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George Sando, Secretaire, roman

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1Par une belle journe, cheminait sur la route de Lyon Avignon un jeune homme de bonne mine. Il se nommait Louis de Saint-Julien, et portait bon droit le titre de comte, car il tait d'une des meilleures familles de sa province. Nanmoins il allait pied avec un petit sac sur le dos; sa toilette tait plus que modeste, et ses pieds enflaient d'heure en heure sous ses gutres de cuir poudreux.Ce jeune homme, lev la campagne par un bon et honnte cur, avait beaucoup de droiture, passablement d'esprit, et une instruction assez recommandable pour esprer l'emploi de prcepteur, de sous-bibliothcaire ou de secrtaire intime. Il avait des qualits et mme des vertus. Il avait aussi des travers et mme des dfauts; mais il n'avait point de vices. Il tait bon et romanesque, mais orgueilleux et craintif, c'est--dire susceptible et mfiant, comme tous les gens sans exprience de la vie et sans connaissance du monde.Si ce rapide expos de son caractre ne suffit point pour exciter l'intrt du lecteur, peut-tre la lectrice lui accordera-t-elle un peu de bienveillance en apprenant que M. Louis de Saint-Julien avait de trs beaux yeux, la main blanche, les dents blanches et les cheveux noirs.Pourquoi ce jeune homme voyageait-il pied? c'est qu'apparemment il n'avait pas le moyen d'aller en voiture. D'o venait-il? c'est ce que nous vous dirons en temps et lieu. O allait-il? il ne le savait pas lui-mme. On peut rsumer cependant son pass et son avenir en peu de mots: il venait du triste pays de la ralit, et il tchait de s'lancer tout hasard vers le joyeux pays des chimres.Depuis huit jours qu'il tait en route, il avait hroquement support la fatigue, le soleil, la poussire, les mauvais gtes, et l'effroi insurmontable qui chemine toujours triste et silencieux sur les talons d'un homme sans argent. Mais une corchure la cheville le fora de s'asseoir au bord d'une haie, prs d'une mtairie o l'on avait rcemment ta relais de poste aux chevaux.Il y tait depuis un instant lorsqu'une trs belle et leste berline de voyage vint passer devant lui; elle tait suivie d'une calche et d'une chaise de poste qui paraissaient contenir la suite ou la famille de quelque personnage considrable.L'ide vint Julien de monter derrire une de ces voitures; mais peine y fut-il install, que le postillon, jetant de ct un regard exerc ce genre d'observation, dcouvrit la silhouette du dlinquant, qui courait avec l'ombre de la voiture sur le sable blanc du chemin. Aussitt il s'arrta et lui commanda imprieusement de descendre. Saint-Julien descendit et s'adressa aux personnes qui taient dans la chaise, s'imaginant dans sa confiance honnte qu'une telle demande ne pouvait tre repousse que par un postillon grossier; mais les deux personnes qui occupaient la voiture taient une lectrice et un majordome, gens essentiellement hautains et insolents par tat. Ils refusrent avec impertinence.Vous n'tes que des laquais malappris! leur cria Saint-Julien en colre, et l'on voit bien que c'est vous qui tes faits pour monter derrire la voiture des gens comme il faut.Saint-Julien parlait haut et fort; le chemin tait montueux, et les trois voitures marchaient lentement et sans bruit dans un sable mat et chaud. La voix de Julien et celle du postillon, qui l'insultait pour complaire aux voyageurs de la chaise, furent entendues de la personne qui occupait la berline. Elle se pencha hors de la portire pour regarder ce qui se passait derrire elle, et Saint-Julien vit avec une motion enfantine le plus beau buste de femme qu'il et jamais imagin; mais il n'eut pas le temps de l'admirer; car ds qu'elle jeta les yeux sur lui, il baissa timidement les siens. Alors cette femme si belle, s'adressant au postillon et ses gens d'une grosse voix de contralto et avec un accent tranger assez ronflant, les gourmanda vertement et interpella le jeune voyageur avec familiarit:Viens , mon enfant, lui dit-elle, monte sur le sige de ma voiture; accorde seulement un coin grand comme la main ma levrette blanche qui est sur le marchepied. Va, dpche-toi; garde tes compliments et tes rvrences pour un autre jour.Saint-Julien ne se le fit pas dire deux fois, et, tout haletant de fatigue et d'motion, il grimpa sur le sige et prit la levrette sur ses genoux. La voiture partit au galop en arrivant au sommet de la cte.Au relais suivant, qui fut atteint avec une grande rapidit, Saint-Julien descendit, dans la crainte d'abuser de la permission qu'on lui avait donne; et comme il se mla aux postillons, aux chevaux, aux poules et aux mendiants qui encombrent toujours un relais de poste, il put regarder la belle voyageuse son aise. Elle ne faisait aucune attention lui et tanait tous ses laquais l'un aprs l'autre d'un ton demi-colre, demi-jovial. C'tait une personne trange, et comme Julien n'en avait jamais vu. Elle tait grande, lance; ses paules taient larges; son cou blanc et dgag avait des attitudes fois cavalires et majestueuses. Elle paraissait bien avoir trente ans, mais elle n'en avait peut-tre que vingt-cinq; c'tait une femme un peu fatigue; mais sa pleur, ses ues minces et le demi-cercle bleutre creus sous ses grands yeux noirs donnaient une expression de volont pensive, d'intelligence saisissante et de fermet mlancolique toute cette tte, dont la beaut linaire pouvait d'ailleurs supporter la comparaison avec les cames antiques les plus parfaits.La richesse et la coquetterie de son costume de voyage n'tonnrent pas moins Julien que ses manires. Elle paraissait trs vive et trs bonne, et jetait de l'argent aux pauvres pleines mains. Il y avait dans sa voiture deux autres personnes, que Saint-Julien ne songea pas regarder, tant il tait absorb par celle-l.Au moment de repartir, elle se pencha de nouveau; et, cherchant des yeux Saint-Julien, elle le vit qui s'approchait, le chapeau la main, pour lui faire ses remerciements. Il n'et pas os renouveler sa demande; mais elle le prvint.Eh bien! lui dit-elle, est-ce que tu restes ici?Madame, rpondit Julien, je me rends Avignon; mais je craindrais.. .Eh bien! eh bien! dit-elle avec sa voix mle et brve, je t'y conduirai avant la nuit, moi. Allons, remonte.Ils arrivrent en effet avant la nuit. Saint-Julien avait eu bien envie de se retourner cent fois durant le voyage et de jeter un coup d'il furtif dans la voiture, o il et pu plonger en faisant un mouvement; mais il ne l'osa pas, car il sentit que sa curiosit aurait le caractre de la grossiret et de l'ingratitude. Seulement il tait descendu tous les relais pour regarder la belle voyageuse la drobe, pour examiner ses actions, couter ses paroles, scruter sa conduite, en affectant l'air indiffrent et distrait. Il avait trouv en elle ce continuel mlange du caractre imprial et du caractre bon enfant, qui ne le menait aucune dcouverte. Il n'et pas os s'adresser aux personnes de sa suite pour exprimer la curiosit imprudente qui chauffait dans sa tte. Il tait dans une trs grande anxit en s'adressant les questions suivantes: Est-ce une reine ou une courtisane? Comment le savoir? Que m'importe? Pourquoi suis-je si intrigu par une femme que j'ai vue aujourd'hui et que je ne verrai plus demain?La voyageuse et sa suite entrrent avec grand fracas dans la principale auberge d'Avignon. Saint-Julien se hta de se jeter en bas de la voiture, afin de s'enfuir et de n'avoir pas l'air d'un mendiant parasite.Mais la vue de l'aubergiste et de ses aides de camp en veste blanche qui accouraient la rencontre de la voyageuse, il s'arrta, enchan par une invincible curiosit, et il entendit ces mots, qui lui trent un poids norme de dessus le cur, partir de la bouche du patron:J'attendais Votre Altesse, et j'espre qu'elle sera contente.Saint-Julien, rassur sur une crainte pnible, se rsolut alors faire sa premire folie. Au lieu d'aller chercher, comme l'ordinaire, un gte obscur et frugal dans quelque faubourg de la ville, il demanda une chambre dans le mme htel que la princesse, afin de la voir encore, ne ft-ce qu'un instant et de loin, au risque de dpenser plus d'argent en un jour qu'il n'avait fait depuis qu'il tait en voyage.Il ne rencontra que des figures accortes et des soins prvenants, parce qu'on le crut attach au service de la princesse, et que les riches sont en vnration dans toutes les auberges du monde.Aprs s'tre retir dans sa chambre pour faire un peu de toilette, il s'assit dans la cour sur un banc et attacha son regard sur les fentres o il supposa que pouvait se montrer la princesse. Son esprance fut promptement ralise: les fentres s'ouvrirent, deux personnes apportrent un fauteuil et un marchepied sur le balcon, et la princesse vint s'y tendre d'une faon assez nonchalante en fumant des cigarettes ambres; tandis qu'un petit homme sec et poudr apporta une chaise auprs d'elle, dploya lentement un papier, et se mit lui faire d'un ton de voix respectueux la lecture d'une gazette italienne.Tout en fumant une douzaine de cigarettes que lui prsentait tout allumes une trs jolie suivante qu' l'lgance de sa toilette Saint-Julien prit au moins pour une marquise, l'altesse ultramontaine le regarda en clignotant de l'il d'une manire qui le fit rougir jusqu' la racine des cheveux. Puis elle se tourna vers sa suivante, et, sans gard pour les poumons de l'abb, qui lisait pour les murailles:Ginetta, est-ce que c'est l l'enfant que nous avons ramass ce matin sur la route?Oui, Altesse.Il a donc chang de costume? Altesse, il me semble que oui. Il loge donc ici?Apparemment, Altesse.Eh bien! l'abb, pourquoi vous interrompez-vous?J'ai cru que Votre Altesse ne daignait plus entendre la lecture des journaux.Qu'est-ce que cela vous fait?L'abb reprit sa tche. La princesse demanda quelque chose Ginetta, qui revint avec un lorgnon. La princesse lorgna Julien.Saint-Julien tait d'une trs dlicate et trs intressante beaut: plie par le chagrin et ltigue, sa figure tait pleine de langueur et de tendresse.La princesse remit le lorgnon Ginetta en lui disant: Non troppo brutto. Puis elle reprit le lorgnon et regarda encore Julien. L'abb lisait toujours.Saint-Julien n'avait pu faire une brillante toilette; il avait tir de son petit sac de voyage une blouse de coutil, un pantalon blanc, une chemise blanche et fine; mais cette blouse, serre autour de la taille, dessinait un corps souple et mince comme celui d'une femme; sa chemise ouverte laissait voir un cou de neige demi cach par de longs cheveux noirs. Une barrette de velours noir pose de travers lui donnait un air de page amoureux et pote.Maintenant qu'il n'est plus couvert de poussire, dit Ginetta, il a l'air tout fait bien nHum! dit la princesse en jetant son cigare sur le journal que lisait l'abb, et qui prit feu sous le nez du digne personnage, c'est quelque pauvre tudiant.Saint-Julien n'entendait point ce que disaient ces deux femmes; mais il vit bien qu'elles s'occupaient de lui, car elles ne se donnaient pas la moindre peine pour le cacher. Il fut un peu piqu de se voir presque montr au doigt, comme s'il n'et pas t un homme et comme si elles eussent cru impossible de se compromettre vis--vis de lui. Pour chapper cette impertinente investigation, il rentra dans la salle des voyageurs.Il tait au moment de s'asseoir la table d'hte lorsqu'il se sentit frapper sur l'paule; ee retournant brusquement, il vit cette pitre figure et cette maigre personne d'abb qui lui tait apparue sur le balcon.L'abb, l'ayant attir dans un coin et l'ayant accabl de rvrences obsquieuses, lui demandavoulait souper avec Son Altesse srnissime la princesse de Cavalcanti. Saint-Julien faillit tomber la renverse; puis, reprenant ses esprits, il s'imagina que sous la triste mine de l'abb pouvait bien s'tre cache quelque humeur ironique et factieuse; et, srmant de beaucoup de sang-froid:Certainement, monsieur, rpondit-il, quand elle m'aura fait l'honneur de m'inviter.Aussi, monsieur, reprit l'abb en se courbant jusqu' terre, c'est une commission que je remplis.Oh! cela ne suffit pas, dit Saint-Julien, qui se crut jou et persifl par la princesse elle-mme. Entre gens de notre rang, madame la princesse Cavalcanti sait bien qu'on n'emploie pas un abb en guise d'ambassadeur. Je veux traiter avec un personnage plus important que Votre Seigneurie, ou recevoir une lettre signe de l'illustre main de Son Altesse.L'abb ne fit pas la moindre objection cette prtention singulire; son visage n'exprima pas la moindre opinion personnelle sur la ngociation qu'il remplissait. Il salua profondment Julien, et le quitta en lui disant qu'il allait porter sa rponse la princesse.Saint-Julien revint s'asseoir la table d'hte, convaincu qu'il venait de djouer une mystification. Il avait si peu l'usage du monde, que ses tonnements n'taient pas de longue dure. Apparemment, se disait-il, que ces choses-l se font dans la socit.Il tait retomb dans sa gravit habituelle, lorsqu'il fut rveill par le nom de Cavalcanti, qu'il entendit prononcer confusment au bout de la table.Monsieur, dit-il un commis voyageur qui tait son ct, qu'est-ce donc que la princesse valcanti?Bah! dit le commis en relevant sa moustache blonde et en se donnant l'air ddaigneux d'un homme qui n'a rien de neuf apprendre dans l'univers, la princesse Quintilia Cavalcanti? Je ne m'en soucie gure; une princesse comme tant d'autres! Race italienne croise allemande. Elle tait riche; on lui a fait pouser je ne sais quel principicule d'Autriche, qui a consenti pour obtenir sa fortune ne pas lui donner son nom. Ces choses-l se font en Italie: j'ai pass par ce pays-l, et je le connais comme mes poches. Elle vient de Paris et retourne dans ses tats. C'est une principaut esclavone qui peut bien rapporter un million de rente. Bah! qu'est-ce que cela? Nous avons dans le commerce des fortunes plus belles qui font moins d'talage.Mais quel est le caractre de cette princesse Cavalcanti?Son caractre! dit le commis voyageur d'un ton d'ironie mprisante; qu'est-ce que vous en ez faire, de son caractre?Saint-Julien allait rpondre lorsque le matre de l'auberge lui frappa sur l'paule et l'engagea sortir un instant avec lui.Monsieur, lui dit-il d'un air constern, il se passe des choses bien extraordinaires entre vous et Son Altesse madame la princesse de Cavalcanti.Comment, monsieur?...Comment, monsieur! Son Altesse vous invite venir souper avec elle, et vous refusez! Vous tes cause que cet excellent abb Scipione vient d'tre svrement grond. La princesse ne veut pas croire qu'il se soit acquitt convenablement de son message, et s'en prend lui de l'affront qu'elle reoit. Enfin elle m'a command de venir vous demander une explication de votre conduite.Ah! par exemple, voil qui est trop fort, dit Julien. Il plat cette dame de me persifler, et je n'aurais pas le droit de m'y refuser!...Madame la princesse est fort absolue, dit l'aubergiste demi-voix: mais...Mais Mme la princesse de Cavalcanti peut tre absolue tant qu'il lui plaira! s'cria Saint-Julien. Elle n'est pas ici dans ses tats, et je ne sais aucune loi franaise qui lui donne le droit de me faire souper de force avec elle...Pour l'amour du ciel, monsieur, ne le prenez pas ainsi. Si Mme de Cavalcanti recevait une injure dans ma maison, elle serait capable de n'y plus descendre. Une princesse qui passe ici presque tous les ans, Monsieur! et qui ne s'arrte pas deux jours sans faire moins de cinq cents francs de dpense!... Au nom de Dieu, Monsieur, allez, allez souper avec elle. Le souper sera parfait. J'y ai mis la main moi-mme. Il y a des faisans truffs que le roi de France ne ddaignerait pas, des geles qui...Eh! Monsieur, laissez-moi tranquille...Vraiment, dit l'aubergiste d'un air constern en croisant ses mains sur son gros ventre, je ne sais plus comment va le monde, je n'y conois rien. Comment! un jeune homme qui refuse de souper avec la plus belle princesse du monde, dans la crainte qu'on ne se moque de lui! Ah! si Mme la princesse savait que c'est l votre motif, c'est pour le coup qu'elle dirait que les Franais sont bien ridicules!Au fait, se dit Julien, je suis peut-tre un grand sot de me mfier ainsi. Quand on se moquerait de moi, aprs tout! je tcherai, s'il en est ainsi, d'avoir ma revanche. Eh bien! dit-il l'aubergiste, allez prsenter mes excuses Mme la princesse, et dites-lui que j'obis ses ordres.Dieu soit lou! s'cria l'aubergiste. Vous ne vous en repentirez pas; vous mangerez les pl belles truites de Vaucluse!...Et il s'enfuit transport de joie.Saint-Julien, voulant lui donner le temps de faire sa commission, rentra dans la salle des voyageurs. Il remarqua un grand homme ple, d'une assez belle figure, qui errait autour des tables et qui semblait enregistrer les paroles des autres. Saint-Julien pensa que c'tait un mouchard, parce qu'il n'avait jamais vu de mouchard, et que, dans son extrme mfiance, il prenait tous les curieux pour des espions. Personne cependant n'en avait moins l'air que cet individu. Il tait lent, mlancolique, distrait, et ne semblait pas manquer d'une certaine niaiserie. Au moment o il passa prs de Saint-Julien, il pronona entre ses dents, deux reprises diffrentes et en appuyant sur les deux premires syllabes, le nom de Quintilia Cavalcanti.Puis il retourna auprs de la table, et fit des questions sur cette princesse Cavalcanti.Ma foi! Monsieur, rpondit une personne laquelle il s'adressa, je ne puis pas trop vous dire; demandez ce jeune homme qui est auprs du pole. C'est un de ses domestiques.Saint-Julien rougit jusqu'aux yeux, et tournant brusquement le dos, il s'apprtait sortir de la salle; mais l'tranger, avec une singulire insistance, l'arrta par le bras, et, le saluant avec la politesse d'un homme qui croit faire une grande concession la ncessit:Monsieur, lui dit-il, auriez-vous la bont de me dire si madame la princesse de Cavalcanti arrive directement de Paris?Je n'en sais rien, Monsieur, rpondit Saint-Julien schement. Je ne la connais pas du tout.Ah! Monsieur, je vous demande mille pardons. On m'avait dit...Saint-Julien le salua brusquement et s'loigna. Le voyageur ple revint auprs de la table.Eh bien? lui dit le commis voyageur, qui avait observ sa mprise.Vous m'avez fait faire une bvue, dit le voyageur ple la personne qui l'avait d'abord adrs Saint-Julien.Je vous en demande pardon, dit celui-ci. Je croyais avoir vu ce jeune homme sur le sige de la voiture.Le commis voyageur, qui tait factieux comme tous les commis voyageurs du monde, crut que l'occasion tait bien trouve de faire ce qu'il appelait une farce. Il savait fort bien que Saint-Julien ne connaissait pas la princesse, puisque c'tait prcisment lui qu'il avait adress une question semblable celle du voyageur ple; mais il lui sembla plaisant de faire durer la mprise de ce dernier.Parbleu! Monsieur, dit-il, je suis sr, moi, que vous ne vous tes pas tromp. Je connais trs bien la figure de ce garon-l: c'est le valet de chambre de Mme de Cavalcanti. Si vous connaissiez le caractre de ces valets italiens, vous sauriez qu'ils ne disent pas une parole gratis; vous lui auriez offert cent sous...En effet, pensa le voyageur, qui tenait extraordinairement satisfaire sa curiosit.Il prit un louis dans sa bourse et courut aprs Saint-Julien.Celui-ci attendait sous le pristyle que l'hte vnt le chercher pour l'introduire chez la princesse. Le voyageur ple l'accosta de nouveau, mais plus hardiment que la premire fois, et, cherchant sa main, il y glissa la pice de vingt francs.Saint-Julien, qui ne comprenait rien ce geste, prit l'argent et le regarda en tenant sa main ouverte dans l'attitude d'un homme stupfait.Maintenant, mon ami, rpondez-moi, dit le voyageur ple. Combien de temps Mme la princesse Cavalcanti a-t-elle pass Paris?Comment! encore? s'cria Julien furieux en jetant la pice d'or par terre. Dcidment ces ont fous avec leur princesse Cavalcanti.Il s'enfuit dans la cour, et dans sa colre il faillit s'enfuir de la maison, pensant que tout le monde tait d'accord pour le persifler. En ce moment, l'aubergiste lui prit le bras en lui disant d'un air empress:Venez, venez, Monsieur, tout est arrang; l'abb a t grond; la princesse vous attend.2Au moment d'entrer dans l'appartement de la princesse, Saint-Julien retrouva cette assurance laquelle nous atteignons quand les circonstances forcent notre timidit dans ses derniers retranchements. Il serra la boucle de sa ceinture, prit d'une main sa barrette, passa l'autre dans ses cheveux, et entra tout rsolu de s'asseoir en blouse de coutil la table de Mme de Cavalcanti, ft-elle princesse ou comdienne.Elle tait debout et marchait dans sa chambre, tout en causant avec ses compagnons de voyage. Lorsqu'elle vit Saint-Julien, elle fit deux pas vers lui, et lui dit:Allons donc, Monsieur, vous vous tes fait bien prier! Est-ce que vous craignez de compromettre votre gnalogie en vous asseyant notre table? Il n'y a pas de noblesse qui n'ait eu son commencement, Monsieur, et la vtre elle-mme.La mienne, Madame! rpondit Saint-Julien en l'interrompant sans faon, date de l'an mille cent sept.La princesse, qui ne se doutait gure des mfiances de Saint-Julien, partit d'un grand clat de rire. L'espigle Ginetta, qui tait en train d'emporter quelques chiffons de sa matresse, ne put s'empcher d'en faire autant; l'abb, voyant rire la princesse, se mit ri sans savoir de quoi il tait question. Le seul personnage qui ne part pas prendre part cette gaiet fut un grand officier en habit de fantaisie chocolat, sangl d'or sur la poitrine, emmoustach jusqu'aux tempes, cambr comme une danseuse, peronn comme un coq de combat. Il roulait des yeux de faucon en voyant l'aplomb de Saint-Julien et la bonne humeur de la princesse; mais Saint-Julien se fiait si peu tout ce qu'il voyait, qu'il s'imagina les voir changer des regards d'intelligence.Allons, mettons-nous table, dit la princesse en voyant fumer le potage. Quand la premire faim sera apaise, nous prierons monsieur de nous raconter les faits et gestes de ses anctres. En vrit, il est bien fcheux, pour nous autres souverains lgitimes, que tous les Franais ne soient pas dans les ides de celui-ci. Il nous viendrait de par-del les Alpes moins d'influenza contre la sant de nos aristocraties.Saint-Julien se mit manger avec assurance et regarder avec une apparente libert d'esprit les personnes qui l'entouraient. Si je suis assis, en effet, la table d'une Altesse Srnissime, se dit-il, l'honneur est moins grand que je ne l'imaginais; car voici des gens qu'elle a traits comme des laquais toute la journe, et qui sont tout aussi bien assis que moi devant son souper.La princesse avait coutume, en effet, de faire manger sa table, lorsqu'elle tait en voyage seulement, ses principaux serviteurs: l'abb, qui tait son secrtaire; la lectrice, dugne silencieuse qui dcoupait le gibier; l'intendant de sa maison, et mme la Ginetta, sa favorite; deux autres domestiques d'un rang infrieur servaient le repas, deux autres encore aidaient l'aubergiste monter le souper. C'est au moins la matresse d'un prince, pensa Saint-Julien; elle est assez belle pour cela. Et il la regarda encore, quoiqu'il ft bien dsenchant par cette supposition.Elle tait admirablement belle la clart des bougies; le ton de sa peau, un peu bilieux dans le jour, devenait le soir d'une blancheur mate qui tait admirable. mesure que le souper avanait, ses yeux prenaient un clat blouissant; sa parole tait plus brve, plus incisive; sa conversation tincelait d'esprit; mais, l'exception de la Ginetta, qui, en qualit d'enfant gt, mettait son mot partout, et singeait assez bien les airs et le ton de sa matresse, tous les autres convives la secondaient fort mal. La lectrice et l'abb approuvaient de l'il et du sourire toutes ses opinions, et n'osaient ouvrir la bouche. Le premier cuyer d'honneur paraissait joindre une trs maussade disposition accidentelle une nullit d'esprit passe l'tat chronique. La princesse semblait tre en humeur de causer; mais elle faisait de vains efforts pour tirer quelque chose de ce mannequin brod sur toutes les coutures. Saint-Julien se sentait bien la force de parler avec elle, mais il n'osait pas se livrer. Enfin il prit son parti et, affrontant ce regard curieusement glacial que chacun laisse tomber en pareille circonstance sur celui qui n'a pas encore parl, il dbuta par une franche et hardie contradiction un aphorisme moqueur de Mme Cavalcanti. Sans s'apercevoir qu'il inquitait l'cuyer d'honneur, qui n'entendait pas bien le franais, il s'exprima dans cette langue. La princesse, qui la possdait parfaitement, lui rpondit de mme, et, pendant un quart d'heure, toute la table couta leur dialogue dans un religieux silence. vingt ans, on passe rapidement du mpris l'enthousiasme. On est si port augurer favorablement des hommes, qu'on fait immense, exagre, la rparation qu'on leur accorde la moindre apparence de sagesse. Saint-Julien, frapp du grand sens que la princesse dploya dans la discussion, tait bien prs de tomber dans cet excs, quoiqu'il y et des instants encore o l'ide d'une scne habilement joue pour le railler venait faire danser des fantmes devant ses yeux blouis. Il tait tent de prendre toute cette cour italienne pour une troupe de comdiens ambulants. La prima donna, se disait-il, joue le rle de cette princesse au nom prcieux, l'aide de camp n'est qu'un tnor sans voix et sans me; cet intendant sourd et muet est peut-tre habitu au rle de la statue du Commandeur; la Ginetta est une vraie Zerlina; et quant cet abb stupide, c'est sans doute quelque banquier juif que la prima donna trane sa suite et qui dfraie toute la troupe.Aprs le dner, la princesse, s'adressant son premier cuyer, lui dit en italien:Lucioli, allez de ma part rendre visite mon ami le marchal de camp..., qui rside dans cette ville. Informez-vous de son adresse, dites-lui que l'empressement et la fatigue du voyage m'ont empche de l'inviter souper, mais que je vous ai charg de lui exprimer mes sentiments. Allez.Lucioli, assez mcontent d'une mission qui pouvait bien n'tre qu'un prtexte pour l'loigner,sa rsister et sortit.Ds qu'il fut dehors, l'abb vint demander Son Altesse si elle n'avait rien lui commander, et, sur sa rponse ngative, il se retira.Saint-Julien, ne sachant quelle contenance faire, allait se retirer aussi; mais elle le rappela en lui disant qu'elle avait pris plaisir sa conversation, et qu'elle dsirait causer encore avec lui.Saint-Julien trembla de la tte aux pieds. Un sentiment de rpugnance qui allait jusqu' l'horreur tait le seul qui pt s'allier l'ide d'une femme d'un rang auguste livre e. Il trouvait une telle femme d'autant plus hassable qu'elle tait plus craindre, entoure de moyens de sduction, et l'me remplie de tratrise et d'habilet. Il regarda fixement la princesse italienne, et se tint debout auprs de la porte, dans une attitude hautaine et froide.La princesse Cavalcanti ne parut pas y faire attention; elle fit un signe Ginetta et remit un volume la lectrice. Aussitt la soubrette reparut avec une toilette portative en laque japonaise qu'elle dressa sur une table. Elle tira d'un sac de velours brod un norme peigne d'caille blonde incrust d'or; et, dtachant la rsille de soie qetenait les cheveux de sa matresse, elle se mit la peigner, mais lentement, et d'une faon insolente et coquette, qui semblait n'avoir pas d'autre but que d'taler aux yeux de Saint-Julien le luxe de cette magnifique chevelure.Au fait, il n'en existait peut-tre pas de plus belle en Europe. Elle tait d'un noir de corbeau, lisse, gale, si luisante sur les tempes qu'on en et pris le double bandeau pour un satin brillant; si longue et si paisse qu'elle tombait jusqu' terre et couvrait toute la taille comme un manteau. Saint-Julien n'avait rien vu de semblable, si ce n'est dans ses lucubrations fantastiques. Le peigne dor de la Ginetta se jouait en clairs dans ce fleuve d'bne, tantt faisant voltiger les lgres tresses sur les paules la princesse, tantt posant sur sa poitrine de grandes masses semblables des charpes de jais; et puis, rassemblant tout ce trsor sous son peigne immense, elle le faisait ruisseler aux lumires comme un flot d'encre.Avec sa tunique de damas jaune, brode tout autour de laine rouge, sa jupe et son pantalon de mousseline blanche, sa ceinture en torsade de soie, lie autour des reins et tombant jusqu'aux genoux; avec ses babouches brodes, ses larges manches ouvertes et sa chevelure flottante, la riche Quintilia ressemblait une princesse grecque. Ianth, Had, n'eussent pas t des noms trop potiques pour cette beaut orientale du te le plus pur.Pendant cette toilette inutile et voluptueuse, la dugne lisait, et la princesse semblait ne pas couter, occupe qu'elle tait d'ter et de remettre ses bagues, de nettoyer ses ongles avec une crme parfume et de les essuyer avec une batiste garnie de dentelles.Saint-Julien ne pouvait pas la regarder sans une admiration qu'il combattait en vain. Pour conjurer l'enchanteresse, il et voulu couter la lecture. C'tait un livre allemand qu'il n'entendait pas.Fanciullo, lui dit la princesse sans lever les yeux sur lui, comprends-tu cela?Pas un mot, Madame.Mistress White, dit-elle en anglais la lectrice, lisez le texte latin qui est en regard. Je prsume, ajouta-t-elle en regardant Saint-Julien, que vous avez fait vos tudes, monsieur le gentilhomme?Louis ne rpondit que par un signe de tte; la lectrice lut le texte en latin.C'tait un ouvrage de mtaphysique allemande, la plus propre donner des vertiges.La princesse interrompait de temps en temps la lecture, et, tout en continuant ses fminines recherches de toilette, contredisait et redressait la logique du livre avec une supriorit si mle, avec une intelligence si pntrante, elle jetait un coup d'il si net, si hardi sur les subtilits de cette mystrieuse analyse, que Julien ne savait plus quelle opinion s'arrter. Press par elle de donner son avis sur les rveries de l'asctique Allemand, il dploya tout son petit savoir; mais il vit bientt que c'tait peu de chose en comparaison de celui de Mme Cavalcanti. Elle le critiqua doucement, le battit avec bienveillance, et finit par l'couter avec plus d'attention, lorsque, abandonnant la controverse ergoteuse, il se fia davantage aux lumires naturelles de sa raison et aux inspirations de sa conscience. Quintilia, le voyant dans une bonne voie, l'coutait parler. Insensiblement il se livra ce bien-tre intellectuel qu'on prouve se rendre un compte lumineux de ses propres ides.Il quitta peu peu la place loigne et l'attitude contrainte o la honte l'avait retenu. Il tait embarqu dans la plus belle de ses argumentations lorsqu'il s'aperut qu'il tait appuy sur la toilette de madame Cavalcanti, vis--vis d'elle, et sous le feu immdiat de ses grands yeux noirs. Elle avait quitt ses brosses ongles et repouss le peigne de Ginetta; tout enveloppe de ses longs cheveux, elle avait crois sa jambe droite sur son genou gauche, et ses mains autour de son genou droit. Dans cette attitude d'une grce tout orientale, elle le regardait avec un sourire de douceur anglique, ml une certaine contraction de sourcil qui exprimait un srieux intrt.Saint-Julien, tout pouvant du danger qu'il courait, s'arrta d'un air effar au milieu d'unehrase; mais il voulut en vain donner une expression farouche son regard, malgr lui il en laissa jaillir une flamme amoureuse et chaste qui fit sourire la princesse.C'est assez, dit-elle sa lectrice; mistress White, vous pouvez vous retirer.Louis n'y comprit rien, la tte lui tournait. Il voyait approcher le moment dcisif avec terreur; il pensait au rle ridicule qu'il allait jouer en repoussant les avances de la plus belle personne du monde. Pourtant il se jurait lui-mme de ne jamais servir aux mprisants plaisirs d'une femme, ft-il devenu lui-mme le plus rou des hommes.Tout coup la princesse lui dit avec aisance: Bonsoir, mon cher enfant; je suppose que vous avez besoin de repos, et je sens le sommeil me gagner aussi. Ce n'est pas que votre conversation soit faite pour endormir; elle m'a t infiniment agrable, et je dsirerais prolonger le plaisir de cette rencontre. Si vos projets de voyage s'accordaient avec les miens, je vous offrirais une place dans ma voiture... Voyons, o allez-vous?Je l'ignore, Madame; je suis un aventurier sans fortune et sans asile; mais, quelque misrable que je sois, je ne consentirai jamais tre charge personne.Je le crois, dit la princesse avec une bont grave; mais entre des personnes qui s'estiment, il peut y avoir un change de services profitable et honorable toutes deux. Vous avez des talents, j'ai besoin des talents d'autrui; nous pouvons tre utiles l'un l'autre. Venez me voir demain matin; peut-tre pourrons-nous ne pas nous sparer si tt, aprs nous tre entendus si vite et si bien.En achevant ces mots, elle lui tendit la main et la lui serra avec l'honnte familiarit d'un jeune homme. Saint-Julien, en descendant l'escalier, entendit les verrous de l'appartement se tirer derrire lui.Allons, dit-il, j'tais un fou et un niais; Mme Cavalcanti est la plus belle, la plus noble, la meilleure des femmes.3Julien eut bien de la peine s'endormir. Toute cette journe se prsentait sa mmoire comme un chapitre de roman; et lorsqu'il s'veilla le lendemain, il eut peine croire que ce ne ft pas un rve. Empress d'aller trouver la princesse, qui devait partir de bonne heure, il s'habilla la hte et se rendit chez elle le cur joyeux, l'esprit tout allg des doutes injustes de la veille. Il trouva Mme Cavalcanti dj prte partir. Ginetta lui prparait son chocolat tandis qu'elle parcourait une brochure sur l'conomie politique.Mon enfant, dit-elle Julien, j'ai pens vous; je sais quelle force vous avez atteint ns vos tudes, ce n'est ni trop ni trop peu. Avez-vous tudi en particulier quelque chose dont nous n'ayons pas parl hier?Non pas, que je sache. Votre Altesse m'a prouv qu'elle en savait beaucoup plus que moi sur toutes choses; c'est pourquoi je ne vois pas comment je pourrais lui tre utile.Vous tes prcisment l'homme que je cherchais; je veux rduire le nombre des personnes quie sont attaches et en purer le choix; je veux runir en une seule les fonctions de ma lectrice et celles de mon secrtaire. Je marie l'une avantageusement un homme dont j'ai besoin de me divertir; l'autre est un sot dont je ferai un excellent chanoine avec mille cus de rente. Tous deux seront contents, et vous les remplacerez auprs de moi. Vous cumulerez les appointements dont ils jouissaient, mille cus d'une part et quatre mille francs de l'autre; de plus l'entretien complet, le logement, la table, etc.Cette offre, blouissante pour un homme sans ressource comme l'tait alors Saint-Julien, l'effraya plus qu'elle ne le sduisit.Excusez ma franchise, dit-il aprs un moment d'hsitation; mais j'ai de l'orgueil: je suisseul rejeton d'une noble famille; je ne rougis point de travailler pour vivre, mais je craindrais de porter une livre en acceptant les bienfaits d'un prince.Il n'est question ni de livre ni de bienfaits, dit la princesse; les fonctions dont je vous charge vous placent dans mon intimit.C'est un grand bonheur sans doute, reprit Julien embarrass; mais, ajouta-t-il en baissant la voix, Mlle Ginetta est admise aussi l'intimit de Votre Altesse.J'entends, reprit-elle, vous craignez d'tre mon laquais. Rassurez-vous, Monsieur, j'estime les mes fires et ne les blesse jamais. Si vous m'avez vue traiter en esclave le pauvre abb Scipione, c'est qu'il a t au-devant d'un rle que je ne lui avais pas destin. Essez de ma proposition; si vous ne vous fiez pas ma dlicatesse, le jour o je cesserai de vous traiter honorablement, ne serez-vous pas libre de me quitter?Je n'ai pas d'autre rponse vous faire, Madame, rpondit Saint-Julien entran, que de metvos pieds mon dvouement et ma reconnaissance.Je les accepte avec amiti, reprit Quintilia en ouvrant un grand livre fermoir d'or; veuillez crire vous-mme sur cette feuille nos conventions, avec votre nom, votre ge, votre pays. Je signerai.Quand la princesse eut sign ce feuillet et un double que Julien mit dans son portefeuille, elle fit appeler tous ses gens, depuis l'aide de camp jusqu'au jockey, et, tout en prenant son chocolat, elle leur dit avec lenteur et d'un ton absolu:M. l'abb Scipione et mistress White cessent de faire partie de ma maison. C'est M. le comte de Saint-Julien qui les remplace. White et Scipione ne cessent pas d'tre mes amis, et savent qu'il ne s'agit pas pour eux de disgrce, mais de rcompense. Voici M. de Saint-Julien. Qu'il soit trait avec respect, et qu'on ne l'appelle jamais autrement que M. le comte. Que tous mes serviteurs me restent attachs et soumis; ils savent que je ne leur manquerai pas dans leurs vieux jours. Ne tirez pas vos mouchoirs et ne faites pas semblant de pleurer de tendresse. Je sais que vous m'aimez; il est inutile d'en exagrer le tmoignage. Je vous salue. Allez-vous-en.Elle tira sa montre de sa ceinture et ajouta: Je veux tre partie dans une demi-heure.L'auditoire s'inclina et disparut dans un profond silence. Les ordres de la princesse n'avaient pas rencontr la moindre apparence de blme ou mme d'tonnement sur ces figures prosternes. L'exercice ferme d'une autorit absolue a un caractre de grandeur dont il est difficile de ne pas tre sduit, mme lorsqu'il se renferme dans d'troites limites. Saint-Julien s'tonna de sentir le respect s'installer pour ainsi dire dans son me sans rpugnance et sans effort.Il retourna dans sa chambre pour prendre quelques effets, et il redescendait l'escalier avec son petit sac de voyage sous le bras, lorsque le grand voyageur ple qui lui avait montr la veille une si trange curiosit accourut vers lui et le salua en lui adressant mille excuses obsquieuses sur son impertinente mprise. Saint-Julien et bien voulu l'viter, mais ce fut impossible. Il fut forc d'changer quelques phrases de politesse avec lui, esprant en tre quitte de la sorte. Il se flattait d'un vain espoir; le voyageur ple, saisissant son bras, lui dit du ton pathtique et solennel d'un homme qui vous inviterait son enterrement, qu'il avait quelque chose d'important lui dire, un service immense lui demander. Saint-Julien, qui, malgr ses dfiances continuelles, tait bon et obligeant, se rsigna couter les confidences du voyageur ple.Monsieur, lui dit celui-ci, prenez-moi pour un fou, j'y consens; mais, au nom du ciel! ne me prenez pas pour un insolent, et rpondez la question que je vous ai adresse hier soir: Qu'est-ce que la princesse Quintilia Cavalcanti?Je vous jure, Monsieur, que je ne le sais gure plus que vous, rpondit Saint-Julien; et pour vous le prouver, je vais vous dire de quelle manire j'ai fait connaissance avec elle.Quand il eut termin son rcit, que le voyageur couta d'un air attentif, celui-ci s'cria:Ceci est romanesque et bizarre, et me confirme dans l'opinion o je suis que cette trange personne est ma belle inconnue du bal de l'Opra.Qu'est-ce que vous voulez dire? demanda Saint-Julien en ouvrant de grands yeux.Puisque vous avez eu la bont de me conter votre aventure, rpliqua le voyageur, je vais vous dire la mienne. J'tais, il y a six semaines, au bal de l'Opra Paris; je fus agac par un domino si plein d'extravagance, de gentillesse et de grce, que j'en fus absolument enivr. Je l'entranai dans une loge, et elle me montra son visage: c'tait le plus beau, le plus expressif que j'aie vu de ma vie. Je la suivis tout le temps du bal, bien qu'aprs m'avoir fait mille coquetteries elle semblt faire tous ses efforts pour m'chapper. Elle russit un instant s'clipser; mais guid par cette seconde vue que l'amour nous donne, je la rejoignais sous le pristyle, au moment o elle montait dans une voiture lgante qui n'avait ni chiffre ni livre. Je la suppliai de m'couter; alors elle me dit qu'elle occupait un rang lev dans le monde, qu'elle avait des convenances garder, et qu'elle mettait des conditions mon bonheur. Je jurai de les accepter toutes. Elle me dit que la premire serait de me laisser bander les yeux. J'y consentis; et, ds que nous fmes assis dans la voiture, elle m'attacha son mouchoir sur les yeux en riant comme une folle. Lorsque la voiture s'arrta, elle me prit le bras d'une main ferme, me fit descendre, et me conduisit si lestement que j'eus de la peine ne pas tomber plusieurs fois en chemin. Enfin elle me poussa rudement, et je tombai avec effroi sur un excellent sofa. En mme temps elle fit sauter le bandeau, et je me trouvai dans un riche cabinet o tout annonait le got des arts et l'lvation des ides. Elle me laissa examiner tout avec curiosit: c'tait, comme je m'en aperus en regardant ses livres, une personne savante, lisant le grec, le latin et le franais. Elle tait italienne, et semblait avoir vcu parmi ce qu'il y a de plus lev dans la socit, tant elle avait de noblesse dans les manires et d'lgance dans la conversation. Je vous avouerai que je faillis d'abord en devenir fou d'orgueil et de joie, et qu'ensuite je fus bloui et effray de la distance qui existait sous tous les rapports entre une telle femme et moi. Autant j'avais t confiant et fat durant le bal, autant je devins humble et craintif quand je fus bien convaincu que je n'avais point affaire une intrigante, mais une personne d'un rang et d'un esprit suprieurs. Ma timidit lui plut sans doute; car elle redevint foltre et mme provocante.Saint-Julien rougit, et le voyageur s'en apercevant, lui dit d'un air plus grave et un visage plus ple que de coutume:Vous me trouvez peut-tre fat, Monsieur et pourtant ce que je vous disais en confidence est de la plus exacte vrit. Je n'ai l'air ni fanfaron, ni mauvais plaisant, n'est-il pas vrai?Non, certainement, rpliqua Julien. Je vous coute, veuillez continuer.C'tait une trange crature, grave, diserte, railleuse, haute et digne, insolente, et, vous dirai-je tout? un peu effronte. Aprs m'avoir impos silence avec autorit pour un mot hasard, elle disait les choses les plus comiques et les moins chastes du monde.En vrit? dit Julien saisi de dgot.Il n'est que trop vrai, poursuivit le voyageur. Eh bien, malgr ces bizarreries, et peut-tre cause de ces bizarreries, j'en devins perdument amoureux, non de cet amour idal et pur dont votre ge est capable, mais d'un amour inquiet, dvorant comme un dsir. Enfin, Monsieur, je fus, ce soir-l, le plus heureux des hommes, et je sollicitai avec ardeur la faveur de la voir le lendemain; elle me le promit la condition que je ne chercherais savoir ni son nom, ni sa demeure. Je jurai de respecter ses volonts. Elle me banda de nouveau les yeux, me conduisit dehors, et me fit remonter en voiture. Au bout d'une demi-heure on m'en fit descendre. Au moment o j'tais sur le marchepied, une joue douce et parfume, que je reconnus bien, effleura la mienne, et une voix, que je ne pourrai jamais oublier, me glissa ces mots dans l'oreille: demain. J'arrachai le bandeau; mais on me poussa sur le pav, et la portire se referma prcipitamment derrire moi. La voiture n'avait point de lanternes et partit comme un trait. J'tais dans une des plus sombres alles des Champs-lyses. Je ne vis rien, et j'eus bientt cess d'entendre le bruit de la voiture, quelques efforts que je fisse pour la suivre. Il faisait un verglas affreux; je tombais chaque pas, et je pris le parti de rentrer chez moi.Et le lendemain? dit Julien. Je n'ai jamais revu mon inconnue, si ce n'est tout l'heure, une des fentres qui donnent sur la cour de cette auberge; et c'est la princesse Quintilia Cavalcanti.Vous en tes sr, Monsieur? dit Julien triste et constern. J'en ai une autre preuve, dit le voyageur en tirant de son sein une montre fort lgante et en l'ouvrant: regardez ce chiffre; n'est-ce pas celui de Quintilia Cavalcanti, avec cette abrviation PRA, c'est--dire principessa? Maudite abrviation qui m'a tant fait chercher!Comment avez-vous cette montre? dit Julien. Par un hasard trange, j'en avais une absolument semblable, et je l'avais pose sur la chemine du boudoir o je fus conduit par mon masque. La cherchant prcipitamment, je pris celle-ci qui tait suspendue ct, et ce ne fut qu'au bout de quelques jours que je m'aperus du chiffre grav dans l'intrieur.Je ne sais si je rve, dit Saint-Julien en regardant la montre; mais il me semble que j'en ai vu tout l'heure une semblable dans les mains de cette femme.Une montre de platine russe, travaille en Orient, dit le voyageur, avec des incrustations d'or maill!Je crois que oui, dit Julien. Eh bien, ouvrez-la, Monsieur, et vous y trouverez le nom de Charles de Dortan; faites-le, au nom du ciel!Comment voulez-vous que j'aille demander la princesse de voir sa montre? et d'ailleurs qu'y gagnerez-vous?Oh! je veux lui reprocher son effronterie; on ne se joue pas ainsi d'un homme de bonne foi qui s'est soumis tant de prcautions mystrieuses. Il faut dmasquer une infme coquette, ou bien il faut qu'elle me tienne ses promesses, et je garderai jamais le silence sur cette aventure; car, aprs tout, Monsieur, je suis encore capable d'en tre amoureux comme un fou.Je vous en fais mon compliment, dit froidement Saint-Julien; pour moi, je hais cette sorte de femmes, et je...Voici la voiture qui va partir! s'cria le voyageur: je veux l'attendre au passage, lui crier mon nom aux oreilles, la terrasser de mon regard... Mais de grce, Monsieur, allez d'abord lui dire que je veux lui parler, que je suis Charles de Dortan; elle sait trs bien mon nom, elle me l'a demand. Et d'ailleurs elle a ma montre...Le majordome de la princesse vint appeler Julien; celui-ci obit, et trouva le page, la dugne et les autres installs dans les voitures de suite et prts partir. La princesse parut bientt avec la Ginetta; elles taient coiffes de grands voiles noirs pour se prserver de la poussire de la route. La princesse avait lev le sien; mais quand elle vit sa voiture entoure de curieux, elle sembla prouver un sentiment d'impatience et d'ennui, et baissa son voile sur son visage. En ce moment le voyageur ple s'lanait pour la voir; il s'lana trop tard et ne la vit pas.Alors, n'osant adresser la parole cette femme dont il ne distinguait pas les traits, il prit le bras de Saint-Julien et dit d'un ton d'instance: De grce, dites mon nom.Saint-Julien cda machinalement et dit la princesse: Madame, voici M. Charles de Dortan. Je n'ai pas l'honneur de le connatre, rpondit la princesse, et je le salue. Allons, Messieurs, en voiture! ce ton absolu, les serviteurs de la princesse cartrent prcipitamment les curieux, et Quintilia monta en voiture sans que le voyageur ple ost lui parler. Saint-Julien le vit serrer les poings et s'lancer avec anxit sur un banc pour regarder dans la voiture. Qu'est-ce que c'est que cet homme-l qui nous regarde tant? dit nonchalamment la princesse en s'tendant demi au fond de la voiture, dont Saint-Julien et la Ginetta occupaient le devant. Je ne sais pas, Madame, rpondit la Ginetta avec candeur en relevant son voile. C'est M. Charles de Dortan, dit Saint-Julien indign. N'est-ce pas un horloger? dit la princesse avec tant de calme que Saint-Julien ne put savoir si c'tait une question de bonne foi ou une plaisanterie effronte.La princesse releva aussi son voile, se tourna vers Dortan, et lui dit d'un ton froid et impratif: Monsieur, reculez-vous; on ne regarde pas ainsi une femme.Dortan devint ple comme la lune et resta fascin sa place.La voiture partit au galop. Ces Franais sont insolents! dit la Ginetta au bout d'un instant. Pourquoi? dit la princesse, qui avait dj oubli l'incident.Il faut, pensa Julien, que ce Dortan soit un imbcile ou un fou.Les manires tranquilles de la princesse le subjugurent bientt, et il lui sembla avoir rv l'histoire de Dortan. Pendant ce temps le chemin se drobait sous les pieds des chevaux, et Avignon s'effaait dans la poussire de l'horizon.4Les journes de ce voyage passrent comme un songe pour Julien. La princesse s'tait faite homme pour lui parler. Elle avait un art infini pour tirer de chaque question tout le parti possible, pour la simplifier, l'claircir et la revtir ensuite de tout l'clat de sa pense vaste et brillante. Toutes ses opinions rvlaient une me forte, une volont implacable, une logique pre et serre. Ce caractre viril blouissait le jeune comte. Une chose seule l'affligeait, c'tait de n'y pas voir percer plus de sensibilit; un peu plus d'entranement, un peu moins de raison, l'eussent rendu plus sduisant sans lui ter peut-tre sa puissance. Mais Saint-Julien ne savait pas encore prcisment s'il se trompait en augurant de la beaut de l'intelligence plus que de la bont du cur. Peut-tre cette me si vaste avait-elle encore plus d'une face lui montrer, plus d'un trsor lui rver. Seulement il s'effrayait de la trouver plus dispose la critique qu' la sympathie lorsqu'il s'cartait de la ralit positive pour s'garer la suite de quelque rverie sentimee.Et d'un autre ct pourtant il aimait cette froideur d'imagination qui, selon lui, devait prendre sa source dans une habitude de murs rigides et sages. La familiarit chaste des manires et du langage achevait d'effacer la fcheuse impression qu'il avait reue d'abord des manires hardies et de la brusque familiarit de la princesse. Comment accorder d'ailleurs les principes d'ordre et de noble harmonie qu'elle mettait si nettement tout propos avec des habitudes de dsordre et d'effronterie? La dpravation dans une me si leve et t une monstruosit.Peu aprs il lui sembla que cette femme cachait sa bont comme une faiblesse, mais qu'un foyer de charit brlait dans son me. Elle n'tait occupe que de thories philanthropiqs, et s'indignait de voir sur sa route tant de misre sans soulagement. Elle imaginait alors des moyens pour y remdier et s'tonnait qu'on ne s'en avist pas.Mais, disait-elle avec colre, ces misrables btards qui gouvernent le monde titre de rois ont bien autre chose faire que de secourir ceux qui souffrent. Occups de leurs fades plaisirs, ils s'amusent purilement et mesquinement jusqu' ce que la voix des peuples fasse crouler leurs trnes trop longtemps sourds la plainte.Alors elle parlait de la difficult de maintenir l'intelligence entre les gouvernements et les peuples. Elle ne la trouvait pas insurmontable.Mais que peuvent faire, ajoutait-elle, tous ces idiots couronns?Et aprs avoir lumineusement examin et critiqu le systme de tous les cabinets de l'Europe, dont son il pntrant semblait avoir surpris tous les secrets, elle levait sur des bases philosophiques son systme de gouvernement absolu.Les grands rois font les grands peuples, disait-elle, tout se rduit cet aphorisme banal; mais il n'y a pas encore eu de grands rois sur la terre, il n'y a eu que de grands capitaines, des hros d'ambition, d'intelligence et de bravoure; pas un seul prince la fois hardi, loyal, clair, froid, persvrant. Dans toutes les biographies illustres, la nature infirme perce toujours. Ce n'est pourtant pas dire qu'il faille abandonner l'uvre et dsesprer de l'avenir du monde. L'esprit humain n'a pas encore atteint la limite o il doit s'arrter: tout ce qui est nettement concevable est excutable.Aprs avoir parl ainsi, elle tombait dans de profondes rveries; ses sourcils se fronaient lgrement. Son grand il sombre semblait s'enfoncer dans ses orbites; l'ambition agrandissait son front brlant. On l'et prise pour la fille de Napolon.Dans ces instants-l Saint-Julien avait peur d'elle.Qu'est-ce que la charit? qu'est-ce que l'amour? se disait-il; que sont toutes les vertustoutes les posies, et tous les sentiments pieux et tendres pour une me brle de ces ambitions immenses?Mais s'il la voyait jeter aux pauvres l'or de sa bourse et jusqu'aux pices de son vtement; s'il l'entendait, d'une voix amicale et presque maternelle, interroger les malades et consoler les affligs, il tait plus touch de ces marques de bont familire qu'il ne l'etctions plus grandes faites par une autre femme.Un jour un postillon tomba sous ses chevaux et fut grivement bless. La princesse s'lana la premire son secours; et, sans crainte de souiller son vtement dans le sang et dans la poussire, sans craindre d'tre atteinte et blesse elle-mme par les pieds des chevaux, au milieu desquels elle se jeta, elle le secourut et le pansa de ses propres mains. Elle le fit avec tant de zle et de soin, que Saint-Julien aurait cru qu'elle y mettait de l'affectation s'il ne l'et vue tancer srieusement son page, qui criait pour une gratignure, repousser avec colre les mendiants qui talaient sous ses yeux de fausses plaies, ngliger, en un mot, toutes les occasions de dployer une compassion inutile et crdule.Enfin on arriva Monteregale, et la princesse, ayant fait ouvrir sa voiture, montra de loin Saint-Julien les tours d'une jolie forteresse en miniature qui dominait sa capitale. La capitale blanche et mignonne parut bientt elle-mme au milieu d'une valle dlicieuse. La garnison, compose de cinq cents hommes, arriva la rencontre de sa gracieuse souveraine. Les douze pices de canon des forts firent le plus beau bruit qu'elles purent, et l'invitable harangue des magistrats fut prononce aux portes de la ville.Quintilia parut recevoir ces honneurs avec un peu de hauteur et d'ironie. Peut-tre en et-elle mieux support l'ennui si l'clat d'une plus vaste puissance les et rehausss au de son orgueil. Cependant elle se donna la peine de faire Saint-Julien les honneurs de sa petite principaut avec beaucoup de gaiet. Elle eut l'esprit de ne point trop souffrir du ridicule de ses magistrats, de la mesquinerie de ses forces militaires et de l'exigut de ses domaines. Elle s'excuta de bonne grce pour en rire, et ne perdit nanmoins aucune occasion de lui faire adroitement remarquer les effets d'une sage administration.Au reste elle prenait trop de peine. Saint-Julien, qui n'avait jamais vu que les tourelles lzardes du manoir hrditaire et leurs rustiques alentours, tait rempli d'une nave admiration pour cet appareil de royaut domestique. La beaut du ciel, les riches couleurs du paysage, l'lgance coquette du palais, construit dans le got oriental sur les dessins de la princesse, les grands airs des seigneurs de sa petite cour, les costumes un peu suranns, mais riches, des dignitaires de sa maison, tout prenait aux yeux du jeune campagnard un aspect de splendeur et de majest qui lui faisait envisager sa destine comme un rve.Arrive dans son palais, Quintilia fut tellement obsde de rvrences et de compliments, qu'elle ne put songer installer son nouveau secrtaire. Lorsque Saint-Julien voulut aller prendre du repos, les valets, mesurant leur considration la magnificence de son costume, l'envoyrent dans une mansarde. Il y fit peu d'attention. Dlicat de complexion et peu habitu la fatigue, il s'y endormit profondment.Le lendemain matin, il fut veill par la Ginetta.Monsieur le comte, lui dit-elle avec l'aplomb d'une personne qui sent toute la dignit de son personnage, vous tes mal ici. Son Altesse ne sait pas o l'on vous a log; mais, comme elle n'a pas eu le temps de s'occuper de vous hier, elle vous prie d'attendre ici un jour ou deux, d'y prendre vos repas, d'en sortir le moins possible, de ne point vous montrer beaucoup de personnes, de ne parler aucune, et d'tre assur qu'elle s'occupe de vous installer d'une manire dont vous serez content.Aprs ce discours, la Ginetta le salua et sortit d'un air majestueux. Saint-Julien se conforma religieusement aux intentions de sa souveraine. Un vieux valet de chambre lui apporta des aliments trs choisis, le servit respectueusement sans lui adresser un mot, et lui remit quelques livres. Ce fut le seul souvenir qu'il eut de la princesse durant trois jours.Le soir de cette troisime journe, comme il commenait s'impatienter et s'inquiter un pede cet abandon, il entendit, en mme temps que l'horloge qui sonnait minuit, les pas lgers d'une femme, et la Ginetta reparut.Venez, Monsieur, lui dit-elle d'un ton respectueux, mais avec un regard assez moqueur. Son Altesse Srnissime m'ordonne de vous conduire votre nouveau domicile.Saint-Julien la suivit travers les combles du palais. Aprs de nombreux dtours, elle ouvrit une porte dont elle avait la clef sur elle; mais, comme Julien allait la franchir son tour, une figure allume par la colre s'lana au-devant d'eux en s'criant:O allez-vous?Que vous importe? rpondit hardiment la Ginetta. la clart vacillante du flambeau que portait la soubrette, Saint-Julien reconnut l'cuyer ou l'aide de camp Lucioli, qui jetait sur lui des regards furieux.J'ai le commandement de cette partie du chteau, dit-il: vous ne passerez point sans ma permission.En voici une qui vaut bien la vtre, dit-elle en lui exhibant un papier.Lucioli y jeta les yeux, le froissa dans ses mains avec exaspration et le jeta sur les marches de l'escalier en profrant un horrible jurement. Puis il disparut aprs avoir lanc Julien un nouveau regard de haine et de vengeance.Cette rapide scne rveilla tous les doutes du jeune homme.Ou je n'ai aucune espce de jugement, se dit-il, ou cette conduite est celle d'un amant disgraci qui voit en moi son successeur.Cette ide le troubla tellement, qu'il arriva tout tremblant au bas de l'escalier. Lorsque Ginetta se retourna pour lui remettre la clef de l'appartement, il tait ple, et ses genoux se drobaient sous lui.Eh bien! lui dit la soubrette l'il brillant, vous avez peur? Non pas de Lucioli, Mademoiselle, rpondit froidement Saint-Julien.Et de quoi donc alors? dit-elle avec ingnuit. Tenez, Monsieur, vous tes chez vous. La princesse vous fera avertir demain quand elle pourra vous recevoir. Un serviteur particulier rpondra votre sonnette. Bonne nuit, monsieur le comte.Elle lui lana un regard quivoque, o Saint-Julien ne put distinguer la malice ingnue d'un enfant de la raillerie agaante d'une coquette. Il entra chez lui tout confus de ses vaines agitations, et craignant de jouer vis--vis de lui-mme le rle d'un fat.L'appartement tait dcor avec un got exquis. Les draperies en taient si fraches, que Saint-Julien ne put s'empcher de penser, malgr ses scrupules, que ce logement avait t prpar pour lui tout exprs. La simplicit austre des ornements, la sobrit des choses de luxe, le choix des objets d'art, semblaient avoir une destination expresse pour ses gots et son caractre. Les gravures reprsentaient les potes que Julien aimait, ses livres favoris garnissaient les armoires de glace. Il y avait mme une grande Bible entrouverte un psaume qu'il avait souvent cit avec admiration durant le voyage.Il est impossible que ces choses soient l'effet du hasard, dit-il; mais que suis-je pour qu'elle s'occupe ainsi de moi, pour qu'elle m'honore d'une amiti si dlicate? Quintiliale monde me couvrir de sa sanglante moquerie, je m'estimerais bien malheureux s'il me fallait changer le trsor de cette sainte affection contre une nuit de ton plaisir!... Et pourtant quel orgueil serait donc le mien si j'aspirais tre le seul amant d'une femme comme elle? Suis-je fou? suis-je sot?Le lendemain matin, il se hasarda tirer la tresse de soie de sa sonnette, moins par le besoin qu'il avait d'un domestique que par un sentiment de curiosit inquite et vague appliqu toutes les choses qui l'entouraient. Deux minutes aprs, il vit entrer le page de la princesse. C'tait un enfant de seize ans, si fluet et si petit qu'il paraissait en avoir douze. Sa physionomie fine et mobile, son air enjou, hardi et ptulant, son costume thtral, sa chevelure blonde et frise, ralisaient le plus beau type de page espigle et d'enfant gt qui ait jamais port l'ventail d'une reine.Eh quoi! c'est toi, Galeotto? dit le jeune comte avec surprise. Oui, c'est moi, rpondit le page avec fiert: la princesse me met vos ordres; mais cout. Vous ne devez jamais oublier que je me nomme Galeotto degli Stratigopoli, descendant de princes esclavons, et que je suis votre gal en toutes choses. Si la pauvret a fait de moi un aventurier, elle n'en pourra jamais faire un valet. Sachez donc que je suis ici ami et compagnon. J'obis la princesse; je la servirai genoux, parce qu'elle est femme et belle; mais vous, je ne consentirai jamais qu' vous obliger... Est-ce convenu?Je n'ai pas besoin d'un serviteur, rpondit Saint-Julien, et j'ai besoin d'un ami. Vous voyez que le hasard me sert bien, n'est-il pas vrai?Galeotto lui tendit la main, et un sourire amical entrouvrit sa bouche vermeille.Son Altesse, reprit-il, m'avait bien dit que nous nous entendrions et que nous serions frres. Elle dsire que nous n'ayons point de rapports avec les laquais. Jeunes comme nous voici, pauvres comme nous l'tions hier, nous n'avons pas besoin de valets de chambre; mais nous avons besoin mutuellement de conseil et de socit. C'est pourquoi nos gentilles cellules sont voisines l'une de l'autre, une sonnette communique de vous moi; mais prenez-y bien garde, la mme communication existe de moi vous, et pour commencer vous allez voir.Le page sortit, et peu aprs une sonnette cache dans les draperies du lit de Saint-Julien fut branle avec autorit. Le jeune comte comprit, et se hta de sortir de sa chambre. Au bout de quelques pas il vit Galeotto sur le seuil de la sienne.Mon jeune matre, dit Saint-Julien, me voici, j'ai entendu votre appel.C'est bien, dit le page; maintenant retournons chez vous, je vais vous aider vous habiller. Cela est d'une haute importance, ajouta-t-il, voyant que Julien faisait quelque crmonie; j'accomplis ma mission, laissez-moi faire.Alors Galeotto tira de sa poche une clef de vermeil dont il se servit pour ouvrir les tiroirs d'un grand coffre de cdre qui servait de commode dans la chambre de Saint-Julien. Il y prit des vtements d'une forme trange, devant lesquels le jeune Franais se rcria, saisi de rpugnance:Vous tes un niais, mon bon ami, lui dit le page; vous craignez d'tre ridicule en vous affublant d'un costume de comdie. Il ne fallait pas vous mettre sous la domination d'une femme. Vous oubliez donc que nous jouons ici les premiers rles aprs le singe et le perroquet? J'ai fait comme vous la premire fois qu'on m'ta ma petite soutane rpe (care m'tais enfui du sminaire par-dessus les murs), pour me mettre ce justaucorps de soie, ces bas brods et ces plumes, qui me donnent l'air d'un cacatos. Je pleurai, je criai (j'avais douze ans alors); je voulus dchirer mes manchettes et jeter mon bonnet sur les toits; mais la Ginetta, qui est une fille d'esprit, me fit la leon, et je vous assure que je me trouve aujourd'hui fort mon avantage. Voyez, ajouta le malin page en se promenant devant une glace o il se rptait de la tte aux pieds; cette petite jambe fine et ce pied de femme ne seraient-ils pas perdus sous un pantalon de soldat et sous une botte hongroise? Croyez-vous que ma taille ft aussi souple et mes mouvements aussi gracieux sous les traits d'un dolman ou sous le drap de votre frac grossier? Quant mes dentelles, elles ne sont pas beaucoup plus blanches que mes mains, c'est en dire assez; et mes cheveux, que vous trouvez peut-tre un peu effmins, Monsieur, c'est la Ginetta qui les frise et les parfume. Allez, mon cher, fiez-vous aux femmes pour savoir ce qui nous sied; l o elles rgnent, nous ne sommes pas trop malheureux.Galeotto, dit Saint-Julien en cdant d'un air tout rveur ses instigations; je vous avoue que, s'il en est ainsi, cette cour n'est pas trop de mon got. Vous tes spirituel, brillant; cette vie doit vous plaire. D'ailleurs, vous n'avez pas encore atteint l'ge o la ncessit d'un rle plus srieux se fait sentir. Vous avez bien dj la fiert d'un homme; mais avez encore l'heureuse lgret d'un enfant. Pour moi, je suis dj vieux; car j'ai l'humeurlique, le caractre nonchalant. Une vie de ftes ne me convient gure; je ne sais pas plaire aux femmes; j'aimerais mieux vivre la manire d'un homme.Admirable princesse! s'cria Galeotto en lui boutonnant son pourpoint de velours noir.Je ne voudrais pas plus que vous porter un mousquet sur un bastion et fumer dans un corps de garde, continua Julien; je ne me sens pas fait pour cette vie rude, ennemie du dveloppement de l'intelligence.Sublime bon sens, de Son Altesse! reprit le page en lui attachant au-dessus du genou une jarretire d'argent cisel.Mais je voudrais, continua Saint-Julien, pouvoir accomplir ici quelque travail utile, et avoir le droit de consacrer l'tude mes heures de loisir.Vive Son Altesse Srnissime! s'cria le page.Qu'avez-vous donc plaisanter ainsi? dit Julien. Vous ne m'coutez pas.Parfaitement, au contraire, rpondit l'enfant; et si je me rcrie en vous coutant, c'est dvoir que Son Altesse vous connaisse dj si bien. Tout ce que vous me dites l, elle me l'a dit hier soir; et vous pensez bien qu'aprs vous avoir si nettement jug, elle a trop d'esprit pour vous dtourner de votre vocation. Tout ce que vous dsirez, elle vous l'a prpar; elle est entre dans le fond de votre cerveau par la prunelle de vos yeux, elle a saisi votre me dans le son de votre voix. Attendez quelques jours, et si vous n'tes pas content de votre sort, il faudra vous aller pendre, car c'est que vous aurez le spleen. En attendant, regardez-vous, et dites-moi si le choix de ce vtement ne rvle pas chez notre souveraine le sentiment de l'art et de l'intelligence du cur.Je vois que vous tes trs ironique, dit Julien en se regardant sans se voir; moi, ce n'est pas mon humeur.Seriez-vous susceptible?Peut-tre un peu, je l'avoue ma honte.Vous auriez tort; mais, sur mon honneur! je ne raille pas. Regardez-vous; je sors pour ne pas vous intimider.Le nonchalant Julien resta debout devant sa glace sans penser suivre le conseil du page. Peu peu, il s'examina avec rpugnance d'abord, puis avec tonnement, et enfin avec un certain plaisir. Ce pourpoint noir, cette large fraise blanche, ces longs cheveux lisses et tombant sur les tempes, allaient si parfaitement la figure ple, la dmarche timide, l'air doux et un peu mfiant du jeune philosophe, qu'on ne pouvait plus le concevoir autrement aprs l'avoir vu vtu ainsi. Saint-Julien ne s'tait jamais aperu de sa beaut. Aucun des rustiques amis qui avaient entour son enfance ne s'en tait avis; on l'avait, au contraire, habitu regarder la dlicatesse de sa personne comme une disgrce de la nature et comme une organisation assez mprisable. Pour la premire fois, en se voyant semblable un type qu'il avait souvent admir dans les copies graves des anciens tableaux, il s'tonna de ne point trouver sa tnuit ridicule et sa gaucherie disgracieuse. Une satisfaction ingnue se rpandit sur sa figure et l'absorba tellement, qu'il resta prs d'un quart d'heure en extase devant lui-mme, s'oubliant compltement, et prenant la glace o il se regardait, dans son immobilit contemplative, pour un beau tableau suspendu devant lui.Deux figures panouies qui se montrrent au second plan dtruisirent son illusion. Il s'veilla comme d'un songe et vit derrire lui le page et la Ginetta, qui l'applaudissaient en riant de toute leur me. Un peu confus d'tre surpris ainsi, le jeune comte s'adossa la boiserie de sa chambre, et, se croisant les bras, attendit que leur gaiet se ft exhale; mais son regard triste et un peu mprisant ne put en rprimer l'lan. Le page sauta sur le lit en se tenant les flancs, et la Ginetta se laissa tomber sur un carreau avec la grce d'une chatte qui joue.Mais, se levant tout coup et croisant ses bras sur sa poitrine, elle s'adossa la boiserie, prcisment en face de Julien, et dans la mme attitude que lui. Puis elle le regarda du haut en bas avec une attention srieuse.Se tournant ensuite vers le page, elle lui dit d'un ton grave: Seulement la jambe un peu grle et les genoux un peu rapprochs; mais ce n'est pas disgracieux, tant s'en faut.Saint-Julien, trs piqu de leurs manires, se sentait rougir de honte et de colre lorsqu'on entendit sonner onze heures. Le page et la soubrette, tressaillant comme des lvriers au son du cor, le saisirent chacun par un bras en s'criant: Vite, vite, notre poste! et avant qu'il et eu le temps de se reconnatre, il se trouva dans la chambre de la princesse.5Quintilia tait tendue sur de riches tapis et fumait du lataki dans une longue chibouque couverte de pierreries. Elle portait toujours ce costume grec qu'elle semblait affectionner, mais dont l'clat, cette fois, tait blouissant. Les toffes de soie des Indes fond blanc sem de fleurs taient bordes d'ornements en pierres prcieuses; les diamants tincelaient sur ses paules et sur ses bras. Sa calotte de velours bleu de ciel, pose sur ses longs cheveux flottants, tait brode de perles fines avec une rare perfection. Un riche poignard brillait dans sa ceinture de cachemire. Un jeune axis apprivois dormait ses pieds, le nez allong sur une de ses pattes fluettes. Appuye sur le coude, et s'entourant des nuages odorants du lataki, la princesse, fermant les yeux demi, semblait plonge dans une de ces molles extases dont les peuples du Levant savent si bien savourer la paisible batitude. La Ginetta se mit lui prparer du caf, et le page remplir sa pipe, qu'elle lui tendit d'un air nonchalant, aprs lui avoir fait un trs petit signe de tte amical. Julien restait debout au milieu de la chambre, perdu d'admiration, mais singulirement embarrass de sa personne.Quintilia, soufflant au milieu du nuage d'opale qui flottait autour d'elle, distingua enfin son secrtaire intime, qui attendait craintivement ses ordres.Ah! Voyons; ton costume? marche un peu. Comment le trouves-tu, Ginetta?Je suis absolument de l'avis de Votre Altesse. Et toi, Galeotto?Si mademoiselle n'avait rien dit, j'aurais dit quelque chose; mais je ne trouve rien de plus spirituel rpondre que ce qu'elle a trouv.Ginetta, dit la princesse, je vous dfends de tourmenter Galeotto. D'ailleurs, ajouta-t-elle en voyant l'air triste et contraint de Saint-Julien, ces enfantillages ne sont pas du got de M. le comte, et il vous faudra, avec lui, brider un peu votre folle humeur.Madame, dit Julien, qui craignait de jouer le rle d'un pdant, laissez, je vous en prie, leur gaiet s'exercer mes dpens; je suis un paysan sans grce et sans esprit, leurs sarcasmes me formeront peut-tre.C'est notre amiti qui prendra ce soin, dit Quintilia. Mais, dis-moi, enfant, tu ne m'as pas cont ton histoire, et je ne sais pas encore par quelle bizarrerie du destin M. le comte de Saint-Julien m'a fait l'honneur de me suivre en Illyrie. Je gagerais qu'il y a l-dessous quelque aventure d'amour, quelque grande passion de roman, contrarie par des parents inflexibles; tu m'as bien l'air d'tre venu moi par-dessus les murs. Voyons, Ragazzo, quelle escapade avez-vous faite? pour quelle dette de jeu, pour quel grand coup d'pe, pour quelle fille enleve ou sduite avez-vous pris votre pays par pointe?En parlant ainsi, elle posa son pied chauss d'un bas de soie bleutre lam d'argent sur le flanc de sa biche tachete, et, tout en prenant sa chibouque des mains du page, elle le baisa au front avec indolence.Cette familiarit ne troubla nullement Galeotto, qui semblait tout fait dvou son rle d'enfant; mais elle fit monter le sang au visage du timide Julien.Voyons, dit la princesse sans y faire attention; nous avons encore une heure attendre l'ouverture du crmonial; veux-tu nous raconter tes aventures?Hlas! Madame, rpondit Julien, il vaudrait mieux m'ordonner de vous lire un conte des Mille et Une Nuits ou un des romanesques pisodes de Cervants; ce serait plus amusant pour Votre Altesse que les obscures souffrances d'un hros aussi vulgaire et d'un conteur aussi mdiocre que je le suis.Je crois comprendre ta rpugnance, Giuliano, reprit la princesse; tu crains d'tre cout ac indiffrence: tu te trompes; il ne s'agit pas pour moi de satisfaire une curiosit oisive; je voudrais lire jusqu'au fond de ton cur, afin d'clairer mon amiti sur les moyens de te rendre heureux. Si tu doutes de l'intrt avec lequel nous allons t'entendre, attends que la confiance te vienne. C'est nous de savoir la mriter.Je serais un sot et un ingrat, rpondit Julien, si je doutais de la bienveillance de Votre Altesse aprs les bonts dont elle m'a combl; je crois aussi l'amiti de mon jeune nfrre, la discrtion de la signora Gina. D'ailleurs il n'y a point de piquants mystres dans mon histoire, et les malheurs domestiques dont j'ai souffert ne peuvent tre aggravs ni adoucis par la publicit.Galeotto prit la main de Julien et le fit asseoir sur le tapis, entre lui et l'axis favori. Le jeune comte raconta son histoire en ces termes:Je suis n en Normandie, de parents nobles, mais ruins par la rvolution du sicle dernier. Ma mre, en partant pour l'tranger, fut heureuse de pouvoir confier mon ducation un prtre qui elle avait rendu d'importants services dans des temps meilleurs, et qui, par reconnaissance, se chargea de moi. J'avais six ans quand on m'installa au presbytre dans un riant village de ma patrie. Le cur tait encore jeune, mais c'tait un homme austre et fervent comme un chrtien et absolu avec les mchants. Il tait peu susceptible d'enthousiasme, si ce n'est lorsqu'il s'agissait de fltrir le vice par des paroles vhmentes et de repousser l'hypocrite ostentation des faux dvots.Malgr cette noble sincrit et l'horreur qu'il prouvait pour tout machiavlisme religieux, homme respectable tait peu compris et peu aim. On l'accusait de manquer de tolrance, et on le confondait avec les fanatiques qui, sous la robe du lvite, reclent la haine et l'aigreur jalouse des curs froisss. Mais on tait injuste envers lui, je puis l'affirmer. C'tait le plus chaste et en mme temps le moins chagrin des prtres. La fermet, l'esprit d'ordre et l'amour de la justice, qui taient les principaux traits de son caractre, entretenaient dans ses manires et dans ses murs une srnit patriarcale. Sa maison tait rigoureusement bien tenue; sa sur, digne et excellente mnagre, distribuait ses aumnes avec discernement, et il avait si bien surveill sa paroisse, qu'on n'y voyait plus aucun malfaiteur ni aucun vagabond troubler le repos ou effaroucher la conscience des honntes gens.C'est l ce qui faisait dire des philanthropes imprudents qu'il se conduisait plutt en justicier inflexible qu'en aptre misricordieux. Ces gens-l ne voulaient pas comprendre qu'il faisait la guerre au vice, et ne hassait dans les hommes que la souillure de leurs pchs.Pour moi, j'aimais en lui toutes choses, mais principalement cette vertueuse rigueur, qui clairait tous les doutes de ma conscience et qui aplanissait toutes les difficults de mon chemin. Guid par lui, je me sentais capable d'tre vertueux comme lui. Ses conseils, ses encouragements et ses loges m'inondaient d'une joie cleste, et je ne craignais point de chercher dans un noble orgueil la force dont l'homme a besoin pour traverser les sductions coupables. Il m'exhortait ce sentiment d'estime envers moi-mme, et me le faisait envisager comme la plus sre garantie contre la dpravation d'un sicle sans croyance. cet endroit du rcit de Julien, la Ginetta laissa tomber son ventail, et ses regards vagues, qui tenaient le milieu entre le sommeil et la proccupation, troublrent un peu le narrateur. Galeotto sourit demi et lui dit:Prenez courage, mon cher monsieur de Fnelon; cette frivole Cidalise n'est bonne qu' dcour du papier et friser des petits chiens.La princesse lui imposa silence et pria Saint-Julien de continuer. Lorsque j'entrai dans l'adolescence, un trouble inconnu vint porter l'pouvante dans mes rves et dans mes prires. Je m'en confessai mon instituteur, non comme un prtre, mais comme un ami. Il me rpondit avec franchise et me rvla hardiment tous les secrets de la vie. Si vous tiez destin la virginit du sacerdoce, me dit-il, j'essaierais de prolonger voe ignorance ou d'teindre par la crainte les ardeurs de votre jeune imagination; mais le germe des passions se rvle chez vous avec trop de vivacit pour que j'essaie jamais de vous retirer du monde, o votre place est marque. Il ne s'agit que de bien diriger les passions, pour qu'elles soient fertiles en nobles penses et en belles actions.Alors il essaya de me peindre les deux sortes d'amours qui souillent ou purifient les mes: l'attrait du plaisir qui, sans l'autre amour, ne conduit qu' l'abrutissement de l'esit; et l'amour du cur, qui rapproche les tres vertueux et produit l'union sainte de l'homme et de la femme. Il me parla de cette compagne d'Adam, de ce rayon du ciel envoy au sommeil du premier homme, comme le plus beau don que Dieu et mis en rserve pour couronner l'uvre de la cration. Il me parla aussi de cet tre dgnr qui, dans notre socirrompue, dment sa cleste origine et enivre l'homme des poisons de la luxure, fruit amer et imprissable de l'arbre de la science. Les portraits qu'il me fit de la femme pure et de la femme vicieuse imprimrent dans mon cur, encore enfant, deux images ineffaables: l'une, divine et couronne, comme les vierges de nos glises, d'une sainte aurole; l'autre, hideuse et grimaante comme un rve funeste. Que cette ide ft errone dans sa candeur, cela est hors de doute pour moi aujourd'hui, et pourtant je n'ai pu perdre entirement cette impression obstine de ma premire jeunesse. La laideur du corps et celle de l'me me semblent toujours insparables au premier abord; et quand je vois la beaut du visage servir de masque la corruption du cur, j'en suis rvolt comme d'une double imposture, et je suis saisi de terreur comme l'aspect d'un bouleversement dans l'ordre ternel de l'univers.Au retour des Bourbons en France, mes parents revinrent de l'migration, et je quittai avec regret le presbytre pour aller vivre dans le chteau dlabr de mes anctres. Mon pre sacrifia ses dernires ressources pour rentrer en possession du manoir qui portait son nom; mais il ne put racheter qu'une trs petite partie des terres environnantes, et l'entretien d'une vaste maison et d'un parc sans rapport achevrent de rendre notre existence prcaire et triste. Nanmoins je me flattais, dans les commencements, de goter un bonheur nouveau pour moi dans l'intimit de ma mre, dont je me rappelais avec amour les caresses et les premiers soins. Elle tait encore belle malgr ses cinquante ans, et un esprit naturel et enjou elle joignait assez d'instruction et de jugement; mais, par une inconcevable fatalit, nos opinions diffraient sur beaucoup de points. Il est vrai que ma mre, douce et facile dans son humeur railleuse, attachait peu d'importance nos discussions et semblait ne pas s'apercevoir de l'impression pnible que j'en recevais; mais il m'tait cruel de trouver dans une femme que j'aurais voulu entourer de plus saint respect une lgret de principes si diffrente de ce que j'en attendais. Peu peu, la frivolit avec laquelle ma mre traitait mes plus chres croyances, l'espce de piti moqueuse qu'elle avait pour mon caractre, me rendirent plus hardi, et j'essayai de l'amener mes ides; mais alors elle m'imposa silence avec hauteur, et me reprocha aigrement ce qu'elle appelait le pdantisme de l'intolrance. Mon pre ne se mlait jamais nos contestations; presque toujours endormi dans son fauteuil, il ne prenait intrt qu' sa partie de piquet, que ma mre faisait, il est vrai, avec une obligeance infatigable; et, pourvu que rien ne gnt ses habitudes paresseuses, il s'accommodait de tous les visages et de tous les caractres. Un ami subalterne de la maison me rendit, presque malgr moi, le triste service de m'apprendre que ma mre avait souvent tromp autrefois ce dbonnaire mari, et me conseilla de heurter moins imprudemment ses souvenirs, et peut-tre les reproches secrets de sa conscience, par la rigidit de mes principes. Je le remerciai de son avis, et j'en profitai. Je compris que je n'avais plus le droit de discuter, puisque c'tait m'arroger celui de censurer la conduite de ma mre; mais en rentrant dans la voie d'un froid respect, je sentis s'vanouir en moi cette sainte affection dont j'avais conu l'espoir.Je me retirai en moi-mme; je devins mlancolique, souffrant, et l'ennui s'empara de moi. Je pris dans cet isolement de l'me une habitude de rserve qui acheva de m'aliner le cur de mes parents. Ils me le tmoignrent cruellement quatre ou cinq fois, et la dernire je pris mon parti. Je partis dans la nuit, leur laissant une lettre d'humbles excuses, et leur promettant que, quelle que ft ma fortune, ils n'auraient jamais rougir de moi. Je me mis donc en route, au hasard, tristement, et presque sans ressources, la gne o vivaient mes parents m'interdisant de leur demander le moindre sacrifice; j'esprai en la Providence et un peu en mon courage. Votre Altesse sait le reste, et grce sa bont, je n'ai pas eu longtemps supporter les fatigues et les privations de mon voyage.Je te remercie, mon cher Julien, dit la princesse. Je vois que tu es un honnte homme et un noble cur; mais laisse-moi te parler en amie et remplacer la mre que tu as abandonne. Je crains que tu ne sois un peu entach, ton insu et malgr toi, de l'esprit d'obstination et d'orgueil que l'on reproche avec raison au clerg de France. Tu as subi l'influence des prtres dans ce qu'elle a de bon principalement, mais aussi un peu dans ce qu'elle a de dangereux. Ton cur de village est sans doute un homme vertueux et franc; mais peut-tre ceux qui lui reprochaient de manquer d'indulgence et de misricorde n'avaient-ils pas absolument tort. Je n'aime pas qu'on chasse d'un pays les vagabonds et les malfaiteurs; c'est se dfaire de la peste en faveur de son prochain. Il vaudrait mieux essayer de fixer et d'employer les uns, de corriger ou de contenir les autres. Ta mre me parat une bonne femme que tu aurais mieux fait d'accepter avec ses qualits et ses dfauts, et je t'estimerais encore mieux si tu avais ignor ou enseveli dans un ternel oubli les fautes de sa jeunesse. Prends-y garde, mon enfant: ce caractre absolu, cette froide habitude de condamner en silence et de fuir sans retour et sans pardon tout ce qui ne nous ressemble pas, peut bien nous rendre coupables, dangereux aux autres et nous-mmes. Tu vois dj que tu t'es fait souffrir, que tu as gt le bonheur possible de ta vie de famille; et sans doute ta mre, quelque frivole qu'elle soit, doit avoir pleur ton dpart et ses motifs. Lui donnes-tu quelquefois de tes nouvelles, au moins?Oui, Madame, rpondit Saint-Julien. Eh bien fais-le toujours, reprit-t-elle, et que le ton de tes lettres lui fasse oublier ce que ton absence a de cruel et de mortifiant. Au reste, ajouta la princesse en se levant et en lui tendant la main, vous avez bien fait de nous dire toutes ces choses, monsieur le comte; nous saurons mieux le respect que nous devons vos chagrins. Mes enfants, dit-elle aux deux autres, vous avez trop d'esprit et de dlicatesse pour ne pas le comprendre, le cur de San-Giuliano n'est pas du mme ge que le vtre. Il ne faut pas le traiter comme un camarade d'enfance. Et toi, mon ami, dit-elle au jeune comte, il faut faire aussi quelque concession leur jeunesse, et tcher de te distraire avec eux. Nous runirons tous nos efforts pour te faire l'avenir meilleur que le pass; si nous chouons, c'est que l'amiti est sans puissance et ton me sans oubli.L'heure tant venue o la princesse devait se montrer pour la premire fois depuis son retour toute sa cour assemble, elle prit le bras de Julien pour se lever; puis elle passa sur sa robe de soie une pelisse de velours brode d'or et fourre de zibeline. Le page prit son ventail de plumes de paon. On remit Julien un livre riches fermoirs sur lequel il devait inscrire les demandes prsentes la souveraine. La Ginetta, qui avait des privilges particuliers, se mla trois grandes dames autrichiennes qui, par droit de noblesse, avaient la charge honorifique de paratre en public les suivantes de la princesse. Elles n'taient gure flattes de voir une Vnitienne sans naissance et, disaient-elles, sans conduite, marcher du mme pas et leur ter sans faon des mains la queue du manteau ducal; mais la princesse avait des volonts absolues. Elle et chass ces douairires plutt que de contrarier sa jeune favorite, et aucun homme de cour ne trouvait redire l'admission d'une si belle personne dans les salles de rception.Quand la princesse eut agr les hommages de ses flatteurs, elle leur prsenta son secrtaire intime, le comte de Saint-Julien. Au ton de sa voix, tous comprirent que ce n'tait pas la lettre un successeur de l'abb Scipione, et qu'il fallait se conduire autrement avec lui. Saint-Julien fut donc tourdi et presque effray des protestations et des avances qui lui furent faites de tous cts. Il tait bien loin d'avoir conu une si haute ide de son rle. Eh! mon Dieu! se disait-il, si j'tais l'poux de la princesse, me traiterait pas mieux. Tous ces gens-l doivent pourtant bien savoir dans quel costume je suis arriv ici. En voyant combien les hommes sont rampants et souples devant tout ce qui semble accaparer la faveur du matre, il s'tonna d'avoir t si craintif. Qt-ce donc que cette grandeur que j'avais rve? se dit-il; o sont ces hommes levs qui souennent la dignit de leur rang par de nobles actions, et qui ont le cur fier et hardi comme la devise de leurs anctres? Les vrais nobles sont-ils aussi rares que les vrais talents?Le jour mme, on clbra le mariage de l'aide de camp Lucioli avec la lectrice mistress White. Ce fut un grand sujet d'tonnement pour Julien, de voir ce beau jeune homme pouser une vieille fille d'un rang obscur et d'un esprit mdiocre. Personne ne songea partager la surprise de Julien. La dugne tait richement dote par la princesse, et Lucioli pourrait dsormais satisfaire ses troites vanits et dployer un luxe insolent. Il tait rconcili avec sa situation, et trouvait dans le maintien grave de Quintilia plus d'indulgence pour son amour-propre qu'il ne l'avait espr.En effet, la princesse prsida cette crmonie avec un sang-froid imperturbable. Il tait impossible de se douter, son air austre et maternel, qu'elle ft occupe se divertir srieusement d'une victime insolente et lche. Dans aucun recoin de la chapelle on n'osa changer le plus furtif sourire. Les lvres de Quintilia taient immobiles et serres comme celles d'un mathmaticien qui rsout intrieurement un problme. Julien se mfia nanmoins de cette affectation, et quand vers minuit la princesse se retrouva dans son appartement avec lui, Ginetta et Galeotto, il ne s'tonna gure de la scne qui eut lieu devant lui. La Ginetta, mettant son mouchoir sur sa bouche, semblait attendre dans une impatience douloureuse le signal de sa dlivrance, lorsque Quintilia, se laissant tomber tout de son long sur le tapis, lui donna l'exemple d'un rire inextinguible et presque convulsif. Le page fit la troisime partie, et Julien resta bahi les contempler jusqu' ce que, les rires un peu apaiss, un feu roulant et crois de sarcasmes amers et d'observations caustiques lui fit comprendre qu'on venait de jouer la plus majestueuse des farces dont un amant rebut ou disgraci pt tre la victime ou le bouffon.Je n'aime pas cela, dit-il au page lorsqu'ils se retrouvrent ensemble dans leur appartement. Ou Lucioli est un pauvre niais qu'on mystifie sans piti, ou c'est un misrable qui se console avec de l'argent, et qu'il faudrait plutt chasser.Vous avez l'air, dit le page d'un ton assez sec et srieux, de critiquer la conduite de notre bienfaitrice; je vous dirai, moi aussi, monsieur de Saint-Julien, je n'aime pas cela.Mettez-vous ma place, rpondit Julien un peu confus; ne penseriez-vous pas, en voyant des choses si tranges, que la princesse est bien cruelle envers ceux qui osent s'lever jusqu' elle, ou bien inconstante envers ceux qu'elle y fait monter un instant?Le page ne rpondit que par un grand clat de rire; puis, reprenant aussitt son srieux, il quitta Saint-Julien en lui disant:Mon ami, ni le dvouement ni la prudence n'admettent l'esprit d'analyse.6Le lendemain, la princesse appela Saint-Julien et s'enferma avec lui dans son cabinet. Elle tait occupe de mille projets; elle voulait apporter de notables conomies son luxe, fonder un nouvel hpital, rduire les richesses d'un chapitre religieux, crire un trait sur l'conomie politique, et mille autres choses encore. Saint-Julien fut pouvant de tout ce qu'elle voulait raliser, et il pensa un instant que la vie d'un homme ne suffirait pas en faire le dtail. Nanmoins elle lui posa si nettement les points principaux, elle le seconda par des explications si prcises et si lucides, qu'il commena bientt voir clair dans ce qu'il avait pris l'abord pour le chaos d'une tte de fme. Lorsqu'elle le renvoya, elle lui confia une besogne assez considrable, qu'il eut lui rendre le lendemain et dont elle fut contente, bien qu'elle y fit de nombreuses annotations.Plusieurs mois furent employs dresser et prparer ce travail. Durant tout ce temps, la princesse fut enferme dans son palais; les ftes et les rceptions furent suspendues; les rues furent silencieuses, et les faades ne s'illuminrent plus de l'clat des flambeaux. Quintilia, vtue d'une longue robe de velours noir, et relevant ses beaux cheveux sous un voile, sembla oublier la parure, le bruit et le faste, dont elle tait ordinairement avide. Plonge dans de srieuses tudes et dans d'utiles rflexions, elle ne se permettait pas d'autre dlassement que de fumer le soir sur une terrasse avec ses intimes confidents, savoir: le page, le secrtaire intime et la Ginetta. Quelquefois elle se promenait avec eux en gondole sur la jolie petite rivire appele Clina, qui traversait la principaut; mais la gaiet foltre tait bannie de leurs entretiens. Ses projets du lendemain, ses travaux de la veille, la mettaient dans un rapport immdiat et continuel avec Saint-Julien. La familiarit qui en rsulta avait quelque chose de paisible et de fraternel, qui tait mieux que de l'amiti, et qui cependant ne ressemblait pas l'amour. Du moins Julien le croyait; mais son me tait domine, toutes ses facults absorbes par une seule pense. Si les heures o la princesse l'exilait de sa prsence n'eussent t assidment remplies par le travail qu'elle lui imposait et par les courts instants de repos qu'il tait forc de prendre, elles lui eussent sembl insupportables. Mais ds son rveil, il se rendait prs d'elle et ne la quittait plus que le soir. Elle prenait ses repas avec lui, des repas courts et presque napoloniens. Si quelquefois elle se reposait de ses fatigues intellectuelles par quelques ides plus douces, elle y associait toujours son jeune protg. Elle l'entretenait des arts, qu'elle chrissait et dont il avait le vif sentiment; elle coutait avec intrt quelques douces et naves posies dont le jeune homme s'inspirait auprs d'elle, ou bien elle lui parlait des bienfaits d'une vie laborieuse et rgle, des charmes d'une amiti chaste et sainte. Saint-Julien l'coutait avec dlices, et, voir son front serein, son regard maternel, il oubliait qu'une passion orageuse ou fa