schumpeter,joseph - théorie de l'évolution économique

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Schumpeter,Joseph - Théorie de l'évolution économique

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Thorie de l'volution conomique

Joseph Schumpeter (1926), Thorie de lvolution conomique216

Joseph SCHUMPETER (1911)

Thorie de lvolution conomiqueRecherches sur le profit, le crdit, lintrtet le cycle de la conjoncture

Avec une introduction de Franois Perrouxprofesseur la Facult de droit de Lyon

INTRODUCTION

(Traduction franaise, 1935)

Un document produit en version numrique par Jean-Marie Tremblay,

professeur de sociologie au Cgep de Chicoutimi

Courriel: [email protected]

Site web: http://pages.infinit.net/sociojmtDans le cadre de la collection: "Les classiques des sciences sociales"

Site web: http://www.uqac.uquebec.ca/zone30/Classiques_des_sciences_sociales/index.htmlUne collection dveloppe en collaboration avec la Bibliothque

Paul-mile-Boulet de l'Universit du Qubec Chicoutimi

Site web: http://bibliotheque.uqac.uquebec.ca/index.htm

Cette dition lectronique a t ralise par Jean-Marie Tremblay, professeur de sociologie au Cgep de Chicoutimi partir de:

Joseph Schumpeter (1911)

Professeur lUniversit Harvard, Cambridge (tats-Unis)

Thorie de lvolution conomique.

Recherches sur le profit, le crdit, lintrt

et le cycle de la conjoncture.

INTRODUCTION, de Franois Perroux, professeur la Facult de droit de Lyon, 1935.

Une dition lectronique ralise partir du livre de Joseph Schumpeter, Thorie de lvolution conomique. Recherches sur le profit, le crdit, lintrt et le cycle de la conjoncture.

Traduction franaise, 1935.

Lintroduction nes pas luvre de Franois Perroux, professeur au Collge de France et auteur de louvrage intitul: conomie et socit. Contrainte, change, don qui a t publi aux PUF en 1960. Il ne sagit pas du mme auteur.

Polices de caractres utilise:

Pour le texte: Times, 12 points.

Pour les citations: Times 10 points.

Pour les notes de bas de page: Times, 10 points.

dition lectronique ralise avec le traitement de textes Microsoft Word 2001 pour Macintosh.

Mise en page sur papier format

LETTRE (US letter), 8.5 x 11)

dition complte le 18 avril 2002 Chicoutimi, Qubec.

Table des matiresAvertissement, Juin 1935

Introduction : La pense conomique de joseph Schumpeter,par Franois Perroux

I.La formation, l' "quation personnelle" et la mthode de Joseph SchumpeterII.Le diptyque : statique-dynamique chez J. Schumpeter et le renouvellement de la statiqueIII.Le renouvellement de la dynamique et ses consquences dans les principales directions de la thorie conomiqueA.La thorie de l'entreprise et de l'entrepreneur.a)L'entreprise comme institution.

b)L'entreprise comme ensemble de fonctions.

c)L'entreprise comme fonction essentielle .B.La thorie du crdit et dit capital.

C.La thorie du profit et de lintrt.1)La structure logique de la thorie en statique.

2)La structure logique de la thorie en dynamique.

3)Les relations entre la thorie et les faits.

4)Les rapports entre la thorie de J. Schumpeter et celle de Bhm-Bawerk.

D.La thorie du cyclei)Le cycle de la thorie gnrale.

ii)Le cycle et ses explications thoriques: Place de J. Schumpeter.

iii)Le cycle et lavenir du capitalisme.

IV.Considrations finales1.Les concepts de statique et de dynamique.2.Les relations entre la statique et la dynamique.3.Les consquences thoriques.Prfaces

Chapitre I:Le circuit de l'conomie : sa dtermination par des circonstances donnes

Le fait conomique. - Les lments de l'exprience conomique. - L'effort vers l'quilibre et le phnomne de la valeur. - conomie et technique. - Les catgories de biens; les derniers lments de la production ; travail et terre. - Le facteur de production travail. - La thorie de l'imputation et le concept de la productivit limite. - Cot et gain; la loi du cot. - Risques, frictions , quasi-rentes. - L'coulement du temps et l'abstinence. - Le systme des valeurs de l'conomie individuelle. - Le schma de l'conomie d'change. - La place des moyens de production produits dans cette conomie. - La monnaie et la formation de sa valeur; le concept de pouvoir d'achat. - Le systme social des valeurs.

Appendice : La statique conomique. Le caractre statique fondamental de la thorie conomique expose jusqu'ici

Chapitre II:Le phnomne fondamental de l'volution conomique

I.Le concept d'volution sociale. - L'volution conomique. - Sens donn ici par nous au terme volution conomique . - Notre problme. - Remarques prliminaires

II.L'volution conomique en tant qu'excution de nouvelles combinaisons. - Les cinq cas. -L'emploi nouveau des forces productives de l'conomie nationale. - Le crdit comme moyen de prlvement et d'assignation des biens. - Comment est finance l'volution ? - La fonction du banquier

III.Le phnomne fondamental de l'volution. - Entreprise, entrepreneur. - Pourquoi l' excution de nouvelles combinaisons est-elle une fonction de nature spciale ? - La qualit de chef et les voies accoutumes. - Le chef dans l'conomie commune et le chef dans l'conomie prive. - La question de la motivation et son importance. - Les stimulants

Chapitre III:Crdit et capital

I.Essence et rle du crdit

Coup d'il introductif. - Le crdit sert l'volution. - Le crditeur typique dans l'conomie nationale. - La quintessence du phnomne du crdit. - Inflation et dflation de crdit. - Quelles sont les limites la cration prive de pouvoir d'achat ou la cration de crdit ?

II.Le capital

La thse fondamentale. - Nature du capital et du capitalisme. - Dfinition. - L'aspect du capital.

Appendice: Les conceptions les plus importantes touchant la nature du capital dans la pratique et dans la science. - Le concept de capital dans la comptabilit. - Le capital en tant que forme de calcul . - Capital, dettes

III.Le march montaire

Chapitre IV: Le profit ou la plus-value.

Introduction. - Discussion d'un exemple typique. - Autres cas de profit dans l'conomie capitaliste. - Construction thorique dans l'hypothse de l'exemple de l'conomie ferme. - Application du rsultat l'conomie capitaliste : problmes spciaux. - La prtendue tendance l'galisation des profits; profit et salaire; volution et profit ; la formation de la fortune. - La grandeur du profit. - Nature de la pousse sociale ascendante et descendante, structure de la socit capitaliste.

Chapitre V:L'intrt du capital

Remarque prliminaire. - 1. Le problme; discussion des plus importants essais de solution. - 2. Notions fondamentales sur le rendement net ; l'intgration dans les calculs (Einrechnng) -3. Les freins du mcanisme de l'imputation : monopole, sous-estimation, accroissement de valeur. - 4. La source de l'intrt; les agios de valeur; les gains de valeur sur les biens. - 5. Les trois premiers principes directeurs d'une nouvelle thorie de l'intrt. - 6. La question centrale; quatrime et cinquime principes directeurs. - 7. Discussions de principe sur le fond du problme. - 8. L'intrt se rattache la monnaie; sixime principe; l'explication de la prdominance d'une opinion oppose; assurance contre des malentendus; points accessoires. - 9. La question dfinitive. La valeur totale d'une rente. - 10. Le cas le plus gnral ; l'intrt dans l'conomie sans volution. - 11. La formation du pouvoir d'achat. - 12. La formation des taux du crdit bancaire. - 13. Les sources de l'offre de monnaie; les capitalistes; quelques consquences de l'existence de l'intrt. - 14. Le temps comme lment du cot; l'intrt comme forme de calcul des rendements. - 15. Consquences dfectueuses du revenu sous l'aspect de l'intrt; leurs consquences. - 16. Problmes du niveau de l'intrt.

Chapitre VI: Le cycle de la conjoncture

1.Questions. Aucun signe commun toutes les perturbations. - Rduction du problme des crises au problme du changement de conjoncture. - La question dcisive

2.La seule raison de fluctuations de la conjoncture. - a) Interprtation de notre rponse : les facteurs de renforcement; le nouveau apparat ct de l'ancien; les vagues secondaires de l'essor; importance du facteur-erreur; b) Pourquoi les entrepreneurs apparaissent en essaims

3.La perturbation de l'quilibre provoque par l'essor. - Nature du processus de rsorption ou de liquidation. - L' effort vers un nouvel quilibre .

4.Les phnomnes du processus normal de dpression. - Principalement les suites de l'unilatralit de l'essor. - Surproduction et disproportionalit : leurs thories

5.Le processus de la dpression est proche du point mort de l'volution. - Le processus de dpression en tant qu'accomplissement. - Les diffrentes catgories d'agents conomiques dans la dpression. - Le salaire en nature dans l'essor et la dpression

6.Le cours anormal; la crise. - Sa prophylaxie et sa thrapeutique

AVERTISSEMENT

Juin 1935

Retour la table des matiresLa Collection dont voici le sixime ouvrage a t fonde en 1931 et se trouve dirige par un comit comprenant: MM. William Oualid, Roger Picard, Gatan Pirou, professeurs la Facult de droit de Paris ; Bernard Lavergne, professeur la Facult de droit de Lille ; Jacques Rueff, professeur l'Institut de statistique de l'Universit de Paris, et Franois Perroux, professeur la Facult de droit de Lyon.

Le but de la Collection est double.

Depuis bien des annes, diverses collections conomiques ont t institues en France, mais la plupart, ct d'ouvrages excellents et auxquels il convient de rendre hommage, renferment des tudes de beaucoup moindre valeur. Il est temps, a-t-il sembl, de constituer un ensemble beaucoup plus homogne de faon que le public ait la certitude, en achetant un ouvrage de cette Collection, d'avoir affaire toujours une uvre de relle valeur scientifique. Sans doute, si les faits rpondent notre ambition, le succs de cette Collection contribuerait pour une part accrotre la rputation, en France et mme l'tranger, des conomistes de notre pays.

L'intention du comit de direction est de publier, non point des manuels d'conomie politique - il en existe dj plusieurs en langue franaise et qui sont excellents, - mais des tudes conomiques et sociales visant moins la vulgarisation qu' l'approfondissement. Il va sans dire que la Collection, largement clectique, ne sera infode aucune cole. La seule condition exige de chaque ouvrage, pour tre admis dans cette bibliothque - dans les limites des possibilits matrielles - sera de reposer sur une mthode scientifique sre et d'apporter une contribution intressante et de bon aloi.

La Collection publiera aussi des uvres conomiques trangres d'une valeur inconteste et dont la traduction manque encore notre publie franais. La science ignore les frontires nationales. C'est pourquoi la Collection s'honore de mettre la porte des lecteurs franais telles et telles uvres matresses dues la plume des meilleurs conomistes trangers.

La Collection a t brillamment inaugure par la publication en 1932 de l'ouvrage de M. Albert Aftalion, professeur la Facult de droit de Paris : L'Or et sa distribution mondiale .

L'tude remarquable de M. M. J. Bonn, jusqu' des temps rcents Professeur la Handels-Hochschule de Berlin, un des meilleurs techniciens de l'Allemagne, sur La destine du capitalisme allemand , forme le second volume de la Collection.

En 1933, a paru une uvre trs importante, l' Esquisse du mouvement des prix et des revenus en France au XVIIIe sicle , due la plume de M. C.-E. Labrousse, qui joint la culture de l'conomiste les qualits de l'historien le plus scrupuleux.

M. Ansiaux, professeur l'Universit libre de Bruxelles, qui, de longue date, a acquis la rputation d'tre un des conomistes les plus avertis de notre poque, nous a rcemment donn une tude des plus suggestives : L'inflation du crdit et la prvention des crises .

Le 5e tome de notre Collection est un ouvrage qui tudie fond Le change manuel ; la thsaurisation des lingots et monnaies d'or . Grce un stage fait chez les grands banquiers cambistes, l'auteur, M. P.-B. Vigreux, a acquis en la matire une comptence toute spciale. Cet ouvrage comble une lacune fcheuse de notre littrature conomique.

Nous prsentons maintenant au public l'ouvrage capital de M. Joseph Schumpeter: Thorie de l'volution conomique. Recherches sur le profit, le crdit, l'intrt et le cycle de la conjoncture . La publication en langue franaise de cet ouvrage manquait depuis de longues annes notre littrature conomique.

L'loge scientifique n'est plus faire de M. Schumpeter, l'un des plus minents certes - mais non le plus orthodoxe - des conomistes de l'cole autrichienne.

La traduction a t faite sur la 2e dition allemande par les soins de M. J. J. Anstett, agrg de l'Universit. M. Anstett a t aid dans cette tche difficile par notre collgue, M. Franois Perroux, lequel a fait prcder le texte de la traduction d'une importante Introduction o toute la pense et l'uvre conomique de Joseph Schumpeter sont analyses avec une force de pntration tout fait remarquable. Enfin notre collgue, M. Bongras, professeur l'Universit de Fribourg, a bien voulu vrifier, sur preuves, l'exactitude de la traduction. Nous exprimons aux uns et aux autres nos remerciements chaleureux, convaincus que le public scientifique comprendra l'intrt de cette publication essentielle.

Juin 1935.

Introduction

La pense conomiquede Joseph Schumpeter

Retour la table des matiresLes deux principaux ouvrages de joseph Schumpeter ont t publis en premire dition avant la guerre, l'un, Das Wesen und der Hauptinhalt der theoretischen Nationalkonomie, en 1908, l'autre, Theorie der wirtschaftlichen Entwicklung, en 1912. Bien que tous deux soient des contributions de la plus haute valeur et bien que, notre avis, ils ne soient pas sparables l'un de l'autre, le second est de beaucoup le plus neuf et celui qui, pour le moment, forme l'apport essentiel de l'auteur la thorie conomique. Trs remarqu quand il parut, il s'est acquis en Autriche, en Allemagne, en Angleterre, en Italie et en Amrique, l'audience des meilleurs spcialistes. Ses thses sont cites et commentes bien souvent dans les analyses consacres au cycle et dans celles qui s'appliquent la thorie gnrale de la dynamique. J. Schumpeter, certes, a eu dans tel ou tel domaine, des disciples. Mais, surtout, ses recherches ont eu l'efficacit d'un ferment : elles ont suscit et suscitent encore des polmiques ardentes et fcondes. Ceux-l mmes qui n'acceptent pas les conclusions de l'auteur proclament sa puissance de rflexion, sa vigueur thorique et sa capacit de suggestion. Son nom a une place de choix dans une histoire des efforts accomplis par les penseurs pour construire cette dynamique conomique, qui, selon Marshall, est la Mecque des conomistes au XXe sicle ou qui, pour parler comme Gustavo del Vecchio, semble tre l'objet de la vocation scientifique de la gnration qui a succd Vilfredo Pareto .

Les travaux et les conclusions de joseph Schumpeter sont loin d'tre inconnus en France. On trouve son nom cit dans nos principaux traits d'histoire des doctrines conomiques et dans les ouvrages consacrs aux crises. Des tudes spciales lui ont t ddies. Pourtant, les conceptions de Schumpeter n'ont pas t chez nous soumises une discussion trs large et trs approfondie. Il y a, cela, des raisons prcises. Gatan Pirou, dans une intressante tude consacre l'tat actuel de la science conomique en France, a not une certaine rpugnance de la pense conomique, dans notre pays, aux constructions trs systmatiques et l'laboration purement abstraite des notions et des relations conomiques. Or, Schumpeter se meut dans l'abstraction, non seulement avec aisance, mais avec une sorte de joie; et quand on a dmont avec soin sa construction, on s'aperoit que chacune des pices qui la composent s'imbrique avec une prcision et une rigueur peu communes dans un mme ensemble. Malgr de gnreux efforts, au surplus, les instruments logiques et l'attitude de pense qu'implique la thorie de l'quilibre gnral labore par Walras et par Pareto ne sont pas encore entrs dans les habitudes intellectuelles d'un grand nombre d'conomistes franais. Or, l'intelligence de luvre de Schumpeter suppose une connaissance parfaite des thories de ]'utilit limite et de la thorie de l'quilibre. Bien mieux, la thorie de Schumpeter dpasse la thorie de l'quilibre, et cela en un double sens. Elle la dpasse videmment en ce qu'elle ajoute une conception nouvelle de la dynamique aux conceptions presque exclusivement statiques de l'cole de Lausanne. Mais, elle la dpasse aussi en ce qu'elle greffe cette dynamique non pas sur la statique de l'cole de Lausanne, mais sur une statique plus abstraite, plus simplifie, plus dpouille . Par construction donc, la thorie de Schumpeter est peu propre satisfaire ceux des conomistes qui trouvent dj la thorie de l'quilibre trop abstraite et trop loigne du rel.

Tous ceux qui ont lu en langue allemande l'ensemble ou l'une des parties du livre qui est prsent aujourd'hui au publie franais reconnatront les nombreuses difficults que comportait la traduction. Jean-Jacques Anstett, s'est acquitt de la tche qui lui incombait avec comptence et conscience. Certes, joseph Schumpeter ne tombe pas dans le ridicule de quelques savants allemands qui croiraient droger s'ils employaient une terminologie sur laquelle l'accord peut se faire. Il prend la langue technique de l'conomie sans la surcharger de nologismes inutiles. Il a assez d'originalit de pense pour ddaigner une pseudo-originalit de nomenclature et d'expression. Mais la conception trs personnelle qu'il a une fois prise de l'ensemble de l'activit conomique, et les consquences qu'il en tire pour chacune des grandes thories de la science conomique l'obligent des distinctions, multiples et subtiles, condenses dans un nombre de pages restreint pour l'ampleur de la matire embrasse. A quoi on ajoutera que Schumpeter, par souci d'aller au plus press et par ddain des dveloppements connus, passe avec rapidit sur ses positions mthodologiques, rappelle trs sommairement les notions classiques qui pourraient clairer sa propre pense et nglige de la prciser par des exemples. Il procde par allusion et d'un mot renvoie souvent tout un appareil thorique subtil et complexe. Au lieu de s'taler comme chez Sombart, l'rudition, ici, se dissimule. Mais le lecteur averti se rend aisment compte de la masse norme de connaissances parfaitement digres et assimiles que suppose un pareil travail. Quelque difficile que soit le style de Schumpeter, mme dans le texte allemand, il reste toujours vivant. Parfois, il est coup d'une rfrence historique ou littraire; souvent au sein du dveloppement le plus abstrait, le plus ardu et le plus serr, une drlerie prend place : elle porte tmoignage de la libert d'esprit de l'auteur qui gambade dans le ddale thorique et, d'un clin dil ironique, invite le lecteur ne pas s'y perdre.

Dans l'analyse que voici, je me propose :

1 De prsenter un expos synthtique et critique du contenu du prsent ouvrage en groupant quelques renseignements qui, peut-tre, aideront en pntrer le sens. Notamment, je mettrai au jour les positions mthodologiques de l'auteur, qui n'ont pas t longuement analyses dans le prsent livre et je m'efforcerai, sans le trahir, de proposer des exemples ou des dveloppements latraux l'appui de ses principales thses.

2 De situer la thorie de l'volution dans l'ensemble de luvre conomique de Schumpeter.

3 De marquer, autant qu'il me sera possible, la place de cette oeuvre dans l'ensemble de la littrature conomique sur le mme sujet; plus spcialement j'essaierai de montrer l'importance de l'effort de joseph Schumpeter au milieu des thories pures de la dynamique conomique.

Un livre comme celui-ci ne doit pas tre seulement lu, mais tudi et repens ; c'est cet effort que j'ai tent et dont je consigne les phases. Aussi, l'auteur me permettra-t-il de prsenter ici les objections qui se sont imposes moi. En agissant ainsi, je me borne suivre, avec sincrit et simplicit, le conseil qu'il a donn lui-mme chacun de ses lecteurs. Un livre n'est que la palpitation d'une pense qui continue de vivre chez son auteur et chez autrui. Pris de ce biais, le genre que constitue l'tude liminaire perd son artifice, et l'on peut sans arrire-pense s'y livrer.

I

LA FORMATION, L' "QUATION PERSONNELLE"

ET LA MTHODE DE JOSEPH SCHUMPETER

Retour la table des matiresAvant d'aborder luvre, essayons de poser l'quation personnelle de l'auteur, pour reproduire une expression dont il se sert lui-mme propos de Mitchell. Puisqu'il ne s'agit videmment de rien autre que de saisir sa personnalit dans ses rapports avec son oeuvre conomique, c'est, si l'on veut, tudier sa mthode, condition que l'on donne aux analyses de mthode le sens la fois large et trs prcis que leur donne Bruno Fo par exemple. A juste titre il considre que des analyses de ce genre gagneraient changer d'orientation. Au lieu de les appliquer aux procds logiques considrs comme dtachs de l'auteur qui en fait usage et de luvre qu'il a produite en les employant, il semble souhaitable de faire porter le principal de l'effort sur les relations entre l'auteur, la mthode et l'uvre. Des dveloppements artificiels et formels pourraient tre de la sorte remplacs par des tudes vivantes sur la mthode, manifestation d'une personnalit et partie intgrante d'une uvre. Pour ceux des lecteurs qui ne connatront Schumpeter que par la lecture du prsent ouvrage, cette rapide enqute est indispensable. Car, dans la thorie de l'volution, l'auteur ne s'est pas tendu sur les principes mthodologiques qu'il a exposs ailleurs, soit dans L'Essence et le contenu principal de l'conomie nationale thorique, soit dans divers articles.

Joseph Schumpeter a toujours refus de sacrifier l'usage, rpandu en Allemagne, selon lequel des conomistes rputs dressent eux-mmes un rsum biographique de leur activit scientifique et de leurs travaux. Je me bornerai donc tracer l'essentiel de son activit en puisant dans une longue lettre par laquelle l'auteur m'a fait l'honneur de m'clairer sur les tapes principales du dveloppement de sa pense, en ayant recours quelques rares tudes sur le mme sujet et en groupant des renseignements recueillis au cours de conversations avec des conomistes franais ou trangers.

Joseph Schumpeter est n le 3 fvrier 1883 Triesch, en Moravie. Son pre, industriel de la rgion, mourut trs jeune en 1887 et ce fut sa mre qui veilla son ducation et son instruction, d'abord Gratz en Styrie, puis au lyce de Vienne. L'enfant avait, parat-il, un amour passionn pour l'antiquit grco-latine et avait dj lu, outre les ouvrages de Kant, quelques traits obscurs de sociologie. A la fin de ses tudes secondaires, il avait une vocation dtermine pour la carrire universitaire (ce qui peut se comprendre) et pour l'tude de l'conomie scientifique (ce qui ne manquera pas d'tonner).

En 1901, Schumpeter entre la Facult de droit et des sciences politiques de Vienne o il fut reu docteur en 1906. Au cours de ces annes, l'tudiant fait ces coles buissonnires de l'esprit qui sont toujours agrables chacun et quasi-ncessaires aux sujets d'lite. Il. suit les enseignements universitaires avec une aimable fantaisie, exception faite des cours de droit romain qui le passionnent. Mais les loisirs que lui cre une assiduit intermittente sont studieux. Il entreprend une tude sur l'volution des impts directs de 1500 jusqu' l'poque de Marie-Thrse, avec toutes les implications sociales qui comporte un tel travail largement conu. Cet ouvrage tait prs d'tre achev quand le jeune historien fit la dcouverte de l'conomie pure. Le mme enthousiasme le porta du ple concret au ple abstrait des recherches sociales et des leons de mathmatiques occuprent le temps consacr nagure l'histoire. Ce moment de la vie intellectuelle de Schumpeter est dcisif, et c'est de lui qu'il faut dater l'orientation de son esprit vers les recherches abstraites. Mais en mme temps, apparat un trait essentiel de l'esprit de l'auteur : son gale aptitude la sociologie et au raisonnement abstrait qui, nous le verrons par la suite, marque toute son uvre. Pendant ces annes d'tudes universitaires, joseph Schumpeter eut la bonne fortune de travailler sous les conseils et avec les encouragements les plus cordiaux de matres tels que von Philippovich, Bhm-Bawerk et von Wieser. Il fut un temps, nous crit Schumpeter, o je fus l'enfant gt et l'enfant terrible de la Facult .

Il subit aussi l'influence de l'historien des institutions publiques, Sigmund Adler, et de l'historien et statisticien, Inama Sternegj. A ces enseignements et ces contacts personnels s'ajoutent des lectures trs varies, depuis celle de Cournot, Quesnay et Walras, - que Schumpeter considrait dj comme les plus grands conomistes qui aient jamais vcu - jusqu' celle du physicien Ernst Mach.

Schumpeter largit encore le cercle de son information par des voyages d'tudes ou d'agrment en Allemagne, en Angleterre et en France. Il se souvient avec reconnaissance d'Edgeworth, du sociologue Westermark, de l'ethnologiste Haddon; mais - fait curieux - Marshall, auquel il voue une admiration grandissante, n'exerce pas alors sur lui une influence notable. Au reste, Schumpeter tait, ds cette poque, assez domin par ses propres conceptions pour se soustraire toute emprise intellectuelle exclusive.

Aprs ces dplacements, il a l'ide d'exercer la profession d'avocat prs des tribunaux mixtes d'gypte. Mais, aprs quelques mois de pratique, il rejoint l'Autriche. Son premier ouvrage: Essence et contenu principal de l'conomie nationale thorique, rvle la double influence de l'cole autrichienne et de Walras. Mais l'auteur y expose dj une statique originale. Cet ouvrage est l'Habilitations-Schrift qui fait de l'auteur un privat-docent l'Universit de Vienne en 1909. Quelques mois plus tard, il est nomm professeur l'Universit de Czernowitz. En mme temps qu'il remplit avec ardeur ses nouveaux devoirs pdagogiques, il travaille activement la composition de la Thorie de l'volution conomique. Il est important de noter, d'aprs un renseignement fourni par l'auteur lui-mme, que le dessein de cet ouvrage sur la dynamique conomique tait conu ds 1908, c'est--dire l'anne mme o le travail sur la statique tait publi. Ces dates expliquent les rapports entre les deux oeuvres qui, prises dans leur ensemble, sont, notre sens et quoi que l'on en ait pu dire, essentiellement complmentaires. De Czernowitz, grce l'appui de Bhm-Bawerk, Schumpeter est nomm professeur Gratz. Il publie sa Thorie de l'volution conomique cri 1912. En 1913-1914, il passe une anne Colombia, o il enseigne comme professeur d'change, ce qui ne l'empche pas de donner des confrences dans 21 autres Universits. Schumpeter avait alors l'intention bien arrte de se consacrer exclusivement la recherche scientifique. L'anne mme de la dclaration de guerre il publiait son histoire des thories conomiques : Epochen der Dogmen-und Methodengeschichte. Les bouleversements qui suivent la guerre jettent Schumpeter dans l'action. Aprs la rvolution autrichienne, Otto Bauer le nomme Ministre des Finances, C'est alors que se place la clbre Schumpeter-Verordnung. Aprs la chute du Cabinet, Schumpeter devint directeur d'une grande banque Vienne. De cette activit politique ou financire, Schumpeter n'a retir qu'une provision de mauvais souvenirs, et l'on comprend que cet homme de pense accepte avec joie en 1925 la chaire qu'on lui offrait l'Universit de Bonn o il enseigna jusqu' l'an dernier. Son histoire se rduit alors celle de ses publications, de son activit professorale, et de ses voyages scientifiques ( deux reprises en 1927-1928 et en 1930, il 2, enseign durant un semestre l'Universit de Harward). Il semble avoir t question de lui confier un enseignement Berlin mais, une fois de plus, Schumpeter s'est embarqu pour l'Amrique. La considration des facilits de travail que lui offrira sa nouvelle Universit l'a incit accepter une chaire Harward o il a l'intention de se fixer dfinitivement.

Un esprit aussi ouvert, et instruit par les nombreuses expriences d'une vie si bien remplie, a accueilli et assimil des aliments trs divers qu'il a, me semble-t-il, trouvs dans cinq directions.

Il s'est nourri des classiques anglais et, pour voir quel point il a domin leur systme, il n'est que de relire les dveloppements qu'il y consacre, dans Epochen der Dogmen-und Methodengeschichte. Un crivain anglais, dans un article rcent, a trs justement montr les liens qui existent entre le systme de Schumpeter et celui de Ricardo ; et l'auteur, contrairement certains de ses commentateurs, estime qu'il doit plus Stuart Mill (et Walras), pour sa conception gnrale de l'quilibre qu' J. B. Clark.

Le second groupe d'auteurs dans lequel J. Schumpeter a largement puis, pour laborer sa conception personnelle, est videmment l'cole autrichienne. Bien que l'ide de la combinaison nouvelle dans Schumpeter, avec toutes ses implications et ses consquences, soit profondment originale, elle n'est pas sans parent avec l'ide - si fconde - chre von Wieser, suivant laquelle la collectivit ne peut se soutenir et se dvelopper que par un effort de cration continue. De luvre de Bhm-Bawerk, malgr les diffrences profondes qui sparent leurs conceptions, Schumpeter a accept toute la partie critique et les dveloppements concernant la faon dont se pose le problme. Plus gnralement, il a fait usage de la mthode abstraite, plus spcialement de la mthode isolatrice et idalisatrice de von Wieser et de la thorie de l'imputation dont, il montre la supriorit par rapport ce qu'il nomme le principe de la rente , en matire de rpartition.

Les conceptions gnrales de Walras sur l'quilibre conomique, auxquelles l'auteur ne manque jamais de rendre le plus sincre et le plus enthousiaste hommage, forment la troisime source de sa pense personnelle. Il emploie volontiers le concept de relation fonctionnelle qui, soigneusement labor par la mathmatique, a un contenu clair et qui ne laisse prise aucun doute; ce qu'on ne saurait dire du concept de cause . Comme beaucoup d'autres conomistes, notamment Marshall, Schumpeter n'a pas, au reste, la superstition de la forme mathmatique. Quand on parle de mthode mathmatique, il n'est pas ncessaire de penser des formules algbriques ou des figures gomtriques. Les Jugements dont les lments sont des quantits, crit Schumpeter dans l'article que je viens de citer, sont aussi mathmatiques qu'on les exprime par des mots ou par des symboles. Dans la prface de son premier ouvrage, l'auteur s'explique encore plus, clairement sur sa conception concernant l'usage des mathmatiques. Nous ne voulons pas, dit-il, noncer la proposition que la mathmatique soit indispensable parce que nos concepts sont de valeur quantitative, ou parce que l'exactitude de la ralit conomique, spcialement en ce qui concerne les problmes les plus compliqus, ne peut tre atteinte qu'en la forme mathmatique . Ce qui est important en science conomique, c'est le raisonnement prcis, quelle qu'en soit la forme, et il suffira d'exprimer, au moyen des concepts et des relations mathmatiques, celles d'entre les questions particulires qui en appellent naturellement l'emploi. La conception d'ensemble de l'quilibre conomique et la tendance d'esprit qu'elle suscite, ne considrer un lment comme expliqu que lorsque l'on en a saisi les relations avec tous les autres lments qui composent l'ensemble conomique considr, sont partout prsentes dans l'oeuvre de notre auteur.

Il a largement puis, par ailleurs, dans la littrature anglo-saxonne. Lui-mme a, en quelque manire, jalonn cet itinraire intellectuel par des compte-rendus d'ouvrages (Clark : 1906 ; Irving Fisher et Longworthy Taylor : 1909) et par l'tude qu'il publia, en 1910, sous le titre : Die neuere Wirtschaftstheorie in den Vereinigten Staaten. Dans l'emploi qu'il fait des concepts de statique et de dynamique et dans la notion dynamique de profit on reconnatra l'influence de J. B. Clark ; dans sa conception du capital comme pouvoir d'achat, l'influence de Hawley ; dans sa thorie des crises, celle de W. G. Taylor, etc.

Enfin, chaque page de La Thorie de l'volution, on sent que l'conomiste en Schumpeter se double d'un historien et d'un sociologue qui a lu pour en faire son profit les grands travaux des Werner Sombart et des Max Weber. Certes, on peut lui faire crdit quand il affirme que c'est l'observation directe des socits industrielles qui lui a suggr l'ide matresse de l' volution (Entwicklung). Mais les travaux de langue allemande sur la fonction, la formation et le rle historique, la psychologie de l'entrepreneur lui en ont facilit l'laboration.

Ces lments si divers et qui, un observateur superficiel, pourraient sembler htrognes ont t assimils par un esprit la fois prcis et tendu, et fondu en un tout d'une haute originalit. Quelle que soit l'impression que l'on puisse avoir premire lecture, Schumpeter - comme Pantaleoni et, selon nous un beaucoup plus haut degr - est un unificateur. En aucune faon, il n'est un clectique. Un de ses commentateurs anglais, M. Doreen Warriner a bien aperu ce point important. Il note que si, en Allemagne, il n'y a pas eu, rigoureusement parler, d'cole orthodoxe, ni de grande laboration thorique comparable celle des classiques ou des no-classiques anglais, nanmoins les recherches conomiques se sont naturellement orientes dans deux directions gnrales : l'une historique et sociologique, l'autre mathmatique et dductive. Par rapport aux travaux de langue allemande, l'originalit de Schumpeter est d'avoir tent la synthse des deux sortes de travaux au moyen d'une dfinition nouvelle des termes statique et dynamique . Remarque parfaitement exacte et qui claire toute l'uvre que nous tudions. Mais remarque dont il faut tendre la porte. Par rapport l'ensemble de la pense conomique, Schumpeter, en effet, a tent la synthse du systme de l'cole autrichienne et de celui de l'cole de Lausanne d'une part, de ces deux systmes abstraits et du systme historique et sociologique de Werner Sombart et de Max Weber, d'autre part.

Tout conomiste de quelque envergure, dira-t-on, s'efforce des synthses de cette sorte. Mais le caractre de celle que nous tudions est d'tre faite dlibrment sur le plan abstrait. Ceux qui ont lu W. Sombart sont frapps par l'envergure de cet esprit plus que par sa rigueur et sa force thorique. Ceux qui lisent Schumpeter avec attention admirent la pntration et la vigueur de son intelligence discriminatrice. Certes, J. Schumpeter, comme W. Sombart, la qualification d'artiste s'applique naturellement mais pour des raisons diffrentes : dans un cas, c'est le choix du trait essentiel, la capacit de subordonner tout ce qui n'est pas conforme une conception matresse qui la justifie ; dans l'autre, c'est la capacit d'embrasser de vastes ensembles et de leur donner couleur et vie par une accumulation de dtails convenablement, choisis. Pour user d'une mtaphore, imparfaite comme toute mtaphore, on pourrait dire que Schumpeter aborde par le sommet et Werner Sombart par la base la pyramide des faits conomiques. Aussi, ne rencontre-t-on pas dans l'uvre de Schumpeter ce caractre hybride que l'on trouve dans celle de Sombart. C'est trs nettement une analyse de thorie conomique, qui tmoigne d'une haute capacit philosophique mais qui est difie avec vigueur et virtuosit techniques, et qui prsente une sorte de sublim des thses de l'cole autrichienne, de l'cole de Lausanne et de l'cole sociologique.

Cette facult de discrimination, dans laquelle on reconnatra sans doute une des composantes les moins contestables de l'intelligence thorique et que J. Schumpeter possde un si haut degr, est prsente dans toute son oeuvre. Ainsi, elle apparat quand, avec finesse et exactitude, il tudie les parents intellectuelles de Marx et de Sombart ou montre les points de contact et les diffrences qu'on peut trouver entre un Mitchell et un Marshall. Elle se rvle encore quand, en guise de protestation contre l'usage de mler thorie et doctrine et de classer les conomistes d'aprs leurs prfrences sur le plan de l'action, il crit une histoire de la science conomique qui restera un modle du genre et qui porte tmoignage de la fcondit des rflexions sur la mthode, pour peu qu'on les applique. Elle soutient toute son tude sur la rpartition dans laquelle il ramne tous les principaux systmes deux principes, celui de l'changer (Tauschprinzip) et celui de la rente (Rentenprinzip) dont il suit les ramifications et met au jour les rapports logiques.

Mais Schumpeter n'a pas seulement le don de dcouvrir les perspectives des systmes d'autrui. La facult de discrimination imprime son sceau non seulement la partie critique de son oeuvre, mais aux constructions personnelles qu'elle contient, qu'elles soient d'ordre sociologique ou conomique. tudie-t-il, par exemple, l'imprialisme travers les sicles, il pose une dfinition liminaire - discutable sans doute - mais qui lui servira de fil directeur. Il refuse de considrer comme imprialisme la disposition agressive d'un tat en vue de la poursuite d'intrts concrets. Il entend par imprialisme une disposition, sans objet prcis, d'un tat l'expansion violente sans qu'aucune limite puisse tre assigne cette expansion. On voit sur-le-champ, par cet exemple, le mrite et le vice de cette mthode, et plus prcisment de cette dfinition. Elle concentre toute la lumire sur une des faces du phnomne tudi. Ayant un tel point de dpart, Schumpeter arrivera videmment des conclusions assez opposes aux manires de voir courantes. Il verra essentiellement dans l'imprialisme un tat d'me et un atavisme des peuples qui est en relation directe avec la structure sociale historique du groupement national considr et avec les intrts, en matire de politique intrieure, des membres qui le composent, mais qui peut tre compltement indpendant des conditions de la production l'poque considre. Cette conception lui permet mme de soutenir, en prenant le contrepied de la thse marxiste, que le capitalisme dgage des forces et comporte des lments qui font obstacle l'imprialisme. Sans doute, le capitalisme donne lieu une politique d'expansion (monopole d'exportation) mais, en mme temps, il cre des types individualiss et rationaliss qui sont moins permables l'imprialisme, tel que le dfinit Schumpeter, que des membres des socits prcapitalistes. On ne pourra s'empcher de penser, quelque justes que soient les vues de Schumpeter convenablement interprtes, que les vnements d'hier et d'aujourd'hui montrent que la prtendue individualisation et rationalisation des sujets conomiques par le capitalisme est la merci de ractions politiques, et n'oppose qu'un faible obstacle cet atavisme et cette disposition sentimentale une expansion sans limite, dans lesquels notre sociologue voit l'essence du phnomne qu'il s'est propos d'tudier.

De mme, quand il aborde le problme de la stabilit du capitalisme, tentant un de ces diagnostics dans lesquels on a pu voir la tche essentielle de l'conomiste il trace, avec le plus grand soin, les limites de son enqute et distingue la stabilit d'un systme conomique de la stabilit politique ou sociale d'une conomie nationale. Il se demande si, en tant que systme, le capitalisme en dpit d'oscillations tend se conserver avec ses caractres propres ou si, au contraire, il engendre sa propre destruction.

Si mme dans des travaux d'un caractre sociologique et gnral Schumpeter montre ce souci de prcision, on ne s'tonnera pas qu'il s'efforce de bien dlimiter les contours des concepts grce auxquels il difie sa thorie proprement conomique. On verra dans cet ouvrage comment les notions de statique, d'Entwicklung, d'entrepreneur, sont dgages des opinions courantes sur le mme sujet. Sous ce rapport, le contraste est grand avec Sombart qui, non seulement, comme l'a justement soulign Andr E. Sayous se contente de classifications discutables, mais encore s'accommode de notions et de dfinitions trs sommairement labores.

L'opposition se poursuit en ce qui concerne le plan mme des deux ouvrages. Tandis que, pour la prsentation des matires, Sombart fait un usage beaucoup plus large qu'il ne parat une lecture rapide des catgories traditionnelles, au besoin en les compltant, en les doublant par des assimilations discutables. Schumpeter, intelligence essentiellement discriminatrice, construit toute son oeuvre sur une notion originale d'Entwicklung ou de dynamique qui, elle-mme, s'insre avec logique dans son systme statique. Car, s'il y a eu en Allemagne une querelle clbre au cours de laquelle on a voulu opposer deux Schumpeter, il faut la rduire sa porte vritable. Que, sur tel point particulier, notre auteur ait volu, et qu'on puisse relever les traces de cette volution d'un de ses volumes l'autre, ou d'une dition l'autre de son second volume, le fait ne prsente mon avis que l'intrt le plus mdiocre. Dans leur tat actuel, la statique et la dynamique de Schumpeter constituent vraiment, suivant les expressions mmes de l'auteur, une conception globale qui a ses hypothses et son langage particulier et. dont chaque lment ne prend sa valeur propre que par rapport l'ensemble. Elle fait contraste avec ces ouvrages conomiques qui ne sont que la juxtaposition d'tudes relativement indpendantes, o l'on perd de vue en cours de route les longues discussions liminaires sur la mthode, o l'on trouve naturel d'oublier la thorie gnrale de la valeur quand on parle de la valeur de la monnaie, o parfois mme la thorie de chaque espce de revenu est construite sans lien avec toutes les autres. Elle s'oppose mme singulirement tels grands ouvrages conus d'aprs une ide d'ensemble originale mais raliss sans grande rigueur thorique dans le dtail, comme les constructions-colosses de W. Sombart.

Comment cet esprit discriminateur, ami des concepts aux artes fermes et des ordonnances rigoureuses, a-t-il conu l'explication conomique ?

Depuis ses premiers travaux jusqu' ses derniers, il a affirm la ncessit de sparer la recherche thorique de l'laboration doctrinale et de ne jamais mler aux jugements d'existence par quoi s'exprime la premire, les jugements de valeur qui sont la base de la seconde. Il s'est tenu rigoureusement cette rgle. Mais les sciences sociales sont si exposes au danger du finalisme que Schumpeter arrive bien souvent au bord d'un jugement de valeur; ainsi, lorsque, parlant du profit, il est amen dfinir l'exploitation, ou quand, la fin du chapitre sur l'intrt, il conclut que c'est l le revenu le moins ncessaire. Mais, dans son ensemble, la pense de Schumpeter reste exclusivement thorique. Aussi devra-t-on considrer comme parfaitement inoprantes les pseudo-critiques aux termes desquelles on lui reproche d'avoir prsent une apologie de l'entrepreneur ou de l'inflation de crdit. Schumpeter, tout naturellement, distingue les questions de science et celles d'art conomique et, s'il donne raison aux conomistes anglais de refuser de voir dans la monnaie une marchandise, il se prononce avec dcision en faveur d'un retour l'talon-or en s'appuyant sur des considrations qui ressortissent au domaine de l'action. Cette distinction devrait tre aujourd'hui si unanimement accepte qu'il soit inutile de la mentionner autrement que par un rappel. Mais l'histoire de la pense conomique franaise est assombrie par la confusion des deux domaines et aurait pu fournir la galerie de julien Benda un assez beau lot de politiciens de l'conomie. La rdaction htive d'un opuscule doctrinal quelle qu'en soit la faiblesse technique, procure d'ordinaire son auteur plus d'avantages matriels et de rayonnement que l'tude approfondie d'un problme thorique poursuivie dans un esprit purement scientifique. L'entranement est si fort que des esprits d'une remarquable vigueur le subissent. Raison de plus pour affirmer le vrai caractre de la recherche scientifique. Car, en science sociale comme dans toutes les autres branches de la science, c'est la recherche de la vrit en elle-mme et pour elle-mme qui est capable de provoquer des applications fcondes qui n'auront pas t le but direct du chercheur. Par l, on refuse d'assimiler la sous-littrature des comits et des congrs politiques l'effort librateur et purificateur des Bourguin et des Aftalion, pour ne citer que les noms de deux penseurs qui ont trait le socialisme comme objet de science et non comme occasion d'effusions personnelles.

Schumpeter est assez pntr de l'importance de l'esprit purement scientifique et des dangers du langage de l'action (Sorel) pour ne pas dvier de la voie qu'il s'est trace, mme dans ses travaux de sociologie conomique. Mais il a trs bien compris aussi que, lorsqu'il prsente une construction d'conomie pure, il peut opposer un argument nouveau ceux qui voudraient de son systme faire surgir une apologie ou une condamnation. Car une telle construction qui est un schma trs distant de la ralit concrte ne peut pas servir de fondement une politique qui doit se plier toutes les particularits de cette ralit.

Non moins que sur le but de l'explication conomique, Schumpeter est ferme sur l'tendue du domaine dans lequel elle se ment. L'conomie doit tre tudie en tant que telle, comme un ensemble qui a ses lois propres. La limite de l'explication conomique est prcisment marque par le passage du dernier des facteurs conomiques qu'elle invoque, un facteur extra-conomique. Schumpeter dfend avec perspicacit ces frontires. Il refuse d'accepter la loi des rendements dcroissants sous sa forme courante parce qu'elle est d'ordre technique et il en donne une interprtation trs particulire qui est purement conomique. Aussi bien, au cours d'un compte rendu de l'ouvrage principal de Mitchell, il tombe d'accord avec l'auteur que le calcul en monnaie a donn notre vie conomique une prcision qu'elle n'aurait jamais acquise autrement et a rationalis toute la vie sociale, mais il s'empresse de noter que cette remarque intresse plus le sociologue que l'conomiste. Nous verrons, d'ailleurs, qu'une des originalits majeures de Schumpeter est d'avoir tent de construire une dynamique proprement conomique.

Le contenu et le domaine de l'explication conomique tant ainsi dlimits, elle consistera pour Schumpeter en une laboration abstraite d'conomie pure. Mais qu'entend-il exactement par l ? Quelle place occupe la construction de Schumpeter dans l'ensemble des systmes d'conomie pure ? Il faut esquisser une classification sommaire de ces derniers pour rpondre avec prcision la question.

On peut considrer tout systme d'conomie pure comme une reprsentation d'une ralit conomique concrte simplifie systmatiquement en vue d'en faire plus exactement comprendre les caractres et le jeu. Il est clair que, pour que ce systme soit cohrent, il faut que la ralit conomique considre soit dpouille, allge de certains de ses attributs, d'une manire systmatique, c'est--dire par application d'un mme critrium. On pourra donc classer les systmes d'conomie pure d'aprs le principe d'limination qui, partir de la ralit, permet de les construire. Mais ralit conomique est un terme abstrait : quand on construit un systme d'conomie pure, on peut se proposer d'abstraire partir d'une matire plus ou moins tendue, d'o une nouvelle occasion de classement. On pourrait concevoir et construire l'conomie pure d'un systme d'conomie ferme, d'un systme d'artisanat, d'un systme rigoureusement collectiviste. Mais la majorit des auteurs qui se sont livrs des tudes d'conomie pure ont entendu, explicitement ou non, donner l'conomie pure du systme capitaliste. D'autres conomistes, par contre, prennent soin d'avertir que leur construction abstraite est, leur sens, valable pour toutes les formes d'activit conomique, c'est--dire pour tous les systmes conomiques quels qu'ils soient. C'est la position en France de M. Charles Bodin. Or, ces deux positions extrmes tant clairement prcises, quand il s'agit de situer par rapport elles la thorie d'conomie pure de Schumpeter, on est contraint d'introduire une distinction. Sa dynamique - l'ouvrage qui est prsent aujourd'hui au public franais - est certainement une thorie pure de l'volution du systme capitaliste. Mais Schumpeter, chemin faisant, note que certaines de ses conceptions seraient valables, quoique avec des implications conomiques et sociales diffrentes, mme pour un systme collectiviste : il indique par exemple que, dans un tel systme, la ralisation de combinaisons nouvelles des facteurs de la production produirait des fluctuations de la vie conomique. Quant sa statique, - la thorie du circuit telle qu'elle est expose dans le premier de ses grands ouvrages ou dans le chapitre d'introduction du prsent livre - elle est relativement indpendante de tout systme conomique, quel qu'il soit, mais, comme l'a fait remarquer Doreen Warriner, l'tat ,conomique qu'elle dcrit se rapproche par de trs nombreux traits des communauts primitives : elle pourrait, par consquent, fournir des indications prcieuses pour l'interprtation des systmes d'conomie ferme. Ces analyses montrent ce que nous entendions par extension des systmes d'conomie pure.

un autre point de vue, on peut prsenter un groupement non moins important de ces systmes. La plupart d'entre eux, mme s'ils ne s'appliquent qu'au systme capitaliste, se rfrent - sans plus - une socit conomique o chacun des membres recherche le maximum d'utilit. Des thories d'conomie pure aussi diffrentes que celles de Walras, de Pareto, de Barone, ou rcemment de Del Vecchio et de Moore sont de ce type. Un auteur comme Streller prend bien comme base de ses constructions abstraites non l'homme isol, mais l'homme engag dans les liens sociaux et souligne avec une grande force que l'conomie doit tre interprte comme une conomie individuelle socialement conditionne. Mais il continue cependant de se rfrer la socit conomique ou, si l'on veut, une socit conomique considre in abstracto. Or, de mme qu'tienne Antonelli et plus gnralement tous ceux qui font en mme temps et explicitement appel aux instruments logiques de l'cole mathmatique (quilibre) et de l'cole historico-sociologique (systme) tente une synthse de ces deux coles, de mme un penseur italien a tent une synthse des rsultats de l'cole historique et de l'cole de Lausanne. M. F. Carli en effet estime qu'on peut et mme qu'on doit construire la thorie pure non de la socit conue in abstracto, mais de ce groupement rel qu'est la nationTrs proche de Streller, son opinion s'en spare donc cependant sur ce dernier point ; et cette diffrence dans le cadre de l'activit conomique soumise l'effort d'abstraction conduit une diffrence profonde dans les hypothses concernant les mobiles de l'agent conomique. Raisonnant dans le cadre de la nation, F. Carli est amen considrer non un homo oeconomicus mais un agent conomique qui identifie dans chacun de ses actes ses propres fins avec les fins corporatives et par consquent nationales . A ma connaissance, F. Carli est pour le moment le seul conomiste qui ait prsent une thorie pure vraiment labore d'une conomie nationale. Schumpeter reste parmi les reprsentants de ce que l'auteur italien appelle la conception universaliste de l'conomie pure.

Enfin - et nous touchons au point le plus important - les thories d'conomie pure s'opposent surtout suivant le principe selon lequel elles sont, par liminations successives, dgages de la ralit concrte. On n'envisage pas, pour le moment, ce procd de dpouillement de la ralit conomique qui consiste ramener un ensemble mouvant un ensemble statique. On se place un point de vue plus gnral, et on essaye de grouper les systmes d'conomie pure d'aprs le principe de discrimination qu'ils impliquent. Sous ce rapport, J. Schumpeter, au mme titre que Ch. Bodin, a tent un effort original de renouvellement des hypothses abstraites. Ch. Bodin oppose, on le sait, l'conomie complexe l'conomie simple, c'est--dire celle o se trouvent exclues : 1 les satisfactions abusives ou nocives de l'agent conomique, 2 les prlvements exerces par un agent conomique sur le produit du travail d'un autre agent conomique. L'ensemble de ces phnomnes conomiques directs forme la vie conomique essentielle dgage des lments de contradiction qu'elle renferme, le dveloppement direct et normal de l'conomie. La charnire dans ce dyptique n'est pas l'ide de temps, mais la distinction du normal et du pathologique. Sur le premier volet du dyptique se peint le tableau abstrait de la vie conomique normale, les lments pathologiques dsigns par deux disciplines : l'hygine et la morale, tant provisoirement carts.

Malheureusement la dtermination de ce qui est pathologique sur le plan social n'a pas la mme prcision qu'en matire de science naturelle. Je fais abstraction des difficults qui peuvent se prsenter pour trancher si telle satisfaction est abusive ou non. Mais l'accord sur la dfinition du prlvement n'est pas prs de s'tablir. Par ce biais, le subjectivisme est appel s'introduire.

Dans luvre de Schumpeter, bien que l'auteur n'ait pas explicit clairement sur ce point sa position intellectuelle, on trouve aussi partout prsente la notion d'conomie essentielle oppose celle d'conomie concrte. Mais, tandis que Ch. Bodin met l'accent sur l'opposition conomie simple - conomie complexe et use, sans y insister, de l'opposition statique-dynamique, Schumpeter, l'inverse, met l'accent sur cette dernire opposition et use constamment - sans le dire ou presque - de la premire.

En face de tous les phnomnes conomiques, Schumpeter cherche en dgager l'essence. C'est l ce qui caractrise le plus profondment et le plus exactement sa dmarche logique. Par l mme il s'exposait de plano la critique d'tre le mtaphysicien de l'conomie. Mais, au lieu de rpter cette formule, mieux vaut la comprendre fond, c'est--dire prciser ce que Schumpeter entend exactement par essence d'un phnomne conomique.

Le caractre essentiel ou typique d'un phnomne conomique (fonction, acte, agent) est celui sans lequel on ne saurait concevoir ce phnomne (fonction, acte, agent). En d'autres termes plus concrets, Schumpeter abstrait le phnomne concret, rel et global, en le dpouillant de ses particularits ou accidents jusqu' la limite o ce phnomne cesserait d'tre intelligible. Mais intelligible par rapport quoi ? Par rapport l'ensemble de la vie conomique telle que Schumpeter la conoit, c'est--dire finalement par rapport la conception matresse (combinaison nouvelle) qui anime tout le systme.

En sorte que l'on peut imaginer toute une srie d'conomies essentielles ainsi comprises, galement vraies par rapport une conception matresse. Ainsi, par ce biais, le subjectivisme menace aussi de s'introduire, mais dans des conditions bien diffrentes de celles que nous relevions propos de la pense de Ch. Bodin. Les proccupations de Schumpeter sont purement intellectuelles et nullement morales. Son conomie essentielle est une vue de l'esprit et non un idal, mme considr comme irralisable. Il soumet la ralit un effort d'abstraction, il la simplifie et la dforme en vue de mettre au jour une conception gnrale qui exprime une relation conomique majeure (combinaison nouvelle, entreprise). On ne pourra donc la critiquer pertinemment que de deux faons : 1 ou bien en dmontrant que cette relation conomique majeure qui lui donne son angle d'observation et son point de vue n'a pas en fait l'importance qu'il lui a prte (nous verrons qu'on chercherait en vain critiquer Schumpeter sur ce terrain) ; 2 ou bien, en dmontrant que les dformations que ce point de vue lui impose, au degr d'abstraction qu'il a choisi, sont telles que, si certains aspects de la vie conomique sont violemment clairs, d'autres restent dans l'ombre, et que cette concentration excessive de l'attention sur une zone ne peut tre obtenue qu'au dtriment d'une vue suffisamment explicative de l'ensemble de la ralit conomique (c'est dans cette direction, nous le verrons, qu'on peut faire de graves reproches J. Schumpeter). Faute de retenir cette distinction essentielle, on se condamne, non seulement ne pas comprendre la valeur positive de luvre de Schumpeter, mais encore ne pas tre en tat d'en marquer avec exactitude et en adoptant le point de vue de l'auteur, les limites.

C'est prcisment parce que Schumpeter mesure la valeur propre et irremplaable de l'explication thorique, mais en. mme temps sa valeur toute relative, qu'il fait preuve du plus. grand libralisme l'gard des mthodes et des constructions d'autrui.

Bien qu' l'occasion il relve ses erreurs, il n'hsite pas . proclamer la grandeur de Schmoller, l'tendue d'esprit et l'originalit de Sombart, les mrites de Veblen et de Spiethoff, l'apport fondamental la connaissance des cycles de Mitchell dont, cependant, il n'approuve en aucune faon les, tendances dlibrment empiriques, l'minente valeur de Marshall qui nous a lgu non seulement un systme thorique mais un appareil d'analyse .

Entre les auteurs de tendances diffrentes, il aime relever les points de contact plus que les oppositions. De mme, tout le long de son ouvrage, il insiste avec une simplicit toute classique sur les liaisons qui existent entre lui et ses devanciers. Comme tous les vrais hommes de science, il s'efforce une originalit par dpassement, par prolongation, au lieu de se complaire dans une pseudo-originalit par opposition et contradiction.

Ce serait faire injure un savant de la qualit de Schumpeter que de voir l une attitude. Les jugements qu'il exprime traduisent une conception plus profonde. Alors que tant d'conomistes tendances concrtes s'octroient volontiers le monopole d'atteindre le rel et critiquent avec dcision les efforts des thoriciens abstraits, beaucoup de ces derniers montrent plus de tolrance. Il est trs frappant de remarquer que bon nombre des thoriciens abstraits de l'conomie ont une forte culture sociologique et se sont livrs des travaux de cette sorte. Ainsi en est-il de Walras lui-mme, de Pareto, de Pantaleoni, de Wieser. Ainsi en est-il de Schumpeter qui, dans des tudes vigoureuses sur la structure sociale du Reich et sur les classes sociales, outre la longue tude que nous avons dj mentionne sur l'imprialisme, a administr la preuve qu'il tait en tat de traiter avec. matrise les problmes sociaux contemporains aussi bien que les questions les plus subtiles de thorie pure.

Cette tendance commune Schumpeter et maint autre conomiste de type abstrait s'explique par plusieurs considrations. Les esprits en question sont rigoureux et satisfont leur rigueur la lois dans la thorie abstraite et dans la sociologie. Puis, les tudes de sociologie sont un complment naturel des thories abstraites d'conomie pure. Bien loin d'tre exclues, elles sont appeles par elles. Or, jusqu' ce jour, malgr les efforts de quelques penseurs de premier plan, la jonction n'est pas opre entre thoriciens abstraits de l'conomie et sociologues. Ma conviction est que, plus les deux sries d'analyses seront pousses, plus on s'apercevra non seulement qu'elles peuvent mais qu'elles doivent tre concilies. A une condition essentielle, toutefois. C'est que les conomistes non seulement procdent des abstractions correctes, mais encore se rendent compte du degr compar d'abstraction des diverses thories dont ils font usage. Ds prsent, beaucoup de contradictions purement apparentes s'vanouissent quand on a reconnu qu'un grand nombre de thories sont galement valables, mais des tages diffrents d'abstraction. Ainsi, pour chaque grand problme de l'activit conomique, y a-t-il une sorte de pyramide de thories : chacune ne Peut tre compare une autre qu'en tenant compte de leur loignement respectif de la base, c'est--dire de la ralit concrte.

La thorie de la rpartition fournit un excellent exemple pour illustrer ce point de vue. Elle a marqu un progrs dcisif du jour o l'on s'est demand s'il convenait d'en donner une ide purement conomique ou une thorie sociologique; du jour o, en d'autres termes, on a oppos le revenu comme catgorie conomique et comme catgorie historico-juridique. Par l, tait mise en circulation une distinction fconde dont, notre sens, on n'a pas encore tir toutes les consquences et qui, du reste, plus clairement aperue pour la rpartition o l'lment historico-juridique, provoque des dviations qui ont attir avec force l'attention, est valable dans tous les domaines de l'conomie. Wieser l'a indiqu, il n'y a pas une, mais deux thories de la rpartition : la premire mesure l'efficacit des services producteurs : la seconde dtermine l'attribution de la richesse. J. Schumpeter, de mme, s'il se prononce pour la thorie conomique, concentre son attention sur les facteurs de la production et l'efficacit de leur combinaison, non sur les dviations que les institutions juridico-sociales imposent l'acheminement du produit vers le patrimoine des agents de la production. Du moins admet-il la lgitimit des deux points de vue.

Les consquences de cette distinction fondamentale sont nombreuses. Nous en retiendrons trois sries. Elles montrent bien que de nombreuses thories tenues pour contradictoires sont seulement ingalement abstraites. Elles serviront donc mieux comprendre la valeur de la construction minemment abstraite de notre auteur et montrer par quels moyens on peut, pour chacun de ses aspects, tablir les relations qu'elle soutient avec l'ensemble de la pense conomique.

1 La distinction essentielle qui vient d'tre pose montre d'abord clairement que, dans une thorie vraiment complte de la rpartition, il est lgitime d'user de plusieurs notions de revenu. On sait combien ce concept est dlicat prciser et controvers. Pourtant les analyses des conomistes sont beaucoup moins contradictoires et beaucoup plus complmentaires qu'il ne pourrait sembler. On le voit prcisment en rangeant les divers concepts de revenu par tages d'abstraction, sous chacun des points de vue sous lesquels on peut procder l'abstraction.

A. Toute dfinition du revenu implique, quelle que soit la terminologie employe, que l'on tablit une diffrence entre un produit et un cot ou, plus largement encore, entre un rsultat conomique obtenu et des moyens conomiques employs. Sans aller plus avant, on saisit immdiatement que cette diffrence peut tre exprime soit en ternies de prix (revenu montaire, I), soit en ternies de satisfaction (revenu psychologique, II).

B. Si l'on se demande maintenant quels sont les caractres des diffrences qui peuvent exister entre un produit et un cot, qu'elles soient exprimes en termes de prix ou de satisfaction, on est amen distinguer deux groupes. Les unes ont un caractre de priodicit, de rgularit, et sont imputables un ordre dtermin de faits volontaires. Les autres n'ont ni priodicit, ni rgularit, et peuvent tre imputables des faits non volontaires. Seules les premires, d'aprs les classiques, mritent le nom de revenu - par opposition aux gains de fortune - (revenu priodique, III). Les premires et les secondes mritent galement le nom de revenu suivant un certain nombre d'auteurs modernes (revenu largo sensu, IV) qui ont voulu adopter pour leurs analyses une conception plus voisine du rel, et qui, dans ce but, ont imprim la notion classique une dviation radicale. Ainsi, notamment, de Marshall et d'Edgervorth, de C. Supino, de Ricci, d'U. Gobbi, de Prato. Aucun des trois caractres de la dfinition des classiques (priodicit, rsultat de faits volontaires, rsultat d'un ensemble homogne de faits volontaires) n'est alors retenu. Le concept de revenu a gagn en extension et perdu en intensit.

C. Mais - et ce sont ces dernires distinctions sur lesquelles on a le moins insist - on petit encore se demander par rapport qui ou par rapport quoi celle diffrence entre Produit et cot doit tre calcule.

On peut tablir la balance par rapport un agent conomique concret ou plus exactement par rapport au patrimoine de cet agent conomique concret. On ne tient alors aucun compte de l'origine des pertes ou des excdents de valeur survenus. On soustrait purement et simplement un passif global d'un actif global. C'est cette notion que l'on doit thoriquement avoir recours pour tudier dans un groupe national par exemple les petits, les moyens et les gros revenus, aprs avoir choisi un critrium statistique, du reste, toujours arbitraire, pour prciser ces catgories (revenu concret global de l'agent conomique, V). Mais on peut aussi considrer seulement la diffrence entre excdents et pertes de valeur exprimes en monnaie l'occasion d'une srie homogne de faits volontaires. Quand dira-t-on qu'une srie de faits volontaires tendant donner un excdent par rapport un cot est homogne ? Quand elle se rattache une mme institution conomico-juridique, c'est--dire dans le systme capitaliste l'institution du prt intrt (intrt lato sensu par opposition intrt pur), celle du louage de services sous forme de contrat libre (salaire lato sensu par opposition salaire pur), celle de l'entreprise (profit lato sensu ou revenu de l'entreprise par opposition profit pur). C'est l un ensemble de diffrences entre produit et cot exprimes en monnaie et perues par un agent conomique concret l'occasion de faits volontaires couls dans le moule juridico-social d'une mme institution. Ce sont l les seules ralits observables directement et susceptibles d'tre enregistres par la statistique. Ce sont l aussi les seules ralits sur lesquelles puisse agir une politique conomique concrte. Il importe donc de conserver soigneusement la notion de revenu qui exprime ces ralits (revenu concret spcial de l'agent conomique, VI).

Mais cela ne signifie pas que cette tude dispense d'une analyse ultrieure. On peut encore en effet calculer la diffrence entre produit et cot, non plus par rapport l'ensemble d'un patrimoine, ni par rapport une srie homogne de faits volontaires, mais par rapport un facteur abstrait de la production. La part imputable la terre, au capital, au travail, considrs indpendamment des agents qui apportent ces facteurs et des agents qui touchent le produit, pourra tre considre comme une rente pure, un intrt pur, un salaire pur (revenu abstrait de facteur conomique, VII).

Pour qui essaie d'embrasser la ligne gnrale de l'volution d la thorie de la rpartition, il est clair que la thorie de l'imputation, pourvu qu'elle soit dveloppe jusque dans ses dernires consquences, doit conduire la notion de revenu abstrait de facteur et, du mme coup, une thorie unitaire du revenu abstrait de tous les facteurs de la production.

Vu sous cet angle, tout revenu concret d'agent est compos de revenus abstraits de facteurs. En d'autres termes, tout revenu concret est complexe ou composite, mais aussi correspond une unit organique conomique et sociale qu'il n'est pas permis de ngliger.

Ce tableau tant dress dans le dessein de faire ressortir les lignes essentielles des principales dfinitions, abstraction faite de tout dtail inutile, il apparat comment bon nombre des dfinitions prcdemment releves sont des instruments logiques qui, du rel, retiennent plus ou moins, mais qui sont galement lgitimes et mme rendent des services complmentaires.

Il est tout fait vident que les conceptions I et II (revenu montaire, revenu psychologique) ne s'excluent pas, mais se compltent. Plus prcisment, la conception du revenu d'Irving Fisher et une conception concrte quelconque de revenus montaires (III ou IV; revenu priodique, revenu largo sensu), loin de s'exclure, se prolongent et se supposent l'une l'autre. On s'en aperoit quand on passe aux applications fiscales de la notion de revenu. Fisher note lui-mme qu'on ne peut taxer la satisfaction, mais seulement la dpense faite pour se procurer les biens et les services qui sont l'origine de cette satisfaction. La thorie de Fisher, quel que soit son intrt pour clairer la vritable nature du revenu et montrer que tout revenu se rsout finalement en satisfactions, n'est donc d'aucune importance au point de vue de l'conomie financire . largissons la porte de ce jugement et disons : cette notion abstraite de revenu ne dispense pas de construire et de manier des notions plus concrtes, moins expressives sous un certain angle, mais plus appropries l'interprtation de la ralit conomique. C'est pourquoi I. Fisher ne nous convainc pas quand il crit que les difficults que reclent la statistique et l'imposition des revenus l'ont confirm dans la conviction que sa thorie est valable. I. Fisher a simplement dplac la question : il dissout les revenus concrets (globaux ou spciaux) d'agent en services, mais il n'a pas fait la thorie de ces revenus concrets. Ce sont l deux problmes diffrents qui correspondent des moments diffrents de l'enqute de l'intelligence humaine quand elle s'applique la matire du revenu. Pour la mme raison, on pourrait dire qu'U. Gobbi n'a pas tout fait raison d'crire (non sans quelque ironie) que, si la thorie de Fisher donnait un critrium sr la jurisprudence et la lgislation fiscales, il y aurait intrt l'accepter. C'est une confusion certaine. Une thorie abstraite du revenu n'a pas fournir ce qu'U. Gobbi lui demande. Pas plus qu'une thorie du salaire ou de l'intrt Purs ne peut donner un fondement une politique conomique concernant le salaire ou l'intrt concrets. A un tel but, seule peut tendre une thorie sociologique des revenus concrets d'agents.

Aussi bien, il est vident que les conceptions V, VI et VII se compltent et se supposent l'une l'autre. La thorie des revenus abstraits de facteurs a une porte universelle et peut tre considre comme valable pour tout systme conomique, quel qu'il soit. Celle des revenus concrets d'agent (globaux ou spciaux) ne peut tre correctement construite que pour un systme conomique donn, par exemple, pour le systme capitaliste.

Ainsi, nous nous trouvons en prsence d'une gamme de notions de revenu qui vont du plus concret au moins concret, mais ne se contredisent pas.

2 Quand on a bien compris cette application fondamentale de l'ide gnrale que nous tudions, divers points de la thorie de la rpartition se trouvent du mme coup clairs.

Il s'agit d'abord du problme du revenu de l'artisan. Certes, de trs nombreux auteurs admettent, plus ou moins implicitement, la distinction propose entre thorie sociologique et thorie conomique de la rpartition. Mais beaucoup hsitent en tirer toutes les consquences qu'elle implique. Ainsi, une fois qu'elle a t comprise et admise, pourquoi se demander gravement si le revenu de l'artisan est un profit ou un salaire ? C'est un revenu concret spcial d'agent de forme et de caractre autonomes, qui appartient au systme pr-capitaliste. On ne peut donc, en aucune faon, le comparer ni au profit concret (revenu de l'entreprise), ni au salaire concret (revenu du contrat de louage de services libres). Il contient des revenus abstraits de facteurs (facteurs naturels, travail et terre) comme tout autre revenu concret d'agent.

Du mme coup, la dfinition de deux revenus : rente et profit, n'est plus considre comme une anomalie par rapport celle du salaire ou de l'intrt. L'analyse progressive du concept de rente a consist dgager dans un revenu concret d'agent des revenus abstraits de facteurs et des surplus de conjoncture. Cette analyse, on le sait, a abouti d'une part (Clark) la notion du revenu abstrait des facteurs naturels; d'autre part, la notion de surplus de dsquilibre. On peut fort bien considrer que, la seconde tant un simple moyen d'analyse applicable tout revenu concret d'agent ou tout revenu abstrait de facteurs quel qu'il soit, seule la premire est conforme la logique de l'analyse abstraite des revenus.

De mme, place dans cette lumire, l'opposition entre les conceptions globales et les conceptions analytiques du profit conservent toute leur valeur mais cessent d'tre irrductibles logiquement. Dans le revenu concret de l'entreprise, comme dans tout revenu, mais d'une faon plus visible, plus apparente, on trouve des revenus abstraits de facteurs. Mais il ne s'ensuit pas pour autant qu'il ne soit pas indispensable d'tudier le revenu de l'entreprise comme ensemble organique d'une institution organique: l'entreprise. Il ne s'ensuit pas davantage que le profit concret ou revenu de l'entreprise contienne un salaire ou un intrt. Que veut-on dire par l, en effet ? Entend-on par salaire et par intrt les revenus abstraits des facteurs travail et capital? Mais alors, on a, par avance, cause gagne car le profit concret, comme tout autre revenu concret, bien que d'une faon plus apparente, contient les revenus abstraits des facteurs prcits, Entend-on par salaire et par intrt des revenus concrets ? Alors il est bien vident qu'on ne peut ramener le profit concret ou revenu de l'entreprise ni l'un d'eux, ni leur somme. C'est faute de prciser ces distinctions fondamentales que beaucoup d'obscurit pse encore sur la notion mme de profit ; et c'est faute d'avoir compris la distinction essentielle entre thorie purement conomique et thorie sociologique de la rpartition que certains reprochent des auteurs qui ont essay de prciser les linaments d'une thorie des revenus concrets d'agents de faire intervenir dans leur raisonnement des lments juridiques. Chaque fois qu'on raisonne sur un systme conomique donn on se place dans l'chelle de l'abstraction un niveau tel que les constructions que l'on prsente ne sont valables que pour certaines prmisses juridiques, techniques, sociales donnes, dont l'ensemble constitue prcisment l'armature du systme conomique considr.

3 Enfin, la distinction sur laquelle nous insistons claire les rapports de la production et de la rpartition.

L'opposition entre les deux domaines - que l'on doit Stuart Mill - est assez artificielle et l'on ne voit pas nettement comment on passe de l'un l'autre si on ne conserve pas, prsente l'esprit, la distinction entre revenu concret de facteurs et revenu abstrait d'agent. Si, en revanche, on la prend pour base, on comprend que la thorie des revenus abstraits de facteurs est insparable de celle de la production : la transition entre la formation du revenu et son acheminement vers le patrimoine des copartageants est mise au jour : la zone de passage entre les deux domaines de l'conomie est claire. Aussi bien, la distinction en examen fait mieux comprendre la remarque clbre de Mill suivant laquelle les faits de production sont soumis des lois naturelles tandis que ceux de la rpartition sont soumis aux contingences des institutions et des rglementations sociales. Cette seconde partie du jugement concerne les revenus concrets d'agents et la thorie sociologique de la rpartition. Mais on peut dgager une thorie abstraite des revenus de facteurs qui implique les relations ncessaires qui, dans une conomie hypothtiquement simplifie, rgissent les combinaisons et l'efficacit des facteurs de la production et l'imputation du produit ces mmes facteurs.

Par cet exemple, analys sous ses diffrentes faces, on aperoit la continuit, dans la ligne d'une abstraction dcroissante, de thories qui, de prime abord, ne semblent pas conciliables et paraissent reprsenter des efforts disperss de la recherche conomique.

Il faut aller plus loin et dire que, faute d'apercevoir ces conjonctions et d'tablir les chanons intermdiaires entre une thorie abstraite et la ralit, on se condamne prsenter une explication conomique incomplte. Pour n'avoir pas, en matire de rpartition, explicit la distinction entre revenu abstrait et revenu concret, on a nglig des aspects considrables de la thorie sociologique de la rpartition. Ainsi on ne possde que des embryons de recherches thoriques sur une espce de salaires concrets: les traitements, et la thorie du revenu des professions librales reste faire.

Un autre exemple nous est offert par la thorie des cycles. Sur ce sujet une trs abondante littrature s'est dveloppe, surtout depuis la guerre, dans le sens des tudes exprimentales et statistiques et des recherches purement thoriques. Mais le pont n'est pas jet entre ces deux ordres de recherches. Ainsi, on n'a pas encore systmatiquement tudi les dviations et les nuances que la structure d'un capitalisme ou si l'on prfre d'une conomie nationale impose au cycle. Cette notion de structure nationale d'un systme conomique qui est, du reste, encore mal labore, constituera une tape ncessaire dans l'chelle qui doit conduire de la thorie pure la thorie sociologique des cycles, cette dernire pouvant seule servir de support une politique du cycle. Il est trs significatif que cette tude intermdiaire soit demande la fois aux deux ples de la thorie du cycle : par Schumpeter qui aborde le problme sous l'angle de l'conomie pure de la dynamique, et par Wagemann qui montre une extrme mfiance l'gard des constructions thoriques et se tient sur le terrain des constatations exprimentales en matire de fluctuations conomiques. Schumpeter, rendant compte de l'ouvrage de Mitchell sur les cycles, lui reproche de n'avoir pas assez fait tudier dans les travaux descriptifs qu'il dirige les groupes de facteurs qui font obstacle l'internationalisation du cycle, ou, en d'autres termes, l'influence de la structure des diverses conomies nationales sur la physionomie nationale du cycle. Aussi bien, Wagemann, aprs avoir dlimit une notion de structure de l'conomie, insiste sur la ncessit d'tudier les relations entre le cycle et la structure des conomies nationales. Cette notion de structure forme l'un des anneaux intermdiaires dans la chane qui conduit d'une thorie abstraite des cycles l'tude descriptive et monographique des cycles concrets, ou de tel aspect concret d'un cycle.

Bien que Schumpeter n'ait pas toujours nettement explicit ces propositions, ce sont manifestement elles qui forment la structure mthodologique sous-jacente de son uvre. Aussi comprendon qu'il recommande de conjuguer tudes thoriques et tudes institutionnelles. Il louera, par exemple, Mitchell pour la partie de description institutionnelle contenue dans son ouvrage, approuvera l'initiative du National Bureau of Economic Research qui a abouti l'histoire raisonne des cycles dresse par le Dr Thorp, applaudira aux projets de Spiethoff qui a annonc une srie de monographies sur les caractres et les effets du cycle soit dans une branche donne d'industrie, soit mme dans une entreprise considre isolment. Mais, en mme temps, il flicitera Mitchell de n'avoir jamais confondu investigation institutionnelle et tude thorique et notera que, si Mitchell est amen dnombrer plus de cycles que ses prdcesseurs, c'est qu'il n'a pas labor avec un scrupule thorique suffisant, au dpart, la notion mme de cycle. Avec plus de vigueur encore, Schumpeter repousse l'ide d'une opposition entre recherches thoriques et recherches statistiques. Les concepts marshalliens concernant le monopole, le facteur temps, l'lasticit de l'offre et de la demande, ouvrent la voie toute une srie de recherches statistiques venir. Une fois de plus, il ne s'agit pas d'opposer mais d'unir. Les mthodes statistiques devront tre peu peu transformes la demande des conomistes. Par l, la recherche verra reculer les frontires que l'insuffisance des moyens d'investigations scientifique oppose son lan.

Cette ide de la continuit qui existe entre des thories diversement abstraites va nous fournir un critrium pour juger de la valeur de tout systme d'conomie pure et de celui de J. Schumpeter en particulier. Ce dernier systme, en effet, parce qu'il est un des plus abstraits qui aient t prsents, permet d'tudier avec un fort grossissement sous quelles conditions une construction d'conomie pure peut tre considre comme lgitime et fconde. Cette question est controverse. On affirme souvent qu'une construction d'conomie pure est correcte quand elle est cohrente; qu'en une telle matire toute rfrence au rel n'est pas pertinente et que le seul moyen de juger une telle construction est d'prouver sa logique interne. Il faut ici bien s'entendre. Qu'on puisse prsenter des conomies pures non euclidiennes, c'est--dire partant de prmisses que la ralit observable dment, le fait est hors de doute et ne retiendra pas l'attention de tous ceux qui considrent la science, quelle qu'elle soit, comme un effort en vue d'atteindre le rel. Pour ceux-ci un systme d'conomie pure ne se justifie pas par le seul fait que ses lments forment un ensemble cohrent, mais dans la mesure seulement o ils sont un schma de la ralit.

Insistons sur ce point qui est d'importance.

Un schma anatomique peut tre aussi correct qu'une preuve photographique, bien qu'il contienne moins de dtails. Bien mieux, plusieurs schmas peuvent tre l'un par rapport l'autre galement corrects, chacun mettant en vedette un aspect de l'organe ou du phnomne tudi. Mais il ne s'ensuit pas pour autant que toute figure schmatique tablie avec plus ou moins de fantaisie par un observateur soit exacte. Pour qu'un schma soit correct, il faut qu'il permette de restituer la ralit, c'est--dire qu' partir de lui, par adjonction successive de dtails, on puisse progressivement retrouver l'objet ou le phnomne concret tudi.

Il en est de mme pour un systme d'conomie pure. Il ne s'agit pas de reprocher un tel systme, et par consquent il ne s'agira pas d'opposer Schumpeter de ne pas atteindre toute la ralit conomique, ni mme d'en donner une vue trop dpouille. Mais ce qu'on est en droit d'exiger, c'est que, partir de l'conomie essentielle que l'auteur nous offre, on puisse, par une suite d'oprations logiques et cohrentes, sans fissure ni discontinuit, reconstituer par degrs l'conomie concrte. C'est cette condition seulement que l'effort d'un thoricien de l'conomie pure a une valeur explicative.

II

LE DIPTYQUE : STATIQUE-DYNAMIQUECHEZ J. SCHUMPETERET LE RENOUVELLEMENT DE LA STATIQUE

Retour la table des matiresL'originalit matresse de la pense de J. Schumpeter rside dans la manire dont il a conu le diptyque statique-dynamique, et dans le choix qu'il a fait de l'intersection et de la charnire des deux volets du diptyque. C'est un des mrites qu'nonce Wagemann. Doreen Warriner insiste davantage, et jette beaucoup de clart sur le systme que nous tudions en crivant : Toute la force, toute la valeur de l'enseignement de Schumpeter est concentre sur sa nouvelle dfinition de l'tat statique . Mais c'est, en d'autres termes, noncer l'opinion mme que nous venons de formuler : car statique et dynamique s'imbriquent ce point pour former l'ensemble du systme, qu'on ne les peut concevoir l'une sans l'autre. Seules les ncessits d'une prsentation analytique les feront ici distinguer.

Pour valuer l'apport de Schumpeter, il est indispensable de se rfrer une sorte de tableau synoptique de l'volution des conceptions statiques. Nous tenterons de l'tablir.

Comme chaque fois qu'on dresse l'acte de naissance d'une thorie ou d'une institution, on discute sur le moment o le diptyque statique-dynamique a t conu et employ dans notre discipline. Tel prononce que Pareto est le vrai fondateur de la statique; tel autre qu'il clt - ou du moins conclut - la priode des recherches statiques en science conomique.

Distinguons. Les groupes d'ides qui soutiennent aujourd'hui, ou qui ont contribu dans le pass, former l'opposition statique-dynamique sont trs anciens. Leur analyse a permis de dlimiter progressivement les catgories actuelles, sans que l'accord unanime sur ces frontires soit encore acquis aujourd'hui. On ne projettera donc pas dans le pass la notion actuelle de statique, mais on dira les pices dont elle s'est forme, et comment elle s'est distingue de notions voisines.

Les variations terminologiques rvlent en effet des transformations de fonds survenues dans le cours mme des ides ; et cette histoire de la notion d'tat stationnaire qu'un conomiste franais souhaite de voir composer est insparable de celle de la statique. videmment, il n'y a pas concidence ni mme rapports troits entre la thorie de l'tat stationnaire de Mill et celle de la statique moderne. Mais les prdcesseurs de Mill ont parl d'tats stationnaires qui, eux, sont en relation troite avec la notion d'tat statique. C'est une des raisons de l'ambigut des notions d'quilibre et d'tat stationnaire, que le Professeur Robbins a signale dans un article de premire importance pour l'histoire et la juste comprhension des thories conomiques qui nous intressent ici.

Si loin qu'on remonte, la statique n'a jamais t confondue avec l'absence complte de mouvement dans une socit conomique, pour cette raison premptoire qu'une telle notion ne servirait de rien pour comprendre la vie conomique quelque tage de l'abstraction qu'on l'atteigne. Des Physiocrates J. B. Clark, on l'a compris; Ricardo, dans un passage des Lettres Malthus commente la diffrence entre stationariness et stagnation.

Par l'appareil statique, on s'efforce donc de saisir le fonctionnement de la vie conomique, mais sous l'un ou l'autre des deux aspects suivants :

Ou bien on tudie ce fonctionnement en tant qu'il a abouti ou qu'il tend un quilibre. On sait qu'en mcanique un point matriel ou un systme est en quilibre quand la rsultante des forces qui agissent sur lui est nulle, et que l'quilibre est dit stable quand le point matriel ou le systme matriel cart de sa position d'quilibre tend y revenir .

Deux notions, qui, transposes en science conomique, ont fourni aux recherches des schmes gnraux. On en peut dire autant de la notion de mouvement virtuel , c'est--dire de mouvement qui, s'il se produisait, dterminerait une force propre reconstituer la position primitive.

Mais le terme quilibre, qui a dans la langue technique le sens que nous venons de prciser, a dans la langue courante une autre acception. Il exprime pour un organisme, par exemple, une proportion heureuse des parties et un accomplissement rgulier des fonctions.

Or, quand on approfondit l'analyse des thories statiques, on voit se dessiner un double courant d'ides. On a conu la statique comme l'tude d'un fonctionnement de la vie conomique qui a abouti l'quilibre ou qui y tend. On l'a conue aussi comme le fonctionnement normal de la vie conomique.

Les deux tendances se retrouvent dans toute l'histoire de la statique.

Elles sont loin d'tre identiques ou quivalentes, et il est d'autant plus ncessaire de les distinguer que, logiquement, le courant de pense qui reprsente la seconde se subdivise lui-mme. Comment concevoir, en effet, une activit conomique normale?

Les uns, sans rfrence explicite au bien-tre de l'agent humain, entendent par l une activit conomique rgulire, allge et pure de tous les lments que l'on peut considrer comme accidentels : cet tat est caractris par la constance des mouvements conomiques (rptition des mmes circuits) en relation avec la constance des lments conomiques (quantit constante de travail, de capital, etc.). Ces auteurs considrent le processus conomique en lui-mme, sans noncer, explicitement du moins, un jugement de valeur sur son efficacit, sous le rapport de la satisfaction maxima des besoins humains.

Les autres, mme si pour construire leur statique, ils n'ont pas recours la distinction du normal et du pathologique conomiques, prouvent le besoin de la qualifier, d'noncer un jugement de valeur sur son degr d'appropriation aux besoins de l'homme. Pour eux, l'activit conomique normale, ce n'est pas seulement celle qui est dpouille de ses accidents, mais qui fonctionne dans des conditions telles qu'elle permet le plus grand bien-tre pour les tres humains qui composent le groupe conomique considr.

Ajoutons que la statique, sous l'une des deux formes prcites, qu'on la considre comme l'tude du fonctionnement conomique en tant qu'il aboutit ou tend un quilibre, ou qu'on y voie l'tude du fonctionnement conomique normal, peut tre conue trs diversement en ce qui concerne ses relations avec la ralit concrte. On peut considrer que l'quilibre conomique, - que le fonctionnement conomique normal conu en tant que fonctionnement dpouill d'lments accidentels, - que le fonctionnement conomique normal conu en tant que fonctionnement permettant d'obtenir le maximum de bien-tre, ne correspondent en rien la ralit, n'existent pas autrement que comme systme de concepts. On peut estimer aussi qu'ils expriment la tendance profonde de la vie conomique relle.

Rsumons en propositions simples : quilibre peut tre conu

1 comme ajustement stable ou instable des quantits des lments qui entrent en jeu dans une socit conomique; 2 comme fonctionnement normal d'une socit conomique. Ce qui s'entend de deux faons : a) comme fonctionnement dpouill d'lments qualifis accidentels, sans rfrence la satisfaction la plus complte des besoins des agents conomiques; b) comme fonctionnement dpouill d'lments qualifis nocifs, parce qu'ils font obstacle la satisfaction la plus complte des besoins normaux des agents conomiques.

La statique conue comme la description de l'quilibre conomique peut tre conue soit comme une simple construction de l'esprit, soit comme l'expression d'une tendance profonde de la vie conomique relle. La statique, conue comme exprimant un tat normal, peut tre prsente soit comme une simple construction de l'esprit qui forge un idal qui ne sera jamais parfaitement atteint, soit comme un schma qui pourra exprimer le fonctionnement de la socit conomique relle, quand celle-ci aura t suffisamment amende et perfectionne dans le sens souhait.

Cet essai de discerner les conceptions matresses de la statique nous fournit les points de repre et les instruments logiques ncessaires pour suivre le dveloppement du groupe de thories que nous nous sommes propos d'tudier.

A. - L'tat stationnaire des Physiocrates, qui est la base du Tableau conomique, est la plus ancienne des sources scientifiques dont sont issues, du reste par de nombreux dtours, les conceptions moderne