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Scaeua, centurion de César : apparition, développement et survie d’un exemplum littéraire Gérard Salamon ENS de Lyon HISoMA ¢ UMR 5189 Abstract : This paper endeavors to follow, from Caesar to Sidoine Apollinaris, the development of the gesture of Scaeva, a cesarian centurion who distinguished himself at the siege of Dyrrachium. If the real character quickly fades away, Scaeva survives until Late Antiquity as a literary exemplum to the extent that he is considered as one of the greatest heroes in Roman history. Pour les historiens, le personnage de Scaeva demeure très énigmatique. Son historicité ne fait pas de doute, mais nous ne connaissons avec certitude ni son origine, ni son nom exact 1 ; et si nous savons par deux lettres de Cicéron à Atticus qu’il survécut à la guerre civile et même à César 2 , nous n’avons aucune trace d’un quelconque de ses descendants. Scaeva fait ainsi partie de ces hommes dont le personnage réel a laissé moins de traces que leur double littéraire. Il apparaît fort logiquement pour la première fois chez César, dont il était l’un des 1. Scaeua est un cognomen courant à Rome. C’est ainsi que, dans la même période, un Lollius Scaeua, qui était chevalier romain, est le dédicataire d’une épitre d’Horace (Hor. Ep. I, 17, 1) et est cité dans l’une de ses Satires (Hor. S. II, 1, 53). 2. Cic. Att. XIII, 23, 3 (10 juillet 45) et Att. XIV, 10, 2 (19 avril 44). Vita Latina 200 (2020), p. 96-110.

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Scaeua, centurion de César : apparition,développement et survied’un exemplum littéraire

Gérard Salamon

ENS de LyonHISoMA ¢ UMR 5189

Abstract :

This paper endeavors to follow, from Caesar to Sidoine Apollinaris, the development ofthe gesture of Scaeva, a cesarian centurion who distinguished himself at the siege ofDyrrachium. If the real character quickly fades away, Scaeva survives until LateAntiquity as a literary exemplum to the extent that he is considered as one of thegreatest heroes in Roman history.

Pour les historiens, le personnage de Scaeva demeure très énigmatique. Sonhistoricité ne fait pas de doute, mais nous ne connaissons avec certitude ni sonorigine, ni son nom exact 1 ; et si nous savons par deux lettres de Cicéron àAtticus qu’il survécut à la guerre civile et même à César 2, nous n’avons aucunetrace d’un quelconque de ses descendants. Scaeva fait ainsi partie de ces hommesdont le personnage réel a laissé moins de traces que leur double littéraire. Ilapparaît fort logiquement pour la première fois chez César, dont il était l’un des

1. Scaeua est un cognomen courant à Rome. C’est ainsi que, dans la même période, unLollius Scaeua, qui était chevalier romain, est le dédicataire d’une épitre d’Horace (Hor. Ep. I,17, 1) et est cité dans l’une de ses Satires (Hor. S. II, 1, 53).

2. Cic. Att. XIII, 23, 3 (10 juillet 45) et Att. XIV, 10, 2 (19 avril 44).

Vita Latina 200 (2020), p. 96-110.

centurions pendant la guerre civile (Caes., C. III, 53, 3-5), mais c’est à Lucainqu’il doit d’être resté célèbre : le poète lui consacre en effet deux passages (Luc.VI, 138-262 et X, 542-546). Le premier est d’une ampleur exceptionnelle et, pourparadoxal que cela puisse paraître, il constitue la seule véritable aristie del’épopée : pourtant, comme le souligne le poète, ce n’est pas pour la gloire deRome mais pour son malheur que Scaeva, qui a choisi le camp du « tyran », adéployé sa vaillance 3 ; le second passage clôt pour nous le poème : même si celan’est dû qu’aux aléas de la tradition manuscrite, c’est sur l’évocation de Scaevaarrêtant les troupes de Pompée à Dyrrachium que se termine l’épopée. Il enrésulte qu’en dehors d’un article déjà ancien 4, Scaeva et l’épisode dans lequel ils’est illustré, qui sont pourtant mentionnés par de très nombreux auteursantiques 5, ne sont souvent analysés que sous un seul angle, celui de la réécriturede l’Histoire par Lucain 6. C’est ce dossier que je voudrais reprendre ici : à monsens en effet, ce n’est pas chez Lucain, mais antérieurement, chez ValèreMaxime, que se produit pour le personnage de Scaeva l’évolution qui va permet-tre sa survie littéraire et ce pendant une longue période. En effet, le personnageapparaît dans la littérature antique à deux périodes distinctes : une première foisentre le milieu du ier siècle av. J.-C. ¢ époque à laquelle il vit, s’illustre au servicede César et devient un personnage du son récit ¢ et le milieu du iie siècleap. J.-C. ; une seconde fois, de manière plus inattendue, au ve siècle ap. J.-C.chez Sidoine Apollinaire et dans l’Anthologia Latina 7. Entre ces deux pério-des, on ne trouve aucune mention de lui et l’on peut s’étonner de voir réapparaî-tre le personnage, bien après le moment où il s’est illustré, en pleine périodetardive.

L’épisode qui vaut à Scaeva d’être cité par César se situe en 48 av. J.-C., aumoment où celui-ci, qui veut empêcher Pompée de gagner la Grèce l’a bloqué à

3. Luc. VI, 257-262 : Felix hoc nomine famae, / si tibi durus Hiber aut si tibi tergadedisset / Cantaber exiguis aut longis Teutonus armis. / Non tu bellorum spoliis ornareTonantis / templa potes, non tu laetis ululare triumphis. / Infelix, quanta dominum uirtuteparasti ! (« Tu serais heureux d’être connu pour ta gloire, si c’était le rude Ibère qui avait fuidevant toi ou le Cantabre à la courte épée ou le Teuton à la longue pique. Tu ne peux pas ornerde dépouilles de guerre le temple de Jupiter Tonnant, ni pousser des cris <de joie> dans dejoyeux triomphes. Malheureux, quel grand courage tu as déployé pour te donner un maître ! »).Toutes les traductions sont personnelles.

4. G. Capdeville 1972.5. Les textes dans lesquels apparaît Scaeva sont les suivants : Caes. C. III, 53, 3-5 ; Cic. Att.

XIII, 23, 3 et XIV, 10, 2 ; Val.-Max. III, 2, 23 ; Luc. VI, 138-262 et X, 542-546 ; Suet. Caes. 68,1 et 5-8 ; Flor. II, 13, 39-40 ; Plut. Caes. 16 ; App., Civ. II, 60. Il faut y ajouter SidoineApollinaire : Sidon. Carm. 23, 80-84 (à Consentinus) et un poème de l’Anthologia Latina (voirnote 7).

6. Ainsi B. M. Marti 1966, R. M. Lucifora 1991.7. Dans l’Anthologia Latina, le poème consacré à Scaeva est le quatorzième des vingt-

quatre carmina de uiris illustribus Romanis tam consulibus quam imperatoribus et regibus.Scaeva constitue le no 844 de l’édition de F. Bücheler & A. Riese : 305.

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Dyrrachium. Les deux armées se font face et chacun des deux chefs a établi surles hauteurs une série de fortins (castella) pour le contrôle desquels il y a defréquents combats. C’est dans la défense d’un de ces fortins, contre lequelPompée avait déployé l’essentiel de ses troupes alors qu’il était occupé par uneseule cohorte césarienne, que s’illustre Scaeva :

Sed in castello nemo fuit omnino militum quin uulneraretur, quattuorque ex octauacohorte 8 centuriones oculos amiserunt. Et cum laboris sui periculique testimoniumadferre uellent, milia sagittarum circiter XXX in castellum coniecta Caesari renu-merauerunt, scutoque ad eum relato Scaeuae centurionis inuenta sunt in eo foraminaCXX. Quem Caesar, ut erat de se meritus et de re publica, donatum milibus CC<nummum> 9 atque ab octauis ordinibus ad primum pilum se traducere pronuntiauit¢ eius enim ope castellum magna ex parte conseruatum esse constabat ¢ cohortemquepostea duplici stipendio, frumento, ueste, cibariis militaribusque donis amplissimedonauit. (Caes. C. III, 53, 3-5)

Mais dans le fortin, il n’y eut absolument aucun soldat qui ne fût blessé et quatrecenturions de la huitième cohorte y perdirent des yeux 10. Et, comme ils voulaientapporter le témoignage de l’épreuve qu’ils avaient subie et du danger qu’ils avaientcouru, ils comptèrent à l’intention de César environ trente mille flèches qui avaient étélancées contre le fortin et ils lui apportèrent le bouclier du centurion Scaeva dans lequelon trouva cent-vingt trous. César annonça que, pour services rendus à lui-même et àl’État, il faisait don à Scaeva de deux cent mille <sesterces> et qu’il le faisait passer desrangs de la huitième cohorte au grade de primipile : il était en effet évident qu’il avaitcontribué en grande partie à sauver le fortin. Il accorda ensuite à la cohorte doublesolde, et très largement du blé, des vêtements, de la nourriture et des récompensesmilitaires.

Comme souvent le texte de César, qui apparaît à première lecture commepurement factuel, est en réalité un modèle de construction rhétorique. Leparagraphe est conçu de manière à ce que Scaeva en soit le centre tout en étantassocié aux autres soldats : tous en effet ont consenti des sacrifices dont témoignele nombre de projectiles tombés sur le fortin, le fait qu’aucun d’eux ne soitindemne et que quatre centurions (sur les six que compte une cohorte) soientmutilés. Ils sont d’ailleurs tous largement récompensés. Scaeva bénéficie d’untraitement particulier parce que c’est à lui que revient l’essentiel du mérited’avoir sauvé le fortin (eius enim ope castellum magna ex parte conseruatum

8. Le texte des manuscrits donne ex una cohorte. Mais j’adopte la correction proposée par laplupart des éditeurs sur la base de la précision qui suit : ab octauis ordinibus.

9. Les éditeurs rétablissent généralement milibus ducentis <nummum> (« deux cent millesesterces »). De fait milibus ducentis ne peut guère être suivi que d’un génitif pluriel (sester-tium ou nummum).

10. On traduit généralement « perdirent la vue » ; mais le développement ultérieur dupersonnage de Scaeva implique, me semble-t-il, que les quatre centurions dont il est question nesont pas tous devenus aveugles.

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esse constabat). On notera au passage que ce n’est pas le centurion lui-mêmemais son bouclier percé de cent-vingt trous qui apparaît le premier dans le récit(scutoque ad eum relato Scaeuae centurionis inuenta sunt in eo foraminaCXX) : ce bouclier, qui est à la fois le symbole et la marque tangible de labravoure de Scaeva, constitue de fait l’une des données de base de l’épisode, et dela légende du personnage, comme en témoignent les récits postérieurs, mêmes’ils sont réduits au minimum comme c’est le cas chez Florus (II, 13, 39-40) dontseule la dernière phrase est consacrée à Scaeva.

Le relief que César donne à l’épisode est bien entendu une façon pour lui de« faire diversion » en insistant sur l’héroïsme de ses soldats pour cacher autantque faire se peut l’échec de la stratégie qu’il appliquait à Dyrrachium 11, mais iltient aussi à la valeur exemplaire qu’il entend donner à cet acte de courageexceptionnel. Cependant l’exemplum réside moins, me semble-t-il, dans lavaillance des soldats dans leur ensemble ou de Scaeva en particulier que dans lagénérosité dont César sait faire preuve envers ceux qui lui ont été fidèles. On saitque cela constituait l’un des axes essentiels de sa propagande, et il souligne quec’est pour avoir bien mérité de lui et / donc de l’État (ut erat de se meritus et dere publica) que Scaeva reçoit deux cent mille sesterces et devient primipile : enun mot, c’est avant tout à l’élaboration de sa propre image que César contribueici. Quoi qu’il en soit, pour un individu comme Scaeva, une élévation au rang deprimipile constituait une évidente promotion sociale qui l’attachait définitive-ment au parti césarien. De fait, c’est comme l’exemple des « profiteurs » durégime césarien que Scaeva apparaît dans les deux lettres de Cicéron déjà citées,où l’image du courageux centurion disparaît au profit de celle d’un individuanimé par la seule cupidité. Dans la deuxième de ces lettres, Scaeva, dont le nomest mis au pluriel, est même devenu un terme générique (« les Scaevae ») quidésigne toute la clique des brigands césariens qui continuent à s’emparerindûment, même après la mort du dictateur, des terres et des biens des boniciues. Mais cette image très négative reste sans aucun écho dans la traditionlittéraire postérieure qui ne s’intéresse qu’aux exploits militaires du personnage.

Chez Valère Maxime, le valeureux centurion et son bouclier percé de cent-vingt trous sont évoqués, sans surprise mais en deux épisodes, dans la sectionconsacrée au courage militaire (de fortitudine) :

Classicam Acilii gloriam terrestri laude M. Caesius Scaeua eiusdem imperatoriscenturio subsecutus est : cum pro castello enim, cui praepositus erat, dimicaret,Gnaeique Pompei praefectus iussu eius summo studio et magno militum numero ad †eum capiendum niteretur, omnes, qui propius accesserant, interemit ac sine ulloregressu pedis pugnans super ingentem stragem, quam ipse fecerat, conruit. Cuiuscapite, umero, femine saucio, oculo eruto, scutum C et XX ictibus perfossum apparuit.

11. Sur les méthodes de dissimulation et de diversion chez César, voir M. Rambaud 1966 :204-207.

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Talis in castris diui Iuli disciplina milites aluit, quorum alter dextera, alter oculoamisso hostibus inhaesit, ille post hanc iacturam uictor, hic ne hac quidem iacturauictus. (Val. Max. III, 2, 23)

M. Caesius Scaeva, centurion du même général [i-e César], marcha sur les tracesd’Acilius, qui s’était couvert de gloire sur mer 12, par les éloges qu’il mérita sur terre :en effet alors qu’il combattait pour le fortin dont le commandement lui avait été confiéet qu’un officier de Gn. Pompée essayait, sur l’ordre de celui-ci, en déployant de trèsgrands efforts et avec un grand nombre de soldats de le faire prisonnier, il tua tous ceuxqui s’approchaient de trop près et, combattant sans reculer d’un pouce, il s’écroula surl’énorme monceau de cadavres qu’il avait lui-même fait. Il était blessé à la tête, àl’épaule, à la cuisse, il avait un œil arraché et l’on constata que son bouclier était percéde cent-vingt coups. Tels étaient les soldats qui, dans le camp du divin Jules, avait étéformés à son école 13 : ils s’accrochèrent à l’ennemi, le premier après avoir perdu unemain, le second après avoir perdu un œil ; le premier fut vainqueur après cette perte, lesecond même cette perte ne put le vaincre.

Par rapport à celui de César, le récit de Valère Maxime comporte à la fois deschangements et des ajouts. Un certain nombre d’entre eux s’expliquent sanspeine en termes génériques : Valère Maxime compose un recueil d’exempla,dans lequel il privilégie bien entendu les individus sur le collectif. C’est ainsi queles compagnons d’armes de Scaeva n’apparaissent pas : il s’agit de permettre aucenturion, seul en scène comme l’est Acilius dans l’épisode qui précède, d’appa-raître en pleine lumière : dans le cas de Scaeva, ce qui témoigne de sa bravoure,en plus de son bouclier, est le monceau de cadavres ennemis sur lequel il finit pars’écrouler. Sans doute est-ce aussi par un souci de mise en valeur que l’on peutexpliquer que Scaeva soit désigné chez Valère Maxime comme le commandantdu fortin. Le détail des blessures du personnage est, de la même façon, le signetangible de son courage, et certaines d’entre elles relèvent clairement du topos :un vrai combattant est blessé « à la tête, à l’épaule et à la cuisse » parce qu’il faitface à l’ennemi. Mais Valère Maxime ajoute que Scaeva a un œil arraché (oculoeruto), précision qui devient après lui l’une des données constantes de l’épisodemais sur l’origine de laquelle on peut s’interroger : César ne mentionne pas lesnoms des quatre centurions victimes de blessures de ce genre, et rien dans sonrécit ne permet de penser que Scaeva en fasse partie. Dans l’article qu’elleconsacre à l’épisode chez Lucain, B. Marti considère que Valère Maxime doitcette précision à Tite-Live, qu’il ne ferait que reprendre en le dramatisant,

12. Acilius, un simple soldat, est resté célèbre pour avoir coulé « à lui seul » un naviremarseillais alors qu’il venait de perdre le bras droit, tranché lors du combat. Il fait l’objet del’exemplum précédent (Val.-Max. III, 2, 22).

13. Je construis talis milites plutôt que talis disciplina. Par ailleurs il me semble quedisciplina, même si ce terme est repris ensuite par disciplina militaris, renvoie ici plus au lienque César, par son exemple, avait créé avec ses soldats qu’à la « discipline » au sens où nousl’entendons.

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comme, selon elle, le fait plus tard Lucain 14. Comme nous n’avons plus le livrecorrespondant de Tite-Live, dont nous ne savons même pas s’il traitait l’épisode,une telle réponse est caractéristique des dérives de la Quellenforschung et ne faitque repousser le problème, puisqu’il s’agit alors de savoir quelles auraient puêtre les sources de Tite-Live pour cette information. D’ailleurs, si Valère Maximedoit effectivement le renseignement à l’une de ses sources, celle-ci ne relève pasnécessairement de la tradition littéraire : à son époque, les événements ne sontpas si éloignés que le souvenir s’en soit perdu. Mais la suite du passage consacréau personnage par Valère Maxime laisse entrevoir une autre explication au faitque Scaeva soit présenté comme borgne.

En effet, après avoir évoqué la conduite héroïque de Scaeva à Dyrrachium,Valère Maxime rapporte l’exploit qu’il a accompli antérieurement, lors del’expédition de César en Bretagne :

Bello namque, quo C. Caesar non contentus opera sua litoribus Oceani claudereBritannicae insulae caelestis iniecit manus, cum quattuor conmilitonibus rate tran-suectus in scopulum uicinum insulae, quam hostium ingentes copiae obtinebant,postquam aestus regressu suo spatium, quo scopulus et insula diuidebantur, in uadumtransitu facile redegit, ingenti multitudine barbarorum adfluente, ceteris rate ad litusregressis, solus immobilem stationis gradum retinens, undique ruentibus telis et abomni parte acri studio ad te inuadendum nitentibus, quinque militum diurno proeliosuffectura pila una dextera hostium corporibus adegisti. Ad ultimum destricto gladioaudacissimum quemque modo umbonis inpulsu, modo mucronis ictu depellens hincRomanis, illinc Britannicis oculis incredibili, nisi cernereris, spectaculo fuisti. Post-quam deinde ira ac pudor cuncta conari fessos coegit, tragula femur traiectus saxiquepondere ora contusus, galea iam ictibus discussa et scuto crebris foraminibusabsumpto, profundo te credidisti ac duabus loricis onustus inter undas, quas hostilicruore infeceras, enasti. [...] Itaque ab optimo uirtutis aestimatore cum facta tumetiam uerba tua centurionatus honore d<on>ata sunt. (Val.-Max. III, 2, 23 suite)

En effet lors de la guerre au cours de laquelle C. César, qui ne se satisfaisait pas deborner ses travaux aux rivages de l’Océan, étendit ses divines mains sur l’île deBretagne, tu avais été transporté en bateau avec quatre compagnons d’armes sur unrocher voisin d’une île que tenaient d’immenses troupes ennemies ; lorsque le flot en seretirant transforma l’espace qui séparait l’île du rocher en un gué facile à franchir, uneimmense foule de barbares accourut ; alors que tous les autres étaient repartis enbateau vers le rivage, seul, sans bouger, tu restas à ton poste alors que les traitspleuvaient de partout et que de toutes parts les ennemis essayaient avec une vive ardeurde t’attaquer, et tu lanças de ta seule main contre les ennemis les javelots qui auraientsuffi à cinq soldats pour une journée de combat. Finalement, dégainant ton glaive etrepoussant tous ceux qui montraient le plus d’audace, tantôt à coup de bouclier, tantôten les frappant de ton épée, tu offris aux Romains d’un côté, aux Bretons de l’autre, unspectacle qui leur aurait paru incroyable s’ils ne t’avaient pas vu. Ensuite, lorsque lacolère et la honte contraignirent ceux que tu avais épuisés à tout tenter, la cuisse

14. B. M. Marti : 240 et passim.

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transpercée par un javelot, le visage meurtri par une lourde pierre, le casque mis enpièces par les coups, le bouclier rendu inutilisable par les nombreux trous <qui yavaient été faits>, tu confias ton sort à la mer et, chargé de deux cuirasses, tu nageas aumilieu des eaux que tu avais teintes du sang de l’ennemi. [...] C’est pourquoi celui quisavait le mieux apprécier le courage récompensa tes actes et surtout tes paroles ent’accordant le grade de centurion.

La construction du chapitre en deux parties dont la seconde constitue unretour en arrière peut surprendre, mais se justifie sans difficulté : l’ordre desexempla, en vertu duquel Scaeva est associé à Acilius, qui s’illustre aux côtés deCésar lors de la guerre civile 15, implique de rapporter d’abord la conduitehéroïque de Scaeva à Dyrrachium. Par ailleurs, la défense héroïque du fortin estclairement le fait d’armes le plus célèbre de Scaeva et il est tout à fait logiquequ’il apparaisse en premier dans le récit, dont la suite vise à expliquer commentScaeva est devenu centurion grâce à son héroïsme lors du débarquement enBretagne. Le fait que Valère Maxime se sente obligé de préciser longuement lescirconstances de cet épisode prouve que celui-ci est peu ou moins connu. De fait,nous n’en avons aucune trace chez César lui-même : s’il évoque les difficultésqu’il a rencontrées lors du premier débarquement en Bretagne (Caes. G. IV,24-26), il ne cite pas Scaeva et ne mentionne aucun fait de guerre dans lequel onpourrait trouver l’origine de l’épisode rapporté par Valère Maxime 16.

Mais une nouvelle fois, le problème des sources n’est sans doute pas l’essentiel.Le passage de Valère Maxime frappe le lecteur par son style élevé et son caractèrequasiment épique, dont témoigne la phrase d’ouverture (Bello namque, quo C.Caesar non contentus opera sua litoribus Oceani claudere Britannicae insulaecaelestis iniecit manus [...], « En effet lors de la guerre au cours de laquelleC. César, qui ne se satisfaisait pas de borner ses travaux aux rivages de l’Océan,étendit ses divines mains sur l’île de Bretagne [...] ») et l’adresse directe au héros.L’épisode lui-même, bien que le débarquement en Bretagne soit chronologique-ment antérieur à l’affaire de Dyrrachium, anticipe celle-ci (Scaeva est seul contretous, il est blessé à la cuisse et à la tête, son bouclier est percé de trous), mais il estsurtout très proche du récit, qu’après Tite-Live, Valère Maxime fait de l’exploitd’Horatius Coclès barrant sur le pont Sublicius la route à Porsenna, même si¢ comme on sait ¢ Coclès n’est pas atteint par les traits que lui lancent les

15. Le personnage d’Acilius pose un problème que je ne peux traiter ici : César rapporte deuxbatailles navales livrées contre les Marseillais (Caes. C. I, 56-58 et II, 4-7). Non seulement Aciliusn’apparaît pas nommément, mais César ne mentionne aucun fait d’armes qui puisse évoquercelui qui est prêté à Acilius par Valère Maxime. Pourtant Acilius est cité en même temps queScaeva par Suétone et Plutarque.

16. La question des sources se pose ici de façon d’autant plus complexe que Dion Cassius(XXXVII, 53) rapporte un épisode dont le déroulement est assez proche mais qui a lieu lors desopérations menées par César contre les Lusitaniens (donc bien antérieurement à la guerre desGaules) et dans lequel s’illustre un certain Publius Scaevius.

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Étrusques et ne subit donc aucune blessure 17 : les deux combattants, qui voientles traits se ficher dans leur bouclier, se jettent à l’eau (dans le Tibre pour Coclès)pour échapper aux ennemis auxquels ils ont infligé de lourdes pertes. Le rappro-chement de Scaeva avec Coclès se justifiait d’autant plus par sa proximité avecAcilius, que la perte de son bras droit au combat (Val. Max. III, 2, 23), rappro-chait naturellement de Mucius Scaeuola, qui avait tenté d’assassiner Porsenna. Ilétait somme toute dans la logique des choses que Scaeva fût borgne pour recréeravec Acilius le couple mythique des débuts de la République 18 : il est doncparfaitement possible que, dans le récit de César, l’expression oculos amiseruntait été lue en ce sens, par Valère Maxime lui-même, comme je le crois, ou par sasource.

Mais Valère Maxime introduit dans l’épisode de Scaeva un autre changementqui me semble beaucoup plus important et qui, à ma connaissance n’a pas étécommenté : les spécialistes se sont en effet intéressés à ce que Valère Maximeajoutait au récit de César, mais ont négligé ce qu’il omettait, à savoir lesrécompenses accordées à Scaeva à la suite de sa bravoure à Dyrrachium. En effet,si Valère Maxime précise que Scaeva est devenu centurion après l’épisode deBretagne, il ne dit pas qu’il a reçu deux cent mille sesterces ni qu’il a été promuprimipile après Dyrrachium. L’omission de la gratification financière peut secomprendre car elle ne correspond pas à l’esprit d’un recueil d’exempla, mais iln’en est pas de même pour la promotion au grade de primipile, qui aurait étédans la droite ligne de son récit puisqu’il rapporte que Scaeva, simple soldat àl’origine, était devenu centurion après son exploit en Bretagne. Si Valère Maximeest muet sur ce point c’est à mon sens parce que l’exemplum a changé de nature :la conduite de Scaeva à Dyrrachium a désormais pour fonction d’illustrerl’attachement des soldats de César à leur général en ce qu’il les rend capables desplus grands exploits, comme le souligne la conclusion de la première partie durécit : Talis in castris diui Iuli disciplina milites aluit [...] (« Tels étaient lessoldats qui, dans le camp du divin Jules, avait été formés à son école [...] ») ; lesrécompenses que celui-ci leur accorde deviennent, dans cette optique, secondai-res. Valère Maxime ne cite la première que par souci de cohérence puisqueScaeva est effectivement présenté comme centurion lors de la bataille de Dyrra-chium. De façon significative, c’est ainsi que les auteurs postérieurs compren-dront l’exemplum (y compris Lucain, comme je vais le montrer) : aucun d’entreeux ne fait allusion à une quelconque gratification financière ou à la promotion

17. Le fait que Coclès ne subisse aucune blessure est une des données de base de l’épisode quile concerne. Tite-Live (Liv. II, 10, 10-11) précise que tous les traits des Étrusques se fichent dansson bouclier et qu’il plonge dans le Tibre avant qu’ils ne se jettent sur lui. Les données fourniespar Tite-Live sont reprises sans changement par Valère Maxime dans le récit qu’il fait del’épisode (Val.-Max. III, 2, 1). Coclès est (avant Romulus) le premier héros cité par ValèreMaxime dans la section consacrée au courage militaire.

18. La remarque en a été faite par d’autres : voir G. Capdeville 1972.

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de Scaeva au grade de primipile, alors que pour tous il perd un œil 19 et est blesséà l’épaule ainsi qu’à la cuisse 20. Suétone et Plutarque l’associent également àAcilius. Dans la construction du personnage de Scaeva, le texte de ValèreMaxime, quelles qu’en puissent être les sources, constitue donc pour moi unmoment essentiel, celui où le centurion devient un exemplum autonome alorsqu’il n’était qu’un élément de la propagande césarienne.

Chez Lucain, la première apparition de Scaeva est l’occasion pour le poète dedéployer toute la machinerie épique traditionnelle, à commencer par l’extrêmedramatisation marquée par le iam d’ouverture et la présentation hyperboliquedes enjeux de l’épisode :

Iam Pompeianae celsi super ardua ualliexierant aquilae, iam mundi iura patebant :quem non mille simul turmis nec Caesare totoauferret Fortuna locum uictoribus unuseripuit uetuitque capi, seque arma tenenteac nondum strato Magnum uicisse negauit.Scaeua uiro nomen : castrorum in plebe merebatante feras Rhodani gentes ; ibi sanguine multopromotus Latiam longo gerit ordine uitem.Pronus ad omne nefas et qui nesciret in armisquam magnum uirtus crimen ciuilibus esset. (Luc. VI, 138-148)

Déjà les aigles pompéiennes avaient fait une sortie, franchissant malgré les difficultés leretranchement élevé, déjà s’offrait à elles l’autorité sur l’univers : mais, ce lieu que laFortune, avec mille escadrons et toutes les forces de César réunies, n’aurait pu arracheraux vainqueurs, un seul homme le leur enleva et interdit qu’on le prît. Il déclara quetant qu’il tiendrait des armes et qu’il ne serait pas encore abattu, Pompée n’avait pasremporté la victoire. Ce guerrier avait pour nom Scaeva : il servait comme simple soldatavant de combattre contre les farouches peuples du Rhône ; là, en versant beaucoup desang, après une longue carrière, il est sorti du rang et il porte la baguette des centurionsdu Latium. Il était prêt à tous les sacrilèges et il ignorait quel grand crime est le couragedans les guerres civiles.

Il en est de même par la suite, par exemple dans les comparaisons du hérosavec l’éléphant de Libye (VI, 208-213) puis la lionne de Pannonie (VI, 220-223),dans la mention de l’utilisation comme arme de tout ce que le héros peut avoir àsa disposition (VI, 169-179) ou la liste des innombrables blessures qui lui sontfaites sans pour autant l’abattre. Mais, par-delà la différence générique et lejugement moral porté par Lucain sur le personnage (VI, 147-148 et 257-262), laversion qu’il donne de l’épisode est étonnamment proche de celle de ValèreMaxime, en particulier dans la présentation, dès les premiers vers, de Scaeva

19. Voir Luc. VI, 214-219 ; Suet. Caes. 68, 8 ; Plut. Caes. 16, 3 et App. Civ. II, 60.20. Appien fait exception, en ce domaine comme dans d’autres, et ne précise pas en quel

endroit du corps Scaeva a été blessé.

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comme un nouveau Coclès 21. Lucain ne manque d’ailleurs pas de rappeler (Luc.VI, 144-146), sans en préciser les circonstances exactes mais de manière explicitepour qui connaît Valère Maxime, l’exploit qui lui permit lors de la guerre desGaules, de passer du grade de simple soldat à celui de centurion 22. Chez Lucaincomme chez Valère Maxime, Scaeva perd un œil (le gauche est-il précisé) endéfendant le fortin contre les troupes pompéiennes 23 et si le poète omet designaler le nombre de trous qu’il y a dans son bouclier, c’est parce que le corpslui-même du héros est hérissé des traits qu’il a reçus 24.

Un autre élément du passage témoigne à mon sens de la retractatio de ValèreMaxime par Lucain : Scaeva s’illustre chez lui à la fois par ses exploits et par lesdiscours qu’il tient, d’abord à ses camarades pour les retenir de fuir 25 puis auxPompéiens pour leur reprocher d’avoir pu croire qu’un centurion de César étaithomme à se rendre 26. Ces discours participent évidemment de l’adaptation del’épisode au genre épique, mais j’y vois aussi pour ma part un écho à laconclusion que Valère Maxime donne à l’épisode (Val.-Max. III, 2, 23) : Itaque aboptimo uirtutis aestimatore cum facta tum etiam uerba tua centurionatushonore donata sunt (« C’est pourquoi celui qui savait le mieux apprécier lecourage récompensa tes actes et surtout tes paroles en t’accordant le grade decenturion »). En fin de compte, l’apport de Lucain à l’épisode semble bien seréduire au stratagème que Scaeva finit par imaginer, alors qu’il est épuisé, pourtuer encore quelques Pompéiens et au discours mensonger qu’il tient alors :

« Parcite », ait « ciues ; procul hinc auertite ferrum.Conlatura meae nil sunt iam uolnera morti :non eget ingestis sed uolsis pectore telis.

21. Les premiers vers de Lucain évoquent, y compris dans le rejet du nom du héros, les motsde Tite-Live (Liv. II, 10, 2) : pons sublicius iter paene hostibus dedit, ni unus uir fuisset,Horatius Cocles, (« Le pont Sublicius faillit ouvrir la route à l’ennemi s’il ne s’était trouvé unseul homme, Horatius Coclès »).

22. Même si c’est également pour lui l’occasion de souligner l’entrelacement des deuxniveaux de guerre, étrangère et civile. Voir sur ce point P.-M. Martin 2010.

23. Luc. VI, 214-219 : Dictaea procul, ecce, manu Gortynis harundo / tenditur in Scaeuam,quae uoto certior omni / in caput atque oculi laeuom descendit in orbem. / Ille moras ferrineruorum et uincula rumpit / adfixam uellens oculo pendente sagittam / intrepidus, telum-que suo cum lumine calcat (« Voici que, de loin, une flèche de Gortyne est lancée contre Scaevapar une main dictéenne : plus sûrement que tout ce que l’on pouvait souhaiter elle s’enfoncedans la tête et dans le globe de l’œil gauche. Lui, il rompt le fer qui l’embarrasse et les ligamentsdes nerfs, retirant sans frémir la flèche qui est fixée à son œil qui pend, et il foule aux pieds letrait et sa pupille »). Le développement donné par Lucain au simple eruto oculo de ValèreMaxime participe de la machinerie épique que j’ai évoquée ; de façon plus générale, lamutilation oculaire comme preuve de bravoure devient un motif habituel de l’épopée fla-vienne ; voir F. Ripoll 2016.

24. Luc. VI, 6, 192-195 et VI, 202-206.25. Luc. VI, 149-164.26. Luc. VI, 241-246.

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Tollite et in Magni uiuentem ponite castris.Hoc uestro praestate duci : sit Scaeua relictiCaesaris exemplum potius quam mortis honestae ». (Luc. VI, 230-235)

« Épargnez-moi », dit-il, « concitoyens. Repoussez le fer loin de moi. Me blesser ne vaplus contribuer à ma mort : elle ne nécessite pas qu’on enfonce des traits dans mapoitrine, mais qu’on les enlève. Emportez-moi et posez-moi vivant dans le camp dePompée. Faites ce cadeau à votre chef : que Scaeva fournisse l’exemple de l’abandon deCésar plutôt que d’une mort honorable ».

Il est impossible de savoir si c’est à Lucain lui-même que l’on doit ce dévelop-pement de l’épisode ou s’il le doit à l’une de ses sources : toujours est-il qu’on leretrouve en des termes très comparables chez Plutarque et chez Appien 27. Endehors de cet ajout, somme toute secondaire, les rapports étroits qui existententre le texte de Valère Maxime et celui de Lucain me paraissent tout saufaccidentels : Lucain reprend volontairement l’exemplum pour mieux en détour-ner le sens. Dans son récit, Scaeva illustre excellement l’attachement que lessoldats de César ont pour leur général et c’est sur ce point qu’il conclut ; mais enpériode de guerre civile, le courage ne peut apporter la gloire et l’attachement àCésar, loin d’être louable, est, du point de vue moral, la pire des fautes :

[...] Felix hoc nomine famae,si tibi durus Hiber aut si tibi terga dedissetCantaber exiguis aut longis Teutonus armis.Non tu bellorum spoliis ornare Tonantistempla potes, non tu laetis ululare triumphis.Infelix, quanta dominum uirtute parasti ! (Luc. VI, 257-262)

[...] Tu serais heureux d’être connu pour ta gloire, si c’était le rude Ibère qui avait fuidevant toi ou le Cantabre à la courte épée ou le Teuton à la longue pique. Tu ne peux pasorner de dépouilles de guerre le temple de Jupiter Tonnant, ni pousser des cris <dejoie> dans de joyeux triomphes. Malheureux, quel grand courage tu as déployé pour tedonner un maître !

Il est donc évident que de Valère Maxime à Lucain, ce qui contribue nonseulement à la survie littéraire du personnage de Scaeva mais aussi à l’enrichis-sement de sa légende, c’est la possibilité de l’utiliser aussi bien en faveur de Césarque contre lui, précisément parce que notre centurion s’est illustré lors desguerres civiles. La réinterprétation d’un épisode donné à des fins qui n’étaientpas à l’origine les siennes n’a pas de quoi étonner un historiographe et l’on saitbien qu’elle contribue à la survie d’un motif.

Après Lucain, et sans doute parce que les enjeux idéologiques de l’épisodeétaient devenus moins prégnants, la geste de Scaeva cesse de s’enrichir. Les

27. Plut. Caes. 16, 3-4 et App. Civ. 2, 60. Il est à noter que cette ruse, qu’on pourrait mettreau passif de Scaeva, ne provoque aucun commentaire ni de la part de Lucain ¢ qui s’apitoieseulement sur la mort du malheureux Aulus tué à cette occasion ¢ ni chez les auteurs grecs.

106 gérard salamon

auteurs qui reprennent alors l’épisode peuvent être classés en deux groupes.Dans le premier se trouvent Suétone et Plutarque, les biographes de César, qui,dans le cadre de développements sur l’attachement des soldats à leur général,sont intéressés par sa valeur exemplaire. Dans le deuxième groupe on trouveFlorus et Appien qui, en historiens, signalent avant tout l’épisode comme unsimple fait de guerre. Cependant, au-delà de ce que l’on peut considérer commedes données de base ¢ les blessures de Scaeva à l’épaule et à la cuisse, son œilcrevé par une flèche, les trous dans son bouclier ¢, les différences entre lesauteurs renforcent l’idée que l’intense élaboration du motif a conduit à l’exis-tence de versions concurrentes de l’épisode et que chaque récit est tributaire desa source. Plutarque (Caes. 16, 5-7) et Suétone (Caes. 68) lient tous deux Scaevaà Acilius en rapportant leurs exploits dans le même paragraphe, mais, contrai-rement à Suétone, Plutarque intègre dans son récit le stratagème final caracté-ristique de la version donnée par Lucain ; en revanche il attribue à un soldatanonyme, et non à Scaeva, l’épisode du débarquement en Bretagne, ce qui fait ducenturion l’homme d’un seul exploit. Du côté des historiens, le texte d’Appien(App. Civ. II, 60) qui donne de l’épisode une version développée, prouve qu’aumilieu du iie siècle ap. J.-C. le personnage de Scaeva a acquis dans la littératurelatine une diffusion suffisante pour faire partie intégrante du récit de la bataillede Dyrrachium. C’est ainsi que Scaeva apparaît, avec son bouclier, chez Florus :

Caesar pro natura ferox et conficiendae rei cupidus ostentare aciem, prouocare, laces-sere : nunc obsidione castrorum, quae sedecim milium uallo obduxerat ¢ sed quid hisobesset obsidio, qui patente mari omnibus copiis abundarent ? ¢, nunc expugnationeDyrrachi inrita, quippe quam uel situs inexpugnabilem faceret ; ad hoc adsiduis ineruptione hostium proeliis : quo tempore egregia uirtus Sceuae centurionis emicuit,cuius in scuto centum atque uiginti tela sederunt. (Flor. II, 13, 39-40)

César, qui était belliqueux de nature et qui était désireux d’en finir, montrait son arméeen ordre de bataille, provoquait, harcelait : tantôt il faisait le siège du camp <dePompée>, qu’il avait cerné avec un retranchement de seize mille pieds ¢ mais en quoiun siège pouvait-il les gêner puisqu’ils disposaient en abondance de toutes les ressour-ces étant donné que la mer leur était ouverte ? ¢, tantôt il cherchait à prendre d’assautDyrrachium, en vain, parce que sa situation la rendait inexpugnable ; à cela s’ajoutaientdes combats continuels lorsque l’ennemi faisait des sorties : c’est à ce moment-là quebrilla l’extraordinaire courage du centurion Scaeva, dans le bouclier duquel se fichèrentcent-vingt traits.

Florus ne consacre qu’une phrase à Scaeva et il ne fait aucun commentaire surla valeur exemplaire de l’épisode mais c’est le fait même qu’il se croie obligé del’intégrer dans le paragraphe qu’il consacre à la guerre entre César et Pompée quiest significatif du statut qui est celui du personnage.

Scaeva reste pourtant, dans l’histoire romaine, un héros mineur, un person-nage de second plan. En revanche lorsqu’après une longue éclipse ¢ peut-êtreseulement due à l’état de nos sources ¢ il réapparaît chez les auteurs de l’Anti-

scaeua, centurion de césar 107

quité tardive, force est de constater qu’il a été promu au rang de héros majeur.C’est ainsi que chez Sidoine Apollinaire il se trouve, en lieu et place d’HoratiusCoclès, directement associé à Mucius Scaevola :

Inter Publicolas manu feroces,trunco Mucius eminet lacerto ;uallum Cæsaris opprimente Magno,inter tot facies ab hoste tutas,luscus Scaeva fuit magis decorus. (Sidon. Carm. 23, 80-84 ¢ à Consentinus)

Parmi les Publicola fiers de leur bras, Mucius <Scaevola> l’emporte avec sa mainmutilée. Quand Pompée se lançait à l’assaut du retranchement de César, au milieu detant de visages respectés par l’ennemi, celui du borgne Scæva fut le plus beau 28.

Comme nous l’avons vu chez Valère Maxime et Lucain, il était bien entendutentant de faire du centurion borgne de César un nouvel Horatius Coclès associéà Acilius nouveau Scaevola, mais il y a loin d’une telle assimilation au remplace-ment pur et simple du premier par le second. C’est d’autant plus étonnant queSidoine Apollinaire connaît parfaitement Horatius Coclès : le personnage estcité, conformément à la tradition et en compagnie de Scaevola, dans l’évocationdu siège de Rome par Porsenna (Sidon. Carm., 5, 68-80 ¢ panégyrique deMajorien). Il faut en conclure, sans pouvoir préciser faute de sources comment lecenturion a acquis un tel statut, que si, en situation ‘historique’, Scaeva ne peutremplacer Coclès (pour des raisons évidentes), en dehors d’un tel contexte ilapparaît bien à Sidoine Apollinaire et sans doute à ses contemporains commel’égal des plus grands héros de la République romaine.

Nous avons un autre témoignage de cette « promotion » dans le poème qui estconsacré à Scaeva au sein de l’Anthologia Latina :

Igne calens belli mediaque in caede cruentusPompeiana phalanx patulis exire ruinisDum furit et properat claustrorum frangere turres,Scaeua ego Caesaris defendi culmina ualli.Dum timet Oceanus praeclari Caesaris arma,Textum pampineae gessi sublime coronae. (F. Bücheler & A. Riese no 844)

Brûlant du feu de la guerre et couvert de sang au milieu du carnage, pendant que laphalange pompéienne se déchaînait pour sortir des ruines largement ouvertes et sehâtait de briser les tours qui les enfermaient, moi Scaeva j’ai défendu le faîte duretranchement de César. Pendant que l’Océan craignait les armes du célèbre César, j’aiporté bien haut la couronne de pampre tressée.

28. Le motif paradoxal de « la beauté du borgne » (luscus decorus) remonte peut-être, defaçon indirecte, à la tradition concernant Sertorius, se flattant avant tout ¢ selon Salluste, citépar Aulu-Gelle (Gell. II, 27, 2) ¢ d’avoir eu l’œil arraché au combat, signe que sa bravouren’avait pas besoin d’autre témoin que son visage. Plutarque (Plut. Sert. 4, 3-4) s’en faitégalement l’écho.

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Il est, à vrai dire, très difficile de dater avec précision ce poème : l’AnthologiaLatina elle-même a dû être composée au ve ou au vie siècle ap. J.-C., mais tous lesspécialistes s’accordent pour considérer qu’elle a intégré un certain nombred’éléments écrits antérieurement, ce qui est peut-être ici le cas. Toujours est-ilque l’auteur a, en ce qui concerne le centurion, des sources précises : même sicertains éléments de base manquent à la présentation du personnage (il n’est enparticulier pas borgne et il n’est pas question de son bouclier), on reconnaît sanspeine et dans l’ordre adopté par Valère Maxime, les deux exploits attribués auhéros, à savoir la défense du fortin de Dyrrachium et le combat livré lors dudébarquement en Bretagne. Mais le plus remarquable est la série de personnagesau sein de laquelle se trouve Scaeva : il apparaît après Marcellus, Scipionl’Africain et Marius et avant Pompée, Caton d’Utique et César (!), c’est-à-dire aumilieu de personnages a priori infiniment plus prestigieux que lui 29, sans quel’on puisse encore une fois trouver une explication à son insertion dans une sérieaussi remarquable.

Je conclurai cette étude du personnage de Scaeva en quelques mots. Curieuxdestin, on en conviendra, que celui de ce centurion, promu d’abord au rang depersonnage littéraire par la grâce de son bouclier et celle de César lors de laguerre civile, assimilé ensuite chez Valère Maxime et Lucain, grâce à son œilperdu au combat, à Horatius Coclès ¢ mais un Coclès attaché à César 30 ¢, etdevenu enfin chez les écrivains de l’Antiquité tardive, aux côtés entre autres deCésar et de Pompée, l’un des héros majeurs de l’histoire romaine, alors que defait il n’y a joué qu’un rôle mineur. Comme je l’ai dit, nous ne savons rien oupresque du Scaeva historique ; mais il est très intéressant de voir comment au fildu temps l’écart s’accroît entre les premières images que nous avons de lui, chezCésar et Cicéron ¢ dont on peut admettre qu’elles sont encore très proches de laréalité du personnage ¢ et celles que nous en donnent les écrivains tardifs. Onnotera cependant que l’essentiel de l’évolution du personnage se produit dans lalittérature des exempla, donc en dehors du genre historique au sens strict, mêmesi la tradition historiographique finit par intégrer des motifs (comme celui dustratagème) qui semblent lui avoir été à l’origine étrangers. Dès que l’on s’éloi-gne de l’histoire elle-même, tout se passe comme si les res gestae, pourtantconstamment rappelées, s’effaçaient derrière la persona du héros dans un pro-cessus conduisant finalement les auteurs à réinterpréter l’épisode à partir del’image qu’ils se font du personnage.

29. La série est ouverte, bien entendu, par Romulus.30. Luc. VI, 201-202 : stat non fragilis pro Caesare murus Pompeiumque tenet (« Un mur

indestructible se dresse en faveur de César et il retient Pompée »).

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RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

Textes anciens

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(éd.), Paris, Les Belles Lettres, « Collection des Universités de France », 1962 (19301).Plutarque, Vies, t. 9 (Alexandre-César), E. Chambry & R. Flacelière (éd.), Paris, Les

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Études critiques

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110 gérard salamon

VITA LATINAAnno MMXX No 200

INDEXARTICLES

Joseph Dalbera L’imbrication des voix dans les Métamorphosesd’Apulée. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 5

Maguelone Renard De la fatalité païenne à la Providence chré-tienne, Aug., Civ. V, 8-10 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 25

Yann Le Bohec La guerre civile en 49 avant J.-C. : Étude d’hi-toire militaire . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 43

Paul Marius Martin César et ses anti-modèles dans le Bellum ciuile. 61François Ripoll La scène de fraternisation d’Ilerda (César, B.C.

I, 74) : dramatisation narrative et démonstra-tion politique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 82

Gérard Salamon Scaeua, centurion de César : apparition, déve-loppe-ment et survie d’un exemplum littéraire . 96

Sara Cusset Fabulæ Æsopiæ, non Æsopi. Recherche sur laterminologie fabulaire jusqu’à Phèdre . . . . . . . . 111

Robin Glinatsis Horace et le voyage . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 121Florence Klein Ovide, Pont. I, 2,121 et II, 2,115-116 : retour

sur une allusion à Callimaque (fr. 114b Pf) . . . . 143Maxime Pierre Le monologue d’entrée de rôle dans les tragé-

dies de Sénèque : de l’animation du person-nage à la rencontre . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 156

Émilie Borron Et Troianos intulit agresti Latio : Faunus oules compromis de l’autochtonie dans l’épopéevirgilienne . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 171

BIBLIOGRAPHIES

Marie-Hélène Garelli Plaute, Poenulus . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 187

Paul Marius Martin César, La Guerre civile, livre I . . . . . . . . . . . . . . . 193

Pour la suite du sommaire, voir page intérieure

VITA LATINAAnno MMXX No 200

INDEXARTICLES

Joseph Dalbera L’imbrication des voix dans les Métamorphosesd’Apulée. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 5

Maguelone Renard De la fatalité païenne à la Providence chré-tienne, Aug., Civ. V, 8-10 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 25

Yann Le Bohec La guerre civile en 49 avant J.-C. : Étude d’hi-toire militaire . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 43

Paul Marius Martin César et ses anti-modèles dans le Bellum ciuile. 61François Ripoll La scène de fraternisation d’Ilerda (César, B.C.

I, 74) : dramatisation narrative et démonstra-tion politique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 82

Gérard Salamon Scaeua, centurion de César : apparition, déve-loppe-ment et survie d’un exemplum littéraire . 96

Sara Cusset Fabulæ Æsopiæ, non Æsopi. Recherche sur laterminologie fabulaire jusqu’à Phèdre . . . . . . . . 111

Robin Glinatsis Horace et le voyage . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 121Florence Klein Ovide, Pont. I, 2,121 et II, 2,115-116 : retour

sur une allusion à Callimaque (fr. 114b Pf) . . . . 143Maxime Pierre Le monologue d’entrée de rôle dans les tragé-

dies de Sénèque : de l’animation du person-nage à la rencontre . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 156

Émilie Borron Et Troianos intulit agresti Latio : Faunus oules compromis de l’autochtonie dans l’épopéevirgilienne . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 171

BIBLIOGRAPHIES

Marie-Hélène Garelli Plaute, Poenulus . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 187

Paul Marius Martin César, La Guerre civile, livre I . . . . . . . . . . . . . . . 193

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Suite du sommaire, vobis legimus

Leopoldo Iribarren, Fabriquer le monde, Technique et cosmogonie dans lapoésie grecque archaïque : Paris, Classiques Garnier, « Kaïnon - Anthropo-logie de la pensée ancienne », 2018, 261 pages (Pierre Sauzeau) . . . . . . . . . . . 224

Charles Sénard & Louise de Courcel, Minus, La petite enfance en Grèce et àRome, précédé d’un entretien avec Diane Drory : Paris, Les Belles Lettres,Collection « Signets », 2019, 368 pages. (Mylène Pradel-Baquerre). . . . . . . . 225

Mingjie Tang, L’usage de la subjectivité. Foucault, une archéologie de larelation : Paris, L’Harmattan, « Quelle drôle d’époque ! », 2018, 280 pages.(Jérôme Lagouanère) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 227

Étienne Wolff (dir.), Ausone en 2015 : Bilan et nouvelles perspectives :Turnhout, Brepols, « Collection des Études Augustiniennes, série Antiquité »EAA 204, 2018, 404 pages. (Louise Séphocle) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 228