rome, du libéralisme au socialisme - leçon antique pour notre temps - godefroy editions

122

Upload: zino

Post on 10-Apr-2016

20 views

Category:

Documents


5 download

DESCRIPTION

Rome du liberalisme au socialisme

TRANSCRIPT

Page 1: Rome, Du Libéralisme Au Socialisme - Leçon Antique Pour Notre Temps - Godefroy Editions
Page 2: Rome, Du Libéralisme Au Socialisme - Leçon Antique Pour Notre Temps - Godefroy Editions

ROMEDULIBÉRALISMEAUSOCIALISME

Page 3: Rome, Du Libéralisme Au Socialisme - Leçon Antique Pour Notre Temps - Godefroy Editions

PHILIPPEFABRY

ROMEDULIBÉRALISMEAUSOCIALISME

LEÇONANTIQUEPOURNOTRETEMPS

Essai

Jean-CyrilleGodefroy

Page 4: Rome, Du Libéralisme Au Socialisme - Leçon Antique Pour Notre Temps - Godefroy Editions

Jean-CyrilleGodefroy©SELD/Jean-CyrilleGodefroy2014E-ISBN:9782865532575www.editionsjcgodefroy.fr

Page 5: Rome, Du Libéralisme Au Socialisme - Leçon Antique Pour Notre Temps - Godefroy Editions

Àmesparents

Page 6: Rome, Du Libéralisme Au Socialisme - Leçon Antique Pour Notre Temps - Godefroy Editions

Sommaire

Gibbon’sproblemetquestiondePolybe

I.Lelibéralismeromainoriginel:lesdébutsdelaRépubliqueL’apparition d’un libéralisme républicain : lutte contre l’arbitraire etinstaurationdel’étatdedroitLesmagistraturespatriciennes:éviterlatyrannieLetribunat:verslafindel’oligarchiepatricienneLagarantie contre l’arbitrairedupouvoir : l’instaurationdu règnedelaloi

Lacitoyennetéromaine:lesDroitsdel’HommechezlesRomainsLeseffetsdulibéralismerépublicain:ledynamismeetlacohésiondelasociétéromaineL’attraitduromanwayoflifeLarésiliencedeRome

Esclavagismeetlibéralisme?

II.LamutationsocialistedelasociétéromaineL’enrichissementpar laprédation,originedelacorruptiondusystèmelibéralromain

Le socialisme par le haut : le « capitalisme de connivence », oucapitalismed’État

Lesocialismeparlebas:revendicationssocialespopulairesàlafindelaRépublique

La lutte des socialismes : les guerres civiles romaines de Marius àOctave

III.Leprincipat,dictaturesocialisteLespouvoirsd’Auguste, les institutions romaines retournéescontre lalibertas

Le socialisme impérial à l’œuvre sous le principat : administration,économie,propagandeetprédationLanaissancedelabureaucratieimpérialeL’Étatimpérialetl’économie

Page 7: Rome, Du Libéralisme Au Socialisme - Leçon Antique Pour Notre Temps - Godefroy Editions

Réformesdelajusticesousleprincipat:l’accroissementdurôledel’Étatetlarupturedel’égalitéjudiciairedeshommeslibres

Lamiseenplacedelapropaganded’État:l’artofficielÀl’étranger,lesguerresdeprédationLesdébutsduculteimpérialetlespremièrespersécutions

IV.Versledominat:lesSévèresetl’anarchiemilitaireLesSévèresetl’intégrationdel’EmpireL’empereur,demoinsenmoins«premiercitoyen»LepiétinementsystématiqueduSénat:lalointainesuitedelaguerrecivile

MilitarisationsupérieuredurégimeLadéromanisationdel’EmpireL’idéologieconstructivisteimpériale:letémoignaged’Ulpien

L’anarchiemilitaire,liquidationdel’héritagerépublicaindansl’EmpireLaguerrecivileimpérialeLedélitementdel’Empireetcequel’onpeutenconclureL’effondrementéconomiqueetlaprépondérancedel’arméeLaprogressiondelapuissanceimpériale

V.Ledominat,la«soviétisation»del’EmpireUnemonarchiededroitdivinL’achèvementdel’intégrationdel’EmpireL’économieL’arméeLajusticeLedominat,unauthentiquetotalitarisme?L’Empirechrétien,unchangement?

IV.Lachutedel’EmpireromainLachutedel’Empireromaind’OccidentVersleféodalismeUnmythe:lasurvivancedel’Empireromaind’Orient

LeçonantiquepournotretempsAu-delà du cas romain, interrogations sur la pérennité des grandespuissanceslibérales

Page 8: Rome, Du Libéralisme Au Socialisme - Leçon Antique Pour Notre Temps - Godefroy Editions

ConsidérationssurlasituationaméricaineaudébutduXXIesiècle

Chronologieromainedulibéralismeausocialisme

Parallèlegénéralentrel’histoireromaineetl’histoireaméricaine

Page 9: Rome, Du Libéralisme Au Socialisme - Leçon Antique Pour Notre Temps - Godefroy Editions

Gibbon’sproblemetquestiondePolybe

AuIIesiècleavantJésus-Christ,legrecPolybeessayaitderépondreàlagrandeénigmehistoriquedel’époque:commentRomes’était-ellesiviterendue maîtresse de l’univers ?1 Deux mille ans plus tard, l’anglaisEdwardGibbons’interrogeait,àl’inverse,surlescausesdesondéclinetdesachute2.Denombreuses théoriesontétéproduitespour tenterd’expliquercette

catastrophegéopolitique.Chaqueauteurs’attachantausujetoupresqueaproposésavisiondelagrandecausedelachutedel’Empireromain.LaréponsedeGibbonestbienconnue:lapertedelavertuciviquedes

Romains, n’ayant plus envie de défendre leur empire, et notammentamollisparlechristianismeetsondétachementdesespoirsterrestres.Biend’autresréponsesontétéproposées.Certainesavancentunélément

précis censé bouleverser un équilibre, comme une supérioritétechnologique des barbares brisant la supériorité séculaire du systèmemilitaire romain. D’autres dessinent un schéma qui est finalement plusdescriptif qu’explicatif : l’instabilité politique affaiblissant l’Empire etfavorisant les invasions des barbares, dont le pillage faisait baisser lesrevenuset les taxes, rendantplusdifficile ladéfenseet facilitantd’autresraids barbares, etc. ; le tout formant un cercle vicieux,mais sans que lacauseducerclevicieuxlui-mêmenesoitélucidée.D’autresencorepensentquel’Empirenes’estpaseffondrémaiss’estseulementtransformé.Pourcertainslachuten’étaitpasinéluctable,pourd’autresellel’était.PourunhistorienaussiinformésurcetteépoquequePaulVeyne,iln’y

a tout simplement pas de grande cause de la chute de Rome, ce fut unaccident, provoqué par une conjonction de facteurs multiples et nonnécessaires.

Dansses–pasassez?– fameusesConsidérationssur lescausesde lagrandeurdesRomainsetdeleurdécadence,Montesquieuposaitunethèseoriginaleetunifiéepourexpliquerl’ascensionetlachutedelapuissanceromaine : la liberté perdue. Curieusement, cette thèse n’est guèrementionnéedenosjoursquandils’agitdes’interrogersurlescausesdelachutede l’Empire romain.Legrandpublic, tout aumoins, ne la connaît

Page 10: Rome, Du Libéralisme Au Socialisme - Leçon Antique Pour Notre Temps - Godefroy Editions

pas.Sil’onrecherchesursaréférenceenligne,l’encyclopédieWikipedia,version anglaise ou française, l’article Déclin de l’Empire romaind’Occident (ou Decline of the Roman Empire), on constatera qu’il nementionnepaslathèseduFrançais.Thèseoubliéequiavaitlemérite,avecune seule grande idée, d’expliquer toute l’histoire romaine. Thèse àlaquelle il aprobablementmanquéune réactualisationaprès trois sièclesde travauxd’éruditionhistorique et archéologique,mais aussi depenséeéconomique,socialeetpolitique.Thèsesanslaquelle, ilfautbienledire,l’histoiredeRomeparaîtunmystèreinsondable3.Comment s’expliquer que devenuemaîtresse dumonde, Rome ait été

laminéepardesépreuvesqui,subiesdelamêmefaçondanslespremierssiècles de son existence, n’interrompirent que très temporairement samarcheversladominationmondiale?En390 av. J.-C.Rome, cité parmi tant d’autres, futmise à sac par les

Gaulois de Brennos, et cinquante ans plus tard triomphait une premièrefoisdesSamnites,premièreétapedesarouteverslaconquêtedel’Italie.Maisen410denotreère,Rome,maîtressedumonde,ànouveaumiseàsacparAlaric,fut incapablederéagiretcinquanteansplus tardtoutsonempireluiavaitéchappé.En216avantJésus-ChristRome,maîtressedelaseuleItalie,estécrasée

à Cannes par Hannibal, perdant au total environ soixante-cinq millehommes, tués ou prisonniers.Quinze ans plus tard, les forces romainesreconstituées triomphent à Zama, sur le territoiremême deCarthage, etremportentlaguerrelaplusdécisivedel’histoiredeRome.Maisen378Rome,maîtressedumonde,écraséeàAndrinoplepar lesGoths,perdantquarantemillehommes,setrouveincapablederenouvelerseseffectifsetlaisse les barbares Wisigoths pratiquement libres de se promener dansl’Empireetdelepiller,jusqu’àcequ’ilsarrivassent,précisément,àRomeunetrentained’annéesplustard.Commentexpliquercela?

DepuisMontesquieu,leproblèmeromainn’estgénéralementpasreprisdepuisledébutetdanssonensemble.Est-cedûàl’ombregigantesquedeGibbon qui rédigea son Histoire du déclin et de la chute de l’Empireromain en retraçant l’histoire romaine depuis Trajan jusqu’àl’effondrementdel’empire?L’œuvreétaitsimonumentalequelaquestionqu’elleposaitn’afinalementpasétéabordéeend’autrestermes:beaucoup

Page 11: Rome, Du Libéralisme Au Socialisme - Leçon Antique Pour Notre Temps - Godefroy Editions

ont tenté de répondre – ou d’expliquer pourquoi on ne pouvait pasrépondre–àlaquestionqu’avaitposéeGibbonsansjamaissedemandervraimentsielleétaitbienposée.Orc’estunequestiontronquée:commentsavoir pourquoi l’Empire s’est effondré si l’on n’a pas au préalabledéterminécommentilestapparu?PourrépondreàGibbon,ilfautd’abordrépondreàPolybe.Nousvoulonsicirépondreàl’unetàl’autre.Avecunavantagedécisif

sur eux, etmême surMontesquieu, c’est quenous sommesnéplus tard,beaucoup plus tard, et que nous avons, au XXe siècle, assisté à deuxévénements extraordinaires et reflétant de manière frappante à la foisl’ascensionfulgurantedeRomeetl’écroulementdel’Empireromain.Cesont ces événements qui nousdonneront l’hypothèsede travail quenousnous proposerons ensuite de vérifier en passant à son crible l’histoireromaine.Dequelsévénementsparlons-nous?Del’établissementdel’hégémonie

mondiale des États-Unis d’Amérique et de l’effondrement de l’Empiresoviétique. Ces grands phénomènes géopolitiques, les plus grands dusiècle passé, ont été étudiés comme tels et sont largement expliqués. Etl’explication est d’autant plus évidente que les deuxphénomènesne sontpasstrictementséparés,maisconcomitantsetmêmecoordonnés:c’estlemodèleaméricaindecapitalismelibéraletd’étatdedroit4quiatriomphé,etlemodèlesoviétiquedesocialismeetd’étatpolicierquiaéchoué.Onnesongeraitsérieusementàdireaujourd’huiquel’hégémonieaméricaineestunhasard,etencoremoinsquel’effondrementdel’Empiresoviétiqueestunaccident.Comment lacitédeRome,quiavaitcommencésacarrièrecommeles

États-Unis d’Amérique, a-t-elle pu finir comme l’URSS ? C’est cela, labonnequestion.Enraisonnantparéquivalenceetenremplaçantlestermesparcequ’ilsrecouvrent,onobtientlaquestionsuivante:commentRomea-t-elle pu commencer sa carrière comme une puissance libéralerespectantl’étatdedroiteta-t-ellepufinircommeunepuissancesocialisteetpolicière?On nous objectera que les termes sont anachroniques. Ils sont bien

entendu à comprendre « toutes proportions gardées ». On pourra leurpréférer les termesde«proto-libéralisme»oude«proto-socialisme»,puisqu’il s’agissaitdecomportementsnon théorisés,de faitsempiriques,etnondeconstructivismes,demiseenœuvred’uneidéologie.Maislefait

Page 12: Rome, Du Libéralisme Au Socialisme - Leçon Antique Pour Notre Temps - Godefroy Editions

non formulé, non théorisé, n’en correspond pasmoins à une réalité quin’attend pas la théorisation ; celle-ci vient seulement l’éclairer etl’expliquer rétroactivement. Précisons que le présent essai a été rédigéavec l’esprit d’un historien,mais aussi d’un juriste. Les deux approchessontdifférentes.Le travail de l’historien est demettre à jour les réalitésd’uneépoque,sesschémas,delesdétailleret lescomprendreauxmieux.Lejuriste,àl’inverse,estenclinàrecherchelamanifestationd’invariants,à catégoriser les faits en les rattachant à des modèles abstraits : lapropriété,lasuccession,lecontrat…Pourlespurshistoriens,toutestsuigeneris;cettevisiondeschosesn’estniinutile,nifausse:aucunesociétén’est la reproduction intégrale d’une autre, et la chronologie s’imposepoursavoirqu’est-cequiinfluencequoi.Néanmoinscetteapprocheadeslimites évidentes du point de vue de l’analyse : pour caractériser, parexemple, un système politique, le pur historien sera souvent réduit à ledécriredans ledétail, car toute schématisation,pardéfinition, écartedesélémentsdespécificitéqueladisciplinehistoriquetendàconsidérertouscomme également cruciaux. Quand l’historien cherchera plutôt àdéterminer les particularités, pour une époque, un lieu, une culture, del’expressiond’uninvariant,lejuristechercheraàmontrerenquoi,malgréles singularités du cas d’espèce, on peut l’analyser, le caractériser enfonctiondecatégoriesétabliesparailleursetfacilitantleraisonnementenfaisantletrientrelesélémentspertinents,déterminants,etlesélémentsnonpertinents. Un historien-juriste peut difficilement se réclamer d’unnominalisme historique refusant l’attribution à un comportement d’unqualificatif donné aumotif que ce qualificatif n’aurait pas été formulé àl’époque où le comportement est observé. Appeler par des termesrecouvrant des réalités modernes des faits passés n’est nullement unanachronismedanslamesureoùl’onsemontrecapablededémontrerquelesélémentsdedéfinitionpertinentseretrouventdans lesdeuxsituationsévoquées ;onmetalorsseulementen lumière l’existenced’un invariant,l’un de ces concepts permanents que la philosophie aristotéliciennenomme les universaux. L’objet peut-être le plus fondamental du présentessai,c’estprécisémentdedémontrerlaprésencedecertainsuniversaux:le libéralisme, le capitalisme, le socialisme collectiviste, dans l’histoireromaineantique.Commententendons-nousces termesde libéralismeetdesocialisme?

L’approcheselonnouslapluspertinenteestcelledeFriedrichHayek5:le

Page 13: Rome, Du Libéralisme Au Socialisme - Leçon Antique Pour Notre Temps - Godefroy Editions

libéralismeestunepratiquequise fondesur les individuset leursdroitsinaliénables(individualisme),produisantunordrespontané,justepuisquerésultantdel’actionetdelaresponsabilitéindividuelles,parlelibrejeudumarché et de la liberté individuelle, et dans lequel l’État se limite à sesfonctions régaliennes demaintien de l’ordre, de défense de la cité et dejugeendernierrecours(quandl’arbitrageestimpossible)6.Àl’inverselesocialismeest lapratiquesefondantsur lasociétéconsidéréecommeuntout (holisme) et s’exprimant à travers l’État7 qui doit non seulementassurerlesfonctionsrégaliennesmais,pourinstaurerunejusticesociale,organiserlasociété,régenterl’économie,dicterlaproduction,distribuerla richesse, remplacer les choix individuels par des décisionsadministrativesdeplanification(queltravailfaire,quand,où,quefairedeson revenu…). On comprend ici que répondent à la définition dusocialisme le marxisme-léninisme aussi bien que le fascisme et lenational-socialisme ou la social-démocratie ; il n’est entre cesconceptions, pour ce qui est des éléments quenous avons décrit, qu’unequestion de degré. Il n’est bien sûr pas question d’amalgamer ici toutsocialiste au nazisme ; le nazisme est un cas particulier de socialisme,comme le carré est un cas particulier de quadrilatère. Idem pour lemarxisme-léninisme et la social-démocratie : le socialisme est leur plusgranddénominateurcommun.C’esteneffet tout l’intérêtde ladéfinitiondeHayekquedesynthétiserunedéfinitiondusocialismequis’appliqueàtoutessesformesd’expression.Silibéralismeetsocialismesontopposésparnature,iln’empêchequ’ils

sontlesdeuxextrémitésd’unmêmecontinuumallantdupouvoirtotaldel’individusurlui-même,quel’onappelleaussilaliberté,verslepouvoirtotaldel’Étatsurl’individu,quel’onpeutbienappelerlaservitude.Sil’onveutune imagementale, songeonsàune frise avecd’uncôtéunmodèled’ordre purement spontané, de totale liberté individuelle, de droit depropriété absolue et d’absence de tout pouvoir étatique, c’est-à-dired’anarchie (qui n’est pas synonyme de chaos) ; on désigne ce systèmethéoriqueparletermed’anarcho-capitalisme.Àl’autrebout,ontrouveraitunmodèled’organisationpure,uneabsencetotaledelibertéindividuelle,un droit de propriété inexistant et un État totalitaire pleinement réalisé.Entrelesdeux,unmélangedelibertéetdeprésenceétatique,danslequelonpassepar l’Étatminimal(«gendarme»),puis l’État interventionniste,etc.Cequiexpliquequel’onpuissetrouverdessocialistesattachésàune

Page 14: Rome, Du Libéralisme Au Socialisme - Leçon Antique Pour Notre Temps - Godefroy Editions

certaine liberté individuelle : ce sont des socialistes moins proches del’extrémité totalitairedelafrisequelesautres ; inversement les libérauxfavorables à des politiques sociales étatiques, impliquant par nature desservitudes grevant le droit de propriété, au premier rang desquellesl’impôt, seront moins proches de l’extrémité anarchiste. L’intérêt desdéfinitions d’Hayek concernant le libéralisme et le socialisme, endéfinitive,estprécisémentd’être toutesdeuxdumêmeauteur,etdoncdeprésenterunecohérence,dedessinercecontinuumsurlequel,enétudiantune situation donnée, on peut placer le curseur. Ce qui est fort utilelorsqu’il s’agit d’étudier l’évolution d’une société, en l’occurrence lasociétéromaine,duvoisinaged’uneextrémitéversl’autre.

Pourrésumer,etpourcequiestdesprincipesdebase,lelibéralismeestle primat de la liberté individuelle, le socialisme celui de l’organisationcollective.C’estainsiquenousentendronscestermestoutaulongdenotredémonstration ; nous écartons les acceptions téléologiques qui font dusocialismelarecherched’unmondeparfaitetd’unhommenouveau,carils’agit là d’idéologie dont l’influence réelle est difficile à mesurerexactement dans les politiques publiques romaines. Si nous avons choisil’approchehayekienne,c’estjustementparceque,baséesurlespratiques,elle est applicable aux faits historiques romains dont nous avonsconnaissance. Ce que nous disons et voulons montrer, c’est que lespratiques romaines successives en matière politique, sociale etéconomique,alorsprincipalementintuitivesetempiriques,correspondentàcellesqu’aujourd’huimettentenœuvredeshommesaniméspartelleoutelle idéologie, à la doctrine solidement développée. Cela n’empêchacependant pas, nous le verrons, l’émergence d’idéologies souvent aposteriori,justifiantl’attitudedupouvoiretl’accompagnant,maisparfoisaussiaccentuantsonévolutionempirique.

Romeestnéecommeunepuissancelibéraleetc’estcommetellequ’elleest devenue suffisamment forte et séduisante pour faire accepter sonhégémonie sur le monde antique ; elle s’est ensuite transformée enpuissance socialiste qui a fini par imploser, par s’effondrer sous sonproprepoids.L’idéedeliberté,Montesquieul’avaitsenti,estdonccentrale.L’évolutiond’unmodèleàl’autreaétélongueetparfoischaotique,maiselle explique toute l’histoire de Rome, résout le double mystère de

Page 15: Rome, Du Libéralisme Au Socialisme - Leçon Antique Pour Notre Temps - Godefroy Editions

l’ascensionetdelachutedel’Empireromain.

Nousvoulonsdémontrerlapertinencedecetteexplicationenretraçant,surtouten ses lignesde forces, cettehistoiredeRomedu libéralismeausocialisme. Avant de commencer, précisons encore que nous neprétendonsbiensûrpascloreledébat,maisespéronsaucontrairel’ouvrirsurd’autresperspectivesenproposantunnouveaupointdevueglobalsurl’aventureromaine.

___________________1.DanssesHistoires, consacréesàlarecherchedescausesdelasupérioritéromaine.2.DeclineandFalloftheRomanEmpire, 1776-1788.3. Le libéralMikhaïl I. Rostovtzeff a, dans son imposanteHistoire économique et sociale de l’empire romain, Paris, 1988(traductiondel’éditionoriginaled’Oxford,1926),expliquéparladisparitiondelalibertééconomiqueetl’instaurationd’un«socialismed’État»semblableàceluidel’URSSledéclindeRomeetl’effondrementdel’Empire.SonanalyseestcependantlimitéeparlamarquedutraumatismedelaRévolutionbolchévique:ildateainsi, commeGibbon,ledéclinduIIIesiècle,oùilluisemblevoirunerévolutionsocialesemblableàcellede1917,alorsqu’ilcommençabienavant.4.Nousécrivons«étatdedroit»etnon«Étatdedroit»carnousvoulonsévoquerlemodèledelaRuleofLaw tellequ’elledécouledesécritsdeLockeetdespenseurslibéraux,présentantlegouvernementdelaloicommegarantiedelalibertéetdel’isonomie,etnonleRechtsstaatkelséniendanslequellepouvoirdel’Étatestcenséêtrelimitéparlahiérarchiedesnormes,conceptionpositivistequifaitdel’État, nondel’individu,l’entitéderéférence.5.FriedrichVonHayek,LaRoutedelaServitude, 1941.6.Lelibéralismen’impliquepasnécessairementladémocratie,maisseulementl’étatdedroit.Onluiassociegénéralementladémocratieparcequ’elleestjugéeplusapteàmaintenirl’étatdedroitetplusenphaseavecl’idéedelibertéindividuelle,ladémocratie étant une sorte de consentement au gouvernement ; mais un gouvernement qui se bornerait à l’exercice desfonctions régaliennes, bien quenon élu, pourrait théoriquement être à la tête d’une entité politique (pays, cité…) tout à faitlibérale,puisqu’ilnepourraitpasêtrearbitraire,entantqu’ilrespecteraitledroit.7.Lesocialismeestdoncunétatismemaisnes’yrésumepas : l’étatismepeutêtremercantiliste,commeil lefutnotammentsous l’AncienRégime : sonbut n’est alors nullementde réorganiser la sociétémais seulementde favoriser la puissancedel’Étatparrapportàsesvoisins.

Page 16: Rome, Du Libéralisme Au Socialisme - Leçon Antique Pour Notre Temps - Godefroy Editions

I.Lelibéralismeromainoriginel:lesdébutsdela

République

Lelibéralismeromainc’estd’abord,historiquement,lesoucid’éviteràtoutjamaislatyrannie.Pourcela,lesRomainscréèrenttouteunepanopliejuridique et institutionnelle dont l’efficacité alla sans doute au-delà deleurspréoccupationsinitiales:nonseulementlalibertéfutbienprotégéeàRome,mais ce règne du droit favorisa le dynamisme économique de lacité ainsi que son prestige à l’extérieur, lui donnant un avantagecomparatif sur le reste du monde antique qui lui conféra sonextraordinaire résilience autant que sa capacité à déployer des forcesgigantesques,cequiconduisitàsasuprématie.

L’APPARITION D’UN LIBÉRALISME RÉPUBLICAIN : LUTTE CONTREL’ARBITRAIREETINSTAURATIONDEL’ÉTATDEDROIT

Pour se protéger de la tyrannie, les Romains eurent recours à deuxmoyens complémentaires : la limitation du pouvoir des dirigeants etl’affirmationdedroitsfondamentauxindividuels.

LESMAGISTRATURESPATRICIENNES:ÉVITERLATYRANNIE

Pendant les deux premiers siècles de son histoire, Rome fut une citémarquée par l’influence de la civilisation étrusque voisine, l’Étruriecorrespondant à l’actuelle Toscane. La cité n’était alors pas libre etindépendantemaisprobablementsoumiseauxÉtrusques,etlesroisétaientissus de cette culture. On peut donc dire que la première Rome étaitdominéeparunemonarchied’origineétrangère.En509avantJésus-Christ,laVilleselibéradujougétrusqueenchassant

son dernier roi, Tarquin le Superbe, semble-t-il sous la conduite de sesaristocrates, au premier rang desquels, selon la légende, Lucius JuniusBrutus. Ces patriciens, les Romains « de souche », descendants desfondateurs de la ville, établirent sur la cité le régime oligarchique duSénat, l’assembléedeschefsde famillespatriciennesquigouvernaitdéjà

Page 17: Rome, Du Libéralisme Au Socialisme - Leçon Antique Pour Notre Temps - Godefroy Editions

avec le roi avant le renversement de la monarchie – la cause de cerenversement étant justement la prétention du roi à gouverner sans leSénat, ce qui aurait constitué une tyrannie. Pour remplacer le pouvoirexécutif du roi, les aristocrates créèrent un système de magistraturesduales, dans lesquelles la concurrence entre deux magistrats de mêmestatut devait garantir la probité, par surveillancemutuelle, et interdire ladictature,parexerciceconjointdupouvoir ; c’étaitnotamment lecasduconsulat,lamagistraturesuprême.Chacunavaitdroitdevetosurlesactesdel’autre,et lamagistratureétaitextrêmementlimitéedansletemps:unantoutjuste.

LETRIBUNAT:VERSLAFINDEL’OLIGARCHIEPATRICIENNE

EnfacedespatriciensduSénat,ontrouvelesplébéiens,c’est-à-direlesnon-patriciens, une classe de population qui s’est constituée sous lamonarchie par l’apport de l’immigration. Pour s’intégrer à la cité etobtenirdesdroitséconomiques,unstatutjuridique,lesnouveauxarrivantsdevaients’attacheràdesfamillespatriciennessouslemodedelaclientèleantique,sortedeféodalisme impliquantun liendesoutienetd’assistancemutuelleentrelepatronetleclient,lepatronprotégeantetsubvenantauxbesoinsduclient,leclientsoutenantpolitiquementlepatron.Mais ce statut de client entraînait également des obligations envers la

cité:eneffet,puisquel’individun’existaitjuridiquementqu’àtraverssonlien avec son patron, ce même lien faisait peser sur lui les devoirsmilitairesquiincombaientàcepatron.Or,durantlesdernièresdécenniesde la monarchie, la fréquence des guerres rendait ces obligations trèslourdes etnombredeplébéienspréférèrent sedétacherde leurpatronetperdreleurstatutéconomiqueetpolitiqueplutôtquedes’acquitterdecesdevoirspesants.Lanécessitédetrouverdessoldatsimposaauxpatriciens,loidel’offre

etdelademandeoblige,derendrelestatutdeclientplusattractifafindecompenser l’importance des charges afférentes, et notamment de leurpermettre d’accéder à la propriété de la terre, capacité juridique quirevenaitjusque-làauxseulspatriciens.Par cettepropriété, lesplébéiensobtenaientdoncunvéritablepouvoir

économique,maissansquelepatriciat leuraccordâtdedroitspolitiques.Or l’Histoirenousenseigneque ladistorsionentrepoidséconomiqueet

Page 18: Rome, Du Libéralisme Au Socialisme - Leçon Antique Pour Notre Temps - Godefroy Editions

poidspolitiqueestàl’originedesplusgrandesrévolutions,cequiarrivaàRomedanscequel’onappellelaguerredesordres,uncombatpolitiquepourlesdroitsciviquesdesplébéiens,populationimmigréeoud’origineimmigrée,contrelespatriciens.En495,soitunequinzained’annéesàpeineaprèslerenversementdela

monarchie,laplèbe,sejugeantléséeparungouvernementoligarchiquelaprivant de tout pouvoir politique pour faire valoir ses droits, décide defairegrèveetdenepascombattrepourlepatriciat.C’estla«sécessiondelaplèbe»aucoursdelaquellelepeupleplébéienquittelittéralementlacitéet se retire sur la colline de l’Aventin. Le bras de fer se solde par desconcessionsdupatriciat:unemagistraturespécialeestcrééepourlaplèbe,surlemodèledelamagistraturepatriciennedesconsuls;c’estletribunat,qui est réservé à la plèbe et doit défendre ses intérêts devant legouvernementduSénat.Ils’agitdelapremièregarantielégaledesdroitsdesplébéiens.D’autresdevaientlacompléterparlasuite.

LAGARANTIECONTREL’ARBITRAIREDUPOUVOIR :L’INSTAURATIONDURÈGNEDELALOI

L’exercicedutribunatpermitàlaplèbedes’organiserpolitiquement,des’éduqueraujeupolitique.AumitanduVesiècleavantnotreère,laplèbeporteunerevendication

décisive : elle exige la mise par écrit des lois et des prérogatives desconsuls, lesmagistrats patriciens, afin d’instaurer une sécurité juridiqueparlapublicitédelarèglededroit,jusque-làconnueetinterprétéesparlesconsuls,demanièrearbitraire1.Rédigées en 450-449, promulguées sous la pression d’une deuxième

sécessiondelaplèbe,cesrèglesdedroitserontconnuescommelaLoidesDouze Tables, car publiée sur le Forum romain sur douze tables debronze. Elles constituent le premier corpus écrit de lois romaines.Désormaisledroitestpublic,connudetous.Cet événement est essentiel, car la publication des lois est une

légalisation de la liberté : l’existence d’un droit sûr, écrit et publiécorrespond en creux à une liberté certaine et garantie ; ce que la loin’interdit pas est permis, ce que la loi encadre est légal. La libertasromaine sera entenduedans ce sens, à savoir l’ensembledesdroits dontles individus peuvent se prévaloir. À ce titre, la Loi des Douze Tables

Page 19: Rome, Du Libéralisme Au Socialisme - Leçon Antique Pour Notre Temps - Godefroy Editions

constitueunvéritableBill ofRights romain.Elle fonde lemosmajorum,dontonreparlera,cette«coutumedesaînés»quiferalongtempslafiertédesRomainsetreprésenteradanslabouchedesorateursdelaRépubliqueunensemblededroitsinaliénables.Àl’appuidel’idée«d’étatdedroit»romain, nous voudrions noter un point d’étymologie. Ulpien, le plusinfluentjurisconsultedel’histoireromaineetpost-romaine,leplusreprisdans les compilations juridiques de Justinien auVIe siècle, disait que lemotius,ledroit,venaitdumotiustitia,lajustice,parcequelebutdudroitestd’établir la justice,desuumquicquetribuere, rendreàchacun lesien.Ulpien,quin’étaitguère linguiste, faisait ainsiuneerreur (mais l’erreurétaitpeut-êtrevolontairecarcollantmieuxavecsavisiondudroit,nousyreviendrons). L’on sait en effet aujourd’hui que lesmots les plus longssont généralement d’apparition postérieure aux mots les plus courts, etsontcomposésavec.Enréalitéc’estdonciustitiaquivientdeius,etceparlemotiustus,juste.Ilfautprendreletempsdebiensaisirlesimplicationsprofondedecetteétymologie:iustitia,enlatin,estunsubstantifdécrivantl’étatdanslequelquelquechoseestiustus.Orpuisqueiustusdésignecequiestconformeauius,doncaudroit,alorsoncomprendqueiustitiadésigneenfaitl’étatdanslequeltoutestconformeaudroit.Donctoutbonnementl’étatdedroit.PourlesRomains,lajusticen’étaitpasoriginellementunehautenotionmoralemais l’idéebienplusconcrèteque tousobéissentaumêmedroitécrit,certain,leiusscriptum,etsoientsoustraitsàl’arbitrairedes magistrats, originellement par la loi des Douze Tables. C’estexactementl’idéederuleoflaw,lerapportcommunàunenormegénéraleobjective2. Cette loi des Douze Tables avait un tel prestige que, ditCicéron,lespetitsRomainsl’apprenaientparcœuràl’école3.Encemomentdel’histoireromaineoùlaplèbeobtientl’instaurationde

ce qu’il convient bien d’appeler l’état de droit, un régimeconstitutionnaliste, soucieuxde séparationdespouvoirs enmagistraturesdistinctes(consuls,préteurs…)etdegarantiedesdroitsfondamentauxdesindividus, intéressons-nous de plus près à la teneur exacte de ces droitsfondamentaux.

LACITOYENNETÉROMAINE:LESDROITSDEL’HOMMECHEZLESROMAINS

Lacitoyenneté romaine conférait à sonporteurun ensemblededroitspolitiques, civils et militaires parmi lesquels : le jus connubii, droit de

Page 20: Rome, Du Libéralisme Au Socialisme - Leçon Antique Pour Notre Temps - Godefroy Editions

mariagelégal(etdoncdefonderunefamille)avecunefemmeromaine,lejus census, droit de propriété, le jus commercii, droit d’acheter et devendre sur le territoire romain (que l’on peut résumer en libertéd’entreprise),etlejuslegisactionis,droitd’intenterdesactionsenjusticepour faire valoir ses droits devant les tribunaux romains. Ces droitsattachés à la citoyenneté romaine se trouvent correspondreparfaitement,dansleurglobalité,auxtroisdroitsnaturelsfondamentauxetinaliénablesdéfinis vingt siècles plus tard par le plus grand théoricien anglais dulibéralismeetdel’étatdedroit,JohnLocke:ledroitàlavieetàfonderune famille, le droit à la liberté et le droit de propriété au sens large,jouissance, échange et production. À cela il faut ajouter le jusprovocationis, l’habeas corpus des Romains, par lequel tout citoyenpouvait faire appel au tribun pour se protéger d’une décision d’unmagistratqu’ilestimaitarbitraire,etauquel lemagistratplébéienpouvaits’opposerparintercessio.Qu’est-cequecelasignifie?Qu’auseindelacitéromaine,auVesiècle

avant Jésus-Christ, les hommes se voyaient reconnaître et garantir lesmêmes droits naturels que conquerront deux mille ans plus tard lesBritanniques de la Glorieuse révolution et les Américains par leurConstitution.Àce sujet faisonsune remarque importante :BenjaminConstant, chef

de file des libéraux français durant le premierXIXe siècle, prononça en1819undiscours intituléDe la libertédesAnciens comparéeà celledesModernes dans laquelle il différenciait la liberté tellequeconceptualiséedans l’Antiquité, comme participation au pouvoir collectif et n’excluantpas un assujettissement des individus à l’autorité de l’ensemble, soit uneconceptionholiste.Àl’inverse,selonConstant,lalibertédes«Modernes»est celle appartenant à l’individu de faire ce que bon lui semble enbénéficiantdesgarantiesaccordéespar les institutions.Or l’onvoitbienque l’idée de libertas romaine, conçue comme un ensemble de droitsindividuels inaliénables, était beaucoup plus proche de la conceptionmodernedeliberté,cellequel’ontrouvechezlesauteurscommeLocke,les Lumières ou les rédacteurs de la Constitution américaine, que de laconception grecque, celle des « Anciens ». En réalité la distinction deBenjaminConstant, outre son caractère schématique, est faussedans sonmodèle chronologique : il n’y a pas de différence entre une liberté des«Anciens » et une liberté des «Modernes », il y a unedifférence entre

Page 21: Rome, Du Libéralisme Au Socialisme - Leçon Antique Pour Notre Temps - Godefroy Editions

conception individualiste de la liberté, qui aboutit à l’état de droit, et laconception collectiviste, qui aboutit à la démocratie. Benjamin Constantavait donc raison de distinguer deux libertés, mais tort d’en voir uneancienneetunemoderne:enréalitéontrouvedansl’Antiquité,commeàl’époque moderne, les deux modèles de liberté4. Il est intéressant pournous de comprendre, dans la suite de notre exposé, comment Rome abasculé de la conception individualiste vers la conception collectiviste,avec les démocrates populares, qui aboutit finalement à la dictatureimpérialeaunomdesmasses;etdoncsansabandonnerl’idéedeliberté,maisenenchangeantlesens.

Économiquement, le régime des débuts de la République étaitpratiquementunexempledeminarchisme5.Alorsquesouslamonarchieàdesdroitsdepéageetdesoctrois s’ajoutait l’exigencedecorvées, l’Étatrépublicain quant à lui était circonscrit strictement à l’exercice desfonctions régaliennes, et l’impôt direct se limitait au seul tributum excensus, qui finançait les dépenses de guerre, la République n’ayant pasd’autrebureaucratiequelesmagistraturesexercéespardescitoyensàtitregratuit. Le tributum était considéré comme une contributionexceptionnelle, le principe étant le non-assujettissement des citoyens àquelqueimpôtquecefût,cequiauraitétéconsidérécommeuneservitude.Lemaigrepersonneladministratifauservicedesmagistrats,ainsiquelesdépenses cultuelles étaient financées par l’exploitation des biens publics,directement ou à titre privé contre redevance, ainsi que diverses taxesindirectessemblablesàcellesdelamonarchie(péages,octrois…)6.

En ce qui concerne la justice, elle se présentait comme un systèmeaccusatoiredanslequelunlitigen’estportédevantlestribunauxquedanslamesureoùunplaignantdécided’agiren justice.C’estalorsàchacunedespartiesdetenterdeconvaincrelejugedesonbondroit.Pourterminerla procédure, les parties peuvent négocier un accord sans aller jusqu’aujugement.Àl’inverse,danslesystèmeinquisitoire,c’est l’Étatquiagitenjustice

avec ou sans plaignant, et la négociation pour mettre fin au litige estimpossible en matière délictuelle et criminelle puisque la poursuite duprocèsnedépendpasde lapartiecivile (leplaignant)maisduministèrepublic. Ce type de procédure est d’inspiration plus collectiviste puisque

Page 22: Rome, Du Libéralisme Au Socialisme - Leçon Antique Pour Notre Temps - Godefroy Editions

fondé sur l’idée que la Société étant affectée par les comportementsdélictueux au-delà des personnes des coupables et des victimes, touterépression doit être conduite en tenant compte de l’ensemble du corpssocial.Le système accusatoire est donc un système judiciaire beaucoup plus

libéral que le système inquisitoire dans lamesure où il laisse une placebienplus largeà l’initiative individuelle,auxpossibilitésdenégociation,etoùl’Étatquiseraitpartieauprocèsn’auraitpasunrôleplusavantageuxquen’importequelparticulier,alorsque lesystème inquisitoireporteenluiunevisiondelasupérioritédel’État,censéreprésenterlasociététoutentière.Notons également que le préteur, le magistrat chargé de la justice,

n’avait pas, au début de la République, à se prononcer sur le fond deslitiges privés ; c’était là l’office de l’arbiter ou judex, un simpleparticulierlibrementchoisiparlesparties.Iln’yavaitpasdejugeétatique.Lepraetor, lui,n’intervenaitquedans lapremièrepartieduprocèspourfixer le cadre juridique de la procédure, mais les Romains de la jeuneRépubliquerefusaientl’interventiondupouvoirdel’Étatdanslasolutionde leurs contentieux ; son rôle était exclusivement de substituer, parautorité, à la violence privée un moyen juridique, donc pacifique, derésolutionduconflit.Cequiestbienlerôled’unÉtatstrictementrégalien,unÉtat-gendarme : bannir la violence des rapports au sein de la sociétésans pour autant régenter ces rapports, ce qui serait le cas plus tard àl’époqued’Ulpien,commenousleverrons.Unautresignetangibledelalimitation du rôle de l’État est visible en matière de police : la policeromainedesdébutsrépublicains,soitlepersonnelarmécapabledemettreenœuvrelacoercitio,laforcepubliquedesmagistrats,selimitaitàvingt-quatrelicteurspourquelquesdizainesdemilliersd’habitants.

Le régime politique, social et économique romain du Ve siècle avantnotre ère était donc indéniablement libéral, s’il n’était pas encoredémocratique et tout à fait isonomique (il y avait bien égalité de droitscivils, mais pas de droits politiques), du fait de la permanence de ladistinctionentreplébéiensetpatriciens.Cependant cette distinction même devait s’atténuer dans les années et

décennies suivantes : en 445 la lex Canuleia autorise lesmariages entrepatriciens et plébéiens, puis les magistratures inférieures deviennent

Page 23: Rome, Du Libéralisme Au Socialisme - Leçon Antique Pour Notre Temps - Godefroy Editions

accessiblesauxplébéiens.En376av.J.-C.c’estlamagistraturesuprême,leconsulat,quidevientaccessibleauxplébéiens,etnonseulementaccessible,maisimpérativementpartagéeparlesdeuxordres:surdeuxconsulsl’undevra être patricien, l’autre plébéien. Le Sénat est également ouvert auxplébéiens et cesse d’être une assemblée purement patricienne :l’aristocratie devient un mélange de patriciens et de plébéiens enrichis,doncunearistocratie«aumérite».D’aucuns objecteront que ce n’était pas là une démocratie mais une

« oligarchie ouverte », qu’il y avait des esclaves, et que parler delibéralisme en ces conditions est exagéré. Nous répondrons, outre ladémonstration ci-dessus montrant le profond libéralisme romain, patentdanslesdroitsgarantisparlaloietlesoucid’unÉtatlibérédel’arbitraired’un seul ou de quelques-uns, que Rome était sans doute ce que l’onpouvaitfairedemieuxenmatièredelibéralismedansunmilieuoù,moinsdedeux siècles auparavant, les rapports étaientmarqués par l’archaïsmed’uneorganisationtribaleetdel’inexistencejuridiquepropredelaplupartdes individus7. À vrai dire, le système politique romain, dès la fin duVesiècle,estplusprochedel’AmériquedudébutduXIXesièclequedelaFranceduXeouduXVIIIesiècle ; ilenestplusprocheà lafoisdanssonespritetdanslaréalitédesesinstitutions,etsonlibéralismeintrinsèqueestindéniable.LesRomainsdesdébutsdelaRépubliquen’avaientguèreàsesoucier de démocratie dès lors qu’ils avaient conquis l’état de droit :l’exigence de la démocratie n’est un enjeu réel que lorsque l’État estpuissant, qu’il est le pivot de la société en organisant redistribution desrevenusetprivilèges.Dansun régimecomme laRépublique romaineduVe-IVesiècleoùlasphèredel’Étatselimiteàpermettreàchacundefairevaloirsesdroitsdemanièreégale,alorss’emparerdupouvoirn’estguèreune source de profit, et par conséquent celui-ci n’est guère désiré.C’estsans doute la raison pour laquelle Rome n’est jamais devenue unedémocratie comme Athènes, parce qu’elle avait su bien mieux que sonaînéegrecquerestreindrelasphèred’interventiondel’État,etlefaitquelegouvernement fût oligarchique n’entraînait donc pas dedysfonctionnements majeurs ; ce qui finirait par changer avecl’enrichissementconsidérabledel’Étatromainparlaprédationmilitaire.

LESEFFETSDULIBÉRALISMERÉPUBLICAIN:LEDYNAMISMEETLACOHÉSIONDELASOCIÉTÉROMAINE

Page 24: Rome, Du Libéralisme Au Socialisme - Leçon Antique Pour Notre Temps - Godefroy Editions

Le droit est une technologie sociale et politique. Comme toute autretechnologie, il permet des gains de productivité. Lamachine fonctionnebienàconditiond’êtrebienconçue,bienhuiléeetderespecterlesloisdela physique. Pour le libéralisme, les lois de la physique sont lapsychologie humaine, la recherche du profit sous toutes ses formes ; leprofitn’estpasqu’unequestiondegrossous,pardéfinitionilesttoutcequi fait dubien,quiprofite aux individus : constitutiond’unpatrimoine,certes, mais aussi reconnaissance sociale, bonheur familial, satisfactionintellectuelle,épanouissementspirituel…touteschosesquinesedécidentbienqu’àl’échelledel’individuauqueldoitparconséquentêtreréservéleplus grand espace de liberté possible, la liberté étant la puissance qu’unindividuasurlui-même,etquiestautantd’occasiondechoisircequiluisera profitable, et donc fera son bonheur. Ce qui écarte l’objection, ausujetdel’histoireantique,quivoudraitquelespréoccupationsdesAnciensn’étaientpaslesmêmesquecellesdesModernes.C’estcertesunequestiondontonpeutdébattre,enaffirmantparexemplequ’encertainstempsonestplus soucieuxd’honneurquede richesse,oude richessequedebonheurconjugal…Mais si l’on peut discuter ainsi de l’élément prioritaire dansles aspirations de telle peuplade à tel moment, le fonctionnementpsychologique de l’homme n’a pas plus changé depuis l’Antiquité qu’iln’a cessé d’être homo sapiens sapiens : il recherche toujours ce qui luiprofite, et fuit ou combat ce qui le peine. Si les échelles de valeurschangent,lemodedecalculindividuelestconstant.Le libéralisme, en assurant le respect des droits individuels sans

entraver l’exercicede larges libertés individuellesoptimise lerendementd’unesociété,luipermetdedevenirdynamique,deproduiredelarichessequi,par l’échange,profiteraà tous(puisquenuln’échangelibrements’iln’ytrouveprofit).CespremierseffetsserontvisiblesàRome:avanttoutl’Urbsseraune

citéprospère,agricole,artisanale,marchande.Montesquieu,ensontemps,disait«Romeétantunevillesanscommerceetpresquesansarts,lepillageétait leseulmoyenquelesparticulierseussentpours’enrichir»8 ;cetteconstatationestaujourd’huicomplètementdémentieparleshistoriens:lesRomainsdesdébutsdelaRépubliquecultivaientdescéréales,lavigne,lesarbresfruitiers,tiraientdeslagunesduTibreleselqu’ilsexportaientetilsexploitaient le bois abondant sur ses rives, lequel servait de matièrepremière àdenombreux artisans industrieux.Laville s’enrichit d’abord

Page 25: Rome, Du Libéralisme Au Socialisme - Leçon Antique Pour Notre Temps - Godefroy Editions

parletravailetl’échange,pasparlaguerreetlepillage.Mais le libéralisme a une force supplémentaire : un pouvoir de

séduction considérable. Les individus se battent pour la liberté. Ils sebattent pour la défendre,mais ils se battent aussi pour l’acquérir. AussiRome fut-elle une cité extrêmement attractive et extrêmement résiliente,capabledeserétablirtrèsrapidementaprèsavoirsubidescoupsterribles.Etlelecteurvoitpoindrelaconclusiondeceraisonnement;lelibéralismeexplique ce double grand mystère de l’ascension romaine : sa facilitéinitialeàfaireacceptersonhégémonieetsasurvivanceauxpirescoupsdusort.

L’ATTRAITDUROMANWAYOFLIFE

Dans l’établissementdesonhégémoniesur l’Italiepuissur le restedumondeantique,leprestigedudroitromain,delacitoyennetéromainefutun atout décisif. Être citoyen romain signifiant bénéficier, devant l’Étatromain, de la reconnaissance et de la protection de ses droitsfondamentaux,cettecitoyennetéétaittrèsdésirable.Elle avait enoutre l’avantageden’être pas un rêve inaccessible : tout

fils d’un affranchi (esclave libéré) pouvait l’obtenir. Un affranchi lui-même, s’il ne pouvait acquérir la citoyenneté complète, avec les droitspolitiques, aurait les droits civils, c’est-à-dire les plus importants, lesdroits lockéens que nous évoquions tantôt. Les hommes libres, par levieux système de la clientèle, pouvaient également acquérir cettecitoyenneté.Cecaractèretrèsouvertdelasociétéromaineasansnuldouteattiré à Rome de nombreux talents, des hommes entreprenants quirejoignirent la cité et enrichirent celle-ci de leur travail et de leurscompétences comme celle-ci les enrichissait d’un statut de citoyengarantissantleursdroitsfondamentauxd’hommes,quin’eussentpointétéaussibienprotégésailleurs.Pour compléter cette citoyenneté et utiliser son pouvoir de séduction

sans pour autant bouleverser l’équilibre politique romain, on créa aussiune deuxième classe de citoyenneté, la citoyenneté latine, qui étendaitprogressivement aux hommes libres de toute l’Italie, au fur et àmesurequel’hégémonieromaines’affirmait(etfavorisantcetteextensionmême,par son attrait) les droits civils et la protection des lois romaines. Plusencore, la citoyenneté latine conférait le jus migrationis, c’est-à-dire le

Page 26: Rome, Du Libéralisme Au Socialisme - Leçon Antique Pour Notre Temps - Godefroy Editions

droit de venir s’installer à Rome, d’y travailler librement, voire derechercherl’acquisitiondelapleinecitoyennetéromaine.Au-delà de l’Italie, au gré des conquêtes, la citoyenneté devait être

égalementaccordéeauxélitesdespeuplesconquis,moyenpeucoûteuxdegagnerlesoutienlocaletd’établirunehégémoniepacifique,parlesimpleprestigedelalibertéromaine.

LARÉSILIENCEDEROME

Le libéralisme romain n’explique pas seulement la prospéritééconomiquedeRome sous laRépubliqueet sonaisanceà faire acceptersonleadership.Ilexpliqueaussil’incroyablerésiliencedupeupleromainface auxmenaces extérieures dont lemeilleur exemple historique est ladeuxièmeguerrepuniqueetlacélèbreinvasiond’Hannibal,chefmilitairede Carthage, la grande rivale de Rome dans le contrôle du pourtourméditerranéenoccidental.En 218 avant Jésus-Christ, le général carthaginois quitte l’Espagne,

traverse le sud de la Gaule et passe les Alpes pour envahir l’Italie. Aucours de cette année et de la suivante, il écrase à plusieurs reprises lesforces romaines.Hannibalenvahit alors l’Italiepar l’estdesAppeninsetarrivedanslesud,contraignantlesalliésdeRomeàladéfection.Hannibalespère alors un soulèvement général de l’Italie contre l’hégémonieromainepourfairetomberlacitéetremporterlaguerre.Lesoulèvementneviendrapas:lecœurromain–Étrurie,LatiumetOmbrie,soitlecentredel’Italie–demeurentfidèlesetsebattentpourRome,àlagrandestupeurd’Hannibal,quipensaitêtreaccueillien libérateur.Lesrégionsayant faitdéfections,elles,acceptentderavitaillerHannibal(avaient-elleslechoix?)maisrefusentdesejoindreàluidanslaluttecontreRome!Le Carthaginois se trouva donc assez isolé dans le sud de l’Italie.

MarchersurRomen’étaitpasaisé,parcequelesRomainsrefaisaientleursforcesetque lecheminétait encombrédepeuples restés fidèlesàRomequi constituaient un glacis protecteur. Attaquer devenait hasardeux, avecdans ledosdes«alliés» italiensbien tièdes, et l’absencede renfortsenprovenancedeCarthage.Cenesontpas les«délices»quiontmaintenuHannibal à Capoue, mais bien une nécessaire prudence stratégique. Enréalité, le général était tombé dans une souricière italienne, prisonnierdans un territoire pas aussi franchement amical qu’il l’avait espéré, et

Page 27: Rome, Du Libéralisme Au Socialisme - Leçon Antique Pour Notre Temps - Godefroy Editions

même de plus en plus hostile à la charge que représentait l’entretien decettearméeétrangère.Quenousapprendcettedeuxièmeguerrepunique?Quelesystèmemis

enplaceparRomeenItalieétaitremarquablementsolide.Iln’yeutaucunsoulèvement massif contre Rome, et bien peu de défections9. Pourquoicette solidité ?Parce que le système romain était très attrayant. Pour lesalliés qui furent les plus fidèles, le centre de l’Italie, il s’agissait de larégionoùlelibéralismeromainétaitlepluspratiqué:lacitoyennetélatineétait suffisamment désirable pour que ces Italiens se battent pour elle etdéfendentRomeplutôtquedese« libérer»auxcôtésdeCarthage.Pourlesalliésquel’invasionromainecontraignitàladéfection,ils’agissaitderégionsoùladominationromaineétaitcertespluspesantemaiségalementtrès profitable par la prospérité que créait la relative union politique del’Italie autour d’un cœur aussi dynamique que Rome et son systèmefédéral libéral. Hannibal croyait que Rome était perçue commel’oppresseurenItalie,etlesortdelaguerreamontréquecen’étaitpaslecas.Fait qui illustre peut-être plus encore le profond libéralisme romain

longtemps en vigueur : en 196, après avoir envahi la Grèce pour enchasserlesMacédoniens,ets’êtrerendutotalementmaîtredelapéninsulequi était l’une des terres les plus riches du monde, le général romainFlamininusproclamelalibertédesvillesgrecquesetleslégionsromainesse retirent du pays. En 196, les Romains se considéraient en charge duleadershipdumondelibreantique10.

Néanmoinsontrouve,unsiècleetdemiplustard,unréelsoulèvementitalien, assez généralisé, contre Rome, et ce à un moment où l’Italien’affrontepaslamoindreespècedemenaceétrangère,quel’onappellelaGuerreSociale,c’est-à-dire laguerredesalliés,entreRomeetsesalliésitaliens. Ce soulèvement fut provoqué par… la volonté des Italiensd’obtenir la citoyenneté romaine. Rome refusait, pour des raisons desouveraineté et d’équilibre politique interne, d’étendre le plein droit decitéromainàtousleshommeslibresd’Italie.Étendreainsilacitoyennetéc’étaitrisquerdedissoudreRomedansunesortedefédérationdescités.Orladifférencedestatutentraînaitdesdifférencesdetraitementdevant

lestribunaux,lesimpôts,l’accèsauxmarchéspublics,etc.Cettedifférenceétait d’autant plus intolérable qu’un réflexe de crispation romaine avait

Page 28: Rome, Du Libéralisme Au Socialisme - Leçon Antique Pour Notre Temps - Godefroy Editions

entamé le jus migrationis, par crainte semblable de voir disparaîtrel’identitédeRome.Le conflit éclata en 91 avant notre ère et les alliés romains se

constituèrentenconfédérationséparée,décidant,puisqueRomerefusaitdeleuraccorderlacitoyennetéromaine,des’attribuerleurproprerégimedecitoyennetéimitantcellequileuréchappait.C’étaitdonc,paradoxalement,unsuccèsdulibéralismeromainentantquemodèle:lescitésnevoulaientpas à l’origine échapper à l’hégémonie romaine, mais s’intégrerpleinementàlacitéetàsonmodèlelibéral.Leproblèmeétaitprécisémentdansunreculdulibéralismedansl’attitudedeRomevis-à-visdesesalliés.Laguerre futhorrible,unevéritableguerrecivilepourcequiétaiten

fait un État fédéré italien depuis deux siècles mais où les inégalités detraitementfavorisaientlesrancœurs;etcen’estfinalementpasunhasardsil’éclatementeutlieudansuntempsdetranquillitérelativepourRome:en l’absence de menace étrangère pour souder les Italiens, lesrevendications ne pouvaient pas se taire. En fin de compte, sur le planmilitaire, Rome fut victorieuse, mais sur le plan politique, c’était unevictoire des confédérés : la citoyenneté romaine fut accordée à tous leshommes libres d’Italie, rétablissant le libéralisme romain dans toute lapéninsule et renforçant l’unité italienne à la veille de l’éclatement de laguerre civile romaine.Cetteguerre socialemontrequ’au Ier siècle avantnotreèrelemodèlelibéralromainavaitencoreunesupérioritéécrasante,exerçaitunepuissanteséduction.

ESCLAVAGISMEETLIBÉRALISME?

L’objectionquisurgitaussitôtlorsquel’onparledelibéralismeàRome,c’est leproblèmede l’esclavageantique.Nousavonsditen introduction,étant donné le fait qu’il s’agit plutôt chez lesRomains d’empirisme qued’idéologie,queletermedeproto-libéralismeétaitsansdoutepréférable,et il est évident que le libéralisme dans son acception moderne, enparticulierdepuisLockequiaaffirméquetouthommeestpropriétairedelui-même,nesauraittolérerl’esclavagisme.Maisilseraitpeujudicieuxdeprétendre arguer ceci pour nier le profond libéralisme de la pratiquerépublicaine romaine, tout comme il est peu judicieux de refuser lequalificatifdedémocratieàl’AthènesdePériclèspourlesmêmesraisons.Dansl’Antiquité,ilfautrappelerquel’esclaveperdaitpratiquementson

Page 29: Rome, Du Libéralisme Au Socialisme - Leçon Antique Pour Notre Temps - Godefroy Editions

statutd’êtrehumainpourêtreassimiléàunmeubleouunemachine-outil.Celaétaituneconstantepartagéepartoutlemondeantique,etc’estdanscecontextequ’ilfautreplacerlemodèleromain.CelasignifieeffectivementquelesAnciensn’avaientpaslamêmeconceptionquenousdeladignitéhumaine,maisc’estrelativementàtoussesvoisinsqu’ilfautconsidérerlasociété et l’ordre romain, et non relativement à nos démocratiesmodernes.Or,relativementàsesvoisins,sil’esclaveétaitautantesclaveàRome qu’ailleurs, l’homme libre, lui, était plus libre, et plus sûrementlibre, qu’ailleurs. C’est-à-dire qu’à celui à qui la dignité d’homme étaitreconnue, les droits afférents étaient reconnus, et garantis. Le grandprogrès du libéralismemoderne, par rapport au libéralisme romain, cen’estpasl’inventiondesdroitsfondamentauxetdeleurgarantieparl’étatde droit, c’est la reconnaissance de la dignité humaine à tous les êtreshumains,sansdistinctionderace,desexe,etc.Maisdonc,danscemondeantique où il était constant et universel que tout être humain ne soit pasreconnucommeporteurd’unedignitéinaliénable,laconceptionromainede l’hommelibrepeutetdoitêtreconsidéréecommeréellement libéraleenpratique.Enfin, ilfautbienajouterquedurantlesdeuxpremierssièclesetdemi

de l’histoire de la République romaine, ceux du temps brillant dulibéralisme le plus affirmé, l’esclavage resta très marginal, les guerresdemeurant limitées et ne déversant pas des flots d’esclaves comme celadevaitcommenceràseproduireàpartirdu IIIe siècle avant Jésus-Christ,avec les premiers conflits de grande ampleur que furent les guerrespuniques.

Contrairement à ce que pensait Polybe, ce n’est donc pas le caractère«mixte»durégimerépublicain,associantdesélémentsmonarchiques(lepouvoir consulaire), oligarchiques (le Sénat) et démocratique (lescomices11)quifitlasoliditépluriséculairedelaRépubliqueetpermitsestriomphes; la lectureduGrecétait influencéepar l’obsessionhellènedel’équilibre,dujustemilieugarantdetoutestabilité.LessuccèsromainsdelaRépubliquedoiventêtreattribuésàlaconceptionlaplusaboutiedel’étatde droit, de respect de la norme constitutionnelle et de la garantie desdroits individuels qui se trouve dans l’Antiquité ; là où Athènes avaitsurtoutconnudesdémocratiesà tendancedémagogique, fustigéesparunphilosophe comme Aristote, portant la conception collectiviste de la

Page 30: Rome, Du Libéralisme Au Socialisme - Leçon Antique Pour Notre Temps - Godefroy Editions

libertédontnousavonsparléplushaut,Rome fut cequi,dans les tempsantiques,serapprochaleplusdelapolitéia,cerégimepolitiqueidéalquedécrivit le philosophe, dans lequel la liberté et la puissance du peupleétaientlimitéesparlalibertéetlapuissanceinaliénabledechaqueindividusurlui-même.LapérennitédelaRépubliqueromaineestàattribuermoinsà son « régimemixte » qu’à l’attachement romain indéfectible, pendantplusieurs siècle, à certains principes fondateurs, garantissant à chaquecitoyen romainuncertainnombrededroitscorrespondantàceque l’onnommeaujourd’huilesdroitsfondamentaux.Celapermitlamiseenplaced’une économie dynamique en même temps que d’un modèle socialattractif,séduisantpourlespeuplesd’Italie,quifavorisaleursoumissionàRome,largementvolontairesil’onconsidèrelesoccasionsnonsaisiesderévolte. C’est ce modèle qui fit la fortune de Rome, qui y trouvait unconsidérableavantagecomparatifsurlerestedumondeantique.

MaislafortunedeRome,précisément,étaitunefortunecollective.Unefoisacquise,elledevintpourlesRomains,entreeux,sourcedeconvoitise,etdespremiersexcèsdansl’exercicedel’État.

Avecle temps,donc,cemodèle libéralromaindevaitcommenceràsedétériorer,sousl’effetd’abus,delaprédationextérieureetdel’irruptionmassivedel’esclavagismedanslacivilisationromaineetdecrisessocio-économiques,etdériverlentementversl’étatismeetlesocialisme.

___________________1.VoirMichelHumbert, «LesXIIeTables, unecodification?»,Droits, 27,1998,pp.87-111.

2.Notonsd’ailleursquelorsqu’Ulpienécrit, auIIe-IIIesiècle,l’étatdedroitestdéjàunlointainsouveniretquel’idéedejusticeestprécisémentdevenueunenotionàpartentière,floue,quiad’ailleursserviàjustifierl’anéantissementdel’ancienlégalismeromainpar le pouvoir impérial ; de lamêmemanière quedenos jours l’idée, ô combien subjective, de« justice sociale »permetdebafoueràpeuprèstouslesprincipesd’égalitédevantlaloioriginellementportésparlesLumièresetlaRévolutionprécisémentaunomdelajustice,notammentenmatièrefiscale.3.Cicéron,Deslois, XXIII.4.CetteprésencedesdeuxmodèlesdelibertédanslaGrèceantiqueaétémontréeparChristianMeier,Acultureoffreedom.AncientGreeceandtheoriginsofEurope, Oxford,OxfordUniversityPress,2011.5.Régimed’Étatminimal dans lequel lePouvoir n’est légitimequepour assurer les fonctions régalienne : police, justice etdéfensearméeduterritoire.Onpeutparleraussid’État-gendarme.Surlaquasi-absenced’appareild’ÉtatsouslaRépubliqueromaine,lelecteurcurieuxpourrasereporteràClaudeNicolet, LemétierdecitoyendanslaRomerépublicaine, p.435-446.6.VoirJeanGaudemet,HistoiredesInstitutionsdel’Antiquité, 5eédition,Monchrestien,1998p.196-198.7.PhilippeNemoaremarquéqueledroitromain,enaffirmantledroitdepropriétéetenpermettantdedifférencierlemiendutienenparticulierdans le temps,était lasourcede l’humanismeoccidentalpuisqu’ilpermettaitd’individualiser lapersonnehumaineetdesortirduholismetraditionnel.VoirPhilippeNemo,Qu’est-cequel’Occident?, Paris, PUF,2004,p.30-32.8.ConsidérationssurlescausesdelagrandeurdesRomainsetdeleurdécadence, I.9.Jean-PierreMartin,AlainChauvot,MireilleCébeillac-Gervasoni,Histoireromaine, Paris, ArmandColin,2010pp.91 et

Page 31: Rome, Du Libéralisme Au Socialisme - Leçon Antique Pour Notre Temps - Godefroy Editions

105.10.Onnousdirapeut-êtrequelesRomainsnequittèrentjamaisvraimentlaGrèceetmaintinrentsurelleleurdomination.C’estvraimaiscettedominationétaitplussouplequesurlesautresprovinciae, etlesGrecsbénéficièrenttoujoursdelaconscienceromained’apparteniràlaCivilisation.Surlapratiquetrès«libérale»duleadershipromainsouslaRépublique,comparableàlapratiqueaméricainemoderne,fondéesurl’allianceetnonlaconquête,voirThomasF.Madden,EmpiresofTrust :HowRomebuilt–andAmericaisbuilding–aNewWorld, Dutton/Penguin,2008.11.Lescomicesétaientdesassembléescomposéesdecitoyensromains,chargéesdevoter lorsdecertainesélectionsoudel’adoptiondediversesmotions(lois,déclarationsdeguerre,peinescapitales).

Page 32: Rome, Du Libéralisme Au Socialisme - Leçon Antique Pour Notre Temps - Godefroy Editions

II.Lamutationsocialistedelasociétéromaine

LamutationsocialistecommenceauIIIesiècleavantJ.-C.,àpartirdelafindeladeuxièmeguerrepunique.AutermedecetteguerreterribleRomejette à bas son pire ennemi, Carthage, et devient maîtresse de toute laMéditerranéeoccidentale.Dèslesdécenniesprécédentes,lesocleorigineldel’ordresocial,économiqueetpolitiqueromainavaitétéébranléparlafréquencedesguerresqui,tenantlespetitspropriétaireséloignésdeterresqu’ils exploitaient eux-mêmes, leur faisait supporter bien plus qu’auxgrands propriétaires aristocrates le coût des conflits. Mais ce premierdéséquilibredemeuraitmesuréparlafaibleampleurdesguerresconduiteset des territoires conquis et appropriés par les sénateurs. Avec lechangement d’échelle des combats, ce mouvement nuisible devientbeaucoup plus dangereux. La conquête soudaine de vastes territoires vaalorsbouleverserlemodèlesocio-économiqueromainenprovoquantunaffluxderichessesconsidérable,gagnéenonparletravailetlecommerceet sans communemesure avec les butins de guerre ramassés au gré desguerrestrèslimitéesmenéesjusque-làenItalie.

L’ENRICHISSEMENT PAR LA PRÉDATION, ORIGINE DE LA CORRUPTION DUSYSTÈMELIBÉRALROMAIN

Lorsquel’expansionromaineconduisitlacitéhorsd’Italieaucoursdela première guerre punique, les Romains changèrent de méthoded’organisation.Était-ceparcequeRomeavaitlesentimentdesortirdeses«frontièresnaturelles»?Toujoursest-ilquel’approcheplutôtfédérativedu réseau d’alliances avec privilèges sous leadership romain qui avaitprévalu jusqu’alors est remplacée par un système d’annexion et deprovincialisation sous le contrôle d’un magistrat romain. C’est là lepremieractededominationpureexercéparRome.La première guerre punique entraîna également un important afflux

d’esclavesprisonniersdeguerre,significativementplusimportantquetoutcequeRomeavaitconnujusqu’alors.Durant le siècle et demi suivant la deuxième guerre punique et la

Page 33: Rome, Du Libéralisme Au Socialisme - Leçon Antique Pour Notre Temps - Godefroy Editions

victoire décisive sur Carthage (la troisième guerre punique étant assezfacilement remportée), l’écrasante supériorité militaire, sociale etéconomique que sonmodèle libéral avait donné à l’Urbs devait devenirdifficile à gérer. La cité avait désormais de telsmoyens d’action que sacapacitéà s’enrichirpar laconquête, lepillageet l’impositionde tributsauxpeuplesétrangersdevenaitdangereusementséduisante,beaucoupplusquelelabeurtraditionneldesaustèrespremiersRomains,commelevieuxCincinnatuscenséêtreretournétravaillersaterreaprèsseulementquinzejoursdedictatureauservicedelapatrieendanger.Danscedomaine,unseuilfutprobablementfranchilorsdelatroisième

guerremacédonienne.LeroiPerséedeMacédoinecherchaitàfairedesonroyaumeuncontrepoidsàlapuissanceromaineenGrèceetmenaçaitdoncl’influenceacquisepar lacité latinesurcetterégion.Paul-Émile,chefdel’expéditionmilitaireromaine,rapportadelaGrèceconquiseunbutinsiconsidérable que le tributum, l’impôt républicain finançant l’armée, futsupprimé,augrandplaisirdupeuple.Mais avant de profiter au peuple, le nouveau système de conquêtes et

d’annexionsprofitaauxélites.

LE SOCIALISME PAR LE HAUT : LE « CAPITALISME DE CONNIVENCE », OUCAPITALISMED’ÉTAT

L’apparitiond’uncapitalismedeconnivence,ousocialismeparlehaut,estlapremièregrandeétapedeladégradationdel’étatdedroitromain.Ilconvient donc d’en décrire précisément la teneur mais, auparavant, ilsembleindispensabledejustifierpourl’Antiquitél’emploidecemotquenousemployonspourlapremièrefois:capitalisme.Peut-on parler de capitalisme pour désigner l’économie antique en

général ? Certes pas, pour la bonne raison que le capitalisme impliquenécessairementlerespectd’uncertainnombredelibertéséconomiques,etque le présent essai cherche précisément à montrer que ces libertés nefurent pas respectées demanière constante dans le temps, ni égale dansl’espace. En revanche pour l’Italie romaine sous la République, puis lemonderomainsousleprincipat,letermepeuts’appliquer.En effet qu’est-ce que le capitalisme ? Le modèle économique dans

lequelprédomine lapropriétéprivéedesmoyensdeproduction,miseauservice du maintien ou de la hausse du niveau de vie de l’acteuréconomique (et pour les plus riches l’accumulation de patrimoine) par

Page 34: Rome, Du Libéralisme Au Socialisme - Leçon Antique Pour Notre Temps - Godefroy Editions

l’échangedesbiensproduitsetdans lecadred’uneéconomiedemarchélibre.DeslibertésfondamentalesgarantiesaucitoyensouslaRépubliqueromaine résultait naturellement un tel modèle économique, puisque lescitoyensdevaientproduireleursbiensdeconsommationparl’exploitationderessourcesnaturellesquiétaientessentiellementdespropriétésprivéesoudespropriétéspubliques en concessionprivée,moyennant redevance.Le droit étant respecté et la propriété garantie, c’est nécessairement parl’échange libre, avec un système des prix libre, que les acteurséconomiques pouvaient se procurer ce qu’ils ne produisaient pas encontrepartiedecequ’ilsproduisaientmaisneconsommaientpas.D’aucuns ajoutent à la définition du capitalisme d’autres éléments :

l’innovation technologiqueet ladivisiondu travailpermettantdegagneren productivité et de conquérir desmarchés.On trouve ces choses dansl’économielibreantique: l’inventiondelacéramiquesigillée,enGrèce,estunexempledeproductiondemasseremplaçantunartisanatparlamiseau point d’un procédé industriel. Ainsi, tandis que les poteries étaienttraditionnellement fabriquéessimplementà lamainsurun tourdepotierpar l’artisan, la céramique sigillée était produite par une techniquecombinantmouleetpresse,àlachaîne.PourunateliergéantcommeceluidelaGraufesenque,enGaule,onparledemillionsd’exemplairesannuels,exportés dans une bonne partie dumonde romain et appréciés tant pourleur qualité que pour leur prix très inférieur à celui de l’artisanattraditionnel,grâceauxéconomiesd’échelle.Onmentionne encore, comme composante du capitalisme, la pratique

de la finance, du crédit, de l’assurance, de la spéculation.Tous élémentssemblablement présents dans l’Antiquité romaine : le prêt à la grosseaventure, permettant de financer et d’assurer de lointaines expéditionsmaritimesmarchandes, le commerce au long cours, était un héritage dumondegrec ;àRomelesargentarii exerçaientcourammentdesactivitésdeprêt;enfinLiciniusCrassusétaitdevenul’hommeleplusrichedesontempsenspéculantsurlesbiensimmobiliers.Cedernierestd’ailleursunexemple fameux d’homme d’affaires richissime (sans doute y en eut-ilnombred’autres, demoindre envergure), à la tête d’unvéritable empireéconomique diversifié, à la fois promoteur immobilier, propriétaire demines,grandpropriétairefoncieretmagnatdel’esclavage: ilachetaitetformaitdesesclavesdansdesactivitésvariées,maçonnerie, architecture,secrétariat,qu’ilrevendaitoulouaitparlasuite.

Page 35: Rome, Du Libéralisme Au Socialisme - Leçon Antique Pour Notre Temps - Godefroy Editions

Les analyses qui rejettent l’idée d’un capitalisme antique mettentfréquemment en avant cette question de l’esclavage, censé avoir renduimpossible un certain progrès technique et l’avènement d’une grandeindustrie, et limité très fortement l’existence du salariat. En fait, cetargument est spécieux : il suffit d’un petit effort intellectuel pourconsidérer l’esclave,marchandiseemployéeà laproduction,commeunemachine-outil.Or il est notoire en science économique que lamachine-outil détruit les emplois salariés qu’elle remplace, sans que cela nediminue la nature capitaliste de l’économie considérée. Les esclavesétaient des machines employées pour tout un tas de tâches, des plussimples aux plus complexes. Si l’existence de l’esclavage représenteévidemment un fossé civilisationnel en comparaison de l’époquemoderne, elle n’a probablement aucune influence déterminante sur lanaturedumodèleéconomiqueconsidéré:lecapitalismepeutexisteravecou sans esclaves, comme il peut exister avec ou sans machines ; enrevanche il n’existe pas sans droit de propriété et sans libertéd’entreprendreetd’échanger.Mêmesilemondeancienneconnutpasuncertainnombredetechnologiesfortutilesaudéveloppementultérieurducapitalisme(lesvaleursmobilières,leslettresdechange…)onpeutdoncparfaitement,pourcertainespériodesdel’Antiquité,parlerdecapitalisme,sansmêmes’encombrerdepréfixeprécautionneuxcomme«proto-»ou« pré- ». Si l’on peut discuter l’intensité globale des échanges, l’activitédemeurantprincipalementagricoleetrépondantd’abordàdesbesoinsdesubsistance,etleslimitesdestransportslaissantdenombreuxterritoiresàl’écart des voies commerciales, la nature capitaliste de ces circuitsd’échangeest indéniable.LaRépublique romaine, avec sonétatdedroit,faitpartiedecespériodescapitalistes.Mais ladégradationdecet étatdedroit a introduit progressivement des distorsions dans le marché et desbiaisdanslefonctionnementnormald’uncapitalismelibéral.

Àpartirdelapremièreguerrepunique,lesconquêtesromainesfontunbond d’échelle. Quand plus de deux cents ans avaient été nécessaires àRomepour unifier l’Italie, les deux premières guerres puniques, en unesoixantained’années,doublèrentlatailleduterritoirecontrôléparlacité.Cet apport soudain en terres et en esclaves fit la fortune de ceux qui

avaient déjà lesmoyens financiers de saisir cesopportunités : les richessénateurs, les généraux enrichis par le butin. Ils s’approprièrent à titre

Page 36: Rome, Du Libéralisme Au Socialisme - Leçon Antique Pour Notre Temps - Godefroy Editions

personnel le droit d’exploiter ces vastes terres, et utilisèrent pour cetteexploitation des esclaves rendus bon marché par leur abondance ; laguerreapportaitàlafoislecapitaletlamain-d’œuvre.Par la suite, l’élan romain, de proche en proche, conduisit ce

phénomèneà se reproduire :durant le siècle suivant, laquantitéde terresous domination romaine devait encore plus que doubler par le gain del’Espagne,delaGrèceetdel’Asiemineure.Etausiècled’aprèsdoublerencoreaveclaGaule,l’Égypte,laSyrie,toutel’Anatolie,laLibyeettoutleMaghreb,avantdesefigerpeuouprouavecl’avènementdel’Empire.

L’économie romaine, et par elle les valeurs et le système politiqueromain, furent considérablement atteints par ces changements brutaux.L’apport massif de terres et d’esclaves provoqua l’apparition d’unnouveautyped’exploitations,leslatifundiae,grandespropriétésfoncièresexploitées par une main-d’œuvre servile, le tout à des coûts forcémentplus bas que l’agriculture traditionnelle des petits paysans, qui était larègledespremierstempsdeRome.Lespetitspropriétaires,déjàaffaiblisrelativement aux grands par les nombreuses guerres des IVe-IIIe siècles,n’avaient pas leurs moyens d’investir et l’accroc dans l’ordre romaintraditionnel dégénéra, avec cette brusque accélération économique, endéchirure.

Si à l’origine les guerres romaines étaient surtout des guerresdéfensives ou « préventives », censées anticiper une menace, lesconsidérables retombées économiques des nouveaux conflits de grandedimension montrèrent l’intérêt que pouvaient y trouver les élitesromaines:nonseulementdanslasaisiedeterresetd’esclaves,maisaussidans l’opportunitédepillagequ’étaient,dans lesprovinces, lesfonctionsdeproconsul1.Au total que se passe-t-il ? La puissance et l’argent de l’État sont

employés pour s’emparer de terres et nourrir le marché des esclaves,lesquels sont principalement acquis, à très bas prix, par les grandesfortunesromaines.Enrésumé,laclassericheacquiertuncapital(terresetesclaves)avec l’aidede l’Étatetbénéficieensuiteseuledes fruitsdesonexploitation. Or cette soudaine mutation est un cas d’émergence d’un« capitalisme de connivence », système que l’on définit généralementcommeunmodèleéconomiquedanslequeldegrandesentreprisesprivées

Page 37: Rome, Du Libéralisme Au Socialisme - Leçon Antique Pour Notre Temps - Godefroy Editions

voient leur activité protégée par l’État, c’est-à-dire que les coûts sontsocialisés et les profits privatisés, au détriment des autres producteurspotentiels2.Murray Rothbard définissait le capitalisme d’État comme secomposant « d’un ou plusieurs groupes faisant usage de l’appareilcoercitifdugouvernement–l’État–afind’accumulerducapitalpoureux-mêmesenexpropriantlaproductiondesautresparlaforceetlaviolence».Dans le cas romain, ce sont les nombreux citoyens romains petitsproducteursquisontfrappés,incapablesdefairefaceàlaconcurrencedegrandes exploitations soutenues par l’État, et réduits par là même auchômage, après avoir été ruinés par le coût de guerres d’envergurecommelesguerrespuniques,quandilsn’yontpastrouvélamort.

Une politique socialiste « classique », prise dans son sens courantmoderne, s’inquiète plutôt, ou prétend s’inquiéter plutôt, des classesinférieuresdelapopulationetpratiquerlaredistributionàleurprofitparl’usagedelapuissancepublique.Ausujetducapitalismedeconnivenceils’agitaussideredistribution,detransfertderichesse,maisverslesclassessupérieures.L’onpeut,àcetitre,bienparlerde«socialismeparlehaut».Dans les deux cas sont battus en brèche les principes de base ducapitalismelibéral:l’égalitédevantlaloi,lalibreentreprise,etlerespectdudroit.Le respect du droit, parce que les appropriations de terres par des

sénateursetderichespatriciensétaienttrèsfréquemmentillégales.L’égalitédevantlaloi,parcequelesindividusfortunéssetrouvaientde

factoavoirplusdedroitsquelesautrescitoyenssur les terresconquisespourtantparl’État,parlaforcepublique,etnonpardesforcesprivées.Ontenta bien, à plusieurs reprises dans l’histoire de la « question agraire »d’imposer des réglementations afin de ne pas laisser la fortune privéetriompherde l’égalitédevant la loidans leprocessusdedistributiondesterresconquisesparl’État,maiscefutunéchec.La libre entreprise, enfin, parce que cette intervention de la force

publique (laconquêteet l’attributiondes terresconquises)dans l’activitééconomique entraîna la formation d’oligopoles par la concentration desterresetinterditlargementl’activitééconomiquedebase,l’agriculture,àdenouveauxconcurrents.

Forceestdoncdeconstaterquelaprédationromaineàl’occasiondeces

Page 38: Rome, Du Libéralisme Au Socialisme - Leçon Antique Pour Notre Temps - Godefroy Editions

guerres, fussent-elles initiées pour des raisons toutes autres que laspoliationduvoisin(etcefutparticulièrementlecasdesguerrespuniques,avant tout guerres préventives ou défensives) eut des effets tout à faitnéfastes en provoquant l’apparition d’un capitalisme de connivence quidevait, à long terme, avoir des conséquences très lourdes sur la sociétéromaine, au plan moral en entamant fortement ses principes libérauxfondateurs, au plan social et politique en frappant durement ce qui àl’époque faisait office de classe moyenne, la paysannerie de petitspropriétaires,quiseretrouvamassivementprolétarisée,cequidéstabilisaprofondémentlerégimerépublicain.La stabilité d’un régime démocratique libéral (ce qu’était assez

largement laRépubliqueau IIIe siècle avantnotre ère, toutesproportionsgardées)dépendcomplètementde l’existenced’uneclassemoyenne,unepartdupeupleà lafoissuffisammentprospèrepourvivresansdépendredes prébendes du pouvoir et ne pas suivre les fauteurs de troublerévolutionnaires,etsuffisammentnombreusepourparaîtrereprésentativede l’essentiel de la population. La disparition d’une partie de ces petitspropriétaires provoquée par les manœuvres économiques des sénateursquenousavonsexposéesprivalaRépubliquedecetteclassemoyenne,cequiprovoquaundéséquilibreenrenforçantencore–temporairement–lepouvoir du Sénat. Lorsque l’on dit que la République romaine étaitoligarchique,onoubliesouventdevoirque,curieusement,ellefutsurtoutoligarchique durant ses deux derniers siècles3, alors que le pouvoir duSénat romain avait rapidement reculé à partir de la fondation de laRépublique pour former le régime libéral et partiellement démocratiquequenousavonsdécritplushaut,devantlesrevendicationsdéterminéesdelaplèbe.OrleSénats’estrenforcéàpartirdeladeuxièmeguerrepunique,son pouvoir politique et son pouvoir économique se nourrissantmutuellement dans le cadre de ce « socialisme par le haut » profitant àl’oligarchie. Ce faisant l’aristocratie sénatoriale sciait la branche surlaquelle elle était assise car l’appauvrissement de la classe moyenneplébéienne des petits propriétaires romains, relativement calme dès lorsqu’elleavaitobtenusonaffranchissementpolitiqueetlaprotectiondeseslibertésdansl’étatdedroit,devaitchangerunegrandepartdecelle-cienprolétariat désœuvré et affamé très agité, aux revendications socialesvirulentes, prêt à suivre des aventuriers politiques lui promettant le«grandsoir».

Page 39: Rome, Du Libéralisme Au Socialisme - Leçon Antique Pour Notre Temps - Godefroy Editions

LESOCIALISMEPARLEBAS :REVENDICATIONSSOCIALESPOPULAIRESÀLAFINDELARÉPUBLIQUE

Lapremièreconséquencedunouvelordreéconomiquefut,onl’adit,unchômage de masse parmi les citoyens romains. Ce bouleversementéconomique entraîna une restructuration politique avec l’apparition ducourantdespopulares,au IIesiècleetsouslaconduitedegrandesfigurescomme les tribunsGracques4. Ce clivage politique étaitmarqué par desidées éminemment socialisantes : la distribution aux citoyens de terresprélevéessurl’agerpublicus,cesdomainesdel’Étatromainsurlesquelslescitoyenstrèsfortunéss’étaientdéjàallègrementservis,l’annulationdesdettesdecitoyenspauvres,lesdistributionsdeblé–c’est-à-direlamiseàlachargedelacollectivitédelasubsistanced’unepartiedelapopulation.Auxdésordres provoqués par la pratiqued’un socialismepar le haut aubénéfice des élites romaines : utilisation de la puissance publique pourfinancer le développement des grandes exploitations des riches, et leurprédationsurlesprovincessoumises,répondirentdoncdesrevendicationsd’exercicedusocialismeparlebas:redistributionpubliquedelarichesse,fourniture publique gratuite des moyens de subsistance aux citoyenspauvres.Le débat politique se structura donc non plus guère autour de la

recherche d’égalité de droit et de liberté individuelle, comme durant laguerredesordresetlesdeuxpremierssièclesdelaRépubliqueromaine,maisautourdurôlesocio-économiquedel’État,chaqueclassesouhaitantuser de la puissance publique à son avantage, et donc au détriment desautres ; la classe sénatoriale – et ses clients, qui bénéficiaient de sapuissance économique et donc indirectement du « capitalisme deconnivence»évoquéplushaut5–s’appropriantdesbiensacquisaveclesmoyensde l’État6 au détriment des petits entrepreneurs romains n’ayantpas lemêmeaccèsàcesdistributionsde terres ; lescitoyenspauvresouruinés réclamant à leur tour la distribution des terres publiques et desdistributions de blé financées par les impôts des plus riches. Cefinancementdelasubsistancedescitoyenspauvressefitparlemécanismede l’annone, impôt en nature sur les récoltes de l’année payé par lespropriétairesdegrandesexploitations:onassistealorsàlamiseàplaced’uncerclevicieuxdel’étatismedanslequelundéséquilibrecauséparunemploi abusif de la puissance publique : la mise en place d’un

Page 40: Rome, Du Libéralisme Au Socialisme - Leçon Antique Pour Notre Temps - Godefroy Editions

«capitalismedeconnivence»,recherchesasolutiondansunautreemploiabusifde lapuissancepublique : lasubstitutionde l’Étataumarchépourassurer la fourniture de biens. La simple remise à plat du rôle de l’Étatn’estalorsmêmeplusenvisagée,etlasociétéromaines’engagedansuneescaladedesmesurescollectivistesquiremplacera,désormais, l’escaladevers la liberté individuelle et l’état de droit qui avait marqué toute lapremièremoitiédel’histoiredelaRépublique.Onvoit ainsi, au IIe siècle, un singulier emballement des abus :Gaius

SemproniusGracchusréussitàfaireaccepterauxpatriciensladistributionde terres publiques à des pauvres en leur permettant à eux-mêmesd’acquérird’autresterres.PuisMarcusLiviusDrususfaitvoterlacréationde colonies (sur fonds publics, bien sûr, puisque ces coloniess’établissaientsurdesterrespubliques)pourdespauvres,enmêmetempsqu’il supprime les vectigales, ces redevances que devaient payer lesgrands propriétaires pour exploiter les terres publiques, l’ager publicus.Ainsichaquemesuredesocialisme«parlebas»est-elleassociée,commecompensation politique, à unemesure de socialisme « par le haut ».Ontrouvera bien des patriciens, comme Cicéron, pour dénoncer lesallocations de blé, mensuelles et permanentes7 à partir de la loifrumentairedeGracchus,expliquantqu’ellessontruineusespourRomeetdétournentlaplèbedutravail,maiscertespaspourfairedemêmeaveclespropresavantagesacquisparleurclasse.

Chaque classe, en effet, ne voit comme nocifs et illégitimes que lesavantages acquis par l’autre, et ce nouveau clivage politique devaitconduireàdesextrémitéssanglantes.Eneffetlàoùlaguerredesordres,lecombat pour l’égalité des droits avait été mené dans une atmosphèrerelativementpolicée,pardessécessionssuccessivesmaisnonviolentesdela plèbe, le combat pour l’acquisition d’avantages économiques sur lesfondspublicsdégénéraendemeurtrièresguerresciviles,quifinirentparavoir raison de toute liberté, économique ou politique, au sein de lasociétéromaine.

LALUTTEDESSOCIALISMES:LESGUERRESCIVILESROMAINESDEMARIUSÀOCTAVE

Les bouleversements géopolitiques du IIIe et IIe siècles avaient fait

Page 41: Rome, Du Libéralisme Au Socialisme - Leçon Antique Pour Notre Temps - Godefroy Editions

apparaître une instabilité politique que nous venons de décrire, cettecourseauxavantageséconomiquesdelapartdespluspuissantsenpremierlieu, des plus défavorisés (mais en nombre considérable) en second.L’habitudeprised’utiliserl’argentpublicpourfinancerdesintérêtsprivés,qu’il s’agît de ceux des puissants ou des défavorisés, ouvrait desperspectivesextraordinairesauxambitieuxendéveloppantlespossibilitésde clientélisme électoral qui n’existaient pas du temps où l’État n’avaitpratiquementrienàoffrir.Lepremierdecesgrandsambitieuxà rencontreruncertainsuccès fut

Marius(157av.J.-C.–86av.J.-C.).Ceplébéiendenaissancesututiliserlesdeux meilleurs leviers de popularité et de prestige à Rome, la gloiremilitaire et les cadeaux à la plèbe, pour se faire élire consul six foisd’affilée malgré la coutume qui voulait qu’un ancien consul attendîtplusieursannéesavantdebriguerànouveaulamagistraturesuprême.IldevintainsilepremierdangerexistentielpourleSénat:Mariusavait

élargi le recrutement des soldats en supprimant le critère du cens ; ilouvrait ainsi un emploi public à rémunération garantie et à possibilitéd’enrichissement par le butin à des individus auxquels il était jusque-làinterdit.Mesurecertesefficaceauplanmilitairepour renforcer l’armée,mais également très démagogiquequi lui conféraunprestige inégalableauprèsd’unepartiede lapopulationqui,désormais, luidevait tout.Onasouventététentédevoiricilaprincipaleraisondeladériveimpérialedusièclesuivant,lessoldatsétantdésormaisdévouésplusàleurgénéralqu’àlaRépublique,contrairementàl’époqueoùlessoldatsétaientdescitoyensromains d’un certain niveau socio-économique et qui se battaient pourdéfendrecequ’ilspossédaient,paspourgagnerquelquechose.Enréalitél’arbre de la démagogie militaire ne doit pas cacher la forêt dumouvementbeaucoupplusgénéraldusocialismeenmarche:l’ouverturede l’armée aux pauvres n’est, rapportée à la situation générale, qu’unexemple parmi d’autres de politique redistributrice à Rome ; exemplecertes plus lourd de conséquences dans la mesure où exercer ladémagogieauprofitd’hommesarmésconfèrebienplusd’influencequ’auprofitd’hommesdésarmés.Defait,avecàsamainunearméequ’ilavaitpourl’essentielconstituéelui-mêmeavecdesplébéiensqu’ilavaittirés,enles enrôlant, de la misère, Marius était un tyran potentiel, capable derenverserlavénérableassemblée.D’oresetdéjàsesmultiplesconsulats,dansunsystèmepolitiquefondé

Page 42: Rome, Du Libéralisme Au Socialisme - Leçon Antique Pour Notre Temps - Godefroy Editions

sur le respect dumosmajorum, la coutume des anciens, avaient été trèsdéstabilisants:unecoutumeesttrèssolidetantqu’elleestappliquée,maisdevient très fragile dès lors qu’il lui est dérogé, l’opinio necessitatisfondant son autorité se trouvant entamée8. En outre le temps oùMariusdétint le pouvoir fut marqué par une dégradation supplémentaire desmœurspolitiquescauséeparlesexcèsdesespartisansauxconvictionslesplus révolutionnaires, en particulier les tribuns Saturninus et préteurGlauciaquifirentassassinerleursconcurrentsauxélectionsdetribunetdeconsul, ce qui terrorisa le Sénat qui exigea deMarius qu’il exécutât cesdangereuxindividus.Queledémagogueagîtainsinecalmacependantpaslacraintedessénateurs,échaudéspar labrèveexpérienced’unepratiquepolitiquedespopulares.Pour faire faceàcettemenaceexceptionnelle, leSénat se trouvealors

lui-mêmeunchampionen lapersonnedeSylla (138av.J.-C.–78av.J.-C.),égalementmilitaireglorieux,maisaristocrate.Aprèsdesdécenniesdecompétitionpourobtenirdes avantageséconomiquesde l’État, unpalierparaîtdoncfranchietSénatetplèbeenviennentàs’affronterpardictateursinterposés.Ayantdéjàévoquélespopulares,ilfauticiparlerdesoptimates,lecamp

conservateur, la«droite»romaine.Ilétaitconstituébienévidemmentdela plupart des aristocrates et de leurs clients (au sens antique du terme,c’est-à-direceuxquidépendaientd’euxéconomiquementetlessoutenaientpolitiquement),autantdegensquiavaientunintérêtpersonneletcollectifaumaintiendesstructuresdepouvoirromaines,maisaussid’authentiquesidéalistes attachés à la constitution romaine et à la tradition libérale,comme un Caton d’Utique qui fut un défenseur acharné de la légalitérépublicainefaceàPompéepuisàCésar–dontilfautserappelerquesonentrée en Gaule et sa conquête se firent sans mandat du sénat, en touteillégalité.Ontrouvaitdoncréunisdanslecourantdesoptimatesà la foisdesétatistesquivoulaientpréserverlesystèmeassurantleursrentes,etdeslibérauxsoucieuxdepréserverlemosmajorumgarantdela libertas9 ,etcontraints de s’allier, puisque très minoritaires, auxmoins dangereux – comparés aux populares – pour le respect de la coutume des ancêtres,malgréleursdivergences10.LesguerrescivilesentreMariusetSylla,eten faità traverseuxentre

optimatesetpopulares, furent sanglantes.Lesproscriptionsde l’un et del’autre, des listes arbitraires d’ennemis politiques dont la tête était en

Page 43: Rome, Du Libéralisme Au Socialisme - Leçon Antique Pour Notre Temps - Godefroy Editions

quelquesortemiseàprix,provoquèrentdessériesdemeurtreslégauxquidémoralisèrent profondément la République, au sens premier du terme,sapantunpeupluslesfondementsmorauxdusystèmerépublicain.

Sylla futeneffetundictateurparticulier,dictator legibusscribendisetrei publicae constituendae, c’est-à-dire expressément nommé pourréformer la République, phénomène inédit alors que cette fonctionexceptionnelle de dictateur était généralement mise en œuvre poursurmonter une menace pesant sur les institutions de la République. Enl’espèce, il s’agissait de modifier la constitution romaine, soit des’attaquerdirectementaumosmajorumquilafondait.Oncomprendmieuxpourquoiunmembredupartidesoptimates,leconservateurlibéralCatond’Utique,demandaadolescentunpoignardpourassassinerletyranSylla,lui-mêmede la tendance desoptimates11 : le jeuneCaton était et devaitdemeurerunauthentiquelibéralattachéàlatraditionlibéraleromainequine tolérait pas l’irrespect du droit et lemeurtre, fût-ce de la part de sesalliéspolitiquesoptimatescontresespropresennemispolitiquesqu’étaientlespopulares.AvecSylla, au contraire– et en réaction aux exactionsdumême genre de Marius et de ses partisans, cette conception libérale etlégalistedes institutionsromainesdevaitvolerenéclat,et ladictaturedeSyllafutenfindecompteuncoupd’Étatoligarchiqueenréactionaucoupd’État démagogique de Marius ; en aucun cas ce ne fut une réactionlibérale, un retour aux fondamentaux de la République, comme lesouhaitaient les rares libéraux ayant survécu aux deux derniers siècles,commeCaton,quicraignaientethonnissaientpar-dessustout la tyrannie,résurgencedelamonarchierenverséeparlespèresfondateursromainsdelaRépublique,quecettetyranniefûtlefaitd’unaristocraterépublicainoud’unplébéiendémocrate.

Syllafutcependantbienundictateurrépublicaindanslesensoùilavaitaumoinsautantdeconvictionsqued’ambition : ilabandonna lepouvoirquand il estima sa tâche accomplie, c’est-à-dire laRépublique sauvéedurisque populiste, au prix de beaucoup de sang et d’unmépris de ce quirestait de la tradition libérale romaine. Pompée, qui s’était battu à sescôtés, réussità fairehonorersamémoire lorsqu’ilmourutpeude tempsplus tard. Nouveau chef de file des optimates, il travailla à laréconciliationdesRomainsetcherchaàrestaurerlaRépubliquedansl’état

Page 44: Rome, Du Libéralisme Au Socialisme - Leçon Antique Pour Notre Temps - Godefroy Editions

où elle était avant la guerre civile, en rendant aux tribuns du peuple lespouvoirs que les réformes de Sylla leur avaient enlevés. Grand chefmilitaire,ilrepritl’EspagneauxdernierspartisansdeMarius,iltriomphades pirates d’Illyrie, soumit la Judée. Son triumvirat conclu avec lesmeneursdespopularesCrassusetCésar,purementprivé,devaitpermettrede manière informelle d’assurer la stabilité de la République etd’empêcher l’éclatementd’unenouvelleguerre civile, alorsqueCatilinavenait de tenter de renverser le Sénat lors de sa fameuse conjuration12.Maisensoiunemesureinformelleestdéjàuneterribledécadencedansunsystème à l’origine légaliste où le respect du droit est garanti par uneapplicationstricte,formaliste,delaloi.En fin de compte ces arrangements n’étaient qu’une trêve dans une

guerre où tout n’avait pas été dit : les causes de la guerre civile, unéquilibreinstabledesforcesentredeuxcampsconvoitantlemêmetrésor,à savoir le pouvoir de disposer des biens publics, et l’absence d’unstabilisateurcommeunemenaceextérieure,perduraient.Lefeurepritdonc.

On sait la suite : César chassa Pompée et avec lui les derniersrépublicains, comme Caton le Jeune, et entreprit de réformer Rome.Bainville,dansLesDictateurs(1935)résumesonœuvreainsi:«réformesjudiciaires, lois sociales, statut et limitation de l’emploi des esclaves,ordonnancescontrel’étalaged’unluxeexcessif,sesuccédèrent.Toutcelaétait déjà assez fasciste ». Fasciste, en effet, ce curieux mélange desocialisme(limitationdutravaildesesclavespourdonnerdel’emploiauxcitoyens) et de retour à l’ordre moral (encadrement du luxe) et social.SuétonenousfaitconnaîtrequelesmesuresdeCésarréduisirentdemoitiéle nombre de bénéficiaires des distributions de blé et qu’il chercha àlimiter pour l’avenir les possibilités de démagogie par extension dunombredesassistés13.Onserait tentédevoir làunepremière recherchedecompromisentre

l’ordreancien,lemosmajorum,laliberté,etlesrevendicationssocialesdupeuple.Ceseraituneerreur:danscesréformesdeCésar,lemosmajorumestpiétinéauprofitd’uneconjonctiondusocialismeduhautetdeceluidubas, qui convergent dans un dirigisme planificateur, une frénésieorganisatrice de la société par l’État qui sera lamarque de fabrique durégime impérial. On voit ainsi César envoyer les citoyens désormais

Page 45: Rome, Du Libéralisme Au Socialisme - Leçon Antique Pour Notre Temps - Godefroy Editions

privésdudroitauxdistributionspubliquesenAfriqueduNordetdanslesudde laGaulepoury fonderdescolonies.Demanièregénérale,Césarréformeàpeuprès tout,de lamonnaieaucalendrier,de lacirculationàRomeintramurosàl’administration.EtCésarétantdictateuràvie,aucunavenirderestaurationconstitutionnellenesembleenvisageable.

Commechacunsait, ledernierdictateurde laRépubliquefutassassiné(44av.J.-C.)paruneconjurationrassemblanttoutelapalettedesmembresdes optimates, des libéraux plutôt idéalistes comme Brutus, proche deCaton par les idées et les liens familiaux et Cassius Longinus, ou desancienspompéienset tousceuxqui se souciaientmoinsde légalité etdetraditionjuridiqueetconstitutionnellequedepréserverleurpropreplacedans la société romaine ; il faut bien noter, une fois pour toutes, quecomme dans toute guerre civile on trouve dans celles de la fin de laRépubliqueunpeud’attachementàdegrandesidées,etbeaucoupd’intérêtspersonnels, individuels ou collectifs, les deux se retrouvant avec undosagevariabledanstouteslespersonnalitésàconsidérer.

Après lui, rienne fut réglé :unhommeétaitmort,mais le rapportdeforcesetlasourcedeconvoitiseàl’originedelaguerrecivileexistaienttoujours.Passonsrapidementsurlespéripétiesetrebondissementsdesnouvelles

querellesentrechefs:pourrésumerilyeutducôtédespopularesAntoineetOctave(futurAuguste,premierempereur)14,lesdeuxhéritiersdeCésar,le premier par proximité historique15, le deuxième par testament, et ducôté des optimates les assassins de César. Les deux premiers réglèrentd’abord leur compte aux optimates dont les chefs furent vaincusmilitairement et perdirent tous la vie brutalement de diverses manières,par suicide ou meurtre : Bibulus, Caton, Cassius Longinus, Brutus,Cicéron. Les derniers libéraux romains furent donc physiquementéliminés.Ilnefautsurtoutpasoubliercelalorsquel’onentendsisouventdire qu’Auguste rétablit un lien d’amitié avec le Sénat et une forme deconcordeàRome:cetteconcordefutsignéeaveclesangdesopposantsdeconviction (les libéraux), par les opposants d’intérêt (les conservateursoligarques) dont le mode de calcul des intérêts avait changé, le glaiveoctavienentrantdésormaisdansl’équation.PuisOctaveréussitàsedébarrasserdesonencombrantrival,aidépar

Page 46: Rome, Du Libéralisme Au Socialisme - Leçon Antique Pour Notre Temps - Godefroy Editions

les fantaisies orientales deMarcAntoine, bien peu compatibles avec lesgoûtsromains16.

Laguerrecivile romaines’achèvedoncsur l’annihilationdupartidesoptimates, qui disparaît pour partie par extermination de ses membres,pour partie par défection. Les exterminés furent ceux guidés nonseulement par des intérêts personnels mais aussi de solides convictionsquantàlanaturedelaRépubliqueetquiallèrentjusqu’ausuicidepournepas trahir leur amour de la libertas, donc les derniers défenseurs del’ordre libéral romain.Les autres furent ceux soit qui, chérissant lemosmajorum, étaient vaincus par la terreur des proscriptions, soit quientendaientprincipalementdéfendreleursintérêtssociauxetéconomiquesdans la société et l’appareil d’État romain, et purent trouver un telcompromisaveclenouveaumaîtredeRome.Il n’y eut aucun compromis entre la pratique libérale républicaine

traditionnelle et la pratique socialiste populiste du dernier siècle de laRépublique,maisseulementuncompromisentrelesocialismeparlehautdes oligarques et le socialisme par le bas de la plèbe, qui fusionnèrentdans le socialisme impérial, sorte de fascisme romain, le libéralismerépublicaintraditionnelétantpurementetsimplementexterminé.

Le libéralisme romain s’éteignit totalement avec l’avènementd’Auguste,unrégimedictatorialprofondémentsocialiste.Làoùlaguerredes ordres avait consisté, en quelque sorte, en une longue négociationmuscléeducontratsocialromain,uncontratsocialendéfinitivelibéraletsoucieux des droits individuels, les guerres civiles romaines furent unesanglantemiseenlambeauxdececontratsocialquel’onremplaça,devantl’impossibilitéderéconciliation,parunLéviathanappeléEmpire17.

___________________1.Leproconsulromainétaitunmagistratauquelétaitdonné,pourunan,lepouvoird’unconsulmaisailleursqu’àRome.Ils’agissaitnormalementd’unancienconsulauquelondonnaitenfaitlegouvernementd’uneprovince.Leproconsulprofitaitgénéralementdesacourtechargepours’enrichirparlacorruptionetlalevéedetaxes.Lepropréteurétaitunmagistratnommédefaçonsimilaire,maisderanginférieur,commelepréteurparrapportauconsul.2. Il va de soi que le capitalisme de connivence, ou capitalisme d’État, est un faux capitalisme, puisque c’est unecontradictiondanslestermes,etdénoncé,denosjours,parlesauthentiquescapitalisteslibéraux(lelibertarienaméricainRonPaulparleluidecorporatism):lesbasesducapitalismesonteneffetlalibertéd’entreprendreassociéeàlaresponsabilitédel’entreprise : celui qui mise son capital dans une activité en perçoit légitimement les bénéfices, mais si son jugement estdéfaillant et que son investissement estmauvais, alors il perd soncapital.Cette responsabilité est le fondementdu systèmecapitaliste car elle garantit unmarché sein où circule une information juste et où les risques d’investissement peuvent êtrecalculés.Aucontraire, si la responsabilitéestémousséepar l’insertiondemécanismesdans lesquelssoit l’État investità laplacedesindividus,soitlessecourtdansl’hypothèseoùilsontprisdemauvaisesdécisions,alorsl’informationestbrouillée

Page 47: Rome, Du Libéralisme Au Socialisme - Leçon Antique Pour Notre Temps - Godefroy Editions

entrele«bienetlemal»économiques,multipliantlesrisquesdebulles,de«malinvestissement»etdoncdegrippagedelamachine économique. Le capitalisme de connivence garde l’apparence d’un capitalisme parce que l’on voit des gensentreprendreets’enrichir, etl’onnevoitpas(commeauraitditFrédéricBastiat)qu’ilslefontsouslaprotectionéconomiquedel’État, aveclaconséquencequelesacteursdumarchéadoptentdescomportementsbeaucoupplusrisqués,puisquesesentantfaussementenconfiance,leséventuelspotscassésétantpayésparlacollectivité.

3.Àvraidire,surtoutdelafinduIIIesiècleàlafinduIIesiècle,leIersiècleétantensuiteunelongueluttedel’oligarchiepourtenterdesemaintenircontreladémagogie.4.LeprogrammedesGracquesrelevaitàlafoisdelasocial-démocratie,enprônantlaredistribution,etdutraditionalismeenvoulantleretouràunordredepaysanspetitspropriétairesterriens,commeaucommencement,aumoinsidéalisé,deRome.5. On trouve dans nos sociétés modernes rongées par le capitalisme de connivence les mêmes schémas : les grandesentreprises,dansleursquêtesdefondspublics,peuventtoujourscomptersurlesoutiendesyndicatsetdesalariéssoucieuxdevoirleursemploismaintenus;la«luttedesclasses»s’effacealorsfortopportunément.6.C’estévidentpourlesterritoiresannexés.Lemarchédesesclaves,quantàlui, étaitindirectementsubventionnéparl’État,puisque l’arrivéemassive d’esclaves sur lesmarchés romains était fournie par les prisonniers des guerresmenées, et doncfinancées,parl’État.7.Ilnes’agissaitpas,dèsledébut,d’unedistributiongratuite,maisd’unedistributioninférieureauprixdumarché,c’est-à-dire d’un achat subventionné.Lesmécanismes d’assistanat semettent rarement en place du jour au lendemain, ils se fontgénéralementdeplusenplusimportants,lesdécideurspolitiquesétantaufildutempspoussésàlasurenchèreparlanécessitéd’entreteniruneclientèleélectorale.8.L’opinionecessitatis, littéralement«opiniondelanécessité»,etlaperceptionparlesindividusducaractèreobligatoired’unusage,quilespousseàlerespecterquoiqu’aucunesanctionnesoitexplicitementprévueencasdedésobéissance.9.Lesétatistespeuventêtrenommésconservateurs,puisqu’ilsvoulaientpréserver lestatuquo.Les libéraux, attachésplus àl’ordre ancien déjà partiellement révolu qu’à la situation présente, peuvent être qualifiés d’ultraconservateurs, ou deréactionnaires,sansquecetermesoitpéjoratif, maissimplementdescriptif, leréactionnaireétantceluiquiveutreveniraustatuquoante.Ilyaallianceentrelesdeuxcourantsparcequesilesultraconservateursn’aimentpaslerégimeexistant, ilscraignentplusencorequ’iln’empire.10.Delamêmemanièredenosjours,danslaplupartdesdémocraties,leslibérauxsesituentgénéralementaucentre-droitetalliésbongrémalgréàladroiteconservatrice,mêmelorsquecelle-cin’estquepeulibérale,parcraintedusocialismedelagauche. Une nécessité pour avoir une existence politique mais qui est néfaste au plan de l’image puisque les libéraux setrouventainsiassociésaucapitalismedeconnivence,cetétatismededroitequin’arienàvoiraveclesvaleurslibérales.11.Plustard,en–52,CatonseprésentaauconsulatcontrePompée,égalementcandidat.12.D’abordpartisandeSylla,Catilina(108av.J.-C.–62av.J.-C.)fomentaparlasuitedeuxconjurationspourrenverserleSénat.IlfutdénoncépubliquementparCicéron,sonrivalheureuxàl’électionconsulaire,lorsd’undiscoursrestécélèbreetbienconnudesélèveslatinistes.13.Suétone,JulesCésar, 41.14. Le jeune Octave joua, fort habilement, un double jeu en se montrant plus modéré qu’Antoine pour se gagner despersonnages influents commeCicéron, avant de les faire éliminer ; lorsque cela ne lui apporta pas le résultat escompté, ils’alliaàMarc-Antoine,retournantdanssoncamppolitiquenaturel, étantlefilsadoptifdeCésar.15.AntoineavaitétélelieutenantdeCésardurantlaguerredesGaules,puislaguerrecivile.16.Antoine,commeCésaravantlui, futséduitparCléopâtreaveclaquelleilsemitenménage.Octavesutexploiterleméprisromainpour lesmœursorientales,etsurtout laconceptionromainede lavirilitépourdiscréditersonrival :en ledénonçantcommeenvoûtépar«l’Égyptienne»,ilentamalapopularitéd’Antoine.17.L’EmpireestunvéritableLéviathantelqueHobbesledécrivait:unÉtatfortchargédemettrefinàlaguerredetouscontretous,cequefurentlesguerrescivilesromaines;leparadoxeétantquec’estprécisémentlacroissancedupoidsdel’Étatquiétaitàl’originedeladéchirureducontratsocial.

Page 48: Rome, Du Libéralisme Au Socialisme - Leçon Antique Pour Notre Temps - Godefroy Editions

III.Leprincipat,dictaturesocialiste

Lapremièrechoseàbiensoulignerausujetdel’Empireestqu’ilnefutpas un régime apparu parce que laRépublique n’était plus adaptée pourgouverner un empire comme celui de Rome à la fin du premier siècleavantnotreère,commeonlelithélassouvent.C’estrigoureusementfaux:l’avènementde l’Empirecommerégimefutprovoquéparune instabilitépolitique interne à Rome, pas du tout par des difficultés de gestion del’imperium romain qui était même plutôt très tranquille à cette époque.L’idéequel’EmpireauraitpermiscequelaRépubliquenepermettaitplusest probablement un produit de la propagande augustéenne voulantqu’Auguste ait été le sauveur de la République et de son hégémoniemondiale. Après des décennies de socialismes, divers par leurspopulationsbénéficiairesmaissemblablesparleursméthodes,quiavaientbouleversé l’économie romaine et par elle l’ordre sociopolitique,l’Empire fut un régime fondé sur une révolution et un coup d’État, quiauraitpunaîtredèsMarius,oudèsCésar,maisn’aréussiqu’àlatroisièmereprisegrâceàunepolitiqued’éradicationdesopposantsparlemeurtreetlaterreur.

Le principat est le nom donné au régime impérial d’Auguste àDioclétien,lesréformesdecederniertransformantlerégimededictatureautoritaire en dictature totalitaire avec culte universel, dirigismeéconomiqueet social étenduet refontede l’Empire enun tout intégré etnon plus la zone de domination d’une puissance centrale. Nousreviendronslà-dessusplusloin.Leprincipat,quantàlui,étaitunrégimededictaturemilitairepopuliste,

unbricolageinstitutionnelpenséetréalisésurmesureparOctavepourlui-même,désormaisAuguste(enlatinlittéral«l’augmenté»,termequiavaitune signification figurée évoquant le sacré et le divin dans la culturereligieuse romaine) en piochant dans l’ancienne constitution romaine,pourselesapproprier, justecequ’ilfallaitdeprérogativesnécessairesàsebâtirunpouvoirabsoluenfaisantsautertouslesverrousinstitutionnelsgarantissant le droit et la liberté contre l’arbitraire et la tyrannie et qui

Page 49: Rome, Du Libéralisme Au Socialisme - Leçon Antique Pour Notre Temps - Godefroy Editions

avaient donné à Rome un dynamisme la rendant capable de diriger lemonde; il laissaleresteauSénatetauxcomicesdupeuple,pournepasavoirl’airdel’autocratequ’ilétait.

LES POUVOIRS D’AUGUSTE, LES INSTITUTIONS ROMAINES RETOURNÉESCONTRELALIBERTAS

Ce qui faisait que les institutions romainesmises en place par lemosmajorum protégeaient les libertés individuelles et établissaient l’état dedroit, c’était moins leur nature que leur disposition : suivant l’artconstitutionnel, elles séparaient les pouvoirs et les prérogatives demanièreàleséquilibrerpourrendreaiséelaneutralisationetinterdirelesabus,nousavonsvucommentaudébutdecetessai.Il n’y a pas à beaucoup changer une constitution pour passer de la

libertéàlatyrannie,ilsuffitdeconcentrerlesbonnesprérogativesdansunpersonnage ou une assemblée unique ; on donne ainsi l’impression degarder la constitution enpréservant les institutions alors que l’on effacesoigneusementleurespritetl’effetdeleurarticulationinitiale.

AinsiAuguste,etsessuccesseursaprèslui,cumulera-t-ilensapersonnela puissance tribunicienne et la puissance consulaire. Or le tribunat, audépart, devait garantir la plèbe contre un abusd’autorité duSénat et desdiversmagistrats, en particulier les consuls : le tribun, par l’intercessio,pouvaits’interposerentre lecitoyen(ouplus largement les intérêtsde laplèbe) et lemagistrat exerçant l’imperium, c’est-à-dire l’État.C’était unetrès importante garantie, unhabeas corpus romain. Concentrer les deuxdans un seul individu, c’était légaliser l’arbitraire : l’empereur avait deiuredroitdevieetdemortsurtoussessujets,sansrecourspossible,sansavoiràrendredecompteàquiquecesoit(auplanlégaldumoins,puisquel’exaspération ou la terreur pouvaient susciter des complots et desrenversements). Les protections judiciaires du citoyen romain étaientannihilées.

Auplanfinancier,lecontrôledutrésorpublicpasselargemententrelesmains de l’empereur. Jadis lorsque le consul avait besoin d’argent pourmenerunepolitique, ildevaiten faire lademandeauprèsduSénat.AvecAuguste et la création du fiscus, le contrôle du Sénat sur l’antiqueaerarium, le trésor de la République, ne sera plus qu’une opération de

Page 50: Rome, Du Libéralisme Au Socialisme - Leçon Antique Pour Notre Temps - Godefroy Editions

façade1. En outre le fiscus devait, sous le régime impérial, devenirrapidementunfondsindiscernabledupatrimoinepersonneldel’empereur,ou très artificiellement séparé, ce dont nous reparlerons en abordant lenouvelordreéconomique.

Auguste s’approprie encore la cura morum, la fonction du censeur,précédemment un ancien consul chargé de recenser les citoyens et dedresser la liste des membres admis au Sénat. Par cette prérogative,Augustedevenaitdonclemaîtreabsoludelavieilleinstitution,capabledefaireentrerquiilvoulaitauSénat,oud’enexclurequiilvoulait.Enoutre,ildevenaitlemaîtredesmarchéspublics,etdoncdespolitiquesdetravauxpublics, qui eurent, là encore, un grand rôle dans la nouvelle politiqueimpériale : le jeune imperator se rendait capable d’entretenir sur fondspublics une clientèle politique représentant une part considérable dupeuple.Entantquepontifexmaximus, l’empereurestaussi lemaîtredescultes

publics,etcerôlereligieuxaura,à longterme,de lourdesconséquencesen favorisant l’émergence d’un culte d’État qui fera litière du vieuxlibéralismeromainetdel’ouvertured’espritlatineenmatièredereligion.

Enfin,l’empereurest,avanttout,etc’estlàlesensduterme,lechefdesarmées,l’imperator,le«commandeur».

Toutceladessineunedictaturecomplète,oùrienn’échappeauprince,etquine sera endéfinitive limitéequepar lapersonnalitédudictateur lui-mêmeet,plusmodérément,parlarésistancedefaitquepouvaientencorereprésenterdescoutumesséculaires,desmanièresdepenser,desschémasmentauxanciens,etlejeuincontournabledesrivalitéspolitiquesauseindetout régime, si dictatorial soit-il. Toutes limites que bien sûr le tempsdevaitprogressivementéroder.

LESOCIALISMEIMPÉRIALÀL’ŒUVRESOUSLEPRINCIPAT:ADMINISTRATION,ÉCONOMIE,PROPAGANDEETPRÉDATION

La nature autocratique du pouvoir, et son origine socialisante,entraînèrent des effets importants sur tous les aspects de la sociétéromaine.

Page 51: Rome, Du Libéralisme Au Socialisme - Leçon Antique Pour Notre Temps - Godefroy Editions

LANAISSANCEDELABUREAUCRATIEIMPÉRIALE

Iln’yapasde régime socialiste sansuneépaisse administration, et leprincipatromainnefaitpasexceptionàcetterègle.Bâtirunebureaucratieimposante est le moyen de faire d’une pierre deux coups : affermirl’emprisedurégimeenluiconférantunréseausurmesured’exercicedupouvoirets’acheterdesélitesencréantdesplacessurfondspublics.

Augusteaussitôtinvestidesanouvellepuissanceindiscutablecréadoncdes fonctionnaires : des préfets, des procurateurs, fabriqua la carrièreéquestre, toutautantdepersonnelsadministratifsdésormaisà lasoldedel’empereuretchargésdeconduiresonpouvoirjusquedanslesprovincesles plus reculées de l’Empire, dites impériales (par opposition auxanciennesprovincesditessénatoriales2) ; il«remetdel’ordre»danslegouvernement des provinces, c’est-à-dire qu’il nemet fin aupillagedesprovinces par les gouverneurs que pour institutionnaliser ce pillage auprofitdel’Étatromainenmettantenplaceunefiscalitérationnalisée.

Cettebureaucratieaugustéenneresteraencoreassezlégère,puisquelesprovinces se gouvernaient essentiellement toutes seules de façonautonome,l’autoritéromainen’étantlàquepoursuppléerets’assurerdela soumission générale au peuple romain et du paiement des tributs.L’administrationcroîtraitcependantrégulièrementaufuretàmesureques’opéreraitl’intégrationdel’Empire.

Notons dès maintenant une conséquence économique majeure de lacroissance du poids de l’État : la corruption. « Rome était l’empire dubakchichetde l’extorsionou squeezeà tous lesniveaux », nousditPaulVeyne3.Difficiled’êtreplusdirect.Nesoyonspasnaïfs:lapratiquedubakchichn’apparutpasàRomeavec

l’Empire : comme le remarque Paul Veyne, les homines novi commeCicéronfaisaient leurfortuneainsi,etnuldoutequedans lesprocéduresd’attributiondelacitoyennetéromainesouslaRépublique,parexemple,ily eut de nombreuses occasions de graisser des pattes. Malgré le hautdéveloppement de l’état de droit au temps libéral de la République,n’oublions pas que l’on était encore dans une société antique, où lespratiques«informelles»étaientunréflexebienplusquedansnossociétés

Page 52: Rome, Du Libéralisme Au Socialisme - Leçon Antique Pour Notre Temps - Godefroy Editions

modernes.Néanmoins, il paraît certain que le phénomène s’est s’amplifié très

fortement avec l’apparition de l’Empire et le développement de sabureaucratie : l’accentuation de l’emprise de l’État sur la société, lamultiplication des réglementations, des nécessités d’enregistrement etd’autorisations, l’accroissement de l’administration multiplient enproportion les occasionspour les fonctionnaires d’exiger des paiementsspéciaux,descadeaux4.Lespays lespluscorrompusdumondemodernesont les pays de régime dictatorial où l’État a un poids largementprépondérantdanslasociété5.Lisons encore Paul Veyne : « Les conséquences économiques de ces

« abus » sont peut-être considérables. Toute élévation de revenu étantabsorbéepar lesextorsionsde touteespèce, ilétait inutiledechercheràélever la production et la productivité : découragé d’avance, on n’ysongeaitmêmepas».Qu’ajouteràcela?

L’ÉTATIMPÉRIALETL’ÉCONOMIE

Sous Auguste et ses successeurs, les habitudes interventionnistes del’État de la République tardive dans l’économie romaine devaient serenforcer encore : redistribution, emplois publics, subventions, toute lapanopliedel’ÉtatsocialistedevaitsedéployerdanslaRomeimpériale.DèsAuguste,onl’adit,l’essentieldutrésorpublicestentrelesmainsde

l’empereur. La principale activité redistributrice prenait corps dans lesdistributions de blé et les diverses activités de don que Paul Veyne aétudiées sous le nom d’évergétisme6. Certes, nous dit Paul Veyne,l’évergétisme n’était pas un mécanisme de réelle redistribution, ilobéissait à un certain ordre sociologique très ancré dans les mœursd’époqueetquenousn’avonspasletempsdedétaillerici(soucidetenirson rang, laisser son empreinte, considération sociale…7 ). Nous necontredirons pas ici le grand romaniste et son étude foisonnante etpassionnante, excepté pour ce cas particulier de l’empereur :contrairementàtouslesautresévergètes,l’argentqu’ildistribuaitétaitdel’argentpublic,saisiparl’impôt,etredistribuéaupeuple.OnnecontesterapaslesconclusionsdePaulVeynesurlefastemonarchiqueetl’imagedusouverain vertueux qui donne à voir au peuple son profil admirable depersonnagemunificent ;néanmoins ilnoussemblecertainquecelan’est

Page 53: Rome, Du Libéralisme Au Socialisme - Leçon Antique Pour Notre Temps - Godefroy Editions

venu qu’avec le temps, l’Empire prenant de plus en plus les traits d’unemonarchie.En revanche, sousAuguste, on sortait à peine d’un siècle deluttesanglantepoursavoircommentlarichessedevaitêtreredistribuée,etAuguste lui-même était le dernier chef vainqueur des populares. On nesaurait s’aveugler et refuser de voir qu’il fut un dictateur redistribuantl’argent public, c’est-à-dire l’argent des contribuables, romains ouétrangers, qu’il s’était au préalable approprié. Certes le contexte del’époque, où l’évergétisme était un phénomène répandu, donnaitprobablementunecolorationparticulièreaumodedeprésentationdecesdistributions, d’autant que l’empereur avait tout intérêt à faire passer ledon étatique comme un cadeau personnel, tout comme aujourd’hui unpoliticiensemetenavantpouravoircréétellesubvention,commesielleétaitdesapoche.Certesl’habituded’uneformeautocratique,monarchiquede pouvoir devait finir par entraîner une confusion dans l’esprit deshommesetdesinstitutionsendonnantcetteimageduprincedébonnaireetpromptauxlibéralités,maislefondduphénomèneresteraitquel’Empireétait un régime politique prétendant organiser la société en agissantd’abord sur le domaine économique en redistribuant la richesse : unrégimesocialiste;mêmesiauplanéconomiqueonnepeutpasparlerdedoctrine,onnepeutpasnierqu’ilyavaitunetraced’idéologiepolitiquedans les revendicationsdespopulares, tout comme il y en avait chez lesoptimates, et en particulier parmi eux chez les idéalistes«ultraconservateurs».Et cette réorganisation de la société par redistribution de la richesse

passa par des créations de fonctionnaires, l’attachement nouveau d’unenoblesseparticulière, l’ordre équestre, àuncertainnombrede fonctionspubliques.L’ordreéquestreexistaitdepuislamonarchie.Ils’agissaitd’uneclasse de citoyens fortunés, payant un certain cens et non membres duSénatcapablesdes’équiperpourservirdanslacavalerie:ilsétaientalorschevaliers. Cette fonction leur interdisait l’accès aux magistratures,auxquelles ils ne pouvaient prétendre qu’en abandonnant leur statut. Ilspouvaientalorsentamerlecursushonorum,lacarrièreromaineclassique,en se faisant élire successivement à des magistratures de plus en plusprestigieuses, comme fit Cicéron. L’ordre équestre, de part sa positionmédianeentreleSénatetlepeuple,hésitalongtempsentrelesdeuxcampsdurant la guerre civile : il voyait dans le programmedespopulares uneopportunitédegagnerdel’influenceaudétrimentduSénat,maiscraignait

Page 54: Rome, Du Libéralisme Au Socialisme - Leçon Antique Pour Notre Temps - Godefroy Editions

aussi l’ardeur révolutionnaire. Le gain à la cause du nouveau pouvoirimpérialdecettesortedebourgeoisiejalousedelapuissancepolitiquedel’aristocratie sénatoriale autant que soucieuse de préserver son proprepatrimoinefutunimportantfacteurdestabilitépourlerégimeaugustéenetunpuissantlevierderestructurationsociopolitique.À cette première mesure il faut ajouter les distributions de blé, la

créationdebainspublics,dethéâtres,decirquespourlesjeuxpublics,etàcette fin, bien sûr, l’organisation de grands travaux, une véritablespécialitéimpériale.Auguste se vanta ainsi, selon sa formule célèbre au sujet de Rome,

d’avoirtrouvéunevilledebriqueetd’avoirlaisséunecitédemarbre.Les grands travaux de l’époque avaient la même utilité que ceux

d’aujourd’hui:ilsdonnaientdutravailaupeuplesurfondspublics.C’était,làencore,unmoyenderedistribution.Unauthentiquemoyenderedistribution?Onpourraitobjecterque les

grands travaux sont parfois utiles. Certes, mais dans ce cas un bongouvernement cherchera à les faire au moindre coût, pour limiter sesdépenses. Un gouvernement socialiste, au contraire, cherchera àmaximiser l’effetde redistributionencréant leplusd’emploispossibles.L’anecdotemoderne est célèbre d’un économiste qui, visitant un site degrandstravauxenprésenced’undirigeantpolitique,demandantpourquoiles hommes avaient des pelles et non desmachines, s’entendit répondreque lebutdes travauxétaitd’employerdesgens,ceàquoi l’économisteaurait répondu qu’il serait dans ce cas plus efficace de remplacer leurspellespardespetitescuillères.Or c’est exactement, nous dit Suétone, ce que fit Vespasien quelques

décenniesaprèsAuguste:alorsqu’uningénieurluiproposaituneméthodepourtransporteràmoindrecoûtdescolonnesimmensessurlacollineduCapitole,Vespasien lepaya fortcherpourqu’il luicédâtsondevis, sansjamaislemettreàexécutionafindepouvoir«nourrirlepauvrepeuple»pardesemplois8.Onadoncunexempledocumentéde refusdeprogrèstechniqueparlerégimeimpérialparcraintedevoirdesemploisdétruits,et l’onpeutpenserquecet étatd’esprit étaitdéjàà l’œuvredèsAuguste.C’est typiquement lamesure d’une conception populiste, et socialiste del’économie que de refuser un progrès technique créateur de richesse,puisqueoffrantleGraalduprogrèséconomique,legaindeproductivité,afin de conserver des emplois. Curieusement, d’ailleurs, au sein des

Page 55: Rome, Du Libéralisme Au Socialisme - Leçon Antique Pour Notre Temps - Godefroy Editions

grands débats qui ont pu agiter l’historiographie au sujet des limitestechniques de l’Antiquité, que l’on admette ou non l’existence d’un«blocage», le problèmedu refusvolontaire, en connaissancede cause,d’uneinnovationparlepouvoirpourdesraisonsdepolitiqueéconomiqueneparaîtpasrecevoirlaconsidérationqu’ilmériterait.SonfilsDomitien,en92,ordonnasemblablementdedétruirelamoitié

desvignoblesdesprovinceset interditdeplanterdenouvellesvignesenItalie, pour tenter de relancer la production de blé ; le dirigismeéconomique, la planification de la production devenaient une habitudeimpériale9.La multiplicité probable de ce type de décision, et plus certainement

l’étatd’espritgénéralprévalantdès lors au seinde l’économie romaine,étaitdenature à étouffer tout espritd’initiativeetd’entreprise, etdoncàtuer ledynamismeéconomiquequiavaitété le fruitdu libéralismede lajeuneRépubliqueromaine.Évacuonsàceproposuneobjectionprobable:un grand nombre d’historiens soulignent, à raison, qu’il y a souvent ungouffre entre les mesures prises théoriquement par le pouvoir et leurapplicationréelle.Onpourraitdoncnousopposerqu’ilestexagérévoirehasardeux d’invoquer les témoignages de contemporains ou même lestextesjuridiquesdel’époquepourbrosseruntableaudelasituation,celui-ciayantdebonneschancesd’êtreéloignédelaréalité.Nousnelepensonspas, car si l’on peut discuter du degré d’application réel de certainesmesures, cela n’est pas remettre en cause leur existence attestée ; et unemesureinexistanteauparavant,mêmesiellenefutmiseenœuvrequedansun pourcent des cas, crée bien une distorsion en introduisant, dans lesrapports sociaux comme économiques, de nouvelles informations, quisontaumoinsdel’ordredel’incertitudejuridique,créantlerisqued’êtredésormais réprimé pour des comportements jusque-là non réglementés,libres. Le résultat de telles dispositions, même si elles ne sont quemarginalementappliquées,n’estdonc jamaisnulcar leurseuleexistenceinduit des effets dans le comportement des sujets de droit. Or notredémonstration se fonde sur une étude différentielle des pratiquesinstitutionnellesetdegouvernementd’unepart,etdeleursrésultatsd’autrepart. Dans ce cadre, l’apparition de dispositions juridiques nouvelles etradicalementcontrairesàunordreprécédent,etcequellequesoitlamiseen œuvre réelles de ces dispositions, peut être considérée commesignificative.

Page 56: Rome, Du Libéralisme Au Socialisme - Leçon Antique Pour Notre Temps - Godefroy Editions

Enfin,concernantlepoidsdelafiscalité,lespolitiquesd’Augustefurentsidépensièresquebienquesenourrissantdustipendium,tributprélevésurtoutes les provinces impériales, il fallut encore à l’empereur lever denouveauximpôts:vingtièmesurleshéritages,centièmesurlesventesauxenchères, vingt-cinquième sur les ventes d’esclaves. Il s’agit deproportions, soit5%sur leshéritages,1%sur lesventesauxenchères,4 % sur les ventes d’esclaves. Ces taxes apparaissent, pour l’hommemoderne,commefortlégères:àcôtéd’unetaxecontemporainecommelaTVA,detelstauxévoquentunparadisfiscal.Ilnefautcependantpointtropcomparerceschiffres:sil’onobservelafiscalitéd’AncienRégime,àlaveille de la Révolution, on remarque que le taux moyen total deprélèvementsobligatoiresdesFrançaisétaitplusdedixfoisinférieuràcequ’il est aujourd’hui. Or, et quoique l’on voit poindre une importanteréticenceà toutenouvelleaugmentation, ilestévidentquenotrepaysn’apas basculé dans un début de révolution (et même s’il basculait, on nepourrait pas négliger ce facteur dix dans le seuil d’intolérabilité del’impôt).C’estquelaperceptiondel’impositionestliéeauniveaudevie:sousl’AncienRégime,commedansl’Antiquité,lasituationdel’essentielde la population est l’économie de subsistance. Dans un tel modèle,l’impôtapparaîtcommeunobstacleàuneviedécente.Tandisquedanslessociétés industrialisées l’impôt, s’il nécessite souvent un effort deprévoyancedelapartdescontribuables,nelesprivejamaisquedeloisirsetdeconsommationdeconfort.Lecaractère«douloureux»delafiscalitén’estdoncpaslemême,etunimpôtde3%estplusdurementressenti,etaprobablement un effet économique plus lourd, dans une économie desubsistancequ’unimpôtde30%dansuneéconomieindustrialisée.Ilfautdoncsavoirlirecestauxenlespondérantparlasituationéconomiquedesassujettis.Ces politiques impériales socialistes très coûteuses grevèrent aussi

fortement l’économieromaine.Tous lessuccesseursd’Augustenefurentpas aussi prodigues : Tibère (empereur de 14 à 37) fut plus mesuré10,chercha à diminuer les distributions à cause des difficultés financières.Mais la gabegie reprit avec Caligula (37 à 41), qui pour cela fut trèsappréciédupeuple.Claude (41-54) futplusprudentet tenta, sans revenirsur le principe des distributions, de limiter les abus et les fraudes qui yétaientliées.Néron(54-68)futluiaussitrèsdispendieux,ettrèsapprécié.Demanièregénérale, lorsqu’on litqu’unempereurétait trèsappréciédu

Page 57: Rome, Du Libéralisme Au Socialisme - Leçon Antique Pour Notre Temps - Godefroy Editions

peuple,ilfautcomprendrequ’ilouvritlesrobinetsdeladépensepublique.Et de manière générale, taxes et dépenses publiques ne devaient cesserd’augmenterdans laRomeimpériale,àquois’ajouteraitaussi l’inflationmonétaire. Impossible, dans de telles conditions, d’avoir une économieitalienneenbonnesanté.Aussibiendéclina-t-elleprogressivementduranttoutl’Empire.Précisons bien au sujet de toutes ces mesures qu’elles touchaient

principalement l’économieromaine,ou italienne.Le socialisme impérialnequittad’abordpas,outrèspeu,lesfrontièresdel’Italie(quiétaientlesfrontièresdeRome,puisquedepuislafindelaGuerresocialetoutitalienlibreétaitcitoyenromain).AlorsqueRomecommençaitàêtrerésolumentgouvernéeselondesprincipesdedirigismed’Étatsurtouteslesstructuresde la société, le monde romain, c’est-à-dire l’Empire, les territoiressoumis à Rome et extérieurs à l’Italie, devait rester épargné par cesmesures ; une importante liberté économique demeurerait encorelongtemps la règle dans les provinces et permettrait leur prospérité,prospéritéquidevaitd’ailleursfinancerlesmesuresinterventionnistessurle territoire italien. Cette différence de traitement est à l’origine denombreuses illusions d’optiques sur la performance des institutionsromaines : selon que l’on considère l’Italie seule ou l’Empire dans sonensemble,ilparaîtquele«déclin»n’eutpaslieupartoutenmêmetemps;c’est la raison pour laquelle la plupart des grands auteurs parlant dudéclin,notammentRostovtzeff,l’ontdatéduIIIesiècle,carils’agitenfaitdu moment d’extension du socialisme impérial – par la mutation dupouvoir consécutive à l’anarchie militaire, nous y reviendrons – àl’ensemble du monde romain. Inversement la bonne santé du monderomain en général au IIe siècle, le « siècle d’or » de l’Empire, pouvaitfairecroireàGibbon,etd’autresàsasuite,quelesinstitutionsromainesétaient excellentes alors que l’économie italienne déclinait, relativementaux autres régions, à cause des politiques impériales tandis que lesprovincesétaientprospèresprécisémentparcequ’ellesyéchappaient.Mêmeen Italie, lecommerce restapartiellement libre sousAugusteet

Tibère, les distributions de blé ne concernant pas la totalité de lapopulation et n’assurant pas toute la fourniture de ce type de bien, quirestait encore assez largement dévolue au marché libre. Dans lesterritoiresimpériaux,ilrégnaitaussiuneplusgrandelibertééconomiqueetcommerciale :chacunpouvaitcultivercequ’ilvoulait,et levendreau

Page 58: Rome, Du Libéralisme Au Socialisme - Leçon Antique Pour Notre Temps - Godefroy Editions

prixqu’ilvoulait,oùilvoulait.Mêmesi,àpartirdelasecondemoitiéduIersiècle, l’économieitalienneralentissaitsousl’effetdel’étatisme,delaperturbationdesmarchésparl’accroissementdestaxesetlaredistributionarbitraire, l’économie des terres sous la pax romana se développaitfortement,enappliquant lesprincipesqueRomeelle-mêmeétaiten traind’abandonneretqui, jadis, l’avaientrenduericheetpuissanteaupointdeconquérirlemondequi,àl’époque,étaitenretardsurelle;Suétonenoteainsi, à propos de l’édit deDomitien sur la vigne et le blé, qu’il ne futnullementappliquédansl’Empire.On peut donc voir le libéralisme romain comme une chute de pierre

provoquant des ronds dans l’eau, qui continua à porter ses effets surl’extérieur quand ils avaient disparu au centre. Le socialisme romaindevait suivre le même schéma, comme nous le verrons avec l’étude dudominat. Mais au temps du principat, l’Italie était le seul souci dusocialismedes empereurs, pour labonne raisonque leurpouvoirvenaitdu peuple romain, qu’ils n’étaient maîtres de l’Empire que parce qu’ilsétaientmaîtresdecepeuple;lerestedel’Empiren’étaitvuquecommeleréservoirderichessepermettantd’alimenterlesocialismeàl’intérieurdel’Italie, laissé relativement autonome dans sa gestion locale tant qu’ilversaitautrésorimpériallescontributionsquel’onexigeait.DurantleIeret le IIe siècle, on assiste donc au « rattrapage » économique dumonderomain par rapport à Rome, dû autant à un ralentissement de l’activitéromaine qu’au développement de l’activité provinciale ; les empereurscherchèrent par la ponction fiscale et le protectionnisme à maintenir leniveau économique de l’Italie, comme Trajan exigeant que tous lessénateurspossédassentaumoinsuntiersdeleursterresenItalie,soutenantainsiartificiellementlemarchéfoncieretagricoleromain.

RÉFORMESDELAJUSTICESOUSLEPRINCIPAT:L’ACCROISSEMENTDURÔLEDEL’ÉTATETLARUPTUREDEL’ÉGALITÉJUDICIAIREDESHOMMESLIBRES

Làencore,lisonsPaulVeynerésumantlasituation:«LesinstitutionsetprivilègeshéritésdelaCitérépublicainen’avaientcessédereculerdevantlatoute-puissancedel’empereuretcen’étaitpastoujoursàl’avantagedespopulations. Au cours du siècle des Antonins et de la Paix romaine, lestribunaux avec jurés et la procédure contradictoire avec ses accusateursont peu à peu cédé la place, au civil comme au pénal, à la juridiction

Page 59: Rome, Du Libéralisme Au Socialisme - Leçon Antique Pour Notre Temps - Godefroy Editions

impériale avec procédure inquisitoriale, délateurs et sentence prononcéeparlejuge11».Finiesdonclespossibilitésd’arbitrage,lavisionlibéraledes temps républicains d’une justice au service des individus pouvantporterenjusticeuneaffaireetendéciderlafinpartransaction,sicelaleuragréait.Désormaisl’Étatimpérialprendlaplacedesindividusetdeleursdroits légitimespourexercer la justiceen leurnom,à leurplaceet sanstenir compte de leur possible volonté de transiger. Auguste nationaliseaussil’activitédeconsultantendroitencréantunbrevetd’Étatdontseulslestitulaires,forcémentsoumisaunouveaupouvoir,pourrontprendreletitre de jurisconsulte, ce qui revêt leurs consultations de l’autoritéimpériale.Faitencoreplusgraveonvoitaussiapparaîtreladistinctionquidurera

jusqu’à la fin de l’Empire entre honestiores, les riches, les notables, ethumiliores, les pauvres. Cette distinction légale avait des conséquencesjudiciaires,notammentuntraitementdifférentdanslesprocèspénaux,leshumiliores pouvant être légalement, dans le cadre de la procédure,torturés, alors que cette pratique était sous la République réservée auxesclaves. Distinction en réalité autant politique de judiciaire : c’est toutsimplementl’ancienneégalitédedroit,acquisedanslepremiersiècledelaRépublique, qui est foulée aux pieds et remplacée par un système declassificationsocialeentreunenomenklaturaprotégéeparsonstatutetlerestedupeuple.

LAMISEENPLACEDELAPROPAGANDED’ÉTAT:L’ARTOFFICIEL

Lerègned’Augusteestrestédansl’Histoirecommeunâged’orauplandes arts et des lettres, avec de grands auteurs comme Virgile, Horace,Tibulle qui brossèrent un tableau idyllique de cette période. Il ne fautpourtantpasoublierquetouscesartistesétaientàlasolded’Auguste,etdesonamiMécène,etqu’ilsontenréalitéinauguréunetraditionromainedel’artofficiel;aussibienlirecesauteurs,toutcommelirelepanégyriquedeTrajandePlineleJeuneunsiècleplustard,etcroirequ’ilsdressentuntableauréalistede lasituationestaussipeuaviséquedechercheràfairel’histoirede l’UnionSoviétiqueenayantpouruniquesource lesaffichesde propagande remplies de joyeux « Camarade, rejoins-nous ! », dechampsdebléenarrière-planetderegardbienveillantdeStaline.La lecturedeSuétoneestbeaucoupplus riched’enseignements.Certes

Page 60: Rome, Du Libéralisme Au Socialisme - Leçon Antique Pour Notre Temps - Godefroy Editions

onl’aaccusédepartiprisetdecolportersouventdesrumeursinfondées,maisc’estjustementcetaspectdesonœuvrequiestintéressant:ilillustrebien l’étatd’esprit sous le régime impérial.Unauteurpouvait avoirunegrande liberté de parole pour dire tout le mal possible d’un ancienempereur,pourvûtqu’ilneparlâtpasainside l’actuel.C’estpourquoi letémoignagedeSuétonepeut, dans le fondde sonpropos, être considérécomme assez fiable même si ses récits d’anecdotes sont exagérés. Cesystème d’esprit critique appliqué aux dirigeants précédents mais pas àl’actuel nous évoque irrésistiblement ce qui se faisait en UnionSoviétique:sousStaline,lavictoiredeStalingradfutunoutilformidablede propagande qui faisait du dictateur un géniemilitaire ;mais lorsqueKhrouchtchev,sonsuccesseur,entamala«déstalinisation»durégime,ilfallait bien faire avec cet héritage propagandiste. Le Parti le recycla enexpliquantquelevéritableartisandelavictoiredeStalingradn’avaitpasété Staline, mais Khrouchtchev. Plus tard, avec l’arrivée de Brejnev aupouvoir, ce devait être lui, le héros de la victoire. Ce système estcaractéristiquedesautocratiesnonhéréditaires,oùledirigeantenplacenepeutêtretenupourresponsabledesfautesdesesprédécesseurs:dansunemonarchiehéréditaire,onnecritiquepaspluslesaïeuxdusouverainquelesouverainlui-même,carilyacontinuité;c’estaussicequ’ilsepasseen Corée du Nord qui, pour être un régime communiste, n’en est pasmoinsdynastique.Onpeutdonctrouverdestémoignagesàlafoiscritiquesetcrédiblessur

Auguste, comme sur ses successeurs. Suétone évoque plusieurs fois lacruautédontilsavaitfairepreuve.Mais sous le règne des princes, il n’y a pas de critique directe, et la

nécessitédepropagandeestvivedanslespériodesdetrouble:eneffetlàoùlapompeimpérialesuffitdanslespériodesdesuccessionpaisible,leschangements de dynasties, la montée au trône d’usurpateurs devaits’accompagnerd’unepropagandefortepourasseoir leur légitimitéetenfairedesempereursauxyeuxdetous.On vit donc apparaître à Rome un véritable art officiel, chargé

d’imposerpuisd’entretenirparlefastel’imagemonarchiqueimpériale.

ÀL’ÉTRANGER,LESGUERRESDEPRÉDATION

Nousavonsvuplushaut lesdifficultés financièresde l’Empire,dès le

Page 61: Rome, Du Libéralisme Au Socialisme - Leçon Antique Pour Notre Temps - Godefroy Editions

débutdesonexistence.Pouryremédierunmoyensimpleétaitderecouriràlaprédationinternationale,enmettantenplacedesexpéditionsmilitairesdictéesparaucunautreimpératifstratégiquequeceluidefairerentrerdel’ordanslescaissesimpériales.Ainsi l’empereurClaude envoya-t-il quatre légions conquérir la riche

Bretagne,quipossédaitbeaucoupdeminesetpouvaitfournirdesesclaves.Trajanmitsurpiedl’expéditiondeDacie,ennelaissantrienauhasard:

rassemblant une force phénoménale, tout ce que l’Empire pouvaitconsacrer à une unique campagne, il s’empara de ce territoire qui étaitrichedeminesetd’or.Pourquoicetteméthodedeconquêteetdeprédationextérieureprit-elle

fin pour laisser place à un positionnement strictement défensif, dès lasecondemoitiédu IIe siècle ? Pour des raisons d’opportunité : après lesexpéditionsdeTrajanilnerestaitplusriensurquoilesRomainspussentmettre lamain.Au sud il n’y avait que le désert duSahara, au norddesterresà la fois troppauvreset tropdangereusespourêtre intéressantes :l’Écosse des Pictes, dont l’agressivité poussa Hadrien et Antonin àconstruire des murs sur toute la largeur de l’île de Bretagne, et laGermanie, qui avait coûté trois légions lors de la défaite écrasante deTeutoburg. Restait l’est et la riche Perse,mais celle-ci avait lesmoyensautantquelavolontédesedéfendrecontreRome.Toutcequi,autourdumonde romain, avait pu être conquis ou pillé facilement avait étéconsommé,lesexpéditionsextérieuresneseraientplusrentables.Dèslorsquelesystèmeimpérialnepouvaitplusespérervivrequesursespropresressources, s’enclenchait une sorte de compte à rebours… d’autant plusmenaçantqueladisparitiondelarentabilité,pourRome,desesdépensesmilitaires n’était pas accompagnée de la possibilité de les réduirefortement,car ladéfensedesfrontièresdemeuraitunenécessité.Etdecepoint de vue l’apogée de l’Empire sous les fameux « cinq bonsempereurs » est assez largement une illusion, le système impérialbénéficiantd’un long répitmilitaire, après les campagnesdeTrajan,quiretardalamiseenlumièredesesinsuffisancesintrinsèques.Les difficultés économiques apparaîtraient dès les campagnes

défensivesdeMarc-Aurèle,quandlaguerrenenourriraitpluslaguerre,etseraientrévéléeslesfragilitésdel’édifice:iln’étaitjusque-làpossibledefinanceràlafoislesdépenses«sociales»d’Italie,permettantaurégimed’acheterl’adhésiondupeupleromain,etlesdépensesmilitairesqueparce

Page 62: Rome, Du Libéralisme Au Socialisme - Leçon Antique Pour Notre Temps - Godefroy Editions

qu’auprélèvementdutributsurlesprovincess’ajoutaitlebutindeguerre.Quand celui-ci devint quasi-inexistant, comme c’est le cas dans lesopérationsdéfensives,oùiln’yaguèred’occasiondepillage12,ilnerestapour financer le tout que les recettes fiscales. Et il était rigoureusementimpossible de diminuer l’emploi de ressources à des fins clientélistes àRomemême, car la stabilité du régime se serait alors trouvéemenacée.LesexpéditionsdeTrajanfurentdonclesdernièresgrandescampagnesdeconquête romaine, qui permirent au trésor de se renflouer un peu et demaintenir le régime socialiste romain sous perfusion en retardant lanécessité d’accentuer encore la pression fiscale et donc d’étouffer plusavantl’économiedeRomeetdel’Empire.

LESDÉBUTSDUCULTEIMPÉRIALETLESPREMIÈRESPERSÉCUTIONS

Le développement du culte impérial et la volonté du pouvoir del’imposer à tous fut l’une des premières occasions sérieuse de frictionaveclesJuifs,notammentaveclalubiedeCaliguladefaireplacersastatuedans tous les temples, et donc aussi les synagogues ; ce fut ensuitel’escalade avec la destruction du Temple, la politique antijuive deVespasienetfinalementlesgrandsmassacresdeJuifslorsdesrévoltesdeceux-cisousTrajanetHadrien(guerredeKitosetrévoltedeBarKokhba)quifirent,proportionnellementàlapopulationjuivedel’époque,autantdemortsquelaShoah.Onabeaucoupcritiquéletermedepersécutionreligieusedeschrétiens

et des Juifs, et ce à raison : la persécution n’était pas religieuse maispolitique ; le culte impérial romain était un culte politique, une religioncivile à laquelle il fallait adhérer pour ne point être suspect de vouloirmenacerlapaixsociale.Mais très précisément, l’avènement de l’Empire et de sesmanœuvres

propagandistes entraîna un appesantissement des obligations religieuses.LorsqueDomitienexigeadesefaireappelerdominusetdeus,celasuscitaitnécessairementlerefusdeschrétiensetdesJuifsmonothéistesetdoncuneoccasiondetroublepublic,occasiondetroublequin’auraitjamaisexistésous le régime républicain puisqu’aucun dirigeant romain n’aurait alorssongéàexigerd’êtreappeléainsi.Sous l’Empire des gens qui autrefois auraient seulement exercé leur

libertélégitimen’étaientdevenudesfauteursdetroublesqueparcequela

Page 63: Rome, Du Libéralisme Au Socialisme - Leçon Antique Pour Notre Temps - Godefroy Editions

liberté avait légalement disparu. Dès lors que l’apparition d’un culteimpérial créait de nouvelles obligations religieuses, on peut bien parler,sousleprincipat,d’unreculdelalibertédeconscience.

Cetableaurapidementbrosséduprincipatarévéléqu’avecl’Empirelaliberté,danstouslesdomaines,areculéauprofitd’uneavancéedel’Étatetdeses interventions,bienquecelles-cifussent limitéespar lesmoyensdel’époque.MaisenItalie,leprincipatfutsynonymederégressiondelaliberté économique, politique, judiciaire, artistique et même religieuse,tandis que le régime impérial cherchait à utiliser la puissance publiquepourdirigertouslesaspectsdelasociété.Leprincipat,dictatureenItalienourrissant son socialisme par la prédation sur lemonde romain, et endehorsquandc’étaitnécessaire,marquaunpremierpalierdans ledéclindeRome : la pertedudynamisme social et économiquequi avait tiré saforcedumodèlelibéralromainetluiavaitpermisdeconquérirlemonde.Ledeuxièmepalierfut ledominatqui,enrecherchantcommesolution

aux problèmes engendrés par le dirigisme étatique un excèssupplémentairededirigismeétatique, sombradansunquasi-totalitarismequi stérilisa définitivement la société et lemonde romain et conduisit leblocimpérialàsondélitement.Entre les deux on trouve une période transitoire, de gestation du

nouveau régime par l’ancien, dans le temps du règne des Sévères et del’anarchiemilitaire.

___________________1.Enlatinfiscusdésignelacorbeille,labourse.Parimage,c’étaitlaboursetenueparl’empereurlui-mêmeetdanslaquelletouslesprélèvementssurlesprovincesobtenusparl’aerariumdoiventêtrereversés.L’institutiondutrésorpublicgéréparleSénatestdoncmaintenuemaisvidéedesonsensenn’étantpourlesfondsqu’unpassageversletrésorimpérial.2.Étaient dites provinces sénatoriales les provinces dont la conquête était ancienne, et qui étaient doncbienpacifiées.Parconséquentellesnenécessitaientpaslaprésencedelégions.Cellesquinécessitaientcetteprésence,lesterresdeconquêteplusrécenteetplusagitées(Gaules,Égypte,Syrie…)requéraientl’imperium, lepouvoirdecommandementdesarmées,quiétaitdevenulaprérogativeexclusivedel’empereur.Ils’agissaitpourl’empereurdeménagerleSénatenluilaissantl’administrationdecequ’ilavaitcoutumedecontrôler(etquesesmembres,nommésgouverneurs,avaientl’habitudedepillerlégalement)toutenluirefusantladispositiondelégions,doncdepouvoirréel.3.PaulVeyne,L’Empiregréco-romain, Paris, ÉditionsduSeuil, «Destravaux»,2005,p.148.4.Cettecroissancedelacorruptionparallèleàcelledel’ÉtatimpérialaétédémontréeparRamsayMacMullen,LedéclindeRome et la corruption du pouvoir, Trad. Alain Spiquel et Aline Rousselle, Paris, Tempus, 2012 (première édition YaleUniversityPress,1988).Cetauteur,l’undespluséminentsromanistesdusièclepassé,voyaitdanslacorruptionlacausedeladisparitionde l’Empire romain, sanspointer l’originemêmede cette corruption : la longuedérive socialiste des institutionsromaines.5.D’aprèsTransparencyInternational,en2011ontrouveparmilespayslespluscorrompusdumondelaCoréeduNord,entête,suivienotammentparlaBirmanieetleVenezuela.6. Paul Veyne,Le Pain et le cirque. Sociologie historique d’un pluralisme politique, Paris, Éditions du Seuil, « L’Univershistorique»,1976.

Page 64: Rome, Du Libéralisme Au Socialisme - Leçon Antique Pour Notre Temps - Godefroy Editions

7.Ilpeutêtreintéressantdenoterquel’évergétismesembleprécisémentêtreunphénomèneliéaulibéralismed’unesociété:leschosesquidansunesociétémarquéeparunÉtattrèsprésentrelèventdepolitiquespubliquessontalorsassuréesparledonprivéd’individusfortunés,soucieuxàlafoisdefairelebienetdesoignerleurimage.Aujourd’huionobserveauxÉtats-Unisun véritable évergétisme : on peut ainsi trouver, à l’entrée du bloc opératoire d’un hôpital, un panneau signalant quel’équipementservantauxsoinsdanscettesalleaétéfinancéparlagénérositédeM.Untel, surlemodèledesinscriptionsquiornaientsemblablementlesbâtimentspublicsdanslesvillesdumonderomain.Àl’inverse,cetypedepratiquedisparaîtdanslespaystrèsétatisés,l’Étatcaptantparl’impôtlarichessefinançantnormalementcescomportementspourl’employerlui-mêmeàtelleoutelledépensepublique.Ainsil’évergétismedanslemonderomaindisparut-ilprogressivementàpartirduIIIesiècle,àmesurequetoutel’économiesesocialisait;unecertainegénérositénonétatiquepersistadanslesœuvresdecharitédel’Église,maispuisquecelle-cibénéficiaitdedonsdupouvoir, onnepeutpasproprementparlerd’œuvresprivées.8.Suétone,Vespasien, XVIII.9.Suétone,Domitien, VII.10.NousnenousattarderonspassurlesobscénitésmonstrueusesdeTibèreetdesautresempereurs(commeTrajanouNéron)amateursdejeunes(voirepetits)garçons,carellesnenoussemblentpasrentrerdanslecadredecetessai.Néanmoinsnousnepensonspasquecespratiquessexuellespédophilespuissentêtresimplementconsidéréescommelefaitd’unesociétéantique:quelquessièclesplustôt, àRomemême,CatonleCenseuravait(d’aprèsPlutarque,Viesdeshommesillustres, Caton,XXV)radié du Sénat Manilius pour avoir embrassé sa femme devant sa fille, en plein jour, ce qui ressemble bien plus à dupuritanisme.Onpeutsedemandercependantsilecollectivisme,commenégationdelavaleurindividuelle,neportepasunedéshumanisationfavorableaudéveloppementdecomportementssidéviants:quandonnevoit leshommesquecommeunemasse(desstatistiques,auraitditStaline),onneconsidèrepluslespersonnes;maisc’estpeut-êtrel’inversequiestvrai, lemépris pour l’individuouvrant la voie aux idées collectivistes. Il ne semble toutefois pasque l’esclavage soit la sourceduproblème,carilétaitdéjàtrèsrépanduàl’époquedeCaton.Nousnepouvonsmalheureusementapprofondirpluslaquestionici.11.L’Empiregréco-romain, op.cit.,p.65.12.Peut-êtreest-ce là laraisonpour laquelle lasoldedeslégionnairesnefutréellementréévaluéequesousSeptimeSévère :jusque-làonpeutpenserquelebutincompensait l’absencedehaussedes traitements,maisaveclebasculementstratégiquedéfensif, cetespoirderémunérationexceptionnelledisparaissait.

Page 65: Rome, Du Libéralisme Au Socialisme - Leçon Antique Pour Notre Temps - Godefroy Editions

IV.Versledominat:lesSévèresetl’anarchiemilitaire

La transitionentre le régimeautoritaire fortementsocialisant impérialduprincipatetlerégimequasitotalitairedudominatnes’estpasfaitedujour au lendemain. Il y a entre les deux une période d’un siècle où uncertain nombre de changements d’importance apparaissent quientraînerontendéfinitivelesréformesdeDioclétien,considéréescommel’instaurationcomplètedecenouveaurégime.

LESSÉVÈRESETL’INTÉGRATIONDEL’EMPIRE

La dynastie des Antonins1 prit fin avec l’assassinat assez sordide dufantasque et effrayant empereur Commode, étranglé par un gladiateur.S’ensuivituneguerreciviledesuccessiondequatreans,quis’achevaparlavictoiredeSeptimeSévère,lequeldevenaitlepremierempereurromainnon-Romain,puisqu’ilétaitAfricain.Septime Sévère inaugura un nouveau régime, à mi-chemin entre le

principatetlefuturdominat,auquelleshistoriensnedonnentpasdenom;pourtant il est évidenten regardant le règnedeSeptimeSévèreetde sessuccesseursquel’onn’estplusdansleprincipat.Eneffettouslescaractèresdistinctifsduprincipats’estompentalors.

L’EMPEREUR,DEMOINSENMOINS«PREMIERCITOYEN»

Auguste, en fondant le régime impérial, s’était présentémodestement,parhabiletépolitique,commele«premiercitoyen».Ilétaitleprinceps,lepremieràparlerdanslesréunionsduSénat,d’oùlenomdeprincipat.Cettefaçadedevaits’effriterpeuàpeuenmêmetempsques’affirmaitla

fonction impériale et le régime autocratique. Déjà au Ier siècle Caligulavoulutsefairediviniserdesonvivant,etDomitienexigeaqu’onl’appelâtdominusetdeus,seigneuretdieu.CesempereursfurentdétestésduSénat,car ledominus, lemaître, le seigneur, se définit par rapport à l’esclave,que seraient donc tous les sujets de l’empereur, chose difficilementadmissiblepourlavieilleclassedirigeantedessénateurs.

Page 66: Rome, Du Libéralisme Au Socialisme - Leçon Antique Pour Notre Temps - Godefroy Editions

L’affirmationdelasupérioritéimpérialedanslesinstitutionsfranchitunnouveaupalieraveclesSévères,l’empereursefaisantànouveauappelerdecetitrededominusquidevaitplustarddonnersonnomaurégimedudominat.L’empereurestdeplusenplusdivinisé,cequimarquelaprisededistanceavec l’idéologieplusmodestedesdébutsde l’ère impériale ; sil’onn’estpasencoreaudominat,onn’estdéjàplusdansleprincipat.

Cette affirmation de la figure impériale se fait principalement auxdépensdelavieilleinstitutionsénatoriale,survivancedelaRépublique.

LE PIÉTINEMENT SYSTÉMATIQUE DU SÉNAT : LA LOINTAINE SUITE DE LA GUERRECIVILE

Commenousvenonsdéjàunpeudelevoir,ilyeutenfaitduranttoutleprincipatunetensionentrel’héritagerépublicaindel’influencesénatorialeet l’affirmationimpérialedupouvoirprincier.Lesdeuxpremierssièclesde l’Empiresontainsiunesuccessiondebrasde feretd’apaisementsdedegré divers entre l’empereur et le Sénat : les humiliations et la terreurimposées par Caligula et Domitien, les manœuvres de séduction deClaude,lafermetépoliedeTrajan,l’indifférencedistanted’Hadrien.Avec lesSévères,onentredansuneère résolued’hostilitéauSénatet

d’autoritarismeimpérial.Outreledécoretlestitres,l’associationdeplusenplusmarquéeaudivindelafigureimpériale,onassisteàuneréductionprogressivedel’institutionduSénat:leremplacementauxpostes-clésdel’administration traditionnellement dévolus à des sénateurs par desmembresde l’ordreéquestre,que les fonctionsconcernéessoientcivilesoumilitaires.

Ce qu’il faut bien voir c’est qu’en fin de compte toute l’histoireimpérialejusqu’àl’avènementdeDioclétien,quiinstaureraledominat,futune continuation des guerres civiles qui avaient abouti à l’Empire : cesguerressanglantesavaientvuauIersiècleavantJésus-Christlesoptimateset le Sénat s’opposer aux populares pour le contrôle de l’État et lajouissance, en particulier économique, de l’exercice de la puissancepublique;cesluttesdepouvoirsepoursuivirentdurantlestroispremierssiècles de l’histoire impériale, l’empereur grignotant peu à peu ce quirestait d’influence au Sénat. Parfois certains empereurs (Caligula,Domitien)voulurentallertropviteenbesogneetl’oursduSénat,encore

Page 67: Rome, Du Libéralisme Au Socialisme - Leçon Antique Pour Notre Temps - Godefroy Editions

bien vivant, refusa que l’on vendît sa peau. D’autres furent plus habiles(Trajan, Hadrien) et étouffèrent lentement la bête. Septime Sévère, latrouvant affaiblie et s’appuyant sur l’armée, put accélérer un peu leschosesetconduisitleSénatàlalimitedelapertetotaled’influence.SousleterribleCaracalla,leSénatneputserebeller,maisillefitdèslorsqu’illui advînt un empereur suffisamment faible, ce qui arriva avec SévèreAlexandre:celui-ciacceptaderedonnerdupouvoirauSénat.L’armée, le jugeant faible, se soulève et, pour la première fois dans

l’histoiredeRome,porteaupouvoirunsoldatsortidurang,MaximinleThrace. Un empereur issu du peuple ouvrira la période de l’anarchiemilitaireparuncoupd’ÉtatcontreunempereurdevenulamarionnetteduSénat.Quediredepluspourillustrerquec’étaitbien,en235,presquetroissiècles après l’assassinat de César, encore la lutte de pouvoir entre lesélites romaines et le peuple qui se poursuivait et cherchait une solutiondéfinitive?Etlavoixdupeuple,commejadis,c’étaitsurtoutl’armée.

MILITARISATIONSUPÉRIEUREDURÉGIME

L’arméeétaitdevenue, sous lesSévères, leprincipalappuidupouvoirimpérial,alorsquesousleprincipatlapolitiquedesempereurs«avisés»,depuisAuguste,avaitplutôtétéunepolitiqued’équilibreentrel’arméeetle Sénat, c’est-à-dire idéologiquement entre le peuple et la classedirigeante. Avec l’arrivée au pouvoir de Septime Sévère, cette politiqued’équilibre cesse et l’armée devient le seul et unique appui du pouvoirimpérial. Cela explique la relégation du Sénat. Cela explique aussi lafuture anarchie militaire qui sera, au plan de la politique intérieureromaine,une luttepour lepouvoirentredifférents représentantsdupartidupeuple,commedutempsd’OctaveetMarc-Antoine,leSénatdevenantsurtoutunspectateurdeceballetdesusurpateurs,parfoisunarbitre.La militarisation du régime est assez facilement mesurable avec les

mesures prises par Septime Sévère durant son règne : il recruta denouvelles légions,doublaleseffectifsdelagardeprétorienneàRomeettriplalescohortesurbaines,renforçantl’aspectpolicierdel’Étatimpérialromain.Enfin ilaugmenta fortement lasoldedes légionnaires.Enoutre,onl’aditplushaut,ilremplaçalessénateurspardesmembresdel’ordreéquestre dans plusieurs fonctions militaires, et favorisa l’armée par

Page 68: Rome, Du Libéralisme Au Socialisme - Leçon Antique Pour Notre Temps - Godefroy Editions

diverses autresmesuresdedroitmatrimonial et l’attributiond’honneurs.Toutcecidevaitrenforcerbeaucouplepoidsdel’armée,doncdupeuplequifournissaitlaquasi-totalitédestroupes,dansl’appareild’Étatromain.

Ce choix de l’armée s’explique notamment par le fait que SeptimeSévèren’étaitpasRomaind’origine.Ilavaitlacitoyennetéromaine,maisétaitAfricain. Iln’avaitpasvraimentde liendecasteavec leSénat,qu’ilavait intégré comme parvenu provincial. De plus affaiblir la classesénatoriale, c’était diminuer les risques de voir apparaître un prétendantrivalau trône ; le soucideSeptimeSévèreétaitdoncausside renforcerson pouvoir et la légitimité d’une dynastie qui ne bénéficiait pas d’uneancienneascendanceromaine.Aussibiendoit-onnotercequifutl’undesmouvementslesplusmarquantsdurègnedesSévères:ladéromanisationdel’Empire.

LADÉROMANISATIONDEL’EMPIRE

Nous avons expliqué plus haut que l’essentiel du gouvernementdictatorial socialiste impérial se limitait à l’Italie, l’Empire étanthistoriquement marqué par le fait que le pouvoir émanait du peupleromain,quiétaitdonclecentredetouteslesattentionsdesempereurs.Avec l’établissement sur le trône impérial d’une dynastie d’origine

étrangèreapparaîtcetteréalitéqueRome,peuàpeu,étaitsortiedeRome.Ilyavaitunmouvementd’intégrationdel’Empire,commeonpeutparleraujourd’hui d’intégration européenne : le passage d’un modèled’hégémonie d’une puissance centrale au gouvernement centralisé d’untoutunique.Cemouvementétaitdéjàà l’œuvredanslesfameuxvoyagesd’Hadrien,quivisitatouslesterritoiresdel’Empire;contrairementàsesprédécesseurs il n’avait pas quitté l’Italie pour aller guerroyer, maisproprement pour visiter les provinces,montrant symboliquement que lepeuple de l’empereur n’était pas le seul peuple romain, mais le peupleimpérial.Les Sévères officialisèrent et encouragèrent ce mouvement : Septime

SévèreréformalagardeprétoriennepourenexclurelesItaliens;lagardechargéedelasécuritédel’empereurromainn’étaitdoncplusromaine.Mais le tournant historique – ou plutôt l’officialisation juridique d’un

mouvementencours–futlecélèbreéditdeCaracalla,en212,quiétendit

Page 69: Rome, Du Libéralisme Au Socialisme - Leçon Antique Pour Notre Temps - Godefroy Editions

la citoyenneté romaine à tout homme libre habitant l’Empire.Contrairementàcequel’onlitparfois,cen’étaitpaslàungestegrandiosed’ouverture, un appel à la mise en place d’une citoyenneté universelle,maisaucontraireunassujettissementsupérieurde tout lemonde romainau gouvernement impérial : alors que sous le principat les provincesjouissaientd’uneassezgrandeautonomiedanslagestiondeleursaffairesinternes, elles allaient devenir beaucoup plus directement soumises auxexigences du pouvoir impérial. Paul Veyne résume ainsi la situation :«n’étantplusleprincepsd’unenoblessesénatoriale,lepremierparmilespairs,l’empereurdevientlemaîtredetoussessujets[…]désormais,sousl’empereur,«toutestpeuple»»2.L’éditdeCaracallaneconsistepas,dansles faits, à hisser tous les hommes libres au rang de citoyens romains,maisàabaissertouslescitoyensromainsethommeslibresdel’Empireaurangdesujetsdugouvernementuniquedel’empereur3.Onnepeutcertespasnier laprésencedegénéreuses intentions,portéespar laphilosophiestoïcienne,quiposaitl’idéedecitéuniverselleregroupantl’ensembledeshommesdansl’égalitédenature,maisonsaitquelesocialismeestleplussouvent animé de bonnes intentions et ce sont des pratiques et de leursrésultats dont nous traitons ici. Or de ce point de vue l’extension de lacitoyenneté romaineà tous leshommes libresestuneétapeconsidérabledansl’intégrationetlacentralisationdel’Empire,quiapparaîtnotammentdans la vision d’un « ordre total » impérial portée par celui qui estparadoxalementrestédansl’HistoirecommeunchantreduDroitetdelaJustice,Ulpien.

L’IDÉOLOGIECONSTRUCTIVISTEIMPÉRIALE:LETÉMOIGNAGED’ULPIEN

Ulpien (v. 170-223) fut l’un des plus grands juristes romains et sansdoute,historiquement,leplusinfluent4.Illedemeureencoredansl’espritdetouslesétudiantsquientendentparlerdeluienpremièreannéededroit,lorsdescoursd’introductionhistoriqueàladisciplinejuridique.IlestlejuristeleplusreprisdansleDigeste,lagrandecompilationde

doctrine juridique romaine élaborée par les juristes de l’empereurd’OrientJustinienauVIe siècledenotreère. Il amême leprivilèged’enfairel’ouverture,autoutpremiertitreDeiustitiaetiure,oùsontreprislesmotspar lesquelsdébutaientses Institutes, lemanueldedroit rédigéparluientre,estime-t-on,212et2135.Dansl’espritdesjuristesd’aujourd’hui,

Page 70: Rome, Du Libéralisme Au Socialisme - Leçon Antique Pour Notre Temps - Godefroy Editions

il est souvent perçu comme un sage vénérable professant à travers lessiècles.Celan’arienàvoiraveclaréalité.Ulpien était un haut fonctionnaire romain, très intégré au système de

gouvernement impérial puisqu’assesseur du préfet du prétoire, avant dedevenir lui-même préfet du prétoire et principal conseiller du jeuneAlexandreSévèrependantenvironunanetdemi;Ulpienfutdoncunvice-empereurdefait.Ilfautsavoirquelepréfetduprétoireétaitlechefdelagarde prétorienne. Ulpien termina donc sa carrière comme chef de lapolice politique impériale. Il était à ce poste durant les émeutes dutrinoctium,auprintemps223,durantlesquelleslepeupleromains’opposatroisjoursettroisnuitsauxprétoriensqui,pourréprimerlesoulèvement,mirentlefeuauxhabitations.Précisonsqu’Ulpienétaitarrivéàsetrouverseulàsonposteultimegrâceàl’assassinatdesesdeuxcollèguesChrestusetFlavianus,ausujetduquelonhésiteentresonimplicationdirecteetsonimplication indirecte.Celadonneà tout lemoinsune idéede l’ambiancedans laquelle le juriste atteignit les plus hautes responsabilités et lamanièredontillesexerça.Dans leDe iustitia et iure l’on trouvedonc, repris, lesmots d’Ulpien

quimanifestentlesidéesanimantalorsuntrèshautmagistratauservicedupouvoir impérial : « C’est à juste titre que certains nous appellent«prêtres»,carnouscultivonslajusticeetproclamonslaconnaissancedubonetdujuste,enséparantlejustedel’inique,endiscernantlelicitedel’illicite, en souhaitant rendre bons les individus non seulement par lacrainte de peines mais encore en encourageant par des récompenses, etaspirantsijenemetrompeàlavraiephilosophie,nonàlafausse».Ilyalà tous lesélémentsde langagedurationalismeconstructivistedécritparFriedrichHayek,uneconceptionpolitiqueselonlaquelleleschoixpublicsdoivent répondre à la volonté de construire la société suivant un certainmodèle : des « prêtres de la justice », des initiés capables de guider lamassedupeuple6;Ulpienprétendyarriver«nonseulementparlacraintedepeinesmaisencoreenencourageantpardesrécompenses»alorsqu’àl’origineledroitromainsesouciaitdefairerespecterledroitdechacun,la libertas, nondemodeler l’ordre social. Il s’agit de« rendrebons lesindividus»enlespliantparlacontraintesusditeàla«vraiephilosophie».Cespropos,quiparunestupéfianteironiedel’Histoiresontlusdepuisdessièclescommeunélogedudroit,exprimentenfaitlavolontédupouvoirimpériald’utiliserlaréglementationpourstructurertotalementlasociété,

Page 71: Rome, Du Libéralisme Au Socialisme - Leçon Antique Pour Notre Temps - Godefroy Editions

pratiquer une distribution universelle, régir tous les rapports sociaux enlaissantdemoinsenmoinsdeplaceauxlibresconventionsentreindividusdontseraientgarantislesdroitsfondamentaux.Ulpien,parailleurs,estlethéoricien du pouvoir absolu de l’imperator en affirmant que ce qui luiplaîtaforcedeloi(quodprincipiplacuitlegishabetvigorem)etqu’ilestdélié des lois (princeps legibus solutus est) maximes constituant unassassinat idéologique du Sénat, puisque celui-ci détenait en principe lepouvoir législatifdepuis ledébutde l’Empire ; alorsque l’ona souventvouluvoirdanslaprésencedujuristeaucôtédujeuneAlexandreSévèreunmomentdemodérationetderecherched’équilibreaprèslesbrutalitésdeCaracalla, il apparaît bien au contraire que le préfet du prétoire étaitporteur d’une vision très radicale du régime, et annonçait son évolutionfuture.

Parcetexempled’Ulpien,onvoitdoncquelepouvoirimpérialn’étaitpas exempt d’idéologie, et qu’il y eut, au moins chez certains desdirigeants, une véritable intention de faire évoluer le pouvoir vers undirigismetotal,eninversantcomplètementlesvaleursdudroitromainparrapportà sesorigines.L’étatdedroitesteffacépar ledroitde l’État.LamisesurpieddudominatparDioclétien,autermedel’anarchiemilitaire,devait engrandepartie réaliser ceprojetnéfaste.Les Institutes d’Ulpienétaientcertesunmanueldedroit,maisunmanuelquiportaitunevisiondupouvoir, une idéologie devant animer des générations de juriste quiseraientnonpointdesdéfenseursdesdroitsindividuelsmaisdeszélateursdelamissionorganisatricedel’État.D’ailleursUlpienn’étaitpasseul:undemi-siècle avant lui l’empereur philosopheMarc-Aurèle, qui bénéficielui aussi d’une image très positive, livrait sans ses Pensées la formulesuivante:«Cequin’estpasutileàl’essaimn’estpasutileàl’abeillenonplus ». Ce n’est pas là une considération bucolique mais une réflexionéminemment collectiviste qui suggère l’effacement total de l’intérêtindividueldevant leseul intérêtdugroupe,etmontrequedès ladynastiedes Antonins une forme d’idée totalitaire était présente au sommet del’État impérial. Juridiquement, le collectivisme philosophique flagrantchez Marc-Aurèle prendra la forme de la notion de plus en plusenvahissante, et employée régulièrement à partir d’Ulpien, d’utilitaspublica,intérêtcommunmaldéfinietenréalitéleplussouventsynonymed’intérêt de l’État et de son appareil, justifiant l’écrasement des intérêts

Page 72: Rome, Du Libéralisme Au Socialisme - Leçon Antique Pour Notre Temps - Godefroy Editions

privés durant tout le Bas-Empire. L’expression fait alors florès, toutcomme celle de ius publicum, le droit public qui s’affranchit de lasignification originelle du ius, droit individuel à respecter. « Si elle estconnuedèslafindelaRépublique,cen’estquelesjuristesdel’époquedesSévères qui commencent à lui faire une place plus importante. Ainsi laterminologie elle-même témoignedesprogrèsde l’étatisme », remarquaitJean Gaudemet7. C’est ainsi que sous les Sévères, alors que la crisemonétaire rendait la fiscalitémoins efficacequ’auparavant pour remplirlescaissesdel’Étatimpérial,puisqueladévaluationd’unemonnaierognele produit des taxes, onmit en place l’impôt en nature et en travail, quisupprimaitpour l’Empire ceproblèmede l’inflation8.Ce système est enfaitceluidelaréquisitiondescitoyenspourl’accomplissementdecorvées« d’utilité publique », ce qui constitue un pas supplémentaire versl’asservissementdespopulationsàl’État:aprèsdesimpôtscroissantsparlesquels les fruits du travail de l’homme libre sont partiellementsupprimés,celui-ciestdésormaiscontraintd’effectuerdestâchespourlecomptedelacollectivité.Commedanstoutrégimesocialistel’humainestpeu à peu transformé en outil ; la frontière entre l’esclave et l’hommelibres’estompe,etpasdanslebonsens:déjàs’annonceledirigismetotaldudominat.

LapériodedesSévèreportedonclamaturationidéologiquedupouvoirimpérial, une légitimation de l’exercice du pouvoir absolu qui l’assortitd’unemission,celled’instaurerunesortedesociétéidéalesousl’autoritéuniqueduprince.Surcroîtdemenace,danssalongueluttepoursasurvie,pourleSénatromain.Celui-ci trouvait sadernièreoccasionde sursaut sous le faibleSévère

Alexandre.Sursautquimarqualedébutdecequel’onappellemaintenantl’anarchie

militaire.

L’ANARCHIE MILITAIRE, LIQUIDATION DE L’HÉRITAGE RÉPUBLICAIN DANSL’EMPIRE

L’anarchiemilitaireduraundemi-siècle.Commesonnoml’indiqueellefut anarchique et impliqua principalement des militaires, dont nous neferonspasicilalistecomplète.Nousnouscontenteronsd’analyserlesens

Page 73: Rome, Du Libéralisme Au Socialisme - Leçon Antique Pour Notre Temps - Godefroy Editions

de variation des institutions impériales et de noter quelques étapesmarquantes.

LAGUERRECIVILEIMPÉRIALE

Comme nous l’avons déjà évoqué, l’anarchie militaire débuta par lerenversement d’un empereur à la main du Sénat par un soldat sorti durang,desurcroîtnonRomain,etdevenugénéralpuisempereur,MaximinleThrace.En soi, l’arrivée au pouvoir de cet individu constituait une nouvelle

révolution et un coup supplémentaire porté à ce qui pouvait rester deprestige au Sénat. Ainsi qu’expliqué précédemment, l’anarchie militaireconstitua ledernieractede laguerrecivileentreoptimates etpopulares,bien que ces termes ne fussent plus alors employés, et reprend assezlogiquement les schémas du Ier siècle et du temps des guerres civilesromaines9.Àcetitreonpourrait,plusqued’anarchiemilitaire,parlerdeguerre civile impériale, car la crise engendra, comme son aînéerépublicaine,unnouveauparadigmepolitique.Ainsi donc Maximin, sorte de nouveau Marius, mais en encore plus

prolétaire, s’empare-t-il du pouvoir et commence à appliquer latraditionnellerecettedémagogiqueetmilitariste,endoublantlasoldedessoldats. Se comportant avec brutalité pour obtenir de l’argent afin definancer ces dépenses, il s’aliène le peuple de Rome et le Sénat saisitl’occasiondereprendrelamain.Maximin,aucoursd’uneannée238trèstroublée puisque dénombrant 6 empereurs différents, finira assassiné etremplacéparGordien III (le I et le II étantmorts durant lamêmeannée238)quel’onpeutconsidérercommeuncandidatduSénat.Mortpourdesraisons obscures, probablement assassiné sur ordre de son successeur10Philippedit l’Arabe, lequelaccèdeautrôneaveclesoutiendel’arméeetsansêtresénateurmaisenprenant lapeine,contrairementàMaximin,desefaireconfirmerparleSénatdanssesfonctions.Aprèsquelquesannéesderègne,ilestàsontourvaincuettuéparDèce,

acclaméempereurparsestroupesetquisefaitégalementconfirmerparleSénat.Jusque-là, donc, pas de vainqueur ni de vaincu dans ce retour de

flammesdeguerrecivile.Leschosesauraientpeut-êtrepusestabiliseruntemps ainsi si à tous ces troubles internes, depuis le règne de Sévère

Page 74: Rome, Du Libéralisme Au Socialisme - Leçon Antique Pour Notre Temps - Godefroy Editions

Alexandre,nes’étaientajoutéesdesmenacesextérieures.Orc’estunedecesmenacesextérieures, lesGoths,quicoûta sur lechampdebataille lavie à Dèce, ce qui relança le ballet des successions compliquées. CettepressiondesGothss’inscrivaitdanslepremieractedecequel’onappelletraditionnellement les invasions barbares, mais que l’historiographierécentepréfèrequalifierde«GrandesMigrations».Leurscausesnesonttoujourspasconnuesaveccertitudes:onalongtempspenséquelaraisonfondamentale était lamise enmouvement desHuns qui auraient culbutépar l’Est les autres peuples, contraints de se mettre à leur tour enmouvement.Aujourd’huiilsemblequ’onsetourneplusvolontiersverslathèse du changement climatique qui aurait mis en difficulté despopulations ayant connu une forte poussée démographique et désormaisincapablesdepourvoircorrectementàleursbesoins(thèsequicomplètelaprécédenteplusqu’ellenes’yoppose).Nousvoudrionssuggéreruneautrepossibilitéquineparaîtguèreétudiéemaismériteraitpeut-êtrede l’être,ne serait-ce que comme facteur supplémentaire : on considèrehabituellementquelecommerceentreRomeetlaGermanieasouffertdela pousséebarbare du IIIe siècle,mais pas que la poussée barbare ait puêtreprovoquéeparunecrisedececommerce.L’onsaitqu’entrelafinduIer siècleavantnotreèreet ledébutdu IIIe siècle lesvoiescommercialesreliant le monde romain et la Germanie étaient en activité ; certes leséchanges étaient d’intensité inférieure à ce qu’ils étaient entre lesdifférentesprovincesdel’Empire,maisilsétaientloind’êtrenégligeables,et les Germains se procuraient par ce biais, en échange de matièrespremières, des produits raffinés : vin, huile, céramiques, biensmanufacturés. La Germanie faisait partie de l’économie-monde del’Antiquitéromaine,dontelleétaitunepériphérie;autrementditlarégiond’Europe située au nord de l’Empire romain était le Tiers-monde de cetemps11.ÀpartirduIIIesiècleetdesacrise,l’archéologieconstatequecesproduits arrivent principalement par des moyens non économiques enGermanie,àsavoirlepillagesuiteauxpremièresincursionsgermainesenterritoire romain12. Est-il dès lors possible que les Germains aient, aumoinsenpartie,étémisenmouvementparunediminutionimportantedeséchangesavecRome,quilesauraitprivésdeleurseulcanald’importationde certains biens ?Sous lesSévères, et en particulier à la suite de leursréformesmonétairesintempestives,l’économiedumonderomainaconnudes difficultés importantes. Une diminution consécutive de la demande

Page 75: Rome, Du Libéralisme Au Socialisme - Leçon Antique Pour Notre Temps - Godefroy Editions

romaine pour les biens et denrées germains a pu perturber l’économieinternede laGermanie, et l’on saitque les ralentissements économiquesdespaysouensembles richespeuvent être catastrophiquespour lespayspauvres, jeter rapidement le trouble dans leurs sociétés et provoquer degrands mouvements de brigandage13. Il nous semble que cette pistemériterait d’être explorée : devant l’impossibilité de se procurer par letraditionnel échange des biens dont ils étaient friands, et eux-mêmes endifficultééconomiquepuisqueleurcircuitd’échangeinterneétaitperturbé,lesGermainsontpuêtrepoussésàallerchercherdirectementcequ’ilsnepouvaientplusimporter,etlasubsistancequeneleurfournissaitplusuneéconomiedésorganisée.Si cette intuition est fondée alors l’extensiondusocialisme impérial, notamment par l’édit de Caracalla, serait par sesdésastreuxeffetssurlecommerceundéclencheur–pasnécessairementleseul–desinvasionsgermaniques.

AprèsdeuxansdeluttesconsécutivesàlamortdeDècec’estunvieuxsénateur,Valérien, qui s’impose, avec son filsGallien.PasvraimentunevictoireduSénat:lefilsGallien,restéseulempereuraprèslacapturedeson père par les Perses (honte nationale romaine) se fait égalementdétester du Sénat en supprimant la possibilité pour les sénateurs degouverner une province impériale en qualité de proconsul, et donc des’enrichirparlacorruption,suivantlacoutumedelafonction.Gallien est finalement assassiné, détesté autant du Sénat que des

militaires.Après encore quelques années pendant lesquelles les troubles ne

trouventpasdesolutionarriveaupouvoirAurélienquidoitfairefaceàladivisionentroisdel’Empire:lapartiefidèleaucentre,àl’Ouestl’empiredesGaules,àl’EstleroyaumedePalmyreayantfaitsécession.Lenouvelempereur, grandmilitaire, réunifie ces territoires à la pointe du glaive.AuréliententederedresserlamonnaieromaineenenbattantunenouvellegrâceauxmétauxprisdurantlacampagnecontrePalmyre,c’est-à-direlepillagedespropresprovinces(certessécessionnistes,maistoutdemême)deRome.Ilmeurtassassiné,détestéluiaussiparleSénatquivoteaussitôtsadamnatiomemoriae14.SonsuccesseurTaciteeutunerelationambiguëaveclavieilleassembléepuisqu’illuifitaucontrairevoterladivinisationdumêmeAurélienmaisluirestituasemble-t-ilégalementdesprérogativesperduessousGallien.

Page 76: Rome, Du Libéralisme Au Socialisme - Leçon Antique Pour Notre Temps - Godefroy Editions

Mortaprèsunandansdescirconstancesdouteuses, il laisseencoreunEmpire instable où pendant une dizaine d’années s’affronteront desusurpateurs,jusqu’àlaprisedepouvoirparDioclétien.Quoiqu’arrivéaupouvoiraveclesoutiendessénateurs,celui-ciaffirmequel’empereurpeutprendreletrônesansleconsentementdelavénérableassemblée,etsoumetsesdernièresprérogativesaubonvouloirimpérial,cequisignelafinduSénat comme organe doté d’une réelle puissance publique, après troissièclesderésistanceàl’institutionimpériale.

LEDÉLITEMENTDEL’EMPIREETCEQUEL’ONPEUTENCONCLURE

Au paroxysme de l’anarchiemilitaire, entre les règnes deValérien etd’Aurélien, l’Empire s’effondre de toutes parts, les sécessions semultiplient, et avec elles les usurpateurs, chaque province cherchant àretrouver son indépendance devant l’incapacité du pouvoir central à enassurer la défense. On ne peut pas ne pas souligner le changement dementalitédessujetsdeRome:plusquestiondefidélitédansl’adversitéetendépitdudanger,commeautempsdel’invasiond’Hannibal,preuves’ilenestquel’Empirenetenaitplusqueparlaforcemilitaireetl’habitude,etplus par l’attractivité de son modèle de société : le monde n’avait plusconfianceenRome.

L’EFFONDREMENTÉCONOMIQUEETLAPRÉPONDÉRANCEDEL’ARMÉE

Lasituationfinancièredel’Empireétaitdéjàcompliquéeenpériodedepaixà l’époquedesSévères,et lesmultiplesguerresetusurpationsde lapériode d’anarchie militaire avaient accru démesurément les besoins definancementdel’État.Lesimpôts,quifrappaientauparavantplusfortementles classes riches, trouvant celles-ci ruinées, furent réorientés vers lesclassesinférieures.Onpritl’habitudedesatisfaireauxbesoinsdel’arméepar la réquisition, et plus généralement d’ordonner l’économie auxnécessitésmilitaires,etd’envenirparempirismeàlaplanificationquelesrégimescollectivistesmodernesappliquentparidéologie.

LAPROGRESSIONDELAPUISSANCEIMPÉRIALE

La période de l’anarchie militaire est paradoxalement un temps deprogressiondelapuissanceimpériale,encesensqu’ilsemetenplaceun

Page 77: Rome, Du Libéralisme Au Socialisme - Leçon Antique Pour Notre Temps - Godefroy Editions

arsenal législatif etorganiquedonthériterapar la suiteDioclétienetquiprépareefficacementl’établissementdurégimeditdominat.AinsiDècea-t-ilrenduleculteimpérialobligatoireen250,alorsqu’il

n’était jusque-làque facultatif.Onsaitquece futuneoccasiondeconflitavecleschrétiens,cequientraînaleurpersécution.Cetteinstaurationd’unculte obligatoire de l’empereur est un premier pas vers le totalitarismeauqueltendralerégimedudominatenassumantlecaractèredemonarchiededroitdivin.Cemouvementestrenforcéparl’adoptionparAurélienduculteofficiel

duSolInvictus,leSoleilInvaincu.Ceculteestunereligiondel’État,c’est-à-direqu’enfindecomptec’estl’Étatlui-mêmequiestadoré,àtraverslapersonnede l’empereur.Avancéepeut-êtreultimedu socialisme romain,l’Étatdevientunobjetd’adorationetdeculte,s’imposantauxconsciences.S’ilyauneseuleidéologiedansl’histoireromaine,c’estcelle-ci:celledupouvoirimpérialexigeantuneadhésionexplicitedescitoyensàsonculte,souspeined’êtreconsidéréscommeennemisdelacommunauté.

L’ordre impérial étant rétabli, et plus encore puisque le Sénat étaitdésormais brisé et tout individu libre de l’Empire directement sujet del’empereur par la citoyenneté romaine, Dioclétien pouvait redéfinir sonpouvoir absolu et en user pour réorganiser unmonde romain durementfrappé par le siècle écoulé. Portant une reconstruction de l’Empire dusommet à la base, l’empereur établit ce que l’on appelle aujourd’hui ledominat.

___________________1.C’estlenomquel’ondonneauxempereursNerva(96-98),Trajan(98-117),Hadrien(117-138),AntoninlePieux(138-161),Marc-Aurèle(161-180)etCommode(180-192).2.L’Empiregréco-romain, op.cit., p.50.3.LetémoignagedeDionCassiusvadanscesens,quifaitdel’extensionuniverselledelacitoyennetéunmoyendeprédationfiscale.VoirHistoireromaine,LXXVII,9.Outrelafiscalitérenforcéedesnouveaux«citoyens»del’Empire,l’extensiondudroitdecitéàtousleshommeslibresentraînaobligationpourlespérégrinschrétiensdesacrifierauxdieuxromainscommetoutboncitoyen,cequiàlongtermeprovoqualeursterriblespersécutionspolitiques,puisqu’ilsnepouvaient,enconscience,s’y soumettre.Decepointdevue l’éditdeCaracallaentraînaune intrusionde l’État impérialdans les consciences.ErnestPerrot, «L’ÉditdeCaracallade212etlespersécutionscontreleschrétiens»,Revued’histoiredel’ÉglisedeFrance, vol.10,no49,1924,p.556-557.4. C’est son aîné Papinien qui est réputé être le « prince des jurisconsultes », mais Ulpien est le plus repris dans lescompilationsultérieures,etsurtoutsonenseignementsurlajusticeetledroitestlepointdedépartdel’enseignementjuridiqueduranttoutleMoyenÂge.5.VoirAldoSchiavone,(trad.GenevièveetJeanBouffartigue,préf.AldoSchiavone),Ius:L’inventiondudroitenOccident[«Ius.L’invenzionedeldirittoinOccidente»],Paris, 2008,p.429.6.L’idéologied’Ulpienatrèsfortementmarquél’Histoirebienau-delàdelachutedel’Empireromain:enEuropeoccidentaleleMoyenÂge futmarqué par la redécouverte des compilations de Justinien qui furent commentées pendant des siècles et

Page 78: Rome, Du Libéralisme Au Socialisme - Leçon Antique Pour Notre Temps - Godefroy Editions

servirentdebaseàlaréapparitiond’unepenséejuridiqueetdesystèmesétatiques.Or,mêmesiellesfurentabordéesavecunregardnouveau,marquénotammentparlechristianismeetlefaitquelestextes,aprèsplusd’undemi-millénaire,étaientperçuspluscommeunesagesseantiqueetquelecorpusderègles imposéesparunpouvoirqu’ilétaità l’origine,cescompilationsn’endemeuraientpasmoinsunesommededroitetd’opinionsjuridiqueslargementportéesparunrégimetotalitarisant.Ainsi,durantdessiècles,lescommentateursd’Europecontinentalerépétèrentàl’envielesmaximesd’Ulpienfaisantdesjuristes,etenparticulierdesjuges,les«prêtresdelajustice».JacquesKrynenaabondammentanalysécesujetdansL’ÉtatdejusticeenFrance,XIIIe-XXesiècle, I, L’idéologiede lamagistratureancienne,Paris, Gallimard, 2009.Ledeuxième tomede son étude,L’emprisecontemporainedesjuges, Paris, Gallimard,2012donneàvoirlapersistancedecetteidéologieaprèslaRévolutionetjusqu’ànosjoursoùlamagistratureestencorepersuadéed’avoirunrôleorganisateurdelasociété,cequiétait lavieilleidéed’Ulpien(récemmentlesmagistratsfrançaisduSyndicatdelamagistratureontmontréleurpropensionulpiennesqueàsecroiredépositairesdela«vraiephilosophie»enrecensantsurunMurdevenufameuxlesphotosdeleursennemisidéologiquesetpolitiques).Cen’estpaslecasailleurs,enparticulierdanslespaysAnglo-saxons,quel’onparledusystèmedeCommonlawoudusystèmeaméricain.Ilnoussemblequececiestlaclefduvieuxdébatausujetdulibéralisme:pourquoia-t-ilplusdesuccèsdanslespaysAnglo-Saxonsqu’enEuropecontinentaleetspécialementenFrance?Onaproposéàcesujetbeaucoupd’explications:tempéramentlatincontretempéramentnordique,culturecatholiquecontrecultureprotestante.Notreexplicationestenfaitdanslaculturejuridique,cequiestlogiquepuisquelelibéralismeestavanttoutuneconceptionduDroit(l’aspectéconomiquen’étantqu’uneconséquence):enEuropecontinentalecequel’onappellelesystèmejuridiqueromano-germaniques’estérigésurlabaseconceptuelledestextesromainsquiétaientledroitd’unÉtatàtendancetotalitairen’admettantpasquelui fussent opposés des droits individuels inaliénables, tandis que les Anglo-saxons, eux, ont bâti leur système juridiquepratiquementd’eux-mêmes,sansêtreinfluencésparl’idéologieétatisted’Ulpien.EnrésuménoussommesenFranceattachésaulegsfinald’undroitromaindevenutotalitairealorsquelesAnglo-Saxons,etenparticulierlesAméricains,enontretrouvél’essenceoriginelle:laruleoflaw, l’étatdedroit.Notonsd’ailleursqu’enFrancelesjugesontunrôledémesuréqu’ilsn’ontpointauxÉtats-Unis,encadrésqu’ilssontparlesdeuxpiliersdelatransactionetdujurypopulairequileurinterdisentdesesentir«prêtres»dequoiquecesoit.7.JeanGaudemet,«Utilitaspublica»,Revuehistoriquededroitfrançaisetétranger, 1951,p.478.8.RogerRémondon,Lacrisedel’EmpireromaindeMarc-AurèleàAnastase,Paris, PUF,1964,p.88-89.9.C’estlànotregranddésaccordaveclathèsedeMikhaïlRostovtzeff:luidataitladécadencedusystèmeromaindecettepériode de l’anarchiemilitaire qu’il analysait comme une révolution sociale des paysansmiséreux contre le gouvernement«bourgeois»del’Empire,surlemodèledelaRévolutionrussede1917quiavaitcontraintl’historienàl’exil.Sil’analogieestfrappantesurbiendespointsetquel’onpeuteffectivementparlerd’uneformederévolutionauIIIesiècleavecl’évictiontotaledu Sénat et la mutation militariste et totalitaire du pouvoir, c’est manquer de perspective que ne pas voir que cette«révolution»sourcedela«décadence»estenfaitlacontinuationdumouvementbeaucoupplusprofondetininterrompu,remontantau IIIe siècleavant J.-C.,quenouscherchonsàdécrire.Rostovtzeff, en jugeant fondamentalementdifférentes lesguerrescivilesduIersiècleavantJ.-C.etcelleduIIIesiècleaprèsJ.-C.,setrompaitlourdement.10. Des historiens pensent aujourd’hui que les honneurs funéraires à lui rendus par son successeur Philippe attestent del’affection de ce dernier, qui ne l’aurait donc pas fait assassiner. On songera, comme contre-argument, aux funéraillesnationalesaccordéesparHitleràRommelàdesfinsdepropagandes,aprèsquecelui-làaitacculécelui-ciausuicide.11. Sur l’économie monde, notion essentielle de l’historiographie moderne, voir Fernand Braudel, Civilisation matérielle,économieetcapitalismeXVe-XVIIIesiècle, 3.Letempsdumonde, Paris, ArmandColin,1979,réed.Lelivredepocheréférences,Paris, 1993,p.13-97.12.JerzyKolendo,«LesinvasionsdesBarbaressurl’Empireromaindanslaperspectivedel’Europecentraleetorientale»,CahiersduCentreGustaveGlotz, 6,1995,p.92.13.L’histoirerécenteenadonnéunexemplefrappant : lacrisede2008amismoinsdedeuxansàprovoquer lePrintempsarabequiarenversélesrégimesenplaceouplongédespaysentierdanslechaos,provoquantd’importantsmouvementsdepopulation.Onsesouvientnotammentdel’arrivéeenfévrier2011deplusieursmilliersdeTunisienssurl’îledeLampedusa,cherchant à gagner l’Europe. Dans ces circonstances la mer permet aux autorités de contrôler relativement bien les fluxmigratoires,c’étaitbeaucoupplusdifficileentrel’EmpireromainetlaGermanie.Etquelquesmilliersd’hommesdésespérés,àuneépoqueoùladifférenceentrelesarmesdesforcesdel’ordreetcellesdequelquesrévoltésétaitmoindrequ’aujourd’huietoùlesmoyensdecommunicationetdetransportdestroupesrégulièreslimitaientleurréactivité,c’étaitunemassedangereuseetdifficileàgérer.14.Soitla«condamnationdelamémoire»,c’est-à-direlerefusd’honorerl’empereurdéfunt,etafortioridelereconnaîtrecommeunedivinité.

Page 79: Rome, Du Libéralisme Au Socialisme - Leçon Antique Pour Notre Temps - Godefroy Editions

V.Ledominat,la«soviétisation»del’Empire

Ledominatconstituel’apogéedel’Empiredanslesensoùjamaisl’Étatromain n’eut une telle emprise sur la totalité de la société du monderomain,une telle immixtiondans toutes les interactionsentre individus :économiques, politiques, religieuses, artistiques1. Et le résultat de cetterepriseenmaintotalitarisantefut,aprèsunsiècleetdemi,l’effondrementtotaldusystèmeromaindontilnerestaqu’unchampderuinesminéesparleféodalisme.

UNEMONARCHIEDEDROITDIVIN

Leprincipatétaitunemonarchiededroitsénatorial,danslesensoùtoutcandidatdevaitvenirdelaclassesénatoriale(cequifutlecas,saufdurantl’anarchiemilitaire)etêtrereconnulégitimeparleSénat,représentantencelalepeupleromain.Avecledominat,l’empereurdevientunmonarquededroitdivin,quine

tiresonpouvoirniduSénatnidupeuple romain,maissupposémentdesdieux ; c’est le degré suprême de l’autocratie, le sommet de l’étatisme,puisquelalégitimitédel’Étatestabsolumentdétachéedesindividusqu’ilgouverne.Définitivement dominus, seigneur, l’empereur sera désormais mis en

scènedans lecadred’unvéritable ritueld’adorationavecprosternation2.On a souvent décrit ce phénomène comme une « orientalisation » durégime impérial, prenant la forme qui était jadis celle des monarchieshellénistiques, en s’inspirant donc de traditions importées. Cela est sansdouteexactpourlecérémonial,maispaspourladéificationdusouverainqui est un phénomène endogène, une évolution interne du régimeautoritaire,puistotalitaire,impérial:l’empereur,dèsledébut,bénéficiaitd’un certain culte de la personnalité, et aucun modèle extérieur ne futnécessaire pour que celui-ci se développât à l’extrême ; aujourd’hui onpeutobserveruncultedelapersonnalitétrèssemblableenCoréeduNord,où tous les dirigeants décédés bénéficient d’une sorte d’apothéose quirejaillitsurledictateurrégnant.L’Empiren’estpasdevenuunemonarchie

Page 80: Rome, Du Libéralisme Au Socialisme - Leçon Antique Pour Notre Temps - Godefroy Editions

de droit divin par simple imitation de coutumes orientales, c’est lastructuremêmedupouvoirpersonnelquil’aconduitàcetétat.Ce caractère divin de la monarchie impériale tardive est lié à

l’accroissement du nombre et de la dureté des persécutions contre leschrétiens.Onometsouventdedirequelabrutalitédecespersécutionsestunindicepermettantdemesurerl’emprisequelepouvoirimpérialestimepouvoir légitimement revendiquersursessujets,etainsiplus lepouvoirimpérialdevintabsolu,pluslespersécutions,quiétaientpolitiques,contreles chrétiens gagnèrent en ampleur. De ce point de vue le règne deDioclétienmarque un pic,mais par la suite on pourra toujoursmesurerl’absolutismedupouvoir impérialenconsidérant lespersécutionscontreles païens par les empereurs chrétiens, la prégnance du totalitarismedemeurantquandsacouleurreligieusechangeait.

L’ACHÈVEMENTDEL’INTÉGRATIONDEL’EMPIRE

Si le règne de Dioclétien est marqué par une chose, c’est l’œuvred’achèvementdel’intégrationdel’Empire:iln’yatoutsimplementplusdeRomainsnideprovinciaux,laréorganisationadministrative,avecsondécoupage total et rationnalisé de l’Empire en diocèses, montre unnivellement. Ce genre de découpage arbitraire faisant souvent fi desfrontières culturelles et traditionnelles est un comportement typiquementconstructiviste : on le retrouve chez les révolutionnaires jacobins créantles départements, ou chez les nazis divisant le Reich enGaue. Les unscommelesautresvoulaienteffacerlesrepèrestraditionnels,gommerlesdifférences culturelles au sein de leur peuple pour créer un hommenouveau, uniforme : les Jacobins ne voulaient plus de Gascons, deProvençaux,deBretonsmaisuniquementdesFrançais ;HitlernevoulaitplusniBavarois,niSaxons,niPrussiens,maisseulementdesAllemands.Endéracinantlesentitéspolitiqueshistoriques,lamassehumainedevenaitplus malléable. De manière similaire, Dioclétien uniformisa Gaulois,Syriens,Africains,GrecsenununiquepeupledeRomains;lamanœuvreétait la continuation de l’édit de Caracalla3. En un sens elle réussit :pendant plus de mille ans les Grecs de l’Empire byzantin, pourtant lesmembres de l’Empire qui avaient l’identité culturelle la plus forte,s’estimant supérieurs aux Romains, devaient s’appeler eux-mêmesRomanoï.Dit-onqueDioclétienétaitaussiconscientdecequ’ilfaisaitque

Page 81: Rome, Du Libéralisme Au Socialisme - Leçon Antique Pour Notre Temps - Godefroy Editions

lesJacobinset lesnazis?Nonpas: l’empereurn’avaitsansdoutepaslavolonté de détruire des identités locales, mais bien plus probablementconsidérait dès le départ qu’elles n’existaient pas, ou plutôt ne lespercevaitpas;ilneraisonnaitquedupointdevuedel’Étatimpérial,quinevoyaitquedessujets,etnetenaitsimplementaucuncomptedequelqueautre réalité (culturelle, ethnique…) que ce fût.C’est cette perception del’Empire tardif que dénonce le découpage en diocèses associé à lacitoyennetéuniverselle : le faitque le repèreultime,voire leseul repèreidentitaire,estl’État.

Ainsi l’Italie n’est-elle plus distinguée du reste de l’Empire. Cedéclassement de l’Italie au milieu de son propre empire s’expliquenotamment par les dégâts considérables des pratiques socialistesimpériales surce territoiredepuis ledébutde l’Empire,etenparticulieraprès Tibère : au IIIe siècle l’Italie avait perdu tous ses marchés àl’extérieur, concurrencée par des provinces plus productives etcompétitives, et cemalgré le soutien et les subventions impériales poursoutenirlasupérioritéitalienneoriginelle.Onpeutdire,enfait,qu’avecDioclétienl’Empiren’estplusromain,il

est Empire tout court. Il n’est plus l’hégémonie d’une nation sur sesvoisinsmaisladominationd’unÉtatuniquesurunensembledeterritoires.La bureaucratie et l’administration représentant cet État en tout point dumonderomains’accroîtets’organisesurlemodèledel’armée.

L’ÉCONOMIE

Sous Dioclétien, le modèle économique de l’Empire devientcomplètementétatiste;l’intégrationimpérialequenousavonsdécritefaitque le dirigisme ne s’applique plus à la seule Italie mais s’estprogressivement étendu à l’ensemble dumonde romain. Les empereurs,voyant que la prédation de la richesse créée par les provinces dansl’autonomie et le libre marché ne suffisait plus à payer les dépensesénormesdusocialismeimpérialdécidèrent,unenouvellefois,decorrigerlesméfaitsdel’étatismeparencoreplusd’étatisme.Au nom de l’utilitas publica, les intérêts privés, donc les sujets de

l’Empire,sontplusopprimésque jamais.Cettenotiondevientsicentraledans la politique impériale qu’elle figure comme légende sur les

Page 82: Rome, Du Libéralisme Au Socialisme - Leçon Antique Pour Notre Temps - Godefroy Editions

monnaies frappéesparDioclétienetConstantin.L’essaim,poursurvivre,sacrifiesesabeilles.Cetteévolutionestenparticulierdictéeparl’ardentenécessité,manifestée clairement durant l’anarchiemilitaire, de pourvoiraux besoins de l’armée, d’autant que Dioclétien a presque doublé leseffectifsdeslégions.Loindechoisirdelibérerl’économiepourramenerla prospérité et obtenir en abondance de quoi fournir les légions,Dioclétiendécidedesubordonnertouteactivitééconomiqueàunesortedeplanismeantique.Notonsenpassantque lepoidsdémesuréducomplexemilitaro-industriel est une constante des régimes collectivistes à laquellel’Empirenefitdoncpasexception.En297l’empereurrendlescorporationsobligatoirespourlesartisans,

afin de pouvoir contrôler et diriger leur production. Il développe desmanufactures d’État dont les ouvriers sontmarqués au fer et ne peuventquitterleurprofession,quiesthéréditaire.OntouchelàaucœurdecequiafaitdireàdenombreuxhistoriensquelaRomeduBas-Empireétaitunrégime totalitaire : syndicalisme obligatoire des corporations,planificationdelaproductiondanslesmanufacturesd’État.Lesopposantsà cette analogie soulignent fréquemment qu’on ne peut comparer lesmanufacturesantiquesauxusinesmodernes.L’ondoitcertesadmettrequelatailleenétaitbiendifférente,maisencorefaut-ilrapportercelle-ciàladimension de la société elle-même. On sait que la manufacture gallo-romaine de céramiques sigillées de la Graufesenque employait quelquecinq cents ouvriers. Chiffre évidemment très inférieur aux structuresmodernes,maisilfautsesouvenirquelapopulationmondiale,àl’époque,était environ quarante fois inférieure à ce qu’elle est aujourd’hui.Proportionnellement une telle installation correspondait à ce qu’estaujourd’huiuneusinedevingtmilleouvriers.LerègnedeDioclétienvoitégalementl’apparitiondenouveauximpôts,

partête,pourassurerlesrentréesd’argent.Produirequelquechosedevientfiscalement si coûteux que beaucoup renoncent et abandonnent leurschamps,leslaissantenfriches.Pourévitercelaetempêcherlesindividusd’échapper à la pression fiscale de l’État, l’empereur décide de lier lescolonsàlaterrequ’ilstravaillent,etaveclaquelleilspourrontêtrevendus.L’inefficacité de cette économie sinon planifiée dumoins étroitement

contrôlée entraîne une hausse galopante des prix que Dioclétien tented’arrêterparunéditdumaximum,en301,quiaggraveencoreunpeuplusl’état de l’économie, le dérèglement du système des prix accentuant la

Page 83: Rome, Du Libéralisme Au Socialisme - Leçon Antique Pour Notre Temps - Godefroy Editions

pénurie. La mesure ne fut pas isolée : des décennies plus tard, en 362,l’empereur Julien fut confronté à Antioche, où il préparait avec sestroupesunecampagnecontrelesPerses,àunedisetteetvoulutétabliruncontrôle des prix. Son contemporainAmmienMarcellin décrit à la foissonactionetlaréactionpleinedebonsenséconomiquedesmagistratsdulieu :«Julien,dont lecœurétaitémude tantdecalamités,n’enapportapasuneactivitémoindreàcomplétersesarmementspourl’époquedésiréeoù la campagne allait s’ouvrir. Mais, au milieu de ces préoccupationssérieusesetutiles,ilenavaitunedesplusvives,quelaraisonnesauraitapprouver, et qui n’avait pas même alors de prétexte plausible : celled’abaisserarbitrairement,etparvaineambitiondepopularité,leprixdesdenrées.Cette opération est des plus délicates ; et si l’on n’y porte unemainprudente,elleapourconséquenceordinairelapénurieetlafamine.Vainement lesmagistratsmunicipaux lui démontraient jusqu’à l’évidencel’inopportunitéd’unetellemesure:ilnetintcompted’aucuneobjection,etmontraitsurcepoint lemêmeentêtementquesonfrèreGallus,moinssesviolencessanguinaires.LedépitqueJulienconçutdecetteopposition,parlui qualifiéedemalveillante, donnanaissanceau virulent pamphlet qu’ilintitula l’Antiochien, ouMisopogon»4. Julien accusa les spéculateurs defaireéchouerparleursmanœuvressessagesdécisionséconomiques;onreconnaît là l’argumentdu complot capitaliste, courant chez les régimessocialistes confrontés aux désastreuses conséquences de leurs volontésplanificatrices.Plusencore,on trouvesous saplume le tonmoralisateurdesgrandsespritssocialistesqui,faceàlagrondedupeuplesubissantlespénuriesdontilssontlacause,reprochentàleursdétracteursdemanquerdefrugalitéetdefairemontred’uneobscèneingratitude.Ainsil’empereurphilosopheironise-t-ilsurlesmœursselonluirelâchéesdesSyriensquilevilipendent,leurreprochantdeseplaindreden’avoirpasdeviandealorsqu’illeurdistribuedublé,etprétendantleurdonneruneleçond’ascétismeet de chasteté qui fait irrésistiblement songer à cette pudibonderie siprésente,deProudhonàLénine,sous laplumedes théoriciensmodernesdu socialisme, pour lesquels la liberté sexuelle était un « défautbourgeois », un « symptôme de décomposition » gaspillant une énergiedevantêtreconsacréeàlacollectivité,dansl’ordreetladiscipline5.Onvoitdoncqueledominatcorrespondàuneextinctiontotaledecequi

restaitde libertééconomique, les individusétant liésà leurmaison, leurterre, leur atelier, et n’ayant plus le droit de fixer leurs prix dans les

Page 84: Rome, Du Libéralisme Au Socialisme - Leçon Antique Pour Notre Temps - Godefroy Editions

secteurs considérés par l’État impérial comme stratégiques ; dans lesautres il demeurait quelque liberté d’action, mais l’État était présent, etécrasant,parlapressionfiscale.Unautrecontemporain,Lactance,livrelà-dessusuntémoignagesaisissant:«Àcemoment-làlenombredeceuxquirecevaientcommençaitàêtreplusgrandqueceluideceuxquipayaient,etl’énormitédeschargesétaitsigrandeque lescolons furentcontraintsdedéserter, et les cultures se transformèrent en friches »6. On a souventaccuséLactance,chrétienetpèredel’Église,dechercherànoircirl’imagede Dioclétien qui avait orchestré la pire persécution de l’Histoireromaine; leshistoriensentretiennentmalgrél’auteurchrétienuneimageassezpositivedecetempereur,réformateurvigoureuxsouventvucommeun«sauveur»del’Empire.EnréalitéletémoignagedeLactanceestsansdoutetrèslucideetextrêmementprochedelavérité,ettoutprèsdenousleXXe siècle rappelle que des individus aux politiques monstrueuses etsanguinaires (Staline, Hitler) ont pu obtenir des résultats d’apparenceremarquable,maisdontonnesauraitignorernilecoûthumainréel,nilaréellevaleurquineseconstatequ’àlongtermeetfut,decepointdevue,catastrophique.Notons également, à propos de l’affirmation selon laquelle ceux qui

recevaient les faveurs de l’État devenait plus nombreux que lescontribuables, le cas particulier et central dans l’histoire duBas-Empiredes décurions, ou curiales. Ces sortes de sénateurs municipaux, ceux-làmêmes que l’on a vu s’opposer à Julien sur le contrôle des prix desdenrées,étaientchargésdegouvernerlescitésdel’empireenassembléeslocales, composées des notables du lieu. Les décurions étaient l’élite del’Empire,uneclasseéduquéeet fortunéequi intégrait leshommes libresqui s’enrichissaient suffisamment. Il leur incombait notamment depercevoirlesimpôtsexigésparlepouvoircentral,ets’ilsneparvenaientpas à les percevoir, de les payer sur leurs propres deniers. Ce systèmeconstituaitde fait une fiscalitéprogressive,puisqu’être fortuné faisait devousundécurion,etêtreundécurionétaitunechargedontl’exerciceétaitcoûteuxetvouscontraignaitàpayerpourceuxquinepouvaientpaspayerou réussissaient à frauder. Au tournant du IVe siècle, on observe unehémorragiedescurialesquicherchentàfuircesobligationsruineuses,àquoi ils parviennent soit en sehissant au rang équestreou sénatorial, cequiexemptaitdeschargesentantquemembredel’appareild’Étatromain,soit en diminuant leur fortune, aumoins en apparence, en vendant leurs

Page 85: Rome, Du Libéralisme Au Socialisme - Leçon Antique Pour Notre Temps - Godefroy Editions

propriétés ; ce que le pouvoir impérial chercha à rendre impossible ensoumettant les ventes de propriétés à l’agrément du gouverneur local.Autrementditlesystèmeimpérialsoitdécourageaitlesgensd’êtreriches,et donc les démotivait de toute entreprise, soit les poussait à intégrer lanomenklatura impériale et à devenir eux-mêmes une charge pour leursconcitoyens – ce qui nécessitait d’avoir des amis bien placés. Au totall’élite non fonctionnarisée avait tendance à disparaître, ce qui privaitl’économiedumonderomaindunerfentrepreneurial.Pendantlongtemps,lacirconscriptiondusocialismeimpérialàlaseuleItalieavaitlaissélibreslesprovinces,cequiavaitfavoriséleurdéveloppementéconomique;parle gouvernement des décurions les cités provinciales avaient bénéficiéd’un régime de liberté semblable à celui des premiers siècles de laRépubliqueromaine,quandlesmagistraturesétaientbénévolesetexercéespardeshommestravailleurs,commelelégendaireCincinnatus,tirédeseslabourspourlesalutdelapatrie.Unpersonnagecommelemoissonneurde Mactar7, simple ouvrier agricole du IIIe siècle qui finit sa viepropriétaireexploitantd’ungranddomaineetdécurion,estuneillustrationde cet enrichissement par la libre entreprise des provinces durant lespremierssièclesdel’Empire,enrichissementquipermettaitdesoutenirlesdépensessocialesenItalie.Maisl’extensiondecesocialismeàl’ensembledu territoire impérial, la hausse de l’imposition décourageaient uneréussite économique comme celle dumoissonneur un siècle auparavant.Combiendetalentscommeceluiduself-mademandeMactarlesocialismeimpérial a-t-il étouffé en faisant de la réussite économique et sociale unhorizon fermé par une fiscalité écrasante ? Le riche, ou l’enrichi, étaitdestinéàêtreréquisitionnéavecsafortunepour leserviceexclusifde lacollectivité,etsilescurialesenplacecherchaientàdiminuerleurfortunepouréchapperàcesort,ilparaîtcertainqu’unplusgrandnombreencored’individusontbridéleurproductivitépournepasatteindreleseuilfatal,gaspillant une force économique considérable : si le pouvoir impérialavait à déplorer au IVe siècle l’importance des terres laissées en friche,c’estqu’iln’yavaitplusdegenscommelemoissonneurdeMactarpourchercherfortuneentirant,deleurpropreinitiative,quelquechosedeceschampsparleurtravail.L’Empiresocialistelesavaitdécouragés.

L’ARMÉE

Page 86: Rome, Du Libéralisme Au Socialisme - Leçon Antique Pour Notre Temps - Godefroy Editions

Elleest,disions-nous,plusquejamaisaucentredespréoccupationsdupouvoir impérialaprès les réformesdeDioclétien,etpèsefortementsurl’économie. Mais au-delà de cet aspect elle connaît aussi desproblématiquesinternes, liéesà lastructuredupouvoir,etquiexpliquentaumoinsenpartiesesinsuffisancesaumomentdesinvasionsbarbares.Il est connu qu’au Bas-Empire l’armée romaine se « barbarise ».

Pourquoicela?Pourquoilescitoyensromainssedétournent-ilsdeplusenplusdumétierdesarmes?Certesdèssesdébutslerégimeimpérial,fondéd’abordsurlecommandementmilitairequidonnasonnomàl’empereur,seméfiadesesgénéraux,puisquetouthommecapablepouvaitdevenirunrival.Avec l’anarchiemilitaireetsesmultiplesusurpateurss’installaunepsychose, et paradoxalement à partir de la Tétrarchie on observe unpouvoir impérial fondé sur l’armée mais très méfiant à son égard : siDioclétien augmente fortement ses effectifs, c’est en créant des mini-légionsdemillehommesaulieudecinqmille,certesplusmobilespourluttercontrelesincursionsbarbares,maisaussiplusfacilesàmaterencasde rébellion. Puisque la population de l’Empire ne montrait guèred’entrainàservirdansl’armée,onpratiqualaconscription:toutcommeles colons étaient attachés à leur terre les soldats seraient attachés àl’armée et désormais devraient offrir au moins l’un de leurs fils aurecrutement.Etdemêmequel’Empiresanctionnaitl’ascensionsocialeparune fiscalité confiscatoire, le pouvoir se mit à punir régulièrement lesgénérauxvictorieux,mêmen’ayantmontréaucunevelléitéd’usurpation:ainsideStiliconetd’Aetius,assassinés,ouenOrientBélisaire,disgraciéetfinissantsaviedanslapauvreté;ilétaitplussûrd’êtreunchefmilitairemédiocre faisant un travail de garde-frontière dans une forteresse plutôtque de risquer sa vie en remportant un succès éclatant sur le champ debataille. Cette attitude, à lamanière des purges de Staline dans l’Arméerouge à la veille de l’invasion allemande, a fragilisé le commandementdeslégionsàunmomentcritique.En résumé les empereurs, de la mêmemanière qu’ils attendaient une

forteproductivitédeleurssujetsdansledomaineéconomiqueenlestaxantà qui mieux mieux, espéraient des troupes efficaces et des victoiresmilitaires mais éliminaient régulièrement les artisans de ces succès.Forcément,dansl’unetl’autredomaine,onconstateunrésultatsemblable.

LAJUSTICE

Page 87: Rome, Du Libéralisme Au Socialisme - Leçon Antique Pour Notre Temps - Godefroy Editions

Nous avons déjà parlé de la rupture de l’égalité devant la loi avecl’apparitiondeladistinctionjuridiqueentrehonestioresethumilioresdèsleprincipat.Ajoutons ici que sous lesSévèrespuis ledominat la justiceimpériale devint de plus en plus répressive et brutale.Nous ne saurionsmieux résumer cette dégénérescence que ne le faitRamsayMacMullen :«Alorsquelenombredecrimescapitauxselimitaitàseizeàl’époquedePline, une douzaine ou plus avaient été ajoutés vers 200 et une autredouzaineverslesannées300;etàlaplacedel’exécutionparl’épée,desformes plus sauvages – ad bestias, la crucifixion, le bûcher – semultipliaient.Àcettedernièredate,un tonnouveause faitentendredansunéditcontre lesmalfaiteurs–encoreune fois, lesmalheureuxchrétiens- : ils devaient être traitésavecpitié, humanité et douceur : il ne fallaitpluslesmutilerqued’unejambe,neleurfairesauterqu’unœil.J’insiste:cenesontpaslàlesinstructionsd’unfonctionnairedéséquilibrécontreundélinquantindividueldansunaccèsdecolère.Cesontlesordresofficielstransmis par les canaux officiels ordinaires et à des fins d’applicationpartoutoùlepouvoirpouvaits’exercer.Avecl’époquedelaTétrarchiequifaitlepontdutroisièmeauquatrièmesiècle,nouspassonsàcequ’onpeutappeler,àfranchementparler,unâgedebarbarie[…]SousConstantin,ilsuffisait qu’un devin entrât dans une maison privée, il suffisait qu’onrognât des pièces de monnaie, qu’on fût surpris en flagrant délitd’adultère,prouvéhérétiqueoucoupabledequelqu’undesdouzenouveauxcrimes capitaux (dont la moitié était purement administratifs) pour êtredécapité!Peut-êtreenvoyéaubûcher!»8.Cequel’onpeutnoterencoreàce propos, c’est que l’accroissement de la brutalité dans la répressiond’infractions sans gravité est allé de pair avec une augmentation del’invocation de la dignité impériale comme offensée : nous avions déjàrappelé que la justice était devenue essentiellement inquisitoire, et doncimpliquant l’État. La suite de cette évolution est précisément de faire detoute infraction une affaire d’État méritant un châtiment exemplaire. Larépression presque systématique des délits comme s’ils constituaient uncrime de lèse-majesté est un signe de collectivisation judiciaire danslaquelle,quelquesoitlecomportementdénoncé,lavictimeestavanttoutl’État, représentant le corps social dans sa permanence, et non pas unindividuagissantponctuellementen justice :mari trompé,femmeviolée,etc. Cette collectivisation judiciaire est aussi la conséquence logique del’intrusionde l’Étatdans tous les rapportsdedroit : si lemariageestun

Page 88: Rome, Du Libéralisme Au Socialisme - Leçon Antique Pour Notre Temps - Godefroy Editions

contrat entre deux individus, sonnon-respect ne concernera que l’épouxtrompé et n’impliquera qu’une réparation ; si c’est une conventionréglementée par l’État, sa violation est un acte de désobéissance, derébellion, et implique la force publique. De ce point de vue lamultiplication des crimes capitaux sous l’Empire donne la mesure del’emprisecroissantedel’Étatsurlaviedelasociétéantique.Ilyaunautrepointàsouligner:effectivement,leBas-Empiresombre

dans labarbarie.Encore faut-il savoird’oùcelle-civient.Ellen’estpas,contrairementàcequel’onpourraitcroire,unapportdesbarbares:leursinvasions avaient à peine débuté sous l’anarchie militaire, et les fortscontingents de populations étrangères – qui demeureront toujours trèsfaibles par rapport à la population autochtone du monde romain – nepénétreraientdansleterritoireimpérialqu’aprèslerègnedeConstantin.Etpourtant,déjà, ilyadelabarbarie:manifestementRomeestdéjàmoinscivilisée sous Dioclétien qu’elle ne l’était huit siècles plus tôt, auxpremières décennies de la République. C’est que l’individu n’est plusreconnu, il n’existe plus, en aucune manière, s’il n’est pas lui-mêmecapabledesedéfendre,telscespotentiores,cesgensfortunésetinfluentsauxquelslesfonctionnairesimpériauxn’osentpassefrotter.Aprèscinqousix siècles les réflexes légalistes, fondés sur les grands principes de laRépublique originelle, ont disparu totalement. Pendant longtemps, ilsavaientlimité,paruneformed’inertieculturelle,ledespotismedupouvoirimpérial. Mais ce précieux héritage avait été dilapidé, progressivement,cette forcedecivilisationqui inhibait lescomportements lesplusvilsdupouvoir se disloqua. Rome s’est « barbarisée » toute seule par lesocialisme, opposé absolu de ce qui avait fait sa grandeur. Les droitsnaturelslockéensgarantisdèslesdébutsdelaRépublique,aprèsavoirsubilesattaquesdupouvoirsousleprincipat,etunenégationdeprincipedansla toute-puissance de l’empereur dès Auguste, étaient désormaisproprement ignorés. Au total la vie économique, politique, artistique,religieuse sous l’Empire romain au IVe siècle devait ressembler assezfortement à ce qu’elle était sous Brejnev en URSS (et dans les piresmomentssousStaline)ouàcequ’ellepeutêtreaujourd’huienCoréeduNord : toute la population du monde romain était enrégimentée par lesocialisme impérial et en subissait, directement ou indirectement, leseffets9.Onpeutbiendirequesousledominat,Romeétaitdevenueplusbarbare

Page 89: Rome, Du Libéralisme Au Socialisme - Leçon Antique Pour Notre Temps - Godefroy Editions

quelesbarbares,etquec’estuneraisonpour laquelle lespopulationsdel’Empiren’opposèrentguèrederésistancespontanéeauxenvahisseurs.Defait les barbares germains, bien souvent, avaient une conception del’individu, de sa liberté et de sa propriété qui était devenue supérieure àcelledeRometantledéclindecelle-cil’avaitfaitetomberbas.Songeonsàla fameuse anecdote de Clovis et du vase de Soissons : un soldat,s’opposantàcequeCloviss’emparâtd’unepartdebutinsupérieureàcelleàlaquelleilavaitdroit,brisalevaseconvoitéparleroi;Clovisneréagitpasetunanplustard,trouvantlesoldatenquestionmaléquipélorsd’unerevue, le tua pour se venger. Certes, l’anecdote est sujette à discussion,mais elle laisse voir des éléments probablement historiques dans lerapport du chef et de ses troupes, qui sont les hommes libres de sonpeuple : le chef n’avait pas un pouvoir absolu, despotique ; lorsqu’ilprétendàunpeuplusquecequeluiaccordentlestraditions,ilsetrouveunhommepourprotesteret s’ilne lui fracassepas immédiatement lecrânec’estparcequ’ilsaitquelesoldatestdanssonbondroitetqu’ilperdraitsalégitimité de chef en bravant la coutume ; c’est la raison pour laquelleClovis attend pour se venger d’avoir un motif, comme chef de guerre,pourchâtierlesoldat.Alorscertes,celan’estpasparticulièrementcivilisénihumanistedelapartdeClovisqued’utiliserhypocritementunmotifdedroit pour se venger, mais le fait qu’il soit contraint à cette hypocrisiemontreque,contrairementàl’Étatimpérialromain,ildevaitrespecterdesrègles dont il nemaîtrisait pas le contenu, et qui constituaient donc unegarantie pour ses Francs. Les autres Germains, notamment les Goths,connaissaientsansdoutelemêmegenrederègles.Cequimontrequelesenvahisseurs barbares avaient certainement une vision de l’homme libresupérieure à celle de l’Empire finissant. L’avantage comparatif, si légerfut-il,n’étaitplusducôtédeRome, tantelles’étaitabîmée,maisducôtédesbarbares.

LEDOMINAT,UNAUTHENTIQUETOTALITARISME?

Peut-on raisonnablement, pour décrire le Bas-Empire, parler detotalitarisme?Il semble ici nécessaire d’interroger la définition du totalitarisme la

plus récente, et probablement la plus complète, donnée par EmilioGentile:«[…]lephénomènetotalitairepeutêtredéfinicommeuneforme

Page 90: Rome, Du Libéralisme Au Socialisme - Leçon Antique Pour Notre Temps - Godefroy Editions

nouvelle, inédited’expériencededominationpolitiquemiseenœuvreparunmouvementrévolutionnaire,quiprofesseuneconceptionintégristedelapolitique, qui lutte pour conquérir lemonopole du pouvoir et qui, aprèsl’avoirconquis,pardesvoieslégalesouillégales,dirigeoutransformelerégimepréexistantetconstruitunÉtatnouveau,fondésurlerégimeàpartiunique et sur un système policier et terroriste comme instrument de larévolution permanente contre les « ennemis intérieurs ». L’objectifprincipaldumouvementtotalitaireestlaconquêteetlatransformationdela société, à savoir la subordination, l’intégration et l’homogénéisationdesgouvernés sur labaseduprincipeduprimatde lapolitique sur toutautre aspect de l’existence humaine. Celle-ci est interprétée selon lescatégories, les mythes et les valeurs d’une idéologie palingénésique,dogmatisée sous la forme d’une religion politique, qui entend modelerl’individu et les masses à travers une révolution anthropologique, pourcréerunnouveautyped’êtrehumain,uniquementvouéàlaréalisationdesprojets révolutionnaires et impérialistes du parti totalitaire. À terme, ils’agit de fonder une nouvelle civilisation de caractère supranational etexpansionniste.10 » Les éléments constitutifs de cette définition sont-ilssuffisamment présents dans l’Empire à partir du IIIe siècle pour pouvoirparlerdetotalitarisme?Avantderépondreilfautfaireuneremarquepréalable,découlantdece

que nous avons expliqué précédemment : l’instauration du régime dudominatsefaitendeuxtemps.D’abord,audébutduIIIesiècle,apparaîtsathéorie,miseenévidencedans lediscoursd’Ulpien,absolutistequantaupouvoir impérialetmaximalistequantau rôlede l’Étatdans ladirectionde la société toutentière.Lapratique,elle,nedevient réalitéquesous lerègne de Dioclétien, dont nous avons décrit l’œuvre réformatriceprofonde, parachevant, ordonnant et stabilisant les changements apparusdurant ces cinquante ans d’agitation révolutionnaire que fut l’anarchiemilitaire. Au moment de poser la question de la nature du régime dudominat, il serait très dommageable de dissocier ces deux temps quiformentenréalitéuntout,tantlamutationdurégimeimpérialauIIIesiècles’avèreunemiseenœuvredeladoctrined’Ulpien.Cette remarqueétant faite,queconstatons-nous?Que le«mouvement

révolutionnaire » est bien présent, c’est cette liquidation violente, par lepouvoir, de l’héritage républicain qui avait constitué une donnéeimportante du régime impérial sous le principat. Ensuite, la doctrine

Page 91: Rome, Du Libéralisme Au Socialisme - Leçon Antique Pour Notre Temps - Godefroy Editions

d’Ulpienestbienune«conceptionintégristedelapolitique»encequ’elleaffirmelecaractèreabsoludupouvoiretl’universalitédesacompétence.Unefoislepouvoirconquis, ils’agitbiendecréerunÉtatnouveauavecun système policier et terroriste et de lutter sans relâche contre lesennemis intérieurs, le plus souvent les traîtres chrétiens refusant departiciperà la« religionpolitique»quis’affirmedemanièrebrutaleauIIIesiècle.Ils’agitbien,onl’avuthéoriquementchezUlpienàlasuitedeMarc-Aurèle,etenpratiqueavecdesréformescommel’éditdeCaracallaet la création des diocèses parDioclétien, d’intégrer et d’homogénéiserlesgouvernésdans l’Empire, sous ladominationd’unpouvoiruniqueetabsolu.Cettehomogénéisationestbien«interprétéeselonlescatégories,lesmythes et les valeurs d’une idéologie palingénésique » : il s’agit dustoïcisme platonisant. Le stoïcisme est précisément la philosophie àl’origine du terme « palingénésie », prônant une forme d’historicismecyclique11 ; cette philosophie est celle de Marc-Aurèle et d’Ulpien. Ils’agit bien de modeler un nouveau type d’être humain : nous avons vuUlpienaffirmervouloir«rendrebonles individus».Et leproduitdecechantier politique est manifestement l’apparition d’une civilisation decaractèresupranational,cequ’estl’Empiredurantledominat.On voit donc qu’un grand nombre d’éléments de la définition sont

présents.Ceuxquiposentproblèmesontlessuivants:l’idéed’ungrouperévolutionnaireorganisé,d’unpartiunique.Iln’yacertespasdegrouperévolutionnairecommelesontauXXesièclelepartinazi,lepartifasciste,le parti communiste. En revanche il y a manifestement un parti anti-sénatorial, un parti absolutiste qui partage les idées résumées dans lesmaximesd’Ulpien,trèsactifavecl’arrivéeaupouvoirdesSévères,etquifinitpartriompheravecl’avènementdeDioclétien,lequelanéantitlerôlepolitique de la vieille institution. Quid du parti unique ? Une fois ledominatinstauréonnetrouvecertespasde«partiimpérial»doublantlegouvernement impérial,mais l’on peut fort bien considérer que le partiunique est l’État impérial lui-même, ses administrations, sesfonctionnaires, ses rentiers, soucieux de leur intérêt propre et vivant dupillage institutionnalisé du monde romain, abrité derrière l’hypocritenotiond’utilitaspublica.La conclusion de tout cela est que le régime impérial était bien un

totalitarisme, ou à tout le moins un quasi-totalitarisme antique, ce quicorrespond tout à fait aux faiblesses observées du système impérial, qui

Page 92: Rome, Du Libéralisme Au Socialisme - Leçon Antique Pour Notre Temps - Godefroy Editions

sont celles de tous les régimes totalitaires : priorité absolue donnée aumaintiendusystèmeenplace,inefficacitédanslaproductionéconomique,corruption,clientélisme.

L’EMPIRECHRÉTIEN,UNCHANGEMENT?

La christianisation de l’Empire apporta-t-elle un quelconquechangement dans le gouvernement ? Il semble que non, et c’est aucontraireplutôtl’étatismeforcenédel’Empirequilaissadansl’Église,enassociantlechristianismeàl’autoritéimpériale,unetendancethéocratiqueextérieure,àl’origine,àlaculturechrétienneetquidevaitperdurerdurantdes siècles : dès Constance II des mesures persécutrices frappent (ouprétendentfrapper,leurapplicationétantàgéométrievariable)lespaïens,avecen341l’interdictiondessacrificeseten346lafermeturedestemplespaïenssouspeinedemort.Ilyauracertes,enfonctiondesempereurs,despériodesplus« souples»quipermettront à lapopulationde respirerunpeu. Ces assouplissements ponctuels ne doivent pas faire croire à unchangementprofonddelanaturedugouvernementconsidéré;onenvoitd’ailleursdanstouslesrégimestotalitaires:songeonsàBéria,leterriblechef de la sécurité de l’URSS sous Staline qui, probablement par calculpolitique,entamaunelibéralisationdurégimeaulendemaindelamortdudictateur.Plusrécemmentonpeutciterlestimidesouverturesdudébutdu«règne»deBacharel-AssadenSyrie,auxquellessuccédauntourdevisautoritaireconduisantlepaysàsontristesortactuel.Ainsi le système demeura-t-il le même et le témoignage de Zosime,

historienpaïen,quantaurègnedeValentinienIer,empereurchrétienmorten375,rejoint-ilceluideLactancesurDioclétien:«Valentinienayantfaitla guerre enGermanie avec quelque succès en devint plus fâcheux à sessujets, lessurchargeantd’impôts,qu’il levaitavecuneduretéinouïesousprétextequel’épargneétaitépuiséeparlesdépensesqu’ilavaitfallufairepour entretenir les gens de guerre. Sa cruauté s’accrut de telle sorte, àmesureques’accrutlahainepubliquequ’ilavaitexcitéeparcesviolences,que bien loin de vouloir prendre connaissance des injustices que lesmagistratsfaisaientparavarice,ilavaitunemalignejalousiecontreceuxqui s’acquittaient de leurs charges avec une intégrité exemplaire »12.Faudrait-il, ici, accuser Zosime de partialité en raison de ses opinionsreligieusesdivergentesaveclepouvoir,commeLactance?Ilsemblebien

Page 93: Rome, Du Libéralisme Au Socialisme - Leçon Antique Pour Notre Temps - Godefroy Editions

pluspertinentdeconsidérerquesil’ontrouve,souslaplumed’unauteurchrétien au sujet d’un empereur païen, et sous celle d’un auteur païen àproposd’unempereurchrétien,lesmêmesreproches,cen’estpasquel’unetl’autrerecourentauxmêmesargumentsdemauvaisefoipourdénigrerunpouvoirdéfendantd’autresidéesquelesleurs,maisbienplutôtqueleurdifférence de conception leur confère un esprit critique vis-à-vis durégime qui leur donne une grande lucidité sur sa nature et sesagissements;etlestémoignagesdeLactanceetZosimedonnentàvoiruneconstance dumode de gouvernementmalgré la transition religieuse.Demême le carnage de Thessalonique perpétré suite au soulèvement de laville(unerévoltefiscale)parlestroupesdeThéodoseen390(entreseptetdix mille morts) n’a rien à envier, par exemple, aux massacresd’AlexandriecommisparleshommesdeCaracalla,sursonordre,en215.Aussi bien le fait que l’empereur utilisât ces mêmes Goths quienvahissaient l’Empiredepuis ladéfaited’Andrinople (378)pourétrillersaproprepopulationdonne-t-ilàpensersur lamentalitédupouvoirà lafindudominat,etpermetsurtoutdecomprendrepourquoilespopulationsde l’Empire, plutôt que de se dresser d’un seul homme contre lesenvahisseurs, ont préféré s’entendre directement avec les barbares et sesoustraire définitivement au régime terroriste impérial. Terroriste neparaît pas un terme excessif : là où l’Empire demeura debout, àConstantinople,Justinien, l’empereurchrétienàqui l’ondoit lesgrandescodifications du droit romain et la belle basilique Sainte-Sophie, fitmassacrerparsesgénérauxplusieursdizainesdemilliersd’habitantsdelaville soulevés contre lui en 532, suite à ses désastreuses politiques deredistributionentrefactions,lorsdela«séditionNika»(Nika,«victoire»engrec,étaitlecrideralliementdesmalheureuxrévoltésquele«grand»Justinienfitmassacrer).Codificationsdudroitromain,disions-nous:en426laloidescitations

de Théodose II et Valentinien III avait déjà fait d’Ulpien et de sesprédécesseursetsuccesseuràlapréfectureduprétoirePapinienetPaullesautorités incontestables en matière de droit, et un siècle plus tard lesprincipalesréférencesdescompilationsdeJustinien.L’idéologiejuridiqueconstructiviste exposée plus haut était toujours l’idéologie officielle durégime,bienaprèslafindel’Empirepaïen,etlapratiqueimpérialesuivaittoujourslesleçonsdumaître:larépressionjustinienneimitaitl’envoiparUlpiendelatroupeprétoriennesurlepeupledeRomerévoltéen223.

Page 94: Rome, Du Libéralisme Au Socialisme - Leçon Antique Pour Notre Temps - Godefroy Editions

Plus qu’elles ne stabilisèrent et ne sécurisèrent l’Empire romain, lesréformes deDioclétien puisConstantin le figèrent dans la tyrannie et lestérilisèrent. Les victoires sans lendemain de Julien contre les Persesévoquent irrésistiblement les démonstrations de force, et finalementd’impuissance,de laRussie soviétiqueenAfghanistan.Durantencoreunsiècle après l’abdication de l’empereur, le système impérial serait uncadavredebout,pourrissantlentementjusqu’àcequ’unenouvellepousséebarbarenemetteenévidencecetétatdemortcliniqueetnelefassetomberenmiettes.

Notonsàcesujetunélémentimportantquenousn’avonspasmentionnéjusqu’àmaintenant : la terriblechutedémographiqueduBas-Empire.Onestimequ’entreleIIeetleVesiècle,celuidelachutedel’Empireromaind’Occident,lapopulationdumonderomaindiminuademoitié.Lescausesde cet effondrement sont discutées : empoisonnement au plomb quicomposaitlescanalisationsdesvilles,famineslocalesetpillagesdutempsde l’anarchie militaire puis des invasions barbares. Ces thèses semblentplausiblesmaispassuffisantespourexpliquerunetellechute.Ilyaaussilapeste,quidans ladeuxièmemoitiédu IIIe siècle aurait tuéentredixettrente pour cent de la population. Des raisons climatiques s’y seraientajoutées, faisant du Bas-Empire une période moins favorable àl’agriculture, et ces raisons auraient aussi fait partie des causes demigration des barbares. Pierre Chaunu suggérait aussi l’idée de«l’illusiond’unmondeplein»apparueautempsdel’apogéedel’Empire,quand l’abondance de biens et d’esclaves était telle qu’elle aurait inhibépartiellementlavolontédereproduction13.Ceséléments,bienqu’aucunnel’invalide,nesepositionnentpastousdemanièresemblableparrapportànotre thèse. Les pillages et les difficultés d’approvisionnementconséquentiels des problèmesmilitaires s’intègrent à notre modèle. Lesconsidérations environnementales lui sont parallèles : elles n’expliquentpasparelles-mêmestoutelachutedeRome,maisfontpartiedesdéfisfaceauxquelsunEmpiredirigisteétaitsansdoutemoinsarméquene l’auraitétéuntypedesociétéplussouple.Enfinl’idéedePierreChaunusembleserattacheràlathéoriedelastérilisationdumonderomainparl’étouffementde la liberté : stérilisation économique mais aussi démographique, lesesclaves autant que leurs maîtres se reproduisant peu, les premiersmanquantdeperspectives, les secondsmenantuneviede loisirdansune

Page 95: Rome, Du Libéralisme Au Socialisme - Leçon Antique Pour Notre Temps - Godefroy Editions

ambiance de « fin de l’Histoire » n’incitant guère au renouvellement degénération.

___________________1.C’estencesensquenousentendonslemot«soviétisation».Iln’estbiensûrpasquestiondemiseenplaced’unrégimedecomitéscommel’étaitlessovietsrusses;cequenousvoulonsévoquerc’estl’aspecttotalitairedel’évolutiondurégimequi,nousl’avonsditenintroduction,s’effondradelamêmemanièreetpourlesmêmesraisonsquel’URSS.2. Philippe Nemo a parlé d’« évolution à la fois mystique et totalitaire du dominat ».Histoire des idées politiques dansl’AntiquitéetauMoyenÂge,Paris, PUF,«Quadrige»,2007,p.571.3.Certeslesdiocèsessontimmenses,maisledécoupagen’endéfiepasmoinsl’histoireetlagéographie:laGauleestcoupéeendeux(DiocesisGalliarumetVennensis), laGrèceentrois(DiocesisMoesiarum,ThraciaeetAsiana).4.AmmienMarcellin,ResGestae, XXII,XIV, trad.M.Nisard, 1860. Le termeMisopogon est censé désigner ceux à quis’adresselepamphlet, «ceuxquidétestentlabarbe»,soitlesSyriensd’AntiochepourlesquelslabarbedeJuliensymbolisaitsoncaractèrefruste.Lui-mêmelesmépriseparcequ’ilssontrasésetcoiffés,cequ’ilinterprète5.Ilnoussembleutilepourlelecteurdemettredeuxtextesenparallèle:JulienécritdanssonMisopogon:«Envenantdansunevillelibre,quinepeutpassouffrirqu’onaitlepoilnégligé,jesuisarrivé,commes’iln’yavaitplusdebarbiers,sansmefaireraseret lementongarnid’unépaispelage.OncroyaitvoirunSmicrinèsouunThrasyléon,unvieillardbourruouunsoldatextravagant,lorsquej’auraispu,aveclaparure,medonnerl’aird’unjoligarçon,etmefairejeune,sinond’âge,aumoinsdemanièresetd’aimablephysionomie.Maistunesaispasvivreaumilieudeshommes,tunesuispasleconseildeThéognis,tun’imitespaslepolypequiprendlacouleurdesrochers;maislagrossièreté,labêtise,lastupiditéproverbialedel’huître,voilàce que tu recherches avec empressement. As-tu donc oublié que nous sommes bien loin d’être desCeltes, des Thraces, desIllyriens?Tunevoisdoncpastoutcequ’ilyadeboutiquesdanscetteville?Cartutemetsàdoslesboutiquiersenneleurpermettantpasdevendreauprixqu’ilsveulent leursmarchandisesaupeupleetauxétrangers.Lesboutiquierscrientcontreceuxquipossèdentdesterres;ettoi,tut’enfaisaussidesennemis,enlescontraignantd’êtrejustes.Desmagistrats,quim’onttout l’airdeprofiterdecedoublefléaudelaville,seréjouissaient jadisdeleurdoubleprofit,commepropriétairesetcommemarchands,maisaujourd’huiilssonttoutnaturellementvexésdesevoirprivésdecesdeuxsourcesd’avantages.Enfinlepeuplesyrien,quinepeutnis’enivrer,nidanserlecordace,estfurieux.Tucrois,enluifournissantdubléàfoison,lenourrirbeletbien;maistagracieuseténes’aperçoitpasqu’iln’yapasdecoquillagesdanslaville.L’autrejourquelqu’unseplaignitdecequ’on ne trouve aumarché ni volaille, ni poisson, tu temis à rire d’un airmoqueur, en disant qu’une ville frugale doit secontenterdepain,devinetd’huile:mangerdelaviande,c’estdéjàfaireledélicat;maisdemanderdupoissonetdelavolaille,c’estunraffinement,c’estunexcèsinconnumêmeauxprétendantsdePénélope.Ainsi,prendreplaisiràmangerdelaviandedeporcoudemouton,parcequetoi, tu tenourrisde légumes, tucroisdevoir ledéfendre,et tu te figuresdonnerdes loisàdesThraces,tescompatriotes,ouàdestupidesGaulois,quiontfaitdetoi,pournotremalheur,unhommedechêne,d’érable,nonpastoutefoisunhérosdeMarathon,maisunemoitiéd’Acharnien,unêtredésagréableetodieuxàtousleshommes.Nevalait-ilpasmieux exhaler tes parfums sur l’agora dans tes promenades, avec une avant-garde de jolis garçons, fixant sur eux lesregardsdescitoyens,etuneescortedefemmes,commeonenvoitcheznouschaquejour?Maismoi,cesregardstendres,cesroulementsd’yeux,cettepréoccupationdevousparaîtrebeaudevisage,etnond’âme,mamanièred’êtrenemelepermetpoint.Pour vous la vraie beauté de l’âme c’est la vie efféminée.Moi,mon précepteurm’a instruit à tenir les yeux baissés, enmerendant chezmesmaîtres, ànepointallerau théâtre,que jen’eusse labarbeplus longueque les cheveux ». Trad. EugèneTalbot, 1863. De son côté Lénine, selon le témoignage de la féministe marxiste allemande Clara Zetkin, affirmait : « LaRévolution exige la concentration, le renforcement des énergies.Des individus autant que desmasses. Elle n’admet pas desexcès,quisontl’étatnormaldeshérosdécadentsàlad’Annunzio.L’excèsdesplaisirssexuelsestundéfautbourgeois,c’estunsymptômededécomposition.Leprolétariatestuneclassequimonte.Ellen’apasbesoindestupéfiantnidestimulant.Pasplusaumoyendel’excèsdesplaisirssexuelsqu’aumoyendel’alcool.Ellenedoitpasetneveutpass’oublierelle-même,oublierl’horreuret labarbarieducapitalisme.Lesmotifsd’action,elle les tiredesespropresconditionsd’existenceetdeson idéalcommuniste.Delaclarté,delaclarté,etencoredelaclarté,c’estdecelaqu’elleasurtoutbesoin!C’estpourquoi,jelerépète,pasd’affaiblissement,pasdegaspillaged’énergies!Lamaîtrisedesoi, ladisciplineintérieure,celan’estpasdel’esclavage,même en amour ! ». Dans « Souvenirs sur Lénine », Cahiers du bolchévisme, n° 28 et 29, consultables en ligne à :http://www.marxists.org/francais/zetkin/works/1924/01/zetkin_19240100.htm Il faut aussi constater combien cette austéritéaffichéeparJulientrancheaveccequenousavonsditdesobscénitésdenombredesesprédécesseurs.Maiscela,encoreunefois,neremetpasencauselanaturedurégime:Bériaétaitsemble-t-ilunprédateursexuelredoutable,etla«cour»deStalineavaitdesmœurstrèsdissolues,bienloindessermonsdeLénine.6.Lactance,Delamortdespersécuteurs, VII.7.Onconnaîtcepersonnagegrâceàunpoèmegravésurlapierretombaledel’individuenquestion.VoirJean-MarieLassère,MichelGriffe,«LemoissonneurdeMactar»,VitaLatina, N°143,1996.pp.2-10:«Jesuisnéd’unepauvrefamilleetd’unhumblepère,quin’avaitnifortunenimaisonenville.Depuismanaissancejen’aivécuquepourmontravailauxchamps,etnipourleschamps,nipourmoiiln’yeutjamaisderepos.Quandl’annéeavaitconduitlesmoissonsàmaturité,alorsj’étaisle

Page 96: Rome, Du Libéralisme Au Socialisme - Leçon Antique Pour Notre Temps - Godefroy Editions

premieràcouperlechaume.Quands’avançaitdanslescampagneslatroupedeshommesporteursdefaux,sedirigeantverslescampagnesdelaNumideCirtaouverscellesdeJupiter,pourmoissonnerlepremierdanslescampagnes,jedevançaistoutlemonde,laissantderrièremondosd’épaissesjavelles.Pendantdeuxfoissixmoissons,j’aifauchésousunsoleild’enfer;ainsiai-jeréussiàdevenirchef.Pendantonzeannéesj’aidirigédestroupesdemoissonneursetnosmainsontémondélesplainesdeNumidie.Un travail comme lemien et une vie parcimonieuseont rapporté : ils ont fait demoi lemaître d’unemaison et lepropriétaired’undomaine,mamaisonnemanquederien,et,grâceànotremodedevie,ellearécoltélesfruitsdeshonneurs:jesuisdevenumembreduSénatdemacitéet,cooptéparmescollègues,j’aisiégédansleurTemple.J’étaisunpetitpaysan,jesuisdevenuCenseur.»8.RamsayMacMullen,LedéclindeRomeetlacorruptiondupouvoir, op.cit.,p.248-249.9.Celaestàcomprendrebienévidemmenttoutesproportionsgardées:lesmoyensmatérielsettechniquesdestempsantiquesnepermettaientpasunesurveillanceaussitotaleetétroitequedanslesrégimestotalitairesmodernes,loins’enfaut.Aussibienlapersistanced’unecertaine libertéd’actiondansungrandnombredesecteursde l’économie fait-elle«bannir»parJeanAndreau l’idéequeMikhaïlRostovtzeffdéfendaitd’un« socialismed’État»dans lesdeuxderniers sièclesdeRome.VoirJean Andreau,L’économie du monde romain, Paris, Ellipses, 2010, p. 231-232 et 238-239. On ne peut certes pas parlerstrictementde socialismed’État dans lamesureoù l’absenced’idéologie limita sansdoute la pratique socialiste romaine ;néanmoinsonnepeutpasnierquel’ensembledel’économieromaineaitétéaffectépartoutescesmesures,queJeanAndreausouligne par ailleurs : le poids des considérations fiscales, notamment au sujet du colonat, le coût de « l’extension dupatrimoinepublic»,lesinterventionsmonétaires;lapréoccupationcentraleétaitbiendenourrirl’appareild’État, enprioritésur toute autre considération.Remarquons en outre que,même auXXe siècle dans les pays communistes, il demeurait uneformed’activitééconomiquelibre,danslemarchénoir;etsurtoutquedanslerégimenaziildemeuraitégalementuneformede liberté économique, légale celle-ci, qui ne suffit certainement pas à contester le caractère totalitaire du IIIe Reich, quidépenddeconsidérationsdépassantlaseuleéconomie;demême,denosjours,pourl’Iran.10.EmilioGentile,«Parti, Étatetmonarchiedansl’expériencetotalitairefasciste»,Quandtombelanuit, StéphaneCourtois(dir.), Paris, 2001,p.245-246.11.LeshistoricismesmodernesdepuisHegel,sontaucontrairelinéairesettendentversl’idéede«findel’Histoire».Celaestcertainementdûàl’héritagejudéo-chrétienetsavisionlinéairedel’histoire,delaCréationàlafindestemps.12.Zosime,Histoirenouvelle, livreIV.TraductionJean-AlexandreC.Buchon,1836.13.PierreChaunu,Unfutursansavenir,Histoireetpopulation, Paris, Calmann-Lévy,1979.

Page 97: Rome, Du Libéralisme Au Socialisme - Leçon Antique Pour Notre Temps - Godefroy Editions

IV.Lachutedel’Empireromain

La chute de l’Empire romain est la conséquence de l’impasse danslaquelle le socialisme impérial avait conduit le monde antique. S’il estmanifestequ’elleeutpourconséquenceenEuropeoccidentalelaplongéedansleféodalisme,ilfautaussisoulignerquel’Empired’Orientn’estpaslecontre-exemplequel’onseplaîtsouventàdécrire.

LACHUTEDEL’EMPIREROMAIND’OCCIDENT

Le dominat étouffa lentement les populations et les économies del’Empireromain,etmalgréuneapparentepuissanceretrouvéeilmanquaità ce géant un dynamisme interne ; comme un homme au cœur fragile,l’Empirepouvaitvivretantqu’iln’avaitpasd’effortàfournir.

L’Empireromaineutjustementlachanceden’avoirpasd’effortmajeuràfourniraucoursduIVesiècle,etcegrâceàunepausedanslesgrandesmigrationsbarbares.Etlorsquecesgrandesmigrationsbarbaresreprirent,durantledernierquartduIVesiècle,celaluifutfatal.Aussitôt.Les Goths se mettant en mouvement écrasèrent les armées romaines

d’Orient à Andrinople, puis se mirent en marche et, au terme de troisdécenniesdepérégrinationspratiquementlibresdansunEmpireincapablede réagir, sclérosé par des décennies d’étatisme forcené, faisant mined’acheteretde«fédérer»unpeuplequienréalitéfaisaitpratiquementtoutce qu’il voulait, arrivèrent à Rome qu’ils pillèrent comme rien en 410,avant de reprendre leur route et de s’emparer du sud de la Gaule et del’Espagne. Ces Wisigoths responsables principaux de la chute del’Occident, envahisseurs successifs des Balkans, de l’Italie, du midigaulois et de l’Espagne, n’étaient même pas une masse innombrable etirrésistible, mais moins de deux centaines de milliers d’individusmiséreux, femmes, enfants etvieillards compris,dontun tiers seulementétait en état de combattre. Difficile, en songeant au résultat obtenu parpareilletroupe,denepasimaginerl’étatdedéliquescencede«l’Empire».

Page 98: Rome, Du Libéralisme Au Socialisme - Leçon Antique Pour Notre Temps - Godefroy Editions

LesVandales, dans lemême temps, avaient aussi traversé les Gaules,l’Espagne,etétaientparvenusenAfriqueduNord.Au milieu du Ve siècle, il ne restait déjà plus rien de l’Empire en

Occident : tout était partagé entre Goths, Francs, Vandales, Burgondes.Aetius,certes,sebattit,maiscontredesbarbaresàlatêted’autresbarbaresquin’avaientplusriend’unearméeimpérialemaisconstituaientseulementun rassemblement improvisé uni par un intérêt commun. Un retour, enquelque sorte, de l’initiative individuelle en ces temps d’écroulement del’État quasi totalitaire. La date de 476 n’est que symbolique,lorsqu’Odoacre renvoya les insignes impériaux à Byzance, l’Empiren’était déjà plus qu’un ectoplasme depuis un demi-siècle. Il avait étérenversé, fragilisé qu’il était par le dirigisme impérial, par desenvahisseurs très peu nombreux, représentant sans doute moins d’unpourcentdelapopulationtotaledumonderomain.

VERSLEFÉODALISME

La chute de l’Empire romain s’accompagna d’un phénomène deféodalisation, c’est-à-dire un éclatement de la puissance publiquelocalement appropriée par des personnes privées disposant d’unepuissance personnelle : grands propriétaires, anciens grandsfonctionnairesimpériaux,c’est-à-direleshonestiores,lanomenklaturadel’Empire. On a observé exactement la même transformation lors del’effondrementdel’Unionsoviétiqueetdela«libéralisation»quiasuivi,et qui fut en fait un vaste mouvement d’appropriation des biens etprérogatives publiques par les anciens apparatchiks, enrichis sous l’èrecommunistepar lacorruptionet laprédationd’État ;cesgensétaient lesseulsàavoirdequoiracheterlesactifsvendusparl’État,cequiaplongélaRussiedansunesortedeféodalismemodernedontellenecherchepourl’instantàsortir,avecPoutine,queparunretouràl’autoritarisme.Lesnotableslocaux,donc,s’approprièrentaveclachutedel’Empireles

pouvoirsdesfonctionnairesimpériauxetdevinrentunenoblesseféodale,se métissant souvent avec les envahisseurs qui possédaient la forcemilitaire ; c’est ainsi que la noblesse de France au Haut Moyen Âgepartageait son ascendance entre guerriers francs et notables gallo-romains.Lepeuple,lui,privédeseslibertésparl’Empire,devraitattendreencore

Page 99: Rome, Du Libéralisme Au Socialisme - Leçon Antique Pour Notre Temps - Godefroy Editions

quelques siècles avant de les retrouver, puisque la transition féodale nesignifiait pour lui que la substitution d’un maître à un autre ; aveccependant un certain bénéfice de la concurrence entre les seigneurs. Leféodalisme est par nature plus libéral que le socialisme, puisqu’ilremplace lamafiamonopolistiquede l’appareil d’État socialistepar unemultitudedemafiasseigneurialesconcurrentes,concurrencequifavorisetoujours la liberté, permet la montée en puissance du système le plusefficace.

UNMYTHE:LASURVIVANCEDEL’EMPIREROMAIND’ORIENT

L’Empire romain d’Orient. Que de fantasmes n’a-t-on pas véhiculé àsonsujet.Onleprésentecommeunepoursuiteréelledel’Empireromain,qui aurait survécu pendantmille ans à l’Empire d’Occident. Il nous fautopérer une démystification car on voudra opposer à notre thèse, sansdoute, cette supposée survivance d’un Empire romain d’Orient, en nousexpliquant que si l’Empire a résisté si longtemps à l’Est, c’est que lesystème socialiste totalitaire impérial n’était pas la causeprofondede lachute de l’Occident ; l’Empire romain d’Orient serait alors considérécomme une sorte d’échantillon-témoin démontrant l’inanité de notrethéorie.

Enréalitél’Empireromaind’Orientn’asurvécuàlachuteeffectivedel’Occident,c’est-à-dire lepremier tiersdu IVe siècle,quedeuxcentsans.Cette survie s’explique en partie – en partie seulement – par la richessesupérieure de la partie orientale de l’Empire, laquelle tient à plusieursfacteurs : tout d’abord la richesse, non seulement matérielle mais aussiculturelle, de ces provinces était très ancienne : Égypte, Syrie, Grèceétaientdesprovinces très richesetciviliséesdèsavant lanaissancede laRépublique, alors que l’essentiel des provinces occidentales : Gaules,Espagne étaient de développement beaucoup plus récent d’un demi-millénaire.Enoutre lagéographiedel’Orient,disposéautourdelamer,favorisait les échanges alors que les profonds territoires de Gaule etd’Espagne tenait de nombreuses provinces éloignées des grandes routescommerciales,etrendaitdoncleséchangesplusfragiles,plusexposésencasdetroublesaubrigandage;end’autrestermes,lemondeétaitpluspetitenOrientqu’enOccident,cequiétaitunavantageéconomiquecertainet

Page 100: Rome, Du Libéralisme Au Socialisme - Leçon Antique Pour Notre Temps - Godefroy Editions

favorisa la résistance orientale supérieure aux politiques dirigistes dupouvoirimpérialtoutautantquelecontrôleimpérialsurcesrégions.Mais la véritable raison de cette survivance est que l’Orient fut

largementépargnéparlesinvasionsbarbaresduIVesiècle,quitouchèrentprincipalement l’Occident : les Balkans furent touchés mais pas l’Asiemineure,nisurtoutlaSyrieetl’Égypte.Iln’estdoncpaspertinentdecomparercettesurvivancedel’Orientpar

rapportàl’OccidentauIVesiècle.Cequ’ilfautregarder,c’estsi,confrontéàunemenacesemblableàl’Occident,l’Orientrésistamieux.OrcettemenaceadvintàpartirdelafinduVIesiècle,aveclesinvasions

perse et musulmane, qui furent les invasions barbares de l’Orient.Qu’observe-t-onsi l’onconsidèreces invasionsbarbares?Que l’Orientn’yrésistapasmieuxquel’Occidentfaceauxsiennes:dès642l’Empired’Orient avait perdu définitivement l’Égypte, la Syrie, la Palestine et setrouvait recroquevillé sur la Grèce et l’Asie Mineure, c’est-à-dire lesvieuxterritoiresdecivilisationgrecque.End’autrestermesdèslemilieuduVIIesièclel’Empireromaind’Orient

avait disparu ; ce qui demeurait était un gros royaume grec gouvernécommeunemonarchiehellénistique,quiconservait l’héritagecultureldel’EmpireromainmaissansplusdelégitimitéquelesCarolingiensetleurgros royaume francun siècleaprès.C’est ce royaumegrecqui survécutjusqu’en1204,datedelaprisedeConstantinopleparlescroisés.Lasuite,jusqu’en1453,n’estguèrequel’histoiredetentativesdereconstructiondece royaumegrec,maisonne saurait considérer qu’il s’agissait là d’unesurvivancedel’Empireromain.L’Empire romain d’Orient n’a donc survécu que deux siècles à celui

d’Occident,etceuniquementparcequelacauseefficientedelachute,lesinvasions barbares, ne s’y est présentée que plus tardivement. La causeprofondedelachute,cellequifaitquelesinvasionsonteul’effetqu’ellesonteu,estbienlamême:l’impuissanced’unsystèmesocial,politiqueetéconomiquescléroséparl’étatismetotalitaireimpérial.

Page 101: Rome, Du Libéralisme Au Socialisme - Leçon Antique Pour Notre Temps - Godefroy Editions

Leçonantiquepournotretemps

«L’Empire du IVe siècle, reconstruit par Dioclétien et Constantin, ditPaulVeyne,étaitaussisolidequejamais.Lachutedesamoitiéoccidentalea été un accident imprévisible, dû à une concaténation fatale de causesmultiples;ellen’apaseuunegrandecauseinstructive,nedonnepasunegrande leçon ; ce fut un processus accidentel, fait de causesinnombrables»1.Aprèstoutcequiaétéditdanscetessai,l’oncomprendraquenousne

soyonspasd’accordaveccetteaffirmationdugrandromaniste.Lasoliditédel’Empireétaituneillusioncommepouvaitl’êtrecelledel’URSSdansles années 1980 qui, avec son orgueilleuse politique impériale enAfghanistanet sapuissancemilitairegigantesque,étaiten réalitépourriesurpiedet s’effondracommeunchâteaudecarte à lapremièrepousséeextérieure, la course aux armements face à l’Amérique reaganienne, quipoussa lesystème,avecGorbatchev,à tenterdes réformes incompatiblesavecunesurviedurégime;ainsienalla-t-ildel’Empireromaintotalitairedu dominat : croulant sous son propre poids, en équilibre précaire, unepichenettesuffitàlerenverser.Lachutede lamoitiéoccidentalen’apasétéunaccident imprévisible,

maislaconséquenceinévitabledelanaturemêmedurégime:figé,stérile,ayant détruit tout esprit d’initiative et toute motivation à défendre unmodèlequin’étaitplusdutoutséduisant,spoliantpournourrirsonobésitéstructurelle tout individu de ses moyens de subsistance. Ainsi lesprovinciauxfurent-ilspromptsàcollaboreravecleursenvahisseurs:leurjoug ne pouvait pas être pire que celui de Rome. Les gallo-romainss’entendirentaveclesWisigoths,etneleurpréférèrentlesFrancsquepourla communauté de foi. Les Égyptiens, les Syriens accueillirent enlibérateurs les envahisseurs arabo-musulmans, ne supportant plusl’oppression gréco-romaine, tout comme en 1941 les Ukrainiens virentcomme des sauveurs les envahisseurs allemands de la Wehrmacht quichassaientlesforcesdel’empirestalinien.Ilyaunegrandecause instructivenonseulementà lachutedeRome,

maisaussiàsonascension:Romes’esthisséeaupremierrangdesnationspar le « libéralisme », la pratique de l’état de droit qui lui a donné son

Page 102: Rome, Du Libéralisme Au Socialisme - Leçon Antique Pour Notre Temps - Godefroy Editions

dynamisme économique et une force morale collective à l’épreuve desdéfisgéopolitiquesdespremierssiècles.EtRomeaperdusonempireenévoluantlentementverslesocialismetotalitairedémoralisant.IlyabieneuunedécadencedeRomemais,contrairementàcequel’on

pense trop souvent, elle n’a pas commencé après « l’âge d’or » desAntonins, mais dès la fin de la IIe guerre punique, quand fut dépassél’apogée de laRépublique libérale ; c’est à partir de cemoment, où lesélitesromainesontcommencéàpervertirl’étatdedroitparlecapitalismede connivence, où la politique romaine hors d’Italie a cessé d’êtrefédérativepourdevenirimpériale,queRomeacommencéàperdrecequiluiavaitdonnésonavantagecivilisationnelsurlerestedumondeantique.Pourquoialorssonempires’est-ilencoreétendupendantdeuxsiècles?

Parce que l’avance romaine sur ses voisins était telle que, son moteurralentissant jusqu’à s’arrêter complètement, Rome poursuivit sonascension par inertie, en roue libre. À partir du Ier siècle, alors que lesocialismeimpérialavaituneemprisedeplusenplusmarquéesurl’Italie,les activités économiques se sont délocalisées dans les provinces où lalibertérégnaitaucontrairelargement, leséchangesétantfavorisésparlapaxromana.Cela jusqu’à ceque lesnécessités financièresdu socialismeimpérialneconduisent lepouvoiràpressurer lesprovinceset,devant lacrise économique provoquée par cette prédation fiscale, à décider deprendreenmainl’économiedetoutl’Empireetdelaplanifierlargement,ce qui après avoir tué la liberté en Italie l’annihila dans tout le monderomain.LamotocycletteRome,atteignantunevitessepratiquementnulle,vacillaettomba.Gibbon n’avait pas tort lorsqu’il voyait dans la cause de la chute de

Romel’affaiblissementdelavertucivique;iln’asimplementpasvuquecet affaiblissement de la vertu civique n’était que la conséquence de laperversion politique qu’était l’Empire en lui-même. Abusé par lacontemplation de « l’âge d’or », l’Anglais ne vit pas ce que ce régimeimpérialavaitd’intrinsèquementpervers.Ilnevitpasquelaprospéritédumonde romain contrastait avec l’affaiblissement régulier des structureséconomiquesenItalie,oùnesemaintîntuneabondanceartificiellequeparla spoliation des provinces autonomes et plus libérales, jusqu’à ce quecettespoliationdevintàsontourinsuffisanteetquel’intégrationimpérialen’en vînt à étouffer l’économie de l’ensemble du territoire. Si le Bas-Empiresemblaitramolli,c’estparcequ’ilavaitperdulenerfdelaliberté.

Page 103: Rome, Du Libéralisme Au Socialisme - Leçon Antique Pour Notre Temps - Godefroy Editions

Àceuxquipensentquelachutedel’Empireromainétaitaccidentelleetnon nécessaire, on opposera cette citation très clairvoyante deMontesquieu:«Cen’estpaslaFortunequidominelemonde.Onpeutledemander aux Romains, qui eurent une suite continuelle de prospéritésquandilssegouvernèrentsuruncertainplan,etunesuitenoninterrompuede revers lorsqu’ils se conduisirent sur un autre. Il y a des causesgénérales, soit morales, soit physiques, qui agissent dans chaquemonarchie,l’élèvent,lamaintiennent,oulaprécipitent;touslesaccidentssont soumisàcescauses, et, si lehasardd’unebataille, c’est-à-direunecauseparticulière,aruinéunÉtat,ilyavaitunecausegénéralequifaisaitquecetÉtatdevaitpérirparuneseulebataille»2.Lacausegénéraledelachute de Rome était son « socialisme », et les causes particulières cescausesinnombrablesdontparlePaulVeyne;maissanslacausegénérale,Romeauraitsurvécuauxcausesparticulières,commeellelefitdutempsdu « libéralisme » républicain. La seule cause déterminante, celle quichangetout,c’estlaprésenceoul’absencedelalibertécommefondementdel’ordresocial.Lathèsesoutenuedansleprésentessaiadonclemérited’unifiertoutes

les autres théoriesquiontpuêtreprésentées ; ellen’estpas concurrentedes autresproposées,mais les coiffe et les englobe.Tout s’expliqueparl’effetdélétèredelaplongéeromainedanslesocialismeetdel’extinctionde la liberté : l’affaiblissement de la vertu civique est provoqué par lapratique continue de la tyrannie et de l’asservissement des citoyens ; lacorruptionparl’extensioncontinueduchampd’interventiondel’Étatquimultiplie lesréglementations, lesfonctionnairesetd’autant lesoccasionsde la pratiquer ; les difficultés économiques sont dues au dirigismeétatique,auxredistributions,auxmanipulationsmonétairesetàlafiscalitéécrasantequidécouragent la libreentrepriseet l’initiative individuelles ;ladépopulationdécouledecesdifficultéséconomiques,de la répressionsanglanteetdudécouragementd’unpeuplelargementréduitenesclavageparlepouvoir; lapertedelasupérioritémilitairerésultedesproblèmesprécédents, des lourdeurs administratives qui entravent la capacitéd’adaptation,delaméfiancedupouvoirenvers la troupedansunrégimefondé sur la force où lesmilitaires talentueux sont desmenaces pour lepouvoir.Lesocialismeestcausacausarum,causedescausesdelachutedeRome.

Page 104: Rome, Du Libéralisme Au Socialisme - Leçon Antique Pour Notre Temps - Godefroy Editions

Maisquelleest,aufond,lacausedel’évolutionsocialisteelle-même?Pourquoi Rome est-elle passée progressivement du libéralisme le plusprofondausocialismetotalitaire?

AU-DELÀ DU CAS ROMAIN, INTERROGATIONS SUR LA PÉRENNITÉ DESGRANDESPUISSANCESLIBÉRALES

Ungrandpays libéral est-ilmécaniquementdestiné à sombrerdans lesocialisme?Onpeut,devantleterriblecasromain,seposerlaquestion.Nousavonsrépétéàplusieurs reprisesquelleest lapremièrecausede

l’extinction du libéralisme romain : l’apparition d’un capitalisme deconnivence, l’utilisationde lapuissancepubliquepar laclassedirigeanteromainepours’enrichir,formedesocialismeparlehautquiconstituaundéséquilibreinitial.Nous avons aussi vu que ce comportement des élites n’est apparu

qu’avecl’enrichissementdel’Étatromainconsécutifdesguerrespuniqueset de l’enchaînement de guerres que suscitèrent dès lors le recul desfrontières des territoires contrôlés par Rome, par un effet de boule deneige,laRépubliqueétantsanscesseconfrontéeàdenouveauxennemis.Et surtout nous avons bien dit que les grandes guerres qui ont lancé

Romedanslaconstitutiond’unempireextra-italien,lesguerrespuniques,furent des guerres sinon défensives, à tout le moins « préventives »,provoquées par la crainte de la proximité d’un adversaire très puissant,donc par un impératif de défense stratégique et pas par la volonté deconquête.Ces guerres, on l’a dit, ont été remportées en particulier grâce au

dynamismedumodèleromain,quiluidonnaitunerésilienceformidable,etpluslargementunavantagegénéralsursesvoisins.Orsil’onrésumel’enchaînementdesfaits,quevoit-on?Quelacause

du déclin du libéralisme romain, le « capitalisme de connivence »,l’oligarchisme qui consiste en un gouvernement non seulement par lesélitesmais pour les élites et leurs clientèles, au détriment du reste de lapopulation, est la conséquence de la position ultra-dominante de Romedans le monde antique, qui est elle-même la conséquence de conquêtesduesàdesvictoiresdansdesguerresnonsouhaitéesàcesfins,victoirespermisespar la supérioritédumodèle libéral romain.C’est-à-direqu’audébutdelachaînedecausalitémenantaudéclindulibéralismeromain,ontrouvelelibéralismeromain.

Page 105: Rome, Du Libéralisme Au Socialisme - Leçon Antique Pour Notre Temps - Godefroy Editions

Unpayslibéralétantparnatureplusdynamiquequetoutautremodèle,s’il est leplusgranddece type,estdoncsemble-t-ilparnatureamenéàdominer tous lesautres ;audépartpasnécessairementpar impérialisme,maissimplementparmécaniquegéopolitique:concentrantlarichesseetlapuissance, il deviendra nécessairement un arbitre, dans les conflits, unrecours pour les pays faibles, et se verra chargé de l’hégémonie sansnécessairementyavoirprétendu.Etpuisqueceprestigeestcollectif,c’estl’Étatdupayslibéralquiseretrouveenpossessiondecettepuissance,etàtraverslui,aupremierchef,sesdirigeants.Latentationpoureuxestalorsimmensedes’enrichiraveccettepuissance,desel’approprier,puisqu’ellesemblen’êtreàpersonne:ellen’estmêmepasprélevéeparcontributionsurlepeuple,puisqu’ellevientdel’extérieur;orlespeuplespeuventavoirle réflexe de contrôler ce que fait l’État avec l’argent qu’il leur prend,maispascequineleurcoûterien.Etc’estalorsleterribleengrenagequenousavonsdécritplushaut : le capitalismedeconnivencequi induitdesdéséquilibreséconomiques, ruinant laclassemoyenne, laprolétarisantetprovoquant ainsi un déséquilibre politique, avec des revendicationssociales virulentes, conduisant finalement à une guerre civile et àl’établissementd’unsocialismecomplet,oùconvergentlesocialismeparlehautetlesocialismeparlebas.Il semble donc qu’un grand pays libéral est, assez mécaniquement,

conduit à perdre son sel libéral à cause, justement, du poids de lapuissancequeluidonnesonmodèlefondésurlaliberté.

CONSIDÉRATIONSSURLASITUATIONAMÉRICAINEAUDÉBUTDUXXIeSIÈCLE

EnintroductiondecetessainousavionsnotéqueRomeavaitdébutésacarrière sur la scène mondiale comme les États-Unis : une puissancelibérale, rendueattractiveetdynamiquepar sonmodèle,qui sehisseau-dessusduconcertdesnationsetserendmaîtressedumondeenunsiècle.Les précisions que nous avons entre-temps apportées sur l’ascension

romaineseretrouvent-ellesdansl’Amérique?De fait, la trajectoire historique américaine est extrêmement proche,

soustouslesplans,decellequenousavonsdécritepourlesRomains3.Onpeut comparer, par leur caractère de communauté ethnique marquantfortementdès l’origine lapenséeet lesmœurs romaines, lepatricien aufameux WASP, le White Anglo-Saxon Protestant qui, ayant fondé la

Page 106: Rome, Du Libéralisme Au Socialisme - Leçon Antique Pour Notre Temps - Godefroy Editions

culture américainedans les premières colonies demeurent une référencesociologiqueetunecommunautéplusinstalléeaupouvoir.L’essentieldesprésidents américains sont desWASPs, demême qu’à Rome et pendantlongtempsl’essentieldesconsulsétaientpatriciens.On peut aussimettre en parallèle le non-assujettissement des citoyens

romains à l’impôt audébutde laRépublique avec la situation auxÉtats-Unisdel’Indépendanceà1913,lapsdetempsdurantlequeliln’existapasen Amérique d’impôt direct sur le revenu (sauf durant la guerre deSécession).ToutcommeRome,l’Étatfédéralsefinançaitparlesdroitsdedouane.AudébutduXXesiècleleXVIeamendementàlaconstitutionmitfinàcenon-assujettissementdescitoyensaméricains.LajusticedelaRépubliqueromaine,quenousavonsdécritcommeun

système accusatoire limitant fortement le rôle de l’État dans la décisionjudiciaire, était proche de l’esprit de la justice américaine, où le jugeétatiqueestprincipalementundirecteurdeprocédure.De même la Guerre Sociale peut assez fortement être comparée à la

guerredeSécessionaméricaine:danscecasaussiilyeutlamiseenplaced’une confédération séparée, avecune constitution imitant l’originale, etcettesécessionfutmotivéeparl’existenced’uneinégalitédetraitement,ausein de l’Union, entreÉtats duNord etÉtats duSud, leNordprétendantimposersonmodèleéconomiqueetsocialauSud.CommelesRomainsenItalie,lesYankeesgagnèrentfinalementlaguerreetcommepourlaguerrede Sécession, la Guerre Sociale accoucha finalement d’une nationpolitiquement plus uniforme et égalitaire, aux États-Unis débarrassée del’esclavage, à Rome la citoyenneté étendue à tous les hommes libresd’Italie.Concernantlapolitique«internationale»,leparallèleestflagrantentre

la proclamation par Flamininus de la liberté des villes grecques aprèsavoirrefoulélaMacédoineetl’attitudeaméricaineenEuropeàlafindelaSecondeguerremondiale:lesÉtats-Unislibérèrentlesterritoiresoccupésetne laissèrentquelques forcesquepourgarantir la libertédeces terresfaceàlamenacepersistantedel’URSS.Missionaccomplished,backhome.LesÉtats-UnisseconsidèrentdepuisleXXesièclecommeétantàlatêtedumondelibre: l’Europemodernen’ajamaiscessé,depuis1945,d’êtreunprotectorataméricainàtraversl’OTAN,toutenn’étantpasconsidéréeparlesAméricainscommeunterrainaussi libred’actionque l’AmériqueduSud,ou leMoyen-Orient :commelaGrèce,ellebénéficiede lapartdes

Page 107: Rome, Du Libéralisme Au Socialisme - Leçon Antique Pour Notre Temps - Godefroy Editions

USAdurespectenverslacivilisation-mère.Il est encore tentant de comparer le premier acte de domination pure

posé par Rome en faisant de la Sicile une province gouvernée par unmagistratromain,etnonunealliéeautonomesuivantlapratiquejusque-làusuelle,aveclapremièreguerrevéritablementimpérialistedesÉtats-Unis,la guerre hispano-américaine de 1898 qui permit aux Américains des’emparerdePortoRico,desPhilippines,deGuamsanspourautantfairedecesterritoiresdesÉtatsmembresdel’Union.CommeRome, l’Amériquen’apas recherché sonhégémonieglobale,

elleluiaéchuaprèslaSecondeguerremondialeetsonprolongement,laGuerrefroide,deuxconflitsdanslesquelslesUSAontétéengagésmalgréeux.Cette puissance, lesÉtats-Unis en ont usé déjà pour s’enrichir et pour

pratiquer des politiques socialisantes chez eux : la dénonciation desaccordsdeBrettonWoodsparNixonetlafindelaconvertibilitédudollarenorontpermisàl’Amériquedefairepayerlerestedumondepoursesdépensesenfaisantjouerlaplancheàbillets.Onincriminegénéralementlacourseàl’espaceetlaguerreduVietnâmdansl’inflationdedollarsdel’époque ; c’est oublier l’impact des mesures sociales de la NouvelleFrontière de Kennedy et de la Great Society de Johnson, à la mêmepériode:objectivementl’inflationaautantpermisdefinancerlesdépensesmilitairesquelesdépensessocialesdesUSA.Depuis, lesAméricainsontle soucidemaintenircetteplacehégémoniquedudollar,cequiavaitétédénoncéparRonPaul le15 février2006dansun texte intituléLa fin del’hégémonie du dollar des États-Unis. Plus encore, c’est cette positionhégémoniquedudollarquiapermisà laRéserveFédéraledemultiplieravecautantd’enthousiasmelesmanœuvresdequantitativeeasingquiontconduitàl’apparitiondebullesfinancièresetàlacrisede20084.Les conséquences de cette crise de 2008 sont elles aussi éloquentes :

depuis l’élection de Barack Obama, on a vu émerger d’une part lemouvement Tea Party, qui exige un retour aux fondements de l’ordreaméricain, la liberté prônée par les Pères Fondateurs, lemos majorumaméricain5, et d’autre part pour la première fois de l’histoire desÉtats-Unis,en2009, lamajoritédes foyersaméricainsa reçuplusd’argentdel’Étatqu’ellen’enapayéenimpôts6,cequilaissepenser,avecuncertainnombre demouvements comme lesWeare the 99%, que les popularesaméricainssontbienlà.Auxrenflouementsdesbanquesetausauvetagede

Page 108: Rome, Du Libéralisme Au Socialisme - Leçon Antique Pour Notre Temps - Godefroy Editions

General Motors, exemples de capitalisme de connivence, succèdent lesréformessocialesd’Obama,socialismeparlebas.Maiscen’estpastout:depuis ledébutdes années2000, et enparticulier avec lePatriotAct, cen’est pas seulement le libéralisme économique qui est attaqué auxÉtats-Unis, mais également les libertés civiles qui sont remises en cause.Ponctuellement ? De nombreux commentateurs ont souligné, passéel’élection présidentielle américaine de 2012, que l’Amérique n’avaitjamais,politiquement,étéaussidivisée,aussiclivée.Toutrécemment,d’autresélémentsontconfirmécestendancesnéfastes:

larévélationduscandalePRISMaété l’occasionpourBarackObamadedéclarer avec aplomb, en défense de ce programme d’espionnagegénéralisédupeupleaméricain(etd’autres),qu’onnepeutpasavoiràlafois100%delibertéet100%desécurité,cequiestéloquentquandonsesouvient que pour l’éminent père fondateur Benjamin Franklin « Unpeupleprêtàsacrifierunpeudelibertépourunpeudesécuriténeméritenil’unenil’autre,etfinitparperdrelesdeux.»ParailleurslafaillitedelavilledeDétroitestuneimagedelaruinequepourrait,àterme,produireunsocialismegénéraliséauxÉtats-Unis:lavilleaperduenundemi-siècle60%desapopulation,estlaisséepourmoitiéàl’abandon.

Maisunechosedoitêtrenotéeàproposd’unpayshégémoniquecommelesÉtats-Unisd’Amérique : ilsnesombrent jamaissansentraîner tout lemondeaveceux.UnepuissancemodestecommelaFranced’aujourd’hui,ou le Royaume-Uni de la fin des années 1970, ayant laissé pendant desdécennies libre court aux politiques socialistes, est contrainte de seréformerlorsqu’ilneluiestpluspossibledefairefaceàsonpassif.Soitelle réussit ses réformes, soit elle est définitivement ruinée et déclasséedansleconcertdesnations.Au contraire une superpuissance comme l’Amérique, lorsqu’elle est

incapabledecontinueràfinancerelle-mêmesonsocialisme,alacapacitédepratiquerlaprédationsursesvassaux.NousavonsditquelesUSA,parleprivilègedudollar,agissentdéjàdelasorte;cetavantageestpoureuxce que le prélèvement du stipendium sur les provinces était pour lesRomains. Rome, nous l’avons vu, a réussi à financer son socialismeinterne de cette façon jusqu’à la fin du IIe siècle. Par la suite, elle a étéobligée d’accentuer sa prédation sur lemonde romain, et cette politiquen’a pris fin, avec l’Empire lui-même, qu’une fois ruiné l’essentiel d’un

Page 109: Rome, Du Libéralisme Au Socialisme - Leçon Antique Pour Notre Temps - Godefroy Editions

ensemblequ’unepaixromaineaucoûtmodéréavaitrenduprospère.De même depuis des décennies, le privilège du dollar n’est pas sans

contrepartie pour l’ensemble du monde : il permet de bénéficier del’action pacificatrice du gendarme américain qui a d’abord défendu lerégimede liberté contre les totalitarismeset, depuis la chutede l’URSS,surveillelesvoiescommercialesetgarantit lasécuritédutraficmondial.Dansunelargemesurelecoûtdelasuprématieaméricaineaétécompenséparleservicerendudepoliceinternationale,quiacorresponduàl’échellemondialeàceluid’unÉtatminimal,ouÉtat-gendarme,protégeantledroitetassurantlapaixdansunpayslibéral.Maiscecoûtpourraitêtredemoinsenmoinscompenséparleservicemondialdepoliceetreprésenterdeplusenplusceluidusoutiendel’économieaméricaineetdesdépensessocialesde l’État fédéral, chosesquineprofitent aucunement au restedumonde,toutcommeàl’échelled’unseulpayslesbénéficesaccordésauxagentsdel’Étatparclientélismecoûtentcheraurestedupeuplesansluiapporterdesurcroît de satisfaction. L’endettement galopant de l’État américain etl’utilisationsystématiquedelaplancheàbilletdepuisplusdedixanssontàcetitreparticulièrementinquiétants.Sil’Amériquedevaitsombrerdanslesocialisme,ilfautêtreconscient

quec’est l’ensembledumondequienpaierait lecoût.Certainementdanscette hypothèse, tout comme fit Rome, les États-Unis trouveraient lemoyendefairebénéficierdeleursprédationsunepartiedelapopulationdechacundespayssousleurdomination,afindemaintenirlesystèmeenplace.C’estainsiquel’Empireattribuarégulièrementlacitoyennetéàseszélés collaborateurs des provinces, les notables des cités soumisesnotamment. Tout comme cela se produit dans un unique pays, laprogression mondiale du socialisme américain verrait s’accroîtreprogressivement et parallèlement la sphère d’intervention de l’État, lamassedesaclientèleetlepoidsdeseffortsexigésdesindividus:fiscalitéaccrue, limitation des libertés. Un tel mouvement s’achèverait dans latransformationde l’ensembledumonde,sous l’égideaméricaine,enunesorte d’immense URSS. Sa mise en place serait soutenue,philosophiquement, par cette idéologie qu’on appelle aujourd’hui lemondialisme, et qui est une moderne résurgence de ce que fut dansl’Antiquité le cosmopolitisme stoïcien : cette philosophie, née dans lemondehellénistique,prônaitde façon trèshumanisteetgénéreuseque lemonde était une unique cité dont chaque homme était citoyen. Ce

Page 110: Rome, Du Libéralisme Au Socialisme - Leçon Antique Pour Notre Temps - Godefroy Editions

cosmopolitisme,quipeutêtretrèsfécondcommefacteurd’ouvertureetdedialogueentrelescultures,peutaussisemontrertrèsnuisibleparcertainsde ses développements affirmant la nécessité, à l’échellemondiale, d’ungouvernement unique chargé de planifier l’économie, d’organiser lasurveillance des individus, etc. Ainsi à Rome le stoïcisme inspira despersonnages de premier plan commeMarc-Aurèle ou Ulpien et poussaauxpolitiquescollectivistesquenousavonsdécrites,justifiantlatyrannieimpériale par la défense de l’idée d’un souverain unique pour tout lemonde connu. De même aujourd’hui le mondialisme, qui a pu aider àrenforcer les échanges entre les grandes civilisations en portant laconscience d’une sorte de citoyenneté universelle, notamment à traversl’ONU, pourrait-il dégénérer, comme un grand nombre d’autres idéesgénéreuses, en acclamation d’une sorte d’Empiremondial autoritaire aunom de la fraternité entre les peuples, comme les régimes socialistesprétendent instaurer la fraternité entre les individus. Cet ordre mondialfinirait sans nul doute par s’effondrer sous son propre poids, mais lesconséquences en seraient véritablement catastrophiques. Les voies decommunicationseraientcoupées,iln’yauraitplusdecommercemondialet bien peu de commerce local, les villes se dépeupleraient et, commel’expliquait Ludwig von Mises dans L’Action Humaine à propos de lachutedeRome,ladivisiondutravailrégresserait:unetrèsgrandepartdelapopulationdevraitrecommenceràproduiresesbiensdeconsommationdebase :nourriture,vêtement…L’organisationsocialeen reviendraitauféodalisme,dansunmonderessemblantlargementàl’actuelleSomalie,etmarquéparl’analphabétismeetlasuperstition.Ilfaudraitdessièclespourvoirunretourdelacivilisation.Cetteévolutionverslesocialismemondial,ilfautledire,prendraitelle-

mêmeplusieurssiècles:entrel’admirationdePolybequantàlanouvellehégémonieromaineetl’EmpiretotalitairedeDioclétien,ilyacinqcentsans.Etdefait,ondoitconstaterquel’évolutionaméricainen’estpasàsensunique : l’AmériqueétaitbienplussocialisantesousNixonetCarterquesousReagan,etl’onpeutencoreespérerdesretoursdeflammelibéraux.Lagrandequestionestcelleducaractèreinéluctableoupas,àlongterme,d’uneévolutionàlaromaine.Les États-Unis se sont-ils engagés sur la pente du socialisme, de la

guerre civile et de l’Empire ? Plus encore : commeRome, après avoirconduit le monde sur le chemin de la prospérité par la liberté,

Page 111: Rome, Du Libéralisme Au Socialisme - Leçon Antique Pour Notre Temps - Godefroy Editions

l’entraîneront-ilsverslaruineetlaservitude?L’Amériqueentendra-t-ellelaleçondesonaînéeantiqueoupartagera-t-ellelescausesdesadécadencecommecellesdesagrandeur?

___________________1.L’Empiregréco-romain, op.cit.,p.740.2.Considérationssurlescausesdelagrandeurdesromainsetdeleurdécadence, chapitreXVIII.3.Pourunevuerapidedelaprofondesymétrieentrelestrajectoireshistoriquesdel’AmériqueetdeRome,voirnotreappendiceconsacréàunesynthèsesurcesujet.4.RonPaulvoyaitdansladéfenseduprivilègedudollarunedesraisonsdelaguerred’Irak,SaddamHusseinayantenvisagédevendresonpétroleeneurosouenor,etnonplusendollars.Danslemêmesens,certainsvoientdanslaprécipitationaveclaquelle a été saisie l’opportunité de renverser Khadafi en 2011, au milieu de la vague du printemps arabe, une volontéaméricaine de torpiller le projet de dinar-or qui devait dans l’esprit de son promoteur soustraire le commerce du pétroleafricainetarabeaupassageobligédudollaraméricain.Aujourd’huiencore l’Amériquedéfendbecetonglescetavantagestratégiquefaceauxcontestationsrusseetchinoisedesasuprématiemonétaire,laChineambitionnantderemplacerledollarparsonyuan.Lestensionsautourdecettequestionpourraientavoirunpoidsconsidérabledansl’évolutiongéopolitiquedesannéesàvenir.5.Des hommes partageant les idées duTeaParty comparent d’ailleurs l’évolution desUSA actuels à Rome, tel LawrenceReed,leprésidentdelaFederationforEconomicEducation,quiadonnéundiscoursàcesujetàLasVegas,intituléAreweRome?le2juillet2013.6.http://www.contrepoints.org/2012/07/17/90672-redistribution-des-revenus-nouvelles-inquietantes-des-etats-unis

Page 112: Rome, Du Libéralisme Au Socialisme - Leçon Antique Pour Notre Temps - Godefroy Editions

Chronologieromainedulibéralismeausocialisme

VIIIesiècleavantJ.-C.:FondationdeRome.Régimemonarchique.

509avantJ.-C. :LesroissontchassésparlesRomainssouslaconduitedesaristocrates.

VesiècleavantJ.-C.:Sécessionsdelaplèbe,loidesDouzeTables;miseenplacedurégimelibéralromain:droitsfondamentauxgarantisparl’étatdedroit.

Ve-IVe siècles : Enrichissement de Rome, immigration, résistance auxagressionset impositiondumodèle romainauxcitésd’Italie.Lemodèlepolitiqueromaind’étatdedroitséduitlesItaliensvoisins.

IIIesiècle:PremièreguerrepuniqueetannexiondelaSicile.Miseenplacedusystèmedelaprovincia,rompantaveclatraditiondestraitésd’alliancebilatérauxaveclescitésvaincues.

IIIe-Ier siècle avant J.-C. : Les guerres puniques conduisent Rome, parréactionenchaîne,àconquérirdespansentiersdumondeméditerranéen.Par la suite,devenueune superpuissance, elle est appeléecommearbitredansdesconflitslocauxquiamènentdenouvellesannexionsdeterritoireset captures d’esclaves. L’ampleur de la prédation armée déstabilisel’économie romaine au profit de la classe dirigeante des sénateurs, quicontournent les principes de l’égalité de droit en utilisant le pouvoir del’Étatpourdéfendre leur intérêtprivécontreceluide laclassemoyenne.Laruinedespetitspropriétaires faitapparaîtreunprolétariatdecitoyensoisifsetdesrevendicationssociales.

Première moitié du Ier siècle avant J.-C. : Les tensions socialesprovoquées par les problèmes économiques s’accentuent au point deprovoquer des guerres civiles qui opposent essentiellement lesbénéficiaires de l’oligarchisme actuel, les optimates (Sylla, Pompée) et

Page 113: Rome, Du Libéralisme Au Socialisme - Leçon Antique Pour Notre Temps - Godefroy Editions

leurspartisans,ettousceuxintéressésàdesréformessocialesradicalesetàde largespolitiquesderedistribution, lesambitieuxpopulares (Marius,César)etlapartiedupeupleneprofitantpasducapitalismedeconnivence.

DeuxièmemoitiéduIersiècleavantJ.-C.:Lesoptimatessontvaincusetcontraintsàaccepteruncompromisparlequelilssacrifientunepartiedeleurs avantages dans une politique de redistribution d’État.L’aristocratiesénatoriale perd l’essentiel de son autorité, confisquée par l’empereurdontlepouvoirs’appuiesurlepeuplebénéficiantdelaredistribution.Lesprincipes d’état de droit vieux de quatre siècles s’effacent devant ladictatureimpériale.

Ier-IIe siècles : L’économie proprement romaine, dans la péninsuleitalienne,estdeplusenplusréglementéeetperdenefficacité.Elleperdsesmarchésauprofitdesprovincesoùlalibertépermetl’essoréconomique.Le régime impérial compense la destructiondu tissu économique italienpar le prélèvement de tributs sur les provinces, soit en prolongeant laprédationdesconquêtes.

IIIesiècle:L’évolutiontoujoursplusautoritairedupouvoiretl’effacementde la culture républicaine font qu’il tolère de moins en moins lapersistancede l’ordreancienet la limiteàsonautoritéque représente leSénat. Les difficultés économiques provoquées par les manipulationsmonétairesdesSévèrespourpayerl’arméeetlamilitarisationcroissantedurégimeentraînentunenouvelleguerrecivile,« l’anarchiemilitaire».Pourfinancerlesdépensesimpériales,laprédationsurlesprovincesdoits’accentuer,cequiaugmentelesdifficultéséconomiquesdansl’ensembledumonderomain.

IVe siècle :Avec les réformesdeDioclétien, l’Empiredevientun régimetotalitaire:lesénatdisparaîtcommeforcepolitiquetandisquel’empereurdevient monarque de droit divin. Confronté à la ruine économiquegénérale qui rend très difficile de percevoir les fonds nécessaires àl’entretien de l’armée, l’État impérial décide de diriger lui-même unepartie de la production dans l’ensemble de ses provinces. La libertééconomique disparaît, les persécutions religieuses atteignent leurparoxysme.

Page 114: Rome, Du Libéralisme Au Socialisme - Leçon Antique Pour Notre Temps - Godefroy Editions

Fin IVe siècle-début Ve siècle : Le régime impérial est devenuinsupportable : la ruine économique est totale enOccident, l’oppressionfiscale est généralisée, les populations locales n’acceptent plus de payerpour un pouvoir qui ne les protège pas, quand il n’exproprie pas lesautochtones pour installer à leur place des barbares. Les peuples desprovincespréfèrents’entendreavec lesenvahisseurspoursedébarrasserdelaruineusetutelleromaine.L’Empiren’aplusderessourcesetpresquepersonnen’aintérêtàledéfendre:ils’effondredanstoutesamoitiéouest.

VIIe siècle : Les invasions arabo-musulmanes répètent en Orient lescénariooccidental,et«l’Empire»byzantinseréduitàungrosroyaumegrec.Iln’yaplusd’Empireromain.

Page 115: Rome, Du Libéralisme Au Socialisme - Leçon Antique Pour Notre Temps - Godefroy Editions

Parallèlegénéralentrel’histoireromaineetl’histoireaméricaine

Engras:schémasimilaireEnromain:faitromainEnitalique:faitaméricain

1)LaMonarchieétrangère(VIIIesiècleav.J.-C.–509av.J.-C.,XVIIesiècle–1776)

Institutions/Organisation politique : Domination d’une monarchieétrangère.Romeestsousladominationdesroisétrusques.Les colonies d’Amérique sont sous domination de la couronne

britannique.Société/droit : Société principalement rurale et agricole, les

communautés locales se gouvernent par assemblées organisant lasécuritécommunesouscontrôledelapuissancedominante.Lasociété romaineest fondéesur les relationsdeclientélismeausein

d’assembléeslocales,lescuriae.Systèmesmultiplesd’organisationetd’exploitationdelaterre:colonies

àChartes,coloniesdePropriétaires,coloniesdelaCouronne,avecselonlescasungouverneurouuneassembléecoloniale.Arts/culture : Culture identique à celle de la puissance étrangère

dominanteArtsurlemodèlegréco-étrusque.Artsurlemodèleeuropéen.Économie : Essentiellement agriculture de petits exploitants,

premiersmouvementsdecommerce.Exportation du sel des lagunes du Tibre, récolte du bois des forêts

côtières,culturedelavigne,desarbresfruitiers,decéréales.Les états du Sud vivent de l’exploitation agricole, ceux du Nord du

commerceetdelapêche.Religion:Religionpropreetnondictéeparl’influenceétrangère.Religion et institutions religieuses romaines fondées sur la culture

latine,aveclatriadecapitoline.

Page 116: Rome, Du Libéralisme Au Socialisme - Leçon Antique Pour Notre Temps - Godefroy Editions

Greatawakening(réveilreligieux)etapparitiondel’évangélisme,formeaméricaineoriginaleduchristianisme.Sciences:Principalementacquisesauprèsdelacivilisationsuzeraine.Constructiondeségoutssurlemodèleétrusque(Cloacamaximaréalisé

par le roi étrusque Tarquin l’Ancien), premières formes d’architectureinspiréesdelatechnologieétrusque.Les technologiesemployéespar lescolonsaméricainssoussuzeraineté

britanniqueproviennentpourl’essentield’Europe.Relationsaumondeextérieur:Soussuzerainetéétrangère.Romesoussuzerainetéétrusque.Coloniesaméricainessoussuzerainetébritannique.Méthodes de guerre : Sur le modèle de la civilisation de tutelle,

milicesdeguerriersplusoumoinsvolontaires.D’abordensembledemilicesprivéesauservicedesnoblespuissur le

modèledelaphalangehoplitiquegrecque.Idéalducitoyen-soldatquipayesonéquipementetsesprovisions.Au temps des guerres coloniales milices privées de colons puis

embrigadées au service des rois d’Angleterre dans les guerres contre lescolonsfrançais.Lorsdelaguerred’indépendance,lescitoyensaméricainsprennent les armes pour rejeter la suzeraineté britannique.Méthodes decombatidentiquesàcellesdesEuropéens,avecinfanteriedeligne.2)LaRépubliquehéroïque(-509à-272,1776-1865)

Institutions/Organisation politique : République indépendante,citoyenneté,suffrage,libertéindividuelleRome devient une République, ses citoyens sont des hommes libres

disposantdedroitspolitiquesetparticipentauxassemblées.FormationdesÉtats-Unisd’Amérique,systèmepolitiquededémocratie

représentativefondéesurlesuffragedescitoyens.Société/droit : liberté etdroits individuels garantisparun système

de droit écrit et des magistratures fondées sur le suffrage. Mœurspuritaines.InstaurationdelaconstitutioncoutumièredelaRépubliqueromaine,le

mosmajorum,etrédactiondelaloidesDouzeTables.Sociétéfondéesurla famille et ses valeurs austères : pudicitia, integritas, reverentia et laprédominancedupaterfamiliasdontl’autoritésefondesurlesvaleursdetemperentia,maîtrisedesoi,etdesérieux(gravitas).

Page 117: Rome, Du Libéralisme Au Socialisme - Leçon Antique Pour Notre Temps - Godefroy Editions

Rédaction de la Constitution des États-Unis d’Amérique et de laDéclaration des Droits. La société est très fortement dominée par lacommunautéWASPetlamoraleprotestante.Arts/culture : Profonde influence de la civilisation-mère, qui est la

civilisationlaplusbrillantedutemps.LaculturegrecqueinfluenceRome,directementparlaGrandeGrèce,et

indirectementparlebiaisdelastructureétrusque.L’influence culturelle européenne demeure très forte : la mode est

européenne, lespeintresaméricainsse formentparunvoyageenEurope,architecturenéoclassiqueetstylegéorgien.Économie:Exploitationpaysannedepetitspropriétaires,artisanat,

commerce.Les propriétés privées s’agrandissent mais sans atteindre encore

l’ampleurdesfutureslatifundiae.Introductiondesméthodesd’agricultureintensive grecques : arbres fruitiers, olivier. Développement del’exportationdelacéramiqueromaine.LeMidwestestmisencultureparlesmigrants.Premiersmouvementsde

développementdel’industrie,débutdelastandardisation.Religion : Développement d’une religion civile, ensemble de

croyances et de comportements non exclusifs mais consubstantiels àunebonnemanifestationdelacitoyenneté,etfondéesurlareligiondel’ethnieoriginelledominante.Culte officiel, organisé par l’État, souci ritualiste de la stabilité des

institutions appuyé sur la triade capitoline de la religion latinetraditionnelle.Religioncivileaméricainefondéesurlefondcommundéistedetousles

premierscolonsprotestantsetmarquéeparl’évangélismeaméricain.Sciences : Progrès des techniques de production, amorce des

grandes innovations de technologie militaire et dans le domaine destransports.Inventiondupressoiràhuile,premiersusagesdescatapultes,pointde

départdudéveloppementdel’artillerie.CréationdelaViaAppia,initiantunegrandeœuvrederéseaudetransport.Prémices de mécanisation des manufactures (Cotton gin, égreneuse à

cotond’EliWhitney).Bouleversementde l’artillerieparapparitionde lamitrailleuse Gatling. Construction du premier chemin de fertranscontinental.

Page 118: Rome, Du Libéralisme Au Socialisme - Leçon Antique Pour Notre Temps - Godefroy Editions

Relationsaumondeextérieur:Créationd’unglacisprotecteurparla soumission des peuples voisins et la conquête d’un espacestratégique ; persistance d’unementalité isolationniste sans véritablevolontéimpérialiste.Soumission progressive des cités voisines et affrontement avec les

peuples des montagnes et les colonies grecques du sud de l’Italie ;conquête lente de la péninsule italique par souci de sécurité, et non dedomination.Manifest destiny (idéologie prônant la mission civilisatrice de

l’Amérique) colonisation de l’Ouest américain et doctrine Monroe (lesÉtats-UnisconsidèrentcommeagressiontouteinterventioneuropéenneenAmérique) ; souci de maîtriser le continent américain pour garantir lasécuritédesÉtats-Unis.Méthodes de guerre : Armée de conscrits développant une

organisationrationnelleetadaptée,élargissementdurecrutementauxnon-citoyens.Armée de conscription. Apparition de l’organisation manipulaire,

petites unités qui donnent de la souplesse à lamanœuvre.Créationde lasolde, premier mouvement vers la professionnalisation. Premièreintégrationdetroupesalliées.Apparition de la conscription pendant la guerre de Sécession. Unités

organisées rationnellement : escouades, pelotons, compagnies, corps,divisions.IntégrationdesAfro-américains,noncitoyens,dansl’armée.3)LaRépubliqueimpériale(-272à-30,1865-?)

Institutions/Organisation politique : Extension de la citoyennetéhors du noyau historique, apparition d’une macro-républiques’étendantau«glacis»protecteur.Lacitoyennetéromaineestoctroyéeàtousleshommeslibresd’Italie:

l’ItalieetRomenefontplusqu’un.Les États-Unis constituent une seule nation allant de l’Atlantique au

Pacifique,constituéesousl’égidedelapuissanceyankee.Mouvementdesdroitsciviques.Société/droit : Industrialisation, apparition d’une société urbaine ;

l’enrichissementrapidebouleverselesmœursquideviennentpluslibres.Apparitiondecontestationsduconsensussociopolitiqueancestral.Le luxe se développe et l’étalage de richesse, notamment par les

Page 119: Rome, Du Libéralisme Au Socialisme - Leçon Antique Pour Notre Temps - Godefroy Editions

femmes, devient courant, suscitant les réactions indignées destraditionnalistescommeCaton l’Ancien.Apparitionde l’oppositionentrepopulares, partisans d’idées socialisantes : l’annulation des dettes et desdistributions gratuites de pain, et les optimates, tenants de l’ordretraditionneldumosmajorumetattachésàlalibertas.Émancipation de la femme,matérialisme, affaiblissement progressif de

ladominationdesWASPssurlasociétéaméricaine.Apparitionprogressived’une fracture dans la société américaine entre les conservateurs (néo-conservateurs puis les Tea Party), tenants de l’ordre traditionnel de laConstitutionvouluparlesPèresFondateur,etlaNewLeftpuislesdiversmouvements de gauche, socialisants, partisans d’une interventionéconomiqueplusmarquéedel’État,enparticulierdanslesdomainesdelasantéetdel’éducation.Arts/culture :Apparitiondes spectaclesdemasse ; la culturede la

civilisation devient une référence dominante et un modèle imité àl’étranger.Essor des jeux du cirque,multiplication des pièces de théâtre à effets

spéciaux (Deus ex machina) ; exportation du divertissement à grandspectacledanstoutlepourtourméditerranéen.Apparitiondublues, du ragtime,du jazz, âged’ord’Hollywood,après

quoilaproductionaudiovisuelleetmusicaleaméricainedominelemarchémondial, s’exporte dans tous les pays, est imité au sein de toutes lescultures.Économie : Remplacement du tissu des petits exploitants par

l’apparitionde grandes exploitations favoriséespar labaissedu coûtdu travail. Établissement d’une domination économique partiellementappuyéesurlaforce.Multiplication des esclaves, apparition des grandes exploitations sous

formedelatifundiae,impositiond’untributauxnationsvassalisées,Romedevientfortementexportatricedenourritureetdeproduitsmanufacturés.Multiplication des machines, émergence des grandes entreprises par

concentrationhorizontale,impositiondudollarcommemonnaiederéserveinternationale,l’Amériquedevientlemoteurdel’économiemondiale.Religion:Diversificationdescroyancesreligieuses, importationsde

croyances étrangères à mesure que la population résidant sur leterritoiredeBdevientpluscosmopolite.Rome est peu à peu gagnée par les cultes étrangers, en particulier

Page 120: Rome, Du Libéralisme Au Socialisme - Leçon Antique Pour Notre Temps - Godefroy Editions

orientaux.L’Amérique devient multiraciale, les religions exotiques et les

syncrétismes se multiplient en s’éloignant du puritanisme des premierscolons.Sciences : Apogée de la créativité de la civilisation ; innovations

technologiquesmultiples et importantes. Réflexion sur l’organisationdel’activitéhumaine.Invention du ciment, de la plomberie, des grues, dumoulin à eau, de

l’arche en plein cintre, des machines de siège et de la technologiemilitaire,dusocdecharruemétallique.Traitésd’économierurale(Catonl’Ancien),d’agriculture,d’architecture(Vitruve).Invention de l’ampoule et de l’électroménager, des gratte-ciel, du

téléphone, développement de l’automobile, de l’aviation, de la physiquequantique,delapétrochimie,del’énergienucléaire,del’informatique,dela robotique, de l’internet, du voyage spatial, des biotechnologies, desnanotechnologies.Développementdelascienceéconomique.Relationsaumondeextérieur:Positionhégémonique,multiplication

desinterventionsextérieures,attitudeimpérialisteassuméeetjustifiéepar l’apparitiond’unnouveaudiscours rompantavec l’isolationnismetraditionnel;volontéd’assumerlerôledegendarmedumonde.LeSénatadopteuneattituded’impérialismeexpansionnisteetnonplus

défensif.Guerrespuniques,guerresmacédoniennes,conquêtedupourtourméditerranéen,del’EspagneetdesGaules.Virgileformuledansl’Enéidele destin impérial de Rome : Parcere subiectis et debellare superbos(épargnerceuxquisesoumettentetdompterlesorgueilleux).DoctrineMonroemodifiéeparleCorollairedeRoosevelt(ladéfensedes

intérêtsaméricainsjustifielesinterventionsextérieures);expansiondansle Pacifique, guerre hispano-américaine, impérialisme en Amérique duSud, participation aux deux guerres mondiales, Guerre froide contrel’URSS puis néo-conservatisme, défense du leadership, guerrespréventives, exportation de la démocratie et installation de régimescomplaisantsparlaforce.Méthodes de guerre Professionnalisation de l’armée. Acquisition

d’une force de frappe sur mer. Forte organisation et supérioritétechnologique.Fortmouvementdeprofessionnalisationdel’arméepourlescampagnes

longues et loin. Naissance d’une armée permanente fondée sur le

Page 121: Rome, Du Libéralisme Au Socialisme - Leçon Antique Pour Notre Temps - Godefroy Editions

volontariat et non plus les classes censitaires. Développement d’unepuissante flotte de guerre contre Carthage. Armement et méthodes decombatstandardisés,supérioritédelatechnologiepoliorcétique.Disparition de la conscription (à l’exception de la Seconde guerre

mondiale),créationd’unearméeprofessionnelle.L’Amériquesedotedelaplus puissance force maritime mondiale et d’équipements militaires detechnologiedepointe:aviation,télécommunications.

___________________

Page 122: Rome, Du Libéralisme Au Socialisme - Leçon Antique Pour Notre Temps - Godefroy Editions

CetouvrageaétécomposéparAtlant’CommunicationauBernard(Vendée)

Impressionréaliséepar

enXXXXX2014

ImpriméenFranceN°d’édition:249–N°d’impression:

Dépôtlégal:XXXXX2014