubert à l’intérieur d’un champ dit « littéraire ». Il entendmontrer que l’auteur de Madame Bovary s’est constitué en oppositionavec les autres courants romanesques de son époque : « Lorsque Flau-bert entreprend d’écrire Madame Bovary ou L’Éducation sentimentale,il se situe activement, par des choix impliquant autant de refus, dansl’espace des possibles qui s’offrent à lui. Comprendre ces choix, c’est

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50. Frédéric Lebaron, La Croyance économique. Les Économistes entre science et politique, Paris, Seuil,2000.51. Anna Boschetti, La Poésie partout, Apollinaire, homme-époque (1898-1918), Paris, Seuil, 2001, p. 51-78.

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comprendre la signification différentielle qui les caractérise au seinde l’univers des choix compossibles et la relation intelligible qui unitce sens différentiel à la différence entre l’auteur de ces choix et lesauteurs de choix différents des siens »52. Or l’univers de ces choix pos-sibles est restreint à l’univers des romanciers : Flaubert se serait ainsiposé en s’opposant aux romanciers réalistes, aux romanciers histo-riques, aux romanciers bourgeois ou idéalistes, aux romantiques, etc.53

Ce postulat d’homogénéité que je voudrais ici mettre en questionest d’ailleurs, on peut le remarquer, partagé par Bernard Lahire dansson étude sur Kafka, qui se présente pourtant comme une étude cri-tique sur la théorie des champs et sur laquelle je reviendrai dans lechapitre suivant. Certes, ce dernier récuse la pertinence du conceptde « champ » au profit de celui de « jeu » – entendu au sens d’espacecollectif organisé autour d’une activité. Il insiste de surcroît sur lanécessité de ne pas s’enfermer dans le champ pour expliquer la for-mation du projet littéraire de Kafka : pour comprendre l’auteurKafka il faut comprendre l’individu Kafka. Mais il faut également,complète Lahire, comprendre le lecteur Kafka, c’est-à-dire sa sociali-sation dans les instituions littéraires, ses admirations et ses détesta-tions, ses rapports à l’égard des textes littéraires qui « l’ont précédéou qui s’écrivent et se publient à son époque », ses relations avec sesconcurrents, etc.54 : « Kafka se définit aussi (et pas seulement) par soninsertion et ses rapports au milieu littéraire de son temps, mais l’étatdu monde littéraire dans lequel il évolue – et qui pourrait faire l’objetd’une étude autonome – se saisit sous sa forme réfractée dans l’ordre

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52. Pierre Bourdieu, Les Règles de l’art, op. cit., p. 150. 53. Pierre Bourdieu, Ibid., p. 150-155.54. Bernard Lahire, Franz Kafka, éléments pour une théorie de la création littéraire, op. cit., p. 393.

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biographique : la socialisation littéraire de Kafka, ses fréquentationsd’écrivains, ses rapports aux éditeurs, etc. »55 En d’autres termes,l’espace artistique à l’intérieur duquel on devrait réinscrire Kafka selimite là aussi à l’espace littéraire. Lahire remet en question l’insistancetrop grande sur la coupure champ/hors champ dans la pensée deBourdieu. Mais en un sens, la façon de circonscrire le champ, ou, plu-tôt, le jeu à l’intérieur duquel les auteurs s’intègrent du point de vuede leur activité est conservée.

Voir la réalité autrement

La représentation que la science des œuvres se forme traditionnel-lement des contextes de production obéit ainsi à ce que l’on pourraitdésigner comme un postulat d’homogénéité : le projet d’un écrivainse définirait par rapport aux projets d’autres écrivains (l’idée de« champ littéraire » développée par Pierre Bourdieu dans Les Règlesde l’art), celui d’un peintre par rapport à d’autres peintres (le « champpictural »), celui d’un compositeur par rapport à d’autres compositeurs(le « champ musical ») : l’espace des relations objectives à l’intérieurduquel la position d’un auteur devra être définie est constitué par tousles autres auteurs qui pratiquent la même activité que la sienne. Cepostulat d’homogénéité débouche, lorsque les activités se déroulent àl’intérieur de l’Université et dans des cadres académiques, c’est-à-direofficiels, sur une ratification des frontières disciplinaires, et on parleraainsi de « champ de la philosophie », de « champ des économistes »,de « champ des historiens », etc.

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55. Ibid., p. 73.

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À mon avis, l’une des principales raisons de l’insatisfaction que l’onpeut ressentir devant cette manière de penser est que, à cause d’elle, lasociologie et l’histoire se condamnent à enregistrer la réalité telle qu’elles’impose à la perception spontanée et telle qu’elle se livre à l’expériencepremière, alors que toute approche critique devrait au contraire essayerde nous faire regarder le monde autrement qu’on ne le regarde habi-tuellement, de nous faire voir des phénomènes que l’on ne voyait pasauparavant, et de déconstruire les évidences. Pierre Bourdieu lui-même ne soulignait-il pas que l’un des risques majeurs qui guettait lessciences sociales était de construire des analyses qui feraient pléonasmeavec le monde, qui proposeraient des études redondantes avec ce quel’on sait déjà ou, plutôt, avec ce que l’on croit déjà savoir ?

Dès lors, on est amené à interroger les critères qu’utilisent les socio-logues ou les historiens pour construire leur objet. On peut en effetd’abord se demander s’il suffit que des individus pratiquent unemême activité ou soient professionnellement définis comme « philo-sophes », « historiens » ou « économistes » pour appartenir à unmême champ : un champ a-t-il nécessairement les mêmes frontièresque les disciplines ou, plus largement, que les espaces institutionnel-lement définis ? Ne pourrait-on pas même aller jusqu’à se demandersi les travaux qui se donnent pour projet d’analyser le « champ desphilosophes », le « champ des historiens », le « champ des écono-mistes », ou encore le « champ des sociologues » ne reposent pas surun artefact, le sujet étudié ne devant son existence qu’à une ratificationde frontières et d’appartenances institutionnelles jamais interrogéeset mises en question ?

On pourrait en effet construire les champs tout autrement, c’est-à-dire indépendamment des critères de profession, d’activité et de métier.

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Par exemple, un sociologue ne doit pas nécessairement être comprisrelationnellement aux autres sociologues. Il pourrait être replacé dansun espace constitué selon d’autres procédures, où se trouveraient certesquelques sociologues (mais pas tous), mais également des philosophes,des psychanalystes, des historiens, des écrivains, des journalistes, etc.

On peut à cet égard souligner la tension qui existe, dans le livre dePierre Bourdieu consacré à Martin Heidegger, entre l’affirmation dela dépendance fondamentale de l’auteur de Être et temps à l’égard deslois spécifiques du fonctionnement interne du champ philosophiqueet l’ensemble des éléments qui démontrent, à l’inverse, à quel pointl’espace mental d’Heidegger et l’espace de ses interlocuteurs (en d’autrestermes, son « champ ») étaient extérieurs au champ philosophique.Bourdieu n’écrit-il pas en effet qu’Heidegger « n’estimait aucun de sescollègues et ne voulait pas se mêler d’une philosophie académique quine faisait que vivoter » et que les auteurs avec lesquels il discutait etaimait à parler de son travail se situaient « aux marges » ou en dehorsde l’Université : des théoriciens de la révolution conservatrice (ErnstJünger, etc.), des poètes proches du cercle de Stefan George, etc.56 ?

Il serait d’ailleurs possible de formuler une remarque analogue àpropos des activités artistiques et littéraires. Lorsqu’on lit par exemplele très beau texte que Pascal Dusapin a consacré à la question de la com-position en général et à la façon dont il écrit sa musique en particulier,on constate que son espace de réflexion, de pensée et de discussionn’est pas strictement musical (loin de là), puisqu’y appartiennent des

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56. Pierre Bourdieu, L’Ontologie politique de Martin Heidegger, op. cit. pp. 20 et 62 en particulier. Onretrouve une contradiction exactement analogue sous la plume d’Isabelle Kalinowski à propos de MaxWeber. Cf. Isabelle Kalinowski, « Leçons wébériennes sur la science et la propagande », in MaxWeber, La Science comme profession et comme vocation, Marseille, Agone, 2005, p. 81-115.

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peintres (Soulages), des écrivains (Beckett), des philosophes (Deleuze),des critiques littéraires (Barthes), des architectes, etc. : si l’on voulaitcomprendre son œuvre, il faudrait en ce sens nécessairement la réin-scrire dans un espace et une histoire ou, plutôt, dans des espaces et deshistoires qui rendraient compte de cette pluralité : tout un ensemblede créateurs que l’on aurait eu spontanément tendance à assigner au« pôle externe » font partie du « champ » à l’intérieur duquel PascalDusapin s’est constitué57.

Créer son champ

S’interroger de cette manière sur la nature des frontières qui tra-versent l’espace culturel, c’est rendre problématique et appelant inves-tigation une question que les sociologues et les historiens considèrenttrop souvent comme résolue d’emblée. Mais c’est aussi, et peut-êtremême avant tout, remettre en question l’idée selon laquelle les« champs » seraient des entités inscrites de fait dans la réalité et quis’imposeraient aux auteurs malgré eux. Lorsque l’on utilise des critèresinstitutionnels pour circonscrire les contextes, on suppose implicite-ment que les champs sont donnés d’avance (ceux-ci seraient forméspar les autres philosophes pour un philosophe, par les autres écono-mistes pour un économiste, etc.). Les auteurs se confronteraient à unespace des possibles qui leur serait assigné et sur lequel ils n’auraientpas prise. Ils devraient se situer par rapport à une histoire et des tra-ditions dont ils hériteraient.

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57. Cf. Pascal Dusapin, Composer. Musique, Paradoxe, Flux, Paris, Collège de France / Fayard, 2007.

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Or est-ce que créer ce n’est pas toujours, à l’inverse, créer des lieuxnouveaux, de nouveaux champs de discussion et de pensée, et donc éga-lement de nouvelles traditions ? La production d’une position inéditeengage en effet presque systématiquement la production d’un espacede positions inédit lui aussi. En d’autres termes, si, comme nous l’avonsvu, les créateurs sont presque toujours constitués par les sociologues etles historiens comme des personnages « marginaux », « atypiques » ou« excentriques », c’est parce qu’ils appartiennent à un autre champ quecelui dans lequel ils sont réinscrits. L’espace des possibles et des inter-locuteurs qui s’offrent à eux ne leur est pas imposé : ils se le donnent àeux-mêmes. Mieux : ils le produisent tout en en étant les produits.

Il serait trop long de refaire la démonstration dans le détail, maiscomme je l’ai montré dans Logique de la création, l’invention théoriquesurgit toujours dans des démarches qui ignorent les frontières insti-tutionnelles et disciplinaires, qui s’attachent à déjouer les normes etles pratiques académiques. Penser, c’est nécessairement changer cesdispositifs : c’est s’affranchir de l’image de la recherche que l’Univer-sité tend à imposer.

De Dumézil à Derrida en passant par Lévi-Strauss, Barthes,Vernant, Foucault, Deleuze ou Bourdieu, etc., tous ces auteurs expri-mèrent en effet, sans exception, un refus catégorique des cadres quistructurent habituellement la recherche académique. Ceux-là mêmeque, paradoxalement, l’on présente souvent, y compris dans l’Univer-sité, comme des références, des objets d’admiration, ou des personna-lités incarnant une sorte d’idéal, se construisirent d’une manièreexactement opposée au modèle institutionnel de la vie savante. Ils nes’insérèrent pas dans ce que l’Université leur présentait comme leurespace professionnel, mais travaillèrent, au contraire, à s’en libérer :

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l’Université demande aux savants ou aux philosophes de s’intégrerdans une discipline ; eux s’employèrent à désintégrer les commu-nautés disciplinaires et à fabriquer d’autres communautés de pensée,circonscrites différemment.

En d’autres termes, les créateurs ne sont pas seulement des indi-vidus qui font apparaître, dans un espace donné, et contre des« conservateurs », une position nouvelle. Ce sont avant tout des indi-vidus qui font émerger de nouveaux espaces. Ainsi, lorsque Bourdieuaffirme, comme cela revient souvent sous sa plume, qu’un « artisteest celui dont les artistes disent que c’est un artiste », qu’un philosopheest celui dont les autres philosophes disent que c’est un philosophe,etc.58, il oublie que non seulement les novateurs, parce qu’ils déjouentl’ordre institué des reconnaissances et produisent de nouvelles normesd’évaluation, sont fort rarement évalués positivement par leurs« pairs », mais que de surcroît leur action essentielle consiste à redé-finir la forme et le tracé de leur espace d’appartenance, c’est-à-dire àconstituer comme leurs « pairs » des auteurs dispersés dans le mondesocial59. Ce qui s’applique d’ailleurs parfaitement à Bourdieu lui-même qui, loin de s’être inscrit dans la discipline sociologique tellequ’elle était organisée au milieu des années 1960, a reconnu commeses interlocuteurs légitimes des individus qui se situaient pour laquasi-totalité d’entre eux bien au-delà du cercle de la professionsociologique française.

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58. Cf. Pierre Bourdieu, « Questions sur l’art pour et avec les élèves d’une école d’art mise en ques-tion », in Penser l’art à l’école, Arles, Actes Sud, 2001, p. 15-5459. On comprend en ce sens que la notion de « reconnaissance par les pairs », que les sciences socialesutilisent aussi bien dans une optique descriptive que normative afin d’opposer les auteurs selon le typede reconnaissance qu’ils parviennent à obtenir (interne ou externe, etc.), ne veut à peu près rien dire :chacun reconnaît en effet comme ses pairs ceux qui le reconnaissent de la même manière – en sorteque tout le monde est toujours, en droit, reconnu par ses pairs.

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Ainsi, plutôt que de fixer a priori la structure et la cartographiede l’espace culturel et d’utiliser sans distance des critères institution-nels pour les construire, la sociologie et l’histoire gagneraient àconsidérer que la topographie du champ intellectuel est sujette àtransformation et à choix, qu’elle est un enjeu de lutte. Une analyseobjective de la vie intellectuelle (ce que je dis ici vaudrait tout aussibien pour la littérature ou l’art), devrait se donner pour but de mettreen lumière la diversité et la multiplicité des champs qui peuvent yapparaître. Elle pourrait par là même reconstituer la façon dont lesnovateurs s’efforcent toujours de donner au monde une forme sin-gulière et inattendue, et donc saisir ce qui constitue l’essence mêmede l’acte de création, à savoir de dessiner de nouveaux espaces, detracer de nouvelles frontières, c’est-à-dire de faire advenir de nou-veaux principes de vision et de division et de nouvelles apparte-nances.

Le point de vue du sociologue

Pour conclure ce chapitre, je voudrais interroger la théorie deschamps et tout particulièrement la sociologie de l’innovation d’unpoint de vue différent. Jusqu’ici, je me suis principalement concentrésur des problèmes méthodologiques : j’ai mis en question la façondont les sciences sociales construisent les champs et délimitent leursfrontières ou encore le présupposé selon lequel la forme des espacesde production s’imposerait aux auteurs, etc. En d’autres termes, je mesuis efforcé de mettre en évidence certains des biais de ce paradigmeet de proposer quelques pistes possibles pour y remédier.

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Néanmoins, il me semble que l’on commettrait une erreur à res-treindre la discussion de ce système conceptuel à des investigations dece type. Bien sûr, il est important de poser la question de savoir quelssont les critères pertinents pour circonscrire les microcosmes sociauxet tracer la démarcation entre ceux qui appartiennent au champ et ceuxqui n’y appartiennent pas, etc. Mais dans le même temps, se demandersimplement où passe la frontière entre l’interne et l’externe et com-ment la délimiter, serait prendre le risque de passer à côté d’un autreproblème peut-être plus décisif. Car il est nécessaire de dégager aussice que produisent les découpages opérés par les sciences sociales. Il fautappréhender ce qui est en jeu dans le fait que les sociologues et les his-toriens construisent la réalité comme ils le font, établissent les fron-tières là où ils le font et classent comme ils le font. En d’autres termes,plutôt que de qualifier les catégories employées par ceux-ci de « défail-lantes », on doit chercher à déterminer ce que Foucault appellerait leur« positivité », c’est-à-dire leur action objective, et qui peut s’effectuerà l’insu même de ceux qui les utilisent.

Au fond, l’opération essentielle qu’accomplissent les sociologueset les historiens lorsqu’ils construisent les champs à l’aide de critèresinstitutionnels et désignent ensuite les auteurs qui se sont inscrits enfaux par rapport à cet ordre comme des « marginaux » ou des « excen-triques », est de réaffirmer l’évidence de cet ordre. Les trajectoires oules œuvres de ces grands auteurs ne sont jamais caractérisées autre-ment que négativement, c’est-à-dire autrement qu’en fonction del’écart qu’elles réalisent par rapport aux normes universitaires60 : c’est

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60. Sur la nécessité de libérer les sciences de l’homme d’un point de vue de spectateur ou de tiers (celuidu « spécialiste » sur le créateur par exemple) pour prendre, au contraire, un point de vue actif sur lespratiques, cf. Gilles Deleuze, Nietzsche et la philosophie, Paris, PUF, coll. Quadrige, 1962, p. 83-85.

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en effet par rapport à ces normes que leurs parcours apparaissentcomme « atypiques » ; par rapport à elles que leurs textes sont « inclas-sables », etc. Du même coup, au moment même où elles prétendentobjectiver les créateurs, et donc porter sur eux un regard neutre, lessciences sociales tendent en fait à leur appliquer le cadre même qu’ilss’efforcèrent de mettre en question. Elles ré-instituent les frontièreset les découpages dont la pertinence fut pourtant interrogée par lesindividualités qu’elles étudient, accordant ainsi à ces frontières et cesdécoupages une sorte de supériorité et de prévalence. Bref, tout sepasse comme si l’analyse sociologique et historique travaillait àconjurer la crise du système académique qu’occasionne, à intervallesréguliers, l’irruption de personnalités créatrices en utilisant les grillesque fournit ce système pour penser ces personnalités, et cela afin deles attraper comme elle le peut dans ses filets, ou, plus exactement, deles soumettre après coup à son autorité et son jugement.

Cette pratique normalisatrice en dit long sur le point de vueadopté par les sociologues et les historiens. Ce sont bien en effet,comme aurait dit Bourdieu, ces classificateurs professionnels qui sontclassés par les classifications qu’ils utilisent : en désignant les créateurscomme des « marginaux » ou des « excentriques », ils manifestentqu’ils se situent du côté de ce que les novateurs ont rejeté. Au lieu des’identifier à ces derniers ou, plus exactement, de se mettre en penséeà leur place et de comprendre leur point de vue, ils se posent commedes spectateurs déstabilisés et troublés par leur apparition : ils observentces théoriciens de l’extérieur. Et il est ainsi possible d’affirmer queleurs analyses (et pas seulement celles qui portent sur la création maisaussi, comme on le verra dans la suite de ce livre, celles qui abordentle problème des rapports entre les intellectuels et la politique ou traitent

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de la question de la réception) n’expriment en dernière instance riend’autre que le regard ethnocentrique de chercheurs intégrés dansl’institution et qui adhèrent à ses valeurs sur des personnalités qui,chacune à leur manière, ont échappé à ce monde.

Comprendre positivement la logique de l’innovation nécessiteraitde changer radicalement d’optique : il faudrait se placer au contactdes créateurs, c’est-à-dire prêter attention aux espaces spécifiquesqu’ils font advenir, aux règles qu’ils se donnent à eux-mêmes, auxmodes d’écritures qu’ils élaborent. Et l’on verrait ainsi que loin d’êtredes marginaux, les grandes figures de la théorie sont les centres de lavie intellectuelle et scientifique : c’est autour de ces auteurs, et souventcontre eux que se construisent les différentes positions et les prises depositions. Ce sont eux qui définissent l’actualité de la pensée. Et c’estpresque toujours en réaction à ce qu’ils sont et à ce qu’ils publient quese construisent les espaces académiques et les « savants » ou les « spé-cialistes » qui y appartiennent.

C’est lorsqu’elle accomplira une telle rupture avec l’ordre acadé-mique et les perceptions qu’il engendre que la sociologie pourra forgerdes analyses susceptibles de rendre compte avec justice et justesse desauteurs qui transforment l’espace des savoirs et des gestes qu’ils réa-lisent – au lieu de consister simplement, comme cela est majoritaire-ment le cas aujourd’hui, en une sorte de monologue ininterrompu dela pensée d’institution sur les figures novatrices.

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4.

QU’EST-CE QU’UNE ŒUVRE ?

Comme je l’ai rappelé, le concept central de la théorie des champsest celui d’autonomie : les œuvres littéraires, scientifiques, artistiques,philosophiques sont censées voir le jour dans des microcosmes relati-vement indépendants. Les espaces où elles se forment seraient gou-vernés par des logiques spécifiques et irréductibles à ce qui se passeen dehors d’eux. Les produits culturels devraient ainsi leurs propriétésles plus propres aux conditions sociales de leur production et, plusprécisément, à la position du producteur dans le champ de produc-tion.

Regarder la réalité avec les lunettes offertes par la théorie deBourdieu, c’est ainsi être conduit, lorsque l’on souhaite comprendrela formation et la signification d’une œuvre, à reconstituer l’espacedes possibles auquel son auteur a été confronté. Le sens d’une prisede position dépendrait de l’écart différentiel qu’elle réalise par rapportaux autres prises de position. Et surtout, c’est la position relativeoccupée par l’auteur dans le champ qui déterminerait sa prise de

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position et le point de vue qu’il exprime à travers elle : « Pour résumeren quelques phrases une théorie complexe, écrit Pierre Bourdieu, jedirai que chaque auteur, en tant qu’il occupe une position dans unespace, c’est-à-dire un champ de forces (irréductible à un simple agré-gat de points matériels) qui est aussi un champ de luttes visant àconserver ou à transformer le champ de forces, n’existe et ne subsisteque sous les contraintes structurées du champ ; mais aussi qu’il affirmel’écart différentiel qui est constitutif de sa position, son point de vue,entendu comme vue prise à partir d’un point, en prenant une despositions possibles, actuellement ou virtuellement, dans le champ despossibles (et en prenant ainsi position sur les autres positions). »61

La question que je voudrais poser à présent est de savoir si cettefaçon de lire les œuvres et les gestes accomplis par leurs auteurs nepourrait pas contribuer à exclure un certain nombre d’éléments impor-tants hors de l’analyse. Lorsque l’on affirme qu’un projet littéraire,philosophique, artistique ou scientifique, artistique, etc. constitueraitavant tout un prise de position à l’intérieur de l’espace des possiblesoffert par le champ, ne risque-t-on pas en effet de passer à côté d’autresespaces ou d’autres possibles, de négliger le fait que l’auteur a pu vou-loir intervenir dans d’autres lieux, s’inscrire dans d’autres temporalitésparallèles, ou être influencé par d’autres dimensions ? Quelles sontles conséquences sur l’interprétation des œuvres de la coupure instauréepar la théorie des champs entre le « dedans » et le « dehors », quiamène à inscrire les auteurs dans un pôle « interne » relativement isoléde ce qui ressortit à l’« externe » ? Est-ce que ces études ne peuventpas parfois contribuer à appauvrir la signification des productions

61. Pierre Bourdieu, Raisons pratiques, op. cit., p. 71-72.

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qu’elles étudient, et perdre de vue certains enjeux importants qui lestraversent et certains problèmes qu’elles affrontent ? Tout un ensemblede réalités que ce paradigme assigne au « dehors » ne participent-ellespas pleinement au processus de création – en sorte que c’est à condi-tion de lire les œuvres à leur lumière que l’on pourra véritablementen comprendre tous les aspects, toutes les implications et tous les sens ?

Des fragments d’autobiographie

Ce type d’interrogation s’est récemment trouvé au cœur des travauxde Bernard Lahire consacrés à la question de la création littéraire62.Celui-ci s’est en effet intéressé à l’opposition entre le « champ » et le« hors champ », et aux cécités interprétatives qu’elle est susceptibled’engendrer lorsqu’elle est établie de manière trop rigide. Lahire aainsi souligné la tendance chez Bourdieu mais également chez certainsde ses disciples (Anna Boschetti notamment dans son livre sur Apolli-naire par exemple63) à « s’enfermer dans le champ », et à écarter deleurs analyses et de leurs investigations tout ce qui est extérieur auchamp. Relisant les textes de Bourdieu consacrés à Heidegger (L’Onto-logie politique de Martin Heidegger) et à Flaubert (les premiers chapitresdes Règles de l’art) Lahire y décèle à chaque fois le même effacementprogressif de l’analyse des « expériences» extra-littéraires des écrivainsou extra-philosophiques des philosophes. Bourdieu n’étudieraitjamais, pour comprendre les auteurs, les « dispositions sociales et les

62. Bernard Lahire, Franz Kafka, op. cit.63. Anna Boschetti, La Poésie partout, Apollinaire, op. cit.

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compétences qu’ils ont formées » en dehors du champ ou avant d’yentrer, « dans des cadres aussi divers que ceux de la famille, de l’école,de leurs activités culturelles et de loisirs, de leurs éventuelles activitésreligieuses ou politiques, de leurs groupes d’amis ou de leurs relationssentimentales »64. En d’autres termes, la position d’un auteur estréduite à sa position dans le champ, sa trajectoire se résume à sa tra-jectoire dans le champ, et l’espace à l’intérieur duquel il forme sonœuvre se réduit à l’espace des œuvres circulant dans le champ.

La sociologie occulterait ainsi totalement, ou trop systématique-ment, la biographie des auteurs, et elle oublierait l’intérêt à étudiercelle-ci pour comprendre leurs œuvres. Lahire écrit, à propos de l’ana-lyse par Bourdieu de Flaubert : « Bourdieu pense que ce qui s’exprimedans L’Éducation sentimentale de Flaubert n’est rien d’autre que lechamp du pouvoir et, en son sein, le champ littéraire, comme siFlaubert n’avait pas eu d’autres expériences que celles qu’il a vécuesen tant qu’écrivain, comme s’il n’avait pas eu d’enfance, d’adoles-cence, de vies familiales, scolaires, sentimentales antérieures et par-fois parallèles à sa vie littéraire. »65 De même, à propos de l’étude dela formation de la philosophie de Martin Heidegger : « Voulant luttercontre le réductionnisme sociologique de classe, qui postule une rela-tion directe entre la position de classe de l’auteur et son œuvre,Bourdieu en vient à pratiquer à son tour une autre forme de réduc-tionnisme contextualiste (réductionnisme sociologique du champ),qui consiste à mettre l’accent essentiellement sur la “médiation” duchamp au détriment de l’analyse des expériences socialisatrices de

64. Bernard Lahire, Franz Kafka, op. cit., p. 28.65. Ibid., p. 44.

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Heidegger et ses propriétés dispositionnelles. » Selon Lahire, aucunexamen approfondi de la formation des phantasmes sociaux ou desdispositions éthiques et politiques qui se trouvent au fondement del’œuvre de Heidegger n’est proposé par Bourdieu66.

C’est la raison pour laquelle il faudrait, si l’on souhaite comprendreadéquatement « les raisons, les mobiles ou les motivations qui poussentles auteurs à écrire et, plus précisément encore, qui poussent les auteursà dire ou exprimer des expériences spécifiques » à travers des formeslittéraires, artistiques, philosophiques ou scientifiques, rompre avecl’enfermement dans le champ qui caractérise le regard de Bourdieusur les œuvres67. Il serait impératif de compléter les analyses en termesde champ par des analyses biographiques, qui restitueraient le par-cours des auteurs, qui permettraient de prendre en compte la diversitédes expériences et des situations à l’intérieur desquelles ils se sont for-més, et donc de comprendre leurs socialisations et la sociogenèse deleur habitus68. Et l’on peut d’ailleurs souligner que l’un des auteursdont, selon Lahire, on pourrait s’inspirer pour élaborer ce programmede recherche destiné à comprendre la formation biographique desintérêts expressifs et des manières de parler du monde que les auteursinvestissent dans leurs œuvres, est Jean-Paul Sartre. La méthode défi-nie par ce dernier dans Questions de méthode et appliquée par exempleà Flaubert, et sa volonté d’articuler psychanalyse et marxisme, donne-raient en effet les moyens de construire une analyse sociale de la sin-gularité et de comprendre le rôle irréductible des expériences familialeset extra-littéraires dans la formation d’un projet littéraire : « L’un des

66. Ibid., p. 24.67. Ibid., p. 47.68. Ibid., p. 43.

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principaux enjeux de [Questions de méthode] vise à allier les apportsrespectifs du marxisme, dans son ambition générale consistant à rap-porter les discours et les actes à leurs déterminations de classe, et dela psychanalyse en tant que plongée dans la singularité des vies et desparcours individuels à travers notamment l’étude des relations intra-familiales précoces. »69

Sans doute les objections formulées par Bernard Lahire sont-elles parfois un peu injustes, notamment lorsqu’il reproche à PierreBourdieu de ne pas avoir étudié tel ou tel aspect de la biographie deFlaubert ou de Heidegger sans voir que ces oublis étaient aussi lacondition indispensable au progrès qu’il essayait par ailleurs d’accom-plir, et que si Bourdieu avait dû tout étudier, il n’aurait rien étudié dutout, et surtout il n’aurait pu effectuer les avancées qui ont transforméen profondeur la science sociale et qui nous font regarder aujourd’huices réalités d’un œil différent. Mais il est vrai néanmoins que, biensouvent, les analyses en termes de champ proposent une image dés-incarnée des produits culturels et des enjeux qui les traversent.

Le risque inhérent à un cadre interprétatif qui, pour analyser lesœuvres, les inscrit dans le faisceau des relations objectives qu’ellesentretiennent avec d’autres œuvres, consiste en effet à mettre au pre-mier plan leur dépendance essentielle à l’égard de logiques interneset des stratégies qu’elles déterminent, et à les lire uniquement de cepoint de vue là. Du même coup, les enjeux existentiels qui peuventêtre investis dans ces productions sont susceptibles d’être négligés70.On pourrait même aller jusqu’à affirmer que, parfois, la sociologie

69. Ibid., p. 40-43. Citation p. 40. 70. Ibid., p. 82-83.

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des champs tend à exercer les mêmes effets de neutralisation etd’euphémisation que les commentaires académiques les plus ortho-doxes contre lesquels elle prétend pourtant se définir, en occultant laprésence du non littéraire, du non philosophique ou du non scienti-fique dans la construction d’un projet littéraire, philosophique ouscientifique – c’est-à-dire en oubliant, pour reprendre des expressionsde Didier Eribon, l’ancrage biographique de la démarche théorique :« Après tout, Nietzsche n’a cessé de nous l’enseigner : une philosophieest toujours, d’une certaine manière, la confession biographique deson auteur. »71

Bernard Lahire critique ainsi le livre consacré par Anna Boschettià la poésie d’Apollinaire, où elle entend saisir la logique selon laquellele fonctionnement du champ littéraire est transposé dans les propriétésdu texte. Pour elle, tous les choix de l’auteur, y compris ses sujets, sontdéterminés par l’état des rapports de forces symboliques entre lesagents, par la position qu’ils occupent dans le champ et par les pro-priétés de leur habitus. Dès lors, pour Lahire, tout se passe ici commesi le travail d’Apollinaire n’était « qu’une manière de répondre auxproductions concurrentes existantes ». Or, s’interroge-t-il : « Apollinairene dit-il rien de lui, de sa situation, de ses expériences du monde dansses poèmes ? Ceux-ci seraient-ils les simples effets des forces du champet des concurrences qui s’y déroulent ? »72 Bref, Apollinaire n’investit-il pas aussi dans son œuvre des expériences extra-littéraires ? Les pro-ductions culturelles ne s’ancrent-elles pas toujours et nécessairement

71. Cf. Didier Eribon, « L’infréquentable Michel Foucault, Grandeur de l’intellectuel critique » inHérésies. Essais sur la théorie de la sexualité, Paris, Fayard, 2003, p. 35-64, citation p. 50.72. Bernard Lahire, Franz Kafka, op. cit., p. 34-35.

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dans les trajectoires personnelles et les expériences biographiques– c’est-à-dire dans la vie – de leurs auteurs ?

On retrouve donc chez Bernard Lahire une idée que Didier Eribona soulevée à de nombreuses occasions, à savoir qu’il y avait une tensioninterne à l’œuvre de Bourdieu entre le type de perceptions auquelconduit la notion de champ et ce que nous invite à appréhender, àl’inverse, le concept d’habitus. Il est d’ailleurs intéressant de mention-ner, à cet égard, les analyses critiques élaborées par Eribon à proposde l’Esquisse pour une auto-analyse de Bourdieu. Dans Retour à Reims,Eribon regrette en effet que Bourdieu ne pousse pas assez loin sonétude sur lui-même. Et il lie justement ce manque d’approfondisse-ment aux limites inhérentes au point de vue adopté par Bourdieu.

Bourdieu entendait en effet ne retenir dans son étude que les traitsqui lui apparaissaient comme « pertinents du point de vue de la socio-logie ». Et d’autre part, il voulait rompre avec la méthode autobio-graphique traditionnelle, et, pour ce faire, appliquer à lui-même lathéorie des champs : comprendre un auteur, ce serait d’abord com-prendre le champ avec lequel et contre lequel on s’est fait. Mais laconjugaison de ces deux principes de départ a pour conséquence queBourdieu néglige bien des aspects essentiels et tait plus de choses qu’iln’en confesse : il ne consacre que quelques pages, renvoyées en fin devolume, à son enfance et son adolescence, à son rapport à la famille, àsa relation ambivalente avec la situation scolaire, etc. ; il évoque lasexualité de Foucault – mais jamais ne parle de la sienne ; il ne men-tionne aucun des livres qu’il lisait, « ne donne aucun renseignementsur ceux qui comptèrent pour lui ou lui donnèrent le goût de la culture,de la pensée, quand il aurait pu sombrer dans un rejet complet decelles-ci, comme semblaient l’y destiner les valeurs populaires sportives

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et masculinistes auxquelles il ne cache pas qu’il adhérait pleinement,bien qu’il ait refusé l’anti-intellectualisme de ceux avec qui il les par-tageait », etc.73

Ce n’est pas pour satisfaire une quelconque curiosité qu’il eut étéimportant de connaître tous ces détails. L’enjeu est ici à la fois théo-rique et politique. La dissimulation de ces éléments contribue en effetà masquer l’essentiel des faits qui permettraient de comprendre lespulsions qui ont animé par la suite l’œuvre de Bourdieu. La dimen-sion scientifique de celle-ci ne saurait en effet occulter la radicalité etla violence qui l’animent, qui s’enracinent dans un malaise existentiel,dans son « habitus clivé », et qui font autant partie d’elle, et de sa vérité,que sa dimension savante et analytique : « Nul doute que c’est touteson œuvre, toute sa démarche théorique et la pulsion critique quil’anime, qui s’ancrent dans son expérience d’adolescent qui se rebellecontre l’ordre du monde et contre les hiérarchies que cet ordre tra-vaille à inscrire dans les cerveaux et les corps des individus. L’appar-tenance ultérieure au monde intellectuel produit ce qu’il appelle un“habitus clivé”, qui comme le “malaise” dont parle Foucault, est auprincipe d’une démarche théorique. Et c’est pourquoi l’on pourraitdire que, au fond, Bourdieu n’a jamais fait que la sociologie de lui-même. […] Il a cherché à comprendre, à analyser les mécanismes dela domination sociale dont il avait fait l’épreuve douloureuse dans sajeunesse. […] Le matériau sur lequel Bourdieu travaille, c’est celuid’une violence qu’il a ressentie et qui s’est muée, en lui, en une énergieintellectuelle et politique. »74

73. Didier Eribon, Retour à Reims, Paris, Fayard, 2009, p. 222-229.74. Didier Eribon, « L’infréquentable Michel Foucault, Grandeur de l’intellectuel critique » inHérésies. Essais sur la théorie de la sexualité, op. cit., p. 55.

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Construire des modes de lectures qui n’exerceraient pas sur lesœuvres des effets de neutralisation ou d’euphémisation, ce serait ainsireconstituer leur ancrage biographique fondamental. Ce qui ne veutbien sûr pas dire « ramener » les œuvres à la vie de leurs auteurs, c’est-à-dire faire comme si elles ne parlaient, en dernière instance, qued’eux, ou prétendre que les problèmes qu’elles traitaient étaient seu-lement des problèmes « individuels » ou « personnels ». Bien aucontraire, il s’agirait plutôt ici de rompre avec une vision désincarnéede la théorie ou de la culture, qui négligerait de prendre en comptel’un des aspects essentiels de ces activités et qui les nourrit au plus pro-fond d’elles-mêmes – à savoir leur dimension active et expressive.Écrire une œuvre, c’est toujours affirmer un point de vue, exprimerun malaise. L’analyse sociologique ne saurait dès lors négliger la par-ticipation de tout un ensemble de préoccupations extérieures auchamp restreint de production à la fabrication des biens culturels. Elledoit au contraire être capable de mettre en lumière la violence et laradicalité qui les traversent, et qui font que leurs enjeux et leurs signi-fications débordent largement du cadre autonome dans lequel on vou-drait parfois les enfermer. Elle doit redonner une seconde vie auxauteurs qu’elle étudie, en retrouvant le sens qu’a revêtu pour euxd’écrire, à un moment donné, ce qu’ils ont écrit comme ils l’ont écrit.

Une analyse neutralisante des œuvres

Si l’enfermement dans le champ, ce biais qui guette nécessairementles sociologues ou les historiens qui utilisent de manière trop rigideles concepts de Bourdieu, conduit à occulter les expériences sociales

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que les auteurs investissent dans leurs œuvres et la façon dont ellesinforment leur projet, il amène de surcroît souvent, et c’est au moinsaussi important, à proposer des interprétations potentiellement dépo-litisantes des productions symboliques.

Cette tendance apparaît dans les études qui font du concept d’auto-nomie un usage bien particulier – c’est-à-dire qui vont considérer qu’ilne constitue pas seulement un principe méthodologique et heuristiqued’analyse, mais également une réalité historique. Le fait que l’onpuisse, et même que l’on doive étudier les microcosmes artistiques,littéraires, scientifiques, philosophiques, etc., isolément serait appelépar les évolutions du fonctionnement des sociétés modernes. Cessociétés connaitraient une division croissante du travail social, quiaboutirait à la construction de sphères d’activités relativement indé-pendantes les unes des autres, et régies par des modes de régulationsparticuliers. La légitimité à parler de « champ artistique », de « champlittéraire », de « champ scientifique » ou de « champ philosophique »,etc. s’enracinerait dans le fait que ces activités se seraient peu à peuconstruites en se dotant de leurs propres instances de consécration etde leurs propres principes de reconnaissance, et en se donnant ainsi àelles-mêmes une loi de fonctionnement tout à fait spécifique, etc.

Cette vision de l’Histoire, à laquelle on a parfois reproché, à tort,son caractère téléologique, conduit à définir l’autonomisation commeun processus d’épuration. Au cours d’un tel processus, la littérature,l’art, la science ou la philosophie se seraient progressivement dégagésde l’emprise de tout critère de jugement externe et aliénant, au pre-mier rang duquel les interférences de nature politique, et seraient par-venus à faire triompher des systèmes de valeurs strictement littéraires,artistiques, scientifiques ou philosophiques. Avec le temps, les activités

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culturelles ou scientifiques se seraient ainsi peu à peu renferméesautour d’enjeux proprement culturels ou scientifiques, et auraient deplus en plus été dénuées de toute implication politique.

On le voit par exemple assez nettement dans le riche et influentouvrage de Gisèle Sapiro consacré aux écrivains pendant la SecondeGuerre mondiale en France75. Sapiro analyse en effet les conséquencesdes déstructurations et de la crise des représentations engendrées parl’Occupation sur le fonctionnement du champ littéraire. La ruptureintroduite par l’Occupation consisterait en effet précisément, ici, dansune remise en question radicale de l’autonomie du champ littérairetelle qu’elle se serait établie depuis la fin du xixe siècle. Selon elle, lechamp littéraire était auparavant régi par ses propres lois et ses propreshiérarchies ; il était animé par une temporalité particulière ; il avaitses institutions spécifiques, ses instances de jugements et ses échelles devaleur à lui, etc. Mais la défaite puis l’occupation allemande (la censure,etc.) aboutirait à une remise en cause de ce processus. Des logiques« hétéronomes » viendraient perturber l’autonomie du champ litté-raire. Et parmi celles-ci, il y a notamment la politique. L’Occupationserait ainsi avant tout une période de politisation. Publier ou ne paspublier, publier tel type de littérature ou tel autre, publier dans tellerevue ou dans telle autre, chez tel éditeur ou chez tel autre, abordertel ou tel thème, devinrent des choix avec un sens politique – quandil s’agissait, auparavant, de décisions orientées par des préoccupationslittéraires.

Mais ne peut-on pas interroger la vision de la littérature que sembleinduire ici mécaniquement le concept d’autonomie du champ littéraire,

75. Gisèle Sapiro, La Guerre des écrivains, Paris, Fayard, 1999.

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et qui amène à faire comme si, avant la guerre, les stratégies des écri-vains n’étaient pas déjà politiques ? Est-il légitime d’opposer ainsi unepériode d’autonomie relative, qui précèderait l’Occupation, et, ensuite,une période d’hétéronomie, et de supposer que la politique se serait bru-talement emparée de la littérature ? Cette coupure n’empêche-t-elle pasd’appréhender le sens politique que revêt toujours l’acte d’écrire ? Netend-t-elle pas à ratifier implicitement, et sans l’interroger de manièrecritique, une représentation « indigène » fort problématique, celle del’art pour l’art, qui n’assigne à l’activité esthétique que des finalitésesthétiques ? Bref, il est possible de s’interroger sur la question desavoir si parler d’autonomisation du champ littéraire (et, par exten-sion, des autres champs de production) par rapport au monde exté-rieur, et donc, notamment, par rapport au champ politique, ce n’estpas nécessairement courir le risque de fabriquer des modes de lecturedépolitisants, et susceptibles de passer à côté de nombre des enjeuxdes textes étudiés.

L’opposition « champ scientifique » et « champ politique »

La tendance qui anime les études en termes de « champs » à dépo-litiser les œuvres, ou, plus exactement, à proposer des interprétationset des perceptions potentiellement dépolitisantes de celles-ci, apparaîtplus clairement encore si l’on s’intéresse aux recherches consacréesaux sciences humaines et à la philosophie. Les sociologues ou leshistoriens qui réfléchissent dans ce cadre partent en effet là encoresouvent du principe que les champs « scientifiques » ou « philoso-phiques » se seraient peu à peu autonomisés au fil du temps, qu’ils se

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seraient construits en se séparant de cet autre champ, relativementautonome lui aussi, que serait le champ politique. Dès lors, ils sontassez logiquement enclins à faire comme si les productions théoriquess’élaboraient dans le cadre d’une discussion interne et savante, commesi les enjeux qu’elles affrontaient étaient les enjeux inscrits dans leurchamp spécifique – bref, comme si leurs formations s’effectuaient àl’intérieur d’un cercle restreint et donc quasi indépendamment de toutce qui se passe ailleurs. Du même coup, la politique est occultée. Ou,mieux, la dimension politique qui hante et façonne nécessairementtoute prise de position théorique est presque totalement niée. (Ce quia d’ailleurs pour conséquence que ces sociologues ou ces historiensaccordent trop souvent aux textes réactionnaires ou conservateurs cequ’ils demandent, à savoir d’être considérés comme des produits« scientifiques » qui ne recevraient de signification politique qu’aprèscoup, par la façon dont ils sont utilisés par leurs propres auteurs oudont ils sont instrumentalisés par certains de leurs lecteurs, quand ils’agit en réalité de prises de positions toujours-déjà rétrogrades – ensorte que leur politique fait partie de leurs propriétés objectives intrin-sèques, et ne saurait être perçue comme une dimension extérieure à cequ’elles affirment dans leurs analyses à prétention « savante ».)

Je voudrais prendre comme illustration de cette démarche un autretexte de Gisèle Sapiro, qui porte sur les rapports entre les intellectuelset la politique, et qui fournit la matrice théorique de son livre sur LaResponsabilité de l’écrivain 76. Dans cet article, Gisèle Sapiro s’intéresse

76. Gisèle Sapiro, « Modèles d’intervention politique des intellectuels. Le cas français », in Actes de larecherche en sciences sociales, 2009/1-2 (n° 176-177), p. 9-31.

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à l’évolution des formes et des modalités de l’engagement des écrivainset des universitaires en France, et, également, à la concurrence quioppose, dans l’espace social, différentes figures possibles de l’intellectuel(l’expert contre le penseur critique, l’intellectuel d’institution contrel’intellectuel libre, etc.). Elle consacre notamment une partie impor-tante de son essai à l’opposition entre d’un côté la figure de l’intellec-tuel total (ou, pour reprendre ses termes, de « l’intellectuel critiqueuniversaliste ») à laquelle elle associe les noms de Zola, Gide et Sartre,et, de l’autre, la figure de l’intellectuel spécifique – ou de l’« intellectuelcritique spécialisé » –, incarnée par des auteurs plus contemporainscomme Foucault ou Bourdieu.

Selon elle, l’intellectuel total est quelqu’un qui s’engage à titre per-sonnel pour des causes particulières au nom de valeurs universellescomme la « liberté » ou la « justice ». Il utilise la réputation (ou le« capital symbolique ») accumulée grâce à son œuvre pour peser surle débat politique : « Producteur de représentations collectives etd’une interprétation du monde, généralement assortie d’un messageéthico-politique, l’intellectuel critique fonde la légitimité de ses prisesde position sur son capital symbolique, c’est-à-dire sur son autoritécharismatique auprès d’un public, capital souvent enfermé dans sonnom propre plutôt que dans ses titres, et donc associé à sa personne. »77

La figure de l’intellectuel spécifique s’est historiquement définie,selon Gisèle Sapiro, contre ce mode d’intervention. Et c’est justementla façon dont elle parle de cette figure qui m’intéresse. Sapiro écrit eneffet que, au fondement de l’invention du modèle de l’intellectuel spé-cifique par Bourdieu et Foucault notamment, se trouve une réaction

77. Ibid., p. 9.

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contre la prétention de l’intellectuel global, et de Sartre en particulier,à avoir la légitimité à intervenir sur tous les fronts. De ce point de vue,l’intellectuel spécialisé partagerait avec la figure de l’expert (dont il sedistingue néanmoins par son intention critique) l’idée selon laquellel’intellectuel doit engager, dans le champ politique, des connaissancesspécialisés et des savoirs techniques spécifiques. Gisèle Sapiro affirmeainsi : « Tirant toutes les conséquences de la division du travail d’expertise,Foucault récuse la figure de l’intellectuel universel qui s’érige en“maître de vérité et de justice”, tandis que Bourdieu lui reproche son“illusion de la toute-puissance de la pensée”. Toutefois, comme ce der-nier, Foucault en retient la dimension critique, une critique qu’il veutspécifique et non globale, ancrée dans un savoir spécialisé. À égale dis-tance de l’action politique et de la neutralité de l’expert, le travail de“l’intellectuel spécifique” consiste avant tout à repenser les catégoriesd’analyse du monde social et à redéfinir les problématiques perti-nentes, contre les idées reçues et les schèmes de perception routiniers.Refusant l’instrumentalisation des sciences sociales par le pouvoirtechnocratique, cette conception promeut une action politique (à laquellel’intellectuel prend part en tant que citoyen) fondée sur un savoir spécialisésur le monde social (qu’il contribue à élaborer dans son domaine de com-pétence). »78

Ce qui est intéressant dans cet extrait, c’est que l’on voit à quelpoint l’ensemble des catégories employées ont pour fonction d’insti-tuer une frontière entre la science et la politique. Le fait de construireun concept de « champ scientifique » et de doter celui-ci d’une sorted’autonomie par rapport au siècle débouche sur l’affirmation selon

78. Ibid., p. 28.

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laquelle le savoir et l’intervention constitueraient des registres d’actionséparés et distincts l’un de l’autre. L’engagement ne peut dès lors êtreconçu que sur le mode d’une application, dans le champ des luttes,d’un savoir produit et contrôlé dans cet autre champ que serait lechamp « scientifique ». La représentation ici défendue est que lesœuvres de Foucault et Bourdieu se seraient formées à l’intérieur deleur domaine respectif (philosophique ou sociologique) et en en res-pectant les règles et les contraintes internes, et qu’elles auraient seule-ment servi, dans un second temps, de point d’appui à des interventionslocales, lorsque leurs auteurs seraient « sortis » de leurs espaces decompétences propres pour « entrer » dans le champ politique etmener des entreprises critiques. Bref, on impose l’idée selon laquelleexisterait une opposition entre « la recherche » d’un côté et, del’autre, « la politique » – et l’on dépolitise donc complètement lesœuvres de Foucault et Bourdieu. Celles-ci ne seraient pas en tant quetelles politiques ou inscrites d’emblée dans l’espace des luttes. Cette« politisation » n’aurait eu lieu qu’après coup, lorsque leurs auteursauraient utilisés certains de leurs « acquis » de manière critique etengagée.

(Un exemple caricatural, et dont, par générosité, je ne citerai pasles auteurs, mais que je mentionne néanmoins parce qu’il constitueun miroir grossissant du type de perception que j’entends ici mettreen question, se trouve dans le texte de présentation d’une journéed’étude organisée en 2008 à l’École normale supérieure qui s’intitulait« Vies et morts des productions savantes : comment étudier sociolo-giquement la carrière des références théoriques ? ». Ce colloque vou-lait s’intéresser à la façon dont des lecteurs (des militants par exemple)

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peuvent utiliser des œuvres « savantes » dans leur lutte. Or le texte quiservait à l’introduire traduit parfaitement la façon dont une approcheen termes de « champ » peut amener à dépolitiser, et ici de manièreparticulièrement absurde, la perception que l’on se forme des œuvres,en instaurant une frontière entre l’Université et son dehors, et en lafaisant passer pour une séparation entre le « champ scientifique » etle « champ politique », entre des « professionnels » et des « profanes »,entre des « savants » préoccupés par les choses de la science et des mili-tants engagés dans les choses de la vie, etc. : « De nombreuses recherchesen sciences sociales doivent aborder, à un moment ou un autre, desformes indigènes d’appropriation et de restitution de références savantes :transposition dans le monde des administrations publiques des réflexionssur la productivité élaborées par les économistes, usages des testsd’intelligence construits par les psychomètres dans les écoles, référencesà Marcuse chez les étudiants des campus américains des années 1960 ou àMichel Crozier chez les concepteurs de la “nouvelle société” de JacquesChaban-Delmas, etc. »79 L’exemple de Marcuse est particulièrementstupéfiant : peut-on en effet qualifier les étudiants qui lisaient sonœuvre de « profanes » qui ont contribué à « politiser » son œuvre« savante » ? L’œuvre de Marcuse n’était-elle pas au contraire intrin-sèquement et explicitement politique ? N’est-ce pas pour ces étudiantsqu’il écrivait, beaucoup plus (ou au moins autant) que pour ses « col-lègues » philosophes ? etc. De la même manière, l’œuvre de MichelCrozier était-elle uniquement « scientifique » et pas entièrement, dèsle départ, politique, c’est-à-dire réactionnaire ?)

79. « Vies et morts des productions savantes », Appel à contribution, Calenda, publié le mardi112007, http ://calenda.revues.org/nouvelle8924.html.

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Une idéologie de la recherche

En fait, c’est une représentation bien particulière de l’espace intel-lectuel et du travail de la pensée que s’efforce d’imposer ce système devision et de division. La construction du concept de champ scientifique,l’institution d’une frontière entre ce champ et le champ politique nesont pas en effet des opérations menées dans un but heuristique. Nousn’avons pas ici affaire à un modèle qui simplifierait la réalité pour enrendre compte. Il s’agit au contraire d’un dispositif normatif et nor-malisateur qui a pour fonction de transformer cette réalité, de parti-ciper à l’édification d’un certain ordre du monde en propageant uneimage bien particulière des sciences sociales et de la philosophie.

On sait en effet que toute une tradition épistémologique (qui, bienqu’elle soit actuellement prépondérante académiquement, n’en est pasmoins qu’une tradition parmi d’autres), se donne pour but d’importer,vers des disciplines comme la sociologie, l’histoire ou la philosophie,un mode de fonctionnement caractéristique des champs comme lesmathématiques, la physique, ou la biologie, etc. : en sciences sociales,les principaux théoriciens d’une telle idée ont été Émile Durkheim(dans Les Règles de la méthode sociologique), Robert K. Merton (dansThe Sociology of Science) et, enfin, Pierre Bourdieu (dans Science de lascience et réflexivité). Ces trois auteurs ont défendu l’idée selon laquelleles sciences sociales devaient être dotées d’un modèle de scientificitécomparable à celui des sciences de la nature. Ils plaidèrent ainsi pourl’édification de « cités savantes » relativement autonomes par rapportà l’extérieur. Selon eux, ces disciplines requièrent, comme toutes lesautres sciences, des compétences spécifiques et des savoirs techniquesnon universellement distribués, si bien que, pour être véritablement

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scientifique, la discussion sociologique, la discussion historique ou ladiscussion philosophique ne doit se dérouler qu’entre praticienscompétents. Pour reprendre la formule qu’ils aiment à employer : dela même manière qu’un non-mathématicien n’aurait pas l’idée de cri-tiquer un mathématicien, quelqu’un qui n’est pas sociologue, histo-rien ou philosophe ne devrait pas se sentir autorisé à critiquer unsociologue, un historien ou un philosophe.

Cette tradition, qui plaide pour la construction des disciplinestraditionnellement rangées du côté des Humanités comme des pro-fessions à part entière, repose toujours, implicitement ou explicite-ment, sur une croyance dans la neutralité des sciences sociales. Plusexactement, elle repose sur l’idée selon laquelle la sociologie et l’histoirepeuvent accéder à une même « objectivité » que les sciences de la nature.Comme ces dernières, ces disciplines seraient en droit capables deproposer des études qui se borneraient à constater, à comprendre et àexpliquer la réalité, et qui ne porteraient pas sur elle de « jugementsde valeur ». Et précisément, l’idée fondamentale de ce cadre de penséeest qu’il y a un lien entre « autonomisation » et « scientifisation » : pourque les disciplines se dépolitisent, il est nécessaire qu’elles s’autono-misent institutionnellement puisque c’est à la faveur d’un tel processusqu’elles se libéreront de tout ce qui contribue encore à les inscrire dansles luttes sociales ; elles pourront de surcroît par ce biais soumettre leschercheurs à une normativité scientifique intégrale, ce qui obligeraces derniers à renoncer à toute inclination idéologique ou tout biaispolitique. Dans cette optique, la différence entre les sciences physiqueset les sciences humaines apparaît non pas comme une différence denature mais seulement comme une différence historique : c’est seule-ment parce que les secondes ne seraient pas encore parvenues à

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s’autonomiser aussi radicalement que les premières qu’elles apparai-traient comme moins scientifiques et plus politiques.

Bourdieu exprime explicitement cette conception de la relation entreautonomisation et dépolitisation dans Science de la science et réflexivité :« On pourrait distribuer les différentes sciences selon le degré d’auto-nomie du champ de production scientifique à l’égard des différentesformes de pression externe, économique, politique, etc. Dans leschamps à faible autonomie, donc profondément immergés dans lesrelations sociales, comme l’astronomie ou la physique dans leur phaseinitiale, les grandes révolutions fondatrices sont aussi des révolutionsreligieuses ou politiques qui peuvent être combattues politiquement,avec des chances de succès (au moins à court terme), et qui, commecelles de Copernic ou Galilée, bouleversent la vision du monde danstoutes ses dimensions. Au contraire, plus une science est autonomeplus, comme l’observe Bachelard, elle tend à être le lieu d’une véritablerévolution permanente, mais de plus en plus dénuée d’implicationspolitiques ou religieuses. Dans un champ très autonome, c’est lechamp qui définit non seulement l’ordre ordinaire de la science nor-male mais les ruptures extraordinaires. »80

Bien entendu, il serait possible d’entreprendre une critique radi-cale de cette vision des choses et de tout ce qu’elle implique d’un pointde vue théorique et politique (c’est ce que j’essaie de faire dans Logiquede la création). Mais ce n’est pas cette question qui m’intéresse ici. Dansle cadre de cette réflexion sur la science des œuvres, je voudrais meconcentrer sur un autre aspect. Il me semble en effet important desouligner que, comme on l’a compris, la tradition épistémologique

80. Pierre Bourdieu, Science de la science et réflexivité, Paris, Raison d’Agir, 2001, p. 169-170.

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qui vise à doter les sciences sociales d’une même indépendance etd’une même neutralité que les sciences de la nature est fondamenta-lement normative – et d’ailleurs souvent explicitement revendiquéecomme telle : qu’affirme-t-elle en effet si ce n’est un projet ? une idée ?une utopie de la science ? Ceux qui la défendent entendent favoriserla professionnalisation de la sociologie et de l’histoire. Ils veulent fairede ces disciplines des sciences à part entière. En d’autres termes, ilsne prétendent pas que les sciences sociales correspondent à ce modèle.Ils visent au contraire à inscrire celui-ci dans la réalité (en supposantque c’est possible).

Ainsi, les analyses qui utilisent le concept de « champ scientifique »pour aborder les productions intellectuelles commettent, au fond, uneerreur de perspective. Elles font comme si ce que ce modèle voulaitfaire advenir était, précisément, déjà réalisé : affirmer que les prises deposition théorique s’élaborent à l’intérieur d’un espace de discussion« savant » gouverné par des règles spécifiques et relativement indépen-dant de la politique revient en effet à accepter, à approuver et à ratifierla définition particulière du travail scientifique que cette tradition épis-témologique entend justement imposer et instituer. Les sociologues etles historiens utilisent dans une optique descriptive une notion aussiéminemment normative que celle de « champ scientifique » (peut-êtreparce qu’ils souhaitent tellement que cette organisation de la recherchetriomphe qu’ils en viennent à se persuader eux-mêmes qu’elle est d’orset déjà partiellement incarnée dans les faits). Ils contribuent par làmême à se rendre objectivement complices de l’action de normalisationque cette tradition cherche à exercer. Et appliquent à la démarche desauteurs une grille de lecture totalement inappropriée et inadéquate, etqui ne correspond en rien à leur réalité.

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D’ailleurs, il est facile de constater qu’il y a manifestement quelquechose d’artificiel dans l’opération menée par Gisèle Sapiro, quiconsiste à construire une frontière entre les différents champs de pro-duction culturelle d’un coté et, de l’autre le « champ politique », etdonc à devoir ensuite, dans un second temps, pour rendre compte del’engagement des auteurs, proposer un troisième concept, de « champintellectuel », qui se situerait à « l’intersection » des deux autres 81 :cette prolifération des champs, qui vise à faire entrer dans les cadresune réalité qui déborde de toutes parts, est à elle-même la preuve del’existence d’un problème, c’est-à-dire de la difficulté qu’éprouve cettesociologie à comprendre les phénomènes qu’elle entend étudier étantdonné le point de vue qu’elle adopte sur eux. À moins que l’objectifimplicite ne soit ici en fait d’instituer ces frontières dans les cerveauxenvers et contre tout, de renforcer la croyance dans les séparationsqu’elles établissent et donc de favoriser la propagation de l’idéologiede la recherche qui leur est mécaniquement associée.

Politique de la lecture

Si les processus d’écriture ne se laissent pas aisément capter parce cadre d’analyse qui oppose un « champ scientifique » d’un côtéet, de l’autre un « champ politique », c’est parce que ces deux sphèresd’activité ne sauraient être opposées, voire distinguées. Il y a en effetune intrication étroite entre ces registres d’action : il n’y a pas césure,mais continuité, et solidarité, entre toutes ces dimensions. Dès lors,

81. Gisèle Sapiro, « Modèles d’intervention politique des intellectuels. Le cas français », art. cit., p. 9.

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pour appréhender ce que l’on pourrait appeler le comportement desauteurs, c’est-à-dire à la fois leur travail théorique, leur engagement,et surtout la relation entre les deux, il faudrait, plutôt que d’isoler lapensée du monde, essayer de comprendre comment celle-ci s’inscritd’emblée dans les luttes et dans l’Histoire ; il faudrait saisir commentelle s’intègre immédiatement dans des dispositifs politiques – et com-ment par là même ses destinataires se composent de publics hétéro-gènes et ne se limitent jamais aux membres du cercle restreint dediscussion tel qu’il est circonscrit par le concept de champ.

Lorsqu’on lit par exemple le texte magnifique que Sartre publia, en1961, dans Les Temps Modernes, en hommage à Maurice Merleau-Ponty,on appréhende en effet la façon dont l’évolution d’une pensée s’ancredans un ensemble de temporalités extrêmement diverses, et comments’y mêlent de manière indiscernable des préoccupations théoriques etdes finalités politiques, comment les unes s’élaborent et se transformentau contact des autres. Merleau-Ponty n’a cessé de réfléchir sur sontemps : sur la guerre, sur l’expérience communiste en URSS et les campssoviétiques, sur le parti communiste et le marxisme, sur la gauche et lesintellectuels, etc. Mais ses analyses ne sont jamais strictement et uni-quement politiques : « À bien les lire, les commentaires de Merleau surla politique ne sont qu’une expérience politique devenant par elle-même et dans tous les sens du terme sujet de méditations. »82 Merleau-Ponty s’appuie sur l’Histoire pour repenser la question du sens et dunon-sens, pour mettre en cause l’immobilisme du sujet kantien, pourproposer une nouvelle façon de penser l’individu et son inscription dansdes réseaux concrets d’intersubjectivité, etc.

82. Jean-Paul Sartre, « Merleau-Ponty », in Les Mots et autres écrits autobiographiques, Paris Gallimard,Bibliothèque de la pléiade, 2010, p. 1104. Souligné dans le texte.

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Bien entendu, insiste Sartre, Merleau-Ponty ne fut pas spontané-ment et naturellement prédisposé à adopter une telle attitude. Étu-diant, il se comportait comme ses maîtres et ignorait l’Histoire. Maisla guerre l’a transformé radicalement et l’amena à rejeter cette manièrede faire. Sartre écrit ainsi qu’au moment où Merleau-Ponty écrit sathèse, La Phénoménologie de la perception, « l’Histoire nous saute àla gorge » et Merleau-Ponty « se débat contre elle sans interrompreses recherches. Disons que c’est la première partie de sa réflexion.La seconde commence dans les dernières années de l’Occupation etse poursuit jusqu’en 1950. Sa thèse achevée, il semble abandonnerl’enquête, interroger l’Histoire, la politique de notre temps. Mais sonsouci n’a changé qu’en apparence : tout se rejoint puisque l’Histoire estune forme d’enveloppement, puisque que nous sommes “ancrés” enelle, puisqu’il faut se situer historiquement non pas a priori ni par jene sais quelle “pensée de survol”, mais par l’expérience concrète dumonde qui nous entraîne »83. Penser, pour Merleau-Ponty, c’était doncavant tout se penser. Non pas au sens où il s’agissait pour lui d’essayerde saisir sa propre singularité. Mais plutôt parce qu’il voulait com-prendre son ancrage dans le monde – et partir de l’Histoire et de toutce qu’elle charrie pour philosopher autrement et par là même pourvivre autrement. La philosophie apparaît ici comme une sorte de poli-tique continuée par d’autres moyens : « Merleau avait cru vivre en paix :une guerre l’avait fait guerrier. »84

Dès lors, essayer de définir Merleau-Ponty par sa position dans un« champ philosophique », ce serait nécessairement prendre le risqued’oublier son inscription fondamentale dans l’Histoire, et comment

83. Ibid.84. Ibid., p. 1056.

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celle-ci a contribué à le transformer radicalement et à l’influencer.L’espace des possibles auquel il s’est confronté et par rapport auquelil s’est défini mêle des problématiques biographiques et philoso-phiques, historiques et politiques, etc. ; l’auteur de Signes est d’embléeinscrit dans des temporalités et des cercles de discussion multiples.Aborder sa démarche avec des outils méthodologiques qui tenteraientde distinguer d’un côté des enjeux internes et, de l’autre, des enjeuxexternes, essayer de faire entrer certains de ses textes dans un espacedit philosophique et d’autres dans l’espace intellectuel ou politique,ce serait ainsi nécessairement se condamner à proposer une étudemutilante de ce qu’il a fait ; qui passerait totalement à côté de ce quiconstitue l’essence et la singularité même de sa pensée ; qui occulteraitla finalité politique de sa philosophie et l’ancrage philosophique de sapolitique – et donc l’unité profonde de son parcours.

Dans ses Carnets de la drôle de guerre, Sartre décrit là encore l’in-fluence exercée par la guerre, mais sur lui-même cette fois. Lui aussifut amené à cette occasion à redéfinir complètement son propre projetphilosophique, sa manière d’écrire, de penser, et de se penser lui-même : « La guerre m’a découvert mon historicité. (Jeu ordinaire descoïncidences, préparé à cela les derniers temps par Aron et Heidegger.Mais sont-ce bien des coïncidences ? N’est-ce pas la situation euro-péenne qui a décidé Aron à écrire ce livre et à l’écrire ainsi ? Et moi-même, n’est-ce pas ce que Nizan appelle la plus grande pression del’Histoire qui m’a décidé et à les lire et à me considérer moi-mêmesous mon aspect historique ?) »85

85. Jean-Paul Sartre, « Carnets de la drôle de guerre », in Les Mots et autres écrits autobiographiques,op. cit., p. 263. Souligné dans le texte. Le livre de Raymond Aron auquel Sartre fait référence est In-troduction à la philosophie de l’Histoire.

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Par conséquent : contrairement à ce qui est implicitement affirmédans les recherches qui font dépendre la fabrication des œuvres ditessavantes des logiques internes à ce qui est désigné comme leur champde production, tout n’est pas théorique dans la formation d’un projetthéorique : non seulement les présupposés sur lesquels elle s’appuieengagent une vision du monde tributaire d’un certain contexte socialet historique ; mais y interviennent de surcroît des intentions poli-tiques – une volonté d’affronter des problèmes qui se posent dans lesiècle, d’intervenir dans le champ des luttes et ainsi de s’adresser à despublics. Le dehors est donc, en quelque sorte, dedans. En sorte quec’est de cette intrication fondamentale entre l’interne et l’externe, decette présence de la politique dans la théorie que la science des œuvresdevrait rendre compte (problème auquel s’affrontaient les analysesd’inspiration marxiste) – au lieu de l’ignorer en traçant des frontièresque les auteurs ne cessent de transgresser, et qui ne permettent parconséquent en rien de comprendre adéquatement ce qu’ils font quandils écrivent ou quand ils interviennent.

L’historien et le sociologue se doivent de proposer des modes de lec-ture politique des prises de positions théoriques. D’ailleurs, on pourraitdans ce cadre s’inspirer des travaux de l’historien britannique QuentinSkinner. S’appuyant sur la conception performative du langage déve-loppée par Austin, celui-ci écrivait en effet qu’il fallait aborder lesmots comme des actes : les textes ne sont jamais au dessus de la mêléeet neutres par rapport à elle, mais s’y enfoncent complètement. Ce sontdes interventions polémiques dans des conflits idéologiques86. Lestextes les plus abstraits, hier comme aujourd’hui, sont donc toujours

86. Quentin Skinner, Hobbes et la conception républicaine de la liberté, Paris, Albin Michel, 2008.

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engagés, toujours animés par une violence – et le champ de la théoriedoit en ce sens être conceptualisé comme étant immergé dans lechamp de la bataille politique.

Cette représentation est d’autant plus importante qu’elle ne vautpas seulement pour les productions de philosophie ou de sciencessociales. Elle est valable également pour les œuvres d’art et pour lalittérature87. Je n’en prendrai qu’un exemple. Récemment, MichaelLucey s’est ainsi efforcé de donner une signification nouvelle auxromans de Balzac. Il a en effet montré que le commentaire professo-ral, qui se concentre sur les aspects stylistiques des textes, et l’analysesociologique, qui les isole dans un espace littéraire autonome, ont tousles deux tendance à occulter à peu près totalement la dimension émi-nemment polémique de l’œuvre de Balzac. Étudiant les ressorts dra-matiques de romans comme Ursule Mirouët, Le Cousin Pons, Le PèreGoriot, La Cousine Bette, etc., Lucey nous fait voir à quel point Balzacécrivait le plus souvent pour s’opposer aux objectifs du Code civilnapoléonien. Balzac s’est installé dans une « opposition conserva-trice » à cette nouvelle norme juridique. Il considérait en effet celle-ci comme le moyen par lequel la classe bourgeoise déshumanise lesrelations personnelles afin de progresser en tant que classe. Dès lors, lesintrigues des romans de Balzac ont presque toujours eu pour objectifde dénoncer les conséquences normatives de ce nouvel ordre juridique,de mettre en évidence et en lumière toutes les formes alternatives de

87. Il est d’ailleurs intéressant de noter que dans son ouvrage sur le peintre Ambrogio Lorenzetti,Skinner insiste sur le fait que les œuvres d’art peuvent elles aussi être soumises, parallèlement à la lec-ture artistique, à une lecture proprement politique, puisque selon lui les fresques du Palazzo Publicode Sienne peintes par Lorenzetti au milieu de xive siècle comportent tout un ensemble de messagespolitiques sur ce qu’est un « bon gouvernement ». Cf. L’Artiste en philosophe politique. AmbrogioLorenzetti et le bon gouvernement, Paris, Raisons d’Agir, 2003.

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vie ou d’alliance qu’il affaiblit, qu’il marginalise ou qu’il exclut – etqui dans le même temps, si l’on adopte un autre point de vue, encontestent l’évidence et hégémonie88. En d’autres termes, le romanbalzacien échappe au cadre strictement littéraire. Il baigne dans lapolitique. C’est la raison pour laquelle toute analyse qui partirait dupostulat selon lequel il serait possible de séparer un espace littéraireet un espace politique passerait nécessairement à côté de l’essentiel :car c’est à condition de reconstituer leur entremêlement fondamentalque l’on peut redonner au geste de Balzac sa signification profonde.

Ainsi, qu’elle s’applique à l’art ou à la science sociale, à la littératureou à la philosophie, la science des œuvres a tout à gagner à proposerdes modes de lecture capables d’appréhender la dimension polémiquedes productions culturelles. Contextualiser les œuvres devrait consisterà dégager les multiples espaces d’opposition à l’intérieur desquels ellesse définissent, afin de saisir ce que leurs auteurs ont véritablementvoulu faire en les concevant et les ennemis qu’ils entendaient combattre.Dans ce cadre, historiciser serait le contraire de neutraliser et de ren-voyer au passé : ce serait donner aux œuvres une nouvelle actualité etune nouvelle jeunesse. Et ce serait surtout nous apprendre à les lire età les regarder autrement qu’on ne le fait d’ordinaire.

Pluraliser les contextes

Dès lors, pour aller un peu plus loin et pousser jusqu’au bout lalogique de ce que je viens d’avancer, on peut se demander si ce n’est pasl’idée même de champ, et de frontière, qui devrait être réexaminée.

88. Michael Lucey, Les Ratés de la famille, Balzac et les formes sociales de la sexualité, Paris, Fayard,2008.

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Qu’est-ce qu’une œuvre ?

Au fond, l’enjeu n’est pas uniquement de substituer à une définitiondu contexte des œuvres une autre, plus valable et plus fondée. Parceque toute tentative pour délimiter un « pôle interne » paraît inélucta-blement condamnée à occulter une partie des enjeux des productions,on devrait interroger le postulat sur lequel se fonde la science desœuvres, et en vertu duquel analyser un texte impliquerait de recher-cher le champ dans lequel il s’inscrit. Peut-être est-ce en effet unetâche inverse que devraient se donner à eux-mêmes les sociologues etles historiens : non pas essayer de trouver le « bon » ou le « vrai »contexte d’une œuvre, mais tenter de reconstituer la diversité des prisesde positions auxquelles elle s’affronte, la pluralité des histoires et desmondes où elle s’inscrit. Élargir plutôt que restreindre la représenta-tion que l’on se forme des espaces au sein desquels s’élaborent lesgestes d’écriture permettrait de démultiplier, presque à l’infini, lessignifications que l’on pourrait leur donner, et par là même d’appré-hender non seulement leur complexité et leur singularité, mais éga-lement leur dimension active et affirmative.

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5.

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Jusqu’ici, la discussion méthodologique et théorique que j’ai enga-gée a porté, principalement, sur le problème de la production des œuvres.Je me suis intéressé à la question de savoir comment rendre comptedes processus de fabrication des biens scientifiques, philosophiques,artistiques ou littéraires, etc. : j’ai voulu montrer que si l’on voulaitanalyser au mieux les conditions de la création et appréhender l’en-semble des significations qui sont investies dans les œuvres, il étaitnécessaire de mettre en question certains des présupposés qui struc-turent la théorie des champs et la façon dont elle est utilisée.

Je voudrais à présent me concentrer sur un autre domaine d’in-vestigation, qui porte sur la circulation des biens symboliques – et quise propose de reconstituer les différentes appropriations dont ces bienssont susceptibles de faire l’objet auprès de différents publics. Je vou-drais montrer que problématiser autrement qu’on ne le fait d’ordi-naire la question de la forme des champs et de leur frontière permetde porter un regard nouveau sur la réception des produits culturels.

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Comment les textes échappent à leur contexte

Comme je l’ai dit plus haut, la sociologie des champs se présentaitcomme une sociologie de la création. Elle se donnait pour objectif defournir des instruments renouvelés pour comprendre la genèse desœuvres et la formation des projets intellectuels, culturels ou artis-tiques. Et Bourdieu n’a cessé, de fait, de mettre sa théorie à l’épreuvede quelques-unes des grandes figures créatrices de la philosophie, dela littérature ou de la peinture : Heidegger, Flaubert, Manet.

Pourtant, un rapide coup d’œil sur la production sociologiquecontemporaine montre que cette théorie a exercé une influence para-doxale. Elle a certes nourri beaucoup d’études consacrées à la création.Mais on peut constater qu’elle a surtout débouché sur une multipli-cation de travaux qui portent, à l’inverse, sur la réception des œuvres.Comme l’écrivait Antoine Compagnon dans un texte sur le champ lit-téraire, mais dont le propos peut sans difficulté être étendu au champintellectuel : « Sous l’impulsion de Pierre Bourdieu s’est développéeune sociologie de l’institution littéraire – les écrivains, les académies,l’édition, tout l’appareil de la culture –, fondée sur l’idée de l’autono-mie du champ littéraire et entreprenant une science non de la pro-duction de l’œuvre mais de la production de sa valeur. »89

Le regard des sociologues (et des historiens aussi d’ailleurs) se portede plus en plus sur les phénomènes de circulation des œuvres. Ceux-ci s’intéressent à la « carrière » des biens culturels dans le monde, auxprocessus de « consécration » et d’« appropriation » dont ils font l’ob-jet, à la façon dont des publics différents peuvent les lire différemment

89. Antoine Compagnon, « Littéraire (critique) », Encyclopedia Universalis, DVD Rom, Éditions 2008.Cité par Bernard Lahire, Franz Kafka, op. cit., p. 23.

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ou les doter de significations multiples, etc. Bref, la réception apparaîtcomme un terrain d’enquête particulièrement riche.

À mon sens, ce n’est pas du tout un hasard si la sociologie deschamps, qui se voulait sociologie des producteurs et de la production,tend de plus en plus à se transformer en une sociologie des lecteurs(ou des publics) et de la réception. Cela constitue même, à bien deségards, une conséquence directe des perceptions qu’elle instaure ou,mieux, des problèmes qui découlent de cette manière de voir.

La théorie des champs telle qu’elle est ordinairement formuléetend en effet à rendre presque totalement énigmatique (et appelantdonc « explication ») le fait que les œuvres puissent « échapper » à cequi y est défini comme leur « contexte d’émergence », qu’elles puissentêtre lues, discutées, commentées, appréciées, utilisées par des lecteursextérieurs au « champ restreint de production », c’est-à-dire, lorsqu’ils’agit d’œuvres intellectuelles (je vais principalement me concentrersur ce cas dans ce chapitre même si beaucoup de ce que j’avance vau-drait pour l’art ou la littérature), qu’elles puissent être appropriéesnon seulement par des lecteurs qui n’appartiennent pas à la mêmediscipline que l’auteur, mais aussi, et peut-être même surtout, par deslecteurs « profanes » qui ne font pas partie du champ académique.

Si l’on pousse jusqu’au bout la logique de cette théorie, c’est-à-diresi l’on radicalise les hypothèses qu’elle affirme implicitement, et quel’on dégage ainsi dans sa pureté le modèle qu’utilisent, certes sousforme plus relâchée, les sociologues ou les historiens, mais qui façonnenéanmoins leurs perceptions, on constate en effet qu’elle fonctionnede manière à rendre pratiquement impensables ou en tous cas incom-préhensibles les phénomènes de circulation « hors champs ». Affirmerque les biens symboliques se forment à l’intérieur de cercles restreints

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et qu’ils se définissent par rapport à un espace des possibles spécifiquerevient naturellement à considérer que seuls les autres membres duchamp sont capables de bien les comprendre : eux seuls disposenten effet des compétences requises et des catégories de perception adé-quates pour en appréhender le sens, c’est-à-dire l’« écart différentiel »qu’ils réalisent par rapport aux autres biens. Dès lors, poser l’hypo-thèse d’une « autonomie » des espaces de production culturelle, c’estnécessairement se retrouver fort démuni lorsque l’on doit expliquerla circulation dite « exotérique » de ces biens : comment en effet deslecteurs peuvent-ils s’approprier des œuvres qui non seulement nes’adressent pas à eux mais qui, de surcroît, tireraient l’ensemble deleurs propriétés de leur appartenance à un champ duquel ils sontexclus ?

La manière dont cette question est formulée impose en grande par-tie la nature des réponses qui lui seront apportées. En effet, parce queseuls les membres du champ sont censés disposer de la capacité néces-saire pour appréhender et évaluer les mérites proprement « internes »(« philosophiques » ou « scientifiques » par exemple) des produitsproposés, les sociologues ne peuvent dénouer le mystère de la propa-gation « externe » des œuvres « internes » qu’en invoquant des motifs« extérieurs » à ces œuvres. D’une certaine manière, cette propagationse fonderait presque toujours sur un malentendu ou un contresens.Elle s’opérerait comme par effraction – le public projetant sur l’œuvreses propres attentes (idéologiques), ses propres demandes (de prophé-tisme), ou utilisant l’œuvre en question pour légitimer ses propres inté-rêts (« sociaux », « politiques », « économiques », etc.). Dans la mêmeoptique, on invoquera souvent des mouvements de mode, d’imitation,ou encore l’attrait suscité par le style séduisant de l’auteur, etc.

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On trouve une illustration particulièrement symptomatique dece type d’études dans l’analyse proposée, par Anna Boschetti, de lagenèse de l’œuvre de Sartre et, donc, de sa « réception ».

Boschetti commence en effet par inscrire mécaniquement,comme si cela allait de soi, Sartre dans le « champ philosophique »de l’époque, et cherche à comprendre son travail en fonction de la« logique du fonctionnement du champ philosophique »90.

S’inspirant du modèle théorique de Pierre Bourdieu et de la notionde « champ », elle écrit ainsi qu’il serait possible d’avancer l’hypothèsesuivante : « Les penseurs (mais sans doute pourrait-on dire autant desartistes, des savants et d’autres catégories sociales) qui ne sont passimplement perçus par leurs contemporains comme des grands parmid’autres, mais produisent l’impression de dominer nettement la pro-duction de leur époque [on peut remarquer que, dans ce cadre, lagrandeur d’une pensée ressortit toujours à « l’impression », à la« perception », à la « sensation », etc.] sont ceux qui, dans leur domaine,ont fait preuve de ce qu’on pourrait définir comme une compétencehors de pair, par ampleur et par perfection. » Elle poursuit : « Par leurœuvre, et pas seulement par des manifestes, ils ont montré une attitudeextraordinaire à contrôler et à concilier les possibles – inconciliables,souvent, aux yeux de leurs contemporains – que leur espace de jeu leurprésentait. Et cela grâce à une maitrise pratique exceptionnelle desacquis élaborés par le champ de production [j’insiste sur le singulier]dans toute son histoire, passée et contemporaine. »91

La parfaite maitrise, par Sartre, des ressources et des lois du champphilosophique et la conséquence qui en découle immédiatement – à

90. Anna Boschetti, Sartre et les temps modernes, op. cit., p. 109.91. Anna Boschetti, « Un universel singulier », in Ingrid Galster (dir.), La Naissance du “phénomèneSartre”. Raisons d’un succès, Paris, Seuil, 2001, p. 271.

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savoir que son œuvre répondrait aux « attentes » des initiés – expliquela reconnaissance dont il aurait fait l’objet dans le cercle restreint de ladiscipline : « Sous son apparence de pensée sans références, l’œuvre estétroitement guidée par les tâches spécifiques que l’époque impose à laphilosophie. Ainsi on comprend que cette œuvre, expression d’unemultitude d’intérêts urgents et vitaux, pour son auteur et pour lepublic qui la lit, puisse apparaître d’une extraordinaire polyvalence ;qu’elle puisse, en particulier, obtenir immédiatement la reconnaissance,essentielle pour la légitimation, des juges pourvus de la plus grandeautorité. »92

Mais ayant donc restreint le contexte de réception légitime de Sartreau « champ philosophique », c’est-à-dire aux personnes qui détiennentles titres scolaires et universitaires qui permettent d’y entrer, AnnaBoschetti ne peut pas ne pas se poser la question de savoir commentson œuvre, pourtant si fortement dépendante, selon elle, des enjeuxet des problématiques institués au sein de cet espace clos, a pu néan-moins être lue par des « non spécialistes » : jeunes écrivains, critiqueslittéraires, artistes, essayistes, « professeurs de lycée », etc. 93

Or, continue Boschetti – et c’est là le plus important pour nous –ces « lecteurs profanes » ne connaîtraient par définition rien des luttesinternes au champ à l’intérieur duquel l’œuvre de Sartre se seraitformée ; ils ne disposeraient donc pas des compétences et des catégo-ries de perception qui leur permettraient d’en appréhender les enjeuxréels et la qualité objective. La « réception » exotérique ne saurait dèslors s’expliquer par des motifs « philosophiques », c’est-à-dire ration-nels, sensés, etc. Boschetti écrit ainsi que les « mérites proprement

92. Anna Boschetti, Sartre et les temps modernes, Paris, Minuit, 1985, p. 113.93. Ibid., p. 117.

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philosophiques ne suffisent pas à expliquer que L’Être et le Néantattire et séduise le public moins titré, mais important comme agent dela divulgation, qui l’acclame avec enthousiasme dès sa parution.Certes, la reconnaissance des pairs est essentielle pour les lecteurs derang inférieur, comme caution de la noblesse indiscutable de l’œuvre.[…] Mais au principe de la faveur du public intellectuel le plus large,il y a d’autres facteurs »94.

Les raisons de la circulation hors les murs académiques de cetteœuvre devraient ainsi être recherchées dans des régions plus passion-nelles et affectives – c’est-à-dire inférieures : les intérêts « sociaux »,« politiques », « économiques » qu’elle satisferait, les demandes de« prophétisme » auxquelles elle répondrait, les attentes « idéologiques »qu’elle contenterait, etc. – rhétorique qui structurait déjà les analysesmarxistes contre lesquelles la sociologie des champs, dans laquelleBoschetti dit s’inscrire, affirme pourtant se définir.

Anna Boschetti ne peut ainsi expliquer la réception « extra-disci-plinaire » et « mondaine » de Sartre que par les fonctions idéologiquesou, quasi-religieuses, qu’il viendrait remplir : « Dans le “système Sartre”,les fractions intellectuelles les plus dépourvues d’une autorité statutaire[on voit que la question des « statuts » et des « rangs » – scolaires – et dela hiérarchisation des individus et de leur « compétence » revient ici avecune insistance étrange et inquiétante pour une sociologie qui se présentecomme critique, malgré la dénégation qui consiste à répéter que ce voca-bulaire est descriptif et non normatif] trouvent une réponse “totale” :une “grande philosophie” qui est en même temps une clef pour com-prendre l’expérience, une méthode critique et une morale ; bref, cette

94. Ibid., p. 114.

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rationalisation de toute l’existence qu’offrent les religions. »95 Elleinvoque également – retrouvant d’ailleurs spontanément le schèmede pensée qui servit de tout temps à disqualifier l’enthousiasme quesuscitent les pensées d’avant-garde – un mouvement de mode : « Sartredevient une épreuve initiatique qui confère une sorte d’élection. »96

L’opération d’Anna Boschetti, qui consiste, dans un premiertemps, à réinscrire arbitrairement Sartre dans un champ (« le champphilosophique ») pour ensuite se demander comment l’auteur deL’Être et le Néant (mais aussi – faut-il le rappeler ? – de « Présenta-tions des Temps Modernes », Réflexions sur la question juive, Qu’est-ceque la littérature, Saint Genet, « Matérialisme et révolution »…) a puêtre lu par un public extérieur à ce champ, se retrouve, par exemple,dans l’article de Michèle Lamont sur la réception de Jacques Derridaaux États-Unis97.

L’étude de Michèle Lamont part en effet, comme si cela allait desoi, de l’idée selon laquelle il existe une frontière et une séparationnettes entre le champ philosophique français auquel appartiendraitDerrida et le champ philosophique ou littéraire américain. Dès lors,le problème qu’elle entend poser est de savoir comment une théoriecomme celle de Derrida est parvenue à devenir légitime au sein de cesdeux « marchés culturels aussi distincts »98, comment elle put être

95. Ibid., p. 117.96. Ibid. Pour qui aurait du temps à perdre, il est possible de trouver une version plus violente, parceque portée par un ressentiment incontrôlé, dans les textes qui se présentent comme « sociologiques »(on se demande bien ce qu’il y a de sociologique là-dedans) de Louis Pinto sur Derrida, Deleuze ouFoucault (avec la dénonciation obsessionnelle de ce qu’il pourfend comme leur esthétisme, leur pro-phétisme, leur irrationalisme, etc., etc.)97. Cf. Michele Lamont, « How to Become a Dominant French Philosopher : The Case of JacquesDerrida », The American Journal of Sociology, Vol. 93, N° 3. (Nov., 1987), pp. 584-622. 98. Ibid., p. 584.

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reconnue par des « audiences » dont les normes d’évaluationn’étaient pas identiques99. Comme ces deux marchés sont censés êtredotés d’organisations radicalement différentes, les propriétés intrin-sèques de l’œuvre ou de la démarche de Derrida ne sauraient suffire àexpliquer à elles seules sa circulation et son succès outre atlantique100.Il faut donc se tourner vers des propriétés beaucoup plus externes.Et Lamont de proposer alors un concept involontairement comiqueet digne de la « vertu dormitive » de l’opium : celui d’« adaptabilité ».Une œuvre serait capable de circuler au sein d’espaces professionnelsdifférents lorsqu’elle serait « adaptable », c’est-à-dire lorsque despublics distincts pourraient sans trop de difficultés y projeter leurspropres intérêts et donc s’y reconnaître. Et l’œuvre de Derrida seraitprécisément, selon Lamont, douée d’adaptabilité pour un certainsnombre de raisons : son style « sophistiqué » et « obscur », grâce auquelchacun pourrait y trouver ce qu’il souhaite ; la « virtuosité rhétorique »de son auteur qui « impressionne » le lecteur, ou encore la facilité aveclaquelle elle peut être résumée par des slogans aisément exportables etcompréhensibles par tous et au contenu flou (« déconstruction », etc.)101.

Une autre perception de la réception publique

La sociologie de la réception s’interroge donc sur les raisons pourlesquelles les œuvres parviennent à franchir les frontières qu’elle aconstruites entre le monde savant, ou l’Université, et son dehors. Ellevoudrait dégager les mécanismes de la circulation « exotérique » et ses

99. Ibid., p. 586.100. Ibid.101. Ibid., p. 591-596.

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conditions de possibilité. Elle se demande notamment qui sont les « pas-seurs », les « médiateurs », les « intermédiaires », les « gate-keepers »etc. (revues, journalistes, traducteurs, etc.), c’est-à-dire qui contribue àfaire « passer » les œuvres d’un champ à un autre ; elles analysent com-ment cette circulation affecte la perception et le sens de ses œuvres, etc.

Mais on ne peut pas ne pas aborder, à un moment ou à un autre,le problème de la pertinence des frontières qui sont ici posées oumieux instituées. Après tout, ce ne sont peut-être pas les textes qui« circulent » et « échappent » à leur contexte, mais plutôt les taxono-mies sociologiques et historiques, et les divisions qu’elles instaurent,qui se révèlent en décalage par rapport à la réalité. Par exemple, aulieu de se demander, comme le faisait Anna Boschetti, sur les raisonspour lesquelles l’œuvre de Sartre est parvenue à franchir les frontièresdu champ philosophique, il eut sans doute mieux valu s’interrogersur la vérité et la légitimité de cette frontière. En réinscrivant l’auteurde Saint Genet dans le « champ philosophique », Boschetti s’est eneffet condamnée à oublier de reconstituer la diversité et l’hétérogé-néité des relations qu’il entretenait avec des écrivains, des artistes, desjournalistes, des essayistes, etc. et d’analyser la manière dont son projetse définissait aussi par rapport à eux et à leur attention. Par conséquent,une grande partie de son livre est en fait consacrée à tenter d’apporterdes réponses à un faux problème, celui de savoir comment l’œuvre deSartre est parvenu à sortir d’un champ auquel elle n’appartenait pas(ou en tout cas pas exclusivement)… pour réussir à circuler dans deschamps… auxquels elle a toujours appartenu – ou à être lue par deslecteurs… auxquels elle entendait s’adresser.

On comprend ainsi que nombre de phénomènes dont on s’imaginequ’ils appellent une analyse en termes de réception pourraient ne plus

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apparaître comme problématiques si l’on transformait la façon dont ondélimite les champs. Modifier le tracé de la frontière entre l’« interne »et l’« externe », amènerait en effet à intégrer d’autres lecteurs, aupa-ravant perçus comme « profanes », à l’intérieur du contexte de l’œuvre,et donc à les constituer comme des publics « légitimes » et « naturels »de celle-ci. Par conséquent, si l’on repensait les modes d’inscriptiondes auteurs dans le monde, si l’on ne définissait plus les champs demanière restrictive, on verrait que beaucoup des problèmes quecherche à résoudre la sociologie de la réception disparaitraient – etpourraient même faire figure, en un sens, de faux problèmes, engen-drés par une mauvaise conceptualisation des conditions de la produc-tion des biens symboliques. Et l’on voit que l’on retrouveindirectement ici ce que je disais plus haut, à la fin du chapitre 3, surle point de vue des sociologues. En effet, le plus problématique dansl’étude de Boschetti est au fond qu’elle repose tout entière sur laconstruction d’une frontière entre l’Université et son dehors, présentéecomme une frontière entre des « professionnels » et des « profanes »,entre des lecteurs « compétents » et des lecteurs « incompétents »,etc., alors que des auteurs comme Sartre, mais aussi Bourdieu, Fou-cault, Derrida, etc., ne cessèrent justement d’interroger un tel dispo-sitif et de mettre en question la pertinence de telles démarcations etde telles hiérarchisations symboliques entre les êtres.

La discussion du dispositif qui encadre traditionnellement lasociologie de la réception ne saurait cependant se limiter à poser desquestions de cette nature. Ces enjeux méthodologiques sont certesimportants. Mais il est à mon sens nécessaire d’aborder égalementdes questions plus théoriques et plus politiques. Je voudrais en effet

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souligner que le cadre analytique utilisé dans ce genre de travaux n’estabsolument pas neutre. Il tend même à diffuser tout un ensemble deperceptions intrinsèquement polémiques qu’il est nécessaire de sou-mettre à la critique.

À bien des égards en effet, les études du type de celles que pro-posent Boschetti ou Lamont s’inscrivent dans un système plus géné-ral, dont la fonction objective est de dévaloriser toute réception quis’effectue en dehors de l’espace prétendument autonome de la disci-pline (c’est-à-dire qui échappe à son contrôle) ou de l’Université : unetelle réception s’opérerait en effet indépendamment des mérites pro-prement « philosophiques » ou « scientifiques » des œuvres (seulsles « savants » seraient capables de les apprécier). Elle ressortirait bienplus à la « passion », à « l’impression », à la « sensation », qu’à la « rai-son »102.

La rhétorique qui consiste à attribuer la circulation dite exoté-rique des œuvres à des motifs pathologiques au sens de Kant, c’est-à-dire à des phénomènes comme l’idéologie, la séduction, l’intérêt,etc., permet en effet, de façon insidieuse, de neutraliser les écarts denotoriété publique : ceux-ci ne seraient en aucun cas imputables à desdifférences de qualité intrinsèque entre les auteurs, mais seulement àdes hasards, au fait que certaines œuvres auraient eu la chance de pro-fiter d’une conjoncture donnée et pas d’autres, etc. En d’autres termes,les hiérarchies établies au sein de l’espace public entre les producteursseraient sans fondement objectif – et la fiction d’une égalité parfaitede statut entre les membres de la discipline, entre « collègues », peutperdurer aux yeux des moins célèbres d’entre eux.

102. Pour un exemple particulièrement ridicule d’une utilisation polémique et idéologique de ceparadigme, voir le petit pamphlet de Nathalie Heinich, Pourquoi Bourdieu, Paris, Gallimard, 2007.

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Évidemment, la jalousie et le ressentiment, ces affects qui sont pré-sents dans le champ académique avec un degré que l’on a du mal àimaginer lorsqu’on ne l’a pas soi-même constaté, jouent ici à plein.Car cette vision des choses est également bien souvent utilisée dansune optique beaucoup plus polémique. L’enjeu est alors de fairecomme si les auteurs qui, à la différence de leurs collègues, profitentd’une notoriété externe, étaient pratiquement toujours ceux qui sontallés au devant de logiques et de demandes profanes, ce qui n’a pus’opérer qu’au détriment du respect des règles de la profession. Ce seraitnécessairement les œuvres qui se donnent des libertés par rapport auxcontraintes du sérieux académique, de la rigueur démonstrative oude la froideur analytique, et qui préfèrent flatter les émotions, les sensou les opinions du public qui accéderaient à l’espace intellectuel et àla reconnaissance publique.

Bien entendu, je n’entends pas nier ici la piètre qualité de la plusgrande partie des essayistes à grand tirage, les facilités qu’ils s’accordent,le manque d’intérêt de leurs écrits, ou encore leur tendance à aller audevant des opinions les plus communes et les plus courantes. Mais jevoudrais néanmoins poser la question de savoir si, contrairement à lareprésentation que je viens de décrire, on ne pourrait pas voir parfoisdans le « succès » de certaines œuvres une qualité, une valeur positivequi traduirait la capacité de leurs auteurs à inventer des modes d’écri-ture ou des concepts susceptibles de toucher, d’interpeller et de susciterl’intérêt des publics les plus différents.

Par exemple, on pourrait montrer que si des auteurs comme Sartre,Barthes, Bourdieu, Derrida, Foucault, ou Deleuze ont bénéficié d’uneréception exotérique, c’est pour une part parce qu’ils ont bâti des œuvresqui étaient essentiellement destinées à des publics hétérogènes et non

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seulement à un public restreint aux cercles professionnels. Ces pen-seurs se sont adressés directement et consciemment aux lecteurs queles travaux sociologiques désignent comme des « profanes » (parcequ’ils n’appartiennent pas à l’Université). Ils ont noué des contactspluriels dans le monde (avec les journaux, les revues, les autres pro-ducteurs des autres disciplines, les mouvements sociaux, la politiqueetc.). Ils se sont insérés dans des espaces de pensée et de discussiontransversaux par rapport aux délimitations institutionnelles. En sorteque leur réception doit être mise en relation avec leurs efforts pourdéjouer les frontières inscrites au plus profond de l’ordre académiqueet de son fonctionnement.

Je voudrais étayer ce que j’avance grâce à l’analyse des travauxconsacrés par Pierre Bourdieu, entre 1958 et 1964, à l’Algérie, (du Quesais-je de 1958 à Travail et travailleurs en Algérie et Le Déracinementpubliés tous les deux en 1964)103. Lorsque l’on reconstitue la manièredont Pierre Bourdieu élabore ces textes, on constate d’abord qu’ils’efforce de ne pas se laisser enfermer dans le champ « interne » desethnologues ou des anthropologues. Certes Bourdieu discute, évidem-ment, des spécialistes de l’Algérie et de la Kabylie, et des auteurs commeGermaine Tillion, Jacques Berque ou, bien sûr, Claude Lévi-Strauss.Mais ce n’est pas tout : Bourdieu inscrit également son travail dans lecadre d’un dialogue avec des sociologues et des économistes : il veutposer des problèmes de sociologie économique, pour comprendre« la logique du passage de l’économie précapitaliste à l’économie

103. J’ai utilisé cet exemple dans Logique de la création, mais dans une autre optique. J’en faisais uneillustration d’une attitude, d’une manière de vivre la vie intellectuelle qui me semble en danger à causede la professionnalisation croissante des sciences sociales et de la fermeture sur elles-mêmes de l’Uni-versité et des disciplines.

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capitaliste, qui, bien qu’il s’accomplisse en Algérie sous contrainteextérieure, était de nature à éclairer les origines du capitalisme et ledébat entre Weber, Sombart, et quelques autres qui me passion-naient »104. Bourdieu entend ainsi reconstituer « la logique spécifiquede l’économie précapitaliste (avec le problème du rapport au temps,au calcul, à la prévoyance, etc., le problème de l’honneur et du capitalsymbolique, le problème spécifique des échanges non marchands, etc.)et, d’autre part, la logique de l’économie et des attitudes économiques,de l’économie domestique. »105

Ce n’est pas simplement dans un espace élargi de sciences sociales(ethnologie, anthropologie, sociologie, économie) que Bourdieu sesitue à la fois objectivement et subjectivement : il discute en effet lon-guement, dans la préface à la seconde partie de Travail et travailleursen Algérie, Michel Leiris (et l’idée selon laquelle aucune étude anthro-pologique menée dans une situation coloniale ou en temps de guerrene pourrait prétendre à l’objectivité) et il accorde aussi une placeimportante à des philosophes : Sartre bien sûr, mais aussi le Merleau-Ponty de La Structure du comportement – que Bourdieu convoquelorsqu’il réfléchit, dans Algérie 60, puis dans Esquisse d’une théorie dela pratique, sur les structures temporelles et les structures écono-miques, sur le problème de la projection des individus dans l’aveniret sur les conditions de la formation des habitus capitalistiques, etc.106

L’espace des interlocuteurs de Bourdieu (son « champ ») est donc tota-lement indépendant des frontières des disciplines : y appartiennent

104. Pierre Bourdieu, « Retour sur l’expérience algérienne », in Interventions, Marseille, Agone, 2002,p. 39. 105. Ibid., p. 39-40.106. Voir, sur ce point, « Entretien de Pierre Bourdieu avec Gisèle Sapiro » in Gisèle Sapiro, PatrickChampagne (dir.), Pierre Bourdieu, sociologue, Paris, Fayard, 2004, p. 84-86.

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des ethnologues, des anthropologues, des sociologues, des écono-mistes, des philosophes, des écrivains, etc.

Mais il faut aller encore plus loin : car Bourdieu n’élabore passes textes uniquement à l’intérieur d’univers savants ou intellec-tuels. Ses préoccupations ne sont pas toutes de nature théorique ou« scientifique ». Bourdieu s’affronte également à des problèmes poli-tiques. Il écrit ainsi, dans un texte de 1997 intitulé « Retour sur l’ex-périence algérienne » : « J’avais également en tête d’autres problèmes,plus politiques. La question politique qui préoccupait les intellectuelsrévolutionnaires de l’époque était celle du choix entre la voie chinoiseet la voie soviétique du développement. Autrement dit, il fallait ré-pondre à la question de savoir qui de la paysannerie ou du prolétariatest la classe révolutionnaire. J’ai essayé de traduire ces questionspresque métaphysiques en termes scientifiques. » 107 Et il poursuit :« Bien sûr, cela a donné à mon travail scientifique une tournureengagée politiquement, mais je ne renie pas du tout cette orienta-tion. » 108

Cette dimension politique de la démarche de Bourdieu a pourconséquence que l’espace des publics à qui il s’adresse et pour qui ilécrit contient, potentiellement, tout le monde : Bourdieu insiste sur lefait qu’il décide d’écrire sur la situation algérienne pour « informerl’opinion »109, pour démentir les discours qui circulent dans l’espacepublic et médiatique, et les représentations faussées qu’ils contribuentà véhiculer : « Mon choix d’étudier la société algérienne est né d’uneimpulsion civique plus que politique. Je pense en effet que les Français

107. Pierre Bourdieu, Interventions, op. cit., p. 40. Je souligne108. Ibid. 109. Ibid., p. 18.

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de l’époque, qu’ils soient pour ou contre l’indépendance de l’Algérie,avaient pour point commun de très mal connaître ce pays, et ilsavaient d’aussi mauvaises raisons d’être pour que d’être contre. Il étaitdonc important de fournir les éléments d’un jugement, d’une compré-hension adéquate, non seulement aux Français de l’époque, mais aussiaux Algériens instruits qui, pour des raisons historiques, ignoraient sou-vent leur propre société. » Il continue : « Parmi les effets funestes dela colonisation, on peut citer la complicité de certains intellectuels degauche à l’égard des intellectuels algériens, complicité qui les incitaità fermer les yeux sur l’ignorance dans laquelle se trouvaient ces der-niers vis-à-vis de leur propre société. Je pense en particulier à Sartre, àFanon… Cette complicité a eu des effets très graves quand ces intel-lectuels sont arrivés au pouvoir après l’indépendance de leurs pays, etont manifesté leur incompétence. » 110

Pierre Bourdieu discute donc des économistes et Sartre, Lévi-Strausset Fanon, Leiris et Merleau-Ponty ; il s’adresse aux sociologues – maisaussi aux « Français de l’époque » et « aux Algériens cultivés » ; ils’en prend à des théories ethnologiques – et également à des discoursjournalistiques, à des énoncés politiques, etc. En d’autres termes, ilélabore ses textes dans le cadre d’un dialogue avec des publics hété-rogènes et aux statuts fort différents : c’est à eux qu’il pense lorsqu’ilécrit. À eux qu’il répond. À eux qu’il s’adresse. Ce qui signifie quetout un ensemble d’acteurs que les analyses sociologiques classiquesauraient renvoyés au « dehors » – et dont les lectures auraient parconséquent été définies comme des appropriations « profanes » ou« externes » de ses textes « savants » – font en réalité entièrement partie

110. Ibid., p. 39.

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du champ de production de l’œuvre de Pierre Bourdieu et de son contexted’émergence : au même titre (et peut-être même plus) que le cercle res-treint des sociologues ou des anthropologues, etc., ils appartiennent àl’espace des interlocuteurs et des publics que Pierre Bourdieu se donneà lui-même pour penser – c’est-à-dire à l’espace à l’intérieur duquelil serait pertinent de le réinscrire si l’on voulait bien comprendre lagenèse de son projet intellectuel, inséparablement théorique et poli-tique. Leurs lectures apparaissent ainsi comme tout aussi légitimes,et même comme tout aussi naturelles, que celles qui ont pu être réa-lisées dans l’Université.

On voit en ce sens que l’on ne saurait faire comme si la réceptiondes œuvres « intellectuelles », l’enthousiasme qu’elles suscitent dansle monde ou l’écho qu’elles rencontrent auprès de publics hétérogènes,relevaient nécessairement du malentendu, du hasard, de l’effet demode – ou de leur tendance supposée à privilégier une approche idéo-logique des choses à la rigueur de l’analyse scientifique. La capacitédes livres à atteindre un lectorat extra-académique et à toucher lepublic dépend du comportement de leurs auteurs, de leur manièred’écrire et de penser ce qu’ils font : à qui s’adressent-ils quand ilsécrivent ? Qui considèrent-ils comme leurs lecteurs légitimes ? S’af-frontent-ils uniquement à des problèmes « internes » et restent-ilsinscrits dans la discussion académique, ou s’efforcent-ils au contraired’élaborer leur réflexion au contact d’une multitude d’espaces sociaux,politiques, et intellectuels, et de répondre aux préoccupations les plusdiverses ? De même, comprendre, comme j’y invitais dans le chapitreprécédent, les expériences biographiques que les auteurs investissentet expriment dans leurs productions, permettrait par exemple d’ap-préhender les phénomènes d’identification qu’elles sont à même de

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susciter – phénomènes qui pourraient expliquer la réception publiquedont elles font l’objet111.

Élaborer une sociologie renouvelée, c’est-à-dire généreuse, de laréception publique des œuvres nécessiterait ainsi à donner une autresignification à ce qu’une telle réception peut vouloir dire. Le « suc-cès » serait moins inscrit au débit des auteurs qu’à leur crédit. Et l’onpourrait d’ailleurs, s’il fallait à tout prix légitimer une telle démarche,invoquer l’autorité de Michel Foucault. Lorsqu’il présenta RolandBarthes au Collège de France en 1975, Foucault rencontra en effet defortes résistances. Nombreux étaient ceux qui reprochaient à Barthesl’engouement « mondain » qu’il suscitait, et qui essayaient de fairepasser cet engouement pour une preuve de son manque d’originalitéet de rigueur. Foucault s’employa à mettre en cause cette rhétorique.Et il s’efforça ainsi de donner à l’enthousiasme une valeur positive etnon négative : « J’ajouterai que son audience peut bien passer pourde la mode, comme on dit. Mais à quel historien fera-t-on croirequ’une mode, un enthousiasme, un engouement, des exagérationsmême ne trahissent pas, à un moment donné, l’existence d’un foyerfécond dans une culture ? Ces voix, ces quelques voix qu’on entendet qu’on écoute actuellement, un peu au-delà des limites de l’univer-sité, croyez-vous qu’elles ne font pas partie de notre histoire d’au-jourd’hui, et qu’elles n’ont pas à faire partie des nôtres ? »112

111. Dans ce cadre, on pourrait prendre l’exemple des textes d’Annie Ernaux consacrés à Pierre Bour-dieu où elle décrit ce qu’elle ressentit au plus profond d’elle-même en le lisant. Cf. Annie Ernaux,« La preuve par corps » in Bourdieu et la littérature, op. cit., p. 23-27. Annie Ernaux écrit par exemple :« Dans les années 1970, en découvrant la sociologie de Bourdieu, c’est bien dans et par mon corps – ausens de lieu où sont inscrites des façons de penser et de parler, des goûts et des situations, une trajec-toire – que j’ai éprouvé, vérifié plutôt, la vérité des concepts qu’il a forgés. » 112. « Rapport de M. Foucault pour proposer la création d’une chaire de sémiologie littéraire », cité parDidier Eribon, dansMichel Foucault et ses contemporains, Paris, Fayard, 1994, p. 222.

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Sans doute Foucault pensait-il un peu à lui-même et à son par-cours en rédigeant ces phrases. Car l’argument du succès suspect futégalement, à de nombreuses reprises, employé contre lui. Mais il mesemble néanmoins que l’on gagnerait beaucoup à s’appuyer sur detelles analyses pour transformer en profondeur la science des œuvres,et pour changer notamment le regard que la sociologie porte sur laquestion de la réception et sur ce qui se passe en dehors de l’Université.

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Conclusion

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Pour conclure ce livre, je voudrais revenir sur l’un des présupposésfondamentaux qui anime la science des œuvres et essayer de m’inter-roger, de manière critique, sur l’usage qu’en font les sociologues et leshistoriens. Je veux parler de l’idée selon laquelle lire adéquatementun livre nécessiterait de le rapporter à son contexte de production : com-prendre un texte, ce serait comprendre ce que l’auteur a voulu faire(consciemment ou inconsciemment), et comprendre ce que l’auteur avoulu faire, ce serait reconstituer la façon dont il a pris une positionparticulière qui s’opposait, à un moment donné du temps, à d’autresprises de position. Je voudrais notamment m’intéresser à la consé-quence qui est logiquement tirée de ce postulat, et qui consiste à affir-mer que lire une œuvre sans en connaitre les conditions de production,ce serait être exposé à l’erreur d’interprétation et au malentendu : nepas savoir dans quel univers mental un auteur a formé sa pensée ouavec et contre qui il l’a formée, quelles étaient ses influences et ses réfé-rences, amènerait en effet à passer à côté du texte, à être incapable d’encerner les enjeux véritables, et donc à commettre à son propos toutun ensemble de « contresens ».

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Cette manière de voir les choses s’exprime de manière particuliè-rement explicite dans les travaux consacrés à l’exemple le plus évidentde lecture « hors-contexte » ou « décontextualisée » : la lecture étran-gère. On y trouve en effet systématiquement l’idée selon laquelle lacirculation internationale des productions symboliques ferait subiraux œuvres tout un ensemble de « distorsions » parce qu’elle amèneraitces œuvres à être appropriées par des individus qui ne connaitraientrien de leur contexte d’apparition.

Ainsi, dans son article sur « Les conditions de la circulation inter-nationale des idées », Pierre Bourdieu écrit que rien ne serait plus fauxque de croire que la vie intellectuelle serait spontanément internatio-nale. Les idées sont au contraire fabriquées dans des espaces de pro-duction nationaux, et les intellectuels sont fortement marqués, au plusprofond de leurs cerveaux, par des « préjugés, des stéréotypes, desidées reçues, des représentations » qui s’enracinent dans la socialisa-tion spécifique qu’ils ont subie au sein de leurs pays respectifs113. SelonBourdieu, cet enracinement national de la vie intellectuelle conduitau fait que les « échanges internationaux sont soumis à un certainnombre de facteurs structuraux qui sont générateurs de malentendus » :« Le fait que les textes circulent sans leur contexte, qu’ils n’emportentpas avec eux le champ de production dont ils sont le produit et queles récepteurs, étant eux-mêmes insérés dans un champ de productiondifférent, les réinterprètent en fonction de la structure du champ deréception, est générateur de formidables malentendus. »114 Leslecteurs étrangers appliquent en effet aux œuvres des « catégories de

113. Pierre Bourdieu, « Les conditions sociales de la circulation internationale des idées », Actes de larecherche en sciences sociales, 2002, n° 145, p. 3-8114. Ibid., p. 4.

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perception et des problématiques » qui sont le « produit d’un champde production différent » du champ d’origine, en sorte que les « défor-mations » d’un texte sont « d’autant plus probables que l’ignorance ducontexte » de départ est plus grande115.

On trouve une manière identique de décrire les appropriationsétrangères des textes comme des appropriations fausses et faussées dansl’ouvrage de Pascale Casanova, La République mondiale des lettres, oùelle se donne pour projet de reconstituer la genèse et le fonctionne-ment du champ littéraire international. Dans son étude, Casanovaconsacre un long chapitre à la question des mécanismes de la consé-cration littéraire, et montre que Paris s’est peu à peu imposé, au xixe

siècle et jusqu’au milieu du xxe siècle, comme la capitale de l’universlittéraire, comme la ville dotée du plus grand prestige littéraire aumonde116. Dès lors, pour un écrivain quel qu’il soit (c’est-à-dire quelleque soit sa nationalité), être reconnu nécessitait d’être reconnu à Paris– que Paris le consacre et le célèbre. Or lorsqu’elle s’intéresse à l’acti-vité des instances consacrantes, Pascale Casanova souligne que leuraction est ambiguë, « à la fois positive et négative ». Elle écrit ainsi,dans un passage particulièrement explicite, et que je m’autorise parconséquent à citer un peu longuement : « Le pouvoir d’évaluer et detransmuer un texte en littérature s’exerce aussi, de façon presqueinévitable, selon les normes de celui qui “juge”. Il s’agit inséparable-ment d’une célébration et d’une annexion, donc d’une sorte de “pari-sianisation”, c’est-à-dire d’une universalisation par déni de différence.Les grands consacrants réduisent en fait à leurs propres catégories deperception, constituées en normes universelles, des œuvres littéraires

115. Ibid., p. 7.116. Pascale Casanova, La République mondiale des lettres, Paris, Seuil, 1999, p. 55 sq.

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venues d’ailleurs, oubliant tout contexte – historique, politique, etsurtout littéraire – qui permettrait de les comprendre sans les réduire. Lesgrandes nations littéraires font ainsi payer l’octroi d’un permis decirculation universelle. C’est pourquoi l’histoire des célébrations litté-raires est aussi une longue suite de malentendus et de méconnaissancesqui trouvent leurs racines dans l’ethnocentrisme des dominants littéraires(notamment des Parisiens) et dans le mécanisme d’annexion (aux caté-gories esthétiques, historiques, politiques, formelles) qui s’accomplitdans l’acte même de reconnaissance littéraire »117.

Un impérialisme disciplinaire

Les « incompréhensions », les « déformations », les « méconnais-sances » et les « malentendus » que génèrerait automatiquement lalecture « décontextualisée » (dont la lecture étrangère est l’exemplele plus patent), ne peuvent être caractérisés comme tels que relative-ment à ce qui est défini comme la bonne lecture, la lecture droite, lalecture qui capte le sens vrai et non déformé d’un texte : la lecture« contextualisée ». Mais une question mérite dès lors d’être immédia-tement posée – et on verra qu’y répondre amène à mettre radicale-ment en cause certains des présupposés essentiels de la sociologie : quilit de façon contextualisée ? Qui comprend un texte avec ses condi-tions de production ? Qui appréhende ce qu’un texte veut vraimentdire ? Bref : qui sait lire et qui a le droit de lire ?

Si l’on entend par contexte, l’espace social, économique, intellec-tuel, universitaire, politique et linguistique au sein duquel un auteur

117. Ibid., p. 214. Je souligne.

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est inscrit et en regard duquel il a formé sa pensée, c’est-à-dire, pourreprendre des expressions employées par Pierre Bourdieu dans LesRègles de l’art, l’espace des possibles par rapport auquel s’est élaboré ledonné historique, on voit que tout lecteur (et pas seulement les lecteursétrangers ou les lecteurs séparés par plusieurs dizaines d’années del’auteur), en tant qu’il n’est pas l’auteur, apparait nécessairementcomme hors-contexte. Aucun lecteur n’entretient en effet avec l’auteurune telle intimité ou une telle proximité qu’il serait capable de connaîtrecomment et dans quelle optique le texte qu’il lit a été pensé, contrequi il a été écrit, pourquoi il a été écrit, quels en étaient les motivationset les enjeux etc. En d’autres termes, tout lecteur semble condamné àignorer une partie du contexte de production de l’œuvre qu’il lit – ensorte que tout se passe comme si, dans ce cadre de pensée, la seule per-sonne qui pouvait véritablement comprendre les textes sans faire decontresens était leur propre auteur.

Et encore. Il est facile de montrer – il s’agit d’ailleurs d’une idéeclassique en sciences sociales – que s’exercent sur l’auteur, sans qu’ilen ait lui-même conscience, des effets de champs liés à sa position dansl’espace social ou à sa trajectoire, etc., en sorte que lui-même neconnaît pas toute la vérité ou le « sens objectif » de ses prises de posi-tion. En d’autres termes, ses textes entretiennent nécessairement avecleur contexte tout un ensemble de relations que lui-même ignore. Dèslors, comme seul le sociologue ou l’historien peut reconstituer dans sonintégralité le contexte du texte et appréhender la position qu’y occupaitl’auteur, seul le sociologue ou l’historien peut véritablement comprendrele texte en question : quand on dit que comprendre un texte c’est lecomprendre relativement à son contexte, et que le comprendre rela-tivement à son contexte, c’est ressaisir le point de vue de l’auteur et sa

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position dans l’univers des relations objectives par rapport auquel il adû se définir, on dit que personne d’autre que le sociologue ou l’histo-rien n’est apte à lire correctement et à saisir les significations véritablesde ce qu’il lit.

Ainsi, le postulat selon lequel il faut connaître le champ de pro-duction d’une œuvre pour en appréhender le sens revient au fond àaffirmer que la bonne lecture, la vraie lecture, c’est la lecture savante,et que, par conséquent, seul le savant sait lire, ou du moins sait liresans déformer et sans faire de contresens, c’est-à-dire peut percevoirce que disent vraiment les textes. Selon un processus typique d’illusionscolastique et d’impérialisme disciplinaire, les sociologues érigent lalecture sociologique comme la bonne lecture, et font de leur modeparticulier de compréhension (qui a évidemment sa pertinence dansun objectif de connaissance historique et génétique) l’unique lecturepertinente, en regard de laquelle les autres lectures, c’est-à-dire toutesles lectures telles qu’elles s’effectuent concrètement (lecture commune,philosophique, historique, psychanalytique, politique, étrangère, etc.)sont disqualifiées et présentées comme génératrices de « contresens »,de « déformations » et de « malentendus », voire, plus grave encore,d’« absurdités », etc. Et quand on se donne pour projet d’étudier cesmécanismes de déformation et d’incompréhension, on cherche en faità étudier comment les lectures pratiques s’écartent de la lecture savante,et l’on présuppose ainsi implicitement que la finalité de toute lecturedevrait être la lecture sociologique, alors que cette dernière n’est qu’untype de lecture extrêmement particulier, une lecture produite par dessavants en tant que savants et à usage savant.

Or on ne saurait se satisfaire d’une théorie du sens qui revient àréserver au savant le monopole de la compréhension légitime des œuvres

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et à disqualifier comme déformations toutes les autres lectures. S’il estvrai que les grands textes sont des textes qui produisent des effets mul-tiples et parfois contradictoires, s’il est vrai qu’ils suscitent des méca-nismes d’appropriation variés et disparates, et s’il est vrai égalementque, comme le disait Michel Foucault, ce ne sont pas des textes quiont seulement produit des énoncés, mais aussi des règles pour la for-mation d’autres énoncés, alors ne vaudrait-il pas mieux au contraireessayer de restituer positivement les différentes appropriations dont ilsfont l’objet plutôt que de vouloir les ramener à une vérité historiqueet contextuelle dont on s’auto-institue comme le seul dépositaire voirele seul juge ? Pour reprendre une opposition de Pierre Bourdieu, lalecture sociologique (ou historique), lorsqu’elle prétend caractériserune fois pour toutes le sens des textes et s’imagine pouvoir définir cequ’ils veulent « vraiment » dire, est une lecture de lectores, une lecturequi fige, et en regard de laquelle toutes les interprétations nouvelleset dissonantes, toutes les réactualisations, tous les usages novateursbref, toutes les lectures d’auctores, sont perçues comme des trahisonsde la lettre. Et en baptisant « incompréhensions » les lectures d’auc-tores, les sociologues ou les historiens ne témoignent-ils pas, d’une cer-taine manière, en dernière instance, de leur difficulté à comprendreles lectures qui ressuscitent, les lectures qui ne se contentent pas deciter et de réciter ?

Contextualisation et interprétation

La déconstruction du privilège épistémologique que s’accordentles sociologues lorsqu’ils font passer leur façon de lire comme la seule

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façon légitime de le faire pourrait apparaître, au premier abord, commeune remise en cause de la supériorité de la lecture contextualisée sur lesautres lectures, les lectures décontextualisées. Mais en réalité, il mesemble que l’opposition lecture contextualisée / lecture décontex-tualisée doit elle aussi être interrogée. En effet, une opposition n’estjamais neutre et les termes sont en eux-mêmes porteurs d’une hiérar-chie implicite, en sorte qu’accepter la formulation d’une opposition(en l’occurrence, ici, l’idée selon laquelle la lecture sociologique seraitune lecture en contexte alors que les autres lectures s’effectueraienthors-contexte), amènerait nécessairement à ratifier la subordinationd’un terme et la supériorité d’un autre. N’est-ce pas en effet au fondparce que les sociologues s’imaginent être les seuls à lire les textes dansleur contexte qu’ils peuvent prétendre que leur lecture est supérieureaux autres ? Si une lecture est contextualisée, c’est-à-dire, d’une cer-taine manière, fondée et objective, n’est-elle pas nécessairement meil-leure qu’une lecture « décontextualisée », condamnée à n’être rien deplus qu’une interprétation plus ou moins arbitraire ?

Pour réfléchir de manière critique à cette distinction entre lecture« contextualisée » et lecture « décontextualisée », je voudrais partir unenouvelle fois du texte de Pierre Bourdieu sur les conditions de la circu-lation internationale des idées. Plus précisément, je voudrais m’intéres-ser à l’un des exemples qu’il prend de « malentendus » engendrés parla méconnaissance du contexte de production, à savoir l’interprétationproposée par Jürgen Habermas du nietzschéisme de Michel Foucault.

Dans cet article, Pierre Bourdieu affirme en effet qu’Habermascommet un « contresens » lorsqu’il présente le nietzschéisme de Fou-cault comme une « restauration de l’irrationalisme ». Et ce contresenss’expliquerait selon lui par le fait qu’Habermas ignore complètement

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le sens et la fonction spécifiques de Nietzsche dans l’espace philoso-phique français des années 1950-1960. Habermas se serait contentéd’interpréter l’usage que Foucault fait de Nietzsche selon le sens et lafonction de Nietzsche en Allemagne : en regardant Foucault d’Alle-magne, Habermas se serait condamné à commettre tout un ensembled’erreurs de perception – erreurs que la lecture historique et sociolo-gique permettrait de dissiper.

Il me semble qu’il est possible de douter de la pertinence de cetteanalyse. On pourrait en effet montrer, d’une part, que Nietzsche n’apas, en Allemagne, un unique sens – en comparant par exemple lalecture qu’en fait Habermas de celle qu’en propose Adorno – etsouligner d’autre part, que, en France également, quelqu’un commeJacques Bouveresse par exemple, ou des idéologues de moindre enver-gure comme Luc Ferry ou Alain Renault, ont porté, et portent encoresur Foucault exactement le même type de jugement qu’Habermas,pour comprendre que, en réalité, ce n’est pas parce qu’Habermas estallemand qu’il interprète le nietzschéisme de Foucault comme un« irrationalisme ». C’est bien plutôt en raison de son « rationalisme »étroit – qui est d’ailleurs moins une option intellectuelle qu’un moyenpour lui d’engager une polémique politique contre des penseursconcurrents –, rationalisme au regard duquel toute mise en cause desmécanismes de la rationalité et de leurs usages assujettissants est perçuecomme une destruction de la raison et de la morale universelles. Bref,tout laisse à penser que c’est en dernière instance la positon philo-sophique (ou plutôt idéologique) d’Habermas qui se situe au principede sa lecture, et non son extranéité ou sa germanité, puisque desauteurs français (Bouveresse en particulier) qui partagent la mêmeposition « théorique » que la sienne ont exprimé un point de vue

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strictement identique. Bref, l’effet de contexte apparaît ici commebeaucoup moins décisif que ne le laissait entendre Bourdieu.

Mais discuter de manière critique ce texte de Pierre Bourdieunécessite d’aller un peu plus loin. Bourdieu qualifie en effet l’inter-prétation « décontextualisée » d’Habermas comme un « contresens »ou une « erreur ». Mais quelle est selon lui la « véritable » significationde l’usage par Foucault de Nietzche ? Qu’est-ce que « remettre Foucaultdans son contexte » permettrait de découvrir ? Quelle était, selon Bour-dieu, la fonction objective de l’auteur de La Généalogie de la moraledans la France des années 1950-1960 ? Il écrit : « La Généalogie de lamorale donnait une caution philosophique, propre à les rendre philo-sophiquement acceptables, à ces vieilles démarches scientistes, voirepositivistes, incarnées par l’image vieillotte de Durkheim, que sont lasociologie de la connaissance et l’histoire sociale des idées. »118 Ainsi,selon Bourdieu, remettre Foucault dans son contexte, ce serait com-prendre que l’usage qu’il fit de Nietzsche ne constituait pas une res-tauration de l’irrationalisme, mais qu’il était, bien au contraire, destinéà permettre à l’auteur des Mots et les choses de faire de la sociologie sansl’assumer et sans le dire, c’est-à-dire tout en conservant une « caution »et une « hauteur » philosophique. Or il me semble qu’on reconnaîtraaisément que cette perception de la démarche de Foucault peut trèsdifficilement être perçue comme vraie et objective. Ce n’est riend’autre qu’une autre interprétation de la posture foucaldienne – quiest d’ailleurs tout aussi intéressée, tout aussi problématique, et toutaussi polémique, que celle d’Habermas. À travers elle, c’est tout unimpensé du rapport de Bourdieu à Foucault – et du rapport de la

118. Pierre Bourdieu, « Les conditions sociales de la circulation internationale des idées », art. cit.,p. 6.

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sociologie à la philosophie – qui se présente comme une analyse scien-tifique de l’usage foucaldien de Nietzsche119. Bref, entre Habermaset Bourdieu, nous n’avons pas affaire d’un côté à une interprétationdécontextualisée – et donc fausse – de Foucault, et, de l’autre, à unelecture contexualisée – et donc vraie. Ce sont ici deux interprétationsqui nous sont proposées.

En d’autres termes, ce que Bourdieu appelle le contexte de l’usagefoucaldien de Nietzsche n’est en réalité qu’un des contextes dans lequelil est légitime de réinscrire cet usage. On pourrait en effet écrire unetoute autre histoire et donner un tout autre contexte – et donc unetoute autre interprétation – au rapport de Foucault à Nietzsche. Onpourrait par exemple relier l’usage foucaldien de l’auteur de Par delàle bien et le mal à l’ensemble des utilisations dont il a fait l’objet ausein de la pensée radicale – anarchistes, féministes, homosexuelles(avec André Gide, Georges Palante, Emma Goldman, John HenryMackay, etc.) –, ce qui permettrait de voir en Nietzsche non pas celuiqui a permis à Foucault de faire de la sociologie sans le dire, mais celuiqui lui a servi, comme à Gide auparavant, de point d’ancrage à unecritique et à une remise en causes des normes politiques, sexuelles,intellectuelles, philosophiques…120 Bref, il est possible de donner àl’usage foucaldien de Nietzsche plusieurs contextes, plusieurs his-toires, et donc plusieurs sens.

Quand on dit que comprendre une œuvre, c’est la remettre dansson contexte, on fait comme si une œuvre n’avait qu’un contexte et un

119. Sur les rapports des sociologues en général, et de Pierre Bourdieu en particulier, à la philosophie,cf. Geoffroy de Lagasnerie, « L’inconscient sociologique. Émile Durkheim, Claude Lévi-Strauss etPierre Bourdieu au miroir de la philosophie », Les Temps Modernes, n° 654, Mai-Juillet, 2009.120. Cf. Didier Eribon, « Ce que Nietzsche fit à Gide et Foucault », inHérésies, op. cit., p. 65-112.

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seul – et donc un sens – et un seul – alors que, en fait, comme on vientde le voir, une œuvre est toujours inscriptible, en droit, dans une mul-titude de contextes, en sorte qu’elle est nécessairement interprétablede différentes façons (d’ailleurs, d’une certaine manière, toute inter-prétation peut toujours trouver un contexte où réinscrire une œuvreafin de se justifier). Le contexte d’une œuvre n’est donc jamais donné,et prétendre, comme on le fait souvent, qu’on ne fait rien d’autre, etdonc rien de plus, que réinscrire une œuvre dans son contexte, c’estoublier que le contexte ne préexiste pas à l’analyse : le contexte n’estjamais constaté. Il est toujours produit. Plus exactement, il est choisi :choisir le contexte dans lequel on va réinscrire une œuvre, c’est choisirl’interprétation qu’on va lui donner.

C’est pourquoi on peut se demander si l’opposition lecture contex-tualisée / lecture décontextualisée ne doit pas elle aussi à son tour êtreremise en cause. La lecture sociologique ne s’oppose pas en effet auxautres lectures selon ce clivage. Car toute lecture n’est-elle pas, d’unemanière ou d’une autre, contextualisée ? Les lectures philosophiquespar exemple, qualifiées par les sociologues de deshistoriciées, inscriventbien les textes philosophiques dans un contexte et dans une histoirepour les interpréter. Mais c’est un contexte et une histoire philoso-phiques. Un autre espace donc que celui auquel les sociologues s’in-téressent.

Bref, il n’y a pas d’un côté les lectures contextualisées et objectiveset, de l’autre, les interprétations décontextualisées. Il y a toujours dela contextualisation et de l’interprétation. Chaque interprétation pro-cède d’une manière propre de contexualiser, en sorte que lorsque dessociologues reprochent à des lectures d’être hors-contexte ou déshis-toricisées, ils leur reprochent, en fait, de ne pas reposer sur une même

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définition du contexte et de l’histoire, de ne pas choisir la même notionde contexte, et, donc, de ne pas lire les textes comme ils le font.

À bien des égards, une telle attitude normative est contraire avecce que l’on pourrait considérer comme la définition même la socio-logie. Les sciences sociales s’opposent en effet en principe aux autresdisciplines en ce qu’elles essaient de reconstituer l’ensemble des pointsde vue qui s’affrontent dans l’espace social, qu’elles renoncent à rati-fier et à imposer leur propre point de vue pour le mettre en perma-nence en question – et même pour le relativiser : elles doivent chercherà saisir ce qu’elles ne sont pas. En sorte qu’elles seraient plus fidèles àl’intention qui les anime si elles renonçaient à s’insurger contre toutesles lectures, toutes les contextualisations ou toutes les appropriationsqui diffèrent de celles qu’elles proposent, et s’efforçaient plutôt de lescomprendre, de les nécessiter – et d’en saisir la fécondité.

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Table

AVANT-PROPOS 7

1. LES FONDEMENTS DE LA SCIENCE DES ŒUVRES 10Contre la tradition philosophique - Contre la doxa littéraire - La notion de contexte

2. LA SOCIOLOGIE DES CHAMPS DE PIERRE BOURDIEU 20Les limites du marxisme - Jean-Paul Sartre et la notion de projet - Le concept de champ

3. LE PROBLÈME DE LA CRÉATION 39Marges – de la sociologie - Des classeurs classés par leurs classements - Les cadres institutionnels de la pensée sociologique - Voir la réalité autrement - Créer son champ -Le point de vue du sociologue

4. QU’EST-CE QU’UNE ŒUVRE ? 64Des fragments d’autobiographie - Une analyse neutralisante des œuvres - L’opposition« champ scientifique » et « champ politique » - Une idéologie de la recherche - Politique de la lecture - Pluraliser les contextes

5. SUR LA SOCIOLOGIE DE LA RÉCEPTION 94Comment les textes échappent à leur contexte - Une autre perception de la réception publique

CONCLUSION - DU DROIT À LA LECTURE 114Un impérialisme disciplinaire - Contextualisation et interprétation

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Achevé d’imprimer en décembre 2010sur les presses de l’imprimerie Laballery, en France.

Dépot légal : janvier 2011

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