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George Sand, Majorque

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George SandUn hiver MajorqueBeQUn hiver MajorqueparGeorge Sand(Aurore Dupin)La Bibliothque lectronique du QubecCollection tous les ventsVolume 49: version 1.2De la mme auteure, la Bibliothque:La Comtesse de RudolstadtConsueloLe meunier d'AngibaultHoraceLa dernire AldiniLe secrtaire intimeLes matres mosastesVoyage dans le cristalIndianaValentineLeone LeoniLeliaLa mare au diableLa petite FadetteUn bienfait n'est jamais perduSimonFranois le ChampiTeverinoLucrezia FlorianiLe chteau des DsertesLes matres sonneursFranciaPauline, suivi de MetellaLa marquise, suivi de Lavinia et MatteaLes ailes de courageLgendes rustiquesLes dames vertesAldo le rimeurJournal d'un voyageur pendant la guerreNanonLe rcit de voyage Un hiver Majorque a paru pour la premire fois en 1841, dans la Revue des Deux Mondes et en volume en 1842. Il a t crit aprs le sjour effectu par George Sand, ses enfants et Chopin, dans l'le de Majorque pendant l'hiver 1837-38.Un hiver MajorqueLettre d'un ex-voyageur un ami sdentaireSdentaire par devoir, tu crois, mon cher Franois, qu'emport par le fier et capricieux dada de l'indpendance, je n'ai pas connu de plus ardent plaisir en ce monde que celui de traverser mers et montagnes, lacs et valles. Hlas! mes plus beaux, mes plus doux voyages, je les ai faits au coin de mon feu, les pieds dans la cendre chaude et les coudes appuys sur les bras rps du fauteuil de ma grand'mre. Je ne doute pas que tu n'en fasses d'aussi agrables et de plus potiques mille fois: c'est pourquoi je te conseille de ne pas trop regretter ton temps, ni ta peine, ni tes sueurs sous les tropiques, ni tes pieds glacs sur les plaines neigeuses du ple, ni les affreuses temptes essuyes sur mer, ni les attaques de brigands, ni aucun des dangers, ni aucune des fatigues que tous les soirs tu affrontes en imagination sans quitter tes pantoufles, et sans autre dommage que quelques brlures de cigare la doublure de ton pourpoint.Pour te rconcilier avec la privation d'espace rel et de mouvement physique, je t'envoie la relation du dernier voyage que j'ai fait hors de France, certain que tu me plaindras plus que tu ne m'envieras, et que tu trouveras trop chrement achets quelques lans d'admiration et quelques heures de ravissement disputs la mauvaise fortune.Cette relation, dj crite depuis un an, m'a valu de la part des habitants de Majorque une diatribe des plus fulminantes et des plus comiques. Je regrette qu'elle soit trop longue pour tre publie la suite de mon rcit; car le ton dont elle est conue et l'amit des reproches qui m'y sont adresss confirmeraient mes assertions sur l'hospitalit, le got et la dlicatesse des Majorquins l'gard des trangers. Ce serait une pice justificative assez curieuse: mais qui pourrait la lire jusqu'au bout? Et puis, s'il y a de la vanit et de la sottise publier les compliments qu'on reoit, n'y en aurait-il pas peut-tre plus encore, par le temps qui court, faire bruit des injures dont on est l'objet?Je t'en fais donc grce, et me bornerai te dire, pour complter les dtails que je te dois sur cette nave population majorquine, qu'aprs avoir lu ma relation, les plus habiles avocats de Palma, au nombre de quarante, m'a-t-on dit, se runirent pour composer frais communs d'imagination un terrible factum contre l'crivain immoral qui s'tait permis de rire de leur amour pour le gain et de leur sollicitude pour l'ducation du porc. C'est le cas de dire avec l'autre qu' eux tous ils eurent de l'esprit comme quatre.Mais laissons en paix ces bonnes gens, si chauffs contre moi; ils ont eu le temps de se calmer, et moi celui d'oublier leur faon d'agir, de parler et d'crire. Je ne me rappelle plus, des insulaires de ce beau pays, que les cinq ou six personnes dont l'accueil obligeant et les manires affectueuses seront toujours dans mon souvenir comme une compensation et un bienfait du sort. Si je ne les ai pas nommes, c'est parce que je ne me considre pas comme un personnage assez important pour les honorer et les illustrer par ma reconnaissance; mais je suis sr (et je crois l'avoir dit dans le courant de mon rcit) qu'elles auront gard aussi de moi un souvenir amical qui les empchera de se croire comprises dans mes irrvrencieuses moqueries, et de douter de mes sentiments pour elles.Je ne t'ai rien dit de Barcelone, o nous avons pass cependant quelques jours fort remplis avant de nous embarquer pour Majorque. Aller par mer de Port-Vendres Barcelone, par un beau temps et un bon bateau vapeur, est une promenade charmante. Nous commenmes retrouver sur le rivage de Catalogne l'air printanier qu'au mois de novembre nous venions de respirer Nmes, mais qui nous avait quitts Perpignan; la chaleur de l't nous attendait Majorque. Barcelone, une frache brise de mer temprait un soleil brillant, et balayait de tout nuage les vastes horizons encadrs au loin de cimes tantt noires et chauves, tantt blanches de neige. Nous fmes une excursion dans la campagne, non sans que les bons petits chevaux andalous qui nous conduisaient eussent bien mang l'avoine, afin de pouvoir, en cas de mauvaise rencontre, nous ramener lestement sous les murs de la citadelle.Tu sais qu' cette poque (1838) les factieux parcouraient tout ce pays par bandes vagabondes, coupant les routes, faisant invasion dans les villes et villages, ranonnant jusqu'aux moindres habitations, lisant domicile dans les maisons de plaisance jusqu' une demi-lieue de la ville, et sortant l'improviste du creux de chaque rocher pour demander au voyageur la bourse ou la vie.Nous nous hasardmes cependant jusqu' plusieurs lieues au bord de la mer, et ne rencontrmes que des dtachements de christinos qui descendaient Barcelone. On nous dit que c'taient les plus belles troupes de l'Espagne: c'taient d'assez beaux hommes, et pas trop mal tenus pour des gens qui viennent de faire campagne; mais hommes et chevaux taient si maigres, les uns avaient la face si jaune et si hve, les autres la tte si basse et les flancs si creuss, qu'on sentait en les voyant le mal de la faim.Un spectacle plus triste encore, c'tait celui des fortifications leves autour des moindres hameaux et devant la porte des plus pauvres chaumires: un petit mur d'enceinte en pierres sches, une tour crnele grande et paisse comme un nougat devant chaque porte, ou bien de petites murailles meurtrires autour de chaque toit, attestaient qu'aucun habitant de ces riches campagnes ne se croyait en sret. En bien des endroits, ces petites fortifications ruines portaient les traces rcentes de l'attaque et de la dfense.Quand on avait franchi les formidables et immenses fortifications de Barcelone, je ne sais combien de portes, de ponts-levis, de poternes et de remparts, rien n'annonait plus qu'on ft dans une ville de guerre. Derrire une triple enceinte de canons, et isole du reste de l'Espagne par le brigandage et la guerre civile, la brillante jeunesse se promenait au soleil sur la rambla, longue alle plante d'arbres et de maisons comme nos boulevards: les femmes, belles, gracieuses et coquettes, occupes uniquement du pli de leurs mantilles et du jeu de leurs ventails; les hommes occups de leurs cigares, riant, causant, lorgnant les dames, s'entretenant de l'opra italien, et ne paraissant pas se douter de ce qui se passait de l'autre ct de leurs murailles. Mais quand la nuit tait venue, l'opra fini, les guitares loignes, la ville livre aux vigilantes promenades des serenos, on n'entendait plus, au milieu du bruissement monotone de la mer, que les cris sinistres des sentinelles, et des coups de feu, plus sinistres encore, qui, intervalles ingaux, partaient, tantt rares, tantt prcipits, de plusieurs points, soit tour tour, soit spontanment, tantt bien loin, parfois bien prs, et toujours jusqu'aux premires lueurs du matin. Alors tout rentrait dans le silence pendant une heure ou deux, et les bourgeois semblaient dormir profondment, pendant que le port s'veillait et que le peuple des matelots commenait s'agiter.Si aux heures du plaisir et de la promenade on s'avisait de demander quels taient ces bruits tranges et effrayants de la nuit, il vous tait rpondu en souriant que cela ne regardait personne et qu'il n'tait pas prudent de s'en informer.Premire partie1Deux touristes anglais dcouvrirent, il y a, je crois, une cinquantaine d'annes, la valle de Chamonix, ainsi que l'atteste une inscription taille sur un quartier de roche l'entre de la Mer de Glace.La prtention est un peu forte, si l'on considre la position gographique de ce vallon, mais lgitime jusqu' un certain point, si ces touristes, dont je n'ai pas retenu les noms, indiqurent les premiers aux potes et aux peintres ces sites romantiques o Byron rva son admirable drame de Manfred.On peut dire en gnral, et en se plaant au point de vue de la mode, que la Suisse n'a t dcouverte par le beau monde et par les artistes que depuis le sicle dernier. Jean-Jacques Rousseau est le vritable Christophe Colomb de la posie alpestre, et, comme l'a trs bien observ M. de Chateaubriand, il est le pre du romantisme dans notre langue.N'ayant pas prcisment les mmes titres que Jean-Jacques l'immortalit, et en cherchant bien ceux que je pourrais avoir, j'ai trouv que j'aurais peut-tre pu m'illustrer de la mme manire que les deux Anglais de la valle de Chamonix, et rclamer l'honneur d'avoir dcouvert l'le de Majorque. Mais le monde est devenu si exigeant, qu'il ne m'et pas suffi aujourd'hui de faire inciser mon nom sur quelque roche balarique. On et exig de moi une description assez exacte, ou tout au moins une relation assez potique de mon voyage, pour donner envie aux touristes de l'entreprendre sur ma parole; et comme je ne me sentis point dans une disposition d'esprit extatique en ce pays-l, je renonai la gloire de ma dcouverte, et ne la constatai ni sur le granit ni sur le papier.Si j'avais crit sous l'influence des chagrins et des contrarits que j'prouvais alors, il ne m'et pas t possible de me vanter de cette dcouverte; car chacun, aprs m'avoir lu, m'eu qu'il n'y avait pas de quoi. Et cependant il y avait de quoi, j'ose le dire aujourd'hui; car Majorque est pour les peintres un des plus beaux pays de la terre et un des plus ignors. L o il n'y a que la beaut pittoresque dcrire, l'expression littraire es pauvre et si insuffisante, que je ne songeai mme pas m'en charger. Il faut le crayon et le burin du dessinateur pour rvler les grandeurs et les grces de la nature aux amateurs de voyages.Donc, si je secoue aujourd'hui la lthargie de mes souvenirs, c'est parce que j'ai trouv un de ces derniers matins sur ma table un joli volume intitul: Souvenirs d'un voyage d'art l'le de Majorque, par J.-B. Laurens.Ce fut pour moi une vritable joie que de retrouver Majorque avec ses palmiers, ses alos, ses monuments arabes et ses costumes grecs. Je reconnaissais tous les sites avec leur couleur potique, et je retrouvais toutes mes impressions effaces dj, du moins ce que je croyais. Il n'y avait pas une masure, pas une broussaille, qui ne rveillt en moi un monde de souvenirs, comme on dit aujourd'hui; et alors je me suis senti, sinon la force de raconter mon voyage, du moins celle de rendre compte de celui de M. Laurens, artiste intelligent, laborieux, plein de rapidit et de conscience dans l'excution, et auquel il faut certainement restituer l'honneur que je m'attribuais d'avoir dcouvert l'le de Majorque.Ce voyage de M. Laurens au fond de la Mditerrane, sur des rives o la mer est parfois aussi peu hospitalire que les habitants, est beaucoup plus mritoire que la promenade de nos deux Anglais au Montanvert. Nanmoins, si la civilisation europenne tait arrive ce point de supprimer les douaniers et les gendarmes, ces manifestations visibles des mfiances et des antipathies nationales; si la navigation la vapeur tait organise directement de chez nous vers ces parages, Majorque ferait bientt grand tort la Suisse; car on pourrait s'y rendre en aussi peu de jours, et on y trouverait certainement des beauts aussi suaves et des grandeurs tranges et sublimes qui fourniraient la peinture de nouveaux aliments.Pour aujourd'hui, je ne puis en conscience recommander ce voyage qu'aux artistes robustes de corps et passionns d'esprit. Un temps viendra sans doute o les amateurs dlicats, et jusqu'aux jolies femmes, pourront aller Palma sans plus de fatigue et de dplaisir qu' Genve.Longtemps associ aux travaux artistiques de M. Taylor sur les vieux monuments de la France, M. Laurens, livr maintenant ses propres forces, a imagin, l'an dernier, de visiter les Balares, sur lesquelles il avait eu si peu de renseignements, qu'il confesse avoir prouv un grand battement de cur en touchant ces rives o tant de dceptions l'attendaient peut-tre en rponse ses songes dors. Mais ce qu'il allait chercher l, il devait le trouver, et toutes ses esprances furent ralises; car, je le rpte, Majorque est l'Eldorado de la peinture. Tout y est pittoresque, depuis la cabane du paysan, qui a conserv dans ses moindres constructions la tradition du style arabe, jusqu' l'enfant drap dans ses guenilles, et triomphant dans sa malpropret grandiose, comme dit Henri Heine propos des femmes du march aux herbes de Vrone. Le caractre du paysage, plus riche en vgtation que celui de l'Afrique ne l'est en gnral, a tout autant de largeur, de calme et de simplicit. C'est la verte Helvtie sous le ciel de la Calabre, avec la solennit et le silence de l'Orient.En Suisse, le torrent qui roule partout et le nuage qui passe sans cesse donnent aux aspects une mobilit de couleur et pour ainsi dire une continuit de mouvement que la peinture n'est pas toujours heureuse reproduire. La nature semble s'y jouer de l'artiste. Majorque, elle semble l'attendre et l'inviter. L, la vgtation affecte des formes altires et bizarres; mais elle ne dploie pas ce luxe dsordonn sous lequel les lignes du paysage suisse disparaissent trop souvent. La cime du rocher dessine ses contours bien arrts sur un ciel tincelant, le palmier se penche de lui-mme sur les prcipices sans que la brise capricieuse drange la majest de sa chevelure, et, jusqu'au moindre cactus rabougri au bord du chemin, tout semble poser avec une sorte de vanit pour le plaisir des yeux.Avant tout, nous donnerons une description trs succincte de la grande Balare, dans la forme vulgaire d'un article de dictionnaire gographique. Cela n'est point si facile qu'on le suppose, surtout quand on cherche s'instruire dans le pays mme. La prudence de l'Espagnol et la mfiance de l'insulaire y sont pousses si loin, qu'un tranger ne doit adresser qui que ce soit la question la plus oiseuse du monde, sous peine de passer pour un agent politique. Ce bon M. Laurens, pour s'tre permis de croquer un castillo en ruines dont l'aspect lui plaisait, a t fait prisonnier par l'ombrageux gouverneur, qui l'accusait de lever le plan de sa forteresse1. Aussi notre voyageur, rsolu complter son album ailleurs que dans les prisons d'tat de Majorque, s'est-il bien gard de s'enqurir d'autre chose que des sentiers de la montagne et d'interroger d'autres documents que les pierres des ruines. Aprs avoir pass quatre mois Majorque, je ne serais pas plus avanc que lui, si je n'eusse consult le peu de dtails qui nous ont t transmis sur ces contres. Mais l ont recommenc mes incertitudes; car ces ouvrages, dj anciens, se contredisent tellement entre eux, et, selon la coutume des voyageurs, se dmentent et se dnigrent si superbement les uns les autres, qu'il faut se rsoudre redresser quelques inexactitudes, sauf en commettre beaucoup d'autres. Voici toutefois mon article de dictionnaire gographique, et, pour ne pas me dpartir de mon rle de voyageur, je commence par dclarer qu'il est incontestablement suprieur tous ceux qui le prcdent.2Majorque, que M. Laurens appelle Balearis Major, comme les Romains, que le roi des historiens majorquins, le docteur Juan Dameto, dit avoir t plus anciennement appele Clumba ou Columba, se nomme rellement aujourd'hui par corruption Mallorca, et la capitale ne s'est jamais appele Majorque, comme il a plu plusieurs de nos gographes de l'tablir, mais Palma.Cette le est la plus grande et la plus fertile de l'archipel Balare, vestige d'un continent dont la Mditerrane doit avoir envahi le bassin, et qui, ayant uni sans doute l'Espagne l'Afrique, participe du climat et des productions de l'une et de l'autre. Elle est situe 25 lieues sud-est de Barcelone, 45 du point le plus voisin de la cte africaine, et, je crois, 95 ou 100 de la rade de Toulon. Sa surface est de 1234 milles carrs1, son circuit de 143, sa plus grande extension de 54, et la moindre de 28. Sa population, qui, en l'anne 1787, tait de 136000 individus, est aujourd'hui d'environ 160000. La ville de Palma en contient 36000, au lieu de 32000 qu'elle comptait cette poque.La temprature varie assez notablement suivant les diverses expositions. L't est brlant dans toute la plaine; mais la chane de montagnes qui s'tend du nord-est au sud-ouest (indiquant par cette direction son identit avec les territoires de l'Afrique et de l'Espagne, dont les points les plus rapprochs affectent cette inclinaison et correspondent ses angles les plus saillants) influe beaucoup sur la temprature de l'hiver. Ainsi Miguel de Vargas rapporte qu'en rade de Palma, durant le terrible hiver de 1784, le thermomtre de Raumur se trouva une seule fois 6 degrs au-dessus de la glace dans un jour de janvier; que d'autres jours il monta 16, et que le plus souvent il se maintint 11. Or, cette temprature fut peu prs celle que nous emes dans un hiver ordinaire sur la montagne de Valldemosa, qui est rpute une des plus froides rgions de l'le. Dans les nuits les plus rigoureuses, et lorsque nous avions deux pouces de neige, le thermomtre n'tait qu' 6 ou 7 degrs. huit heures du matin, il tait remontou 10, et midi il s'levait 12 ou 14. Ordinairement, vers trois heures, c'est--dire aprs que le soleil tait couch pour nous derrire les pics de montagnes qui nous entouraient, le thermomtre redescendait subitement 9 et mme 8 degrs.Les vents du nord y soufflent souvent avec fureur, et, dans certaines annes, les pluies d'hiver tombent avec une abondance et une continuit dont nous n'avons en France aucune ide. En gnral, le climat est sain et gnreux dans toute la partie mridionale qui s'abaisse vers l'Afrique, et que prservent de ces furieuses bourrasques du nord la Cordillre mdiane et l'escarpement considrable des ctes septentrionales. Ainsi, le plan gnral de l'le est une surface incline du nord-ouest au sud-est, et la navigation, peu prs impossible au nord cause des dchirures et des prcipices de la cte, escarpada y horrorosa, sin abrigo ni resguardo (Miguel de Vargas), est facile et sre au midi.Malgr ses ouragans et ses asprits, Majorque, bon droit nomme par les anciens l'le doreest extrmement fertile, et ses produits sont d'une qualit exquise. Le froment y est si pur et si beau, que les habitants l'exportent, et qu'on s'en sert exclusivement Barcelone pour faire la ptisserie blanche et lgre, appele pan de Mallorca. Les Majorquins font venir de Galice et de Biscaye un bl plus grossier et plus bas prix, dont ils se nourrissent, ce qui fait que, dans le pays le plus riche en bl excellent, on mange du pain dtestable. J'ignore si cette spculation leur est fort avantageuse.Dans nos provinces du centre, o l'agriculture est le plus arrire, l'usage du cultivateur ne prouve rien autre chose que son obstination et son ignorance. plus forte raison en est-il ainsi Majorque, o l'agriculture, bien que fort minutieusement soigne, est l'tat d'enfance. Nulle part je n'ai vu travailler la terre si patiemment et si mollement. Les machines les plus simples sont inconnues; les bras de l'homme, bras fort maigres et fort dbiles, comparativement aux ntres, suffisent tout, mais avec une lenteur inoue. Il faut une demi-journe pour bcher moins de terre qu'on n'en expdierait chez nous en deux heures, et il faut cinq ou six hommes des plus robustes pour remuer un fardeau que le moindre de nos portefaix enlverait gaiement sur ses paules.Malgr cette nonchalance, tout est cultiv, et en apparence bien cultiv Majorque. Ces insulaires ne connaissent point, dit-on, la misre; mais au milieu de tous les trsors de la nature, et sous le plus beau ciel, leur vie est plus rude et plus tristement sobre que celle de nos paysans.Les voyageurs ont coutume de faire des phrases sur le bonheur de ces peuples mridionaux, dont les figures et les costumes pittoresques leur apparaissent le dimanche aux rayons du soleil, et dont ils prennent l'absence d'ides et le manque de prvoyance pour l'idale srnit de la vie champtre. C'est une erreur que j'ai souvent commise moi-, mais dont je suis bien revenu, surtout depuis que j'ai vu Majorque.Il n'y a rien de si triste et de si pauvre au monde que ce paysan qui ne sait que prier, chanter, travailler, et qui ne pense jamais. Sa prire est une formule stupide qui ne prsente aucun sens son esprit; son travail est une opration des muscles qu'aucun effort de son intelligence ne lui enseigne simplifier, et son chant est l'expression de cette morne mlancolie qui l'accable son insu, et dont la posie nous frappe sans se rvler lui. N'tait la vanit qui l'veille de temps en temps de sa torpeur poule pousser la danse, ses jours de fte seraient consacrs au sommeil.Mais je m'chappe dj hors du cadre que je me suis trac. J'oublie que, dans la rigueur de l'usage, l'article gographique doit mentionner avant tout l'conomie productive et commerciale, et ne s'occuper qu'en dernier ressort, aprs les crales et le btail, de l'espce Hom.Dans toutes les gographies descriptives que j'ai consultes, j'ai trouv l'article Balaresette courte indication que je confirme ici, sauf revenir plus tard sur les considrations qui en attnuent la vrit: Ces insulaires sont fort affables (on sait que, dans toutes les les, la race humaine se classe en deux catgories: ceux qui sont anthropophages et ceux qui sont fort affables). Ils sont doux, hospitaliers; il est rare qu'ils commettent des crimes, et le vol est presque inconnu chez eux. En vrit, je reviendrai sur ce texte.Mais, avant tout, parlons des produits; car je crois qu'il a t prononc dernirement la Chambre quelques paroles (au moins imprudentes) sur l'occupation ralisable de Majorque par les Franais, et je prsume que, si cet crit tombe entre les mains de quelqu'un de nos dputs, il s'intressera beaucoup plus la partie des denres qu' mes rflexions phiphiques sur la situation intellectuelle des Majorquins.Je dis donc que le sol de Majorque est d'une fertilit admirable et qu'une culture plus active et plus savante en dcuplerait les produits. Le principal commerce extrieur consiste en amandes, en oranges et en cochons. belles plantes hesprides gardes par ces dragons immondes, ce n'est pas ma faute si je suis forc d'accoler votre souvenir celui de ces ignobles pourceaux dont le Majorquin est plus jaloux et plus fier que de vos fleurs embaumes et de vos pommes d'or! Mais ce Majorquin qui vous cultive n'est pas plus potique que le dput qui me lit.Je reviens donc mes cochons. Ces animaux, cher lecteur, sont les plus beaux de la terre, et le docteur Miguel Vargas fait, avec la plus nave admiration, le portrait d'un jeune porc qui, l'ge candide d'un an et demi, pesait vingt-quatre arrobes, c'est--dire six cents livres. En ce temps-l, l'exploitation du cochon ne jouissait pas Majorque de cette splendeur qu'elle a acquise de nos jours. Le commerce des bestiaux tait entrav par la rapacit des assentistes ou fournisseurs, auxquels le gouvernement espagnol confiait, c'est--dire vendait l'entreprise des approvisionnements. En vertu de leur pouvoir discrtionnaire, ces spculateurs s'opposaient toute exportation de btail, et se rservaient la facult d'une importation illimite.Cette pratique usuraire eut le rsultat de dgoter les cultivateurs du soin de leurs troupeaux. La viande se vendant vil prix et le commerce extrieur tant prohib, ils n'eurent plus qu' se ruiner ou abandonner compltement l'ducation du btail. L'extinction en t rapide. L'historien que je cite dplore pour Majorque le temps o les Arabes la possdaient, et o la seule montagne d'Arta comptait plus de ttes de vaches fcondes et de nobles taureaux qu'on n'en pourrait rassembler aujourd'hui, dit-il, dans toute la plaine de Majorque.Cette dilapidation n'est pas la seule qui priva le pays de ses richesses naturelles. Le mme crivain rapporte que les montagnes, et particulirement celles de Torella et de Galatzo, possdaient de son temps les plus beaux arbres du monde. Certain olivier avait quarante-deux pieds de tour et quatorze de diamtre; mais ces bois magnifiques furent dvasts par les charpentiers de marine, qui, lors de l'expdition espagnole contre Alger, en tirrent toute une flottille de chaloupes canonnires. Les vexations auxquelles les propritaires de ces bois furent soumis alors, et la mesquinerie des ddommagements qui leur furent donns, engagrent les Majorquins dtruire leurs bois, au lieu de les augmenter. Aujourd'hui la vgtation est encore si abondante et si belle que le voyageur ne songe point regretter le pass; mais aujourd'hui comme alors, et Majorque comme dans toute l'Espagne, l'abus est encore le premier de tous les pouvoirs. Cependant le voyageur n'entend jamais une plainte, parce qu'au commencement d'un rgime injuste le faible se tait par crainte, et que, quand le mal est fait, il se tait encore par habitude.Quoique la tyrannie des assentistes ait disparu, le btail ne s'est point relev de sa ruine, et il ne s'en relvera pas, tant que le droit d'exportation sera limit au commerce des pourceaux. On voit fort peu de bufs et de vaches dans la plaine, aucunement dans la montagne. La viande est maigre et coriace. Les brebis sont de belle race, mais mal nourries et mal soignes; les chvres, qui sont de race africaine, ne donnent pas la dixime partie du lait que donnent les ntres.L'engrais manque aux terres, et, malgr tous les loges que les Majorquins donnent leur manire de les cultiver, je crois que l'algue qu'ils emploient est un trs maigre fumier, et que ces terres sont loin de rapporter ce qu'elles devraient produire sous un ciel aussi gnreux. J'ai regard attentivement ce bl si prcieux que les habitants ne se croient pas dignes de le manger: c'est absolument le mme que nous cultivons dans nos provinces centrales, et que nos paysans appellent bl blanc ou bl d'Espagne; il est chez nous tout aussi beau, malgr la diffrence du climat. Celui de Majorque devrait avoir pourtant une supriorit marque sur celui que nous disputons nos hivers si rudes et nos printemps si variables. Et pourtant notre agriculture est fort barbare aussi, et, sous ce rapport, nous avons tout apprendre; mais le cultivateur franais a une persvrance et une nergie que le Majorquin mpriserait comme une agitation dsordonne.La figue, l'olive, l'amande et l'orange viennent en abondance Majorque; cependant, faute de chemins dans l'intrieur de l'le, ce commerce est loin d'avoir l'extension et l'activitessaires. Cinq cents oranges se vendent sur place environ 3 francs; mais, pour faire transporter dos de mulet cette charge volumineuse du centre la cte, il faut dpenser presque autant que la valeur premire. Cette considration fait ngliger la culture de l'oranger dans l'intrieur du pays. Ce n'est que dans la valle de Soller et dans le voisinage des criques, o nos petits btiments viennent charger, que ces arbres croissent en abondance. Pourtant ils russiraient partout, et dans notre montagne de Valldemosa, une des plus froides rgions de l'le, nous avions des citrons et des oranges magnifiques, quoique plus tardives que celles de Soller. la Granja, dans une autre rgion montagneuse, nous avons cueilli des limons gros comme la tte. Il me semble qu' elle seule l'le de Majorque pourrait entretenir de ces fruits exquis toute la France, au mme prix que les dtestables oranges que nous tirons d'Hyres et de la cte de Gnes. Ce commerce, tant vant Majorque, est donc, comme le reste, entrav par une ngligence superbe.On peut en dire autant du produit immense des oliviers, qui sont certainement les plus beaux qu'il y ait au monde, et que les Majorquins, grce aux traditions arabes, savent cultiver parfaitement. Malheureusement ils ne savent en tirer qu'une huile rance et nauseuse qui nous ferait horreur, et qu'ils ne pourront jamais exporter abondamment qu'en Espagne, o le got de cette huile infecte rgne galement. Mais l'Espagne elle-mme est trs riche en oliviers, et si Majorque lui fournit de l'huile, ce doit tre fort bas prix.Nous faisons une immense consommation d'huile d'olive en France, et nous l'avons fort mauvaise un prix exorbitant. Si notre fabrication tait connue Majorque et si Majorque avait des chemins, enfin si la navigation commerciale tait rellement organise dans cette direction, nous aurions l'huile d'olive beaucoup au-dessous de ce que nous la payons, et nous l'aurions pure et abondante, quelle que ft la rigueur de l'hiver. Je sais bien que les industriels qui cultivent l'olivier de paix en France prfrent de beaucoup vendre au poids de l'or quelques tonnes de ce prcieux liquide, que nos piciers noient dans des foudres d'huile d'illet et de colza pour nous l'offrir au prix cotant; mais il serait trange qu'on s'obstint disputer cette denre la rigueur du climsi, vingt-quatre heures de chemin, nous pouvions nous la procurer meilleure bon march.Que nos assentistes franais ne s'effraient pourtant pas trop: nous promettrions au Majorquin, et, je crois, l'Espagnol en gnral, de nous approvisionner chez eux et de dcupler leur richesse, qu'ils ne changeraient rien leur coutume. Ils mprisent si profondment l'amlioration qui vient de l'tranger, et surtout de la France, que je ne sais si pour de l'argent (cet argent que cependant ils ne mprisent pas en gnral) ils se rsoudraient changer quelque chose au procd qu'ils tiennent de leurs pres1.3Ne sachant ni engraisser les bufs, ni utiliser la laine, ni traire les vaches (le Majorquin dteste le lait et le beurre autant qu'il mprise l'industrie); ne sachant pas faire pousser assez de froment pour oser en manger; ne daignant gure cultiver le mrier et recueillir la soie; ayant perdu l'art de la menuiserie autrefois trs florissant chez lui et aujourd'hui compltement oubli; n'ayant pas de chevaux (l'Espagne s'empare maternellement de tous les poulains de Majorque pour ses armes, d'o il rsulte que le pacifique Majorquin n'est pas si sot que de travailler pour alimenter la cavalerie du royaume); ne jugeant pas ncessaire d'avoir une seule route, un seul sentier praticable dans toute son le, puisque le droit d'exportation est livr au caprice d'un gouvernement qui n'a pas le temps de s'occuper de si peu de chose, le Majorquin vgtait et n'avait plus rien faire qu' dire son chapelet et rapicer ses chausses, plus malades que celles de don Quichotte, son patron en misre et en fiert, lorsque le cochon est venu tout sauver. L'exportation de ce quadrupde a t permise, et l're nouvelle, l're du sal, a commenc.Les Majorquins nommeront ce sicle, dans les sicles futurs, l'ge du cochon, comme les musulmans comptent dans leur histoire l'ge de l'lphant.Maintenant l'olive et la caroube ne jonchent plus le sol, la figue du cactus ne sert plus de jouet aux enfants, et les mres de famille apprennent conomiser la fve et la patate. Le cochon ne permet plus de rien gaspiller, car le cochon ne laisse rien perdre; et il est le plus bel exemple de voracit gnreuse, jointe la simplicit des gots et des murs, qu'on puisse offrir aux nations. Aussi jouit-il Majorque des droits et des prrogatives qu'on n'avait point song jusque-l offrir aux hommes. Les habitations ont t largies, ares; les fruits qui pourrissaient sur la terre ont t ramasss, tr conservs, et la navigation la vapeur, qu'on avait juge superflue et draisonnable, a t ablie de l'le au continent.C'est donc grce au cochon que j'ai visit l'le de Majorque; car si j'avais eu la pense d'y il y a trois ans, le voyage, long et prilleux sur les caboteurs, m'y et fait renoncer. Mais, dater de l'exportation du cochon, la civilisation a commenc pntrer.On a achet en Angleterre un joli petit steamer, qui n'est point de taille lutter contre les vents du nord, si terribles dans ces parages; mais qui, lorsque le temps est serein, transporte une fois par semaine deux cents cochons et quelques passagers par-dessus le march, Barcelone.Il est beau de voir avec quels gards et quelle tendresse ces messieurs (je ne parle point des passagers) sont traits bord, et avec quel amour on les dpose terre. Le capitaine du steamer est un fort aimable homme, qui, force de vivre et de causer avec ces nobles btes, a pris tout fait leur cri et mme un peu de leur dsinvolture. Si un passager se plaint du bruit qu'ils font, le capitaine rpond que c'est le son de l'or monnay roulant sur le comptoir. Si quelque femme est assez bgueule pour remarquer l'infection rpandue dans le navire, son mari est l pour lui rpondre que l'argent ne sent point mauvais, et que sans le cochon il n'y aurait pour elle ni robe de soie, ni chapeau de France, ni mantille de Barcelone. Si quelqu'un a le mal de mer, qu'il n'essaie pas de rclamer le moindre soin des gens de l'quipage; car les cochons aussi ont le mal de mer, et cette indisposition est chez eux accompagne d'une langueur spleentique et d'un dgot de la vie qu'il faut combattre tout prix. Alors, abjurant toute compassion et toute sympathie pour conserver l'existence ses chers clients, le capitaine en personne, arm d'un fouet, se prcipite au milieu d'eux, et derrire lui les matelots et les mousses, chacun saisissant ce qui lui tombe sous la main, qui une barre de fer, qui un bout de corde: en un instant toute la bande muette et couche sur le flanc est fustige d'une faon paternelle, oblige de se lever, de s'agiter, et de combattre par cette motion violente l'influence funeste du roulis.Lorsque nous revnmes de Majorque Barcelone, au mois de mars, il faisait une chaleur touffante; cependant il ne nous fut point possible de mettre le pied sur le pont. Quand mme nous eussions brav le danger d'avoir les jambes avales par quelque pourceau de mauvaise humeur, le capitaine ne nous et point permis, sans doute, de les contrarier par notre prsence. Ils se tinrent fort tranquilles pendant les premires heures; mais, au milieu de la nuit, le pilote remarqua qu'ils avaient un sommeil bien morne, et qu'ils semblaient en proie une noire mlancolie. Alors on leur administra le fouet, et rgulirement, chaque quart d'heure, nous fmes rveills par des cris et des clameurs si pouvantables, d'une part la douleur et la rage des cochons fustigs, de l'autre les encouragements du capitaine ses gens et les jurements que l'mulation inspirait ceux-ci, que plusieurs fois nous crmes que le troupeau dvorait l'quipage.Quand nous emes jet l'ancre, nous aspirions certainement nous sparer d'une socit aussi nge, et j'avoue que celle des insulaires commenait me peser presque autant que l'autre; mais il ne nous fut permis de prendre l'air qu'aprs le dbarquement des cochons. Nous eussions pu mourir asphyxis dans nos chambres que personne ne s'en ft souci, tant qu'il y avait un cochon mettre terre et dlivrer du roulis.Je ne crains point la mer, mais quelqu'un de ma famille tait dangereusement malade. La traverse, la mauvaise odeur et l'absence de sommeil n'avaient pas contribu diminuer ses souffrances. Le capitaine n'avait eu d'autre attention pour nous que de nous prier de ne pas faire coucher notre malade dans le meilleur lit de la cabine, parce que, selon le prjug espagnol, toute maladie est contagieuse; et comme notre homme pensait dj faire brler la couchette o reposait le malade, il dsirait que ce ft la plus mauvaise. Nous le renvoymes ses cochons; et quinze jours aprs, lorsque nous revenions en France sur le Phnicien, un magnifique bateau vapeur de notre nation, nous comparions le dvouement du Franais l'hospitalit de l'Espagnol. Le capitaine d'el Mallorquin avait disput un lit un mourant; le capitaine marseillais, ne trouvant pas notre malade assez bien couch, avait t les matelas de son propre lit pour les lui donner... Quand je voulus solder notre passage, le Franais me fit observer que je lui donnais trop; le Majorquin m'avait fait payer double.D'o je ne conclus pas que l'homme soit exclusivement bon sur un coin de ce globe terraqu, ni exclusivement mauvais sur un autre coin. Le mal moral n'est, dans l'humanit, que le rsultat du mal matriel. La souffrance engendre la peur, la mfiance, la fraude, la lutte dans tous les sens. L'Espagnol est ignorant et superstitieux; par consquent il croit la contagion, il craint la maladie et la mort, il manque de foi et de charit. Il est misrable et pressur par l'impt; par consquent il est avide, goste, avec l'tranger. Dans l'histoire, nous voyons que l o il a pu tre grand, il a montr que la grandeur tait en lui; mais il est homme, et, dans la vie prive, l o l'homme doit succomber, il succombe.J'ai besoin de poser ceci en principe avant de parler des hommes tels qu'ils me sont apparus Majorque; car aussi bien j'espre qu'on me tient quitte de parler davantage des olives, des vaches et des pourceaux. La longueur mme de ce dernier article n'est pas de trop bon got. J'en demande pardon ceux qui pourraient s'en trouver personnellement blesss, et je prends maintenant mon rcit au srieux; car je croyais n'avoir rien faire ici, qu' suivre M. Laurens pas pas dans son Voyage d'art, et je vois que beaucoup de rflexions viendront m'assaillir en repassant par la mmoire dans les pres sentiers de Majorque.4Mais, puisque vous n'entendez rien la peinture, me dira-t-on, que diable alliez-vous faire sur cette maudite galre? Je voudrais bien entretenir le lecteur le moins possible de moi et des miens; cependant je serai forc de dire souvent, en parlant de ce que j'ai vu Majorque, moi et nous; moi et nous, c'est la subjectivit fortuite sans laquelle l'objectivit majorquine ne se ft point rvle sous de certains aspects, srieusement utiles peut-tre rvler maintenant au lecteur. Je prie donc ce dernier de regarder ici ma personnalit comme une chose toute passive, comme une lunette d'approche travers laquelle il pourra regarder ce qui se passe en ces pays lointains desquels on dit volontiers avec le proverbe: J'aime mieux croire que d'y aller voir. Je le supplie en outre d'tre bien persuad que je n'ai pas la prtention de l'intresser aux accidents qui me concernent. J'ai un but quelque peu philosophique en les retraant ici; et quand j'aurai formul ma pense cet gard, on me rendra la justice de reconnatre qu'il n'yntre pas la moindre proccupation de moi-mme.Je dirai donc sans faon mon lecteur pourquoi j'allai dans cette galre, et le voici en deux mots: c'est que j'avais envie de voyager. Et, mon tour, je ferai une question mon lecteur: Lorsque vous voyagez, cher lecteur, pourquoi voyagez-vous? Je vous entends d'ici me rpondre ce que je rpondrais votre place: Je voyage pour voyager. Je sais bien que le voyage est un plaisir par lui-mme; mais, enfin, qui vous pousse ce plaisir dispendieux, fatigant, prilleux parfois, et toujours sem de dceptions sans nombre? Le besoin de voyager. Eh bien! dites-moi donc ce que c'est que ce besoin-l, pourquoi nous en sommes tous plus ou moins obsds, et pourquoi nous y cdons tous, mme aprs avoir reconnu mainte et mainte fois que lui-mme monte en croupe derrire nous pour ne nous point lcher, et ne se contenter de rien?Si vous ne voulez pas me rpondre, moi, j'aurai la franchise de le faire votre place. C'est que nous ne sommes rellement bien nulle part en ce temps-ci, et que de toutes les faces que prend l'idal (ou, si ce mot vous ennuie, le sentiment du mieux), le voyage est une des plus souriantes et des plus trompeuses. Tout va mal dans le monde officiel: ceux qui le nient le sentent aussi profondment et plus amrement que ceux qui l'affirment. Cependant la divine esprance va toujours son train, poursuivant son uvre dans nos pauvres curs, et nous soufflant toujours ce sentiment du mieux, cette recherche de l'idal.L'ordre social, n'ayant pas mme les sympathies de ceux qui le dfendent, ne satisfait aucun de nous, et chacun va de son ct o il lui plat. Celui-ci se jette dans l'art, cet autre dans la science, le plus grand nombre s'tourdit comme il peut. Tous, quand nous avons un peu de loisir et d'argent, nous voyageons, ou plutt nous fuyons, car il ne s'agit pas tant de voyager que de partir, entendez-vous? Quel est celui de nous qui n'a pas quelque douleur distraire ou quelque joug secouer? Aucun.Quiconque n'est pas absorb par le travail ou engourdi par la paresse est incapable, je le soutiens, de rester longtemps la mme place sans souffrir et sans dsirer le changement. Si quelqu'un est heureux (il faut tre trs grand ou trs lche pour cela aujourd'hui), il s'imagine ajouter quelque chose son bonheur en voyageant; les amants, les nouveaux poux partent pour la Suisse et l'Italie tout comme les oisifs et les hypocondriaques. En un mot, quiconque se sent vivre ou dprir est possd de la fivre du juif errant, et s'en va chercher bien vite au loin quelque nid pour aimer ou quelque gte pour mourir. Dieu ne plaise que je dclame contre le mouvement des populations, et que je me reprsente dans l'avenir les hommes attachs au pays, la terre, la maison comme les polypes l'ponge! mais si l'intelligence et la moralit doivent progresser simultanment avec lndustrie, il me semble que les chemins de fer ne sont pas destins promener d'un point du globe l'autre des populations attaques de spleen ou dvores d'une activit maladive.Je veux me figurer l'espce humaine plus heureuse, par consquent plus calme et plus claire, ayant deux vies: l'une, sdentaire, pour le bonheur domestique, les devoirs de la cit, les mditations studieuses, le recueillement philosophique; l'autre, active, pour l'change loyal qui remplacerait le honteux trafic que nous appelons le commerce, pour les inspirations de l'art, les recherches scientifiques et surtout la propagation des ides. Il me semble, en un mot, que le but normal des voyages est le besoin de contact, de relation et d'change sympathique avec les hommes, et qu'il ne devrait pas y avoir plaisir l o il n'y aurait pas devoir. Et il me semble qu'au contraire, la plupart d'entre nous, aujourd'hui, voyagent en vue du mystre, de l'isolement, et par une sorte d'ombrage que la socit de nos semblables porte nos impressions personnelles, soit douces, soit pnibles.Quant moi, je me mis en route pour satisfaire un besoin de repos que j'prouvais cette poque-l particulirement. Comme le temps manque pour toutes choses dans ce monde que nous nous sommes fait, je m'imaginai encore une fois qu'en cherchant bien, je trouverais quelque retraite silencieuse, isole, o je n'aurais ni billets crire, ni journaux parcourir, ni visites recevoir; o je pourrais ne jamais quitter ma robe de chambre, o les jours auraient douze heures, o je pourrais m'affranchir de tous les devoirs du savoir-vivre, me dtacher du mouvement d'esprit qui nous travaille tous en France, et consacrer un ou deux ans tudier un peu l'histoire et apprendre ma langue par principes avec mes enfants.Quel est celui de nous qui n'a pas fait ce rve goste de planter l un beau matin ses affaires, ses habitudes, ses connaissances et jusqu' ses amis, pour aller dans quelque le enchante vivre sans soucis, sans tracasseries, sans obligations, et surtout sans journaux?On peut dire srieusement que le journalisme, cette premire et cette dernire des choses, comme et dit Esope, a cr aux hommes une vie toute nouvelle, pleine de progrs, d'avantages et de soucis. Cette voix de l'humanit qui vient chaque matin notre rveil nous raconter comment l'humanit a vcu la veille, proclamant tantt de grandes vrits, tantt d'effroyables mensonges, mais toujours marquant chacun des pas de l'tre humain, et sonnant toutes les heures de la vie collective, n'est-ce pas quelque chose de bien grand, malgr toutes les taches et les misres qui s'y trouvent?Mais en mme temps que cela est ncessaire l'ensemble de nos penses et de nos actions, n'est-ce pas bien affreux et bien repoussant voir dans le dtail, lorsque la lutte est partout, et que des semaines, des mois s'coulent dans l'injure et la menace, sans avoir clair une seule question, sans avoir marqu un progrs sensible? Et dans cette attente qui parat d'autant plus longue qu'on nous en signale toutes les phases minutieusement, ne nous prend-il pas souvent envie, nous autres artistes qui n'avons point d'action au gouvernail, de nous endormir dans les flancs du navire, et de ne nous veiller qu'au bout de quelques annes pour saluer alors la terre nouvelle en vue de laquelle nous nous trouverons ports?Oui, en vrit, si cela pouvait tre, si nous pouvions nous abstenir de la vie collective, et nous isoler de tout contact avec la politique pendant quelque temps, nous serions frapps, en y rentrant, du progrs accompli hors de nos regards. Mais cela ne nous est pas donn; et, quand nous fuyons le foyer d'action pour chercher l'oubli et le repos chez quelque peuple la marche plus lente et l'esprit moins ardent que nous, nous souffrons l des maux que nous n'avions pu prvoir, et nous nous repentons d'avoir quitt le prsent pour le pass, les vivants pour les morts.Voil tout simplement quel sera le texte de mon rcit, et pourquoi je prends la peine de l'crire, bien qu'il ne me soit point agrable de le faire, et que je me fusse promis, en commenant, de me garder le plus possible des impressions personnelles; mais il me semble prsent que cette paresse serait une lchet, et je me rtracte.5Nous arrivmes Palma au mois de novembre 1838, par une chaleur comparable celle de notre mois de juin. Nous avions quitt Paris quinze jours auparavant, par un temps extrmement froid; ce nous fut un grand plaisir, aprs avoir senti les premires atteintes de l'hiver, de laisser l'ennemi derrire nous. ce plaisir se joignit celui de parcourir une ville trs caractrise, et qui possde plusieurs monuments de premier ordre comme beaut ou comme raret.Mais la difficult de nous tablir vint nous proccuper bientt, et nous vmes que les Espagnols qui nous avaient recommand Majorque comme le pays le plus hospitalier et le plus fcond en ressources s'taient fait grandement illusion, ainsi que nous. Dans une contre aussi voisine des grandes civilisations de l'Europe, nous ne nous attendions gure ne pas trouver une seule auberge. Cette absence de pied--terre pour les voyageurs et d nous apprendre, en un seul fait, ce qu'tait Majorque par rapport au reste du monde, et nous engager retourner sur-le-champ Barcelone, o du moins il y a une mchante auberge appele emphatiquement l'htel des Quatre-Nations. Palma, il faut tre recommand et annonc vingt personnes des plus marquantes, et attendu depuis plusieurs mois, pour esprer de ne pas coucher en plein champ. Tout ce qu'il fut possible de faire pour nous, ce fut de nous assurer deux petites chambres garnies, ou plutt dgarnies, dans une espce de mauvais lieu, o les trangers sont bien heureux de trouver chacun un lit de sangle avec un matelas douillet et rebondi comme une ardoise, une chaise de paille, et, en fait d'aliments, du poivre et de l'ail discrtion.En moins d'une heure, nous pmes nous convaincre que, si nous n'tions pas enchants de cette rception, nous serions vus de mauvais il, comme des impertinents et des brouillons, ou tout au moins regards en piti comme des fous. Malheur qui n'est pas content de tout en Espagne! La plus lgre grimace que vous feriez en trouvant de la vermine dans les lits et des scorpions dans la soupe vous attirerait le mpris le plus profond et soulverait l'indignation universelle contre vous. Nous nous gardmes donc bien de nous plaindre, et peu peu nous comprmes quoi tenaient ce manque de ressources et ce manque apparent d'hospitalit.Outre le peu d'activit et d'nergie des Majorquins, la guerre civile, qui bouleversait l'Espagne depuis si longtemps, avait intercept, cette poque, tout mouvement entre la population de l'le et celle du continent. Majorque tait devenue le refuge d'autant d'Espagnols qu'il y en pouvait tenir, et les indignes, retranchs dans leurs foyers, se gardaient bien d'en sortir pour aller chercher des aventures et des coups dans la mre patrie. ces causes il faut joindre l'absence totale d'industrie et les douanes, qui frappent tous les objets ncessaires au bien-tre1 d'un impt dmesur. Palma est arrange pour un certain nombre d'habitants; mesure que la population augmente, on se serre un peu plus, et on ne btit gure. Dans ces habitations, rien ne se renouvelle. Except peut-tre chez deux ou trois familles, le mobilier n'a gure chang depuis deux cents ans. On ne connat ni l'empire de la mode, ni le besoin du luxe, ni celui des aises de la vie. Il y a apathie d'une part, difficult de l'autre; on reste ainsi. On a le strict ncessaire, mais on n'a rien de trop. Aussi toute l'hospitalit se passe en paroles.Il y a une phrase consacre Majorque, comme dans toute l'Espagne, pour se dispenser de rien prter; elle consiste tout offrir: La maison et tout ce qu'elle contient est votre disposition. Vous ne pouvez pas regarder un tableau, toucher une toffe, soulever une chaise, sans qu'on vous dise avec une grce parfaite: Es a la disposicion de uste. Mais gardez-vous bien d'accepter, ft-ce une pingle, car ce serait une indiscrtion grossire.Je commis une impertinence de ce genre ds mon arrive Palma, et je crois bien que je ne m'en relverai jamais dans l'esprit du marquis de ***. J'avais t trs recommand ce j lion palmesan, et je crus pouvoir accepter sa voiture pour faire une promenade. Elle m'tait offerte d'une manire si aimable! Mais le lendemain un billet de lui me fit bien sentir que j'avais manqu toutes les convenances, et je me htai de renvoyer l'quipage sans m'en tre servi.J'ai pourtant trouv des exceptions cette rgle, mais c'est de la part de personnes qui avaient voyag, et qui, sachant bien le monde, taient vritablement de tous les pays. Si d'autres taient portes l'obligeance et la franchise par la bont de leur cur, aucun(il est bien ncessaire de le dire pour constater la gne que la douane et le manque d'industrie ont apporte dans ce pays si riche), aucune n'et pu nous cder un coin de sa maison sans s'imposer de tels embarras et de telles privations, que nous eussions t vritablement indiscrets de l'accepter.Ces impossibilits de leur part, nous fmes bien mme de les reconnatre lorsque nous cherchmes nous installer. Il tait impossible de trouver dans toute la ville un seul appartement qui ft habitable.Un appartement Palma se compose de quatre murs absolument nus, sans portes ni fentres. Dans la plupart des maisons bourgeoises, on ne se sert pas de vitres; et lorsqu'on veut se procurer cette douceur, bien ncessaire en hiver, il faut faire faire les chssis. Chaque locataire, en se dplaant (et l'on ne se dplace gure), emporte donc les fentres, les serrures, et jusqu'aux gonds des portes. Son successeur est oblig de commencer par les remplacer, moins qu'il n'ait le got de vivre en plein vent, et c'est un got fort rpandu Palma.Or, il faut au moins six mois pour faire faire non seulement les portes et fentres, mais les lits, les tables, les chaises, tout enfin, si simple et si primitif que soit l'ameublement. Il y a fort peu d'ouvriers; ils ne vont pas vite, ils manquent d'outils et de matriaux. Il y a toujours quelque raison pour que le Majorquin ne se presse pas. La vie est si longue! Il faut tre Franais, c'est--dire extravagant et forcen, pour vouloir qu'une chose soit faite tout de suite. Et si vous avez attendu dj six mois, pourquoi n'attendriez-vous pas six mois de plus? Et si vous n'tes pas content du pays, pourquoi y restez-vous? Avait-on besoin de vous ici? On s'en passait fort bien. Vous croyez donc que vous allez mettre tout sens dessus dessous? Oh! que non pas! Nous autres, voyez-vous, nous laissons dire, et nous faisons notre guise. Mais n'y a-t-il donc rien louer? Louer? qu'est-ce que cela? louer des meubles? Est-u'il y en a de trop pour qu'on en loue? Mais il n'y en a donc pas vendre? Vendre? Il rait qu'il y en et de tout faits. Est-ce qu'on a du temps de reste pour faire des meubles d'avance? Si vous en voulez, faites-en venir de France, puisqu'il y a de tout dans ce pays-l. Mais pour faire venir de France, il faut attendre six mois tout au moins, et payer les droits. Or donc, quand on fait la sottise de venir ici, la seule manire de la rparer, c'est de s'en aller? C'est ce que je vous conseille, ou bien prenez patience, beaucoup de patience; mucha calma, c'est la sagesse majorquine.Nous allions mettre ce conseil profit, lorsqu'on nous rendit, bonne intention certainement, le mauvais service de nous trouver une maison de campagne louer.C'tait la villa d'un riche bourgeois qui pour un prix trs modr, selon nous, mais assez lev pour le pays (environ cent francs par mois), nous abandonna toute son habitation. Elle tait meuble comme toutes les maisons de plaisance du pays. Toujours les lits de sangle ou de bois peint en vert, quelques-uns composs de deux trteaux sur lesquels on pose deux planches et un mince matelas; les chaises de paille; les tables de bois brut; les murailles nues bien blanchies la chaux, et, par surcrot de luxe, des fentres vitres dans presque toutes les chambres; enfin, en guise de tableaux, dans la pice qu'on appelait le salon, quatre horribles devants de chemine, comme ceux qu'on voit dans nos plus misrables auberges de village, et que le seor Gomez, notre propritaire, avait eu la navet de faire encadrer avec soin comme des estampes prcieuses, pour en dcorer les lambris de son manoir. Du reste, la maison tait vaste, are (trop are), bien distribue, et dans une trs riante situation, au pied de montagnes aux flancs arrondis et fertiles, au fond d'une valle plantureuse que terminaient les murailles jaunes de Palma, la masse de sa cathdrale, et la mer tincelante l'horizon.Les premiers jours que nous passmes dans cette retraite furent assez bien remplis par la promenade et la douce flnerie laquelle nous conviaient un climat dlicieux, une nature charmante et tout fait neuve pour nous.Je n'ai jamais t bien loin de mon pays, quoique j'aie pass une grande partie de ma vie sur les chemins. C'tait donc la premire fois que je voyais une vgtation et des aspects de terrain essentiellement diffrents de ceux que prsentent nos latitudes tempres. Lorsque je vis l'Italie, je dbarquai sur les plages de la Toscane, et l'ide grandiose que je m'tais faite de ces contres m'empcha d'en goter la beaut pastorale et la grce rianAux bords de l'Arno, je me croyais sur les rives de l'Indre, et j'allai jusqu' Venise sans m'tonner ni m'mouvoir de rien. Mais Majorque il n'y avait pour moi aucune comparaison faire avec des sites connus. Les hommes, les maisons, les plantes, et jusqu'aux moindres cailloux du chemin, avaient un caractre part. Mes enfants en taient si frapps, qu'ils faisaient collection de tout, et prtendaient remplir nos malles de ces beaux pavs de quartz et de marbres veins de toutes couleurs, dont les talus pierres sches bordent tous les enclos. Aussi les paysans, en nous voyant ramasser jusqu'aux branches mortes, nous prenaient les uns pour des apothicaires, les autres nous regardaient comme de francs idiots.6L'le doit la grande varit de ses aspects au mouvement perptuel que prsente un sol labour et tourment par des cataclysmes postrieurs ceux du monde primitif. La partie que nous habitions alors, nomme Establiments, renfermait, dans un horizon de quelques lieues, des sites fort divers.Autour de nous, toute la culture, incline sur des tertres fertiles, tait dispose en larges gradins irrgulirement jets autour de ces monticules. Cette culture en terrasse, adopte dans toutes les parties de l'le que les pluies et les crues subites des ruisseaux menacent continuellement, est trs favorable aux arbres, et donne la campagne l'aspect d'un verger admirablement soign. notre droite, les collines s'levaient progressivement depuis le pturage en pente douce jusqu' la montagne couverte de sapins. Au pied de ces montagnes coule, en hiver et dans les orages de l't, un torrent qui ne prsentait encore notre arrive qu'un lit de cailloux en dsordre. Mais les belles mousses qui couvraient ces pierres, les petits ponts verdis par l'humidit, fendus par la violence des courants, et demi cachs dans les branches pendantes des saules et des peupliers, l'entrelacement de ces beaux arbres sveltes et touffus qui se penchaient pour faire un berceau de verdure d'une rive l'autre, un mince filet d'eau qui courait sans bruit parmi les joncs et les myrtes, et toujours quelque groupe d'enfants, de femmes et de chvres accroupis dans les encaissements mystrieux, faisaient de ce site quelque chose d'admirable pour la peinture. Nous allions tous les jours nous promener dans le lit du torrent, et nous appelions ce coin de paysage le Poussin, parce que cette nature libre, lgante et fire dans sa mlancolie, nous rappelait les sites que ce grand matre semble avoir chris particulirement. quelques centaines de pas de notre ermitage, le torrent se divisait en plusieurs ramifications, et son cours semblait se perdre dans la plaine. Les oliviers et les caroubiers pressaient leurs rameaux au-dessus de la terre laboure, et donnaient cette rgion cultive l'aspect d'une fort.Sur les nombreux mamelons qui bordaient cette partie boise s'levaient des chaumires d'un grand style, quoique d'une dimension rellement lilliputienne. On ne se figure pas combien de granges, de hangars, d'tables, de cours et de jardins, un pags (paysan propritaire) accumule dans un arpent de terrain, et quel got inn prside son insu cette disposition capricieuse. La maisonnette est ordinairement compose de deux tages avec un toit plat dont le rebord avanc ombrage une galerie perce jour, comme une range de crneaux que surmonterait un toit florentin. Ce couronnement symtrique donne une apparence de splendeur et de force aux constructions les plus frles et les plus pauvres, et les normes grappes de mas qui schent l'air, suspendues entre chaque ouverture de la galerie, forment un lourd feston altern de rouge et de jaune d'ambre, dont l'effet est incroyablement riche et coquet. Autour de cette maisonnette s'lve ordinairement une forte haie de cactus ou nopals, dont les raquettes bizarres s'entrelacent en muraille et protgent contre les vents du froid les frles abris d'algues et de roseaux qui servent serrer les brebis. Comme ces paysans ne se volent jamais entre eux, ils n'ont pour fermer leurs proprits qu'une barrire de ce genre. Des massifs d'amandiers et d'orangers entourent le jardin, o l'on ne cultive gure d'autre lgume que le piment et la pomme d'amour; mais tout cela est d'une couleur magnifique, et souvent, pour couronner le joli tableau que forme cette habitation, un seul palmier dploie au milieu son gracieux parasol, ou se penche sur le ct avec grce, comme une belle aigrette.Cette rgion est une des plus florissantes de l'le, et les motifs qu'en donne M. Grasset de Saint-Sauveur dans son Voyage aux les Balares confirment ce que j'ai dit prcdemment de l'insuffisance de la culture en gnral Majorque. Les remarques que ce fonctionnaire imprial faisait, en 1807, sur l'apathie et l'ignorance des pags majorquins le conduisirent en rechercher les causes. Il en trouva deux principales.La premire, c'est la grande quantit de couvents, qui absorbait une partie de la population dj si restreinte. Cet inconvnient a disparu, grce au dcret nergique de M. Mendizabal, que les dvots de Majorque ne lui pardonneront jamais.La seconde est l'esprit de domesticit qui rgne chez eux, et qui les parque par douzaines au service des riches et des nobles. Cet abus subsiste encore dans toute sa vigueur. Tout aristocrate majorquin a une suite nombreuse que son revenu suffit peine entretenir, quoiqu'elle ne lui procure aucun bien-tre; il est impossible d'tre plus mal servi qu'on ne l'est par cette espce de serviteurs honoraires. Quand on se demande quoi un riche Majorquin peut dpenser son revenu dans un pays o il n'y a ni luxe ni tentations d'aucun genre, on ne se l'explique qu'en voyant sa maison pleine de sales fainants des deux sexes, qui occupent une portion des btiments rserve cet usage, et qui, ds qu'ils ont pass une anne au service du matre, ont droit pour toute leur vie au logement, l'habillement et la nourriture. Ceux qui veulent se dispenser du service le peuvent en renonant quelques bnfices; mais l'usage les autorise encore venir chaque matin manger le chocolat avec leurs anciens confrres, et prendre part, comme Sancho chez Gamache, toutes les bombances de la maison.Au premier abord, ces murs semblent patriarcales, et on est tent d'admirer le sentiment rpublicain qui prside ces rapports de matre valet; mais on s'aperoit bientt que un rpublicanisme la manire de l'ancienne Rome, et que ces valets sont des clients enchans par la paresse ou la misre la vanit de leurs patrons. C'est un luxe Majorque d'air quinze domestiques pour un tat de maison qui en comporterait deux tout au plus. Et quand on voit de vastes terrains en friche, l'industrie perdue, et toute ide de progrs proscrite par l'ineptie et la nonchalance, on ne sait lequel mpriser le plus, du matre qui encourage et perptue ainsi l'abaissement moral de ses semblables, ou de l'esclave qui prfre une oisivet dgradante au travail qui lui ferait recouvrer une indpendance conforme la dignit humaine.Il est arriv cependant qu' force de voir augmenter le budget de leurs dpenses et diminuer celui de leurs revenus, de riches propritaires majorquins se sont dcids remdier l'incurie de leurs tenanciers et la disette des travailleurs. Ils ont vendu une partie de leurs terres en viager des paysans, et M. Grasset de Saint-Sauveur s'est assur que, dans toutes les grandes proprits o l'on avait essay de ce moyen, la terre, frappe en apparence de strilit, avait produit en telle abondance entre les mains d'hommes intresss son amlioration, qu'en peu d'annes les parties contractantes s'taient trououlages de part et d'autre.Les prdictions de M. Grasset cet gard se sont ralises tout fait, et aujourd'hui la rgn d'Establiments, entre autres, est devenue un vaste jardin; la population y a augment, de nombreuses habitations se sont leves sur les tertres, et les paysans y ont acquis une certaine aisance qui ne les a pas beaucoup clairs encore, mais qui leur a donn plus d'aptitude au travail. Il faudra bien des annes encore pour que le Majorquin soit actif et laborieux; et s'il faut que, comme nous, il traverse la douloureuse phase de l'pret au gain individuel pour arriver comprendre que ce n'est pas encore l le but de l'humanit, nous pouvons bien lui laisser sa guitare et son rosaire pour tuer le temps. Mais sans doute de meilleures destines que les ntres sont rserves ces peuples enfants que nous initierons quelque jour une civilisation vritable, sans leur reprocher tout ce que nous aurons fait pour eux. Ils ne sont pas assez grands pour braver les orages rvolutionnaires que le sentiment de notre perfectibilit a soulevs sur nos ttes. Seuls, dsavous, raills et combattus par le reste de la terre, nous avons fait des pas immenses, et le bruit de nos luttes gigantesques n'a pas veill de leur profond sommeil ces petites peuplades qui dorment la porte de notre canon au sein de la Mditerrane. Un jour viendra o nous leur confrerons le baptme de la vraie libert, et ils s'assiront au banquet comme les ouvriers de la douzime heure. Trouvons le mot de notre destine sociale, ralisons nos rves sublimes; et tandis que les nations environnantes entreront peu peu dans notre glise rvolutionnaire, ces malheureux insulaires, que leur faiblesse livre sans cesse comme une proie aux nations martres qui se les disputent, accourront notre communion.En attendant ce jour o, les premiers en Europe, nous proclamerons la loi de l'galit pour tous les hommes et de l'indpendance pour tous les peuples, la loi du plus fort la guerre ou du plus rus au jeu de la diplomatie gouverne le monde; le droit des gens n'est qu'un mot, et le sort de toutes les populations isoles et restreintes,Comme le Transylvain, le Turc ou le Hongrois,1est d'tre dvores par le vainqueur. S'il en devait tre toujours ainsi, je ne souhaiterais Majorque ni l'Espagne, ni l'Angleterre, ni mme la France pour tutrice, et je m'intresserais aussi peu l'issue fortuite de son existence, qu' la civilisation trange que nous portons en Afrique.7Nous tions depuis trois semaines Establiments lorsque les pluies commencrent. Jusque-l nous avions eu un temps adorable; les citronniers et les myrtes taient encore en fleur, et, dans les premiers jours de dcembre, je restai en plein air sur une terrasse jusqu' cinq heures du matin, livr au bien-tre d'une temprature dlicieuse. On peut s'en rapporter moi, car je ne connais personne au monde qui soit plus frileux, et l'enthousiasme de la belle nature n'est pas capable de me rendre insensible au moindre froid. D'ailleurs, malgr le charme du paysage clair par la lune et le parfum des fleurs qui montait jusqu' moi, ma veille n'tait pas fort mouvante. J'tais l, non comme it un pote cherchant l'inspiration, mais comme un oisif qui contemple et qui coute. J'tais fort occup, je m'en souviens, recueillir les bruits de la nuit et m'en rendre compte.Il est bien certain, et chacun le sait, que chaque pays a ses harmonies, ses plaintes, ses cris, ses chuchotements mystrieux, et cette langue matrielle des choses n'est pas un des moindres signes caractristiques dont le voyageur est frapp. Le clapotement mystrieux de l'eau sur les froides parois des marbres, le pas pesant et mesur des sbires sur le quai, le cri aigu et presque enfantin des mulots, qui se poursuivent et se querellent sur les dalles limoneuses, enfin tous les bruits furtifs et singuliers qui troublent faiblement le morne silence des nuits de Venise, ne ressemblent en rien au bruit monotone de la mer, au quien vive des sentinelles et au chant mlancolique des serenos de Barcelone. Le lac Majeur a des harmonies diffrentes de celles du lac de Genve. Le perptuel craquement des pommes de pin dans les forts de la Suisse ne ressemble en rien non plus aux craquements qui se font entendre sur les glaciers. Majorque, le silence est plus profond que partout ailleurs. Les nesses et les mules qui passent la nuit au pturage l'interrompent parfois en secouant leurs clochettes, dont le son est moins grave et plus mlodique que celles des vaches suisses. Le bolro y rsonne dans les lieux les plus dserts et dans les plus sombres nuits. Il n'est pas un paysan qui n'ait sa guitare et qui ne marche avec elle toute heure. De ma terrasse, j'entendais aussi la mer, mais si lointaine et si faible que la posie trangement fantastique et saisissante des Djinns me revenait en mmoire.J'coute,Tout fuit.On doute,La nuit,Tout passe;L'espaceEffaceLe bruit.Dans la ferme voisine, j'entendais le vagissement d'un petit enfant, et j'entendais aussi la mre, qui, pour l'endormir, lui chantait un joli air du pays, bien monotone, bien triste, bien arabe. Mais d'autres voix moins potiques vinrent me rappeler la partie grotesque de Majorque.Les cochons s'veillrent et se plaignirent sur un mode que je ne saurais point dfinir. Alors le pags, pre de famille, s'veilla la voix de ses porcs chris, comme la mre s'taille aux pleurs de son nourrisson. Je l'entendis mettre la tte la fentre et gourmander les htes de l'table voisine d'une voix magistrale. Les cochons l'entendirent fort bien, car ils se turent. Puis le pags, pour se rendormir apparemment, se mit rciter son rosaire d'une voix lugubre, qui, mesure que le sommeil venait et se dissipait, s'teignait ou se ranimait comme le murmure lointain des vagues. De temps en temps encore les cochons laissaient chapper un cri sauvage; le pags levait alors la voix sans interrompre sa prire, et les dociles animaux, calms par un Ora pro nobis ou un Ave Maria prononc d'une certaine faon, se taisaient aussitt. Quant l'enfant, il coutait sans doute, les yeux ouverts, livr l'espce de stupeur o les bruits incompris plongent cette pense naissante de l'homme au berceau, qui fait un si mystrieux travail sur elle-mme avant de se manifester.Mais tout coup, aprs des nuits si sereines, le dluge commena. Un matin, aprs que le vent nous eut bercs toute la nuit de ses longs gmissements, tandis que la pluie battait nos vitres, nous entendmes, notre rveil, le bruit du torrent qui commenait se frayer une route parmi les pierres de son lit. Le lendemain, il parlait plus haut; le surlendemain, il roulait les roches qui gnaient sa course. Toutes les fleurs des arbres taient tombes, et la pluie ruisselait dans nos chambres mal closes.On ne comprend pas le peu de prcautions que prennent les Majorquins contre ces flaux du vent et de la pluie. Leur illusion ou leur fanfaronnade est si grande cet gard, qu'ils nient absolument ces inclmences accidentelles, mais srieuses, de leur climat. Jusqu' la fin des deux mois de dluge que nous emes essuyer, ils nous soutinrent qu'il ne pleuvait jamais Majorque. Si nous avions mieux observ la position des pics de montagne et la direction habituelle des vents, nous nous serions convaincus d'avance des souffrances invitables qui nous attendaient.Mais une autre dception nous tait rserve: c'est celle que j'ai indique plus haut, lorsquj'ai commenc raconter mon voyage par la fin. Un d'entre nous tomba malade. D'une complexion fort dlicate, tant sujet une forte irritation du larynx, il ressentit bientt les atteintes de l'humidit. La Maison du Vent (Son-Vent en patois), c'est le nom de la villa que le seor Gomez nous avait loue, devint inhabitable. Les murs en taient si minces, que la chaux dont nos chambres taient crpies se gonflait comme une ponge. Jamais, pour mon compte, je n'ai tant souffert du froid, quoiqu'il ne fit pas trs froid en ralit: mais pour nous, qui sommes habitus nous chauffer en hiver, cette maison sans chemine tait sur nos paules comme un manteau de glace, et je me sentais paralys.Nous ne pouvions nous habituer l'odeur asphyxiante des braseros, et notre malade commena souffrir et tousser.De ce moment nous devnmes un objet d'horreur et d'pouvante pour la population. Nous fmes atteints et convaincus de phtisie pulmonaire, ce qui quivaut la peste dans les prjugs contagionistes de la mdecine espagnole. Un riche mdecin, qui, pour la modique rtribution de 45 francs, daigna venir nous faire une visite, dclara pourtant que ce n'tait rien, et n'ordonna rien. Nous l'avions surnomm Malvavisco, cause de sa prescription unique.Un autre mdecin vint obligeamment notre secours; mais la pharmacie de Palma tait dans un tel dnment que nous ne pmes nous procurer que des drogues dtestables. D'ailleurs, la maladie devait tre aggrave par des causes qu'aucune science et aucun dvouement ne pouvaient combattre efficacement.Un matin que nous tions livrs des craintes srieuses sur la dure de ces pluies et de ces souffrances qui taient lies les unes aux autres, nous remes une lettre du farouche Gomez, qui nous dclarait, dans le style espagnol, que nous tenions une personne, laquelle tenait une maladie qui portait la contagion dans ses foyers, et menaait par anticipation les jours de sa famille; en vertu de quoi il nous priait de dguerpir de son palais dans le plus bref dlai possible.Ce n'tait pas un grand regret pour nous, car nous ne pouvions plus rester l sans crainte d'tre noys dans nos chambres; mais notre malade n'tait pas en tat d'tre transport anger, surtout avec les moyens de transport qu'on a Majorque, et le temps qu'il faisait. Et puis la difficult tait de savoir o nous irions; car le bruit de notre phtisie s'tait rpandu instantanment, et nous ne devions plus esprer de trouver un gte nulle part, ft-ce prix d'or, ft-ce pour une nuit. Nous savions bien que les personnes obligeantes qui nous en feraient l'offre n'taient pas elles-mmes l'abri du prjug, et que d'airs nous attirerions sur elles, en les approchant, la rprobation qui pesait sur nous. Sans l'hospitalit du consul de France, qui fit des miracles pour nous recueillir tous sous son toit, nous tions menacs de camper dans quelque caverne comme des Bohmiens vritables.Un autre miracle se fit, et nous trouvmes un asile pour l'hiver. Il y avait la chartreuse de Valldemosa un Espagnol rfugi qui s'tait cach l pour je ne sais quel motif politique. En allant visiter la chartreuse, nous avions t frapps de la distinction de ses manires, de la beaut mlancolique de sa femme, et de l'ameublement rustique et pourtant confortable de leur cellule. La posie de cette chartreuse m'avait tourn la tte. Il se trouva que le couple mystrieux voulut quitter prcipitamment le pays, et qu'il fut aussi charm de nous cder son mobilier et sa cellule que nous l'tions d'en faire l'acquisition. Pour la modique somme de mille francs, nous emes donc un mnage complet, mais tel que nous eussions pu nous le procurer en France pour cent cus, tant les objets de premire ncessit sont rares, coteux, et difficiles rassembler Majorque.Comme nous passmes alors quatre jours Palma, quoique j'y aie peu quitt cette fois la chemine que le consul avait le bonheur de possder (le dluge continuant toujours), je ferai ici une lacune mon rcit pour dcrire un peu la capitale de Majorque. M. Laurens, qui vint l'explorer et en dessiner les plus beaux aspects l'anne suivante, sera le cicrone que je prsenterai maintenant au lecteur, comme plus comptent que moi sur l'archologie.Deuxime partie1Quoique Majorque ait t occupe pendant quatre cents ans par les Maures, elle a gard peu de traces relles de leur sjour. Il ne reste d'eux Palma qu'une petite salle de bains.Des Romains, il ne reste rien, et des Carthaginois, quelques dbris seulement vers l'ancienne capitale Alcudia, et la tradition de la naissance d'Annibal, que M. Grasset de Saint-Sauveur attribue l'outrecuidance majorquine, quoique ce fait ne soit pas dnu de vraisemblance1.Mais le got mauresque s'est perptu dans les moindres constructions, et il tait ncessaire que M. Laurens redresst toutes les erreurs archologiques de ses devanciers, pour que les voyageurs ignorants comme moi ne crussent pas retrouver chaque pas d'authentiques vestiges de l'architecture arabe.Je n'ai point vu dans Palma, dit M. Laurens, de maisons dont la date part fort ancienne. Les plus intressantes par leur architecture et leur antiquit appartenaient toutes au commencement du seizime sicle; mais l'art gracieux et brillant de cette poque ne s'y montre pas sous la mme forme qu'en France.Ces maisons n'ont au-dessus du rez-de-chausse qu'un tage et un grenier trs bas1. L'entrens la rue, consiste en une porte plein cintre, sans aucun ornement; mais la dimension et le grand nombre de pierres disposes en longs rayons lui donnent une grande physionomie. Le jour pntre dans les grandes salles du premier tage travers de hautes fentres divises par des colonnes excessivement effiles, qui leur donnent une apparence entirement arabe.Ce caractre est si prononc, qu'il m'a fallu examiner plus de vingt maisons construites d'une manire identique, et les tudier dans toutes les parties de leur construction pour arriver la certitude que ces fentres n'avaient pas t enleves quelques murs de ces palais mauresques, vraiment feriques, dont l'Alhambra de Grenade nous reste comme chantillon.Je n'ai rencontr qu' Majorque des colonnes qui, avec une hauteur de six pieds, n'ont qu'uniamtre de trois pouces. La finesse des marbres dont elles sont faites, le got du chapiteau qui les surmonte, tout cela m'avait fait supposer une origine arabe. Quoi qu'il en soit, l'aspect de ces fentres est aussi joli qu'original.Le grenier qui constitue l'tage suprieur est une galerie, ou plutt une suite de fentres rapproches et copies exactement sur celles qui forment le couronnement de la Lonja. Enfin, un toit fort avanc, soutenu par des poutres artistement ciseles, prserve cet tage de la pluie ou du soleil, et produit des effets piquants de lumire par les longues ombres qu'il projette sur la maison, et par l'opposition de la masse brune de la charpente avec les tons brillants du ciel.L'escalier, travaill avec un grand got, est plac dans une cour, au centre de la maison, et spar de l'entre sur la rue par un vestibule o l'on remarque des pilastres dont le chapiteau est orn de feuillages sculpts, ou de quelque blason support par des anges.Pendant plus d'un sicle encore aprs la renaissance, les Majorquins ont mis un grand luxe dans la construction de leurs habitations particulires. Tout en suivant la mme distribution, ils ont apport dans les vestibules et dans les escaliers les changements de got que l'architecture devait amener. Ainsi l'on trouve partout la colonne toscane ou dorienne; des rampes, des balustrades, donnent toujours une apparence somptueuse aux demeures de l'aristocratie.Cette prdilection pour l'ornement de l'escalier et ce souvenir du got arabe se retrouvent aussi dans les plus humbles habitations, mme lorsqu'une seule chelle conduit directement de la rue au premier tage. Alors, chaque marche est recouverte de carreaux en faence peinte de fleurs brillantes, bleues, jaunes ou rouges.Cette description est fort exacte, et les dessins de M. Laurens rendent bien l'lgance de ces intrieurs dont le pristyle fournirait nos thtres de beaux dcors d'une extrme mplicit.Ces petites cours paves en dalles, et parfois entoures de colonnes comme le cortile des palais de Venise, ont aussi pour la plupart un puits d'un got trs pur au milieu. Elles n'ont ni le mme aspect ni le mme usage que nos cours malpropres et nues. On n'y place jamais l'entre des curies et des remises. Ce sont de vritables praux, peut-tre un souvenir de l'atrium des Romains. Le puits du milieu y tient videmment la place de l'impluvium.Lorsque ces pristyles sont orns de pots de fleurs et de tendines de jonc, ils ont un aspect la fois lgant et svre, dont les seigneurs majorquins ne comprennent nullement la posie; car ils ne manquent gure de s'excuser sur la vtust de leurs demeures; et si vous en admirez le style, ils sourient, croyant que vous les raillez, ou mprisant peut-tre en eux-mmes ce ridicule excs de courtoisie franaise.Au reste, tout n'est pas galement potique dans la demeure des nobles majorquins. Il est certains dtails de malpropret dont je serais fort embarrass de donner l'ide mes lecteurs, moins, comme crivait Jacquemont en parlant des murs indiennes, d'achever ma lettre en latin.Ne sachant pas le latin, je renvoie les curieux au passage que M. Grasset de Saint-Sauveur, crivain moins srieux que M. Laurens, mais fort vridique sur ce point, consacre la situation des garde-manger Majorque et dans beaucoup d'anciennes maisons d'Espagne et d'Italie. Ce passage est remarquable cause d'une prescription de la mdecine espagnole qui rgne encore dans toute sa vigueur Majorque, et qui est des plus tranges1.L'intrieur de ces palais ne rpond nullement l'extrieur. Rien de plus significatif, chez les nations comme chez les individus, que la disposition et l'ameublement des habitations. Paris, o les caprices de la mode et l'abondance des produits industriels font varier si trangement l'aspect des appartements, il suffit bien, n'est-ce pas, d'entrer chez une personne aise pour se faire en un clin d'il une ide de son caractre, pour se dire si elle a du got ou de l'ordre, de l'avarice ou de la ngligence, un esprit mthodique ou romanesque, de l'hospitalit ou de l'ostentation.J'ai mes systmes l-dessus, comme chacun a les siens, ce qui ne m'empche pas de me tromper fort souvent dans mes inductions, ainsi qu'il arrive bien d'autres.J'ai particulirement horreur d'une pice peu meuble et trs bien range. moins qu'une granntelligence et un grand cur, tout fait emports hors de la sphre des petites observations matrielles, n'habitent l comme sous une tente, je m'imagine que l'hte de cette demeure est une tte vide et un cur froid.Je ne comprends pas que, lorsqu'on habite rellement entre quatre murailles, on n'prouve pas le besoin de les remplir, ne ft-ce que de bches et de paniers, et d'y voir vivre quelque chose autour de soi, ne ft-ce qu'une pauvre girofle ou un pauvre moineau.Le vide et l'immobile me glacent d'effroi, la symtrie et l'ordre rigoureux me navrent de tristesse; et si mon imagination pouvait se reprsenter la damnation ternelle, mon enfer serait certainement de vivre jamais dans certaines maisons de province o rgne l'ordre le plus parfait, o rien ne change jamais de place, o l'on ne voit rien traner, o rien ne s'use ni se brise, et o pas un animal ne pntre, sous prtexte que les choses animes gtent les choses inanimes. Eh! prissent tous les tapis du monde, si je ne dois en jouir qu' la condition de n'y jamais voir gambader un enfant, un chien ou un chat.Cette propret rigide ne prend pas sa source dans l'amour vritable de la propret, mais dans une excessive paresse, ou dans une conomie sordide. Avec un peu plus de soin et d'activit, la mnagre sympathique mes gots peut maintenir dans notre intrieur cette propret, dont je ne puis pas me passer non plus.Mais que dire et que penser des murs et des ides d'une famille dont le home est vide et immobile, sans avoir l'excuse ou le prtexte de la propret?S'il arrive qu'on se trompe aisment, comme je le disais tout l'heure, dans les inductions particulires, il est difficile de se tromper dans les inductions gnrales. Le caractre d'un peuple se rvle dans son costume et dans son ameublement, aussi bien que dans ses traits et dans son langage.Ayant parcouru Palma pour y chercher des appartements, je suis entr dans un assez grand nombre de maisons; tout s'y ressemblait si exactement que je pouvais conclure de l un caractre gnral chez leurs occupants. Je n'ai pntr dans aucun de ces intriens avoir le cur serr de dplaisir et d'ennui, rien qu' voir les murailles nues, les dalles taches et poudreuses, les meubles rares et malpropres. Tout y portait tmoignage de l'indiffrence et de l'inaction; jamais un livre, jamais un ouvrage de femme. Les hommes ne lisent pas, les femmes ne cousent mme pas. Le seul indice d'une occupation domestique, c'est l'odeur de l'ail qui trahit le travail culinaire; et les seules traces d'un amusement intime, ce sont les bouts de cigare sems sur le pav.Cette absence de vie intellectuelle fait de l'habitation quelque chose de mort et de creux qui n'a pas d'analogue chez nous, et qui donne au Majorquin plus de ressemblance avec l'Africain qu'avec l'Europen.Ainsi toutes ces maisons o les gnrations se succdent sans rien transformer autour d'elles, et sans marquer aucune empreinte individuelle sur les choses qui ordinairement participent en quelque sorte notre vie humaine, font plutt l'effet de caravansrails que de maisons vritables; et tandis que les ntres donnent l'ide d'un nid pour la famille, celles-l semblent des gtes o les groupes d'une population errante se retireraient indiffremment pour passer la nuit. Des personnes qui connaissaient bien l'Espagne m'ont dit qu'il en tait gnralement ainsi dans toute la Pninsule.Ainsi que je l'ai dit plus haut, le pristyle ou l'atrium des palais des chevaliers (c'est ainsi que s'intitulent encore les patriciens de Majorque) ont un grand caractre d'hospitalit et mme de bien-tre. Mais ds que vous avez franchi l'lgant escalier et pntl'intrieur des chambres, vous croyez entrer dans un lieu dispos uniquement pour la sieste. De vastes salles, ordinairement dans la forme d'un carr long, trs leves, trs froides, trs sombres, toutes nues, blanchies la chaux sans aucun ornement, avec de grands vieux portraits de famille tout noirs et placs sur une seule ligne, si haut qu'on n'y distingue rien; quatre ou cinq chaises d'un cuir gras et mang aux vers, bordes de gros clous dors qu'on n'a pas nettoys depuis deux cents ans; quelques nattes valenciennes, ou seulement quelques peaux de mouton longs poils jetes et l sur le pav; des croises places trs haut et recouvertes de pagnes paisses; de larges portes de bois de chne noir ainsi que le plafond solives, et parfois une antique portire de drap d'or portant l'cusson de la famille richement brod, mais terni et rong par le temps: tels sont les palais majorquins l'intrieur. On n'y voit gure d'autres tables que celles o l'onange; les glaces sont fort rares, et tiennent si peu de place dans ces panneaux immenses, qu'elles n'y jettent aucune clart.On trouve le matre de la maison debout et fumant dans un profond silence, la matresse assise sur une grande chaise et jouant de l'ventail sans penser rien. On ne voit jamais les enfants: ils vivent avec les domestiques, la cuisine ou au grenier, je ne sais; les parents ne s'en occupent pas. Un chapelain va et vient dans la maison sans rien faire. Les vingt ou trente valets font la sieste, pendant qu'une vieille servante hrisse ouvre la porte au quinzime coup de sonnette du visiteur.Cette vie ne manque certainement pas de caractre, comme nous dirions dans l'acception illimite que nous donnons aujourd'hui ce mot; mais, si l'on condamnait vivre ainsi le plus calme de nos bourgeois, il y deviendrait certainement fou de dsespoir, ou dmagogue par raction d'esprit.2Les trois principaux difices de Palma sont la cathdrale, la Lonja (bourse) et le Palacio-Real.La cathdrale, attribue par les Majorquins don Jaime le Conqurant, leur premier roi chrtien et en quelque sorte leur Charlemagne, fut en effet entreprise sous ce rgne, mais elle ne fut termine qu'en 1601. Elle est d'une immense nudit; la pierre calcaire dont elle est entirement btie est d'un grain trs fin et d'une belle couleur d'ambre.Cette masse imposante, qui s'lve au bord de la mer, est d'un grand effet lorsqu'on entre dans le port; mais elle n'a de vraiment estimable, comme got, que le portail mridional, signal par M. Laurens comme le plus beau spcimen de l'art gothique qu'il ait jamais eu occasion de dessiner. L'intrieur est des plus svres et des plus sombres.Les vents maritimes pntrant avec fureur par les larges ouvertures du portail principal et renversant les tableaux et les vases sacrs au milieu des offices, on a mur les portes et les rosaces de ce ct. Ce vaisseau n'a pas moins de cinq cent quarante palmes1 de longueur sur trois cent soixante-quinze de largeur.Au milieu du chur on remarque un sarcophage de marbre fort simple, qu'on ouvre aux trangers pour leur montrer la momie de don Jaime II, fils du Conquistador, prince dvot, aussi faible et aussi doux que son pre fut entreprenant et belliqueux.Les Majorquins prtendent que leur cathdrale est trs suprieure celle de Barcelone, de mme que leur Lonja est infiniment, selon eux, plus belle que celle de Valence. Je n'ai pas vrifi le dernier point; quant au premier, il est insoutenable.Dans l'une et dans l'autre cathdrale on remarque le singulier trophe qui orne la plupart des mtropoles de l'Espagne: c'est la hideuse tte de Maure en bois peint, coiffe d'un turban, qui termine le pendentif de l'orgue. Cette reprsentation d'une tte coupe est souvent orne d'une longue barbe blanche et peinte en rouge en dessous pour figurer le sang impur du vaincu.On voit sur les clefs de vote des nefs de nombreux cussons armoris. Apposer ainsi son blason dans la maison de Dieu tait un privilge que les chevaliers majorquins payaient fort cher; et c'est grce cet impt prlev sur la vanit que la cathdrale a pu trve dans un sicle o la dvotion tait refroidie. Il faudrait tre bien injuste pour attribuer aux seuls Majorquins une faiblesse qui leur a t commune avec les nobles dvots du monde entier cette poque.La Lonja est le monument qui m'a le plus frapp par ses proportions lgantes et un caractre d'originalit que n'excluent ni une rgularit parfaite ni une simplicit pleine de gotCette bourse fut commence et termine dans la premire moiti du quinzime sicle. L'illustre Jovellanos l'a dcrite avec soin, et le Magasin pittoresque l'a popularise par un dessin fort intressant, publi il y a dj plusieurs annes. L'intrieur est une seule vaste salle soutenue par six piliers cannels en spirale, d'une tnuit lgante.Destine jadis aux runions des marchands et des nombreux navigateurs qui affluaient Palma, la Lonja tmoigne de la splendeur passe du commerce majorquin; aujourd'hui elle ne sert plus qu'aux ftes publiques. Ce devait tre une chose intressante de voir les Majorquins, revtus des riches costumes de leurs pres, s'battre gravement dans cette antique salle de bal; mais la pluie nous tenait alors captifs dans la montagne, et il ne nous fut pas possible de voir ce carnaval, moins renomm et moins triste peut-tre que celui de Venise. Quant la Lonja, quelque belle qu'elle m'ait paru, elle n'a pas fait tort dans mes souvenirs cet adorable bijou qu'on appelle la Cadoro, l'ancien htel des monnaies, sur le Grand-Canal.Le Palacio-Real de Palma, que M. Grasset de Saint-Sauveur n'hsite point croire romain et mauresque (ce qui lui a inspir des motions tout fait dans le got de l'empire), a t bti, dit-on, en 1309. M. Laurens se dclare troubl dans sa conscience l'endroit des petites fentres gmines, et des colonnettes nigmatiques qu'il a tudies dans ce monument.Serait-il donc trop audacieux d'attribuer les anomalies de got qu'on remarque dans tant de constructions majorquines l'intercalation d'anciens fragments dans des constructions subsquentes? De mme qu'en France et en Italie le got de la Renaissance introduisit des mdaillons et des bas-reliefs vraiment grecs et romains dans les ornements de sculpture, n'est-il pas probable que les chrtiens de Majorque, aprs avoir renvers tous les ouvrages mauresques1, en utilisrent les riches dbris et les incrustrent de plus en plus dans leurs constructions postrieures?Quoi qu'il en soit, le Palacio-Real de Palma est d'un aspect fort pittoresque. Rien de plus irrgulier, de plus incommode et de plus sauvagement Moyen ge que cette habitation seigneuriale; mais aussi rien de plus fier, de plus caractris, de plus hidalgo que ce manoir compos de galeries, de tours, de terrasses et d'arcades grimpant les unes sur les autres une hauteur considrable, et termines par un ange got