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Rupture

13.34 622086

----------------------------INFORMATION----------------------------Couverture : Classique

[Roman (134x204)] NB Pages : 162 pages

- Tranche : 2 mm + (nb pages x 0,07 mm) = 13.34----------------------------------------------------------------------------

Rupture

Marie-Josèphe Guers

Mar

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Pour Paul, Pour Ma

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On apprend avec l’âge que la salle du trésor est

vide. Pourtant, tout ce qui motivait vos espoirs, fondait

vos amours, reposait sur cette certitude : là il y avait un joyau.

La salle du trésor est vide, je ne le savais pas à l’époque. J’étais naïve, authentique. Lui ne l’était plus. Lui… Je tairai son nom, il vit peut-être quelque part, répandant son charme délétère de séducteur impénitent.

Depuis qu’il était sorti du périmètre dangereux de son lycée et ne risquait plus de rencontrer collègues ou élèves, il s’était mis à badiner : Eh bien Marie ? Cette chose si importan-an-te à me dire, c’était quoi ?

Je le fixai d’un air ardent, espérant qu’il comprenne sans que j’aie à lui expliquer.

Il se flanqua sur les yeux ses lunettes noires, s’empara de mon bras et m’entraîna vers la terrasse du Flore, envahie de monde : Allons à l’étage, nous serons tranquilles !

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En choisissant un coin isolé il s’était piégé, je ne le quittais pas des yeux, cela l’embarrassait mais il n’avait plus de diversions possibles. Il afficha un sourire contracté, il me fit ses yeux dorés, puis il se mit à tambouriner sur la table : Et ce garçon qui ne vient pas !

Il s’approchait justement, nonchalant : Vous prendrez ?

– Voyons, que nous conseillez-vous ? Votre Pimm-Flore c’est quoi ?

Je posai la main sur son bras : Je prends une bière. Vous aussi ! Et, balayant d’un geste le garçon, le café entier : Vous avez fini de chercher des prétextes pour m’empêcher de vous parler ? Vous allez vous décider à m’écouter ?

Ma voix se cassa, je fixai sa main, si belle, une main douce, faite pour caresser, une main sensuelle, je remontai jusqu’à son poignet, élégant, racé, enfin j’osai chercher son regard. Il serra la bouche, détourna les yeux. Son malaise était évident. Cela me troubla si fort qu’enfin mon émotion put déferler : Vous… vous me bouleversez vous le savez ! Je vous aime et je veux tout de vous.

Il leva le bras devant son visage comme pour parer un coup. Soupira.

Depuis des semaines, de nuits blanches en cafés noirs, je l’avais taraudé de lettres, de poèmes, de messages téléphoniques, de mails, de guets sous ses fenêtres, devant son lycée. Il avait tenté de résister à

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ma tornade amoureuse, il avait tourné en dérision mes effusions. Mais à force d’acharnement j’avais foré sa carapace. Il avait fini par s’amuser de ma passion, en être l’objet le flatta, puis le toucha.

Comme j’hésitais à poursuivre, ce fut lui qui enchaîna : Tout « quoi » ? Nous ne partageons pas le meilleur ? Vous préférez les chaînes ? Non croyez-moi, restons libres, restez libre.

– Vous êtes bien marié ! – Erreur de jeunesse. L’amour chimiquement pur

est un leurre. – Je parle d’amour tout court ! – Grotesque ! L’amour ne peut vivre que s’il se

déguise. Sortilèges, subterfuges. Au début ça s’appelle séduction, après chantages, doutes… jalousie. La jalousie je vous le recommande, un superbe moteur !

Je connaissais son éloquence vinaigrée, je m’entêtai : Je vous aime.

Mon insistance l’agaça : Quand on aime, quand on est aimé surtout, on court un danger, celui que les hommes redoutent le plus : être pris. Ne comprenez-vous pas, tête de linotte, que ce qui est bon quand on aime, est odieux quand on n’aime pas.

Il me répéta à satiété qu’il avait trop souffert, trop trahi, été trahi. Il n’avait plus la force d’essayer encore. Il parlait. Il parlait aussi avec ses mains, et je les fixais sans rien dire.

Pourquoi est-ce que je m’acharnais à l’aimer ? Voulais-je me convaincre de la profondeur de mes

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sentiments ? Voulais-je le convertir à l’amour ? L’avais-je choisi ? Pourquoi lui ? Pour sa forte personnalité, son visage viril, son regard intelligent, sa belle bouche sensuelle ? Parce qu’il était brillant, et savait se montrer charmant ? Il avait le double de mon âge, était père de famille, se disait blasé, fatigué… pourtant il me séduisait. Mais était-il mon type ? J’aimais les hommes grand, sportifs, lui était de taille moyenne, il avait des mains presque féminines fines et soignées. J’aimais les hommes sains, clairs et directs, lui était un enjôleur à la voix chaude, mais son regard ardent se faisait parfois torve, vicieux. Il était cultivé, éloquent, brillant, mais faisait preuve dans les rapports humains de maladresse, voire de goujaterie. Etait-il fait pour moi ? J’avais été troublée par une phrase de Marguerite Yourcenar : « Pourquoi les femmes s’éprennent-elles justement des hommes qui ne leur sont pas destinés, ne leur laissant ainsi que le choix de se dénaturer ou de les haïr »

Sans me plaire toujours il me faisait craquer, et tout jusqu’à ses provocations me tonifiait. Je me répétais que nous ne serions rien sans le secours de nos fantasmes, nos forteresses, nos pièges.

Surtout il était un amant inventif, passionné, qui savait me combler. Je n’avais connu que des coïts étudiants hâtifs, lui m’ouvrait l’univers des transports amoureux, des joies poignantes, des étreintes frénétiques, violentes et tendres, qui me faisaient me pâmer de plaisir. Nos « congrès fous » comme il

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disait, me laissaient anéantie, terrassée, bouillante de désirs constamment renaissants. Un élan irrésistible, au moment où je me croyais prête à renoncer, me portait sans rémission vers lui. Même ses réticences atténuaient mes craintes secrètes. Je m’entêtai à l’aimer pour deux :

– Je vous aime, et je vous apprendrai à m’aimer. Il eut une intonation ambiguë que je ne sus

comment interpréter : Allez-vous finir Marie… ? Il avait laissé sa phrase planer. C’était presque une

invite à continuer. Il avait usé d’une de ces tournures équivoques, propres aux personnages de Marivaux, qui veulent et ne veulent pas, désirent et en même temps refusent de s’avouer leurs désirs. Il me regarda, intensément. L’émotion lui brouilla les yeux. J’aimais ces brusques moments de faiblesse en lui, ces failles, ces vulnérabilités qui me le rendaient si proches. Il esquissa un soupir las : A l’idée que je pourrais me mettre à aimer, comme on se met à l’ouvrage, je suis harassé – Il but une gorgée de bière – D’ailleurs vous n’avez aucun besoin de moi. – Il but une autre gorgée : Belle comme vous êtes vous devez avoir pléthore d’amants. Moi j’aime être le premier, avant que d’autres aient saboté le travail…

Encouragée par ses contradictions je continuai obstinément à psalmodier : C’est vous que j’aime, vous que je veux…

Il gloussa, traduisant un plaisir, une fierté à être adoré, adulé, qu’il ne voulait pas reconnaître.

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Gentiment il me menaça du doigt : Une aventure ensemble, je n’entends pas « aventure » au sens du crémier, serait un parcours hérissé de chausse-trapes. Une féerie côté coulisses – Puis son regard s’assombrit – Quand vous aurez mangé l’orange vous me jetterez c’est inévitable !

Je ne savais s’il jouait, s’il trichait, je n’en avais pas conscience alors, je m’en moquais, je ne voulais pas le savoir, je disais : Je ne vous abandonnerai jamais, je vous aime.

Lui répondait, à peine goguenard : L’Hamour, les femmes n’ont que ce mot à la bouche. Mais croyez-moi il y a plus costaud que l’Hamour, c’est l’amour-propre !

– En dehors de l’amour l’homme et la femme ne peuvent se comprendre, l’amour seul abolit la distance.

D’un geste il arrêta mes débordements, il ajouta, presque sèchement : Coucher avec vous c’est possible, mais je suis trop vieux pour séduire.

– On est vieux quand on le veut, le temps ça ne compte pas.

– Qu’elle est jeune ! Je m’insurgeai : C’est une tare ? Et, dans un geste de coquetterie et de provocation

que je n’avais pas prévu, que je n’attendais pas de moi, que je ne croyais pas possible, j’inclinai la tête sur mon épaule, laissant couler mes cheveux.

Brusque il écarta une de mes mèches : Ne me

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provoquez pas, vous ne me connaissez pas, vous ne connaissez pas les hommes.

Il se recula au fond de son siège, d’un instant à l’autre il n’était plus le même homme, il parla, presque pour lui : Les hommes je les déteste, il m’arrive de me haïr moi-même – Puis à nouveau brutalement tendre il saisit mon visage entre ses paumes : Si je me mets à t’aimer, et tu l’auras voulu, tu finiras par me haïr.

Ce jour-là reste dans mon souvenir comme le premier moment de mon « écart », je crus avoir gagné la première manche.

Au lieu de nous retrouver dans des cafés, désormais quand sa femme était absente il m’emmenait chez lui. On faisait l’amour, on était dans l’enchantement, lui aussi, je le sentais. Pourtant, toujours, à une certaine heure, il me chassait. Je compris que cela correspondait au moment où sa fille allait rentrer du lycée. Avec sa femme il ne faisait que « partager le même campement » disait-il avec une nonchalance étudiée, mais sa fille il ne voulait pas la choquer.

Je n’avais pas le choix, j’acceptai. Puis très vite, enhardie par nos complicités tant intellectuelles que sexuelles, je m’en exaspérai. Je commençai à lui faire des reproches, j’osai lui demander des comptes. Lassé, et préférant le silence aux explications, souvent il me raccrochait au nez. Puis il le fit systématiquement dès que le ton montait.

Si bien qu’un soir, contrairement à toutes nos

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conventions, je trouvais le courage, ou l’inconscience, de venir l’assiéger dans sa citadelle, au cœur de son lycée, dans la salle des professeurs. Il me manifesta d’un regard son mépris d’avoir manqué à ma parole, et je le sentis si furieux que malgré moi j’en fus paralysée. Pour la galerie, ses collègues, les profs, il conserva la face. Avec un mélange calculé et maîtrisé d’autorité bienveillante et de courtoisie, il s’était approché de moi sans en avoir l’air et, me poussant du coude, me guidait vers la sortie. Tout en manœuvrant sournoisement, il répétait d’une voix forte, toujours pour la galerie, qu’il n’avait pas le temps en ce moment, qu’il serait plus disponible quand les examens seraient passés, que sa fille serait en vacances… Bref il tentait de donner le change, je n’étais qu’une étudiante collante, exaspérante, une sorte de groupie indésirable. C’était si bien joué et ses arguments si convaincants que je ne pus réussir à garder mon calme, quelque chose se rebella en moi et je me mis à piailler : Je m’en balance de votre fille, je veux vous parler, à vous. Tout de suite.

Il s’affubla de l’air exaspéré qu’il réservait à ses étudiants les plus importuns : Vraiment vous êtes adora-âble Marie ! Vous me mettez en demeure, vous exigez, vous tempêtez, vous vous rendez insupporta-âble ! Je suis bousculé, sollicité – En parlant il feuilletait son agenda : Non demain impossible, conférence sur Char, le Nu éperdu…

Je ne pus m’empêcher de claironner : Vous voulez

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dire « le Nu Perdu » je suppose ! Je me mis à rire, le lapsus révélait son trouble.

En bretteur expérimenté il reprit dans la seconde l’avantage en ironisant : Une artisssse – peintre cultivée ce n’est pas courant !… – Il ajouta plus bas, hâtivement, pour me calmer : Tenez après-demain si vous voulez ? – Puis reprenant son ton officiel : Nous parlerons littérature, nous n’avons que cela en commun. A plus tard donc chère amie.

Le « chère amie » me fis pâlir de rage, j’en tremblais : C’est trop facile. Non tout de suite !

Il sentit qu’en cet instant je n’étais plus contrôlable. Glacial il consulta sa montre : Je vous accorde cinq minutes !

Puis, avec un ennui poli il attendit, imperturbable et ennuyé, appuyé sur la rampe de l’escalier.

Déstabilisée par son calme affecté, soudain je ne trouvai plus rien à dire, je ne savais plus pourquoi j’étais là, ni ce que j’attendais de lui.

Les cinq minutes s’étaient écoulées, je pensais à un mot de ma filleule Julie : « les minutes se sont écroulées ». Tout s’était écroulé, j’avais tout flanqué en l’air avec mon impatience. Il me poussait déjà du palier vers l’escalier. Je ne pouvais que balbutier, humiliée : Vous êtes un hypocrite, vous ne savez pas ce que vous voulez.

Il fit son ton de Raminagrobis, doux et patient : Au contraire je sais très bien… petite fille.

– Je ne suis pas votre petite fille. Qu’est-ce que ça

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veut dire vos paroles, vos demi sourires, vos lunettes noires ? Vous ne dites jamais « je t’aime » mais « je l’aime », pourquoi ? Les hommes feignent-ils toujours, quand vous avez séduit ça ne vous intéresse plus ?

Contrairement à ce à que mes foucades méritaient il se mit à éclater de rire : Marie, Marie, à la fin c’est insupporta-â-âble, insupporta-â-â-âble ! Plus on vous en donne plus vous en voulez, vous êtes une enfant.

– C’est pour cela que vous m’aimez ! – Parce que je vous aime ? Non non, vous

m’amusez. – De nouveau il changea de ton et siffla : Du moins vous m’amusiez ! Mais vous commencez à me lasser avec vos exigences.

Sa dérision me blessa au cœur, je lui tournai le dos, me mis à dévaler l’escalier, refoulant mes sanglots, me jurant bien de ne plus jamais le revoir.

– Hé, hé, HE, … Marie ! Sa voix eut un curieux effet sur moi, qu’encore

aujourd’hui je ne peux analyser clairement. Comme s’il me harponnait, je m’arrêtai net, la tête rentrée dans les épaules, le regard au sol, contractée, haletante.

Nonchalant, léger, comme si notre débat n’avait été qu’aimable jeu de salon, il descendit élégamment quelques marches, me rejoignit, et me prit le menton entre deux doigts : Tu n’es pas fâchée ? Mais si, elle est fâchée, regardez-la, et elle me déteste !

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Je l’avais toujours entendu proscrire le « tu », trop vulgaire, pire, trop ordinaire pour son désir d’originalité, il lui fallait tenir notre relation à l’écart des contingences. Son « tu » me fis défaillir : Allons, petit chat, je ne pouvais te le dire devant eux, mais tu le sais…

– Je sais quoi ? Profitant de ce que j’étais désemparée il me fourra

entre les mains une liasse : Ce que tu dois savoir, tu le trouveras là-dedans ! Ce sont des … balbutiements, mais puisque tu m’as pressée de te montrer ce que j’écris. Et puis souris-moi. Au fait tu n’oublieras pas de me rapporter mon truc, mes feuillets, j’ai la faiblesse d’y tenir !

J’étais partie tête basse, vaincue, entre les mains son texte, un long poème apparemment. Il se piquait de littérature et, narcisse, avait toujours adoré me lire ses écrits, s’entendre me les lire, et m’entendre le louer. Cette fois, j’avais été particulièrement bousculée par un travail de commande. Je devais terminer l’illustration du premier numéro d’une nouvelle série d’albums pour enfants. Cela parlait d’un pauvre cochon, Artiodactyle Groinchilopédon, malheureux d’être trop gros. J’avais laissé passer huit jours, sans presque m’en rendre compte.

Plus les jours passaient plus je réalisais qu’en lui ayant fait l’aveu de mon admiration inconditionnelle, de mon besoin de lui, de mon amour, j’avais démaillé mes défenses, perdu mon masque et mon acidulée

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liberté. Je feignis de croire, pour garder la face moi aussi, que j’avais fait exprès de laisser passer une semaine. Et j’y croyais, presque. Je n’étais pas peu fière d’avoir pris mon temps, de m’être ainsi prouvé que je n’étais pas esclave de ma passion. Puis je blêmissais : et s’il s’en vexait ? Je me mis à lire son texte. Je n’osais plus l’appeler pour lui en parler. J’allais à la place lui envoyer les illustrations du volume que je terminais, et les lui dédier. J’étais particulièrement fière de la page finale où Artiodactyle, dans un geste de défi, croisait les pattes et revendiquait haut et fort d’être ce qu’il était.

Lui qui d’ordinaire se débrouillait pour que ce soit moi qui prenne l’initiative, fut finalement contraint de l’appeler. Dans la première seconde je me flattai d’avoir bien manœuvré, je l’avais obligé à faire un geste. Mais je ne reconnaissais pas sa voix, elle était métallique, son débit trop rapide. Ce n’était pas habituel. Il bafouillait, il s’en voulait, il m’en voulait, il entassait des prétextes maladroits. Soudain il déclara d’un ton sec qu’il avait un besoin urgent de ses poèmes qu’il m’avait confiés. Aurais-je la gentillesse… l’extrême amabilité… de les lui rendre ? Du moins si je les avais lus – Il y eut un temps, je n’osais dire un mot, je l’entendais haleter au bout du fil, quand il reprit ce fut avec une agressivité, une amertume qui me fit frissonner : Mais peut-être n’en avais-je pas trouvé le temps ! En huit jours ? J’avais mieux à faire sans doute ! Ah, ah… – Il y eut de courts ricanements