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Romuald et Justine Préface Il en est de l’acte de naissance d’un être comme des racines d’un arbre, des fondations d’un foyer. Le prénom, d’abord, est manifestement lié au caractère d’un individu. Qui ne s’est jamais étonné de ne pas l’être à la rencontre d’une nouvelle personne ? Les allitérations rendent austère, les voyelles, volubile. Ce jeune imberbe aux cheveux bruns coupés courts, discret et souriant, une lueur verte nageant tel un nénuphar englouti dans le marécage marron de ses pupilles, on sait déjà qu’il s’appelle Benjamin, avant même qu’il ait ouvert ses lèvres effilées. De là ce doute mystique : la paternité s’allie-t-elle à la science prophétique d’augurer la nature future de l’enfant ? Ou bien la jeune pousse se développe-t-elle en conséquence, forcée à croître le long de ce tuteur onomastique ? À ceux qui ont fait erreur, on en distingue trois types, des tiers ne manqueront pas de rappeler à leur progéniture que leur identité officielle ne leur sied pas plus qu’un chandail à une mouche. Le premier type, les devins les moins inspirés, les conformistes à tout prix, n’ont pas su baptiser le spécimen unique auquel ils ont donné vie de l’exotique nom qu’il aurait mérité, se contentant d’une appellation passe-partout piochée dans un top 10 de magazine féminin ou forum web. On pourrait certes les remercier de ne pas encombrer notre vocabulaire de néologismes imprononçables. Une perle d’huître revêt-elle cependant autant de valeur qu’une nacre de méléagrine ? Le deuxième type concerne les inventeurs délirants, trouvant un sujet d’extase dans l’accablante banalité. Ceux-là excellent dans le marketing de leur propre enfant. Seulement le meilleur des publicitaires aurait bien du mal à faire passer des grains de poivre pour du caviar, et c’est à cause d’écarts comme cela qu’on se retrouve à ne pas se comprendre, à parler de mustela putorius plutôt que de putois. Il y a, enfin, les petits ratés, les légers à-côtés, des erreurs d’appréciation que la vie sociale la plus élémentaire révèle quotidiennement. J’ai ainsi connu une Caroline que je ne pouvais nommer autrement que Sophie. Elle avait les pommettes saillantes, le rire perché et doux, les longs cheveux de blé d’une Sophie, voilà tout. Somme toute, notre langage a retenu le terme « tumeur » pour évoquer un abcès - Une nouvelle par semaine - 1

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Romuald et Justine

Préface

Il en est de l’acte de naissance d’un être comme des racines d’un arbre, des fondations d’un

foyer.

Le prénom, d’abord, est manifestement lié au caractère d’un individu. Qui ne s’est jamais

étonné de ne pas l’être à la rencontre d’une nouvelle personne ? Les allitérations rendent austère, les

voyelles, volubile. Ce jeune imberbe aux cheveux bruns coupés courts, discret et souriant, une lueur

verte nageant tel un nénuphar englouti dans le marécage marron de ses pupilles, on sait déjà qu’il

s’appelle Benjamin, avant même qu’il ait ouvert ses lèvres effilées. De là ce doute mystique : la

paternité s’allie-t-elle à la science prophétique d’augurer la nature future de l’enfant ? Ou bien la

jeune pousse se développe-t-elle en conséquence, forcée à croître le long de ce tuteur onomastique ?

À ceux qui ont fait erreur, on en distingue trois types, des tiers ne manqueront pas de rappeler à

leur progéniture que leur identité officielle ne leur sied pas plus qu’un chandail à une mouche. Le

premier type, les devins les moins inspirés, les conformistes à tout prix, n’ont pas su baptiser le

spécimen unique auquel ils ont donné vie de l’exotique nom qu’il aurait mérité, se contentant d’une

appellation passe-partout piochée dans un top 10 de magazine féminin ou forum web. On pourrait

certes les remercier de ne pas encombrer notre vocabulaire de néologismes imprononçables. Une

perle d’huître revêt-elle cependant autant de valeur qu’une nacre de méléagrine ? Le deuxième type

concerne les inventeurs délirants, trouvant un sujet d’extase dans l’accablante banalité. Ceux-là

excellent dans le marketing de leur propre enfant. Seulement le meilleur des publicitaires aurait bien

du mal à faire passer des grains de poivre pour du caviar, et c’est à cause d’écarts comme cela qu’on

se retrouve à ne pas se comprendre, à parler de mustela putorius plutôt que de putois. Il y a, enfin,

les petits ratés, les légers à-côtés, des erreurs d’appréciation que la vie sociale la plus élémentaire

révèle quotidiennement. J’ai ainsi connu une Caroline que je ne pouvais nommer autrement que

Sophie. Elle avait les pommettes saillantes, le rire perché et doux, les longs cheveux de blé d’une

Sophie, voilà tout. Somme toute, notre langage a retenu le terme « tumeur » pour évoquer un abcès

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mortel, et ce n’est sans doute pas plus un hasard que celui de « caractère » désigne à la fois une

personnalité et les lettres qui lui sont étiquetées.

Comment ? Il ne s’agirait que d’une projection de nos propres modèles mentaux ? Une

simplification d’observateur, un regroupement grossier afin de ranger nos connaissances dans nos

boîtes internes, pour mieux se remémorer leurs noms et aspects de concert ? Malle rouge pour les

messieurs Patate à moustache, bleue, sans. On ne peut certes l’exclure. Mais que ces mornes

convaincus emploient alors leur esprit rationnel à calculer la probabilité que notre Romuald et sa

Justine se rencontrent, plus de quatre siècles après la fête des Capulet. Seule la première syllabe est

correcte ? C’est que leur destin commun était voué à faire les choses à moitié.

À ces étouffeurs de poésie, nous avons une influence plus prosaïque, purement matérielle, à

leur soumettre. Le diamètre des racines importe autant que le terreau dans lequel elles

s’épanouissent ; la consistance du béton pas plus que la ductilité du sol où il s’enfonce. De même,

l’endroit où la lumière du monde l’éblouit pour la première fois affecte certainement la destinée du

brailleur. Accouché dans les flots, il traversera la vie comme on plonge dans un bras d’océan,

alternant courses frénétiques et apnées mélancoliques, ballottements tumultueux et quiétude

admirative. L’enfant chu dans la paille ne se défera jamais de son adoration pour la nature. S’il

échappe à la croix, il se délectera toute son existence des promenades en forêt et autres ascensions

montagnardes. Les lits de clinique stérilisés incitent à un certain goût pour le confort et la

modernité, un sens rigoureux et ennuyeux de l’organisation des actes journaliers. Tandis qu’éclore

dans les airs, c’est y rester volant, c’est avoir pieds sur terre et tête dans les nuages, toute sa vie...

Personnages et décors

Madame Pham avait accouché dans l’avion qui la portait en France, scellant ainsi par deux fois

l’union avec son mari.

Lui vendait des produits du marché aux restaurateurs d’Hô-Chi-Minh-Ville. Les pétarades altos

de son pot d’échappement s’additionnaient chaque jour à la chorale vrombissante des scooters. Par

un miracle d’astuce que l’expérience et l’indifférence au risque lui avaient enseigné, il était capable

de donner à son deux-roues la contenance de nos poids lourds occidentaux. Seuls ses épis d’encre

dépassaient de l’amas de sacs, et, à le voir se faufiler parmi les véhicules, l’on était en droit de se

demander si son regard avait le pouvoir d’en percer l’opacité. Elle travaillait dans une boutique de

textile. À l’arrière, précisément. Des clients au teint d’ivoire se refaisaient entre ses mains une

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garde-robe pour des sommes inégalables, quand bien même les frais de déplacement auraient été

retenus dans le calcul.

Lui cherchait à échapper au météorisme carboné de la ville, à troquer ses provisions de soja

mungo et d’émincés de bœuf séchés pour les produits fins du pays réputé pour sa haute

gastronomie. Elle, derrière le rideau diaphane qui la séparait de la salle de vente et d’essayage, se

laissait parfois aller à s’imaginer le droit d’être frivole à son tour, de n’avoir d’autre but de ses jours

que celui de se procurer la tunique qui s’accorderait le mieux à ses prunelles.

La patronne de Madame Pham, se trouvant à dîner dans un restaurant que livrait Monsieur

Pham, avait servi d’entremetteuse. Évoluant dans une métropole suffisamment développée pour

connaître la liberté de mariage, ils avaient prononcé leurs vœux de bonheur éternel en même temps

que celui d’économies drastiques passagères. Ils ne s’autorisèrent dès lors pour seul plaisir que celui

d’être ensemble. Le soir, après une pleine journée d’efforts, ils se partageaient une gamelle de soupe

d’eau frémissante, parfumée d’herbes que Monsieur Pham avait pu chiper sur les étals délaissés des

marchés. Son devoir de protection consistait à en varier les saveurs, afin qu’ils aient l’impression de

goûter chaque soir un plat nouveau. Ils lapaient lentement leur bouillon fumant avant de s’allonger

côte à côte, sans plus la force de ne rien se dire, privés d’aventures locales en vue de l’énorme qui

les attendait à l’opposé du globe.

Les premières contractions stomacales de Madame Pham n’avaient pas été intégrées à leur plan

d’épargne. Ils avaient désormais six mois pour s’envoler. Au lieu de ça, il y aurait un billet de plus à

acheter, une bouche de plus à remplir. Surtout, tels deux jardiniers désireux d’offrir le meilleur des

sols à une graine unique et précieuse, ils souhaitaient voir leur enfant s’épanouir sur le territoire

fertile de leur rêve.

La ceinture de Madame Pham enflait, celle de son mari se serra encore. Quatre ans de ragoûts

fades leur permirent d’accéder enfin aux billets allers de Vietnam Airlines. Ils ne laissèrent dans la

ville nulle trace de leur passé. Le scooter, les sacs en toile de jute, la boîte de couture personnelle de

Madame Pham et jusque ses gamelles cabossées avaient trouvé acheteurs, apportant les ultimes

milliers de dongs nécessaires à la réalisation de leur projet.

Quatre ans d’attente, neuf mois d’angoisse, pour que les turbulences de l’appareil fassent céder

quelque opercule physiologique dans l’anatomie de Madame Pham deux heures avant d’atterrir. Les

hôtesses de l’air se révélèrent des sages femmes d’une compétence rare, dont le sang-froid avait

peut-être été scellé par l’habitude de se démener dans la stratosphère. Les premiers gémissements

furent recueillis dans une serviette chauffée réservée à la classe affaires, salués par une salve

d’applaudissements, et le commandant de bord lui-même félicita par les haut-parleurs la jeune

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maman dans une langue qu’elle ne comprit pas.

Ils étaient donc partis deux, atterrirent trois. À l’aéroport, la horde d’accoucheuses célestes

poussa avec le couple pour franchir le placenta de la frontière administrative. Il fallait trouver un

nom au garçonnet. Le jeune papa était accoutumé aux patronymes étrangers des établissements

culinaires où il écoulait ses produits. La maman se rappelait des présentations flagorneuses qui

traversaient le rideau de la boutique de vêtements. Ils avaient réfléchi ensemble au nom de leur

enfant, étaient décidés à manifester dans le choix du prénom leur humilité à s’intégrer au sein de

leur pays hôte, comme nombre d’immigrés asiatiques, sans pour autant tomber dans l’excès de zèle

qui consiste à lui octroyer un sobriquet désuet, démodé déjà au siècle passé. Jamais cependant ils

n’avaient su se mettre d’accord sur une appellation définitive, et l’impératif de la situation obligea

Madame Pham à avoir le dernier, furtif, mot.

Le plus bel homme qui fut donné à Madame Pham d’apercevoir dans sa vie, outre son mari,

était également celui qui lui avait adressé ce sourire rayonnant jusque dans l’ombre de son atelier. Il

était bien rare que l’on considère les ouvrières. Cet élégant client, sur la physionomie duquel les

défauts semblaient avoir renoncé à se fixer, avait entrouvert le voile, écrasé la moquette terne de ses

semelles luisantes, daigné saisir sa main. Il s’était présenté, lui avait confié son nom. Trois syllabes

qui revêtaient la promesse d’une âme galante dans une enveloppe superbe. Elles lui revinrent

soudainement, devant les crevasses labiales du gendarme las qui les reçut sur le sol français.

« Romuald ».

La famille Pham, qui en était désormais une à part entière, retrouva dans la banlieue nord de

Paris des cousins éloignés du mari, venus s’installer dix ans plus tôt. Le couple n’avait plus un sou,

tous ayant servi de combustible au réacteur de l’avion. Le RER bleu plutôt que le tapis rouge leur

avait été déroulé jusqu’au seuil de cette tour vétuste. Des plaques de peinture s’étaient décrochées

des façades, laissant à nu des taches de béton grisâtres. Au lieu de voir la misère, Madame Pham y

perçut un original motif floral sombre sur ce bloc pâle.

Le sens du partage va souvent de pair avec le peu que l’on a à partager. La précarité porte à

l’infinie divisibilité, et les cousins en place trouvèrent à en faire aux trois arrivants. Pham

également, ils n’eurent pas même besoin de changer l’étiquette sur leur boîte aux lettres. Une pièce

de l’appartement fut cédée avec insistance. Deux matelas en couvraient entièrement la moquette.

Dans l’interstice entre ses deux parents, des jours indolents défilaient sur Romuald, oisillon

silencieux en son nid, perché dans un peuplier de béton.

Ils n’étaient pas moins de huit à se partager les soixante mètres carrés de l’appartement. Les

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cousins Pham avaient trois enfants, âgés de cinq à neuf ans, qui ne portaient pas grande

considération pour le petit Romuald. Ils étaient accoutumés à voir défiler des pèlerins entre leurs

murs, avec lesquels leur lien de parenté n’était souvent que celui d’avoir une génome qui rend la

peau dorée.

Monsieur Pham trouva à mettre ses compétences au service d’une chaîne de restaurants

spécialisés dans les grillades. Sa femme ne tarda pas à renouer avec son talent pour la couture avec,

à sa disposition, des machines qui s’enrayaient moins et des étiquettes qui n’étaient pas contrefaites.

Le tissu que caressaient ses doigts avait souvent effectué le même voyage qu’elle, pris par là une

valeur démultipliée par un coefficient qui fut moindre sur son salaire. Pendant que ses parents se

forgeaient un statut dans la zone euro, une vieille voisine française, qu’une légère myopie pouvait

confondre avec un gros pruneau décoloré posé sur un fauteuil, se chargeait de surveiller Romuald.

Elle avait été autrefois promeneuse pour les chiens du quartier, et l’âge lui avait fait préférer les

gosses de l’immeuble, qu’elle se contentait d’enfermer dans une pièce et de faire taire d’un cri sec

lorsqu’ils l’empêchaient d’entendre ses feuilletons favoris. Le soir, la salle sans jeu se vidait de ses

pensionnaires, et la vieille nourrice percevait son obole de gardienne. En grandissant, l’esprit de

Romuald ne devait conserver aucun souvenir de ces temps sans événements.

Il fut bientôt assez haut pour scruter seul le paysage à la fenêtre de la chambre qu’il partageait

avec ses parents. Bien qu’il offrait à voir moins de scooters que la ville où il avait été conçu,

Romuald restait plongé dans la langue et les traditions de son pays d’origine. De son côté du double

vitrage étaient conservés des spécimens jaunâtres attachés à leur exception culturelle. Les rares

tentatives de repas occidentaux, élaborées dans l’euphorie de l’arrivée, avaient été rapidement

avortées au profit de soupes où flottaient désormais des morceaux de bœuf. Les rez-de-chaussée des

alentours étaient tous similaires, carrousels d’enseignes aux caractères aussi divers qu’il existe

d’écritures dans le monde, et l’épicier vietnamien avait évidemment son emplacement. Madame

Pham était bien connue des tenanciers voisins.

Les conversations qui accompagnaient les dîners de l’appartement se déroulaient

inexorablement en Tiêng Viêt. Si les murs ont réellement des oreilles, faisant de la tour HLM le plus

complet des limiers, les tympans de celle-ci vibraient rarement de sonorités européennes. Pourtant,

son premier mot, Romuald le prononça en français. « Maman ». Et les yeux des trois enfants

présents se déplissèrent un instant devant ce chien miaulant. Où avait-il entendu cela ? Le regard de

Madame Pham, au contraire, s’embua de fierté. Elle n’était guère responsable de ce miracle. Ces

deux syllabes l’émurent toutefois plus qu’un long monologue passionné.

Le meurt-de-faim chu dans l’abondance est prompt à devenir glouton. Le jeune Romuald apprit

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la langue française avec autant d’appétit qu’il en était distant à l’origine. À coups de langue,

vibrations de glotte, raclements de palais, Romuald taillait ses phrases, sa grammaire. Celui qui n’a

rien a la force de tout prendre. Immergé dans les onomatopées vietnamiennes, il ne déployait pas

moins d’énergie que le sculpteur qui s’attaque avec un burin d’enfant à son premier bloc de grès.

Son jeu préféré était l’assimilation de mots nouveaux. Son désir de bien parler devint obsessionnel.

Derrière son minuscule bureau de classe de l’école maternelle Jean-Baptiste Poquelin, Romuald

affichait un sourire immuable au milieu des piaillements et pleurnicheries dont la résultante était

proche de l’espéranto. S’il devait colorier, il prenait un malin plaisir à nommer les couleurs, ne se

laissant pas berner par la distinction entre beige et jaune sable. Il désignait mentalement les parties

de son corps qu’il agitait lors des exercices de mime. Les jeux improvisés devenaient des contes

dans sa bouche, et tout texte entre ses mains se muait roman : publicité d’abribus, ticket de courses,

paquet de céréales... Son ardeur à apprendre impressionna tant la maîtresse qu’elle lui fit sauter le

CP. À cinq ans et demi, Romuald commença à donner des cours à ses parents et leurs cousins

adultes. Son livre de lecture leur servait plus à eux qu’à lui. Il pouvait leur fait répéter cent fois

« Marou est un chat, Ratus est un rat », jusqu’à ce que leur prononciation fût irréprochable, jusqu’à

ce qu’il ne fût plus capable d’identifier, yeux fermés, le moindre accent d’outre-Oural. Dans le

métier respectif qu’ils avaient déniché, on ne leur demandait que de comprendre ce qu’on exigeait

d’eux. Les leçons de Romuald permirent aux adultes d’émerger petit à petit du brouhaha confus qui

les submergeait hors de l’immeuble, d’évoluer dans un univers désormais riche en sens et en

échanges.

Monsieur et Madame Pham furent enfin en mesure d’emménager dans leur propre appartement,

et Romuald, sept ans un quart, leur imposa de ne parler que français en sa présence. Malgré cette

règle stricte, les neurones fossilisés de ses parents avaient plus de mal que son cervelet élastique à

intégrer le vocabulaire nouveau. Lorsque le ton des discussions approchait celui de la dispute, les

injections vietnamiennes reprenaient progressivement leur droit dans le dialogue. Les index de

Romuald s’élevaient alors pour plaquer sans répit ses tragus. Il courrait s’enfermer dans sa chambre,

avec les coudes à hauteur d’oreilles, n’entendant plus que la musique de son corps, pour débiter à

toute vitesse des comptines et poèmes appris par cœur. Les vers lui faisaient l’effet d’une ablution

de syntaxe correcte pour éliminer les impuretés auditives que ses parents avaient glissées dans son

esprit.

Les classes défilèrent, Romuald aiguisait sa maîtrise irréprochable de la langue française. Il y

ajouta bientôt celle du latin, de l’anglais, grec et espagnol. Chaque nuit, malgré les remontrances de

son père qui l’accusait de trop user d’électricité, sa lampe de chevet faisait concurrence à la lune.

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Les pages de ses livres lui soufflaient des rêves littéraires. Il traversa ainsi l’adolescence, avec peu

d’amis réels, nulle amourette concrète, mais des milliers de compagnons imaginaires et de coups de

cœur illusoires. Jusqu’à ce soir glacé où il fit la rencontre de Justine.

Romuald avait obtenu son baccalauréat littéraire avec les distinctions du jury, était venu

naturellement prendre place parmi les amphithéâtres de l’université de lettres. Il louait un studio à

quelques minutes de ces hémicycles où sa soif d’auteurs classiques était loin d’avoir tari, grâce à

des missions de traduction qui occupaient son temps libre. Il rendait visite à ses parents certains

week-ends, de plus en plus rarement, privilégiant les bureaux de la B.U. à la table familiale. Dans

son sac à dos sans marque, deux histoires se tenaient en permanence compagnie, dans le cas où un

contretemps lui eût donné l’occasion d’en finir une et pour ne pas se trouver démuni alors.

Le soleil de décembre s’efface si tôt qu’il ne s’était pas rendu compte, ce soir-là, d’être resté

travailler si longuement dans un hall éclairé de la fac. Les lieux étaient déserts. Il regroupa ses

affaires et sortit en marchant du bâtiment. Un froid violent s’infiltra à travers son fin manteau, le

tira de ses rêveries d’encre, l’obligea à porter son attention sur ce monde trop matériel. Les poings

fermés dans ses poches, soufflant des panaches de vapeur dignes d’une locomotive transsibérienne,

quelques phares de voitures projetaient de temps à autre son ombre sur le trottoir pailleté de givre.

Un feu rouge l’arrêta au seuil d’un passage zébré. Trouvant l’attente longue, frigorifié de rester

immobile, il tourna sur place en enfonçant au plus profond son menton sous son col. Trois

révolutions plus tard, il remarqua seulement la silhouette interposée entre le poteau de signalisation

et lui. Une ombre fine, stoïque, contre laquelle le halo vermillon venait s’échouer.

Le feu verdit, Romuald allait traverser. Il ne put cependant s’y résoudre avant de se retourner

sur le profil courbe. Il pouvait distinguer désormais son visage. Elle semblait autant égarée de corps

que d’esprit. Avec un naturel non feint, il lui proposa son assistance.

Au lieu d’une voix humaine, il crut qu’un verre en cristal répondit. Les flocons qui

commencèrent à tomber parurent lui obéir. Ses cordes vocales pouvaient bien être des filins glacés,

sublimés par l’argent du froid. À travers ses pupilles, Romuald aperçut distinctement l’éclat hyalin

de ce gel intérieur. Sans trop savoir pourquoi, ils se mirent à marcher côte à côte, longeant les

bâtiments de la fac, les résidences, les magasins, les pavillons dont les tuiles blanchissaient. Leur

conversation avait la spontanéité touchante de deux jeunes gens ivres, alors que seule la fille l’était.

Elle s’appelait Justine. Un nez timide hésitait à sortir de ses joues lisses et ovales. Sur l’une

d’elles, un triptyque de grains de beauté s’entretenaient pour l’éternité. Ses cheveux bruns, coupés à

hauteur d’épaule, lui seraient allés longs comme rasés. Elle était à peine plus petite que Romuald,

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et, contrairement à lui, les racines de son arbre généalogique ne franchissaient pas la frontière. Dans

leur promenade hivernale, ils ouvrirent leur cœur comme deux perce-neiges sur le toit du monde.

Romuald devait se rappeler longtemps ces confidences, les premières qu’il accordait véritablement.

Justine se souviendrait d’un moment agréable, trouble pour son organisme mal en point, vidé de sa

substance à la sortie de sa soirée hebdomadaire d’école d’infirmière, quelques minutes avant que le

jeune homme vienne la secourir à un carrefour.

Ils marchèrent ainsi durant près d’une heure, partageant des bribes décousues de leur vie

respective. Romuald se rappela soudain qu’ils déambulaient sans but, s’enquit de l’adresse de

Justine. C’était à deux rues de son studio. Il bifurqua, leur errance devint un chemin tout tracé.

Arrivés au seuil de la résidence, Justine, que l’air hivernal avait aidé à recouvrer ses esprits, déposa

sur sa joue un baiser. Il n’avait déjà plus rien du froid dans lequel ils baignaient.

Blottie sous ses draps, Justine ne trouva pas le sommeil tout de suite. Comme nombre de ses

amies, elle avait l’habitude de tomber amoureuse de voyous, de bad boys à même de lui fournir sa

dose de péripéties et d’aventures. Seulement, ceux qu’elle avait rencontrés jusqu’à présent l’avaient

fait plus souffrir que ceux qu’elle contemplait sur les écrans des cinémas. Cette balade nocturne

avait été son premier échange sincère avec un type sympa et simple, humble et honnête. Elle avait

suffi à lui faire entrevoir que ce cocon paisible pouvait être préférable à la toile d’une mygale.

Sans autres liens à elle que son prénom et l’image enivrante de son visage, Romuald installa

son bureau dans le hall de l’institut de formation aux soins infirmiers. Il s’intéressait toutefois

davantage aux individus qui en martelaient les carreaux effacés qu’à ceux qui peuplaient les

ouvrages qu’il avait ouverts par principe sous son menton. Le lundi suivant, il la retrouva. Elle

l’invita à la raccompagner chez elle à nouveau. Ils prirent l’habitude de faire ensemble le trajet,

apprirent leurs horaires respectifs, s’attendaient parfois plusieurs heures pour la simple joie d’être

deux quelques minutes. Ils se quittaient toujours sur le seuil, où leurs joues se frôlaient, se

caressaient, se massaient. Jusqu’au jour où les lèvres de l’un deux, des deux peut-être, avaient

dérapé.

Romuald fit à ce moment l’un des plus longs voyages de son existence. Dix années vécues en

dix secondes. Plus tard, il devait se dire que sa vie aurait été courte si elle n’avait été que ce baiser.

La foudre de l’amour venait de figer l’électricité de son cœur. Justine, plus habituée à ce genre

d’échange, s’était fait sa Jupiter fatale.

On ne se connaît jamais vraiment avant de s’aimer. Ce baiser fut pour Romuald une sorte de

contrat qui l’obligea à être pour Justine le compagnon idéal, la moitié complémentaire. Son attitude

dut changer avec son quotidien. Ils se tenaient la main dans la rue, achetaient ensemble leurs

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vêtements, laissaient traîner des mots doux ou des bonbons dans la poche ou le sac de l’autre,

visionnaient des comédies qui les faisaient rire en même temps, cuisinaient à deux des plats raffinés

dont la moitié était dévorée avant qu’ils n’eussent eu le temps de dresser le couvert. Justine était

familière des règles de ce jeu, seulement elle n’avait encore rencontré complice plus avenant que

Romuald. Lui, pourtant, n’avait jamais connu cela. Il s’efforçait à mettre en pratique ce qu’il avait

observé du monde, imaginé de ses romans.

Ils se présentèrent leurs amis respectifs. Les littéraires, cercle de Romuald, poètes irrités d’être

trop souvent considérés comme disparus, accueillirent avec un ravissement unanime la tornade

Justine. Romuald s’était vite rendu compte que son tempérament ardent était bien éloigné de la

reine de glace qu’il avait cru découvrir le soir de leur rencontre. En réalité, Justine était fougueuse

et impétueuse, vive et dansante, débordante d’une énergie qui, canalisée dans quelque moteur, aurait

pu rendre riche un habile thermodynamicien. Elle incita ses amis à chambouler leurs habitudes,

qu’ils quittent leur jardin inerte de feuilles imprimées pour celui des plantes véritables. Jamais

Socrate n’eut plus belles formes pour disciple de sa maïeutique, confia, avant d’aller se coucher,

l’un des jeunes garçons présents ce soir-là à un autre.

Romuald, de son côté, avait cru défaillir en débarquant au before des camarades d’école de

Justine. Au milieu de ces créatures si séduisantes, aux attitudes si libérées, il eut peur d’abord de

perdre la voix et la raison. Les Néréides cependant le rassurèrent rapidement par leur empathie

bienveillante. Il discuta avec une majorité d’entre elles, les conversations se faisant de moins en

moins sensées, avant de se forcer un peu à se trémousser sur les basses d’une discothèque louée

pour l’occasion. Le lendemain après-midi, dans la langueur du réveil, Justine lui glissa à l’oreille

qu’elle avait reçu maints compliments jalousés de ses amies à propos de sa discrétion, sa

gentillesse, son humour délicat.

Aimer porte toutefois à passer du temps seul ensemble, ni plus ni moins qu’à deux. On peut

alors être pleinement à l’autre, avoir l’autre pleinement pour soi. Seulement, il est courant, dans ce

tourbillon des sentiments, de vouloir paraître plus que ce que l’on est vraiment.

Romuald, malgré son talent pour les lettres et les idées, sa passion pour la rhétorique et le

raisonnement, s’était toujours montré fort maladroit au moment d’exposer ses opinions. En amour,

il se révéla terriblement gêné à discuter de ses sentiments, embarrassé au possible dès lors qu’il

s’agissait d’aborder le cœur des choses. Or qu’était son amour pour Justine sinon le cœur même de

son cœur ? Il avait appris à lire, et non à s’exprimer. Lorsqu’il était question de s’ouvrir, de laisser

parler son âme, il s’engluait seul dans une matière visqueuse où son esprit se raidissait, sa langue se

débattait. Des larmes de transpiration gouttaient sous ses aisselles. Il en avait conscience, mais

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n’arrivait à rien faire pour s’en sortir en présence de Justine. Elle ne semblait avoir aucun mal à

rester naturelle. Il ne l’avait pas trouvée changée depuis le moment de ce premier baiser. Lui se

sentait irréversiblement compromis.

Un jour qu’il s’ennuyait durant un cours de littérature du XIIIe siècle, il gratta ce poème en

marge de sa feuille quadrillée :

On n’est pas soi quand on est deux,

Qu’on a son reflet dans des yeux.

Celui qui parle n’est sûr de rien :

« Sommes-nous le soir ou le matin ? » ;

Ou bien devient certain de tout,

S’improvise Grand Manitou.

Qui s’accoude se ramollit :

« Cette table, ne l’a-t-on trop polie ? » ;

Ou prend la raideur d’une statue

Craint d’être, par la foudre, abattu.

Qui cuisine se brûle,

Qui court s’émascule,

Qui rit est ridicule,

Qui dort est noctambule.

On n’apprend la gêne à l’école,

Elle est la langue de qui s’affole.

On n’est pas soi quand on est amoureux

Qu’on a une étoile dans les cieux.

Au fond de lui, ce problème de ne plus se sentir tout à fait tel qu’auparavant, tel qu’avant

Justine, le torturait. La raison en était profonde, grave. Dans son humilité, défiant celle de

l’anachorète, il ne se sentait pas de poids à avoir de l’attachement, pas la foi d’avoir des sentiments,

pas le droit d’aimer. Comment, comment donc un être si inintéressant, faible, vulgaire que lui

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pouvait-il se trouver sous le feu dévorant d’une telle passion ? L’amour l’écrasait d’une stèle, sous

laquelle il était autant heureux que silencieux. Malgré son effusion de pudeur, il ne pouvait

s’empêcher de se sentir joyeux d’aimer et d’être aimé en retour, et s’étonnait que ce bonheur pleuve

sur lui avec le même hasard que les gouttes du ciel. Il était ébahi par Justine, son être, son parfum,

ses yeux, ses paroles, ses caresses, ses idées, sa voix. La surprise fait peu de place à la raison.

Seulement, de cet étonnement, il ne trouvait l’issue.

Devant la glace, il se demandait s’il était digne de tant d’amour. Son reflet offrait l’image

morne d’un type quelconque, à la peau déteinte, comme si on l’avait passé à la machine à laver avec

de la pulpe de mangue, aux cheveux plaqués qui ne cessaient d’être gras même en sortie de douche,

avec des yeux grotesques en arc de cercle. Son portefeuille n’était guère rempli que de papiers qui

témoignaient de son identité d’éternel anonyme, pas original pour un sou. Les copies de ses élèves,

qu’il commença bientôt à corriger, courbé sur son bureau dans un travail de snob à la chaîne, aurait

mieux que sa propre biographie décrit le médiocre professeur qui venait de prendre ses fonctions

dans un collège miteux de banlieue, où il se débattait, ridicule avec sa torche, à allumer la flamme

de l’intérêt pour les beaux textes en des âtres cloisonnés.

Ainsi, lorsque Justine se trouvait à son flanc comme lorsqu’elle s’en était éloignée, lorsqu’elle

lui laissait un peu de place pour penser, il pensait encore à elle, mais autrement. Il se demandait si

tout être méritait d’éprouver l’envoûtement divin où il était emporté et qu’on nomme amour.

N’était-il pas réservé aux seuls hommes forts, beaux, riches, et chanté seulement par les aèdes ? Y

avait-il un droit naturel à aimer et être aimé, si évident qu’on n’avait pris la peine de l’inscrire dans

la Déclaration universelle ?

Non seulement il doutait de son droit, mais il s’encombrait du devoir réciproque de présence,

de réconfort, de grandeur qu’il lui associait. Il ne pouvait accepter de n’être redevable de rien ;

qu’aimer était largement suffisant ; que Justine, en retour, l’aimait tel qu’il était, pour qui il était.

Elle aimait sa simplicité, son retrait, son calme. Lui trouvait dans son repli un point de dissension,

un interstice encore léger qui, dans ses extrapolations, par la tectonique des émotions humaines, ne

tarderait pas à se fendre en une faille, un gouffre, un abysse. Lors d’une promenade main dans la

main, sur le banc d’un parc, le sable coloré par la lumière décline lors d’un séjour à la mer, entre

deux édredons après que leurs corps se soient échangé en langage des signes leurs promesses

d’amour réciproque, Romuald ne supportait plus d’être aphone, de laisser les mots se coincer dans

sa gorge, être régurgités d’un coup de glotte avec sa salive usée. Tout ce qu’il pouvait imaginer lui

apparaissait dérisoire, prosaïque, plat.

Justine lui demandait souvent si cela ne le gênait pas qu’elle parle tant. Non, bien sûr que non,

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cela ne le gênait pas, au contraire. Elle venait boucher les silences qui le mettaient si mal à l’aise. Il

se demandait comment faisaient les autres, ses parents, ses connaissances, ce couple dans la rue,

pour survivre à ces moments de flottements où les mouches volent, les anges passent. Mais il

n’osait interroger personne sous peur de paraître ridicule, inapte, socialement handicapé. Pourquoi

ne trouvait-il rien qui vaille la peine d’être raconté ? Il cherchait des réponses dans des livres qui

traitaient de l’amour. Parfois, au fil des lignes, il croyait déceler matière à discussion. Il s’imaginait

que, si Justine apparaissait à cet instant précis dans la pièce, ils pourraient avoir un débat digne

d’intérêt. Peut-être pourrait-il ainsi combler trente minutes de vide. Puis, lorsqu’il la retrouvait, il

avait tout oublié, n’était guère capable d’aligner plus d’une phrase.

Justine lui fit un jour la remarque qu’il s’exprimait peu. Ce voulait être une simple observation,

un fait sans jugement. Romuald en tomba malade. Il était malade de ne pas pouvoir dire ce qui

faisait battre son cœur et sourire ses lèvres, malade de trouver toute parole vaine à l’aune de la

beauté de la passion. Le quotidien et sa vulgarité l’irritaient, et il ne parvenait pas à le transcender

par ses mots, pour le magnifier comme il sentait que Justine le sublimait lui-même, à l’intérieur.

L’immigré au teint jaune sable était malade de ses blancs.

L’idée lui vint en classe, alors qu’il étudiait la tragédie avec ses élèves de 3ème4. La lecture

d’une scène par une fillette, avec une voix franche et éraillée dans ses exclamations, qui aurait pu

être celle de Justine au même âge, lui inspira un remède. Il l’essaya dès le soir venu.

Acte I

Salon, télé éteinte. Tous les deux assis sur le canapé.

JUSTINE,

l’attire à lui

Psst, Romu, j’ai quelque chose à te dire...

Il hésite, elle se penche sur lui et l’embrasse.

JUSTINE,

retire ses lèvres et le fixe dans les yeux

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J’aime bien quand tu m’embrasses. Je t’ai jamais demandé, t’as un secret ? Une technique, ou

quelque chose à laquelle tu penses ?

ROMUALD

Un baiser, mais à tout prendre, qu’est-ce ?

Un serment fait d’un peu plus près, une promesse

Plus précise, un aveu qui veut se confirmer,

Un point rose qu’on met sur l’i du verbe aimer ; 

C’est un secret qui prend la bouche pour oreille,

Un instant d’infini qui fait un bruit d’abeille,

Une communion ayant un goût de fleur,

Une façon d’un peu se respirer le cœur,

Et d’un peu se goûter, au bord des lèvres, l’âme !  

JUSTINE,

yeux écarquillés, se blottit contre sa poitrine

Oh, c’est magnifique ! Tu m’impressionnes beaucoup Romu, tu sais.

Ce ne fut pas Cyrano qui aida Chistian, mais bien Edmond qui secourut Romuald. Et il étreignit

Justine avec la satisfaction de son devoir de noble parole accompli.

Il n’avait pas eu besoin de beaucoup d’efforts pour mémoriser la réplique. Depuis qu’il était

enfant, ses lectures étaient quotidiennes, et il avait pris l’habitude d’en retenir certains passages

marquants. Il ne s’était pas attendu, alors, à ce que cela lui serve à séduire une demoiselle. Il

s’imaginait plutôt pouvoir ainsi impressionner un jour ses élèves, qui se révélèrent l’être davantage

par une plaisanterie potache ou une bravade à l’encontre d’un collègue enseignant.

Désormais, Romuald put tous les soirs puiser dans la bibliothèque de son esprit l’enduit

nécessaire à boucher les vides qui le dérangeaient tant.

Tous les deux nus sous les draps, le corps ruisselant de sueur, haletant encore un peu.

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JUSTINE

C’est quand même fou, tous ces couples qui se séparent. Jade et Martin, et, maintenant, Cristina et

Ulysse. Ça m’effraie un peu, je t’avoue. Tu crois qu’on s’aimera toujours, nous ?

ROMUALD

Justine,

Doute que les astres soient de flammes,

Doute que le soleil tourne,

Doute que la vérité soit la vérité,

Mais ne doute jamais de mon amour ! 

JUSTINE,

se roulant sur lui

Oh, Romu, ça m’excite quand tu parles comme ça. Je t’aime aussi, tu sais. J’ai pas envie que ça se

termine. Et, là, j’ai même plutôt envie que tu me prennes encore.

Et Romuald, revigoré dans ses incertitudes, reprenait sa besogne délectable en réfléchissant

déjà à la tirade qui viendrait le sauver après la jouissance.

À défaut de vivre au milieu des colonnades grecques ou des monts du romantisme, Romuald

tirait parti de l’héritage de ceux qui s’y étaient épanouis. Les tirades de leurs pièces semblaient

avoir été conçues pour lui servir d’antisèche, de manuel du jeune amoureux transi. Il avait cru bon

de ne rien emprunter aux romans ou à la poésie, genres qu’il maîtrisait tout aussi bien, afin de

s’assurer de l’oralité des textes qu’il faisait siens. Et c’est dans le meilleur de cet amour vivant,

séculaire, flottant tel un infini nuage pastel au-dessus de la vulgarité, qu’il puisait des bribes de

coton pour s’envoler à son tour, aux bras de Justine.

Acte II

Dans la rue, passent devant les enseignes des boutiques. Justine s’arrête pour regarder un

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collier.

ROMUALD,

jovial

Eh bien, belle Justine, je veux tout ce que vous voulez, abandonnez-moi seulement votre main, et

souffrez que par mille baisers je lui exprime le ravissement où je suis... (Il prend sa main et y

dépose plein de petits baisers)

JUSTINE,

retirant sa main

Arrête Romu, qu’est-ce que tu fais ?

ROMUALD

Parce que rien n’effraie une ardeur si profonde,

Et que pour vous sauver je sauverais le monde !

Je suis un malheureux qui vous aime d’amour.

Hélas ! Je pense à vous comme l’aveugle au jour. 

JUSTINE,

croisant les bras

Très beau. C’est plagié sur qui ?

Romuald ne répond rien. Justine s’éloigne. Il semble avoir une idée. Il entre dans le magasin,

achète le collier, sort et court la rejoindre au bout de la rue.

ROMUALD,

à haute voix, de manière que les passants l’entendent

Je t’aime, Justine ! toi seule au monde tu n’as rien oublié de nos beaux jours passés ; toi seule tu te 

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souviens de la vie qui n’est plus ; prends ta part de ma vie nouvelle ; donne-moi ton cœur, chère   

enfant ; voilà le gage de notre amour. (  Il lui pose la chaîne sur le cou)

Lorsqu’il déclamait ainsi, en pleine rue, ses vers empruntés aux dramaturges, certaines

promeneuses, percevant les échos poétiques, croyaient voir en sa dulcinée une chanceuse dont

chaque geste s’accompagnait d’une sérénade chantée par un chevalier galant. Pourtant, Justine,

d’abord charmée par ce qui lui était apparu comme le comble du romantisme, se trouva bientôt

exaspérée de ce qui tenait davantage du manque de sincérité. Fallait-il que ses sentiments envers

elle soient feints pour qu’il ait ainsi besoin d’emprunter la parole de personnages pour les lui

décrire ?

On ne pouvait incomber à ses origines vietnamiennes son excès de timidité. L’amour est un

langage universel qui ne saurait souffrir aucune vacuité de vocabulaire. Il peut se dire dans toutes

les langues à toutes les oreilles. On peut le clamer en chinois à une Italienne, en albanais à un

Chilien. Un muet peut le dire à un sourd. Même un chien sait le prouver à sa femelle. Cela paraissait

évident à Justine. Elle n’avait qu’à laisser couler ce qu’elle ressentait pour que sortent ses mots

doux et francs.

Seulement l’astuce de Romuald était devenue une constance, le rôle avait absorbé sa

personnalité. Il se mit à œuvrer en didascalies pour se donner de la contenance. Un jour, il usa du

subterfuge devant sa mère qui l’interrogeait sur son couple.

Cuisine exiguë de l’appartement, Madame Pham au fourneau, tablier, torchons. Romuald fixe

le lointain à travers la fenêtre.

MADAME PHAM

Ça passe bien avec Justine ? Tu as chance de l’avoir rencontrée, hm ?

ROMUALD,

se tourne

Je la vis, je rougis, je pâlis à sa vue ; 

Un trouble s’éleva dans mon âme éperdue ; 

Mes yeux ne voyaient plus, je ne pouvais parler ; 

- Une nouvelle par semaine - 16

Je sentis tout mon corps, et transir et brûler.

Je reconnus Vénus et ses feux redoutables,

D’un sang qu’elle poursuit tourments inévitables.

MADAME PHAM

Quoi ? Que tu dis ? Bon, assieds-toi, c’est presque prêt.

Madame Pham, malgré son français approximatif, avait compris que le madrigal ne venait pas

de lui. Les belles-mères, souvent raillées, ont parfois l’occasion de saisir en un instant les tourments

dans lesquels le fils plonge leur belle-fille. Et Madame Pham prit pitié de celle qui partageait sa vie

avec un livre.

Justine ne tarda pas à craquer. Le stratagème de Romuald devenait absurde, engendrait des

conversations à la Beckett plus que des déclarations amoureuses. Quand même il aurait été capable,

six mois plus tôt, de trouver une réponse, il s’amusait à piocher dans ses fiches une réponse qui

n’était pas de lui, considérée par là comme supérieure. Il lui suffisait de changer un nom pour

s’imaginer en acteur principal devant un parterre impressionné.

Justine sur une chaise, au balcon, pianote sur son ordinateur. Romuald, dans le fauteuil du

salon, bouquine.

JUSTINE

J’aimerais bien partir en vacances. L’Argentine, ça te dirait ? Buenos Aires, le tango, les chutes

d’Iguazu...

ROMUALD

Ah, ma chère Justine, que viens-je d’entendre ! Tes paroles ont un feu qui me pénètre, je t’adore, je

te respecte, il n’est ni rang, ni naissance, ni fortune qui ne disparaisse devant une âme comme la

tienne ; j’aurais honte que mon orgueil tînt encore contre toi, et mon   cœur et ma main

t’appartiennent.

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JUSTINE

Mais qu’est-ce que tu dis ? Je te demande si tu veux partir en Argentine, c’est pas compliqué

quand même ! Tu peux pas me répondre par oui ou non, comme tout le monde ? J’en peux plus de

tes charabias à deux balles ! J’en ai vraiment ma claque ! (Elle revient dans le salon, pose

l’ordinateur. Énervée, elle a le teint vermillon et les larmes aux yeux)

ROMUALD

Trop présente à mes yeux, je croyais lui parler,

J’aimais jusqu’à ses pleurs que je faisais couler.

JUSTINE,

hurlant

TA GUEULE ! (Elle sort de l’appartement en claquant la porte)

C’était la première fois que Justine se montrait violente. Romuald resta seul dans son fauteuil,

et, fait rare qui montrait à quel point il était troublé, perdit la page de son livre sur ses cuisses. Il

s’égara dans une profonde réflexion, fit un voyage dans le temps, se revit empreint pour la première

fois d’un sentiment délicieux et en même temps annihilant. Il se rappelait fort bien. Il en avait

oublié ses habitudes de vie les plus simples. Lacer ses chaussures, respecter la cuisson de son

escalope, penser à prendre ses clés, étaient devenus en ce temps autant d’épreuves à affronter tant le

corps de Justine et les premiers souvenirs partagés avec elle venaient s’intercaler entre ses mains et

ses yeux. Quand il se regardait, à cette époque, dans le miroir, ce n’était pas lui qu’il voyait, mais

bien Justine et sa chevelure aux noisettes. Seulement il ne se doutait pas que, dans sa salle de bain,

Justine croyait maquiller les cils de Romuald.

Il s’était trouvé totalement désemparé, avait perdu ses moyens, glacé par la plus chaleureuse

des sensations. Paradoxe insoluble aux esprits raisonnés, d’autant qu’il ne se révèle qu’aux âmes

passionnées. Il avait découvert alors ce que c’était que de devoir s’ouvrir entièrement à un être, et

qu’un être s’ouvre à lui ; de déranger sa routine ordonnée au rythme du « tic-tac » de sa montre pour

s’épanouir à deux sur un chemin non goudronné et qui ne demandait qu’à être ouvert sous leurs pas

de concert. Ils avaient emménagé ensemble. Au travail, lui éduquait les esprits, elle les corps. Le

- Une nouvelle par semaine - 18

soir venu, chacun s’occupait tout entier de l’autre. Et, en même temps qu’il jouissait de ces

moments d’isolement, durant lesquels le monde pouvait bien périr dans un fratricide nucléaire tant

il se sentait à l’abri et croyait protéger de même Justine dans l’abîme de ses bras peu musculeux, il

avait connu le vide et la honte du silence. À chaque moment de flottement devant Justine il avait eu

l’impression de ne pas être à la hauteur, de n’égaler jamais les histoires qui l’avaient fait grandir, et

où chaque chapitre, où chaque acte, où chaque scène, était rempli d’un échange exalté. Lui,

Romuald, n’y parvenait pas. Alors il s’était dressé sur un premier livre pour paraître plus haut. En

avait ajouté un autre, dix autres, plus qu’une bibliothèque d’appartement n’en pouvait contenir,

jusqu’à ce qu’il fût si proche du soleil des idées qu’il ne put plus distinguer encore les yeux de

Justine. Dans son claquement de porte, elle avait fait vaciller la pile branlante. Romuald chancelait.

Acte III

ROMUALD,

sur le fauteuil, à lui-même

Et le moindre moment d’un bonheur souhaité

Vaut mieux qu’une si froide et vaine éternité...

Non, arrête ça. Plus de ça. Plus jamais. Tu l’aimes. Ça ne doit pas être compliqué de le lui dire avec

tes mots. Tu t’es amusé à être quelqu’un d’autre, et tu as donné la réplique à la femme que tu adores

comme un vulgaire épouvantail. C’est ignoble.

Justine rentra le lendemain. Romuald n’avait pas assuré ses cours. Il n’avait pu fermer l’œil de

la nuit, avait fait les cent pas dans l’appartement en l’attente des dix coups qui devait annoncer le

lever de rideau et l’apparition de Justine.

ROMUALD,

s’avançant vers Justine

Hé bien, faisons la paix, va petite traîtresse,

Je te pardonne tout, et te rends ma tendresse ; 

Considère par là l’amour que j’ai pour toi,

- Une nouvelle par semaine - 19

Et me voyant si bon, en revanche aime-moi

Non. Non, il ne dit rien de cela. Cette tirade de L’École des femmes qu’il connaissait si bien ne

lui vint pas à l’esprit. Au lieu de ça, s’avançant vers elle, il se contenta de lui ouvrir les bras ; de l’y

saisir ; de respirer à plein poumon le parfum de ses cheveux et d’y souffler : « Excuse-moi ».

Le soir venu, Justine et Romuald se réconciliaient là où se fait bien souvent la paix des

ménages et sans doute un peu du monde. Dans leur lit, ils prirent chacun un plaisir oublié, décuplé

par la colère et la tristesse que venait de traverser leur union. L’eau semble toujours plus fraîche

après une traversée de désert.

Ils se retrouvèrent plongés dans la demi-pénombre, seulement troublée par le halo d’un

réverbère voisin. On n’entendait que leurs souffles superposés, exhalant le peu d’énergie qui leur

restait.

JUSTINE

C’était bien. Tu ne recommenceras plus, hein ?

ROMUALD

Non, je ne recommencerai plus. J’ai compris par ces seules heures passées loin de toi à quel point tu

m’es vitale. J’ai pris conscience qu’il n’est pas anodin que je rêve de toi la nuit même quand tu dors

à côté de moi, que je songe à toi le jour dès que le monde m’en laisse le temps. Cette nuit, je

n’arrivais plus à rien faire d’autre qu’essayer de deviner ce que tu pouvais être en train de faire. J’ai

eu l’impression que ton odeur dormait dans mes narines et ta nuque dans mes paumes, l’impression

d’avoir un film de toi collé à mes pupilles prêt à se jouer dès lors que je les fermais. J’aurais eu

envie de passer ces heures avec toi, même à ne rien faire d’autre. N’avoir que toi, m’emplir de toi,

vivre de toi. Sur le balcon, je me suis adressé aux étoiles. J’ai cru qu’elles sauraient me murmurer

tes pensées et tes doutes, se faire le relais de tes songes. Tu devais dormir avec elles. Mais même les

astres sont trop ordinaires à ta beauté. Je suis content que tu sois revenue, et je promets de te garder.

Il avait sorti ça tout seul. Ce n’était pas du Molière, ni du Shakespeare, du Racine, du Corneille,

du Hugo, du Musset ou du Marivaux. C’était du Romuald. Et ce n’était pas trop mal.

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Épilogue

Au premier rang d’un théâtre qu’il espère trouver comble demain, un grand pantin exalté se

débat dans le vide. Il s’est levé de son siège, chaque tirade lancée fait convulser son corps. Les mots

qu’il a écrit semblent autant de fils reliés à ses membres. Son euphorie est si violente qu’il ne trouve

la manière juste de l'assouvir.

Devant lui, sur les planches qui grincent comme les cordes d'un violon, se joue la scène de la

déclaration d’amour. Les tableaux de l’arrière-plan, le bureau et ses piles de papiers, la commode et

son vase, les fleurs en plastique, le tapis sous ce canapé si adéquat, ce salon qui l’a fait étouffer

entre ses bras le décorateur après l’installation… Tout le mobilier vibre de la même passion

insufflée par l'acteur principal. Un jeune homme prometteur, d'origine cambodgienne. Il a grandi sur

le même palier que l’auteur. La poupée plantureuse, emperruquée de brun, qui reçoit la réplique, a

le bassin brisé sous l’assaut de son lyrisme. Sur le siège en velours rouge à droite du pantin, à portée

de ses mains, repose le manuscrit de la pièce. En caractères gras, au centre de la première page, on

en distingue nettement le titre. « Roméo et Justine ».

Il ne s’est pas aperçu que sa compagne, de la troisième rangée, s’est éclipsée. Elle ne connaît

que trop bien les différentes scènes, préfère découvrir davantage Rodrigo, le décorateur italien du

théâtre. Habitué à travailler pour des vaudevilles, l’étreinte de Romuald, à la vue du décor final, l’a

beaucoup amusé. Le pauvre dramaturge ignorait bien que sa mise en scène avait servi déjà de décor

à la vengeance de sa promise, dans une improvisation franchement interdite aux mineurs de

« Rodrigo et Juliette ».

Rideau.

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