saint-denys garneau et la poésie - Érudit

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Tous droits réservés © Les Presses de l'Université de Montréal, 1972 Ce document est protégé par la loi sur le droit d’auteur. L’utilisation des services d’Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politique d’utilisation que vous pouvez consulter en ligne. https://apropos.erudit.org/fr/usagers/politique-dutilisation/ Cet article est diffusé et préservé par Érudit. Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé de l’Université de Montréal, l’Université Laval et l’Université du Québec à Montréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche. https://www.erudit.org/fr/ Document généré le 16 juin 2022 04:05 Études françaises Saint-Denys Garneau et la poésie Jean-Louis Major Volume 8, numéro 2, mai 1972 URI : https://id.erudit.org/iderudit/036517ar DOI : https://doi.org/10.7202/036517ar Aller au sommaire du numéro Éditeur(s) Les Presses de l'Université de Montréal ISSN 0014-2085 (imprimé) 1492-1405 (numérique) Découvrir la revue Citer cet article Major, J.-L. (1972). Saint-Denys Garneau et la poésie. Études françaises, 8(2), 176–195. https://doi.org/10.7202/036517ar

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Tous droits réservés © Les Presses de l'Université de Montréal, 1972 Ce document est protégé par la loi sur le droit d’auteur. L’utilisation desservices d’Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politiqued’utilisation que vous pouvez consulter en ligne.https://apropos.erudit.org/fr/usagers/politique-dutilisation/

Cet article est diffusé et préservé par Érudit.Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé del’Université de Montréal, l’Université Laval et l’Université du Québec àMontréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche.https://www.erudit.org/fr/

Document généré le 16 juin 2022 04:05

Études françaises

Saint-Denys Garneau et la poésieJean-Louis Major

Volume 8, numéro 2, mai 1972

URI : https://id.erudit.org/iderudit/036517arDOI : https://doi.org/10.7202/036517ar

Aller au sommaire du numéro

Éditeur(s)Les Presses de l'Université de Montréal

ISSN0014-2085 (imprimé)1492-1405 (numérique)

Découvrir la revue

Citer cet articleMajor, J.-L. (1972). Saint-Denys Garneau et la poésie. Études françaises, 8(2),176–195. https://doi.org/10.7202/036517ar

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SAINT-DENYS GARNEAU ET LA POÉSIE

Dans la magistrale édition critique1 qu'ont établieJacques Brault et Benoît Lacroix, je relis en entier l'oeuvrede Saint-Denys Garneau, depuis les poèmes d'adolescencejusqu'aux dernières lettres retrouvées. Après tant d'annéesde mystères et de réticences savamment ou naïvementorchestrés par quelques-uns autour de l'œuvre de Saint-Denys Garneau, voici enfin livrée avec un maximum deprécision la totalité des textes disponibles. L'œuvre qui,du vivant de son auteur, n'était qu'une plaquette dequatre-vingts pages imprimée à compte d'auteur et tiréeà mille exemplaires, est devenue un ouvrage de plus detreize cents pages, sans compter une partie de la corres-pondance encore inédite ni celle publiée en volume à part.

Je relis tout Saint-Denys Garneau, et je suis biententé d'établir un choix. Si je procédais comme Cendrars,qui arrachait de ses livres les meilleures pages pour lesavoir à portée de la main dans le grand portefeuille deson Alfa Roméo?... Que resterait-il de Garneau? Peu dechose en vérité. Une ou deux pages du Journal. Des poèmes

1. Saint-Denys Garneau, Œuvres, texte établi, annoté et présentépar Jacques Brault et Benoît Lacroix, Montréal, Les Presses del'Université de Montréal, « Bibliothèque des Lettres québécoises »,1970, 1320 p.

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surtout, car en ce domaine j 'ai adopté depuis assez long-temps une attitude analogue à celle qu'exprimait JacquesBrault : « La vérité de Saint-Denys Garneau n 'est pasailleurs que dans son œuvre, et encore n'y est-elle que defaçon inégale. Pour ma part, je place au-dessus de toutles poèmes, en vers et en prose, car je crois en l'autonomiedu projet poétique 2. »

Des poèmes donc... du moins, quelques-uns. Pour lesretrouver je dois feuilleter, lire ici et là, éprouvant plusde déceptions que de surprises. Il n'y a là aucun poèmequi s'attache vraiment à moi, qui fasse partie de monexistence comme un indéracinable paysage. Je n'ai jamaisrencontré chez Garneau l'équivalent de ce que sont pourmoi d'autres œuvres québécoises, comme les poèmes verti-gineux de Nelligan ou le vaste et très calme déchirementdes îles de la nuit; comme le frémissement de révolte etde grandeur humiliée que j'éprouve chaque fois que jerelis Miron; comme le charme de certains poèmes deGiguère ou de Paul-Marie Lapointe; comme la présencefraternelle, nourrie de violence et de tendresse, de certainespages de Brault.

Je constate que les poèmes de Saint-Denys Garneaum'ont toujours intrigué et qu'ils continuent de m'intriguer.Mais je crois savoir à présent que ce qui m'intrigue, c'estl'expression d'une forme de l'existence québécoise qui,pour chacun de nous, demeure une tentation perpétuellemais durement refusée depuis deux générations, une ten-tation à laquelle nous ne pouvons plus succomber, cellede l'absence et de la négation de soi. Mais sait-on jamais?Qu'adviendrait-il si l'espoir des poètes n'était qu'uneillusion ?

Le personnage de Saint-Denys Garneau a exercé surl'imaginaire culturel québécois une fascination trouble.Il est l'écrivain à qui l'on a consacré le plus grand nombred'articles et d'ouvrages, au point qu'il s'est édifié à son

2. Jacques Brault, « Saint-Denys Garneau réduit au silence »,Archives des lettres canadiennes, Fides, t. IV, p. 324.

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propos un véritable mythe et même un anti-mythe. Ona interprété en tous sens sa vie et, parfois, son œuvre.Il reste peut-être à lire ce poète.

Je propose donc moins une interprétation qu'unelecture, une lecture qui s'attache d'abord à un poème,Accompagnement, pour essayer de percevoir l'œuvre entant qu'acte d'écriture, pour comprendre le sens et lafonction de la poésie chez Saint-Denys Garneau.A. I 1 Je marche à côté d'une joie

2 D'une joie qui n'est pas à moi3 D'une joie à moi que je ne puis pas prendre

II 4 Je marche à côté de moi en joie5 J'entends mon pas en joie qui marche à côté de moi6 Mais je ne puis changer de place sur le trottoir7 Je ne puis pas mettre mes pieds dans ce pas-là

et dire voilà c 'est moi

B. III 8 Je me contente pour le moment de cette compagnie9 Mais je machine en secret des échanges

10 Par toutes sortes d'opérations, des alchimies,11 Par des transfusions de sang12 Des déménagements d'atomes

par des jeux d'équilibre

C. IV 13 Afin qu'un jour, transposé,14 Je sois porté par la danse de ces pas de joie15 Avec le bruit décroissant de mon pas à côté de moi16 Avec la perte de mon pas perdu

s'étiolant à ma gauche17 Sous les pieds d'un étranger

qui prend une rue transversale.

Accompagnement est le dernier poème de Regards etjeux dans l'espace. Et cette position a son importancedans une œuvre dont l'équilibre d'ensemble a été longue-ment préparé. Accompagnement n'entre dans aucune dessept sections qui découpent le recueil : en fait, il s'imposed'emblée comme le point de rencontre et d'accomplisse-ment de certaines significations sous-jacentes à l'ensemblede l'œuvre.

Le seul poème avec lequel on puisse concevoir unrapport positionnel est le poème liminaire C'est là sansappui, qui, selon la transcription qu'en a faite Garneau

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dans son journal, s'intitulait d'abord Restless. Brault etLacroix en donnent d'ailleurs une première strophe inéditequi accentue le lien avec Accompagnement :

J'ai perdu la chose que j'étreinsTout ce que tient ma main s'échappeÀ travers Vécartement inguérissable de mes doigts

À un malaise, à un mal être, chacun de ces poèmesoppose un mouvement dans l'espace : un « équilibre im-pondérable », dit le premier poème; des « jeux d'équilibre »dit le dernier. Toutefois, C'est là sans appui se contented'amorcer le mouvement; Accompagnement met en œuvreses ultimes conséquences. Par-delà tout le recueil et àtravers lui, ces deux poèmes s'appellent et se répondent.C'est d'ailleurs à leur comparaison que me renverra laconclusion de mon analyse.

Par sa tonalité Accompagnement est un très bonexemple de ce qui constitue la caractéristique et peut-êtrela réussite essentielle d'une bonne part de la poésie deSaint-Denys Garneau. Dans une lettre du 4 mai 1938 àMaurice Hébert, Garneau décrivait quelques-uns de sespoèmes : « Leur charme, disait-il, procède d'une certainemélancolie poétique fluante. Ils sont attachants par uncertain sens de l'irrémédiable. » Cette tonalité résulte, jecrois, de la conjonction du dramatique et de l'enjoué,dont on retrouve une forme dans le Jeu où le ton mêmedu poème est donné de façon explicite comme attitude dupoète :

Et pourtant dans son œil gauche quand le droit ritUne gravité de Vautre monde s'attache

à la feuille d'un arbre

On en retrouve d'autres exemples dans les poèmes oùpassent des enfants à la fois charmeurs et un peu mons-trueux. Dans des poèmes tels que Cage d'oiseau, TJn boncoup de guillotine, Monde irrémédiable désert, le ton naîtplutôt d'un certain détachement dans la représentationde valeurs désespérées. C'est cette tonalité que JacquesBrault a désignée comme « une poésie sans voix ».

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À côté de cette forme de poésie, il faut placer despoèmes d'une remarquable fraîcheur, groupés sous le titreEsquisse en plein air et qui rappellent les sentiments queGarneau associait volontiers à sa pratique de la peinturemais qu'il n'a jamais manifestés à l'égard de l'écriture.Alors que les poèmes du premier groupe apparaissentsous le s1#gne de la séparation, de la mise à distance, ceux-cireprésentent un échange, une communion dans l'ordrephysique. Ainsi le premier poème intitulé Saules jouesur un enchevêtrement des éléments physiques, qui devientune forme d'échange dans le second poème du même titre :

On dirait que les saules coulentDans le ventEt c'est le ventQui coule en eux

Pins à contre-jour, qui appartient au même groupe, incor-pore à son déroulement les images des Saules et accomplitun échange à quatre termes entre l'eau, les îles, les arbreset la lumière.

Par contre la tonalité opposée, l'absence totale dejoie, marque des poèmes où le locuteur est brisé, dissociéde tout, où la poésie est elle-même réduite à l'état desimple constat. Le drame du poète semble alors étoufferle poème; l'expression n'a plus d'existence autonome ets'enlise dans une lourdeur abstraite. Le destin du poèteest peut-être tragique, l'échec de sa poésie n'en est pasmoins réel. Et le destin personnel de Garneau semble àla fois plus ou moins tragique de n'avoir pu s'accomplirdans l'acte poétique; chose certaine, il perd de sa con-sistance, de sa vérité.

Accompagnement, un poème en dix-sept vers et quatrestrophes, a d'abord été transcrit (avec ponctuation) dansle cinquième cahier du Journal de Saint-Denys Garneauet daté du mois de mars 1936. Il parut ensuite dans laRelève de décembre 1936 avant d'être repris dans Regardset jeux dans l'espace en 1937. Tout le poème développeun seul registre d'images, celui de la marche et du mouve-ment dans l'espace. Sur ce réseau imaginaire se greffe

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ce que j'appellerais une structure d'identité, qui, par sonétroite conjonction avec lui, prend valeur d'identité pro-blématique. Je m'attacherai surtout à l'agencement intimeà la faveur duquel s'accomplit apparemment un échanged'identité entre les deux termes majeurs : « je » et « joie ».

Dans son ensemble Accompagnement se développeselon un mode de juxtaposition mais il accentue ses arti-culations syntaxiques et met en relief un agencement quilui est propre. D'ailleurs, si l'on établit le rapport entreles charnières syntaxiques et les divisions strophiques onentrevoit comment se délimitent les unités du poème : lesdeux premières strophes s'opposent aux deux dernières et,à l'intérieur de celles-ci, la conjonction « afin que » marquele point d'articulation des deuxième et troisième parties.Dans son agencement en trois séquences 3, le poème institueune forme narrative élémentaire qui empêche sa réver-sibilité.

Le premier vers, « Je marche à côté d'une joie », estl'affirmation initiale et en quelque sorte unique du poème,le point de départ et d'arrivée de tout son mouvement.Ce premier vers donne comme deux pôles opposés « je »et « joie ». Ces termes ont en commun un élément phoniqueet la fonction de marcher. Ce n'est donc pas en eux-mêmesqu'ils sont contraires; ils pourraient, ils devraient, êtreunis puisqu'ils sont poétiquement apparentés et qu'unecertaine eurythmie englobe leur présence simultanée. Maisleur parenté ne servira ici qu'à accentuer leur opposition.

La distance est posée dès le début, et la repriserythmique des éléments « je », « joie », « moi » ne pourraque la rendre irréductible tout en renforçant les liensaffectifs entre les termes. Les vers 1 à 5, auxquels larépétition de «joie» sert de point d'appui, s'enchaînentselon un procédé (fréquent chez Garneau) de reprise deséléments fondamentaux. Toute la deuxième strophe n'est

3. J'utilise le terme « séquence » selon une signification analogueà celle qu'on lui donne en langage cinématographique. Une séquencedésigne donc ici une suite de vers ou de strophes constituant un toutsous le rapport d'une action poétique déterminée.

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que le prolongement répétitif de la première. En parti-culier, le quatrième vers répète le premier, en y intercalantun nouvel élément issu des variantes qui précèdent. Etcet élément est d'importance. Par lui on passe de la dis-tance entre « je » et « joie » dans « Je marche à côtéd'une joie » à une véritable dichotomie du sujet : « Jemarche à côté de moi en joie ». Ce que confirme le verssuivant, où l'activité qui appartenait d'abord au sujetpasse du côté de la «joie» : «J'entends mon pas enjoie qui marche à côté de moi ». Entre le sujet et l'objets'est accomplie une étrange osmose.

Les deux derniers vers de cette strophe s'opposentaux deux premiers et, en fait, à tout le début du poèmeau moyen de la conjonction adversative « mais ». Mêmesi elle effectue une certaine rupture avec la série précé-dente en modifiant les termes répétés jusqu'alors, laconjonction se limite plutôt à marquer une différenced'accentuation, puisque la négation de possibilité (paropposition au constat de fait) apparaissait déjà en finaledu troisième vers.

Notons aussi qu'au vers six intervient le premierélément concret du monde extérieur : « trottoir », auquels'ajoutera plus loin : « rue transversale ». Ces deuxexpressions constituent la seule mise en place du milieuphysique. D'ailleurs, il serait plus juste de parler de décorpuisqu'on est ici, comme dans la plupart des poèmes deGarneau, en présence d'une poésie qui se contente d'indi-quer le milieu physique plutôt qu'elle ne le rend présent.Cela permet encore de constater à quel point un verbed'activité comme « marcher » semble désincarné dans lapoésie de Saint-Denys Garneau. C'est un acte qui paraîts'accomplir dans le vide, produire le vide; il ne crée pasl'espace ni ne l'ouvre comme cela arrive chez Grandboisdès qu'apparaît le même verbe. Au contraire, une expres-sion comme « pas perdus » prend chez Garneau une réalitéhallucinante :

Vos pieds marchent sur une surface dureSur une surface qui vous porte comme un empereur

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Mais vos pas à travers tombent dans le videpas perdus

Font un cercleet c'est un point

Les pas perdus tombent sous soi dans le videet l'on croit qu'on ne va plus les rencontrer

On croit que le pas perdu c 'est donnéune fois pour toutes perdu une fois

pour toutes

Mais c'est une bien drôle de semenceEt qui a sa loi

Ils se placent en cercle et vous regardentavec ironie

Prisonniers des pas perdus(L 'Avenir nous met en retard)

Parvenu au dernier vers, je dois revenir sur cettepremière séquence pour le percevoir dans sa continuité.D'autant plus que même une première lecture permetd'entendre dans le vers sept une structure sonore quijoue sur la répétition du « p » et du « a ». Un retour surles vers précédents permet de déceler une prédominancemarquée du « a » sous diverses formes, constituant enquelque sorte une nappe sonore à l'intérieur de laquellecristallise par endroits une concentration des consonnes« p » ou « j ». Il faut donc ajouter à la continuité desens des sept premiers vers, développée par juxtaposition,une continuité phonique qui aura pour fonction d'unifierla séquence et, du même coup, d'accentuer son contrasteavec les suivantes.

Le premier vers de la troisième strophe, qui sertd'appui à la nouvelle séquence, marque aussi une transitionpuisqu'il renvoie à tout le début du poème. Le jeu desrapports entre « je », « joie » et « moi » est ici reprisdans l'expression «cette compagnie»; l'activité du sujetatteint une troisième étape avec la valeur de résignationque dénote l'expression verbale «me contente de». Surle plan de la signification, ce vers se situe de façon trèsnette dans le prolongement de la première séquence, mais

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par sa position en tête de strophe et par la limite tem-porelle introduite avec l'expression «pour le moment»,il appelle une réorientation du poème.

La conjonction « mais » en tête du vers 9 nous inciteà établir un rapprochement avec la même conjonction enposition identique au vers 6. La première occurrence de laconjonction adversative, on l'a vu, n'entraîne pas unrenversement de la situation initiale mais plutôt son ren-forcement. Cette fois, le « mais » donne lieu à un toutautre type d'opposition, qu'accentue d'ailleurs un change-ment de rythme et de vocabulaire. On quitte l'axe quidominait jusqu'alors le poème et l'on s'engage dans uneaction qui devrait transformer radicalement l'énoncé pre-mier.

L'action qui s'opposerait ainsi à tout le début dupoème se manifeste de façon itérative par l'énumérationd'une série de fins et de moyens. Le vocabulaire est alorsplus abstrait et commande un registre de sonorités encontraste avec celui de la première séquence.

Avec le début de la quatrième strophe et de ce quel'on peut considérer comme la troisième séquence, apparaîtune autre grande articulation syntaxique, et la plus forte.La conjonction finale restitue une continuité explicitepar-delà la division strophique et commande tout le sensde la strophe en la reliant logiquement au contenu de laprécédente. Tout le premier vers joue encore ici un rôlede transition et de point d'appui. La notation temporelle«un jour» s'oppose à «pour le moment» du début dela troisième strophe. Notons cependant que le contrastes'établit en fait avec toute la première séquence. Quant àla troisième unité du vers, « transposé », elle amorce unrapport complexe avec les deux séquences précédentes.À cause de son mode participial, ce terme placé entrevirgules se donne comme la suite et la conséquence de lasérie « échanges », « alchimies », « déménagements ». Mais« transposé » s'oppose plus explicitement encore au jeupositionnel de la première séquence, qui met en œuvrela juxtaposition des deux termes « je » et « joie », donnés

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dès le début comme des pôles opposés. Or, « transposé »manifeste d'emblée le franchissement de cette distance,le passage d'un pôle à l'autre.

À partir du participe « transposé », la dernière stro-phe d'Accompagnement constitue visiblement une séquenceconstruite selon un procédé de juxtaposition où Ton peutsuivre la reprise de certains termes, une séquence quirenvoie à tout le début du poème comme à son contraire.Non seulement le jeu des sonorités s'en rapproche-t-il etplusieurs termes tels que « je », « joie », « moi », « pas »y sont-ils les mêmes, mais on retrouve aux vers 14 et 15le jeu des rimes « joie » et « moi », que Ton a déjà ren-contré aux vers 1 et 2 ainsi qu'aux vers 4 et 5. Le rapportentre ces deux mots placés trois fois en rime consécutiverésume toute l'ambiguïté du poème. « Joie » et « moi »,apparentés sur le plan phonique, paraissent tantôt con-traires, tantôt semblables et même équivalents. Et cetteambivalence persiste secrètement dans la dernière séquence,alors même que celle-ci se donne explicitement commeson dépassement. C'est ici le sens de tout le poème etpeut-être de l'œuvre entière de Saint-Denys Garneau quiest en jeu.

Reprenons donc le parcours du poème. Chaque sé-quence est marquée par la prédominance de certainséléments phoniques et rythmiques. De plus, chacune sedéveloppe selon un mode de juxtaposition qui lui est propre.

La première séquence a pour donnée initiale le vers :« Je marche à côté d'une joie ». L'opposition « je / joie »,qui structure ce premier vers, sera reprise par chacundes vers suivants et réalisée stylistiquement surtout dansl'action de « marcher à côté de ». On peut d'ores et déjàdéfinir le sens premier de toute la séquence comme uneopposition entre le sujet et la joie, et considérer chacundes vers comme des variantes du modèle initial.

S'appuyant au vers qui lui sert de transition, ladeuxième séquence aligne en des formes grammaticalementsymétriques une série répétitive de compléments directset indirects que l'on peut considérer, sur le plan de la

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signification, comme des fins et des moyens. Les élémentsdonnés comme fins, « échanges », « alchimies » et « démé-nagements », sont l'expression abstraite d'un déplacement,d'un mouvement. Par rapport à la première séquence quiconstate et radicalise une distance, la deuxième séquencese présente donc comme une rupture abstraite et répé-titive.

La troisième séquence se donne enfin comme finalitéultime par rapport à la série des fins et moyens. Leséléments qui la composent renvoient à la séquence initialemais selon un rapport inversé que Ton pourrait exprimercomme suit : au lieu de : « Je marche à côté d'une joie »,on obtient : « Une joie marche à côté de moi ». La joiea donc usurpé la véritable fonction du sujet.

L'articulation globale du poème pourrait se lire commeune opposition entre deux termes dans laquelle intervientune rupture pour en produire le renversement. Ainsiformulé le mouvement du poème rappelle certaines façonsde concevoir le mythe, en particulier celle de ClaudeLévi-Strauss, selon qui « la pensée mythique a pour tâchespécifique d'opérer une médiation entre des termes irré-ductiblement opposés ». Dans son Anthropologie structu-rale Lévis-Strauss propose même à cet effet une formuled'équivalence plutôt complexe pour un profane. Faisantétat de leurs travaux à partir de cette hypothèse, dansun article intitulé Structural Models in Folklore, Pierreet ElIi Maranda arrivent plutôt à quatre modèles de récitsmythiques : 1) sans médiation, 2) avec échec du média-teur, 3) avec succès du médiateur, qui produit une annu-lation de la tension initiale, 4) avec succès du médiateuret renversement de la tension initiale.

Si l'on compare Accompagnement à ces modèles struc-turaux, on voit assez bien que la première séquence seprésente comme la donnée de la tension initiale, la deuxièmecomme le médiateur et la séquence finale comme le résultatde la médiation. De prime abord on dirait que la séquencefinale correspond à un renversement de la tension initiale,mais de nombreux facteurs me font hésiter. Il se pourrait

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bien que Ton ait à la fois un renversement et une annulation,en même temps peut-être qu'un échec. Après tout unetelle polyvalence ou « plurisémie », n'a rien d'étonnanten poésie. D'ailleurs je n'entends pas réduire le poème àun modèle formel, j'essaie plutôt de mettre en reliefl'articulation particulière du poème comme forme signi-ficative.

En un sens Accompagnement représente aussi bienune quête d'identité qu'une perte d'identité. Le début dupoème pose d'emblée une distance entre le sujet et lajoie mais à travers les transformations successives del'expression poétique l'autonomie de la joie s'accentue enmême temps qu'elle accapare les valeurs de la subjectivité.

Après la séquence médiatrice le sujet rejoint le côtéde la joie mais, assez paradoxalement, cela s'accomplitpar une rupture d'identité. À la fin du poème il subsisteune distance, elle s'y accroît même; on est alors en pré-sence de deux sujets : l'un qui a rejoint la joie, l'autrequi est devenu un « étranger ». La situation est doncrenversée : ce qui était sujet (au sens grammatical duterme) est maintenant situé du côté de l'objet. Mais ilpersiste un sujet, un locuteur, la langue exigeant toujoursla présence plus ou moins explicite de celui qui parle. Orce sujet se désigne lui-même comme « un étranger »,c'est-à-dire qu'il tente de se percevoir de l'extérieur,comme objet.

Si l'on ne considère que la position des éléments, ondira que la situation initiale est renversée. Si l'on con-çoit plutôt le point de départ comme l'expression d'unedistance entre deux aspects subjectifs, comme l'expressiond'une distance du sujet par rapport à lui-même, ondoit admettre que rien n'est vraiment changé sauf l'atti-tude du sujet lui-même. Au début du poème la joie pa-raissait désirable et désirée, objet de la quête du sujet;par contre, à la dernière séquence il s'effectue une neu-tralisation du sentiment. C'est en ce sens que la tensioninitiale est annulée. Mais quand la neutralisation du sen-timent s'effectue à l'égard du sujet lui-même, à l'égard de

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celui qui était sujet du désir plutôt qu'à l'égard del'objet du désir, est-on en présence d'un succès de lamédiation ou de son échec ? Il faut s'interroger sur leprix d'une résolution qui s'accomplit au détriment dusujet.

Une chose est certaine : on est ici en présence d'unespace qui est infranchissable et qui a été donné commetel dès le point de départ. Cet espace sera transgressé,il ne sera pas franchi. Et le passage d'un point à unautre équivaut à un changement de nature : la trans-gression n'abolit pas la distance, elle transforme l'être.D'où vient un interdit aussi absolu ? De l'univers psy-chologique particulier ? De la condition humaine ? D'uneidéologie sociale ? Qu'y a-t-il, en fin de compte, de chaquecôté de cette distance infranchissable ? Le poème lui-même demeure secret, il est dépouillé de toute image etde toute référence qui valideraient une signification plutôtqu'une autre.

C'est alors l'œuvre elle-même qu'il faut interroger,les autres poèmes qu'il faut rapprocher de celui-ci. Unpremier poème intitulé Enfants se clôt sur une image ana-logue à celle de la fin d'Accompagnement : un rire, uninstant suspendu, se matérialise et court seul. Accueil,qui est un appel à la présence et à l'absence féminines,contient ces vers où l'on retrouve la joie... à distanceencore :

Seul à mon tour j'aurai la joieDevant moi

Le premier des Deux paysages établit une opposition,analogue à celle d'Accompagnement, entre le versant dela joie et le versant d'ombre mais il fait intervenir unétrange soleil. Pourtant il y a ces deux faces, avec l'eauau milieu, ces deux faces dont l'une plus que l'autreassume l'identité. Peut-être est-ce en fonction de la mêmedistance intérieure qu'il faut comprendre la finale du se-cond Paysage, où le soleil devient en quelque sorte causede la mort comme, dans Accompagnement, la joie que Tonrejoint crée le sujet étranger « qui prend une rue trans-

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versale ». Les poèmes Faction et Qu'est-ce qu'on peut fne sont-ils pas construits à partir de la même probléma-tique ? Et les poèmes des Solitudes, tels que Un bon coupde guillotine :

Un bon coup de guillotinePour accentuer les distances

Je place ma tête sur la cheminéeEt le reste vaque à ses affaires

ou Identité :IdentitéToujours rompue

Le nœud s fest mis à sentirLes tours de corde dont il est fait

ces poèmes et tant d'autres, de quel sujet parlent-ils ?Chacun d'eux pourrait dire comme Monde irrémédiabledésert :

Bans ma mainLe bout cassé de tous les chemins

Ces chemins partent-ils de soi ou vont-ils vers soi ? Mêmeproblème en cette autre strophe du même poème :

La distance infranchissablePonts rompusChemins perdus

Aucun de ces poèmes toutefois, n'éclaire Accompagnementet ne s'éclaire de son rapprochement autant que Cage d'oi-seau, car aucun ne s'accomplit dans une forme aussi proche.Cage d'oiseau développe, sur le mode de reprises et d'as-sonances, un mouvement qui part d'une dichotomie ana-logue à celle d'Accompagnement :

Je suis une cage d'oiseauUne cage dfosAvec un oiseau

Deux éléments constituent le sujet : le « je » lui-même,identifié à la cage, et l'oiseau, dont la strophe suivanteprécise la signification :

L'oiseau dans sa cage d'osC'est la mort qui fait son nid

Dans Accompagnement, la distance est extérieure etporte sur un objet que le sujet tente de rejoindre; dans

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Cage d'oiseau, c'est le sujet qui est extérieur et le rap-port affectif est inversé puisque le sujet semble vouloirse défaire de l'objet. Mais ce qui importe ici, c'est ladichotomie avec laquelle le sujet est aux prises et le mou-vement final, qui correspond à celui d'Accompagnement,selon lequel l'élément étranger dépouille le sujet initialTout le parcours du poème pourrait se concevoir comme uneinversion du sujet grammatical : le « je » s'affirme dansl'attribution du premier vers même s'il se définit parune réalité matérielle : « Je suis une cage d'oiseau » maisau dernier vers il n'est plus qu'objet, même s'il se repré-sente dans sa forme la plus spirituelle : « II aura monâme au bec. »

Dans Cage d'oiseau, il est plus difficile d'identifierl'élément médiateur de la transformation : le poème nelui assigne pas une position aussi nette que dans Accom-pagnement. À moins que l'on ne considère comme média-teur l'acte qui prépare l'image finale du poème :

II ne pourra s'en allerQu'après avoir tout mangéMon cœurLa source du sangAvec la vie dedans

L'acte de manger le cœur jouerait alors le rôle demédiateur. Mais quel rapport y a-t-il avec la série de com-pléments dans la séquence centrale à'Accompagnement fLes termes « échanges », « alchimies », « déménagementsd'atomes», «opérations», «transfusions de sang» déno-tent un signifié commun qui serait une transformation, unchangement. Le dernier terme de la série, « jeux d'équi-libre », se rattache au titre même du recueil, Regards etjeux dans l'espace. Les images de l'équilibre et du jeureviennent un peu partout dans ce recueil. Mais ailleurselles s'accompagnent d'autres valeurs, comme en ce der-nier vers de Silence : « Je nourrirai de moelle ces balan-cements », qui se rapporte à l'image d'équilibre mais rap-pelle fortement, comme tout le poème d'ailleurs, l'acte mé-diateur de Cage d'oiseau, puisque les deux fonctions de la

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parole devenue étrangère sont d'encercler et de manger lesujet :

Et voilà le poème encore vide qui m'encercleDans l'avidité d'une terrible exigence de vie,M'encercle d'une mortelle tentacule,Chaque mot une bouche suçante, une ventouse

qui s'applique à moiPour se gonfler de mon sang

Dans les poèmes de Garneau publiés en 1937, lesimages du jeu, de la danse ou de l'équilibre apparaissentcomme des représentations de l'activité créatrice, c'est-à-dire, en fin de compte, de l'acte poétique lui-même. Dansles poèmes posthumes, comme en celui que je viens de citer,s'ajoutent ou se substituent aux images d'équilibre et dejeux les valeurs d'étrangeté, de distanciation, d'étouffe-ment ou de voracité, dont la victime est toujours le locuteurlui-même. On voit alors la parenté de sens entre « êtremangé » et « jeux d'équilibre », médiateurs de Cage d'oi-seau et d'Accompagnement. De la même façon on perçoitl'axe de signification qui réunit les termes «échanges»« opérations », « alchimies », « transfusions de sang »,«déménagements d'atomes», «jeux d'équilibre». La mé-diation qui s'interpose dans Accompagnement est celle dela création poétique. Ainsi s'explique en partie la fin dupoème. La transposition rendue possible grâce au média-teur est une transformation de l'être, parce que l'actepoétique lui-même transforme le sujet et tend à l'absorber,à l'effacer. C'est le mode d'agir propre à la poésie quiproduit la situation finale du poème.

La poésie vient résoudre l'opposition entre «je» et« joie », mais elle ne résorbe la distance qu'en la rendantabsolue, en dégageant le sujet de sa propre identité. Lapoésie n'a pas toujours ce pouvoir. Il y a dans l'œuvrede Saint-Denys Garneau tout un groupe de poèmes quireprésentent la poésie comme regard, jeu, projection versun monde neuf. Le poème liminaire C'est là sans appuiappartient à cette catégorie. Chez Saint-Denys Garneau,dont l'oeuvre entière me paraît orientée par le projet d'être

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écrivain, il y a une valorisation de la poésie comme moyende libérer ou de créer un être idéal. C'est un état d'espritqui se manifeste tout au cours du Journal et de la Corres-pondance. Garneau cherche constamment une pratique dela culture qui le transformerait, qui lui permettraitd'échapper à sa propre condition. Par un effet de retourrécriture arrive à le dérober à lui-même. Dans Accom-pagnement, de même que dans la plupart des poèmes écritsaprès la publication de Regards et jeux dans Vespace, leregard se tourne vers l'intérieur, la poésie s'acharnecontre son auteur. La pratique de l'écriture s'est révéléeplus exigeante et moins efficace que ne l'annonçait l'idéo-logie culturelle. C'est le parcours de l'œuvre entière quitient dans la différence entre le premier et le dernier poèmede Regards et jeux dans l'espace. Le poème liminaire an-nonce le motif et l'intention de l'activité poétique. Accom-pagnement, qui exprime encore le même projet, outrepassel'intention et la visée initiales, puisque là où l'on pré-voyait un jeu et une danse s'accomplit un rite qui atteintl'être lui-même et le vide de toute substance.

L'intervention thématique de la poésie met à jour unautre aspect important de l'œuvre de Saint-Denys Garneau.La séquence médiatrice d'Accompagnement est lourdementitérative : elle répète trois fois en termes abstraits deuxéléments parallèles et n'est un peu allégée que par ladisposition métrique. L'acte poétique ne se désigne lui-mêmequ'avec difficulté. Or cet acte poétique qui s'interposecomme médiateur n'est qu'à l'état de projet. Les valeursde fins et de moyens, que j 'ai reportées sur la série de com-pléments, ne proviennent en réalité que du verbe « je ma-chine », dont il faut aussi souligner la modalité : « ensecret ». La médiation ne s'accomplit donc pas vraiment,elle n'est que projetée. Comme son résultat, anticipé, ellen'a de caractère réel que par son extension stylistique, quila situe de plain-pied avec le début du poème.

Pourquoi cette machination, secrète mais déclarée ?Pourquoi cette projection utopique de la poésie ? Il estnormal que le poème liminaire ouvre à la poésie le champ

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des possibilités. L'est-il autant que le dernier poème durecueil annonce encore le projet poétique, comme si rienn'avait été écrit dans l'intervalle ?

On mesurera l'importance de ce geste en revenant àla première séquence du poème. Par les répétitions et lesvariantes de la donnée initiale, le début du poème met enrelief une signification particulière des expressions « àcôté de» et «accompagnement». D'ordinaire, ces termesdésignent moins une distance qu'une proximité : « à côtéde » est synonyme de « auprès de » et signifie « à unedistance proche » ; « accompagnement » veut dire « êtreensemble ». Or, par le jeu de l'agencement poétique, cesexpressions en viennent à signifier : « être hors de » : ellesconnotent moins une valeur de rapprochement par oppo-sition à l'éloignement qu'une valeur d'extériorité paropposition à l'intériorité. C'est à la signification première,à la racine du sens que nous renvoie le poème, selonlequel toute extériorité est vécue comme distance.

L'interdit qui affecte les rapports entre le «je»et la « joie » rend cette distance infranchissable ou dumoins à sens unique. La joie ne peut rejoindre le sujetmais celui-ci peut passer du côté de la joie. Cependant,ce passage n'en est pas un : tout ce qui se retrouve ducôté de la joie est perdu pour la subjectivité I C'est pré-cisément ce qui s'accomplit tout au long de la premièreséquence. À travers les avatars de l'expression poétique,la distance entre « je » et « joie » se transforme en uneopposition du sujet par rapport à lui-même en même tempsque la joie acquiert une véritable autonomie.

Que vient faire alors l'intervention de la poésie dansla séquence médiatrice et que représente son résultatanticipé en finale du poème ? La médiation n'en est pasune ou n'est pas efficace. Elle ne parvient pas à trans-former vraiment la situation initiale et ne peut que radi-caliser ce qui est déjà accompli. Ainsi ce que le poèmeprojette en séquences médiatrice et finale est déjà réa-lisé par le mode d'écriture de la première séquence.

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Saint-Denys Garneau projette donc dans récritureutopique ce qu'il a déjà accompli en fait. Ce geste estsymptomatique de toute l'œuvre, hantée par certains mo-dèles de l'écriture et de l'écrivain ou, plus précisément,par les modèles d'une pratique idéale de la culture et de lacréation, dans lesquels Saint-Denys Garneau se projetteau détriment de l'écriture et du vécu actuels.

À l'instar d'écrivains québécois comme Paul Morinou Pierre Baillargeon qui toute leur vie ont rêvé d'uneimpossible appartenance à Tailleurs, Saint-Denys Garneaus'est toujours nié en voulant s'identifier à des modèlesqui, eux aussi, appartenaient ailleurs. Son exil est dumême ordre que celui de Paul Morin mais il est plussubtil parce qu'il est complètement intériorisé. Dans cesconditions, la poésie ne pouvait qu'être une activité uto-pique mais destructrice.

JEAN-LOUIS MAJOB

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Gravure pour le Traité de l'homme de Descartes(Paris, 1664)