saint-bernard henri sans peine

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LE SAINT-BERNARD HENRI SANS PEINE ou comment j’ai appris à aimer le style intellectuel-engagé en (x) leçons ou comment Saint-Bernard Henri lévite parmi les hommes. L’agitation du sens Dramatisant toujours son effort, ébranlant son propre ébranlement, le stylo saint-benardien est semblable à cette louche que l’on utilise pour « touiller » une sauce dans sa marmite. Le sens doit être agité, et donc le style saint- bernardien s’agite. Le geste le plus courant de cette agitation, c’est l’être-bouleversé. Souvent, le Saint-Bernard est bouleversé devant la force noire qui rameute les ténèbres à même le monde des Justes. Lorsqu’il est bouleversé, ainsi, il le dit clairement. Sa coiffure, s’il est en interview, en sera mimétique ; il sourcillera, aussi ; brassera l’air, enfin, en remuant à répétition la sauce du sens. Il pourra y ajouter quantité d’interjections, d’exclamations, de familiarités. « mais enfin » « car enfin » « mine de rien » « tout de même » « ! » « ah ! » Le lyrisme, ou : Ah ! moi, je vous dis que… A lier à la vision héroïque du monde. « De grands esprits, des hommes et des femmes engagés, des héros en quelque sorte? BHL : J’ai une vision héroïque du monde. Je crois aux hommes et aux femmes dans l’Histoire. Je crois que les individus peuvent changer le monde. En cela, la pièce est optimiste… » « De l’intelligence et de l’inspiration. C’est la victoire d’un toujours jeune Président à qui il reste quatre ans pour remplir la promesse que je l’ai entendu faire, il y a huit ans maintenant, totalement inconnu, lors d’une Convention démocrate où nul ne l’attendait et où il a surgi. C’est une victoire historique. C’est un grand jour pour l’Amérique et pour le monde. Parfois, les grandes nations ont rendez-vous avec la grandeur: c’est le cas, aujourd’hui. » (« La grandeur de Barack Obama ») La phrase à gros ventre, ou phrase « chemise ouverte », ou phrase déboutonnée Si la plume du Saint-Bernard Henri, comme toutes les grosses cylindrées un peu rustiques, a besoin de s’échauffer, il n’en demeure pas moins qu’elle tient la distance et sait lorsqu’il faut s’arrêter, avant l’essoufflement. Aussi sa phrase a-t-elle souvent une protase longue, un dépliement bourrelé, pour chuter abruptement, retomber, rebondie, avec une apodose parfois grave : il faut faire sentir au lecteur l’urgence, la catastrophe, bref la clairvoyance messianique de celui qui écrit (le Moi-je). Et puis, on le sait, dès qu’il y a complication, c’est bien l’il y a de la Pensée saint-bernardienne qui se donne au lecteur dans l’évidence infinie d’un « s’il le dit, c’est que c’est vrai ! ». Le point-virgule est alors un double secours : non seulement il assure la pertinence du propos, [1] car seuls les meilleurs littérateurs en usent (c’est, pour parler le Roland Barthes, ce « grain d’écriture » qui assure le « décollage » du « texte », - que le Saint-Bernard Henri qualifiera, certes, plutôt de « gexte »…), [2] car il scinde la phrase en plusieurs phrases, et autorise le fourrage -forage

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Petit manuel pour apprendre à penser comme le plus grand penseur de notre époque.

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Page 1: Saint-Bernard Henri Sans Peine

LE SAINT-BERNARD HENRI SANS PEINE

ou comment j’ai appris à aimer le style intellectuel-engagé en (x) leçons

ou comment Saint-Bernard Henri lévite parmi les hommes.

L’agitation du sens

Dramatisant toujours son effort, ébranlant son propre ébranlement, le stylo saint-benardien est semblable à cette

louche que l’on utilise pour « touiller » une sauce dans sa marmite. Le sens doit être agité, et donc le style saint-

bernardien s’agite. Le geste le plus courant de cette agitation, c’est l’être-bouleversé. Souvent, le Saint-Bernard est

bouleversé devant la force noire qui rameute les ténèbres à même le monde des Justes. Lorsqu’il est bouleversé, ainsi,

il le dit clairement. Sa coiffure, s’il est en interview, en sera mimétique ; il sourcillera, aussi ; brassera l’air, enfin, en

remuant à répétition la sauce du sens. Il pourra y ajouter quantité d’interjections, d’exclamations, de familiarités.

« mais enfin »

« car enfin »

« mine de rien »

« tout de même »

« ! »

« ah ! »

Le lyrisme, ou : Ah ! moi, je vous dis que…

A lier à la vision héroïque du monde.

« De grands esprits, des hommes et des femmes engagés, des héros en quelque sorte?

BHL : J’ai une vision héroïque du monde. Je crois aux hommes et aux femmes dans l’Histoire. Je crois que les

individus peuvent changer le monde. En cela, la pièce est optimiste… »

« De l’intelligence et de l’inspiration.

C’est la victoire d’un toujours jeune Président à qui il reste quatre ans pour remplir la promesse que je l’ai

entendu faire, il y a huit ans maintenant, totalement inconnu, lors d’une Convention démocrate où nul ne

l’attendait et où il a surgi.

C’est une victoire historique.

C’est un grand jour pour l’Amérique et pour le monde.

Parfois, les grandes nations ont rendez-vous avec la grandeur: c’est le cas, aujourd’hui. » (« La grandeur de

Barack Obama »)

La phrase à gros ventre, ou phrase « chemise ouverte », ou phrase déboutonnée

Si la plume du Saint-Bernard Henri, comme toutes les grosses cylindrées un peu rustiques, a besoin de s’échauffer,

il n’en demeure pas moins qu’elle tient la distance et sait lorsqu’il faut s’arrêter, avant l’essoufflement. Aussi sa phrase

a-t-elle souvent une protase longue, un dépliement bourrelé, pour chuter abruptement, retomber, rebondie, avec une

apodose parfois grave : il faut faire sentir au lecteur l’urgence, la catastrophe, bref la clairvoyance messianique de celui

qui écrit (le Moi-je). Et puis, on le sait, dès qu’il y a complication, c’est bien l’il y a de la Pensée saint-bernardienne qui

se donne au lecteur dans l’évidence infinie d’un « s’il le dit, c’est que c’est vrai ! ». Le point-virgule est alors un double

secours : non seulement il assure la pertinence du propos, [1] car seuls les meilleurs littérateurs en usent (c’est, pour

parler le Roland Barthes, ce « grain d’écriture » qui assure le « décollage » du « texte », - que le Saint-Bernard Henri

qualifiera, certes, plutôt de « gexte »…), [2] car il scinde la phrase en plusieurs phrases, et autorise le fourrage-forage

Page 2: Saint-Bernard Henri Sans Peine

de données diverses au même endroit (apprécier, aux mêmes fins, l’adjonction du tiret au point-virgule pour « bourreler »

davantage).

L’exemple qui suit, déboutonné, illustre ce déploiement progressif de la phrase, de points-virgules en anaphores en

énumérations en digressions en tirets, pour mener à ces aboutissements thématiques de la période saint-bernardienne que

sont le manque, même si la phrase est longue ; l’urgence, même si la plume prend son temps ; le tragique, à la fin. Et

même s’il se répète beaucoup – pour bien asseoir le lecteur dans le sens –, quoi pour évoquer mieux le temps fuyant que

ce piétinement de la parole mimé par la triple occurrence du « temps », et la redite d’un même message tambouriné avec

un accent dramatique, un de ces accents dont le Saint-Bernard Henri a le secret ?

Note : comme souvent, dès lors, et par souci de clarté, on utilisera une notation chiffrée pour bien distinguer les

différentes strates intra-phrastiques : autrement dit, la prolifération, l’ex-plication du sens que l’on doit à la polymathie

scripturale saint-bernardienne.

[Version bien habillée]

« Elle peut livrer des armes ; elle en a, même sans l’aide turque, la possibilité logistique ; et, si elle ne le fait

pas, si elle ne se résout pas à rétablir un équilibre minimal entre les djihadistes qui ont fait amener l’artillerie

lourde, les lance-roquettes sophistiqués, les chars pris aux arsenaux de Mossoul et de Taba, et les Kurdes qui

ne disposent que de kalachnikovs, de mitrailleuses DFDS et de quelques mortiers, il reste aux citoyens que

nous sommes la liberté de faire ce qu’ils firent, naguère, en faveur de la petite Bosnie qui, elle aussi, en se

défendant, nous défendait — mais c’est le temps qui manque ; il faut du temps pour organiser des largages

d’armes à une population assiégée, prise dans l’étau ; et c’est ce temps qui fait défaut. »

[Version déboutonnée]

[1] Elle peut livrer des armes ;

[1.1] elle en a, même sans l’aide turque, la possibilité logistique ;

[2] et

[2.1] si elle ne le fait pas,

[2.2] si elle ne se résout pas à rétablir un équilibre minimal

[2.2.1] entre les djihadistes qui ont fait amener

[2.2.1.1] l’artillerie lourde,

[2.2.1.2] les lance-roquettes sophistiqués,

[2.2.1.3] les chars pris aux arsenaux

[2.2.1.3.1] de Mossoul et

[2.2.1.3.2] de Taba,

et [2.2.2] les Kurdes qui ne disposent que

[2.2.2.1] de kalachnikovs,

[2.2.2.2] de mitrailleuses DFDS

[2.2.2.3] et de quelques mortiers,

[2] il reste aux citoyens que nous sommes la liberté de faire ce qu’ils firent, naguère, en faveur de la petite

Bosnie

[2.3] qui, elle aussi,

[2.3.1] en se défendant,

[2.3.1] nous défendait —

[4] mais c’est le temps qui manque

[4.1] il faut du temps pour organiser des largages d’armes

[4.1.1] à une population assiégée,

[4.1.2] prise dans l’étau ;

[4.2] et c’est ce temps qui fait défaut. »

Page 3: Saint-Bernard Henri Sans Peine

Le polyptote1

Autre procédé au service de la phrase bourrelée : le polyptote, ou répétition du même verbe sous plusieurs formes. Il

permet, dans le premier exemple, d’enchaîner le lecteur – car tout participe de tout, tout est tout, et cela le concerne, lui,

celui qui lit Moi-Je ; dans le second, suppléé par l’anaphore (règle du toujours-plus), le double polyptote participe,

encore, d’une vision synchronique et ultra-clairvoyante des choses qu’il signifie, bref de l’eau vive malrucienne qui

abreuve le Saint-Bernard Henri.

« […] il reste aux citoyens que nous sommes la liberté de faire ce qu’ils firent, naguère, en faveur de la petite

Bosnie qui, elle aussi, en se défendant, nous défendait. »

« Il arrive aux responsables du PKK ce qui est arrivé, somme toute, à bien d’autres terroristes avant eux. / Il

leur arrive ce qui est arrivé à l’Ira irlandaise renonçant, à la fin des années 90, à des décennies de guérilla

urbaine. »

En outre, cette ultra-clairvoyance est d’autant plus ultra-clairvoyante que le polyptote sous-entend, dans le second

exemple, la non-clairvoyance des autres – ceux-là qui ont ignoré qu’il ré-arrive toujours, par quelques unes de ces

habiles ruses dont l’Histoire a la manie, ce qui est déjà arrivé (on applique ici à la lettre la philosophie de l’Histoire

saint-bernardienne : l’argument, pour un saint-bernardien, a ce sens-là). Le premier exemple, en revanche, en

convoquant le lecteur, l’appelle aux armes (règle du no pasaràn) et tire du polyptote un effet inverse : il ne s’agit plus

d’exclure certains, mais de relier le tout ; et cette religion du dire saint-bernardien, ce rappel à l’ordre unique des Justes,

cette coalescence d’elle et nous, c’est ce que le Saint-Bernard Henri appelle : l’engagement, la philosophie, etc.

Réflexivité : moi-je

La réflexivité (ou retour sur le moi par le Je, sur le Je par le moi, au fond) en fin de paragraphe est un renfort inattendu,

à la guerre comme à la guerre, l’assaisonnement du discours, son ornement. On observera, dans cet exemple, que le

Moi-Je extirpe davantage encore de résolution par le scindement de la phrase : là où une rhétorique demi-habile

conduirait maladroitement au viol du lecteur, procédant par secousses fermes, le SBH, lui, fait pénétrer le sens de façon

ternaire, progressive et indéniable (on ne peut dire « non », refuser l’accès à l’évidence). Voyez plutôt :

« Tout cela, je le sais. J’y adhère. Et le dis à ma façon. »

Dans cet autre exemple, le SBH ne fait pas qu’expliquer quelque chose : il signale qu’il l’explique, attire l’attention

du lecteur sur l’importance du dire qui explique en assertant qu’aufond, l’essentiel, c’est d’expliquer le dire qui explique.

Parfois ainsi le Saint-Bernard est à lui-même son propre oracle ; il se fait prophète ; il parle – quoi ? l’infini ; et puis il

lui faut, seulement ensuite, revenir sur lui-même, expliquer en s’expliquant. Alors réflexivité, oui, mais pédagogie,

gentillesse, surtout, du SBH qui accompagne le lecteur, lui parle en lui tenant la main.

« Alors la gauche, dans tout cela ?

Eh bien pas de gauche, justement.

Pas de place pour la gauche.

Et je veux dire par là deux choses. » (Ce grand cadavre à la renverse)

Auto-référentialité : moi-je, moi

L’un des derniers principes scientifiques assez sûrs de nos jours est tel que : seul le Saint-Bernard Henri peut parler

de Saint-Bernard Henri. Il incarne à lui-seul son prolégomène et sa post-face, son advenue et sa suite ; autrement dit : il

ne fait que publier les sequels de ses propres textes à succès, n’écrit qu’un seul livre, le sien, qu’il partage abstraitement

avec la Vérité.

Avec ce titre d’article, par exemple, le Saint-Bernard Henri entame un discours dont il reprend la suite à lui-même,

installant la phase première de son dire comme référence pour la seconde :

« Mon ‘plan Marshall pour l’Ukraine’, suite. »

« Ce qu’il y a de plus grand, de plus beau, dans l’œuvre littéraire de Malraux, c’est ce qui lui vient de sa vie

et de cet entrelacs bizarre qui n’appartenait qu’à lui entre l’œuvre et la vie, entre la vie rêvée et l’œuvre vécue,

entre les gestes et les textes, ce mixte de gestes et de textes que j’ai appelés, ailleurs, les « gextes » malruciens. »

« je vous ai dit tout à l’heure comment quelques-uns de mes textes philosophiques s’étaient tenus au plus près

de cette idée lacanienne que le Réel est ce qui n’a pas de sens, que le Réel est ce qui ne cesse pas de ne pas

1 Nom savant donné à des irruptions cutanées sur la paroi interne de la glotte, faisant parfois bégayer.

Page 4: Saint-Bernard Henri Sans Peine

s’écrire. Eh bien j’en ai écrit d’autres à l’ombre de cette autre intuition freudienne, c’est-à-dire lacanienne,

selon laquelle il arrive au Réel de faire irruption, il arrive au Réel de faire trouée, il arrive au Réel de faire

évènement, il arrive au Réel d’avoir prise sur le sujet qui n’avait pas prise sur lui. J’ai souvent vérifié cela. Je

l’ai vécu et je l’ai écrit dans des circonstances diverses : dans l’ordre de l’expérience esthétique, dans l’ordre

de l’expérience spirituelle et dans l’ordre du rapport à la chose. » (Aux prises avec le réel)

« J’évoque, auprès de l’un de mes interlocuteurs, ma vieille idée de faire avec les Etats les plus criminels, c’est-

à-dire génocidaires, comme on fait, dans les démocraties, avec les grands voyous que l’on condamne à la

privation de leurs droits civiques : pourquoi ne pas les priver, ces Etats, le temps qu’ils changent de régime, de

leur droit de vote ? est-il normal, pour ne prendre que des exemples anciens et déjà jugés par l’Histoire, qu’un

Rwanda, une Sierra Leone plongé dans la plus atroce des guerres contre les civils, l’Afghanistan des talibans,

le Cambodge des Khmers rouges aient pu jusqu’à la fin (et, dans le cas du Cambodge, au-delà même de la

fin…) continuer de dire le juste et le droit du haut de la plus prestigieuse tribune du monde ? »

[Voir aussi le « je vous l’avais bien dit », variante de l’autoréférentialité qui méritait une entrée autonome]

« Car enfin, que le djihadisme soit le fascisme de notre temps, c’est vrai. Qu’il soit animé par des projets, des

idées, une volonté de pureté qui ne se peuvent comparer qu’aux délires hitlériens, non seulement j’en conviens,

mais j’ai été, je pense, l’un des premiers, il y a vingt ans, à l’établir. »

Clairvoyance : le pour-moi

« Pour moi »

A lier au messianisme :

« Je crois que »

« J’ai toujours pensé, et l’ai quelquefois dit, que, dans le rapport à l’œuvre d’art, dans le rapport aux tableaux,

ce n’est pas l’amateur qui regarde le tableau ; ce n’est pas le collectionneur qui contemple ses chefs-d’œuvre ;

mais c’est le tableau qui regarde le collectionneur… Je crois très profondément cela. Je crois très profondément

qu’il y a, dans le Réel du tableau, dans le Réel qu’est l’art, quelque chose qui vient interpeller, provoquer, héler

et bousculer le sujet. Et non seulement je le crois, non seulement j’ai écrit un livre, récemment, pour dire que

je le crois, mais je l’ai vécu dans une expérience étrange et que je livre à ceux d’entre vous qui s’intéressent à

la clinique de ce type de symptômes. Eh oui… Je crois si fort à cette idée que, dans la relation entre le sujet et

l’œuvre, c’est l’œuvre qui regarde le sujet et non l’inverse, qu’il m’est arrivé cette aventure très étrange […] »

(Aux prises avec le réel)

« nous aimerions savoir la place que tient la philosophie d’une manière générale dans les engagements qui sont

les vôtres et dans votre action d’homme public ?

Bernard-Henri Lévy : Centrale, programmative, informatrice. Aucun de mes engagements n’est dissociable, je

crois, de mes choix philosophiques profonds, anciens, articulés et qui sont à l’œuvre, en procès, dans mon

travail. […] Vous connaissez, n’est-ce pas, la théorie blanchottienne de l’intellectuel qui surgit lorsque

l’écrivain pose son stylo ou lorsque le philosophe s’arrête, un moment, de philosopher ? Eh bien je n’y crois

pas. Je ne pense pas que l’engagement soit le deuil éclatant de la philosophie ou de la littérature. »

Le ramener-à-moi

Parler d’autres auteurs, puis terminer par « moi », le présent de l’héritage philosophique.

Le Je héroique

Le Je saint-bernardien voit tout, sent tout, flaire le tout du monde ; puis, il l’écrit, le répand dans ses romans, son

théâtre, ses films, des chroniques.

Le Moi, vieux sage

La référence au Moi-je en tant qu’il est un vieux sage, figure paternelle et universelle s’il en est, est une habitude,

chez le Saint-Bernard Henri. Penseur aventurier, penseur guerrier, naturellement, mais aussi penseur grand-père. Ainsi

dans cet exemple, où le mouvement semble s’opérer de l’universel au Je, mais s’opère, en fait, depuis le Je vers

l’universel.

« Nous en sommes tous là.

Page 5: Saint-Bernard Henri Sans Peine

Je parle de moi, naturellement. Mais ce que je dis vaut, j’en suis convaincu, pour tous. »

Dans ce passage s’énonce précisément la mission d’écrivain telle que l’entend Saint-Bernard Henri : passeur de

l’infini, il faut s’accrocher à sa cordée et le suivre, toujours.

Un des stylèmes du Moi en tant que vieux sage, sinon, est le recours au qualiticatif : vieux, ou vieille. Il y a beaucoup

de vieilles tendances, de vieux réflexes, etc. dans le monde. Et le SBH les repère, il les indique, lui sage, lui omniscient,

de tous les temps. Voyez donc, et apprenez à repérer :

« Vieille stratégie des dictateurs : isoler leurs sujets, couper le cordon avec l’extérieur, les asphyxier et

s’efforcer, ainsi, de les pousser au découragement et au désespoir. »

L’appel aux armes : « il faut, quoi ? il faut »

Le Saint-Bernard Henri a une vision héroïque du monde, qu’il communique, qu’il est, au fond, le seul à

communiquer, à faire exister. Elle repose souvent sur une ellipse qui la met d’autant plus en valeur : typiquement, elle

s’énonce telle que : « moi, je vous le dis, parce qu’on ne le dit pas assez ». Voyez ainsi :

« Il faut le dire et le redire […] »

Profitons de cet exemple pour signaler l’importance du « il faut » dans la gextuelle saint-bernardienne : le « il faut »

est son appel, sa vertu, au sens fort du terme (car les termes ont encore quelque force !) Autrement dit, le Saint-Bernard

Henri énonce ce qu’il faut penser, dire, faire : le « il faut » devient alors la formule de clôture par excellence d’articles

nécessairement engagés, en situation, bref, embarqués dans leur siècle. L’exemple suivant produit le modèle de

l’utilisation du « il faut » pour recruter le lecteur en fin d’article :

« Il faut que les émissaires d’Obama qui viennent d’arriver à Ankara le disent sans détour.

Il faut que François Hollande qui a donné à la Turquie maints gages d’amitié se fasse le porte-parole de ses

partenaires pour rappeler que Kobané est un rempart pour l’Europe.

Là aussi, il faut dire : « ils ne passeront pas ». »

S’il ne fallait remarquer que deux choses, retenons ainsi [1] que le « il faut » se conjugue anaphoriquement à sa

propre répétition : pour dire une chose, la bien dire, la dire vraiment, il faut la répéter, répéter, non pas pour répéter,

mais pour dire ce que, sans la répétition, on ne dirait qu’au tiers ; [2] et que, si les deux premiers « il faut » donnent sur

des propositions subordonnées de type « il faut que (x) agisse », la troisième, terminalement, débouche sur l’absolu

appel d’être d’une proposition infinitive ouvrant au lecteur le champ, non plus de l’observation, mais de l’agir factual2.

Bref, si le « il faut » est la marque d’une écriture qui ne renonce pas à changer le monde, alors il ne faudra pas non

plus hésiter à le convoquer pour titrer tel ou tel article important (tous le sont) mais désuet par son contenu, son lieu ou

sa date de parution : ainsi le « il faut » est une sorte de béquille virulente, de prise à parti de l’opinion, d’appel aux armes

pour le lecteur engourdi et qui rechigne à s’engager (« salaud de lecteur, mon différend, mon ennemi ! »)

Le monde ne suffit pas : répétitions, tautologies, martèlements, ou l’écriture à

coups de marteau

Martèlement du sculpteur, bien-sûr – de l’artiste.

Martèlement quand même.

« il faut le dire et le redire »

Le « réellement réel » dans le cadavre à la renverse

« Et puis j’ajoute que ce putsch constitutionnel – car c’est bien, pour le coup, un putsch ! – de l’ex-président

Nkurunziza est un putsch qui, comme d’habitude, mais un peu plus, peut-être, que d’habitude, a fait de

l’information sa scène et son enjeu primordiaux […] » (« Pour que le Burundi ne soit pas un autre Rwanda »)

« Alors, sans doute ne le dit-on pas assez fort.

Sans doute même, le plus souvent, ne le dit-on pas du tout et ce non-dit crée-t-il une situation d’incertitude,

d’ambigité, d’hypocrisie profonde, de schizophrénie, propice à toutes les grandes névroses. » (CGCR)

Le parler à coup de marteaux, parler emphatique, est donc un parler à haute voix : parler assez fort, parler au haut-

parler.

2 On renvoie ici aux travaux de Charles Métempirie et Michel Condeface dans L’existence de l’agir et Factualité des

actes, leurs thèses respectives, parues dans la collection « Épistémologues de toujours », dirigée par Quintus Mellasus.

Page 6: Saint-Bernard Henri Sans Peine

La (pulsion de) numérotation

La numérotation se donne souvent comme la réponse chiffrée à un impératif, une question implicite en général

commandée par un verbe inchoatif. Ainsi, au lieu de dire « lorsque que quelqu’un ou quelque chose meurt, quelqu’un

ou quelque chose nait ailleurs », le SBH dira :

« La vie, c’est surtout une branche, croissante, et il serait grand temps de comprendre.

1. Que l’on meurt, oui.

2. Mais que l’on, quoiqu’on en dise, nait.

3. Et que, si l’on meurt, on renait ailleurs. »

En cette acception-là, la pratique de numérotation rejoint macrostructuralement le principe de scission de la phrase

en plusieurs phrases (ce que l’on appelait, ailleurs, la « phrase feuilletée »). Ce faisant, on procédera le plus souvent par

anaphore explicative, creusant un problème, mètre après mètre, à mesure que l’aventurier de la vérité progresse dans la

pénombre du nouvel âge sombre.

Parfois, aussi, la numérotation se fait pulsion, démiurgie : d’elle surgit un article, qu’elle constitue entièrement –

mais seulement pour les grandes occasions : le paragraphe numéroté, c’est le bleu de travail saint-bernardien ; l’article

numéroté, son smoking. Mais originale, enfin, cette utilisation du chiffre sans raison autre que de signifier une

construction, un ordre possible, un point-par-point du sens : bref, une liste de courses pour l’esprit d’un lecteur en quête

de bien-penser et, donc, de bien-agir.

Voyez ainsi : [dans cet exemple, on ne coupe court qu’au dégrafage de certaines phrases à l’intérieur du point par

point : l’article, sinon, est donné dans son entier]

« Voilà le livre à lire, toutes affaires cessantes, pour comprendre :

1. que Charlie Hebdo fut, et reste, […] ;

2. que les provocateurs, les vrais, […] ;

3. que la une d’après la tuerie montrant […] ;

4. que ceux qui ont osé dire Charlie « l’a bien cherché » sont comme ces beaufs qui, quand une femme se fait

violer, disent : « sa jupe était trop courte » ;

5. que les anti-Charlie forment […] ;

6. qu’en s’en tenant à cette position de […];

7. que l’appel au […] ;

9. qu’il y a des caricatures qui stigmatisent et d’autres qui émancipent ;

10. qu’il y a ceux qui […];

11. que le concept d’islamophobie est un concept vide, ne servant qu’à désarmer cette […] ;

12. que l’on peut être, en effet, musulman et raciste ;

13. que les minorités n’ont pas toujours raison et, […];

14. qu’on dit : « je ne veux pas stigmatiser les humiliés », qu’on […] ;

15. qu’avec des raisonnements de ce genre, on ne tardera pas à […] ;

16. qu’il est curieux que […] ?

17. que, quand […] ;

18. que la misère n’est pas une raison ;

19. qu’on bascule dans le jihadisme par idéologie, par goût, pas par désespérance sociale.

Il faut lire cet « Éloge du blasphème », oui, par Caroline Fourest: il y a peu de lectures aussi roboratives,

stimulantes et immédiatement utilisables dans les combats qui nous sont imposés. » (« Caroline Fourest et son

éloge du Blasphème »)

Le chiffrage re-chiffré

Le Saint Bernard Henri aime le toujours-plus : aussi, lorsqu’il veut énumérer les différents aspects d’un problème

pour le mieux discerner dans toute son ombre daïmoniaque, lorsqu’il procède, au fond, point par point, toujours

retranchera-t-il une unité au nombre de points pour la sur-ajouter ensuite, la mettre donc en valeur. Ainsi, il n’écrira

Page 7: Saint-Bernard Henri Sans Peine

jamais directement : « le problème s’articule autour de trois énoncés principaux » : bien plus, le Saint-Bernard Henri

assertera que « le problème existe autour de deux, et peut-être même de trois énoncés principaux ».

L’exemple suivant est l’incarnation par excellence de ce principe de retranchement-surajout spontané, auquel le

Saint-Bernard Henri adjoint dans ce cas, pour démultiplier l’effet, une autre complication de la phrase (la double

épanorthose3 réduplicative, qui est une forme de dire, de correction du dire, de redite du dé-dit avec davantage de mots) :

« Sauf que le temps a passé et que quatre choses, ou même cinq, sont venues changer la donne et devraient

nous faire reconsidérer, prudemment certes, mais reconsidérer tout de même, […]. » (Il faut retirer le PKK de

la liste des organisations terroristes)

Même phénomène ici : le Saint-Bernard Henri feint d’exposer un problème à deux entrées, pour mieux signifier qu’il

y en a trois, c’est-à-dire quatre, vraiment, puisque tout est aussi autre chose que ce qu’il est, à la fois (voir plus bas le

principe de la complication assimilante des presque-synonymes périphrasés) :

« […] il faut accomplir deux gestes décisifs, ou plutôt trois, qui sont aussi des paris philosophiques. » (in Le

Point : « L’honneur des Musulmans »)

C’est donc d’une vision mathématique du monde que procède cette manie du chiffrage rechiffré : [1] bénéfice du

sérieux : le chiffre, c’est le réel, le langage mathématique, c’est cette langue dont le monde est comme écrit ; [2] mise

en scène du doute fécond, d’un langage tout à fait vrai mais qui, en même temps, mine de rien, doute, philosophe ; [3]

sur-ajout d’un bonus de sens, gratuité géniale des seuls grands penseurs. Voir, en ce sens, le début de l’article sur la

vérité :

« […] avec trois grandes hypothèses, ou plutôt trois plus une, qui […] » (« Vérité : mise au point »)

« Car ce que dit Levinas dans Autrement qu’être, c’est deux choses très simples – ou, plutôt, trois – qui prennent

cette question de l’Être par son versant concret, pratique et presque politique. » (Petite introduction à l’œuvre

d’Emmanuel Levinas, Conférence prononcée à NY)

Le Oui… Oui… Non…

La réponse à un questionnement implicite (oui, oui, non) : oblige le lecteur à se questionner, mais dans le vide ; la

pseudo question : oblige le lecteur à répondre, même rien, s’il ne sait pas – ce rien est d’ordinaire comblé par la phrase

du Saint-Bernard Henri. In La Barbarie à visage humain.

La phrase feuilletée : ou comment le découpage décuple le sens

Phrase, anaphore coupée par un point, ellipse.

Et x de continuer : etc. In BVH

« Mais voilà.

Il est catholique, justement.

Intensément, profondément, catholique.

Et il a juste le sentiment que la vie, dans les grandes villes, est difficile pour un catholique […] » (American

Vertigo)

« Ils sont rares, ces événements.

Ils ont pour caractéristique d’être, au sens propre, exceptionnels.

C’est, chaque fois, comme une trouée dans l’être, une percée dans le temps ordinaire, une interruption dans

l’ordre sage, bien réglé, de l’historicité ». (CGCR)

« Théâtre de la cruauté. Attente, comme dans les duels ou les exécutions en public dans les prisons, du moment

du premier sang. Cette férocité, cette violence, qui ont longtemps été la loi de l’Amérique; dont elle a su, au

fil des siècles, réduire le terrible empire; et qui survivent, ici, dans des cérémonies comme celle-ci qui en sont

comme le vivant, vibrant et fervent souvenir. Knoxville, ou un peu de la part maudite de la société américaine. »

(American Vertigo)

La noyade imaginaire

Image du fumier, du marécage.

3 Hypernervosité de la glotte qui empêche la langue de terminer une phrase sans vouloir, déjà, en commencer une autre.

Page 8: Saint-Bernard Henri Sans Peine

Voyez, ici, une noyade du sens dans la « boue » – émanant, peut-être, de la part obscure du réel, de ses égouts, ces

vieux ennemis du Saint-Bernard Henri :

« Simplement, on constate une fois de plus qu’une démocratie ce n’est pas seulement des élections. C’est aussi

une culture. Une révolution lente des mentalités. Des digues contre la boue qui, elle aussi, profite de la liberté

pour remonter à la surface. Et il reste en Tunisie, comme dans le reste du monde arabe, beaucoup à faire de ce

point de vue. » (Interview dans Le Point)

On remarque, par surcroit, que la métaphore4 « [des digues contre] la boue » survient en sujet-contrôleur d’une

subordonnée, tandis que ses équivalents étaient auparavant attributs du sujet dans une tournure emphatique5, puis

constituants autonomes d’une phrase nominale : la prolifération de cette nappe huileuse d’imaginaire-imaginant prend

le pouvoir, devient agissante, orientation nouvelle du sens, à partir d’elle-même, une fois substituée au sujet abstrait,

conceptuel : richesse du prosaïsme saint-bernardien ?

La plume du Saint-Bernard Henri dispose d’un générateur de nappe textuelle, ou brouillard imaginaire, pour

littéralement noyer le propos dans un flot d’images ténébreuses, sombres, lugubres – par profondeur.

« [1.1] Ces tragédies en chaîne, [1.2] ce climat d’apocalypse suspendue, [1.3] ce grand cyclone planétaire

[1.1.1] où tournoient – entre autres – quelques-uns des mots de l’islam, [1.4] peut-être tout cela sera-t-il, [1.4.1]

pour ceux qui tiennent à ces mots comme à leur foi la plus intime, [2] le point de départ d’une longue et belle

marche au terme de laquelle la troisième religion du Livre rompra, elle aussi, avec la part obscure d’elle-

même. »

Dans cet exemple, une gradation ternaire d’images adossées à leurs épithètes est doublement couronnée par un

premier verbe, vague (« tournoient ») puis, en un second temps, par une locution adverbiale mise entre tirets (« – entre

autres – »). Puis dédoublement du vague, « tournoiement » du sens, spirale de la « chaîne » phrastique dans l’immense :

ce n’est qu’une fois le cadenas de la phrase dilué que le Saint-Bernard Henri amorce sa seconde vague de brouillard, la

prophétie [2], ici conjuguée à un chapelet d’images en rythme binaire et aux épithètes encourageants pour le lecteur

maintenant enhardi (la « longue et belle marche ») et qui se trouve « embarqué » dans le peut-être d’un futur à conquérir

(« peut-être »/ « point de départ ») : Espoir, Grandeur, André Malraux. À la fin, c’est encore un des sempiternels ennemis

[/cauchemars] du Saint-Bernard Henri qui est convoqué au pilori : et la « part obscure [de soi-même] », c’est-à-dire

l’obscurantisme, le sombre, le Mal, se trouve congédié par le symbolisme nuageux d’une prose qui étale sa poéticité à

force d’hypotypose ; alors, seulement, le monde est réparé.

Le côté obscur des forces du Mal, et inversement.

Le Saint-Bernard Henri puise certains éléments de sa métaphysique morale, et les images pour l’exprimer, dans une

des œuvres phares de la science-fiction du XXème siècle (La Guerre des étoiles). Ainsi, l’imaginaire du SBH est

fondamentalement binaire : d’une part, les forces du mal, la « part obscure » du réel et ses « ténèbres » ; d’autre part, la

lumière ombrée, le côté clair, la Force du Bien et de la Philosophie.

« Telle est la leçon de ténèbres mais aussi de lumière qu’il adresse à une époque, la nôtre, qui ne se lasse pas

de recycler ses paroles gelées. » (« L’hypothèse des tableaux volés »).

[citation sans guillemets, double définition emphatique ! telle, la notre]

L’insulte pétillante

Gredins, chenapans, petits coquins.

« Et le parti Poutine, c’est, enfin, la conjuration des autruches qui choisissent d’oublier que cet apprenti sorcier

passé à l’offensive, ce va-t-en-guerre bien décidé à incarner une alternative à la civilisation démocratique et

qui teste la résistance de ses voisins avant, un jour, de les menacer, a un outil à sa disposition qui n’a plus

grand-chose à voir avec l’armée vieillie, corrompue, en voie de décomposition, dont il a hérité il y a quinze

ans et dont les missiles de croisière Kalibr, tirés depuis ses navires de la mer Caspienne, ont surpris le monde

par leur redoutable précision. » (« Les nouveaux «moscoutaires »)

La référence

4 Pathologie dont sont atteints les rêveurs et qui se soigne par ablation et/ou circoncision. On peut aussi faire un

gommage. Attention : lorsqu’on y touche, le patient, s’il réagit mal, peut être atteint de fièvres qui décupleront l’effet

de la métaphore initiale. 5 Emphase, nom savant donné à la « maladie du théâtreux » (vernaculaire), à savoir : la dramatisation de tout et n’importe

quoi à force de bruyantes gesticulations.

Page 9: Saint-Bernard Henri Sans Peine

Érudit, synchronique, intelligent au quart de tour, le Saint-Bernard Henri appelle de par des ellipses exigeantes son

lecteur modèle (l’équivalent possible-impossible de lui-même). Il affectionne ainsi les formules ciselées, lapidaires qui

(re)mettent en jeu tout l’héritage philosophique occidental, normalien, universel, en un rien de temps – parce qu’il le

peut :

« Quelle objection, au juste, contre la guerre de George Bush et de ses ex-amis de la Rand Corporation ? / Pas

d’objection morale (l’argument, pour un hégélien, n’aurait pas de sens) » (American Vertigo)

« Et voilà qu’ils renouent avec le ton messianique qu’ils ont si souvent reproché à leurs adversaires

progressistes dès lors qu’il s’agit de construire, ex nihilo, dans un pays qui n’en a jamais eu le concept, une

démocratie à l’occidentale ! / Etrange, cet hégélien condamnant le messianisme des autres. » (American

Vertigo)

Transcendance du vil name-dropping, la référence n’est, chez le SBH, jamais une citation gratuite : bien au contraire,

il s’agit pour le saint-bernardisme qui s’assoit, à juste titre, sur l’héritage artistico-philosophique dont il est le dernier

terme, de nouer la part immémoriale de la Philosophie à son propre génie.

Lire en ce sens cet exemple-synthèse qui cumule plusieurs principes déjà cités plus haut en y ajoutant un autre, très

économique et qui mérite d’être signalé : la citation brève mais qui résume toute la pensée d’un auteur. Voyez ainsi

combien il est plus rapide de lire ce paragraphe que l’œuvre intégrale de Nietzsche, pour le comprendre ! on pourrait,

même, ne lire que l’épanorthose finale, en queue de paragraphe, qui relâche sur Nietzsche le jugement fatal du

Synthétiseur saint-bernardien – rapide, efficace.

« Il y a eu Nietzsche, bien-sûr, dont le ‘perspectivisme’, la conception de la philosophie comme ‘art de la

transfiguration’ et du ‘marteau’, le ‘fil conducteur du corps’, la théorie de la ‘volonté de puissance’ comme

‘transvaluation’ de toutes les morales, est une autre façon de mettre en pièces le concept, à ses yeux trop pauvre,

simplificateur, d’Universalité selon Kant et selon Hegel : ‘le point culminant et le point final du processus

universel coincideraient avec sa propre existence berlinoise ?’ – enfantin, ridicule… » (Ce grand cadavre à la

renverse)

Dernier exemple : le SBH donne, ici, par un sur-renvoi à la ligne, un compagnon de déroute à l’épanorthose : dernier

ramener-à-soi, qui plonge dans l’abîme des points de suspension, une aposiopèse6 se joint à la fête.

« – et voilà, je sursaute, je me cabre, je me dis que nous n’appartenons, cet homme et moi, décidément pas à

la même famille.

J’en suis là... » (American Vertigo)

Le patronage

Le Malrucianisme en fin de texte, l’héritage, l’épopée :

« No pasaran / Ils ne passeront pas. »

« S’il est vrai, comme le disait Roland Barthes dans ses Mythologies, que l’histoire des influences littéraires,

l’histoire de la circulation des influences entre les écrivains de générations différentes,passe moins par une «

histoire des styles » que par une « histoire des positions », s’il est vrai que ce qui compte c’est la situation des

aînés, et la vôtre, dans l’échiquier littéraire, métaphysique, ontologique d’une époque, je fais partie des

écrivains de cette époque sur qui le poids, l’influence, l’exemple, de Malraux ont pesé le plus plus lourd et de

la manière la plus décisive. C’est à ce titre que je parle. C’est, non comme spécialiste de Malraux, mais comme

malrucien et, qui plus est, malrucien du dimanche, que je vais intervenir et tenter de répondre à la question que

vous vous posez »

Le bien-sûr, ceci est évident

Le ceci-est-évident-mais-je-le-dis-quand-même peut être caché-montré par divers moyens, souvent des greffes

insérées en milieu de phrase, arrêt méditatif dont le Saint-Bernard Henri raffole et qu’il n’hésite pas à suremployer, par

excès-accès de pertinence. Sa structure type, l’intercalement adverbial incisif « […] , bien-sûr, […] », se vérifie par

quelques exemples :

« La première question qui se pose au terme de ce parcours est celle, évidemment, de l’identité américaine. »

(American Vertigo)

6 Nom savant donné à une cécité nerveuse de la glotte qui empêche tout-un-chacun de terminer sa phrase. Maladie qui

peut être imitée, à des fins retorses ; courante chez l’écolier.

Page 10: Saint-Bernard Henri Sans Peine

Noter bien la tautologie (une question, à l’évidence, se pose, est posée, par le positionnement textuel du mot

« question ») qui s’adjoint à l’adverbe « évidemment », sans doute pour donner davantage d’évidence à l’évidence.

Irréfutabilité, donc, d’une phrase qui repose et s’enveloppe en elle-même. Voir aussi :

« Et ceci aussi pour avertir que, même si je me suis évidemment, et aussitôt, plongé dans ses textes, […] »

(American Vertigo)

Plus intéressant, le Saint-Bernard Henri remplace parfois la plate évidence par son processus, sa construction, qui est

essentiellement répétition – comme pour rappeler au lecteur qu’il devrait sentir l’évidence de l’évidence… comme dans

cet exemple :

« […] je suis moi-même, encore une fois, un tocquevillien trop récent […] » (American Vertigo)

Réflexivité

La réflexivité (asseoir, humblement, sa position – comme si elle n’était pas déjà assise, comme qui dirait, par sa

présence, assise, dans la salle) fait le plus souvent office d’un rappel à l’évidence, typiquement énonçant la question-

réponse : « qui parle ? C’est moi-Je ».

« Et moi, donc, qui prononce le discours d’ouverture, je... » (« Un plan Marshall pour l’Ukraine »)

Le retour à la ligne, ou découpage, ou phrase déboutonnée, dégrafée.

Scinder une phrase en trois, et revenir à la ligne à chaque fois, c’est l’enfance de l’art, le sautillement, la gymnastique

d’une phrase autrement sans intérêt. Là même où un « Je suis rentré tard, il faisait déjà nuit » n’aurait aucun intérêt, le

découpé modèle de la phrase signale tout de suite, idéalement, l’enjeu, le danger, même, d’une écriture morcelée, urgente

– comme le monde, peut-être en train de se défaire, quand le Saint-Bernard n’est pas sur le champ de bataille : appel à

un lecteur-tricoteur de sens, au reboutonnement de la phrase : car il faut bien agir… Voyez plutôt :

« Je suis rentré.

Tard.

Il faisait, déjà, nuit. »

Dans l’exemple suivant, le Saint-Bernard Henri déboutonne sa phrase pour signifier le danger, sa présence, son

imminence, bref l’Espoir. Voir le titre de l’article (« Dernier appel »), qui participe à l’urgence inhérente à l’écriture du

Saint-Bernard Henri ainsi qu’à son appel au lecteur-consommateur : on lit un dernier appel comme on prend un dernier

métro (s’apprêtant à refaire la même chose le jour d’après). Voir aussi la leçon sur la « Contradiction ».

« Kobané va tomber.

C’est une question d’heures.

De jours, peut-être. » (« Dernier appel pour Kobané »)

Compatible avec la solennelle grandiloquence des instants majeurs de l’Histoire, le dégrafement de la phrase peut

tout autant bénéficier de l’oralité, et des vieux tours saint-bernardiens et toujours d’un efficace soutien lorsqu’il faut

sympathiser avec le lecteur. Ici, il s’agit de filer l’oralité, au sens couturier du terme, avec le déboutonnement de la

phrase pour signifier, à la fin, la résistance du Bien devant le Mal, son évidence, aussi, car l’abaissement du registre

langagier, c’est la subsistance du Bon Sens devant les manipuations obscures. Subsistance et résistance, donc, signifiées

implicitement par le « seulement voilà » interjectif, et le « tous le ne suivent pas », explicitatif. Ou comment le SBH

allie, majestueusement, le direct à l’indirect pour dire son message :

« [Poutine] estime que Browder a fait son office et lui colle sur le dos des infractions bidon qui l’obligent à

plier bagages en emmenant avec lui, tel le général d’une armée défaite, son bataillon d’analystes et de

gestionnaires d’actifs.

Seulement voilà.

Tous ne le suivent pas. » (« Qui connaît Sergueï Magnitski ? »)

Aussi : comment vendre un article, intéresser le lecteur ? En constituant un problème, en signifiant son importance.

Exemple : le SBH ne dira pas : « La vérité est le seul sujet qui compte », car la phrase n’est pas salée, à ne pas manquer,

sexy. Il préfèrera :

« La vérité. C’est le sujet qui compte. Le seul. » (« La vérité : mise au point »)

Page 11: Saint-Bernard Henri Sans Peine

Le point par point

Enumérer les énoncés principaux d’un problème en les chiffrant. 1 2 3. Toujours chiffrer, pour rendre le sujet clair.

Ou pour créer un sujet : s’il y a chiffrage, c’est qu’il y a sujet, forcément (voir, plus bas, le principe du doigt levé ou

« attention ! il y a pensée ! paradoxe ! ») D’où : il sommeille en tout philosophe un mathématicien. Un parleur de

problèmes. Parler le vrai. Le rendre visible. Combattre les énergies de l’obscur. Mais le chiffrage peut lui-même se faire

ambigu : ne jamais dépasser le 3. Quitte à recommencer, plus loin, à partir de 1.

L’assimilation

Tout grand penseur se tolère des facilités – qui ne sont, bien-sûr, « faciles » que pour lui : sans quoi il se serait pas

un grand penseur. Il en va ainsi de l’autorité synchronique, ou : pouvoir d’assimilation, de rétrospection synthétique

propre à l’esprit clairvoyant. Les exemples d’assimilation sont nombreux, précisément parce que la pensée du SBH est

proprement assimilante : là où il y a pensée, là où il y a saint-bernardisme, au cœur de l’il y a saint-bernardien, autrement

dit, il y a assimilation. Ce que l’on peut distinguer, au demeurant, dans l’Un assimilatoire, ce sont les moyens pour

assimiler, du vocabulaire de la mêmeté à la structure chiasmatique aux tours attributifs, etc.

[1] « La platonicienne, d’abord. Ou, ce qui revient au même, l’heideggérienne. Il y a une vérité. Ou, plus

exactement, la vérité est une. »

[2] « La nietzschéenne, ensuite. Ou, ce qui revient au même, la sophistique. Car qu’est-ce, au fond, qu’un

sophiste ? Ou, en langue moderne, un nietzschéen ? »

[3] « Mais il y a encore l’hégélianisme. Ou, ce qui revient au même, cette vérité progressiste de la vérité qui

s’est incarnée, par exemple, dans le marxisme.

[4] Elle est, comme chez Platon, une et unique. »

[5] « Bref. Le programme commun de ces trois programmes consiste à… »

Notez bien au passage le chiasme [1], qui connote la pensée ; [2] le « fond » de la pensée enfin exposé ; [3] le même

mot répété dans une phrase à des fonctions différentes : l’entrevoir d’un problème encore plus vaste (« la vérité

progressiste de la vérité » : vérité de la vérité, vérité au carré, esquisse d’une théorie de la théorie en train de se faire,

etc) ; [4] la juxtaposition sans plus d’explication de presque-synonymes ; [5] la faille logique, lorsque des « trois

programmes », le Saint-Bernard, lui, rassemble le programme programmatique ; bref, le vague du discours, du génie.

Une synthèse s’impose, car avec ce concept d’assimilation, il s’agit bien d’assimiler le nervus probandi du saint-

bernardisme, son mazout, cela qui lui donne vie et prospérité. Dernier exemple, donc.

« Trois attitudes sont possibles à partir de là.

Ou plutôt trois conclusions qui vont, dans la plupart des cas, quoique selon des dosages variables, se combiner

et se renforcer l’une l’autre. » (Ce grand cadavre à la renverse, p. 213)

L’exemple est remarquable, car il offre une de ces rares sauces totales où l’ontrouve combinés plusieurs fétiches du

saint-bernardisme : la conclusion numérotative, le retour à la ligne accompagné de l’épanorthose qui fait passer de

l’attitude à la conclusion, l’épanorthose de l’épanorthose enfin qui dilue le chiffrage définitif la-dite conclusion dans le

vague du génie qui saisit l’imbrication de tout dans tout et réciproquement. Oui, vraiment, remarquable.

Le ping-ping

Proche de l’assimilation, disons : sorte d’assimilation différenciante d’on-ne-sait-quoi, le jeu du ping-pong du sens

est la marelle favorite du SBH. Les termes rebondissent les uns sur les autres, on passe de l’un à l’autre de rebond en

rebond, jusqu’à arriver miraculeusement à destination : méthode magique, escales dans l’infini, vraiment, ces

propulsions surréelles et arbitraires sont le moyen de propulsion de l’écriture saint-bernardienne, leur réacteur, leur fusée

à paliers en route vers l’infini. Affolement, on l’aura compris, du principe de causalité, le ping-ping est un jeu magique

permettant d’arriver n’importe où par n’importe quel chemin arbitrairement choisi.

« D’abord l’incrédulité. La stupeur, donc l’incrédulité. Et donc, comme souvent, le déni de réalité. »

« Ensuite la rage. L’humiliation, donc la rage. Et donc, comme il se doit, une haine sans limite ni mesure […] »

« Et puis enfin la guerre. La haine, donc la guerre. Et une guerre à mort, une guerre inexpiable, une guerre sans

répit ni merci entre les deux modèles antagoniqques. » (Ce grand cadavre à la renverse)

Le binaire

Page 12: Saint-Bernard Henri Sans Peine

Une pensée essentiellement, uniquement, unitairement, même, binaire.

Car il faut simplifier pour le lecteur, lui parler comme s’il y était. Phrases nominales juxtaposées, en parataxe, avec

double balancement binaire : ou la présence d’un texte qui est aussi un geste : le discours, le « gexte » (comme il l’a

déjà dit ailleurs).

« Tâtonnements et épanouissement. Ruses et, à la fin, triomphe. »

Le messie

Le se-mettre-en-valeur soi-même à la fin : se rallier à un héritage que l’on prolonge, soi-génial – tout en se

prolongeant, au fond, soi-même (voir plus haut le principe d’autoréférencialité) : mais le prolongement est mesuré, le

moi-Je « explore », parle de lui-même discrètement, [1] en mentionnant un de ses ouvrages (Le Testament de Dieu), [2]

qu’il adosse au passage à d’illustres mentors (Levinas, Girard), puis par hypallage, en se transcollant l’adjectif

« messianique » qui ne qualifie ouvertement l’ « autre voie » que par une convention d’humilité.

« Alors, il y a une autre voie. La quatrième. La dernière. Celle que j’ai passé ma vie à explorer et sur laquelle,

trente-cinq ans après un « Testament de Dieu », écrit dans la grande ombre d’Emmanuel Levinas et de

René Girard, je suis en train de revenir à travers une méditation et une enquête sur l’art. Je l’appelle la

messianique. » (« La vérité : mise au point »)

À la fin, le lecteur attentif aura complété l’implicite du syllogisme : « Il y a une autre voie, cette autre voir est

messianique ; or c’est moi qui incarne cette autre voie ; donc… »

Le « connaissez-vous ? bien-sûr que non, mais, moi, je vais vous le dire »

Complice avec le messianisme du moi-Je, le « connaissez-vous ? » permet au saint-bernardisme la création d’un

sujet à partir, littéralement, d’un rien de sujet. Autrement dit : prenez un nom, un objet, un titre d’œuvre (préférablement

celle d’un ami injustement absent de toute revue de presse) et rédiger à article le prenant à la fois pour sujet, mais surtout

pour objet d’admiration. Glorifier, rendre sa place dans l’Histoire à qui est injustement dans les coulisses sombres de

l’anonymat ! Le fonctionnement, à l’évidence, repose encore sur la clairvoyance solitaire du SBH qui, seul, sait discerner

l’important du non-important, le tout factual de l’in-tout factuel. Lui-seul décide ainsi de ce dont il faut se préoccuper ;

et, s’il explique qu’(x) doit être au cœur des préoccupations, c’est que c’est vrai. Voyez plutôt ce titre de chronique :

« Qui connaît Sergueï Magnitski ? »

Personne, bien-sûr, ne connaissait SM. Honteuse erreur ! Maléfique stratagème ! Obscur complot par les siècles

approuvé ! Blasphème réparé, au demeurant, par Saint-Bernard Henri – et simultanément, évangélisation du lecteur,

maintenant éclairé, responsable, engagé (voir aussi, à ce sujet, la leçon sur le « il faut » du Je héroïque).

La métaphore noire ou le froncement de sourcils

Comme l’écrit Michel Onfray dans Cosmos, l’homme est un animal lucifuge. Saint-Bernard Henri a peur du noir ;

ou plutôt, il pense à partir de sa peur du noir. Définition de l’ennemi. Encerclement. Affrontement. Le noir, alors, c’est

le cauchemar, la force sombre des énergies nihilistes qui, parfois, regorgent des coins chauds de la planète – et même

de partout ailleurs : c’est ça, aussi, la barbarie à visage humain…

« Ceux qui pensent que faire de la philosophie c’est se mettre d’accord avec le monde, lui donner son

assentiment, se concilier ses forces noires. » (« Un Sartre ou deux »)

L’aventure

Plus qu’un simple philosophe, le Saint-Bernard Henri est un aventurier de la vérité. Ténébreux. Infatigable. C’est en

aventurant la vérité, qu’il la cherche. Recherche périlleuse. Recherche, parfois, à tâtons. Recherche tant bien que mal.

Ainsi l’aventure vous change un homme, l’aiguille sans le faire dérailler, oriente, chez le penseur d’action, la destinée

intellectuelle en lui refusant l’immobilité, l’inertie, la platitude : oui, Saint-Bernard Henri est un penseur aventurier, oui,

c’est un grand penseur.

« Voilà d’où je suis parti. Voilà comment, à la façon, d’ailleurs, de nombre d’hommes et de femmes de ma

génération, j’étais parti pour n’être d’aucune façon sartrien.

Et puis il s’est produit quelque chose. Une sorte, sinon d’aventure, du moins d’événement de pensée. Un

événement qui a fait que, à petits pas, parfois à petits sauts, par ruptures discrètes, je me suis, sur tous ces

Page 13: Saint-Bernard Henri Sans Peine

points, « brisé les os de la tête » et ai commencé de découvrir que les choses étaient, chaque fois, moins

tranchées qu’elles ne le paraissaient ».

« Bref, hypothèse d’un double Sartre. Hypothèse de deux œuvres en une. Hypothèse de ces deux côtés, en

guerre l’un contre l’autre – le côté de Jean et le côté de Paul. Et hypothèse, donc, d’un cas nouveau, d’un cas

de plus, dans cette histoire qui me fascine depuis toujours et qui est la longue histoire des écrivains qui, sous

un même pavillon, produisent et abritent des œuvres distinctes voire opposées. Une nouvelle aventure

hétéronymique, si vous voulez. Un Sartre devenant, en tout cas dans mon esprit, le frère en esprit de ces

aventures étranges que sont l’aventure de Romain Gary signant, sous le nom d’Emile Ajar, une tout autre

œuvre que la sienne ou celle de Pessoa. Voilà, oui. »

Ainsi la conclusion aventurière, accrochée par l’anaphore de l’impératif « voilà », qui dit en fait : « vois, là ! » (hérité

des Lumières, de Voltaire, puis Zola, et Malraux) avec la fixité emphatique d’un adverbe vraiment pesant :

« Voilà où j’en suis. Et voilà ce qui se joue, vraiment, derrière les aventures de la vérité. » (« La vérité : mise

au point »)

La surponctuation

Le tiret pour dire la même chose dans une phrase, déjà, à rallonge (couplé à la parenthèse : rallonge débutante,

rallonge conclusive : la double rallonge, la rallonge rallongée). Noter que pour endormir le lecteur tout en le divertissant,

l’exerciteur de style inclue dans la même phrase, mais dans des tronçons différents, « parousie » et « happy end » : jeu

de registres, présence de la pensée, évidence, évidemment, de la philosophie.

« Sauf (et c’est là, proprement, le messianisme) que les éclats restent épars, que les vases restent brisés et qu’il

s’agit, cette fois, d’une histoire sans fin, d’une odyssée sans point de retour, d’une élévation sans parousie ni

épiphanie, sans happy end ni même dénouement – et d’un horizon qui se dérobe à mesure que l’on croit s’en

approcher. »

Résumer

Le SBH aime bien résumer. « Résumons ». Voir aussi « Bref. », qui fait conversation, philosophie de bistrot (mais

que vaudrait, de toutes façons, une philosophie qui ne serait pas à hauteur de bistrot ? Sûrement rien, si le SBH n’est

pas au comptoir…) Le résumé permet au SBH de contrôler la lecture. Ainsi, on ne résume jamais assez.

« C’est tout ? Non, bien sûr.

Car j’ai une seconde réponse.

Il y a, aussi, un combat positif à mener contre ce Mal absolu.

Lequel ?

Résumons. » (« Contre le Mal, s’il est absolu, que faire ? »)

L’anaphore, ou les chevilles du discours qui grince

Parfois, lorsqu’il s’est mal échauffé ou qu’il cherche à soulever trop lourd, le SBH grince, ses muscles se contractent

violemment et il craque. Cela dit, ce mouvement de répétition martelante, qui fait soulever au SBH le réel à bout de

bras, argumentativement, à chaque article, ce mouvement là, qui est le mouvement même de la pensée, contre le lecteur

oublieux de l’être, est permanent – souffle vital, méthode nécessaire, clé toujours à retourner... Ainsi, les articulations

sont souvent les points « chauds » du discours saint-bernardien, visibles, bruyantes, essentielles. Par exemple, en

procédant par ablation d’anaphore, on a dans l’article « Ce qu’il n’est plus possible d’entendre sur l’intifada des

couteaux » un martèlement par excellence, sorte de tic-tac qui fait progresser l’article de tête de pont en tête de pont, au

coup par coup, tout en tenant le lecteur par la main au milieu même du champ de bataille – exemple remarquable, donc :

« Inaudible, de plus en plus inaudible […]

Inaudible, de plus en plus inaudible […]

Insupportable et, surtout, irrecevable […]

Pas sûr, du coup […]

Pas sûr que […]

Page 14: Saint-Bernard Henri Sans Peine

Pas sûr, d'ailleurs, que […]

Pas sûr, en d'autres termes […]

Irrecevable encore […]

Insupportable, pour la même raison […]

Étranges, oui […]

Plus qu'étrange, troublante […]

Insupportable encore […]

Et insupportable enfin […] »

Ici l’anaphore différenciante est relancée par le « oui » et l’adverbe « vraiment » qui rappellent que le monsieur qui

parle dit vrai, ne fait pas que se répéter un paragraphe durant. Martèlement du vrai.

« Honneur à celui qui en est conscient. Bonheur de qui parvient à retirer le voile qui, sur nos yeux ou sur les

choses, dérobait le vrai à nos regards et qui perce, ainsi, le chiffre de cette énigmatique, ténébreuse et obscure

unité. Et malheur à celui qui, non content de n’y pas parvenir, regimbe, se cabre, refuse la sublime illumination,

fait des manières, hésite, bredouille que ce n’est ni si simple ni si clair, qu’il a sa vérité à lui, qu’il y tient et

que ce n’est jamais la même que celle de son voisin. Malheur, oui, parce qu’on ne badine pas avec le vrai.

Malheur, vraiment malheur, parce que la vérité, alors, s’impose à coups de matraque. Origine des fanatismes.

Matrice des despotismes, non seulement éclairés (je suis celui qui sait) mais consentis (comment se dérober,

si elle est si évidente, si définitive, à cette lumière de la vérité ?). »

Etre bouleversé

Au commencement, être bouleversé. Partir de l’évidence de ce bouleversement d’où émane une giclée de parole.

« Je suis bouleversé, naturellement, par ces images et ces mots de Benny que vous venez de projeter. »

Le ou-bien-ou-bien moral qui n’en est pas un

Le ou-bien-ou-bien conjugué à l’image morale : la torsion du lecteur, le on-ne-peut-penser-que… le pas-le-choix du

bien face à l’exposition claire, nette, absolue, puante d’un mal honteux.

« Telle est la fourche.

Et telle est la question où tout revient.

Ou bien on veut être à la hauteur d’Auschwitz – et il faut penser en termes de Mal absolu.

Ou bien on refuse de réfléchir en termes de Mal absolu – et c’est, qu’on le sache ou non, qu’on a consenti à

banaliser Auschwitz. »

La relance

La relance, la surenchère lorsque le lecteur est déjà dans les cordes : principe du hors-champ, du toujours-plus, de

l’encore :

« Mais il n’y a pas que cela. »

« Oui, peut-être.

Mais pas seulement.

Je ne crois pas qu’il y ait seulement cela. » (Ce grand cadavre à la renverse)

De chapitres en chapitres, le lecteur progresse en niveau, atteint une force petit à petit considérable : il se met à

comprendre le monde. Mais toujours le SBH relance-t-il, car le penseur aventurier ne se repose jamais. À peine le lecteur

a-t-il établi un feu de camp en fin de chapitre qu’un chapitre nouveau arrive, détruit le précédent, recomplexifie le monde

– martèle : il faut avancer, encore. Conquérir la page. Comprendre, encore un peu plus, le monde. Et ne pas le laisser,

surtout, aux salauds. À la force noire qui avance, etc. Ici, de nombreux procédés viennent « relancer » le texte sur le

mode du ping-pong : tout en laissant au lecteur, désormais averti le soin de les repérer, signalons seulement l’épanorthose

qui corrige pour recomplexifier, le feuilletage de la phrase et son retour à la ligne, la mise en suspens du sens, et, surtout,

l’autocitation paradoxale du Moi-Je se contredisant lui-même – paradoxe du paradoxe ! antithèse de l’antithèse ! et

pensée.

Page 15: Saint-Bernard Henri Sans Peine

« D’autant que la citation est plus complexe encore.

De cette tentation totalitaire, j’ai dit qu’elle était conjurée depuis, en gros, la chute du Mur de Berlin et la

déconfigure du soviétisme.

Or ce n’est pas vraiment cela.

Ce n’est ni seulement ni même essentiellement cela qui s’est passé. » (CGCR)

Le moi-qui-ai-fait-cecicela-je-peux-vous-dire-que

Le principe du « moi, combattant, je peux vous dire que… » lié à – un hors-champ du texte, car on ne peut faire la

somme de tous mes combats – au moi honnête, humble, qui se doit de dire que… – à une mise en scène religieuse du

moi, parlant de moi combattant :

« J’ai mené, dans ma vie, d’autres combats encore que celui pour… Et je dois dire que, dans ces combats, sur

chacun de ces terrains où j’ai investi un peu de mon énergie et de ma foi, je me suis aperçu que mon ennemi

intime, celui qui, pour le coup, et comme dans le Talmud, me visait et me cherchait… »

L’épanorthose

L’épanorthose, ou la pensée déjà bouleversifiée, mais maintenant tourmentée dans son propre déploiement : en vie,

en guerre contre elle-même :

« J’ai été requis – je suis requis – par un second combat. »

Forme-sens de la guerre, on l’aura compris, mimant les aléas de la bataille, ses secousses – secousses de sens, en

sorte, l’épanorthose est la figure même d’une pensée qui se débat, à l’aventure d’elle-même :

« Le décor a tourné.

Le paradigme a changé.

Une bataille idéologique, une vraie, a été gagnée.

Et elle l’a été, si j’ose dire, deux fois – il a fallu, plus exactement, s’y prendre à deux fois pour la gagner ».

La distinction binaire, ou le vrai et le faux, ou le jour et la nuit

L’épanorthose, conjuguée notamment à l’adverse « vraiment » ou au qualification « vrai », permet de distinguer le

monde vrai du monde faux, le Saint-Bernard Henri des autres. C’est la marque d’une pensée qui corrige sans cesse le

monde davantage, toujours un peu mieux – qui lui inflige, pour ainsi dire, une correction nécessaire.

« Le décor a tourné.

Le paradigme a changé.

Une bataille idéologique, une vraie, a été gagnée.

Et elle l’a été, si j’ose dire, deux fois – il a fallu, plus exactement, s’y prendre à deux fois pour la gagner ».

La confrontation

Lorsqu’il convoque l’histoire de la philosophie, le saint-bernard la conte : après tout, lui seul le peut, puisqu’il en est

le dernier terme, le présent porteur de son flambeau, etc. D’où ce showdown entre philosophes, raconté comme on

commenterait un match de catch : primauté du héros, qui fait son entrée en premier ; arrivée des méchants ; croisée des

chemins, irruption de l’intrigue (contact, heurts, vulgarité du vocabulaire qui annonce le kairos, invitation au

dépassement du « point de résistance » : déjà, la transcendance) ; et le combat émoustillant (« Ah ! »), l’exclamation

des pensées, l’originalité du recours au « contre » adversatif pour dire la lutte :

« Le grand philosophe à l’avoir compris, c’est Kant.

Et l’ont compris, en même temps que lui, ces fameuses Lumières qui entamaient alors leur grande aventure,

libérations et penchants criminels mêlés – et qui ont tout de suite vu qu’il y avait là un os, un truc qui se mettait

et se mettrait toujours en travers desdits penchants criminels, un point de résistance.

Ah ! la colère des Lumières triomphantes contre Kant ! »

Page 16: Saint-Bernard Henri Sans Peine

Le défi factual

Le défi : l’annonce d’un moi-messianique, puis présomption d’humilité : paradoxe du paradoxe, contre-pied, le

champion serait-il à terre ? Enchainer avec la réponse à soi-même, le come-back de l’invincible puissance auto-

spéculative saint-bernardienne :

« Alors, à partir de là, que faire ?

S’il est absolu, le Mal, que faire face à lui et contre lui ?

C’est la question posée – et je vais essayer d’y répondre.

Eh bien, déjà, rien. » (« Contre le Mal, s’il est absolu, que faire ? »)

« Alors ?

Alors, quand je dis que la première chose à faire est de ne surtout rien faire du tout, je veux dire que… » (op.cit)

Associée à la « sauce » du discours, autrement dit, incarnant un squelette discursif tout-fait, la question questionnante

à questionner se pose, s’impose comme un humble défi qu’affronte le penseur, qu’il déploie dans toute sa longueur (que

l’on passe, ici, pour les commodités de l’impression), avant d’être vaincue, non pas l’hybris du Saint-Bernard Henri,

mais par sa volonté, sa détermination. Quoi qu’il en coute. De répondre, toujours.

« Alors, évidemment, la question qui se pose, que vous vous posez peut-être, à laquelle vous avez certainement

répondu depuis longtemps, mais enfin je me la suis posée, moi, toutes ces dernières semaines, […], c’est :

[…] ? […] ? […] ?

Je vais répondre à cette question. »

La petite pause

Essentielle, la petite pause est au Saint-Bernard Henri, qui s’arrête parfois se regarder au miroir de l’auto-réflexion

sur soi-même – et de l’auto-promotion anticipatrice de ses œuvres futures.

« J’y viens…

Mais, d’abord, un dernier, un tout dernier détour – lié, comme le premier, à l’élection présidentielle : il

concerne la campagne, cette fois, de Ségolène Royal.

Un jour je raconterai.

Un jour j’expliquerai pour quelles raisons (d’abord de fond, puis de circonstance – oui, dans cet ordre.) je me

suis engagé, avec tant de force, de détermination, à ses côtés.

Un jour aussi je dirai […]

Un jour, mais dans longtemps, je dirai le trouble qui me gagna […]

Mais bon. »

Le dédoublement

Retour sur un trait du Saint-Bernard Henri : le dédoublement emphatique, ou un dire-la-même-chose couplé à un

dédoublement oral du sujet, ou le tourner-en-rond du discours :

« Alors, à partir de là, que faire ?

S’il est absolu, le Mal, que faire face à lui et contre lui ? » (Contre le Mal, s’il est absolu, que faire ?)

Le rebond

Le rebond du discours, malin, en apparence, quoiqu’assis sur une idée reçue : mettre en valeur, creuser le sens par

un retour à la ligne abruptement contradictoire :

« Facile à dire.

Mais pas si facile à faire. » (« Contre le Mal, s’il est absolu, que faire ? »)

Page 17: Saint-Bernard Henri Sans Peine

Le titre de l’extrait ci-haut est un autre exemple de ce « rebond » du cliché qui permet de faire de l’intelligent avec

de l’ordinaire : au lieu de dire « que faire contre le mal s’il est absolu ? », le Saint-Bernard Henri préfère l’inversion qui

réinvente la phrase en inversant propositions principales et subordonnées (« contre le Mal, s’il est absolu, que faire ? »),

pour ériger la questio capitale de la pensée messianique saint-bernardienne : l’agir comme possible à conquérir dans un

monde décadent – un monde à l’héroïsme, au lyrisme, à l’André Malraux défunts…

Le vraiment

Le questionnement du sens des mots, l’ellipse du moi comme anti-mot seul-vrai dans une phrase qui se rallonge,

éprise d’elle-même : ainsi, au lieu de dire : « pour le faire, [je vous dis qu’] il faut accomplir trois paris philosophiques

décisifs », le Saint-Bernard Henri préfère le déploiement du bien sur le pas-bien, de l’erreur corrigée, combattue,

piétinant l’erreur basse – parcours du combattant qui sous-entend l’action salvatrice du Moi-je :

« Car pour le faire, vraiment le faire, pour chasser en soi la tentation médicaliste, il faut accomplir deux gestes

décisifs, ou plutôt trois, qui sont aussi des paris philosophiques. » (« L’honneur des Musulmans »)

Importance de l’éparnorthose, qui rappelle : le SBH ne lit pas, il lit vraiment, car, vraiment, lui seul, il lit :

« En entreprenant de lire Sartre, mais vraiment le lire, ce que ma génération souvent ne faisait pas […] »

(« Deux Sartre ou trois ? »)

La bonne conduite du lecteur

Perdre-le-lecteur pour lui redéfinir le sens : surenchère afin que cela entre bien, qu’il en ait pour son argent : vaseline de

la compréhension.

« C’est tout ? Non, bien sûr.

Car j’ai une seconde réponse.

Il y a, aussi, un combat positif à mener contre ce Mal absolu.

Lequel ?

Résumons. » (« Contre le Mal, s’il est absolu, que faire ? »)

Le je-le-fais-quand-même ou prétérition

Le SBH voudrait passer sur les médiocres, mais no pasaran, il leur passe, littéralement, dessus, avec son char verbal,

déployé comme à la parade, en cadence majeure :

« On passera sur le mépris.

On passera sur le fait qu’il se trouve encore des éditorialistes « de gauche » pour ne voir leurs concitoyens

d’ascendance arabe, berbère et, en tout cas, musulmane que comme d’éternelles victimes, objets de l’Histoire

jamais sujets, incapables de produire un discours qui leur soit propre, aliénés.

Et l’on n’insistera pas sur l’« humour » de ceux qui, sur un site décidément mal inspiré, osèrent comparer les

lecteurs du Coran rejetant l’interprétation mortifère qu’en font les émules d’Al-Baghdadi aux porteurs de

prothèses se démarquant, sic, d’Oscar Pistorius, aux Martiens se dissociant de Jacques Cheminade ou aux

femmes se désolidarisant, re-sic, de Nabilla… » (L’honneur des Musulmans)

Le concentré

Pour clore un texte, l’attrait terminal du SBH est le feu d’artifice, le concentré de sonate, la salade du style. Ici, tout

s’y trouvé conjugué : la tension du possible, le risque du raté, le pas-le-choix de la victoire, le combat pour être à l’heure

au « rdv » (de l’Histoire ?), le no pasaran, la citation du mentor pascalo-sartrien, l’anaphore, la phrase coupée, le retour

à la ligne, le tiret, le combat.

« Puissent les musulmans de France ne pas rater ce rendez-vous.

Puissent les irresponsables qui les invitent à rester chez eux ne pas les désarmer à la veille de ce combat qu’ils

attendent depuis si longtemps.

Nous sommes tous embarqués. Mais eux sont en première ligne – il faut qu’ils gagnent. »

Page 18: Saint-Bernard Henri Sans Peine

Ce processus de fermeture concentrationnaire-libérateur d’énergie stylistique fonctionne également pour capter

l’attention du lecteur à l’ouverture du texte.

« La vérité. C’est le sujet qui compte. Le seul. Pour les philosophes, bien sûr. Mais aussi pour les peintres et

les plasticiens. Avec trois grandes hypothèses, ou plutôt trois plus une, qui, depuis deux millénaires et demi

que dure cette affaire, se disputent le territoire et les esprits. » (La vérité : mise au point)

Ici, le SBH opère une fragmentation conjuguée à l’épanorthose, cela sans retour à la ligne : surgissement d’un bloc

de parole vive qui met ex nihilo le sort du monde en jeu, bref : qui con-cerne tous.

Le glissement

Ici conjugué à un fétiche du SBH (la redéfinition binaire, le « ce n’est pas… c’est… »), le glissement de sens par

répétition-variation – ou bien par paronomase ou affixation, plutôt, proche de l’épanorthose – permet de creuser le sens,

d’agir le texte, de le transformer, encore, en « gexte » : une pensée battante – et, surtout, qui intra-distingue deux clans à

même les clans : les vrais belligérants et les on-les-croit-vrais faux, les suiveurs et les innovants, le Bien et le déjà-Mal

– face au Mal.

« Dire cela n’est pas faire injure aux musulmans, c’est leur faire gloire.

Ce n’est pas s’en défier, c’est croire en leurs forces vives et en leur capacité à défendre la République.

Ce n’est pas faire du communautarisme, c’est faire, ou refaire, de la politique – mais attention ! la vraie, celle

qui disjoint autant qu’elle rassemble, celle qui trace des lignes de démarcation au sein de formations

idéologiques dont nos bons maîtres nous enseignaient qu’on a toujours raison d’y faire passer le bon fil à

séparer les deux éternels partis de l’inhumanité et du vivre-ensemble. »

La formule éculée

Le Saint-Bernard Henri aime employer quelque formule éculée, longtemps employée, réduite, pour les érudits, à

l’état peu enviable de « cliché littéraire » : cela renforce la pertinence du texte, signifie sa littérarité aux yeux du lecteur

de journal qui, lui, raffole de ces lieux communs ; et, à la fin, il faut réhabiliter l’emploi démocratique des dits lieux

communs : résumer, tel est son métier.

« Nous sommes tous embarqués »

« Les aventures de la vérité »

Parler bassement, parler vrai

Inversement, le Saint-Bernard Henri raffole de truismes populaires, de ces choses mêmes qui ramènent le texte au

concret factual – conjointes aux clichés littéraires, assurant, quant à eux, la tête intelligente de ce corps à deux têtes

qu’est l’Etre – dans la métaphysique saint-bernardienne. La double eau d’un seul bain, en sorte, simultanément érudit

et vulgaire :

« Et l’ont compris, en même temps que lui, ces fameuses Lumières qui entamaient alors leur grande aventure,

libérations et penchants criminels mêlés – et qui ont tout de suite vu qu’il y avait là un os, un truc qui se mettait

et se mettrait toujours en travers desdits penchants criminels, un point de résistance. » (« Contre le Mal, s’il

est absolu, que faire ? »)

La pseudo hybris

On croit percevoir quelque démesure dans la refonte de l’histoire philosophique, dans la manière dont le SBH

s’empare des concepts par le gratiné de son écriture, par cette facilité, aussi, parfois provocante, aux yeux des demi-

habiles, de la synthèse unaire, du résumé, à la fin, qui fait le mérite du style SBHien.

Il en va ainsi de l’éloge de Kant : SBH ne « pompe » pas l’aura kantienne en le louant, il était déjà à sa hauteur, seul

lui était à sa mesure pour le louer.

« Le grand philosophe à l’avoir compris, c’est Kant.

Ainsi, seul SBH, un arpenteur de la vérité, était à même d’en synthétiser les approches diverses, les erreurs, les

mérites, d’examiner, au fond, la vérité des philosophies de la vérité…

« Voilà où j’en suis. Et voilà ce qui se joue, vraiment, derrière les aventures de la vérité. » (La vérité : mise au

point)

Page 19: Saint-Bernard Henri Sans Peine

La prétérition, ou ne-pas-dire-mais-faire-quand-même

Ici, le Saint-Bernard Henri fait mine de s’excuser de n’être pas ce qu’il n’est pas, pour mieux se renforcer d’être celui

qu’il est : peut-être mieux, peut-être plus, qui sait, qu’un économiste !… L’assertion négative d’une évidence entame le

morceau, mais le retour à la ligne du « Et » pas-tout-à-fait-coordonnant signale le premier déplacement opéré par

l’écriture du poète homme : car l’exemple culmine bien avec la figure du moi-je comme homme d’honneur par le

sautillement de l’impératif moral saint-bernardien, le « Mais » de Malraux : non, no pasaran ! – et, bien-sûr, la

« QUESTION DE PRINCIPE » pour d’un Juste penseur qui, tant bien que mal, malgré lui, « mine de rien » (incise sublime !)

s’immisce partout, se mêle, pour ainsi dire, de/à tout.

« Je ne suis pas économiste.

Et je mesure l’incongruité que peuvent avoir, dans la bouche d’un philosophe, des considérations de cette sorte.

Mais il y a là, mine de rien, une question de principe. » (Un plan Marshall pour l’Ukraine)

L’étirement ou gymnastique de la phrase

L’amplification inutilement démesurée qui occupe la page, étire le sens et gagne au lecteur étourdi : ce que le Saint-

Bernard Henri veut exhiber, ce n’est pas un sens, mais une impression de sens. Ainsi, en SBH, on n’écrit pas :

« J’ai un peu lu Tocqueville, mais pas assez pour que ce récit de voyage fût tout à fait tocquevillien »

ou même :

« Je m’arrime à Tocqueville comme à une bouée avant de couler ».

Non, on écrit : [et l’on se permettra ici de mettre entre crochets la sur-écriture saint-bernardienne]

« Et ceci aussi pour avertir que,

[même si je me suis évidemment, et aussitôt, plongé dans ses textes, même si j’ai pris le temps, avant de me

mettre en route, de refaire par la pensée l’itinéraire de cet aîné, même si ma passion neuve, ma volonté de

rattraper le temps perdu ainsi que mon désir de voir ce grand esprit à l’œuvre, m’ont conduit à reprendre, outre

le livre, ses notes, ses correspondances, les relations de ses voyages en Algérie, en Angleterre, en Suisse ainsi

que les écrits de son compagnon d’équipée Gustave de Beaumont,]

il ne faut pas s’attendre à voir ce livre honorer le bel et ambitieux programme proposé par l’Atlantic – ceci

pour prévenir que les temps ont trop changé,

[que le périmètre du pays est devenu trop différent de ce qu’il était à l’époque où l’Amérique s’arrêtait aux

rives du Mississippi]

et que je suis moi-même,

[encore une fois,]

un tocquevillien trop récent pour que le récit que je tire de l’aventure, le journal de voyage

[tenu au jour le jour et dont on trouvera ici la substance,]

puissent être lus comme la réplique, le prolongement,

[voire la reprise,]

auxquels devaient songer les initiateurs de ce périple. »

Variante de l’étirement, de la gymnastique dégourdissante du sens : le piétinement inutile – c’est-à-dire très utile à

la prose saint-bernardienne. Ainsi, au lieu de dire :

« La Grèce a montré qu’elle était sur le chemin d’un redressement difficile mais possible, contrairement aux

dires des démagogues »,

le Saint-Bernard Henri écrit :

« La Grèce, quoi qu’en disent les démagogues, était sur le chemin du redressement. Un redressement fragile,

certes. Et qui s’est payé, pour le peuple grec, d’une quantité de souffrance quasi insupportable. Mais enfin un

redressement tout de même. »

La phrase scindée rebondit sur la démultiplication d’un même terme : et le redressement, à plusieurs degrés

(l’assurance, l’assurance fragile, menacée, déniée, mais véritable, à la fin) mime, là encore, le combat acharné du Saint-

Bernard contre ces « démagogues », qu’il affronte et élimine en début de phrase – au corps à corps avec le réel, toujours,

dont il admet humblement la consistance rugueuse (« certes ») sans y céder, sans renoncer à la dépasser (« tout de

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même »). C’est le réel courage, donc, qui est à l’œuvre dans la confirmation martelante, en fin de phrase, de ce que l’on

savait déjà (on parle de « redressement » : le « redressement » existe, en effet). L’enjeu factual semble alors évident :

éviter un « tout ça pour ça » décevant, produire une mêlée de sens qui en donnera au lecteur pour son argent.

Autre exemple de cet étirement de la phrase décuplée qui fait marche arrière pour avancer, ici anaphoriquement assis

sur l’être-heureux de celui qui parle :

« Je suis heureux d’ouvrir, avec Louis-Georges Tin, ce colloque. Je suis heureux très de le faire à l’invitation

conjointe du CRIF et du CRAN. Et je dois dire qu’au moment – aujourd’hui – où la guerre des mémoires se

déchaîne, au moment où la concurrence des victimes semble instiller, plus que jamais, son mauvais venin dans

les esprits, il n’est franchement pas mauvais de se retrouver ici, à la même tribune, en train d’inaugurer le

même forum.

Je suis heureux, également, que nous soyons ici, au Collège des Bernardins. »

La prophétie, le tout-était-déjà-là

Associée à une tentative d’humour ?

« Pour toutes ces raisons mon siège est fait. Pour ces raisons, et quelques autres, c’est Savannah que je choisis.

D’autant que... Une toute dernière chose. Je suis chez John Duncan, East Taylor Street, face au square

Monterey et à la célèbre Mercer House qui est le centre, s’il en est un, du fait divers réel qui servit de fil à la

fiction de Berendt et Eastwood. Je visite, à l’entresol, son magasin de « Antique maps and prints ». Puis, dans

les étages, ses appartements privés dont les boiseries, les miroirs précieux, les livres rares disposés sur des

tablettes aux marqueteries nacrées, offrent un concentré de tout le raffinement de Savannah. Et il m’apprend,

malicieux, que Savannah m’a elle-même, d’une certaine façon, déjà choisi. « Savez-vous qui est le premier

propriétaire connu de cette maison ? » Il se reprend : « savez-vous à qui nous devons ses restaurations les plus

décisives ? » Eh bien un Français... Un Alsacien exactement... Il tenait boutique ici, tout près, sur Bryan Street,

puis sur Jefferson, puis, à la fin, sur Congress et West Broughton... Et il s’appelait, cet Alsacien... Devinez

comment s’appelait l’homme, le Français alsacien, dont le spectre hante cette demeure... B.-H. Lévy. Il avait

un frère, son associé, qui s’appelait Henry Lévy. Mais lui s’appelait Benjamin-Hirsch Lévy. Donc B.-H. Lévy.

Déjà B.-H.L., vous voyez. »

Le lignage ou « moi, avec les autres, moi, je »

Parfois, l’arrimage, l’obsession du lignage se font désespérés, et deviennent un geste de survie, instinctivement. On

notera ici le bouquet de langage cher au Saint-Bernard Henri, au service d’une contre-offensive pseudo-humble de

grande échelle : comme-si d’une réponse évidente à une pseudo question inexistante, oralité, fait-exprès du pas-fait-

exprès, orgueil épris d’humilité, points virgules, clichés, personnages illustres et moins illustres, etc.

« Eh oui. Ce livre de Jean-Baptiste Botul, paru en 2004 aux éditions des Mille et une Nuits et intitulé « La vie

sexuelle d’Emmanuel Kant » (titre génial !), je l’ai souvent cité. Je l’ai commenté devant les Normaliens de la

rue d’Ulm, le 6 avril dernier. Et je l’évoque donc, à nouveau, dans « De la guerre en philosophie » qui est le

fruit de cette conférence. Or il s’avère que c’était un canular. Un très brillant et très crédible canular sorti du

cerveau farceur d’un journaliste du Canard Enchaîné, au demeurant bon philosophe, Frédéric Pagès. Et je m’y

suis donc laissé prendre comme s’y sont laissé prendre, avant moi, les critiques qui l’ont recensé au moment

de sa sortie ; comme se sont laissés prendre, autrefois, Pascal Pia et Maurice Nadeau au faux Rimbaud inventé

par Nicolas Bataille et Akakia-Viala ; et comme se sont laissé prendre tant de lecteurs émérites aux faux Gary

signés Ajar ou au faux Marc Ronceraille inventé, de toutes pièces, par Claude Bonnefoy qui alla jusqu’à lui

consacrer un volume de la prestigieuse collection « Ecrivains de toujours ». Du coup, une seule chose à dire –

et de bon cœur. Salut l’artiste. »

La preuve par les effets

Vide communiquant, sauce applicable à chaque discours, ou ossature, plutôt, à charnir ensuite de n’importe quoi : le

Saint-Bernard Henri est partout. Voyez plutôt :

« BHL est le parapet lumineux de la pensée face la barbarie corruptrice des marxistes; son esprit constitue la

bastille imprenable de l’Occident triomphant. Merci, penseur sublime! »

Très belle utilisation de la marée imagée, de la référence allusive, du condensé de pensée, puis de l’emphase lyrique,

par Ursule, un admirateur secret, sur le site officiel du grand homme. Encore, par « Malraux007 », qui emploie à

merveille la réponse à une pseudo-question évidente, le glissement énumératif synonymisant, le combat, le retour à la

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ligne, la référence allusive et le ton conversationnel de la pseudo-réponse à la fausse-question-dont-la-réponse-est-bien-

sûr-évidente :

« Oui, les livres de BHL sont des armes contre les barbares.

Ses livres, ses pensées, ses concepts nous offrent des moyens de combattre les barbares polymorphes qui nous

assaillent. »

Le « je vous l’avais bien dit ! »

Le Saint-Bernard Henri voit tout en avance, le monde est un théâtre dont il maitrise, à chaque acte, la partition à lui

intelligible : c’est ainsi, et il n’oublie jamais de le rappeler au parfois in-diligent lecteur… quant aux lecteurs modèles,

qui auront lu les dévoilements saint-bernardiens, toute son œuvre, il s’en féliciteront, comme l’auteur. Voyez plutôt :

« La victoire d’Alexis Tsipras en Grèce ne surprend pas outre mesure l’auteur d’« Hôtel Europe » dont la

dramaturgie prévoyait un scénario de cette sorte. » (« Que veulent les Grecs ? »)

Ici, le Saint-Bernard rappelle ouvertement à l’ordre celui qui n’aurait pas pris connaissance de ce texte de loi

philosophique et actuel qu’est Hôtel Europe : celui-là a loupé le sens, il est surpris, passif, déjà du côté des méchants,

des salauds, des chiens de guerre poutiniens, bref des barbares à visage humain (du complot anti-Saint-Bernard Henri…)

Le « à vous de jouer maintenant »

Le Saint-Bernard Henri vit, pense, voyage, se fait prendre en photo, combat, – écrit, et c’est beaucoup.

Jamais assez.

À la fin de nombreux articles, c’est ainsi au lecteur d’agir, de remplir la tâche qui lui appartient, d’accomplir sa

mission, son rôle dans le siècle. Ainsi, dans cette phrase simple, au futur, confrontant tout un chacun à l’imminence

d’une action à mener, d’un kairos philosophico-pratique à saisir :

« On n’ose le croire. Mais il y a un moyen simple de le vérifier. […] Cet élargissement de la règle supposant,

non plus la majorité qualifiée, mais l’unanimité du Conseil, je suggère de poser la question sans détour à M.

Tsipras : est-il, ou non, favorable à ce geste de soutien à l’Ukraine ? ou se fera-t-il, au moment du vote,

l’expression d’un bellicisme jusqu’au-boutiste dont l’intention non déguisée est de mettre M. Porochenko à

genoux et à la merci du maître du Kremlin ?

Ce sera l’épreuve de vérité. » (« Que veulent les Grecs ? »)

La flatterie

Comme tous les acteurs importants de ce monde, qui comptent pour la survie du Juste et du Vrai, le Saint-Bernard

Henri est souvent appelé à prononcer de très écoutées conférences aux Nations Unies, à une École Normale Supérieure,

au cinéma Saint-Germain absent de tout spectateur, etc. pour y diffuser son infiniment sage pensée. Alors, une méthode,

une seule, pour attirer sympathiquement l’auditoire à comprendre son propos, ardu, guerrier, « gextuel » : la flatterie.

Une flatterie féconde, donc.

Apprécions plutôt ces exemples, lorsque le SBH fut l’invité d’honneur d’une assemblée d’avocats [on y souligne les

événements stylistiques saint-bernardiens] :

« Première réflexion. Dans la plupart des épisodes de la longue et interminable bataille pour la démocratie,

dans cette guerre de longue durée que mènent les hommes, depuis si longtemps, pour la démocratie et la liberté,

les avocats ont toujours, je dis bien toujours, été en première ligne. » (« Discours intégral de Bernard-Henri

Lévy à l’occasion de la convention nationale du Conseil National des Barreaux à Montpellier, le 31 octobre

2014 »)

Connotée extra-positivement dans le système de valeurs saint-bernardien, la « guerre » à laquelle sont associés les

avocats installe d’emblée un terrain d’entente, une poignée de main cordiale entre le conférencier et son auditoire : « oui,

je vous aime bien ! » aurait-il pu leur lancer, à ces chevaliers du barreau ! Apprécier aussi l’empoignade du sens, permise

par l’épanorthose épanadiplosante supra-hyperbolique « toujours, je dis bien toujours » qui assure l’assurance, éternise

l’éternité du premier « toujours », éternité elle-même suppléée explicitement par la tautologie « longue et interminable

bataille » = « guerre de longue durée ».

Par la suite, mais on en passe d’innombrables occurrences, Saint-Bernard Henri n’oublie pas de rappeler aux avocats

leur essence pugnace, leur place dans l’axe du Bien aux côtés des Justes :

« [Le Bien,] les avocats en sont, avec d’autres, mais en première ligne là aussi, les garants. »

Page 22: Saint-Bernard Henri Sans Peine

Ici, c’est cette place qui est considérée grâce à une autre épanorthose qui, en faisant mine de nuancer, humblement,

l’importance des avocats (ils ne sont, après tout, pas les seuls combattants de la Liberté dans le Monde Libre), réasserte

leur égale primauté, leur essentielle importance : le « mais » rappelle au lecteur que, si l’avocat n’est pas seul, il est à la

pointe de l’épée (égaux, les autres demeurent des manches), que, si l’avocat n’est pas le seul, il est le garant : habile

refoulement post-positionnel, en fin de phrase, de leur substance majeure :

On va le remarquer, la connotation favorable dans l’assimilation de l’avocat à (x), voilà la ressource principale de la

rhétorique saint-bernardienne.

Par ci, la guerre, l’avocat guerrier. Par-là, l’avocat-victime, l’avocat brimé.

Mais l’avocat, combattant.

Toujours.

Voyez bien :

« Et puis enfin, [∞] l’avocat, [∞ 1] son existence, [∞ 2] la pratique de ce métier, est [1] l’indice d’une dernière

chose. Il est [1.1] le rempart, il est [1.2] le refuge, [1.2.1] d’une dernière vérité des démocraties. Il est [1.3]

l’asile [1.3.1] d’une dernière propriété des démocraties [1.3.1.1] sans laquelle elles ne seraient plus

démocratiques du tout […]. »

On trouve ici une variation sur le principe de ce que l’on appelait, ailleurs, la « phrase déboutonnée ». Autrement dit,

le SBH décuple, par bourrelets successifs, l’être de l’avocat en propriétés de l’être-avocat : si on veut, il parcourt les

boutons de la chemise sémantique de cette essence avocate. Et ce déboutonnement, ce chemisé de l’écriture permet

d’effeuiller-rengrossir l’éloge. D’abord abstraite, la vertu de l’avocat s’explique méliorativement.

Variation sur le thème de l’avocat-combattant, l’avocat-victime, l’avocat-martyr. On connait bien ce retournement

de l’humilité, ce triomphe dans le non-triomphe apparent, cette gloire qui sursaute dans la défaite (cette érection d’une

gloire à l’orgueil masochiste) :

« Qu’est-ce qu’il y a de si redoutable dans cet art de la parole pour qu’il soit l’objet de cette vindicte et de cette

persécution? qu’est-ce qui, dans ce métier qui est le vôtre, fait que vous êtes à la fois les meilleurs sentinelles

de la liberté et, dans les mauvais moments, quand les forces sombres triomphent, les premières cibles et les

premières victimes ? »

La chance de l’avocat, ce qu’il faut répéter, c’est surtout d’être du bon côté de l’Histoire. La grande Histoire. Celle

des Justes. D’où son triomphe, même lorsqu’il perd. Ainsi, lorsque le SBH écrit :

« J’ai en tête des textes de Karl Marx – fils d’avocat, d’ailleurs, me semble-t-il – qui, dans Les luttes de classe

en France, fait de l’avocat l’obstacle à la véritable justice, voit dans l’avocat le grain de sable qui empêche la

belle machine de l’Histoire de produire ses belles et bonnes et sanglantes conclusions.

Et j’ai en tête, de l’autre côté, le maitre français de la grande pensée réactionnaire, à savoir Charles Maurras

qui, dans un texte important intitulé Le Prince des nuées et publié peu après l’affaire Dreyfus, jette aux chiens

la double figure, également honnie et, au fond, pour les mêmes raisons, de l’intellectuel et de l’avocat. Pour

lui, Maurras, pour l’extrême-droite française en général comme, bientôt, pour l’extrême-droite allemande,

comme, un peu plus tard, pour les penseurs nazis type Rosenberg, avocats et intellectuels sont toujours ces

maitres en abstractions, ces princes des nuées, siégeant dans l’empyrée des idées générales et abstraites –

ennemis de cette organicité qui est le propre des vrais peuples, ou des collectivités saines, que les nazis veulent

réinventer et aider à ressusciter. »

il dit, au fond, que l’avocat signifie par rapport à ses ennemis, que le Bien fait sens par rapport au Mal. L’axe du

bien, et partant l’avocaticité, est opposé binairement à l’axe du Mal (l’extrême droite, les réactionnaires, les antisémites,

les nazis : l’anti-avocaticité). L’argumentation va de soi, le SBH tout de même rappelle, rassoit le sens :

« [la meilleure société c’est] Une société où il y a des avocats et où ils sont reconnus voire célébrés […] »

On comprend ainsi comment le SBH mobilise le principe d’une leçon précédente (voir « le patronage ») :

« Prenez les grandes figures de Caïn, d’Achille, d’Othello, de Lorenzaccio. Prenez les personnages des grands

romans de Kafka ou de Dostoïevski. Ce sont des figures qui nous disent cette espèce de mixte inséparable,

indémêlable, dans chaque sujet entre innocence et culpabilité. Des culpabilités sans crime… Des innocences

coupables… Des partages très très difficiles à démêler, parfois impossible, entre l’innocence et le crime… Le

portrait de Jean Valjean encore, personnage immense s’il en est, et qui dit exactement cela… Eh bien, il y a

des avocats parce qu’il y a Jean Valjean. Il y a des avocats parce qu’il y a Othello. Il y a des avocats parce qu’il

y a Caïn, et Achille, et Œdipe. L’avocat, oui, est fils d’Œdipe. L’avocat est fils de cette obscure vérité inscrite

dans le destin des humains et qui est cette impureté de l’innocence et du crime. »

L’avocat, c’est donc à la fois tous les héros immédiatement disponibles à la mémoire du SBH. Coup de force

connotatif, défilé des vainqueurs de la morale immémoriale.

Le final saint-bernardien ne doit jamais décevoir. On renvoie à une leçon précédente, sur le Je-héroïque : il s’agit,

toujours, à la fin, de recruter le lecteur, de l’appeler en avant (le SBH ne renonce pas à l’idée de Progrès). Ici, cette

explosion finale convoque un autre démon saint-bernardien pour s’accomplir (le « ramener-à-moi ») :

Page 23: Saint-Bernard Henri Sans Peine

« Je voulais, somme toute, exprimer ici ma conviction, qu’il y a une alliance naturelle, une grande alliance,

entre les écrivains et les avocats, entre les hommes d’idées et les hommes de droit – une alliance qui a traversé

les âges, qui a traversé les batailles pour la démocratie et qui est aujourd’hui plus essentielle que jamais. Cette

alliance, je la plaide ici, ce matin, à cette tribune. Mais je la connais bien. Je la vis, d’une certaine façon, tous

les jours et intimement. Car [1] je vais vous faire une confidence. Peu le savent, y compris ici : [1.1] j’ai un

fils, [1.1.1] dont je suis extrêmement fier, [1.1.2] dont j’aime les vertus d’intégrité et le goût de la vérité, [1.1.3]

dont m’émerveille sans cesse le souci [1.1.3.1] que je lui vois de mener à sa façon et avec ses armes la même

bataille pour la démocratie qu’a pu mener, et que mène encore, son père – [1.2] mon fils s’appelle Antonin

Lévy, [1.2.1] il est des vôtres, [1.2. ∞] c’est un jeune avocat, je vous remercie. »

Le SBH reprend, très normalement, le matraquage sémantique, vérifie l’enfoncement du clou, si l’on veut : la

métaphore militaire, encore, pour clore (« une grande alliance […] qui a traversé les batailles »). Ensuite, il énonce ce

qu’il a, déjà, énoncé (écrivain = avocat = Bien) pour opérer ensuite un subtil ajout à l’Axe du Bien : « il y a une alliance

entre les gens de bien, entre les écrivains et les avocats ; seul quelqu’un de vraiment clairvoyant pourrait plaider cette

alliance ; or je la plaide, aussi non seulement suis-je un écrivain, mais aussi un écrivain de Bien, un grand écrivain »,

dit-t-il, mais humblement.

Mais cela ne suffisait pas ; il a fallu, pour finir, vraiment finir, c’est-à-dire créer une explosion d’Espoir toute

malrucienne, en dire un peu plus. Intervient alors le suspense terminal, la méthode-surprise du double-ramener-à-moi,

paradoxale si l’on est, car on ne s’attend pas à ce que le Saint-Bernard soit aussi un avocat. Mais il sait tout faire. Il fit

un fils ; et le miracle fit qu’il fût avocat. Ainsi, la remotivation de l’exorde convoque en premier lieu le topos rhétorique

de la confidence, ou apéritif inverse (on laisse attendre un autre plat de résistance, après le repas : générosité d’un open-

bar textuel que l’on n’avait pas prévu). La confidence, donc, semble-t-il vide, impertinente. Puis l’éclat du sens, le

miracle en un second temps : avoir un fils, oui, mais avoir un fils AVOCAT. Qui a donc le génie de « mener » une bataille

identique à celle du SHB : transfusion de l’avocaticité par le polyptote et le parler-de-soi-à-la-troisième-personne (« la

même bataille pour la démocratie qu’a pu mener, et que mène encore, son père »), accomplissement, enfin, grâce au

ramener à soi, de la flatterie parfaite, de son syllogisme magnifique : « vous êtes essentiels ; je vous aime, plus, je vous

ressemble, je vous suis ; nous sommes essentiels ». Indicible, évidemment, mais véritable point aveugle et évident du

texte, ce passage du « you are awesome », au « we are awesome » ne dit, au fond, qu’une chose, la principielle : « I am

awesome ».

Le discours standard

Le saint-Bernard Henri est appelé à parler de tout, puisqu’il est un des seuls à comprendre, ce « tout » matériel extra-

langagier où seuls des poètes peuvent s’introduire verbalement.

Et encore…

Le SBH n’a, cela dit, pas les moyens de cette facilité : le temps, la fuite du temps l’accable. Alors, une seule solution,

si l’on veut dire sans risque aucun des choses qui n’en demeurent pas moins véritablement vraies : la « sauce » passe-

partout ; ou, si l’on préfère, le discours standard – mais non moins vrai, gextuel – applicable à tous les sujets.

Ainsi, par exemple, lorsqu’on demande au SBH de parler d’une exposition anodine, il sert sa sauce : voyez alors

combien les parties entre crochets sont interchangeables, et le reste parfaitement, infiniment vrai en toutes circonstances,

partout, pour tout – essentiellement, diront les aristotéliciens.

« [L’œuvre de Rops, comme l’œuvre de Fabre, passent volontiers pour] des œuvres habitées par la mort, le

désespoir, la fatalité des corps qui se décomposent, etc., mais sont des œuvres joyeuses. Ce sont des œuvres

exubérantes. Et je suis frappé de sentir cette exubérance [qui explose dans la ville de Namur.] » (Bernard-

Henri Lévy, à propos de l’exposition « Rops/Fabre : Facing Time », jusqu’au 30 Aout 2015, à Namur.)

L’autocitation

« Cette affaire, comme vous, j’imagine, et comme beaucoup de Français, m’a profondément choqué. J’ai écrit

un texte, d’ailleurs, sur le sujet et sur l’inqualifiable scandale qu’il représentait. Et ce texte a été l’occasion,

pour moi, d’une réflexion de fond qui s’est trouvée croiser très exactement le thème qui vous rassemble ce

matin (la relation de votre métier et de ceux qui en sont les acteurs avec l’idéal démocratique et sa pratique) et

qui m’a inspiré, finalement, la série de réflexions que je vais vous livrer. »

Le doigt levé, ou : « attention ! là, il y a pensée ! »

La pensée du philosophe, la pensée-surprise du paradoxe, ou : vous n’y pensez pas ; mais moi, j’y pense, et je vous

le fais savoir. Voyez ainsi, dans un paragraphe ouvertement érudit (la phrase nominale inaugurale annonce d’emblée le

Page 24: Saint-Bernard Henri Sans Peine

thème avec la clarté d’un titre de section wikipédien), comment le SBH rappelle à l’ordre ce qu’il constitue en doxa

après l’avoir pourtant constitué en savoir auparavant : creusement, palier nouveau, autre sommet à gravir.

« L‘époque de Démosthène. L’époque où la pratique de l’avocat se confond avec la lutte contre l’Empire, je

veux dire contre Philippe II de Macédoine, et où elle donne, en particulier, ces fameuses Philippiques que vous

connaissez tous et qui sont un grand traité d’art oratoire. Sauf qu’attention ! Ce traité d’art oratoire est aussi

un traité de démocratie ! Démosthène défend, dans le même mouvement et élan, les pouvoirs de la parole et

ceux de la délibération démocratique. C’est très frappant. »

Le chiasme, moteur de dédoublement

Le chiasme est à l’évidence une arme rhétorique de choix pour le diseur saint-bernardien. Non seulement il permet

de redire le déjà dit autrement, mais aussi il peut suppléer ou d’adjoindre en toute lourdeur à d’autres procédés de

gonflement (synonymie différenciante, dédoublement, anaphore) et d’autres principes du SBH (l’assimilation, le

bourrelé du sens). Voyez ainsi :

« Je voulais, somme toute, exprimer ici ma conviction, qu’il y a une alliance naturelle, une grande alliance,

entre les écrivains et les avocats, entre les hommes d’idées et les hommes de droit »

Ici, le chiasme s’asserte dans sa maximalité réversive : Saint-Bernard Henri choisit, dans une optique qui est sans

doute flatteuse, grandiloquente, de surajouter à la naturalité évidente de l’ « alliance » entre écrivains et avocats, qu’il

évoque explicitement, la grandeur (un de ses vieux démons). Quoi de plus « naturel », alors, qu’un chiasme rivalisant

avec l’épanorthose pour rappeler, comme si on l’avait oublié, qu’en plus d’être naturelle, l’alliance est grande ?... Il

faudra remarquer, en outre, que le bourrelet bombé grâce au chiasme invite, provoque, suscite un autre bourrelet : après

le chiasme, survient un parralélisme périphrastique pourtant sur « les écrivains et les avocats », « les hommes d’idées et

les hommes de droit ». Autrement dit, génération spontanée de gras phrastique, vertu quasi mécanique du chiasme, qui

enclenche la dynamique amplifiante.

La guerre, ou bataille des idées, ou continuation de la philosophie par d’autres

moyens (qui, eux, ne sont plus philosophiques)

L’assonance : la sono pensante

Comparer avec Bossuet, discret, compliqué, en vrai – lorsque le SBH martèle et enfonce le clou sémantique.

Bossuet écrit : « Les âmes innocentes ont-elles aussi les pleurs et les amertumes de la pénitence ? »

SBH aurait écrit :

Ensuite, les âmes innocentes. L’innocence et ses pleurs, l’âme et son amertume. Ah ! cette pénitence qui,

toujours, les enveloppe de sa toile sombre !

Mêmeté

Mêmeté ? Coïncidence du monde avec lui-même et de tout avec tout, mais pas son contraire : c’est un point délicat

du saint-bernardisme, peut-être le plus complet-complexe, car on approche à proprement parler le génie d’une pensée

(son indicible).

La mêmeté, l’équivalence, proche de la tautologie, que l’on a déjà exposé ailleurs, procède par assimilation non-

différenciante, certes, mais logique, évidence, de bon sens. Voyez, ainsi, ce premier exemple liminaire :

« Charlie Hebdo fut, et reste, plus respectueux des musulmans que les cons qui croient les honorer en tuant »

Outre l’insulte, pétillante et audiardienne (les cons), et l’éloge, paradoxal, des musulmans (battant en brèche

L’Idéologie Française, encore), ce qui nous intéresse, ici, c’est l’épanorthose « Charlie Hebdo fut, et reste » : non-

étrange continuité pour l’esprit averti, coïncidence du temps avec lui-même, d’une pensée avec un héritage dont Saint-

Bernard Henri est le dépositaire éclairé-éclaireur.

Car pour l’esprit saint-bernardien, ce qui peut apparaitre discontinu, tranché, décousu pour les insensés, ne l’est pas :

tout, pour lui, est à l’évidence intégrable à son anti-système du réel libre, vrai, c’est-à-dire aventureux.

Page 25: Saint-Bernard Henri Sans Peine

La contradiction abrupte, ou le sens interdit franchi, ou comment saisir la

complexité du réel avec les pinces de l’oxymore7

Cf article du NYT.

L’oxymore pour saisir les instants limites du réel seul-vrai, le seul réel qui intéresse le SBH, celui qui échappe, contre

lequel il se « cogne » ; mais, lorsqu’il se cogne, réflexe de l’écrivain ! il saisit la cognée avec les pinces agiles d’un

oxymore, et rend absolument réel un réel dans la réalité presque irréel : alors le matériel s’étiole d’immatérialité, d’une

contradiction féconde, d’un non-sens débordant de sens.

« [Un religere sans religion] c’est un lien incertain qui, si bien noué soit-il, peut être dénoué, ou à demi dénoué,

ou dénoué puis renoué, et cela à tout instant, en tout point, à tout propos (sans doute rassemble-t-il en un Tout

les pièces du jeu social ; mais c’est un Tout qui joue ; c’est un Tout qui n’est pas saturé ; c’est l’incroyable

histoire, aux États-Unis encore, des Amish, ces Américains non américains, cette anti-Amérique en Amérique

– ce cas, unique mais ô combien symbolique, d’une communauté a-communautaire, campant à part, séparée,

et dont la séparation même est partie au contrat social). » (Prolégomènes à une laïcité future)

Le meilleur pour la fin

Le plus dur surmonté par Moi-je. Le meilleur, Moi-Je. Réseau de connotations humbles qui font de lui le héros de la

raison. Politesse de la contrebande du sens pour ne pas heurter les lecteurs encore dépassés par le propos sur-vrai.

« J’en viens au dernier point. Le fait que le lien laïque ne soit plus un lien de facture religieuse a une autre

conséquence encore.

Il n’a rien au-dessus de lui. Il n’y a plus de transcendance qui le surplombe et l’assure de lui-même. Il se

monnaie en lois, mais qui ne sont plus, elles-mêmes, soumises à une Loi. Il croit au Juste, au Vrai, au Bien,

mais sans que rien lui garantisse que c’est à eux, pas à leurs simulacres, qu’il a affaire. Il est le premier ordre

qui, autrement dit, se scelle sans se poser la question de son fondement – c’est la première fois que l’on dit : «

Cet ordre que je propose n’est pas, n’est plus, l’écho assourdi d’autre chose… » C’est le point le plus difficile.

C’est celui qui fait reculer Rousseau et aussi, à l’autre bord, Voltaire. C’est celui qui plonge dans l’effroi les

inventeurs grecs de l’idée de laïcité quand, comme Platon dans Le Politique, ils prennent acte de la détresse

qui est le lot de cette humanité abandonnée des dieux, rendue à elle-même, damnée – et quand, en un sursaut

ultime, un redressement de dernière minute, ils réintroduisent l’hypothèse du divin pasteur. Eh bien le laïque,

c’est celui qui refuse le redressement de dernière minute. C’est celui qui s’en tient au délaissement et à

l’absence du divin pasteur. C’est ce tenant d’un héroïsme de la raison qui accepte que le ciel soit vide, le sol

mal assuré et que, dans cette défaite du Haut et du Bas, du Surplomb et du Fondement, la république ait son

destin. Plus de ciel ? Plus de sol ? Vacillement, donc, des certitudes ? C’est la définition de la démocratie.

C’est ce qui la distingue, irrévocablement, de ses contraires totalitaires. Manière de dire que la laïcité, c’est la

démocratie. Manière de dire qu’elle n’est pas un élément, mais le cœur battant de la culture démocratique. »

La pseudo-question assertive

La question est souvent l’occasion de souffler, en fait, au lecteur, une réponse, une évidence, même : la question ne

fait que questionner, au fond, notre propre bêtise de n’avoir pas reconnu cecicela comme évidence auparavant… Mérite

du saint-bernard, donc, que de nous rappeler à l’humble humilité, que de nous éclairer, encore, avec le meilleur français

critique actuel.

Voyez plutôt : il est facile de s’abandonner au nihilisme, de ne rien faire plutôt que de penser, que d’agir, que de

manifester messianiquement l’héroïsme de la raison. C’est ce que nous dit le SBH :

« Et qui sait si la grâce de ce théâtre, c’est-à-dire de cette parole engagée comme seule peut l’être la grande

parole théâtrale, n’est pas de leur souffler l’idée : il est peut-être venu, le temps de réinventer ce que d’autres

ont laissé choir dans le nihilisme et l’insouciance ? » (« Crayonné au théâtre »)

Ah ! ce qu’on le sent, ici, le souffle saint-bernardien !

La rhétorique du dernier appel

7 L’oxymore, ou variole, ou petite vérole, en vernaculaire, se dit de l’étiolement du langage par une surexposition au

clair-obscur. Proche de l’antithèse, en vernaculaire vision du monde en noir et blanc, qui est le syndrome d’une

pigmentation binaire généralisée.

Page 26: Saint-Bernard Henri Sans Peine

Le concentré de rhétorique

Certains articles du SBH se donnent comme des fanfares, des concentrés de pensée où résonnent bruyamment tous

les instruments de la pensée saint-bernardienne.

L’incipit décisif

L’incipit doit toujours être, déjà, décisif. Agguicheur, comme du concept « à portée de main » se déhanchant, tout

près, juste là ! devant le lecteur du Point. Moralement juste, aussi, du côté des gentils, ancré dans le Bien. Grave, car le

sort du monde est en jeu. Courageux, car si Saint-Bernard Henri s’en mêle, c’est que personne d’autre (les lâches !...)

ne s’en est dé-mêlé ! Génial, si car le Saint-Bernard Henri parle, révèle, apprend le monde au lecteur encore non-instruit.

Par exemple, ici, grand moment d’éloge paradoxal ! le Saint-Bernard Henri asserte tout cela à la fois, dans un incipit

fourre-tout magistral de maîtrise, de douceur.

Yann Moix est un auteur qui a la singularité de changer d’imaginaire chaque fois qu’il change de genre.

Erotisme puissant, violent, dans des romans dont je me flatte, il y a presque vingt ans, d’avoir pressenti le tout

premier : « Jubilations vers le ciel ». Gravité métaphysique, vibration sacrée, tentation de la sainteté, dans son

hommage à Edith Stein, cette juive convertie au catholicisme et assassinée, comme juive, à Auschwitz. Et puis

loufoquerie, inspiration baroque et déjantée, enfance à volonté, quand il se jette dans le cinéma : hier

« Podium » et, à présent, ce « Cinéman » qui est le spectacle le plus impressionnant qui nous soit donné de voir

ces jours-ci.

Ainsi : extirpation de l’auteur concerné depuis les profondeurs du Temps court, de l’Oubli, présentation de son

Œuvre, ramener-à-soi-génial opéré en même temps, puis raccrochage du sujet à l’Axe du Bien (la Juive assassinnée par

les nazis), et enfin ouverture de l’ouverture, métamorphose de la métamorphose, avec le génie pour point de ralliement :

oui, certes, Yann Moix est un bon auteur, mais encore plus : c’est un Grand auteur.

L’à-partir de soi

« J’ai, entre autres défauts, celui de l’entêtement.

Et, au chapitre de l’entêtement, il y a un souci que je ne me résous franchement pas à passer par pertes et profits du

temps et de ses supposées vertus apaisantes : c’est celui de l’enquête sur la mort de Daniel Pearl. » (Du nouveau sur la

mort de Daniel Pearl ?)

Le parler de soi humblement

Le parler de soi à la troisième personne, ici coallié à l’assimilation unifiante de la toute-pensée :

« Et Baudelaire… Comment le sartrien en moi, donc le baudelairien en moi, ne songerait-il pas, à cet instant,

à l’éloge du maquillage prononcé par le plus pessimiste des poètes français ? »

« Ceux qui me connaissent un peu, et depuis longtemps, savent le prix que j’accorde à ce lien, ce débat, cette

querelle fraternelle, ce différend, entre le judaïsme et tels ou tels modes de pensée – en particulier celui des

églises chrétiennes et, singulièrement, du catholicisme. »

Le « oui, mais enfin quand même »

« Il ne faut pas exagérer, bien sûr. Il y a une façon de faire comme si le visage était à Levinas, ce que le cogito

est à Descartes, l’impératif catégorique à Kant, la dialectique à Hegel, et ainsi de suite, qui finit par être

lassante. Mais enfin il est quand même vrai que l’acte philosophique levinassien commence avec l’idée de

substituer au rêve de la philosophie première le projet d’une Ethique qui commence avec l’idée de mettre en

avant cette relation asymétrique, irréciproque, substitutive, qu’est la relation entre visages. »

Grand lecteur de BD, le SBH n’oublie pas, bien-sûr, de lire les légendes. Oui. Mais tout de même. Les images.

Persistance des images. Mine de rien, ces images, qui persistent :

« Bref, les images ne suffisent pas.

[…]

Mais bon. Ce sont mes images. Elles ont tramé celui que je suis et sont logées en moi à tout jamais. Et on dira

ce qu’on voudra – mais elles sont ce que j’entends, premièrement, […] ». (Ce grand cadavre à la renverse)

Page 27: Saint-Bernard Henri Sans Peine

Cela qui vous étonne est banal pour moi

« Eh oui. Une politique. Ou, comme d’habitude, une guerre. »

« C’est la Mare Nostrum en train de devenir le gigantesque cimetière marin, le charnier, qu’un poète, comme

d’habitude, avait lointainement nommé