saint-lambert les deux amis, conte iroquois

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Jean-François, marquis de Saint-Lambert L L e e s s d d e e u u x x a a m m i i s s BeQ

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Saint-Lambert Les Deux Amis, Conte Iroquois

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  • Jean-Franois, marquis de Saint-Lambert

    LLeess ddeeuuxx aammiiss

    BeQ

  • Jean-Franois, marquis de Saint-Lambert

    (1716-1803)

    Les deux amis conte iroquois

    La Bibliothque lectronique du Qubec Collection tous les vents Volume 233 : version 1.01

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  • Sources Jean-Franois, marquis de Saint-Lambert, Les deux

    amis, dans Denis Diderot, Les Deux Amis de Bourbonne et autres contes, dition prsente, tablie et annote par Michel Delon, Gallimard, 2002, Collection Folio.

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  • Les deux amis

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  • Les Iroquois habitent entre le fleuve Saint-Laurent

    et lOhio. Ils composent une nation peu nombreuse, mais guerrire ; et qui a conserv son indpendance au milieu des Franais et des Anglais.

    Les Iroquois vivent rassembls dans des villages, o ils ne sont soumis lautorit daucun homme ni daucune loi. Dans la guerre, ils obissent volontairement des chefs ; dans la paix, ils nobissent personne.

    Ils ont les uns pour les autres les plus grands gards : chacun deux craint de blesser lamour-propre dun autre, parce que cet amour-propre sirrite aisment, et que la plus lgre offense est bientt venge. La vengeance est linstinct le plus naturel aux hommes qui vivent dans les socits indpendantes ; et le sauvage, qui ne peut faire craindre son semblable le magistrat et les lois, fait craindre ses fureurs.

    Cest donc la crainte qui est, chez les sauvages, la cause de leur politesse crmonieuse et de leurs compliments ternels : elle lest aussi de quelques associations. Certaines familles, quelques particuliers, se promettent par serment de se secourir, de se protger ; de se dfendre : ils passent leur vie dans un

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  • commerce de bons offices mutuels ; ils sont tranquilles labri de lamiti, et ils connaissent mieux que nous son prix et ses charmes.

    Tolho et Mouza, deux jeunes Iroquois du village dOntao, taient ns le mme jour dans deux cabanes voisines, et dont les habitants, unis par serment, avaient rsist ensemble leurs ennemis, aux besoins et aux accidents de la vie.

    Ds lge de quatre cinq ans, Tolho et Mouza taient unis comme leurs pres : ils se protgeaient lun lautre dans les petites querelles quils avaient avec dautres enfants : ils partageaient les fruits quils pouvaient cueillir. Amuss des mmes jeux, occups des mmes choses, ils passaient leurs jours ensemble dans leurs cabanes, sur la neige ou sur le gazon. Le soir leurs parents avaient peine les sparer, et souvent la mme natte servait de lit tous deux.

    Lorsquils eurent quelque force et quelques annes de plus, ils sinstruisirent courir, tendre larc, faire des flches, les lancer, franchir les ruisseaux, nager, conduire un canot. Ils avaient lambition dtre les plus forts et dtre les plus adroits de leur village ; mais Tolho ne voulait point surpasser Mouza, et Mouza ne voulait point surpasser Tolho.

    Ils devenaient de jour en jour plus chers et plus ncessaires lun lautre : tous les matins ils sortaient

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  • de leur cabane : ils levaient les yeux au ciel et disaient :

    Grand esprit, je te rends grce de tirer le soleil du fond du grand lac et de le porter sur la chevelure des montagnes : soit quil sorte du grand lac, ou soit quil descende de la chevelure des montagnes, il rjouira mon ami. Grand esprit, donne la rose la terre, du poisson mes filets, la proie mes flches, la force mon coeur, et tous les biens mon ami.

    Dj ces deux jeunes sauvages allaient la chasse du chevreuil, du livre et des animaux timides : ils ne chassaient jamais sparment, et le gibier quils apportaient, se partageait galement entre leurs cabanes.

    Lorsquils eurent assez de force et dexprience pour attaquer, dans la fort, le loup, le tigre et le carcajou, avant de tenter ces chasses o ils pouvaient courir quelques dangers, ils pensrent se choisir un Manitou.

    Les Iroquois, comme tous les sauvages, adorent un tre suprme, qui a tout cr, et dont rien ne borne la puissance : ils le nomment le Grand Esprit. Ils sont persuads que cet tre donne chacun deux un gnie qui doit les protger dans tout le cours de leur vie : ils croient quils sont les matres dattacher le gnie tout ce quils veulent. Les uns choisissent un arbre ; dautres une pierre ; ceux-ci une jeune fille ; ceux-l un ours ou

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  • un orignal. Ils pensent quaussitt quils ont fait ce choix, et quils ont dit : Orignal, arbre ou pierre, je me confie toi , le gnie qui doit veiller sur eux, sattache ces substances quils appellent leur Manitou, et ils se tiennent fort srs que toutes les fois quils invoquent leur gnie, il quitte le Manitou et vient les secourir. Ces superstitions sont absurdes, jen conviens ; mais elles ne le sont pas plus que celles de plusieurs peuples polics.

    Tolho et Mouza se proposrent un jour daller sur la montagne o les Iroquois vont adorer le Grand Esprit, et ils sy rendirent au lever du soleil. L, ils rptrent leurs exercices : ils frappaient les arbres du casse-tte ou de la hache ; ils peraient de leurs flches les oiseaux qui volaient autour deux ; ils couraient lun contre lautre avec des gestes menaants ; ils se firent mme quelques lgres blessures, do ils virent avec joie couler leur sang.

    Grand Esprit, disaient-ils, nous sommes des hommes ; nous ne craindrons ni lennemi, ni la douleur : donne-nous un gnie il ne rougira pas dtre notre guide.

    Aprs cette courte prire, les deux jeunes sauvages se regardrent avec attendrissement et une sorte de respect ; leurs regards sanimaient, ils semblaient saisis dun saint enthousiasme, et obir des impulsions dont

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  • ils ntaient pas les matres. Dans ces transports, chacun deux pronona le nom de son ami, chacun deux attacha son gnie la personne de son ami. Mouza fut le Manitou de Tolho ; Tolho fut le Manitou de Mouza.

    Ds ce moment, leur amiti leur devint sacre ; les soins quils se rendaient avaient quelque chose de religieux ; chacun deux tait pour lautre un objet de culte, un tre divin. Ils se trouvrent un courage plus ferme, une audace plus intrpide. Ils attaqurent avec succs les animaux les plus froces, et tous les jours ils revenaient dans Ontao chargs de proie et de fourrures.

    Les jeunes filles des sauvages aiment beaucoup les bons chasseurs : elles les prfrent mme aux guerriers. Ceux-ci donnent leurs matresses ou leurs femmes, de la considration : les chasseurs leur donnent des vivres et des fourrures ; et chez les femmes sauvages, labondance vaut mieux que la gloire. Les jeunes filles dOntao faisaient de frquentes agaceries aux deux jeunes amis ; mais ils y rsistaient, parce que les Iroquois sont persuads que les plaisirs de lamour nervent le corps et affaiblissent le courage, lorsquon sy livre avant lge de vingt ans. Mouza et Tolho nen avaient que dix-huit, et ils auraient rougi de navoir pas sur eux-mmes autant de pouvoir quen ont communment les jeunes gens de leur nation.

    Selon lauteur du Mmoire sur les moeurs des

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  • Iroquois, cit dans les Varits littraires, et selon les relations de tous les voyageurs, les filles chez ces peuples ont fort peu de retenue. Ce nest pas que la nature nait prescrit dans le Nouveau-Monde comme dans lancien, lattaque aux hommes, la dfense aux femmes ; mais dans ces contres, on attache de lhonneur la chastet des hommes, et les femmes attachent de lhonneur la conqute des chasseurs habiles et des vaillants guerriers. Dans tous les climats, lhomme et la femme naissent avec les mmes instincts ; mais dans tous les climats, lopinion tablit des habitudes qui changent la nature. De toutes les espces danimaux, lespce humaine est celle que lhabitude modifie le plus.

    Parmi les jeunes filles qui tentrent la conqute de Tolho et de Mouza, rim tait la plus aimable. Elle avait dix-sept ans : elle navait point encore eu damants ; elle tait vive et gaie ; elle aimait le travail et le plaisir, elle tait coquette avec les jeunes gens, respectueuse, attentive avec un frre de sa mre qui avait lev son enfance, et de la cabane duquel elle prenait soin. Ce vieillard sappelait Cheriko : il tait respect dans les diffrents bourgs dune nation qui porte lexcs le respect d aux vieillards.

    Sa nice essaya de plaire alternativement chacun des deux amis ; mais les Iroquois taient menacs dune

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  • guerre avec les Outaouais. Le moment des grandes pches arrivait. Mouza et Tolho soumis leurs prjugs, occups des prparatifs de leur pche, parurent faire peu dattention aux agaceries drim. Ils sembarqurent sur le fleuve Saint-Laurent. leur dpart, rim ne parut point triste ; elle les conduisit en riant jusquau rivage, et au moment quils entraient dans le canot, elle leur chanta gaiement la chanson suivante quelle venait de composer pour eux.

    Ils partent les deux Amis, les voil qui habitent le grand fleuve. Ils partent, et les filles dOntao soupirent. Pourquoi soupirez-vous, filles dOntao ? Mouza et Tolho nont point veill la porte de vos cabanes.

    Les deux Amis sont deux mangliers en fleurs : leurs yeux ont lclat de la rose au lever du soleil : leurs cheveux sont noirs comme laile du corbeau. Ils partent, et les filles dOntao soupirent.

    Ne soupirez pas, filles dOntao ; ils reviendront les deux Amis : ils seront hommes, ils auront tout leur esprit : ils viendront vos cabanes, et vous serez heureuses.

    Cependant Mouza et Tolho vogurent vers les parties du fleuve qui forment dans les terres des espces de golfes, et qui abondent le plus en poisson. Les sauvages parlent peu, parce quils ont peu dopinions, et que ces opinions sont les mmes ; mais ils ont un

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  • sentiment vif et ils lexpriment frquemment par des exclamations ou des gestes. Un ami a besoin de rvler son ami quelles sont les impressions quil reoit des objets extrieurs ; il a besoin de lui manifester ses craintes, ses esprances, le sentiment qui le domine. Dans leur navigation, les deux Iroquois gardaient un profond silence. Enfin Mouza regarda Tolho tendrement et baissa les yeux et la tte dun air constern. Tolho, qui rencontra les yeux de Mouza, ne put soutenir ses regards et dtourna la tte en rougissant.

    Ils arrivrent, lentre de la nuit, dans le golfe o ils voulaient tendre leurs filets : ils attachrent leur canot de longs peupliers qui bordaient le rivage ; ils abattirent quelques branches de chne ; ils formrent une hutte, dont ils garnirent le fond de feuillages sur lesquels ils stendirent.

    Mouza sendormit ; mais aprs un moment de sommeil, il sveilla. Son ami lentendit qui rptait demi-voix la chanson drim. Tolho sendormit enfin. Il parut fort agit pendant son sommeil, et Mouza, qui lobservait, crut lentendre prononcer en dormant, le nom drim.

    Ds que le jour parut, ils se levrent en silence, et commencrent leur pche qui ne fut pas heureuse. Ils taient affligs lun et lautre. Mouza montrait la

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  • tristesse la plus profonde, et Tolho de la douleur et de lindignation. Ils se proposrent de se rendre dans un golfe plus abondant en poisson, mais assez voisin de la cascade de Niagara, cette cascade clbre o le fleuve Saint-Laurent, large de prs dune lieue, prcipite ses eaux de la hauteur de deux cents toises. Le fleuve, aux environs du golfe que cherchaient les jeunes Iroquois, est serr entre des montagnes et sem de rochers et dcueils : il y a des courants trs rapides, et la navigation en est trs dangereuse. Mouza et Tolho naviguaient travers ces rochers conduits par la crainte de revenir dans Ontao sans tre chargs de poisson, et avec la confiance que leur donnait leur courage.

    Ils ntaient pas loigns de ce golfe o ils voulaient se rendre, lorsquil sleva un vent violent qui les emporta vers la cascade. Ce vent tait pouss par un orage qui stendait loccident. Le ciel tait encore serein au znith ; mais un peu au-dessus des montagnes, il tait sombre et noir, les clairs semblaient des feux qui slanaient de ces montagnes, dont le tonnerre et les vapeurs enveloppaient les sommets. Les feux de la nue se rflchissaient sur ltendue des eaux agites. Le canot volait rapidement sur un courant qui lentranait vers la cascade ; le bruit continu de la chute immense des eaux, le bruit interrompu des tonnerres et des vents portaient la crainte dans lme courageuse des deux jeunes sauvages ; mais cette crainte ne leur tait point la

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  • prsence desprit. Malgr la force du courant et de la tempte, ils

    dirigeaient le canot avec art, et ils vitaient les cueils. Ils regardaient de toutes parts pour dcouvrir quelque plage o ils pourraient aborder ; mais ils se voyaient environns partout de rochers escarps ou suspendus. Dj ils dcouvraient le nuage clatant qulvent jusquau ciel les eaux du fleuve en rejaillissant des rochers sur lesquels elles se brisent. Ce nuage tait entre les jeunes amis et le soleil : la lumire de cet astre tincelait travers les vapeurs, et y rpandait toutes les couleurs de larc-en-ciel ; ces vapeurs brillantes touchaient lextrmit du sombre nuage do partaient la foudre et les clairs. Tolho et Mouza sentirent quils ne pouvaient viter dtre entrans dans la chute du fleuve, et de tomber avec la masse des eaux sur les pointes des rochers. Ils se regardrent en scriant : Mouza naura point regretter Tolho, Tolho naura point regretter Mouza. Pleure, rim, pleure ; ceux qui taiment vont mourir. Cest Mouza qui pronona ces paroles. Ils sembrassrent encore. Ils taient dj couverts des vapeurs qui slvent et retombent sur les bords de la cascade terrible ; ils se sentirent prs du gouffre ; ils ne sabandonnrent pas encore leur destine, et regardant de ct et dautre sur les eaux cumantes, ils virent ct deux quelques arbres qui tendaient leurs branches sur le fleuve ; ils se les

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  • montrrent ; ils se jetrent la nage, leurs flches dans les mains, le carquois sur lpaule, et abordrent sous les arbres dans une prairie marcageuse, do ils se rendirent bientt sur un terrain plus lev ; ils entrrent ensuite dans une fort, dont les arbres immenses ombrageaient les rives du grand fleuve.

    Ds quils eurent mis les pieds sur le rivage, ils sembrassrent ivres de joie, et tous deux se jetrent genoux. Grand Esprit, me des fleuves, du soleil et des tonnerres, dit Mouza, tu mas conserv mon ami. Cher ami, scria Tolho, nous ne pouvons prir ensemble.

    Aprs cette premire effusion de tendresse et de joie, ils se reposrent quelque temps sur le gazon, sans se parler ; et, les yeux fixs terre, ils se regardrent, et Mouza versait un torrent de larmes.

    Mouza ! dit Tolho, jatteste le Grand Esprit, mon me vit avec toi, je souffre de tes peines, je ris de ta joie. Hlas, je le vois, ton esprit tabandonne, il nest plus auprs de Tolho, il suit rim.

    Ah ! dit Mouza, en se jetant dans les bras de son ami, jaime Tolho plus que moi-mme ; mais rim possde ma pense, il est vrai, oui, il est vrai.

    coute, dit Tolho, jai vu tes peines ; nas-tu pas vu les miennes ? Nas-tu pas vu qurim menlevait

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  • mon esprit ?... Je lai vu, dit Mouza, et je meurs... Ah ! reprit Tolho, tu ne peux tre plus malheureux que moi ; mais je ne ferai pas longtemps couler tes larmes. Jai eu tort ; il faut que tu me le pardonnes. Il y a prs dune lune que mon coeur est dchir, et je ne tai point pri de le gurir... Ah ! dit Mouza, ne tai-je pas aussi cach mes penses ? Oui, jai scell ma bouche auprs de mon ami ; mais ma bouche va souvrir : tu verras le coeur qui taime et qui souffre ; il ne veut plus se cacher toi. Disons tout. Tu te souviens du jour o nous revnmes chargs de peaux de tigres, dours et de carcajou ; nos parents furent riches de notre chasse, et les filles dOntao chantaient les chasseurs. rim vint moi : le souris tait sur ses lvres, et lesprit damour tait dans ses yeux. Mouza, dit-elle, abat les tigres, perce le carcajou, renverse lours, et il nen demande pas la rcompense aux filles dOntao. Aprs avoir dit ces mots, elle se retourna, je rougis ; et je ne lui rpondis rien. Je mloignai, mais avec peine ; mes pieds taient pesants, et mes genoux ne se pliaient pas. Je me retirai le soir dans la cabane de mon pre, et je ne ty appelai pas ; limage drim occupait tout mon esprit : elle loccupa dans le sommeil ; mon rveil, je vis encore rim. Je me disais cependant, les Outaouais menacent Ontao ; jaurai besoin de mes forces et de mon courage : lamour abat, dit-on, les forces du guerrier qui na pas vingt ans, et je nai pas vingt ans.

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  • Jajoutais bientt : qurim est douce et belle ! Ses yeux demandent de lamour ; qui pourrait rsister ?... Tolho, Tolho rsisterait, et si je cdais lamour, je ne pourrais plus soutenir les regards de mon ami. Cest ainsi que je commenais te craindre. Arrte, dit Tolho, qui coutait avec des yeux inquiets, arrte : dis-moi le jour, le moment o rim ta dit les paroles damour. Le jour mme de notre arrive, rpondit Mouza, et un moment avant la nuit. Ah ! dit Tolho, tu es le premier de nous auquel elle a parl damour. Mouza poursuit : Le souvenir des promesses que nous nous tions faites lun lautre, de ne goter les douceurs de lamour, quaprs avoir enlev des chevelures lennemi, revenait ma pense, et je me trouvais fort ; mais je me retraais les charmes, le souris, les regards drim, et je perdais ma force. Tolho ! dans ton absence, je tinvoquais, et en ta prsence je nosais te parler. Mais ce nest pas encore ce moment o jai pens que je pouvais taimer moins ; cest lorsque je te vis, la veille de notre dpart, entretenir rim qui te prit la main, et que tu regardais des yeux de lamour. Je frissonnai comme la jeune fille qui voit la couleuvre quelle entend siffler ; jtais agit, troubl, confus, jaloux du coeur drim et du tien. notre dpart, je crus entrevoir que la plus belle des filles ne taimait pas plus que moi, et que tu pouvais encore tre la moiti de mon me.

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  • Ah ! Mouza, dit son ami, rim mentrane, mais avec toi. Elle semblait maimer la veille de notre dpart. Tolho, dit-elle, passe le temps des fleurs dans les forts et sur les eaux, o il ny a point de fleurs. Elle me dit ces mots dune voix douce comme celle du vent dans les roseaux ! ma main rencontra sa main. Leau brlante que nous vendent les hommes dau-del du grand lac, ne rpand pas autant de chaleur dans nos sens, et ne nous donne pas autant de vie et de coeur, que je men sentis en touchant la main drim. Ce feu ne steint pas ; il brle encore le sang de ton ami : mon me me semble augmente ; jai une foule de penses que je navais pas : je me sens plus le besoin de montrer ma force, dexercer mon courage. Je donnerais mille fois ma vie pour te sauver un chagrin ; je mexposerais toutes les douleurs pour plaire la belle rim. Quand jai vu quelle occupait ton esprit, jai frmi ; il ma sembl que je taimerais moins si tu la possdais ; mais lamiti que jai pour toi mest si chre, que si je craignais de la perdre, le fleuve que tu vois me gurirait de la vie ; cependant jaime rim, jen conviens. Il faut quelle maime, je le sens, et je le dis. Mouza linterrompit. Ah, lui dit-il, tu nas pas prononc une parole qui ne mait fait sentir la peine ou le plaisir. Quelles dlices je trouve dans mon coeur quand tu me parles de notre amiti sacre ; mais quel supplice tu me fais souffrir quand tu massures, avant tant de force,

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  • que tu ne cesseras jamais daimer la belle fille que jaime ! Oh ! Mouza, dit Tolho, nos coeurs sont les mmes en tout, et nous sommes malheureux.

    Ils parlrent encore longtemps de leur passion, et se peignirent en dtail la manire dont ils la sentaient. Ni lun ni lautre nimaginaient encore de la combattre et de la vaincre. Tolho avait dans le caractre plus de violence, dimptuosit et de fiert que Mouza : celui-ci tait plus tendre ; il avait une sensibilit plus douce. Ils taient galement gnreux, lun par lvation dme, et lautre par tendresse : ils avaient au mme degr le courage, lamiti et lamour.

    Cependant leur longue conversation avait puis leurs forces. Lun et lautre accabls de fatigue, se laissrent tomber sur le gazon et gotrent quelque repos. leur rveil, ils cherchrent des fruits qui pussent les nourrir, et aprs un lger repas, ils songrent se faire des armes. Ils navaient que leurs flches qui ne pouvaient les dfendre contre des animaux froces : ils couprent de jeunes arbres dont ils schrent la racine au feu quils allumrent avec des cailloux. Avec ces massues, ils se trouvrent en tat de combattre toute sorte dennemis.

    Enfin Mouza proposa de retourner au village dOntao pour y reprendre un canot, des filets, et se mettre en tat de faire une pche plus heureuse. Tolho

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  • sourit dabord cette proposition ; mais bientt son visage devint srieux ; il fit sentir son ami le trouble, les jalousies, les peines auxquelles ils allaient sexposer lun et lautre. Mouza partagea bientt les craintes de Tolho qui taient fondes, et tous deux retombrent dans la tristesse la plus profonde.

    Ils ne prenaient aucune rsolution, et ils passrent plusieurs jours dans la fort sans former le dessein den sortir, sans avoir le projet dy rester : ils se parlaient souvent de leur situation.

    Tolho dit un jour son ami : Ce ne sont pas les plaisirs de lamour qui avilissent les jeunes guerriers ; cest son empire. Nous savons vaincre la douleur, cette compagne de lhomme ; nous rsistons la faim, nous bravons le danger ; mais pouvons-nous nous croire des hommes si nous restons les esclaves de lamour ? Lhomme rougit de cder lhomme, et nous cdons une jeune fille, nous souffrons quelle occupe nos penses, quelle nous tourmente. Ah ! dit Mouza, jaurais rougi de ma faiblesse ; mais comment rougir dune faiblesse que je partage avec toi ? Ton exemple ma t la honte ; mais aujourdhui ton exemple relve mon courage. Eh ! que ferons-nous en cessant daimer rim ? ce quont fait plusieurs sauvages que des filles ont refuss. Nous avons vu ces amants saffliger pendant quelques jours, et ddaigner bientt celles qui

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  • les avaient ddaigns. Ah ! dit Tolho, ils navaient pas notre amour. Cela est vrai, dit Mouza ; mais ils navaient ni notre amiti, ni notre courage.

    Aprs plusieurs discours dans lesquels ils se rappelaient la conduite des jeunes sauvages qui avaient vaincu leurs passions, aprs quelques contestations sur les moyens dimiter ces hros, ils firent le projet de ne retourner dans Ontao, que lorsquils seraient lun et lautre en tat de revoir rim sans motion. Ils se construisirent une cabane un peu plus commode que leur hutte, et l, ils vcurent de leur chasse et de quelques fruits. Ils se demandaient de temps en temps des nouvelles de ltat de leur me, et, dordinaire, ils ne rpondaient que par un soupir.

    Un jour Mouza vint dire son ami quil se croyait enfin guri. Tolho pleura de honte, poussa des cris et avoua quil se croyait incurable ; mais aprs un moment de rflexion, Puisque tu es guri, dit-il Mouza, tu ne seras donc pas malheureux si je suis lpoux drim ? Mouza se retira sans rpondre, et avant la fin du jour, il avoua quil stait tromp, et quil aimait rim plus que jamais.

    Lun et lautre, depuis ce moment, parurent plongs dans la plus noire mlancolie ; leurs regards taient farouches et sombres ; ils taient distraits dans leurs fonctions : souvent quand ils taient ensemble, ils

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  • savouaient leur douleur profonde ; quand ils taient spars, ils poussaient des cris, ils se jetaient terre, ils la pressaient de leurs mains, ils se relevaient en portant les yeux au ciel et en invoquant le Grand Esprit.

    Un jour Tolho tait assis sous un htre, dont les racines dcouvertes embrassaient un rocher suspendu sur le fleuve. Sa tte tait penche, et ses yeux fixs sur les eaux, ses bras taient croiss sur sa poitrine ; il tait ple, immobile, et sortait de temps en temps de ce repos funeste par des mouvements violents et de peu de dure. Mouza qui le cherchait, le vit et sarrta. Tolho qui se croyait seul, se leva avec imptuosit et se jetant genoux : Grand Esprit, scria-t-il, je renonce la vie ; veille sur les jours de mon ami.

    Il allait se prcipiter dans le fleuve, et il se trouva dans les bras de Mouza, qui scria : Barbare ! tu me laisses seul sur la terre : quoi, tu ne veux pas que je partage la mort avec toi ? Ah ! dit Tolho, tu mattaches la vie. Mouza, sans lui rien dire, lembrassait fortement, et lentranait vers le fleuve, pour sy prcipiter avec lui. Tolho larrtait, en le conjurant de vivre avec rim. Mouza laccablait de reproches les plus tendres ; enfin entran par Tolho, il sloigna du fleuve, et tous deux vinrent se reposer lentre de leur cabane. L, ils sentretinrent avec assez de tranquillit. Dans la scne qui venait de se passer

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  • entre eux, ils avaient puis leurs forces, ils nen avaient plus assez pour se livrer aux sentiments violents ; ils venaient de sentir les horreurs du dsespoir ; leur me fatigue de cet tat cruel, cherchait se faire des illusions et retrouver lesprance.

    Mon ami, dit Mouza, toi avec qui je veux partager la vie et la mort, coute une de mes penses. Tu sais la chanson qurim fit pour nous au moment de notre dpart. Cette belle fille chantait tes louanges et les miennes : elle semblait nous regretter tous deux. Oui, dit Tolho, et jai eu ta pense. Je me suis dit : pourquoi ne pourrais-je partager les plaisirs de lamour avec lami de mon coeur, lornement de ma vie ? Je souriais cette pense ; mais je me reprsentais rim entre tes bras, et les vipres de la jalousie me rongeaient le coeur. Je te pardonne, dit Mouza ; mais coute la suite de mes penses. Je me suis interrog, et je me suis dit : Si Tolho gotait dans les bras drim les plaisirs de lamour, pourquoi mon me en serait-elle afflige, mon me qui est heureuse des plaisirs de Tolho ? cest parce que rim serait Tolho et ne serait pas moi. Mais, si rim le veut, ne pouvons-nous pas tre heureux lun et lautre ? Elle serait nous, et alors... Ah ! dit Tolho, jai aussi interrog mon coeur. coute : tu te souviens que ds notre enfance, nous avons vit dtre plus forts, plus puissants, plus adroits lun que lautre. Tu nas pas voulu me surpasser. Si rim taimait mieux

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  • que moi, dans ses bras mme je sentirais ton avantage, et jaurais peut-tre une fureur qui deviendrait funeste tous trois. Mouza fut longtemps sans rpondre ; il dit enfin : Je viens de minterroger. Je tavoue que si la belle rim donne son coeur lun et lautre, ou si elle nous laisse ignorer qui des deux elle prfre, je sens que je serai heureux de ton bonheur et du mien. Interroge ton coeur, et tu me rpondras.

    Tolho, aprs avoir rv quelque temps, dit son ami : moiti de moi-mme ! je sens que je puis tout partager avec toi.

    ces mots, ils sembrassrent et formrent sur-le-champ le dessein de retourner au village dOntao.

    Ils partirent aprs un lger repas, et lentre de la nuit ; il fallait monter des rochers difficiles, et traverser de vastes forts qui leur taient inconnues : mais ils observaient les astres ; et de plus, pour ne point sgarer, ils navaient qu suivre les bords du grand fleuve. Dans la route, ils chantaient souvent la chanson drim : ils convenaient ensemble de la manire dont ils lui parleraient de leur passion, et des moyens quils emploieraient pour engager cette belle fille ne donner aucun des deux la prfrence sur lautre. Ils marchaient avec joie, pleins desprance, et impatients de revoir rim. Ils avaient dj franchi les rochers, et ils avanaient dans la fort. Ils taient prs de la fin de

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  • leur journe, et dj le crpuscule commenait rendre la verdure plus sombre et plus profonde. Ils entendirent du bruit assez prs deux, et distingurent quelques voix. Ils avancrent vers le bruit, et bientt ils virent une petite troupe de sept ou huit Outaouais et de cinq captifs Iroquois. Mouza regarda Tolho et lui dit : Je sens mon coeur qui bondit dans mon sein ; il slance loin de moi ; il memporte vers les ennemis de nos pres.

    Tolho regardait les Outaouais avec des yeux tincelants de rage. Mon arc, disait-il, se tend dans mes mains ; mes flches vont partir delles-mmes ; on connatra les deux Amis. ces mots, ils tirent leurs flches qui tuent un Outaouais et en blessent deux, dont un seul fut hors de combat. Les deux Amis jettent leur arc derrire le dos, et la massue la main, foncent sur les Outaouais qui viennent eux au nombre de quatre, tandis que deux autres emmenaient les prisonniers.

    Tolho et Mouza chapprent adroitement ces quatre Outaouais, et slancrent comme des traits sur ceux qui conduisaient les captifs. La nuit, qui succdait au crpuscule, et les rameaux des grands arbres rpandaient tant dobscurit, quon avait peine distinguer les objets. Les deux sauvages voyant des ennemis et ne sachant pas leur nombre, songrent se sauver, mais aprs avoir massacr leurs captifs. Mouza

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  • le premier arrive leur secours, et les deux bourreaux prirent la fuite. Tolho les poursuivit un moment. Deux captifs cependant avaient t assomms, et dans ceux qui restaient, Mouza reconnut rim et Cheriko. rim, rim, scria-t-il, je mourrai ou je te sauverai la vie. Je te la dois, jeune et beau Mouza, dit rim, je te la dois. Au cri de Mouza, la voix drim, Tolho revient ; les Outaouais runis revinrent les attaquer. rim et les deux compagnons, enchans encore, sloignaient du combat avec peine, et en tranant avec leurs chanes les cadavres des deux Iroquois massacrs. Les deux amis turent dabord deux Outaouais. Tolho en vit un qui retournait sur les captifs : il courut lui et le tua.

    rim, tremblante et lui tendant la main, le pria de rompre leurs liens ; Tolho, ivre damour et de joie, lui rendit ce service ; mais il fallut un peu de temps.

    Ds qurim fut libre, elle se prcipita aux genoux de son librateur qui sen dbarrassa pour aller rejoindre son ami.

    Quelle fut la crainte et la douleur de Tolho, quand il ne trouva plus ni Mouza, ni les Outaouais ! Il rpta plusieurs fois de toutes ses forces le nom de Mouza : on ne lui rpondit point. Il prta loreille et il nentendit que le bruit terrible du Niagara. Il revint vers rim, qui, dgage de ses liens, achevait de briser ceux de ses

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  • compagnons. Tolho les arma de larc et des flches des deux Outaouais tus dans le combat. Ils erraient tous au hasard dans cette obscurit vaste et profonde, au bruit des flots qui se prcipitaient des montagnes ; ils jetaient de temps en temps des cris de douleur, et quoique assurs de ntre point entendus, ils rptaient de moment en moment le nom de Mouza. Aprs avoir fait dans la fort plusieurs tours et dtours, ils se retrouvrent au lever du soleil, sur le lieu du combat : ils y virent les corps de quatre Outaouais, et cherchrent en vain celui de Mouza. Tolho accabl de lassitude et de dsespoir, affaibli par le sang que de lgres blessures lui avaient fait rpandre, tomba sans sentiment au pied dun vieux chne : rim et les deux Iroquois firent leurs efforts pour le rappeler la vie ; il reprit peu peu du mouvement ; on vit les larmes couler le long de ses joues, et ses yeux souvrirent : il regarda autour de lui, et pronona le nom de Mouza.

    rim tait ses cts, et cherchait le consoler par les caresses les plus tendres, elle lui jurait, au nom du Grand Esprit, un attachement ternel. Tolho la regarda, et lui dit : Mouza tait ton amant : cest lui qui le premier ta sauv la vie : les Outaouais vont dvorer lami de Tolho et le coeur qui tadore. rim se tut et fondit en larmes. Ils se livraient ensemble leurs douleurs ; Cheriko se leva. Ctait un homme de cinquante ans, distingu par plusieurs actions de

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  • courage ; il avait mme t plus dune fois chef de guerre et toujours victorieux : on estimait dans Ontao son grand sens et sa justice. Jeune homme, dit-il Tolho, je suis touch de ta douleur ; mais la douleur ne doit point abattre lhomme. Les perfides Outaouais ont enlev ton ami : ils lont peut-tre laiss vivre encore. Allons lui rendre la libert : sil nest plus, allons le venger, et teindre les eaux du grand fleuve du sang des Outaouais. Les perfides sont venus comme des brigands nous enlever une femme et quatre guerriers ; nous ne sommes qu deux journes dOntao : allons y rveiller la guerre. En arrivant, je vais donner le festin des combats : je rappellerai nos guerriers les victoires quils ont remportes avec moi : ils me nommeront leur chef, et tu seras veng.

    Tolho, ranim par lesprance de sauver son ami ou de le venger, rendit grces Cheriko ; ils se mirent en chemin. rim ne quittait point les pas de son librateur. Vers les deux tiers du jour, ils sarrtrent auprs dun ruisseau bord de fraises, de framboises et dautres fruits. rim en cueillait quelle prsentait Tolho ; elle lui parlait, elle le consolait sans cesse : celui-ci, touch, attendri, hors de lui-mme, lui dit combien elle lui tait chre. rim baissa les yeux et rougit. Garde-toi, lui dit Tolho, de me rpondre ; ne jette point sur moi les yeux du mpris, ne me regarde point des yeux de lamour ; garde-toi dexpliquer ton

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  • coeur ; cest la rcompense que je demande pour tavoir sauv la vie. Je sauverai mon ami, ou je livrerai mon sein aux flches des Outaouais. Si nous vivons, si Mouza et Tolho se retrouvent encore sur la mme natte, ils viendront toi, ils te parleront : tu rpondras alors. Jusque-l, gardons-nous dexpliquer nos coeurs. Il pronona ces mots dun air touch, et en mme temps terrible. rim fut mue de ce discours et ne le comprit pas.

    Ils allaient quitter le ruisseau et se mettre en chemin, lorsquils virent sortir du bois plusieurs hommes arms. rim fit un cri deffroi, mais elle fut bientt rassure ; elle et ses compagnons reconnurent les Iroquois dOntao et ceux de plusieurs villages qui staient runis contre les Outaouais. Les Iroquois furent charms de retrouver Cheriko, rim et Tolho : ils pleurrent les deux guerriers quon avait perdus : ils esprrent que Mouza vivrait encore, et ils se dirent quil ne fallait pas perdre le moment de le dlivrer.

    Lorsque les peuples de ces contres ont fait des prisonniers, ils les destinent quelquefois remplacer auprs des veuves les poux quelles ont perdus ; mais le plus souvent ces malheureux sont destins souffrir les supplices les plus recherchs et les plus cruels. Je ne veux point en faire la description : le tableau ferait horreur.

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  • Je me contenterai de dire que ces barbares ont perfectionn lart de faire souffrir leurs victimes sans les faire mourir promptement. Les premiers jours, on les accable doutrages et de blessures douloureuses qui nattaquent point les principes de la vie ; les jours suivants, les blessures sont plus grandes, et enfin ces misrables expirent le cinquime ou sixime jour dans les tourments les plus affreux. Il est dusage de ne mettre les prisonniers la torture quaprs leur avoir donn de grands festins.

    Les Iroquois se flattaient darriver chez leurs ennemis avant que les supplices de linfortun Mouza fussent commencs : ils marchrent toute la nuit et le jour suivant. rim, qui ne pouvait les suivre, retourna au village dOntao : elle se spara de Tolho et de Cheriko en fondant en larmes et en leur disant : Allez dlivrer Mouza.

    Le soir du second jour, les Iroquois aperurent les fumes dAoutan, le principal village des Outaouais. Le chef plaa Cheriko et quelques jeunes gens dans un bouquet de bois peu distant du village : il cacha le gros de la troupe sous de grands arbres fruit et dans des champs de mas. L ils attendirent la nuit, et lordre fut donn dattaquer Aoutan une heure avant le jour.

    Il y a, dans les villages de ces peuples, une place destine au supplice des prisonniers ; auprs de cette

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  • place, on construit une loge dans laquelle on garde les malheureux.

    Cheriko et quelques sauvages du nombre desquels tait Tolho, furent chargs de se rendre directement cette loge avant quon et commenc lattaque, et dy dlivrer Mouza, sil vivait encore.

    Au moment prescrit, les Iroquois se mirent en mouvement. Cheriko et Tolho furent reconnus lentre du village, qui ne sattendait point tre attaqu si promptement. Lalarme fut donne, mais Cheriko et Tolho marchrent, sans sarrter, la loge des prisonniers. Ils cassrent la tte aux deux Outaouais qui gardaient cette loge, dans laquelle ils trouvrent Mouza tendu sur une natte, ple et couvert de plaies et de sang.

    Tolho jeta un cri et se prcipita sur la natte ct de son ami, sans quil lui ft possible darticuler un mot. Mouza se releva, et ranim par la prsence de Tolho et par le bruit du combat qui commenait se faire entendre : mon ami ! donne-moi des armes, dit-il, mes blessures sont cruelles, mais elles nont point puis mes forces. La douleur pourrait-elle empcher ton ami de combattre avec toi ?

    On lui donna un arc et des flches, ils sortirent de la loge ; Mouza marchait avec peine et combattait avec rage.

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  • Les Outaouais surpris, furent dabord vaincus : la plupart prirent la fuite et se dispersrent dans les forts : ce qui ne put fuir, fut massacr sans piti. Quelques-uns vendirent chrement leur vie. Cheriko reut une flche dans la poitrine. Ce malheur empoisonna le plaisir des vainqueurs, et fut surtout sensible Tolho et Mouza.

    Les Iroquois, aprs avoir mis tout feu et sang, se rassemblrent sur la place, et se disposrent partir. Ils enchanrent quelques jeunes hommes quils destinrent remplacer les guerriers quils avaient perdus, et ils se mirent en marche. Les prisonniers transportaient sur des brancards Cheriko qui tait bless dangereusement, et Mouza que ses plaies empchaient de suivre la troupe. Tolho ne quittait point le brancard de son ami. Bientt ils se contrent ce qui tait arriv chacun deux depuis quils ne staient vus. Mouza fut transport de joie dapprendre qurim tait sauve : il le fut aussi de la manire dont Tolho avait parl cette fille. Aprs avoir exprim son ami tous les sentiments qui remplissaient son coeur : Jai t digne de toi, dit-il ; tu me vis combattre ; tu sais que les Outaouais ne me rsistaient pas : ils ne me rsistaient pas les perfides Outaouais ; mais deux dentre eux me surprirent, me saisirent par-derrire, me lirent les mains et me forcrent les suivre. Je tappelai mon secours ; tu ne me rpondis pas. Je craignis que la flche de lOutaouais net fait couler ton sang. Je marchais

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  • accompagn de ma douleur, et jarrivai le lendemain dans lenceinte dAoutan. Les femmes et les enfants maccablrent dinjures et me lancrent des pierres : je ne fus branl ni par les coups, ni par les outrages ; je traversai le village pas lents, le front calme et la tte leve, et mes regards exprimaient le mpris. Cependant le dsespoir tait dans mon coeur ; je craignis que les Outaouais ne vissent ma tristesse. Sils lavaient vue, ils auraient dit que ton ami craignait les supplices et la mort. Je fus entour des veuves des Outaouais. Lune delles dit ces paroles : Que le jeune Iroquois soit le matre de ma cabane, et que sa chasse nourrisse mes enfants. Femme, lui rpondis-je, les Outaouais ne me compteront point au nombre de leurs chasseurs, et je ne serai point le matre de ta cabane ; je demande la mort. Les veuves et les jeunes gens jetrent des cris dindignation, et je fus condamn aux supplices. Le lendemain, je souffris pendant deux heures la cruaut de nos ennemis. Tu vois quils ont plac des fers brlants sur plusieurs endroits de mon corps : ils ont arrach plusieurs de mes ongles. Mon cher Tolho, je me suis montr homme, et voici ce que je leur ai chant :

    Jai vu vos prisonniers chercher dun oeil inquiet la veuve qui viendrait les sauver ; mais les veuves des Iroquois ne veulent point de vos guerriers pour poux.

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  • Jai vu vos prisonniers, je les ai vus rire dans la douleur ; mais ils ne vont point au-devant de la douleur comme le jeune Iroquois.

    Femmes, enfants, guerriers dAoutan, vous prolongez mes supplices, et je chanterai ma douleur ; redoublez mes supplices, et je cesserai de vivre parmi vous.

    vaillants Iroquois, mes frres ! Tolho, lami de mon coeur ! belle rim, la plus chre des filles ! je ne vivrai point parmi vos ennemis ; je me complais dans ma mort. Adieu.

    Pendant ce rcit, Tolho versait des larmes dattendrissement et dadmiration : il jouissait des vertus de son ami et du plaisir de lavoir dlivr.

    Cependant les blessures de Mouza se gurissaient, malgr les fatigues de la route. Chez ces peuples, dont le sang nest pas corrompu par les vins, les mets et la dbauche de nos climats, les plus grandes blessures sont guries en peu de jours, surtout dans la jeunesse. Cheriko, plus g que Mouza et bless plus dangereusement, semblait saffaiblir et steindre : il conservait peine un reste de vie lorsque la petite arme des Iroquois arriva dans Ontao. Mouza et Tolho lui avaient prodigu leurs soins, et il tait rempli de vnration et de tendresse pour ces deux jeunes gens. Il les avait entendus souvent, pendant la route, prononcer

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  • le nom drim, en se parlant avec beaucoup dmotion : il avait devin quils taient amoureux de sa nice, et il leur avait fait ce sujet quelques plaisanteries qui les affligrent.

    Le matin du jour quon arrivait dans Ontao, Tolho et Mouza rvlrent leur passion et leur dessein Cheriko : ils osrent le conjurer de leur tre favorable. Le vieillard fut dabord oppos une sorte dunion qui, sans tre contraire au caractre et aux moeurs des Iroquois, ntait pas dans leurs usages. Il sentit que cette union avait des dangers ; il les fit voir aux deux Amis ; il les exhortait combattre leur passion ; mais pour rponse cette exhortation, ils lui contrent tout ce quils avaient fait. Alors le vieillard, touch de ltat cruel de ces deux jeunes hros, attendri par leurs larmes, plein de respect pour leur amiti gnreuse, assur que sa nice, qui allait le perdre, vivrait dans lopulence et respecte de son village, pour avoir fait la conqute des deux plus braves guerriers de la nation, persuad que la dlicatesse et la force de leur amiti les rendraient ingnieux prvenir la jalousie, convaincu mme que la conduite que ces deux Amis se proposaient de tenir avec rim, pouvait leur faire viter non toutes les peines, mais toutes les dissensions ; entran aussi par le sentiment des services quils avaient rendus sa nice et lui, et que Tolho et Mouza lui rappelrent, il leur promis de les servir avec

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  • chaleur auprs drim. Cependant les filles, les enfants, les vieillards

    dOntao vinrent au-devant des vainqueurs, chantant leurs louanges. Tolho et Mouza marchaient la tte de la troupe comme ceux des guerriers qui staient le plus distingus. rim fut ravie de revoir les deux jeunes Amis. Tolho lui conta tout ce que Mouza venait de souffrir chez les Outaouais. Mouza lui conta les exploits de son ami qui lavait dlivr ; mais bientt elle ne parut occupe que de la blessure de Cheriko. Il crut sentir que sa fin approchait : il fit sortir de sa cabane tous les Iroquois, et quand il fut seul avec sa nice : rim, dit-il, je vais passer dans la terre trangre ; cest toi, fille de ma soeur, donner mes amis un festin sur ma tombe. Que le poteau que tu lveras auprs de ma tombe, dise mes amis quel homme fut Cheriko. Les cheveux de vingt-trois de nos ennemis tapissent ma cabane. Jai cinq fois t chef de guerre ; je nai perdu que six hommes ; et jai pris ou tu cent hommes lennemi. La flche de lOutaouais ma frapp, lorsque je dlivrais un Iroquois ; les tigres et les ours craignent la massue de Cheriko ; lorignal et le chevreuil ont rempli mes chaudires ; ma chasse a nourri souvent les enfants de la veuve et le vieillard ; je nai jamais t coupable du grand crime (cest le nom que les Iroquois donnent lingratitude). Mon esprit na jamais perdu la mmoire du bienfait. Voil ce que doit

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  • dire le poteau que tu lveras sur ma tombe. Je te laisse dautres devoirs. toi, qui me dois la gloire et les beaux jours de ta jeunesse ! noublie jamais ce que nous devons Tolho et Mouza. Ils taiment plus que la lumire ; ils ne peuvent en jouir sans toi ; tu sais comme ils sont unis ; la vie de lun est la vie de lautre, et cependant Mouza ne peut te cder Tolho, celui-ci ne peut te cder Mouza ; ils ont bris tes liens, et ils vont perdre la vie consums par lamour. Ne me laisse point partir pour la terre trangre, sans massurer que les deux plus braves de nos guerriers, les meilleurs entre nos jeunes gens, ne seront point malheureux ; quils habitent avec toi la cabane que je te laisse. Il nest quun danger craindre pour toi. Tu mettras la colre dans leur coeur, si tu laisses voir quil en est un que tu prfres lautre ; tu romprais leur amiti, qui fera leur gloire et la tienne. Tous deux mritent ton coeur, quils le possdent galement ; ne souris point lun, sans sourire lautre ; rponds leur amour, et ne le prviens jamais. Vis heureuse, ma chre rim, tu le peux ; souviens-toi de Cheriko, qui va bientt dans la terre que le Grand Esprit couvre en tout temps de fruits et de fleurs.

    Cheriko cessa de parler, et sa nice versa quelques larmes. Aprs un moment de silence, elle dit quelle devait tout aux deux jeunes Amis et lui, et quelle ne serait point coupable du grand crime.

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  • Cheriko appela Tolho et Mouza, qui taient dans une chambre voisine et spare de celle du vieillard par une cloison de natte : ils auraient entendu le discours du vieillard, si sa voix avait t moins faible ; mais ils entendirent du moins la rponse drim : ils entrrent en se prcipitant aux pieds de cette belle fille : chacun deux prit une de ses mains ; quil couvrit de ses baisers. Nous serons tous heureux, dit Mouza. Nous vivrons pour rim, dit Tolho. Ils se jetrent aux pieds de Cheriko, et lui rendirent grces. Le vieillard parut un moment ranim par la joie de ses amis. Il leur dit quil se trouvait mieux. Le lendemain, il parut avoir plus de forces ; et il leur donna beaucoup desprance quil pouvait gurir. Mouza et Tolho se dirent quil tait temps dachever leur mariage, et que le vieillard se portait assez bien pour quon pt en parler sa nice.

    Dans les diffrentes conversations quils avaient eues ensemble le jour prcdent, ils avaient dcid quils ne verraient leur pouse en particulier que la nuit ; mais ils navaient point dcid auquel des deux serait accorde la premire nuit. Ils prenaient lun et lautre des dtours pour se parler de cet article dlicat. Tous deux taient dvors dimpatience ; ils craignaient galement de paratre demander une prfrence et dexciter entre eux de la jalousie ; enfin Mouza cda le premier la gnrosit de son coeur. Tolho, dit-il, je serais malheureux si la belle rim te nommait ce soir

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  • son poux ; mais cest Mouza qui te cde les plaisirs de cette nuit ; sois heureux. Aprs ce peu de mots, il sloignait en soupirant. Arrte, scria Tolho, arrte. Jatteste le Grand Esprit que Tolho est aussi capable que toi de dompter son coeur. Je le crois, dit Mouza ; mais sois le plus heureux cette nuit, je nen serai point tourment. Je le serai, dit Tolho ; jaurai la honte dtre le moins gnreux. Mouza linterrompit en disant : Je suis le premier qui rim a dit les paroles damour, cest moi qui, le premier, ai sauv les jours drim dans la fort. Quelles tortures nai-je pas souffertes pour elle chez les Outaouais ? mais quimporte, sois heureux, je ne serai point jaloux. Ah ! dit Tolho, que nai-je pas souffert le jour o je voulus me prcipiter dans le grand fleuve ? Que nai-je pas fait pour rim et pour toi ? Ne me devez-vous pas tous deux la vie et la libert ? Mais quimporte ; que Mouza soit heureux cette nuit, je ne serai point jaloux. Mais, dit Mouza, si Cheriko nommait celui dentre nous... Jy consens, dit Tolho. Ils rentrrent dans la cabane ; ils racontrent ce qui venait de se passer entre eux. Mouza, qui avait fait le premier sacrifice de soi-mme, fut nomm par Cheriko. Il fit signe sa nice de passer dans la chambre voisine o Mouza la suivit.

    Tolho rougit, plit, garda quelque temps le silence, et, aprs un moment de rflexion, soccupa vivement de Cheriko. Il lui rendait des soins, mme inutiles, avec un

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  • zle et une activit extrmes : il montrait, sur la sant du vieillard, une inquitude dont cette sant ntait pas lobjet. Il ne pouvait rester un moment tranquille sur sa natte ; il entendit quelque bruit dans la chambre voisine ; il se leva et sortit de la cabane avec prcipitation.

    Cependant Mouza se trouvait au comble de ses voeux. rim, jeune, belle, vive, recevait avec transport les caresses de son poux. Aprs stre abandonns lun et lautre livresse des sens, ils devinrent tendres. Oh ! disait Mouza, tu es lme de nos mes ; tu es la seule femme qui soit belle pour mon ami et pour moi. Cest pour moi que tu es belle aujourdhui ; tu le seras demain pour mon ami. Dis-moi que tu aimes Tolho, et demain garde-toi doublier Mouza. rim lui dit que Tolho lui tait cher, et lui prodigua encore les caresses les plus tendres. Mais peine cet ami gnreux aperut la premire lueur du crpuscule : Je souffre, dit-il rim, des peines de mon ami : allons lui dire combien il est aim.

    Cependant lorsque Tolho tait sorti de la cabane, il stait arrt sous les arbres qui lenvironnaient. La nuit tait obscure, le vent agitait le feuillage, on entendait les animaux froces qui rugissaient dans lloignement. Ces bruits lugubres et les tnbres ajoutaient la tristesse et lagitation de Tolho ; il se promenait

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  • grands pas autour de la cabane ; il sen approchait par un instinct machinal ; mais il sen loigna subitement, dans la crainte dentendre quelques mots qui lui auraient perc le coeur. Le crpuscule ne devait pas tarder paratre, la cause des supplices de Tolho devait bientt cesser ; il regardait du ct de lOrient. La couleur opale quil dcouvrait sur cette partie du ciel, lui annonait le jour et le repos ; les transports de sa jalousie devenaient moins violents : son inquitude se calmait peu peu ; son me forte et vive, dispose lenthousiasme, retrouvait celui de lamiti ; elle sy livrait, elle sentait mme la joie, et lamour ntait plus pour elle un tourment.

    Soleil, scria-t-il, sors de ton grand lac et de tes nuages ; Pre de la vie, fils an du Grand Esprit, chasse les ombres.

    Soleil, rends la joie au monde : que les ombres sont terribles ! Quelles psent tristement sur la terre ! Cest dans les ombres que le tigre surprend sa proie, et que la jalousie dchire le coeur.

    Il avait peine prononc ces derniers mots, quil se vit dans les bras de son ami. Ah ! dit Mouza, il ne manque mon bonheur quun souris de Tolho. Cher ami, sois content, rim nous aime lun et lautre. Ils rentrrent ensemble dans la cabane. rim et Mouza montrrent Tolho plus de tendresse que jamais : ils le

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  • prvenaient sur tout ; ils soccupaient de lui ; enfin la nature leur inspirait tout ce quil fallait faire et dire pour consoler lamour-propre de partager ce quil veut possder seul. Tolho reprit sa gaiet, et ils passrent ensemble une journe dlicieuse. Cependant vers le soir, Mouza parut un peu rveur. rim en devina la cause ; elle eut pour lui une partie des attentions quun moment auparavant elle avait eues pour Tolho. Celui-ci devina le motif des attentions drim et les imita. Quelque avide quil ft des plaisirs qui lattendaient, amoureux, ardent, passionn, mais gnreux, il ne fut pas insensible la nuance de tristesse quil remarquait sur le visage de son ami. La nuit vint, et Cheriko demanda qurim et Tolho le laissassent seul avec Mouza. Ils lui obirent.

    Tolho passa les premires heures de la nuit dans les transports les plus dlicieux, il jouit de tous les plaisirs que lui avaient promis les charmes drim et lemportement de sa passion. rim parut rpondre son amour. On na point su lequel de ces deux poux lui tait le plus cher et le plus agrable. On a dit quelle tait plus tendre avec Mouza et plus passionne avec Tolho. Dans cette premire nuit, qui vaut toujours mieux que celles qui la suivent, lorsque les transports de Tolho furent un peu calms : rim, dit-il, tu es lme de nos mes : nous vivons en toi. Sil en est un de nous qui soit plus cher que lautre ton coeur, ne laisse

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  • point chapper ce secret : un mot de ta bouche terait la vie aux deux Amis. Rgne sur Tolho, rgne sur Mouza, et quils conservent jusquau tombeau les sentiments quils ont lun pour lautre et pour toi. Jai associ mon coeur vos coeurs, rpondit rim : soyez heureux, je serai heureuse.

    Mouza, rest seul avec Cheriko, lui parut accabl de sa tristesse. Jeune homme, lui dit le vieillard, tu as chant dans les supplices, et tu te laisses abattre par la jalousie. Quand tu bravais les tourments chez les Outaouais, que faisais-tu ! Ton me slanait au-dehors, le fer et le feu ne saisissaient point ta pense, et la douleur qui se promenait sur ton corps, ne pntrait point jusqu toi. Il est vrai, dit Mouza, mais je portais alors ma pense sur Tolho et sur rim ; je les vois dans ce moment, je les vois, et ce sont eux qui maffligent. Oh bon vieillard ! o porterai-je ma pense ? o pourra-t-elle sarrter loin drim et de Tolho ? Porte-la, dit Cheriko, dans le pass et dans lavenir ; rappelle-toi les dlices dont lamiti a rempli ton coeur, les secours et la gloire quelle te promet : pense la nuit heureuse que tu as passe avec rim, et aux nuits semblables qui te sont promises encore. jeune homme ! il nous est donn quelques moments quil faut saisir avec avidit et dont il faut jouir avec ivresse, mais dans le plus grand nombre de nos moments, nous souffrons, si nous ne savons pas jouir de lavenir et du pass, du souvenir et

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  • de lesprance. Je me tais, je tabandonne tes penses, et si tu sais les diriger, tu retrouveras ton courage. Souviens-toi que la nuit marche grands pas ; le jour la suit.

    Mouza, qui trouvait tous les moments de cette nuit dune norme longueur, sortit dans lesprance de voir bientt laurore. Cette esprance et le discours du vieillard avaient un peu ranim Mouza : il ntait plus dans labattement : une douleur quon veut combattre et qui est mle desprance, agite lesprit, dispose le corps au mouvement. Mouza se promenait sous les arbres qui taient aux environs de la cabane : lair tait frais, le ciel tait pur, la nuit tranquille ; les toiles tincelaient travers les arbres ; les ples rayons de la lune peraient le feuillage, ils tombaient sur la rose du gazon qui semblaient couvert dun voile dargent ; un ruisseau peu distant roulait et murmurait dans une prairie voisine : Mouza lentendait ; il entendait aussi le chant voluptueux et tendre de quelques oiseaux qui annonaient le crpuscule. Ce calme et cette fracheur de la nature, cette douce lumire, cette obscurit modre, ces sons varis, qui interrompaient faiblement le silence de la nuit, lesprance de voir bientt renatre laurore, ne firent point cesser la mlancolie de Mouza, mais lui prtrent des charmes. Son me avait encore des regrets, de linquitude ; mais cette inquitude, ces regrets, taient accompagns damour, damiti,

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  • desprance : ces sentiments, les plus agrables de lhumanit, dominaient dans le coeur de Mouza ; il se livrait sa sensibilit vive et profonde, et il lexprima bientt avec cette facilit et ce talent naturel que tous les Sauvages ont pour la posie.

    Jaime, dit-il, jaime : lesprit damour est mon me ; quil me donne de vie et de dlices ! Jaime.

    Mes larmes coulent ; il mchappe des soupirs profonds ; mes larmes me sont chres, mes soupirs sont doux : jaime.

    Que ce silence, cette douce obscurit, ces astres dor, cette belle lune, ce chant des oiseaux, ont de charmes pour moi ! Jaime.

    Jaime rim, jaime Tolho ; et cest parce quils me sont chers, que tout me plat dans la nature.

    Laurore va blanchir lOrient ; le jour va paratre, et il sera plus dlicieux encore que cette belle nuit. Jaime.

    Aprs cette douce ivresse, Mouza rentra dans la chambre de Cheriko : il y trouva le couple quil aimait ; il tait si rempli de ses sentiments, quil fut quelque temps sans pouvoir les exprimer. Il reut et rendit bientt les caresses les plus tendres. Tous trois paraissaient contents, et ils ltaient. Ce qui ajoutait encore leur bonheur, Cheriko gurissait de sa

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  • blessure. Le grand sens de ce sage vieillard contribua beaucoup maintenir la paix dans ce mnage extraordinaire. La passion des deux amants veille de temps en temps par un peu de jalousie, se conserva longtemps dans sa force ; rim ne parut pas se refroidir ni pour lun ni pour lautre de ses poux. Tous trois, aprs avoir pass leur premire jeunesse dans les plaisirs et lagitation de lamour, jouirent de la paix et des douceurs de lamiti. rim devint un nouvel ami que staient donn Tolho et Mouza : toujours aussi intimement unis quils lavaient t dans lenfance, ils continurent de se distinguer par leur adresse la chasse et par leur valeur la guerre. Ils furent souvent les chefs de leur nation, et ils partageaient le commandement comme les dangers ; ils consolrent Cheriko de sa vieillesse, ils imitrent ses vertus. Lheureuse rim fut toujours vigilante, douce, attentive, laborieuse, et le modle de la fidlit conjugale.

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  • Cet ouvrage est le 233me publi dans la collection tous les vents

    par la Bibliothque lectronique du Qubec.

    La Bibliothque lectronique du Qubec est la proprit exclusive de

    Jean-Yves Dupuis.

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