roger le moine dans notre mémoire - Érudit...roger le moine dans la recherche sur la...

30
Tous droits réservés © Les Éditions La Liberté, 2004 Ce document est protégé par la loi sur le droit d’auteur. L’utilisation des services d’Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politique d’utilisation que vous pouvez consulter en ligne. https://apropos.erudit.org/fr/usagers/politique-dutilisation/ Cet article est diffusé et préservé par Érudit. Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé de l’Université de Montréal, l’Université Laval et l’Université du Québec à Montréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche. https://www.erudit.org/fr/ Document généré le 26 août 2021 06:38 Les Cahiers des dix Roger Le Moine dans notre mémoire Roger Le Moine in our memory Bernard Andrès Numéro 58, 2004 URI : https://id.erudit.org/iderudit/1008119ar DOI : https://doi.org/10.7202/1008119ar Aller au sommaire du numéro Éditeur(s) Les Éditions La Liberté ISSN 0575-089X (imprimé) 1920-437X (numérique) Découvrir la revue Citer cet article Andrès, B. (2004). Roger Le Moine dans notre mémoire. Les Cahiers des dix, (58), 105–133. https://doi.org/10.7202/1008119ar Résumé de l'article Titulaire, depuis 1988, du quatrième fauteuil de la Société des Dix, Roger Le Moine est décédé le 12 juillet 2004, à l'âge de 70 ans. Dans cet hommage en forme de témoignage, Bernard Andrès rappelle la carrière et les travaux de notre confrère. Cette esquisse d'un portrait intellectuel retrace l'engagement de Roger Le Moine dans la recherche sur la Nouvelle-France, mais surtout sur le XIX e siècle canadien. Qu'il s'agisse de travaux sur la noblesse, sur la bourgeoisie, ou sur des auteurs particuliers, Roger Le Moine s'est forgé une méthode axée sur l'étude des sources, la sociocritique, la psycho-critique et la généalogie. Cette dernière vise moins les individus que les groupes sociaux dont ils sont issus et qu'ils contribuent à transformer par une vision du monde souvent progressiste. Réfractaire à la théorie et aux grands systèmes, Roger Le Moine n'avait pas moins une vision synthétique de la société québécoise. Attaché surtout à des personnages rebelles ou marginalisés, Roger Le Moine s'est employé à les sortir de l'ombre et à contextualiser leurs oeuvres, en tirant profit de son érudition et de ses connaissances approfondies des milieux et des réseaux socioculturels. Ses publications sur la franc-maçonnerie canadienne resteront une référence incontournable. On retiendra de ce chercheur indépendant et généreux ses contributions déterminantes sur Joseph Marmette, Napoléon Bourassa, Louis-Joseph Papineau et Félicité Angers, mais aussi sur des parents à lui ou des aïeux qui ont marqué leur temps, comme James McPherson Le Moine et Félix-Antoine Savard. Charlevoisien de coeur, Roger Le Moine a partagé sa vie entre son université (d'Ottawa) et sa région de prédilection: Saint-Fidèle et La Malbaie. L'article de Bernard Andrès retrace un tel parcours en citant de nombreux extraits de l'oeuvre de notre confrère.

Upload: others

Post on 02-Apr-2021

0 views

Category:

Documents


0 download

TRANSCRIPT

Page 1: Roger Le Moine dans notre mémoire - Érudit...Roger Le Moine dans la recherche sur la Nouvelle-France, mais surtout sur le XIXe siècle canadien. Qu'il s'agisse de travaux sur la

Tous droits réservés © Les Éditions La Liberté, 2004 Ce document est protégé par la loi sur le droit d’auteur. L’utilisation desservices d’Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politiqued’utilisation que vous pouvez consulter en ligne.https://apropos.erudit.org/fr/usagers/politique-dutilisation/

Cet article est diffusé et préservé par Érudit.Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé del’Université de Montréal, l’Université Laval et l’Université du Québec àMontréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche.https://www.erudit.org/fr/

Document généré le 26 août 2021 06:38

Les Cahiers des dix

Roger Le Moine dans notre mémoireRoger Le Moine in our memoryBernard Andrès

Numéro 58, 2004

URI : https://id.erudit.org/iderudit/1008119arDOI : https://doi.org/10.7202/1008119ar

Aller au sommaire du numéro

Éditeur(s)Les Éditions La Liberté

ISSN0575-089X (imprimé)1920-437X (numérique)

Découvrir la revue

Citer cet articleAndrès, B. (2004). Roger Le Moine dans notre mémoire. Les Cahiers des dix,(58), 105–133. https://doi.org/10.7202/1008119ar

Résumé de l'articleTitulaire, depuis 1988, du quatrième fauteuil de la Société des Dix, Roger LeMoine est décédé le 12 juillet 2004, à l'âge de 70 ans. Dans cet hommage enforme de témoignage, Bernard Andrès rappelle la carrière et les travaux denotre confrère. Cette esquisse d'un portrait intellectuel retrace l'engagement deRoger Le Moine dans la recherche sur la Nouvelle-France, mais surtout sur leXIXe siècle canadien. Qu'il s'agisse de travaux sur la noblesse, sur labourgeoisie, ou sur des auteurs particuliers, Roger Le Moine s'est forgé uneméthode axée sur l'étude des sources, la sociocritique, la psycho-critique et lagénéalogie. Cette dernière vise moins les individus que les groupes sociauxdont ils sont issus et qu'ils contribuent à transformer par une vision du mondesouvent progressiste. Réfractaire à la théorie et aux grands systèmes, Roger LeMoine n'avait pas moins une vision synthétique de la société québécoise.Attaché surtout à des personnages rebelles ou marginalisés, Roger Le Moines'est employé à les sortir de l'ombre et à contextualiser leurs oeuvres, en tirantprofit de son érudition et de ses connaissances approfondies des milieux et desréseaux socioculturels. Ses publications sur la franc-maçonnerie canadienneresteront une référence incontournable. On retiendra de ce chercheurindépendant et généreux ses contributions déterminantes sur JosephMarmette, Napoléon Bourassa, Louis-Joseph Papineau et Félicité Angers, maisaussi sur des parents à lui ou des aïeux qui ont marqué leur temps, commeJames McPherson Le Moine et Félix-Antoine Savard. Charlevoisien de coeur,Roger Le Moine a partagé sa vie entre son université (d'Ottawa) et sa région deprédilection: Saint-Fidèle et La Malbaie. L'article de Bernard Andrès retrace untel parcours en citant de nombreux extraits de l'oeuvre de notre confrère.

Page 2: Roger Le Moine dans notre mémoire - Érudit...Roger Le Moine dans la recherche sur la Nouvelle-France, mais surtout sur le XIXe siècle canadien. Qu'il s'agisse de travaux sur la

Roger Le Moine dans notre mémoire

PAR BERNARD ANDRÈS

Je n'ai jamais nourri le projet de consacrer ma vie à un sujet, d'ériger un monument. Je me suis attaché à des questions qui m'ont préoccupé à un moment ou à un autre, comme par hasard. À l'occasion, j 'a i cru qu'il m'appartenait de corriger certaines erreurs. '

Dédié à son fils François, « pour qu'il sache », l'article de Roger Le Moine intitulé « En conjuguant mon plus-que-passé » livrait en vingt-quatre pages un condensé de son arbre généalogique2. Cela ne couvrait, précisait-il en 1990, que le quart de cet arbre, des origines à la fin du XIXe siècle. Une dizaine d'années plus tard, lors de l'hommage que lui rendait l'Université d'Ottawa, le professeur émérite annonçait poursuivre la rédaction de ses mémoires. «J'en ai pour long­temps, plaisantait-il alors, puisque, après 232 pages, je n'ai pas encore atteint le moment de ma naissance ! Ou plutôt, je n'ai pas encore osé me faire naître. Car on ne pose pas semblable geste sans savoir qu'il mène à un terme »3. Déjà Roger savait. Déjà Roger souffrait et luttait pour repousser ce terme. Il le faisait en se

1. ROGER LE MOINE, « Le voyage à l'estime », in MICHEL GAULIN ET PIERRE-LOUIS VAILLANCOURT, L'Aventure des lettres:pour Roger Le Moine, Orléans, Éditions David, 1999, p. 198.

2. R. LE MOINE, « En conjuguant mon plus-que-passé », Mémoires de la Société généalogique canadienne-française, vol. 41, 1 (printemps 1990), p. 5-28.

3. R. LE MOINE, « Le voyage à l'estime », op. cit., p. 201.

it*4*4****At*A*U, n° 58 (2004)

Page 3: Roger Le Moine dans notre mémoire - Érudit...Roger Le Moine dans la recherche sur la Nouvelle-France, mais surtout sur le XIXe siècle canadien. Qu'il s'agisse de travaux sur la

106 CAHIERS DES DIX, N° 58 (2004)

moquant un peu des pronostics alar­mistes du corps médical, tout affairé qu'il était, lui, à poursuivre ses sa­vants travaux (Roger, toujours pre­mier à remettre son texte pour Les Cahiers des Dix]). Tout affairé qu'il était, surtout, à se donner aux siens et à voir grandir son fils (François n'entamait-il pas à Paris des études... d'histoire?). L'histoire de Roger est un peu celle de l'histoire du Qué­bec, dans tous les sens de l'expres­sion.

C'est ce que j'aimerais esquis­ser ici, dans cet hommage en forme de témoignage4. On y trouvera moins une chronologie qu'un por­trait intellectuel et, surtout, une voix. Celle du confrère qui m'introduisit dans cette société, celle aussi de l'ami riant et devisant. Ce gai savoir de Roger s'exprimait aussi bien dans ses textes que dans les longues conversations entre proches, sur sa terrasse à Ottawa, ou, l'été, dans Charlevoix, lieu béni de ses nombreuses renaissances. Combien de fois, ces dernières années, nous a-t-il ainsi surpris, revenant de loin, passées les épreuves de l'hiver, pour se ressourcer dans le décor estival de Saint-Fidèle ! Là, au cœur des siens et de son pays, Roger retrouvait le sourire. Il renouait avec ce timbre de voix particulier, quand, bouclant une anecdote, ou lâchant une pointe, il résol­vait sa phrase en un narquois éclat de rire. Cette voix s'est tue, mais nous en aurons des échos dans les prochaines pages qui font la part belle aux extraits de son œuvre. La présence de Roger par les textes nous permettra, du moins, de parler au présent d'un homme et d'une vie dédiés au passé.

Roger Le Moine (1933-2004) Photo Jean-Philippe Fauteux

En suivant le parcours de Roger Le Moine, on traverse une existence vouée aux livres, aux archives, à l'histoire du Québec et à la confraternité. Sa propre

D'où le caractère fragmentaire de ces notes risquées non sans peine après le départ de Roger, le 12 juillet 2004, à l'âge de 70 ans. Je remercie Louise Cantin pour son obligeance et l'aide qu'elle m'a apportée, dans les circonstances. Je lui dois notamment l'accès aux mémoires inédits de Roger, dont je cite ici quelques extraits.

it*<**kv>*At*AU, n° 58 (2004)

Page 4: Roger Le Moine dans notre mémoire - Érudit...Roger Le Moine dans la recherche sur la Nouvelle-France, mais surtout sur le XIXe siècle canadien. Qu'il s'agisse de travaux sur la

ROGER LE MOINE DANS NOTRE MÉMOIRE 107

histoire de Charlevoisien exilé en Outaouais rejoint celle de tous ces Canadiens errants d'il y a deux siècles, dont certains franchirent les frontières et d'autres, exilés de l'intérieur, durent, pour des raisons professionnelles, résider un certain nombre d'années dans la capitale fédérale. Joseph Marmette, Alfred Garneau, Benjamin Suite, notamment, à qui Roger consacre des études, figurent dans cette diaspora culturelle chère à Roger. N'oublions pas, non plus, parmi ces nomades ou sédentaires sur lesquels il se penche, des années durant, Louis-Joseph Papi­neau et Félicité Angers. Il se retrouve en eux, tout comme chez ses oncles et parents, Arthur Buies, James McPherson Le Moine et Félix-Antoine Savard. Dans cette vaste famille, dans cette longue filiation des cœurs et des esprits, le même goût pour l'érudition, l'histoire et le patrimoine. Qu'ils fussent historiens, ro­manciers, «antiquaires» ou naturalistes, ces artisans de la mémoire collective présentaient, en outre, la caractéristique de partager et d'illustrer un lieu et un milieu: Charlevoix, Québec, Sillery, l'ïle-aux-Grues, Montmagny, ou . . . Ottawa. Autre mode de sociabilité propre à ces compagnons de route croisés sur le par­cours de Roger : le cercle, la fraternité, l'académie. Ils en furent, pour certains, les cofondateurs : le Club des Dix avec Marmette, la Société du même nom, avec Suite, ou la Société royale du Canada avec McPherson Le Moine. D'autres rallie­ments plus discrets, sinon secrets mobilisent l'attention de Roger Le Moine. Il s'agit des loges maçonniques de la fin du régime français jusqu'au XXe siècle, j 'y reviendrai. Enfin, la cellule qui lui tient le plus à cœur : la famille et ses innom­brables alliances. Voilà bien le mode de ralliement et le code de référence le plus apte, à ses yeux, à rendre compte de l'évolution de la société québécoise. Partant de la sienne propre, Roger peut se lancer à l'assaut généalogique de tout le Qué­bec. C'est, on le verra, sa façon à lui de « faire de l'histoire »5.

L'histoire généalogique S'il fallait caractériser la méthode historique et l'angle d'approche de Roger

Le Moine, je parlerais volontiers d'histoire généalogique. Nous verrons com­ment il passe de l'opération généalogique à l'exposition biographique des résul­tats, pour aboutir à une analyse socioculturelle du passé. Tout est dans la visée du travail entrepris à partir des archives familiales et des fonds publics. Contraire­ment à la plupart des généalogistes qui creusent inlassablement le sillon ancestral autour d'un arbre leur cachant la forêt, Roger Le Moine n'oublie jamais l'environnement sociohistorique. Il en fait même l'objet d'une quête erudite6,

5. Pour reprendre le titre de la série d'ouvrages théoriques publiés sous la direction de JACQUES LE GOFF ET DE PIERRE NORA, Faire de l'histoire, Gallimard, 1974.

6. Sans aucun pédantisme, Roger Le Moine met au service de sa recherche une vaste érudition, suivant en cela les traces de son parent James McPherson Le Moine. Voir sur cette question

\je*v<**l*U*\*vAt*vAU, n° 58 (2004)

Page 5: Roger Le Moine dans notre mémoire - Érudit...Roger Le Moine dans la recherche sur la Nouvelle-France, mais surtout sur le XIXe siècle canadien. Qu'il s'agisse de travaux sur la

108 CAHIERS DES DIX, N° 58 (2004)

passant constamment du privé au public, de l'arbre à la forêt. Qu'il s'agisse des siens ou d'une autre famille (Marmette, Papineau, Angers, de Gaspé), il utilise les données familiales pour mieux comprendre et expliquer l'évolution de la société québécoise.

Ceci est particulièrement sensible dans l'approche des Le Moine7. Remon­tant à son ancêtre, Jean, débarqué en Nouvelle-France dans les années 1650, Roger retrace les alliances avec les de Chavigny de la Chevrotière, Le Gardeur de Repentigny, de Fleury-Deschambault, Amiot, Douaire de Bondi, puis, de géné­ration en génération, avec les Le Boulanger, Kembal, de Couagne, Gamelin, Gastineau-Duplessis et Godefroy de Lintôt. Premières noces de Jacques-Joseph Le Moine (1719-1787) avec Marguerite Guyon, alliant la famille aux Couillard et aux Tarieu de Lanaudière ; puis secondes noces avec Marguerite Rocbert de la Morandière, nièce de Madame Bégon. Et, de branche en branche, d'ascendants en collatéraux, Roger « conjugue » son arbre généalogique en descendant de Jean (1634-1706), jusqu'à ses arrières grands-parents, Guillaume-Henri Le Moine (1787-1873)8 et Mary Lindsay (1797-1829). C'est ce qu'il nomme son «plus-que-passé ».

Dans l'article qu'il publie en 19909, Roger Le Moine nous donne une leçon de généalogie appliquée à l'histoire. L'opération qui consiste pour lui à « conju­guer (son) plus-que-passé» n'a rien du nombrilisme. Réfléchissant aux fonde­ments mêmes de la science généalogique, il établit une nette distinction entre le « plus-que-passé » de ses aïeux (des origines aux arrière-grands-parents) et le passé (des grands-parents à soi-même). L'article en question couvre le premier quart de sa généalogie et ne concerne que la période et les individus qu'il n'a pas connus personnellement, mais sur lesquels il a pu longuement se documenter10. Ce passé antérieur à son propre passé, Roger l'analyse en le faisant revivre collectivement :

les pages qu'il consacre à ce dernier dans Un Québécois bien tranquille, Québec, La Liberté, 1985 (notamment p. 91 et 112).

7. Il s'agit, pour Roger, de la branche des Le Moine (ou LeMoyne) des Pins (ou Despins). Son ancêtre Jean (1634-1706) était cousin de Charles Le Moyne de Longueuil (1656-1729) et du fameux Pierre Lemoyne d'Iberville (1661-1706). L'orthographe « Le Moine » s'est stabi­lisée au XIXe siècle, après les variantes Le Moyne, ou LeMoine, mais, encore de nos jours, Roger s'amusait à trouver des versions fautives de son patronyme (« Roger LeMoyne », dans HÉLÈNE PELLETIER BAILLARGEON, Olivar Asselin et son temps. Le militant, Fides, 1996, p. 12).

8. Par le fils de ce dernier, Edouard (1825-1916), marié à Victoria Buie (1837-1898), Roger compte parmi ses collatéraux Arthur Buies et Joséphine-Éléonore d'Estimauville, dont Anne Hébert fera l'héroïne de Kamouraska.

9. R LE MOINE, « En conjuguant mon plus-que-passé », loc. cit. 10. Il l'a fait à partir de sources premières et secondes, au cours d'un travail long d'une trentaine

d'années, remontant à ses études universitaires, dans les années 1950.

it*<**&£**At*A*U, n° 58 (2004)

Page 6: Roger Le Moine dans notre mémoire - Érudit...Roger Le Moine dans la recherche sur la Nouvelle-France, mais surtout sur le XIXe siècle canadien. Qu'il s'agisse de travaux sur la

ROGER LE MOINE DANS NOTRE MÉMOIRE 109

d'un ancêtre, d 'une famille, d 'une génération à l'autre, il brosse le tableau de la population canadienne (sous l'angle, il est vrai, des siens : les Le Moine des Pins ou Despins). O n aura noté les limites que s'impose l'auteur en se refusant d'abor­der la période actuelle (des grands-parents à sa propre progéniture). Cette forme de pudeur se double aussi d 'une certaine retenue quand il s'agit de personnes ou d'institutions contemporaines, j ' y reviendrai. Le plus-que-passé dont s'occupe essentiellement Roger, c'est celui d 'une société canadienne en constante muta­tion. Lire Roger Le Moine, c'est observer comment, du XVIIe au XIXe siècle, les Canadiens sont passés d 'une métropole à l'autre, ont traversé des guerres colo­niales, subi les contrecoups des révolutions continentales, des changements éco­nomiques et politiques, avec pour seul élément permanent, le système seigneurial ' '. O n ne s'étonne donc pas de l 'importance que Roger Le Moine accorde à la no­blesse en Nouvelle-France.

Présente en filigrane dans la plupart de ses travaux12, cette question est directement soulevée dans son article «Considérations sur la noblesse cana­dienne»13 . Commentan t les ouvrages européens et canadiens sur le sujet14, il explique les origines de l'anoblissement au Canada. Il distingue soigneusement les nobles des seigneurs: « ( . . . ) en Nouvelle-France ce sont les seigneurs, qui n'appartiennent pas nécessairement à la noblesse, qui posséderont certains droits relevant de la féodalité»15. Il dresse aussi la liste des familles anoblies par lettres royales entre 1668 et 1716. Par ailleurs, la loi salique impose que la noblesse ne se transmette que par les hommes ; Roger analyse donc la façon dont, sans recourir au principe de la noblesse utérine, des roturières pouvaient être anoblies du seul fait de leur mariage avec un noble (tout comme une fille noble perdait son rang, mariée à un roturier). Mais au-delà de ces subtils distinguos, l'auteur insiste sur­tout sur la réalité socio-économique de la noblesse canadienne et sur son alliance progressive avec la bourgeoisie marchande. Toutes ses recherches généalogiques sur sa propre famille et sur ses alliances avec des anglophones, par exemple, repo­sent sur une analyse serrée des stratégies professionnelles, comme du contexte

11. L'abolition tardive de la tenure seigneuriale, en 1854, n'a pas banni, comme on le sait, en milieu rural, des pratiques et un imaginaire fortement marqués par une structure sociale alors vieille de deux siècles.

12. Voir notamment ROGER LE MOINE, « Les Anciens Canadiens ou l'envers de Charles Guérin ». Les Cahiers des Dix, n" 49 (1994), p. 139-158.

13. ROGER LE MOINE, « Considérations sur la noblesse canadienne », Les Cahiers des Dix, n" 54 (2000), p. 45-59.

14. Dont ceux de VICTOR MORIN, « La féodalité a vécu», Les Cahiers des Dix, n" 6 (1941), p. 225-287 et de LORRAINE GADOURY, La noblesse de la Nouvelle-France. Familles et alliances, Montréal, HMH, 1992.

15. R LE MOINE, « Considérations sur la noblesse canadienne», loc. cit., p. 46.

U***4*U**At*AU, n° 58 (2004)

Page 7: Roger Le Moine dans notre mémoire - Érudit...Roger Le Moine dans la recherche sur la Nouvelle-France, mais surtout sur le XIXe siècle canadien. Qu'il s'agisse de travaux sur la

110 CAHIERS DES DIX, N° 58 (2004)

économique et politique canadien. Les nobles canadiens, écrit-il, «font partie d'un groupe qui se compose également de bourgeois et de seigneurs et qui cons­titue une classe aisée»16. D'où, explique-t-il, la tendance de certains Anglais à chercher alliance avec des familles nobles canadiennes. La pratique de classe l'em­porte alors sur les clivages linguistiques et religieux. Quant aux calculs et mani­gances, il les débusque de part et d'autre, ne ménageant aucune des «races fondatrices ». Ainsi, se basant sur le principe de la loi salique, Roger Le Moine se moque des prétentions de Charles Colmore Grant, descendant par alliance de Charles Le Moyne de Longueuil. En 1880, Grant avait fait reconnaître par Lon­dres un titre de «baron de Longueuil». Comment, s'étonne Roger, pouvait-il prétendre à ce rang, «puisqu'il descendait des Longueuil par les femmes»17 ? Commentant l'imposture, Roger conclut: «À cause de la loi salique, Grant ne pouvait être baron français ni appartenir non plus à la noblesse française. En sorte que s'il a été fait baron anglais, ce ne fut pas comme descendant, mais par le seul bon plaisir de la reine Victoria»18. De la même façon, il ne manque pas de s'attirer les foudres de certains descendants actuels en déclarant : «(...) de nos jours encore, bien des gens, pour paraître nobles, occultent leurs ancêtres pour les remplacer par des personnages qui leur permettent de réaliser leurs ambitions. Au Québec comme en France, il existe maintenant ce que j'appellerai une no­blesse d'orthographe et une noblesse de substitution, j'allais dire une noblaille »19. Plus loin, Roger Le Moine exprime plus ouvertement sa nostalgie d'un ordre révolu :

Certes, on peut déplorer comme Roquebrune que la noblesse canadienne ait cessé d'exister en tant que groupe. Et nul ne pourrait modifier le cours des choses en rétablissant ce qui a été. Mais des descendants demeurent. Parmi ces derniers, nom­breux sont ceux qui connaissent leurs origines par la tradition familiale et qui se conforment à une certaine façon d'être. Dans leur cas, il n'y a pas eu rupture. Nombreux également sont ceux qui, par des recherches en généalogie plus qu'en histoire, découvrent leur passé voire aussi leur propre nom de famille dans toute sa plénitude. Si les uns et les autres se perçoivent comme les descendants d'une classe disparue, ils savent qu'ils lui ont appartenu par leurs ancêtres et ils en éprouvent une juste fierté. C'est ainsi que, par la tradition orale et par la recherche, la noblesse subsiste, mais d'une autre manière. Si elle a constitué une classe, elle est devenue une conscience de classe, c'est-à-dire qu'elle se retrouve dans une situation d'impu­nité, à l'abri de l'évolution de la société et des décisions des autorités. Désormais, la

16. Ibid., p. 54. 17. Ibid., p. 56-57. 18. Ibid., cette affirmation donna lieu dans les Mémoires de la société généalogique à un échange

musclé avec un membre de cette société. 19. Ibid., p. 55.

it**<**l*\*v%*At*AU, n° 58 (2004)

Page 8: Roger Le Moine dans notre mémoire - Érudit...Roger Le Moine dans la recherche sur la Nouvelle-France, mais surtout sur le XIXe siècle canadien. Qu'il s'agisse de travaux sur la

ROGER LE MOINE DANS NOTRE MÉMOIRE 111

noblesse canadienne existe par une démarche de la mémoire ou de l'intelligence qui n'est pas sans rapport avec celle des écrivains qui, comme Aubert de Gaspé, La Rocque de Roquebrune, et comme ailleurs Lampedusa et Di Verdura, se sont pré­occupés de leur passé. Sauf que si ceux-ci s'en sont souvenus, ils ont jugé bon de lui conférer par l'écrit une pérennité plus certaine20.

Entendons-nous : grand seigneur par le cœur plus que par vanité, Roger Le Moine partage tout à fait la lucidité de D o n Fabrizio, chez Lampedusa : à quoi bon résister contre l'inexorable ? D u reste, bien qu'il vénérât ses ancêtres, les Le Moine des Pins et qu'il fut toujours attaché à une certaine image du régime seigneurial, Roger exerçait aussi son esprit critique à l'égard des siens. Dans son article « En conjuguant. . . », il montre bien les trajectoires différentes du pragma­tique Jacques-Joseph Le Moine (1719-1787) et de son fils Jean-Baptiste (1751-1807), que l'invasion américaine de 1775 avait ruiné. Comment aussi, le fils de ce dernier, Guillaume (ou William) Henri (1787-1873), avait renoué avec un certain décorum dans sa « seigneurie » de Château-Richer, après alliance avec les Lindsay. C'était l 'époque où les Le Moine des Pins s'alliaient volontiers avec des anglophones, comme les Woolsey, les Melvin, ou les McPherson. Le cas de ce dernier m'apparaît fort intéressant, car Roger Le Moine s'y est beaucoup investi, personnellement. Dans le livre qu'il a consacré à James McPherson Le Moine, Un Québécois bien tranquille™, Roger a bien montré comment la recherche gé­néalogique pouvait nourrir un projet biographique et concourir à une meilleure compréhension du milieu socioculturel. Mais surtout, à son corps défendant, il s'est projeté dans ce parent et nous a livré un certain nombre de clés sur sa propre personne. C'est ce que nous verrons à présent en abordant l'écriture biographi­que chez Roger Le Moine.

20. Ibid., p . 58-59. À propos des auteurs italiens mentionnés, il s'agit de Fulco di Verdura (1899-1976), auteur de The Happy Summer Days, ici connu par l'adaptation d'Edmonde Charles-Roux (Une enfance sicilienne, Ville Mont-Royal, Le Nordais, 1982) ; mais la princi­pale référence est Giuseppe Tomasi di Lampedusa (1896-1957), auteur du fameux / / Gattopardo (1958), traduit en français, puis adapté au cinéma par Luchino Visconti, sous Le Guépard (1963). Roger Le Moine affectionnait particulièrement ce grand classique inter­prété par Burt Lancaster (Don Fabrizio), Alain Delon (Tancredi) et Claudia Cardinale (Angelica Sedara). C'est, sur fond d'unification de la Sicile à l'Italie, dans les années 1860, l'histoire d'un personnage des plus complexes, aristocrate autoritaire, mais lucide, qui voit s'écrouler un monde et se résout à ne pas résister. Sa maxime (« Il faut que tout change pour que tout se conserve ») rejoint peut-être celle des Le Moine des Pins (« Quo te fata trahunt »).

21 . R. LE MOINE, Un Québécois bien tranquille, Québec, La Liberté, 1985, 187 p. (James McPherson Le Moine est un cousin de l'arrière-grand-père de Roger ; dans la suite de cet article, nous pourrons à l'occasion abréger ainsi le patronyme : James Le Moine).

it*<*Afcjtr%*At*AU*, n° 5 8 ( 2 0 0 4 )

Page 9: Roger Le Moine dans notre mémoire - Érudit...Roger Le Moine dans la recherche sur la Nouvelle-France, mais surtout sur le XIXe siècle canadien. Qu'il s'agisse de travaux sur la

112 CAHIERS DES DIX, N° 58 (2004)

Biographie de l'autre en soi Une chose est la recherche, une autre la transmission du savoir. À quoi bon

écumer les archives et noircir des fiches, si l'on est incapable de leur donner vie ? D'Hérodote à Michelet, de Garneau à Ricœur et à de Certeau, historiens et historiographes ont reconnu l'importance de l'écriture - leur écriture - dans l'œuvre historienne. L'histoire comme récit du passé. Paul Ricœur le rappelle judicieuse­ment à propos de « la troisième phase de l'opération historiographique, lorsque le travail de l'historien, commencé aux archives, aboutit à la publication d'un livre ou d'un article donné à lire. L'écriture de l'histoire est devenue une écriture littéraire»22. Évoquant l'école française des Annales, Ricœur montre comment ses fondateurs en sont venus à des formes littéraires pour re-présenter le passé. Dans le cas de Lucien Febvre, c'est la biographie de Luther, de Rabelais ou de Marguerite de Navarre qui lui permet de traiter de religion au XVIe siècle23. S'il ne se réclame pas explicitement des Annales24, Roger Le Moine emprunte aussi la biographie pour analyser en racontant le contexte dans lequel Joseph Marmette, Napoléon Bourassa ou James Le Moine ont conçu et produit leurs ouvrages25. Cette forme d'« essai biographique »26 a toujours été présente chez Roger Le Moine, qu'il s'agisse de lui-même ou de ses auteurs de prédilection. Réagissant à Robert Major qui lui fait remarquer la place du biographique dans son œuvre, Roger explique son goût pour la narration : « La biographie (...) permet de raconter, ce qui me plaît, et non de disserter, ce qui me déplaît »27. Quant au phénomène de projection, voire d'identification, qui guette le biographe, Roger s'en défend bien,

22. PAUL RICŒUR, La mémoire, l'histoire, l'oubli, Éditions du Seuil, 2000, p. 240. 23. Ricœur cite, de LUCIEN FEBVRE, Un destin : M. Luther (1928), Le problème de l'incroyance au

XVI' siècle : la religion de Rabelais ( 1942) et Amour sacré, amour profane, autour de l'Heptameron (1944).

24. Ses références théoriques sont plutôt celles de Georges Gursdof (notamment pour l'ouvrage sur James Le Moine).

25. R LE MOINE, Joseph Marmette, sa vie, son oeuvre, suivi de A travers la vie. Roman de moeurs canadiennes de Joseph Marmette, Québec, Les Presses de l'Université Laval (coll. "Vie des lettres canadiennes", n° 5), 1968 ; Napoléon Bourassa, l'homme et l'artiste, Ottawa, Éditions de l'Université d'Ottawa (coll. "Cahiers du Centre de recherche en civilisation canadienne-française", n° 8), 1974 et Un Québécois bien tranquille, op. cit. Voir aussi "Philomène Aubert de Gaspé (1837-1872). Ébauche d'une biographie", Questions d'histoire littéraire. Mélanges offerts à Maurice Lemire, sous la direction de Aurélien Boivin, Gilles Dorion et Kenneth Landry, Québec, Nuit blanche, 1996, p. 95-106.

26. Sur cette forme de travail universitaire, voir Bernard Andrès, « Genèse d'une biographie romancée : L'énigme de Sales Laterrière », in DOMINIQUE LAFON et a i , Approches de la biogra­phie au Québec, Archives des Lettres canadiennes, t. XII, Centre de recherche en civilisation canadienne-française de l'Université d'Ottawa, Montréal, Fides, 2004, p. 127-151.

27. R. LE MOINE, « Le voyage à l'estime », loc. cit., p. 199.

it*p<**S*lM*pAt*pAU, n° 58 (2004)

Page 10: Roger Le Moine dans notre mémoire - Érudit...Roger Le Moine dans la recherche sur la Nouvelle-France, mais surtout sur le XIXe siècle canadien. Qu'il s'agisse de travaux sur la

ROGER LE MOINE DANS NOTRE MÉMOIRE 113

prétextant qu'il n'a pas choisi de travailler sur Marmette, Conan ou Bourassa. Reste que sa façon de « couvrir » leur vie et leurs œuvres trahit souvent des traits communs de caractère ou telles affinités électives. Cela se manifeste plus explici­tement dans les biographies « choisies » de James McPherson ou de Papineau. Roger disait d'eux : « Ils m'ont rejoint comme je les ai rejoints »28. N'était-ce pas là reconnaître en eux les seules valeurs échappant au scepticisme général cher à Roger : « une sorte d'équilibre entre la nature et la connaissance qui se fonde sur la liberté et le refus de se conformer au contexte »29.

Son goût pour la biographie et les origines se manifeste dans la plupart de ses travaux. Elle marque aussi bien les récits de vies qu'il consacre à son parent McPherson, que la moindre des introductions à une réédition de texte ancien. Certes, la critique traditionnelle a longtemps fait précéder l'étude des produc­tions par celle de la vie de l 'auteur :«L'homme et l 'œuvre». C'est la formule qu'adopte Roger Le Moine dans son étude sur Marmette (1968). Même par­cours obligé, pour le livre sur Napoléon Bourassa (1974). Dans ce dernier cas, le féru de généalogie et de « réseaux » ne manque pas de signaler l'alliance de l'écri­vain avec la famille Papineau (Bourassa avait épousé la fille de Louis-Joseph, Azélie). Mais, pour Marmette, le recours à l'autobiographie complète utilement ce que la biographie ne peut saisir. Comme les sources externes manquent cruel­lement pour la jeunesse de son auteur, Roger puise dans cette transposition auto­biographique, À travers la vie, alors inédite. Et fidèle à son principe de diffusion des sources, Le Moine ajoute en annexe à son Marmette, ce « grand roman (ina­chevé) de mœurs canadiennes », que l'auteur de L'Intendant Bigot n' avait pu achever avant sa mort, en 189530. Quel que soit le sujet choisi, le récit de vie se fait récit de vies: l'existence du personnage se comprend par (et comprend celle de) son entourage. Quan t à l'auteur de ces récits, Roger Le Moine, il se projette toujours un peu dans les uns et les autres (souvent alliés à sa famille). Les biographies permettent au biographe de mieux se situer et de se mieux comprendre dans la société de référence. Autant d'aspects méthodologiques que Roger a négligé (ou refusé) de théoriser.

C'est que sa démarche, toute lansonienne, ne prétend pas, dans les années 1960-1980 , bouleverser la «science l i t téraire». Il a ime citer la phrase de Lansonpour qui l'histoire est «une petite science conjecturale»31. C o m m e n t

28. Ibid. 29. Ibid. 30. Roger Le Moine écrit alors : « Voici à peu près tout ce que l'on peut tirer des notes laissées

par le romancier défunt, pour reconstituer tant bien que mal ce que devait être le roman très saisissant (...) que l'auteur avait intitulé : À travers la vie. » [Joseph Marmette, op. cit., p. 223).

31. R LE MOINE, « Le voyage à l'estime », loc. cit., p. 194.

it**i**tXt**At*A*U, n° 58 (2004)

Page 11: Roger Le Moine dans notre mémoire - Érudit...Roger Le Moine dans la recherche sur la Nouvelle-France, mais surtout sur le XIXe siècle canadien. Qu'il s'agisse de travaux sur la

114 CAHIERS DES DIX, N° 58 (2004)

oublier sa sortie, en 1999 : «Je plains ceux qui acceptent de soumettre leurs incli­nations naturelles aux dicktats du dernier système à la mode »32. Dans les années soixante, sa formation en histoire à la faculté des lettres de l'Université Laval l'a surtout rompu au travail documentaire et à l'étude systématique des sources. Mais on trouve peu de références dans ses écrits à l'influence exercée sur le corps professoral québécois par les Annales15. Il reste que, si ces dernières ont réorienté le travail historique du politique vers l'économique, en insistant sur les condi­tions matérielles des individus et sur les mentalités collectives, si l'école des An­nales s'est employée à varier les sources et les méthodes, si, enfin, les chercheurs de Laval ont bien été marqués par ce renouveau historiographique34, l'œuvre de Le Moine en témoigne à sa façon. Outre son intérêt pour les conditions écono­miques dans lesquelles évoluaient ses sujets et sur les visions du monde qu'ils partageaient, Le Moine a rigoureusement soumis ses biographies intellectuelles à l'épreuve des archives, dans une forme bien à lui d'interdisciplinarité. L'érudit qu'il était exerçait un doute méthodique sur toutes les théories à la mode, mais il avait aussi « bricolé » sa propre méthode en appliquant, comme on l'a vu, l'outil généalogique à la connaissance historique. Chez lui, l'étude du passé et sa trans­mission par l'écrit universitaire marient l'approche sociohistorique à la psycho­critique, à l'histoire des représentations (conscience nobiliaire, religion, maçonnerie) et (pour Napoléon Bourrassa), à l'histoire de l'art.

Ce savant bricolage, Roger Le Moine l'entreprend avec une grande indé­pendance d'esprit, mais surtout une bonne humeur qu'il sait faire partager. Son gai savoir s'exprime à maintes reprises dans son œuvre. En 1999, il évoque «une des grandes joies de l'esprit qui consiste à s'interroger sans cesse et à toujours remettre en cause. Car telle est la dynamique propre à la recherche» 3 \ Cette

32. Ibid., p. 196. Il écrit aussi, à propos de ses débuts d'enseignant à l'Université d'Ottawa: «(...) je me gardais bien d'appliquer telle ou telle approche dite savante qui aurait à jamais détourné les étudiants de ce vers quoi je voulais les attirer» (ibid., p. 192).

33. Précisons que Roger Le Moine a évité dans ses mémoires (inédits) de traiter de certaines périodes et d'identifier tels personnages croisés dans sa carrière, de crainte de blesser des proches et de soulever de vaines polémiques. Il préfère, dans ses publications, rester allusif, comme lorsqu'il se moque des prétentions positivistes de « certains professeurs d'histoire » : «(...) ils auraient dû savoir qu'en sélectionnant les faits, en les classant à partir de leurs fiches, ils réaménageaient le passé à leur guise, et, par conséquent, le trahissaient » (« Le voyage à l'estime», loc. cit., p. 194).

34. Sur l'influence relative des Annales sur l'école de Québec et celle de Montréal, voir RONALD RUDIN, Faire de l'histoire au Québec, traduction de Pierre R Desrosiers, Sillery, Septentrion, 1998, 167-174.

35. R LE MOINE, « Le voyage à l'estime », loc. cit., p. 195 ; Roger se dit très proche de son parent James McPherson Le Moine « qui n'avait pas poursuivi son labeur pour d'autres fins que celles de la connaissance et du plaisir qu'elle procure » (ibid., p. 196). Plus loin, il renchérit :

it*pt*t*U»i,A**AU, n° 58 (2004)

Page 12: Roger Le Moine dans notre mémoire - Érudit...Roger Le Moine dans la recherche sur la Nouvelle-France, mais surtout sur le XIXe siècle canadien. Qu'il s'agisse de travaux sur la

ROGER LE MOINE DANS NOTRE MÉMOIRE 115

distance critique par rapport à la doxa comme aux écrivains dont il s'occupe s'exprime parfois sur le ton de l'ironie, mais Roger se refuse à polémiquer. « Cela me laisse assez indifférent que mes personnages aient agi de telle ou telle façon, qu'ils aient été de droite ou de gauche, croyants ou incroyants ( . . . ) . Car les idées m'intéressent assez peu. Bien que je les combatte quand je les juge excessives »36. Cette forme de pyrrhonisme, on l'imagine bien, n'a rien de l'indifférence. De réelles empathies (comme de fortes aversions) pointent dans les travaux de Ro­ger. Il y a, d 'une part, les Marmette, Papineau, Beaugrand ou Angers, et de l'autre, les Routhier, Tardivel et Aubert de Gaspé père37. À travers les études sur McPherson et Papineau, on sent bien la méfiance de Roger à l'égard des dogmes politiques ou religieux (surtout religieux, en fait!). Mais l'examen critique auquel Roger soumet tous ses sujets le conduit, en bout de course, à suspendre tout jugement et à se cantonner dans un scepticisme du meilleur aloi. Une telle posture s'expli­que peut-être par la tradition familiale : les Le Moine ont toujours su s'adapter aux circonstances, tout en maintenant leur quant-à-soit38.

O n comprend dès lors les raisons qui ont poussé Roger Le Moine à consa­crer un ouvrage à James McPherson Le Moine et à entreprendre l'édition bilin­gue posthume de ses mémoires39. À travers cette personnalité du XIXe siècle fortement ancrée dans son milieu, Roger se retrouve et rallie les siens. La biogra­phie de l'autre le ramène insensiblement à lui-même et ce, sans aucun égocen-trisme. Si projection il y a, c'est vers l'époque révolue et le milieu d'antan qu'elle s'effectue : un peu comme si Roger, déçu par la période contemporaine, se réfu­giait dans le passé. Mais cette réaction face au présent, n'a rien de réactionnaire. Elle lui permet de renouer avec des individus engagés dans la Cité, dont certains défendaient des idées progressistes et figuraient en leur temps l'avant-garde. Ce sera le cas des francs-maçons de L'Émancipation et de Force et courage, j ' y revien­drai. Dans un registre plus traditionnel, mais tout aussi non conformiste, James Le Moine offre le profil d 'un notable chevauchant les espaces catholique et protes­tant, canadiens-français et anglais, aristocratique et bourgeois, la ville de Québec

« L'acte de la connaissance constitue une forme de plaisir. Et il permet de porter un regard un peu élevé sur les êtres et les choses » (ibid., p. 197).

36. Ibid, p. 198. 37. Voir sa récente contribution aux Cahiers des Dix, « Philippe Aubert de Gaspé ou les affaires

du 'bon gentilhomme'», n° 57 (2003), p. 299-321. 38. Roger Le Moine écrit dans ses mémoires : « J'ai probablement hérité des différentes familles

dont je suis issu d'un goût assez prononcé pour le beau, dans toutes les activités de la vie et, surtout, en littérature, en peinture et en musique. Ces familles m'ont également influencé par leur façon de vivre et leur étiquette. » (tapuscrit inédit, non paginé).

39. R LE MOINE, Un Québécois bien tranquille, op. cit. et le projet d'édition bilingue de l'œuvre de James McPherson Le Moine, Souvenir et Réminiscences I Glimpses & Reminiscences.

ie*v<**i*\*vi*At*AU, n ° 58 (2004)

Page 13: Roger Le Moine dans notre mémoire - Érudit...Roger Le Moine dans la recherche sur la Nouvelle-France, mais surtout sur le XIXe siècle canadien. Qu'il s'agisse de travaux sur la

116 CAHIERS DES DLX, N° 58 (2004)

et la campagne. Pour Roger Le Moine, féru de sociocritique, cette « étude de cas » lui permet d'affiner ses analyses et de lester sa biographie d'une typologie des milieux. Québec est ainsi caractérisée :

Contrairement à la société des villes d'Europe qui était constituée le plus souvent d'une aristocratie et d'une bourgeoisie unies par la langue et la religion, de même que souvent par des mariages, celle de Québec est plus complexe, car des facteurs politiques et économiques ont joué. Elle est formée, du côté francophone, des res­tes d'une aristocratie qui a réussi à se maintenir après la Conquête, non sans subir de sérieux avatars, ainsi que d'une bourgeoisie plus ou moins ancienne faite d'en­trepreneurs, de commerçants et de membres des professions libérales qui, souvent, s'adonnent à la politique ; tandis que, du côté anglophone, on retrouve quelques rares industriels comme les Atkinson, des commerçants, des membres des profes­sions libérales qui, parfois, se tournent aussi vers la politique, ainsi que des fonc­tionnaires dont certains se sont enrichis grâce au cumul des postes.40

Même type d'analyse dans le portrait socioculturel de la bourgeoisie québé­coise que permet de dresser James. À travers les pratiques et les écrits de ce der­nier41, Roger Le Moine retrace le mode de vie de son milieu et ce que les sociologues qualifient à'habitus. Des formes de sociabilité allant du salon littéraire, au club, à la chasse et à la pêche sont ainsi repérées et contextualisées selon qu'elles se prati­quent à Québec ou dans des espaces de villégiature (La Malbaie, Tadoussac, Cacouna ou Gaspé)42. À travers les commentaires formulés par Roger Le Moine sur la méthode de James, nous comprenons l'intérêt que Roger lui-même porte au détail, au décor, aux lieux dans lesquels évolue son sujet, mais aussi, à la façon de le présenter en le racontant. Observation et récit vont de pair chez Roger, tout comme chez James. Voici comment Roger caractérise l'écriture du « Québécois bien tranquille»:

En effet, Le Moine fait subir à sa matière un double traitement : ou il la dispose dans une perspective diachronique à l'intérieur de chapitres plus ou moins théma­tiques ; cela donne l'historien qui suit d'assez près l'exemple de ses contemporains ; ou il part d'observations sur les pierres et les édifices. Et la narration est perçue comme une promenade ; elle en a les fantaisies avec ses allées et venues dans l'es­pace et dans le temps qui remplacent les intrigues secondaires et que souvent pro­voquent des réminiscences historiques, des rencontres, voire l'espoir d'un objet.

40. R LE MOINE, Un Québécois bien tranquille, op. cit., p. 27. 41. Outre la biographie proprement dite de J. McPherson Le Moine , Un Québécois bien tran­

quille présente et analyse les principaux ouvrages de l'auteur, dont Maple leaves: history, biography, legend, literature, memoirs, [...]. (Québec, 1863-1906), Ornithologie du Canada; quelques groupes d'après la nomenclature du Smithsonian Institution de Washington (Québec, 1860-1861), Picturesque Quebec; a sequel to Quebec past and present (Montréal, 1882), Quebec past and present, a history of Quebec, 1608-1876(Québec, 1876).

42. R LE MOINE, Un Québécois bien tranquille, op. cit., p. 30.

it**A£*XA*At*AU-, n° 58 (2004)

Page 14: Roger Le Moine dans notre mémoire - Érudit...Roger Le Moine dans la recherche sur la Nouvelle-France, mais surtout sur le XIXe siècle canadien. Qu'il s'agisse de travaux sur la

ROGER LE MOINE DANS NOTRE MÉMOIRE 117

Alors, Le Moine va du décor et des monuments à ses souvenirs personnels et aux grands événements. Tout en générant le passé, le lieu crée l'unité d'un texte qui, autrement, tiendrait du coq-à-1'âne. Dans ce cas-ci, Le Moine, qui emprunte sa démarche aux auteurs de guides de voyage ou, à la limite, aux essayistes, se fait antiquaire au sens où le mot s'entend au XIXe siècle. Cette approche moins rigide lui convient parfaitement puisqu'elle lui permet de ne laisser échapper aucun dé­tail, car le détail, pour lui, c'est l'histoire au niveau premier. L'hédoniste ne requiert rien d'autre au moment de créer son décor, que ce soit à partir du passé ou du présent. En somme, ce qui distingue l'historien de l'antiquaire, c'est le point de départ et l'organisation de la matière, plus que la matière elle-même et aussi, dans le cas du second, la possibilité de se cantonner dans un univers tout à fait concret que les systèmes ne viennent pas amoindrir43.

L'attrait pour la micro-histoire, le détail comme « histoire au premier de­gré », c'est ce que pratique aussi Roger, quand il épluche des correspondances ou des actes judiciaires pour épingler ces petits faits apparemment secondaires qui, rassemblés en faisceaux, trahissent chez le personnage étudié un trait de carac­tère, une qualité comme un travers44. Voilà bien le statut de l'anecdote révélatrice qui, note Roger, permet « de mieux saisir les situations et les attitudes »45.

Ce que révèle aussi la biographie du parent par l'arrière-neveu, c'est, quand il aborde l'idéologie de son biographe, les propres positions de Roger sur le passé québécois, de la Cession à la Confédération, en passant par les Patriotes. Si l 'uni­versitaire cultive généralement dans ses écrits une forme de réserve et n'intervient guère sur la place publique, le biographe, lui, se livre implicitement dans ses commentaires et dans le choix des citations. Ainsi de ce texte daté de 1885 :

Ceux d'entre nous qui, comme résultat de la lutte sanglante, mais féconde, provo­quée, en 1837, par Louis-Joseph Papineau, attendaient anxieusement le réveil des intelligences chez notre peuple, ont dû voir avec joie les œuvres des Bibaud, des Garneau, des Ferland, des Faillon paraître justement à temps pour dissiper les ténè­bres et les préjugés qui obscurcissaient notre passé, pour éclairer les administrateurs éminents, sympathiques et lettrés, qui à de rares intervalles nous venaient d'outre­mer, tels que les Comtes d'Elgin, de Dufferin, le Marquis de Lome. Oui, mes­sieurs, ne craignons pas de le dire, de le proclamer hautement, c'est à la plume de nos hommes de lettres, au crayon de nos historiens, autant qu'au sang de nos mar­tyrs politiques, que le Canada français doit le recouvrement, la restauration des titres de sa nationalité46.

43. Ibid p. 57. 44. Outre ses travaux sur Marmette et Bourassa (déjà cités), voir son étude récente sur «les

affaires » de Philippe Aubert de Gaspé (Les Cahiers des Dix, n° 57, loc. rit). 45. R LE MOINE, Un Québécois bien tranquille, op. cit., p. 59. 46. JAMES MCPHERSON LE MOINE, Monographies et esquisses, Québec, Gingras, 1885, p. 63, cité

par R LE MOINE Un Québécois bien tranquille, op. cit., p. 38.

it*<**i*Xf\*At*AU, n° 58 (2004)

Page 15: Roger Le Moine dans notre mémoire - Érudit...Roger Le Moine dans la recherche sur la Nouvelle-France, mais surtout sur le XIXe siècle canadien. Qu'il s'agisse de travaux sur la

118 CAHIERS DES DIX, N° 58 (2004)

Il en va de même dans les travaux de Roger sur Papineau47. Dès 1971, on y lit, au-delà de l'empathie naturelle (j'allais dire «de classe») pour «le seigneur éclairé», une évidente complicité idéologique avec «le vieux tribun». L'utopie que Papineau s'efforce de réaliser à la Petite-Nation dans les années 1840 est présentée par Roger comme un « rêve humanitaire » nourri par les Encyclopédis­tes. Reprenant le parallèle établi par Marcel Trudel entre Papineau et Voltaire, Roger l'approfondit en évoquant Candide et Ferney. Ses jugements favorables et les épithètes appliquées à Papineau ne laissent aucun doute sur la sensibilité po­litique de Roger, notamment quand il évoque les correspondances du seigneur de Montebello avec Amédée, son fils et avec Louis-Antoine Dessaulles : « des jugements empreints de sagesse, de lucidité, et révélateurs de ses idées politiques et religieuses »48. Sur ce dernier chapitre, également, Roger multiplie citations et commentaires révélateurs de ses propres convictions de libre-penseur. C'est, bien sûr, le testament spirituel du tribun, dans son Discours devant l'Institut canadien (17 décembre 1867), ponctué par cette appréciation de Roger:

Cette démarche accomplie, il [Papineau] avait rejeté les religions comme autant de foyers d'intolérance et de superstition. Marqué comme il l'avait été par les écrivains des Lumières, il n'aurait pu réclamer les secours de la religion sans voir se dérouler devant lui toute l'histoire de l'Inquisition. Papineau aurait volontiers souscrit à ce passage des Lettres sur le Canada d'Arthur Buies :

Je devais voir au Canada, en plein dix-neuvième siècle, autant d'indignité mons­trueuse, autant d'absurdités que l'histoire en rapporte au Moyen Âge, moins les supplices, les autodafés, les tribunaux ecclésiastiques, toujours ruisselants de sang ou de larmes.49

Seul l'entourage familial de Papineau, on le sait, l'a conduit dans ses dernières années à des compromis avec le culte. Mais, rappelle Roger, l'homme observa jusqu'au bout un profond déisme qui lui valut, post mortem, les foudres des bien-pensants.

47. R LE MOINE, « Un seigneur "éclairé", Louis-Joseph Papineau », Revue d'histoire de l'Améri­que française, vol. 25, n° 3 (décembre 1971), p. 309-336 ; Le Catalogue de la bibliothèque de Louis-Joseph Papineau, (coll. "Documents de travail du Centre de recherche en civilisation canadienne-française", n°21), Ottawa, Centre de recherche en civilisation canadienne-fran­çaise 1982, et «Papineau bibliophile», Les Cahiers des Dix, n° 46 (1991), p. 151-182.

48. R LE MOINE, « Un seigneur "éclairé", Louis-Joseph Papineau », loc. cit., p. 324. 49. ARTHUR BUIES, Lettres sur le Canada, Montréal, publié par l'auteur, 1864, p. 22, cité par R

LE MOINE, dans « Un seigneur "éclairé", Louis-Joseph Papineau », loc. cit., p. 328.

it*<**i*lt*\*At*AU*, n° 58 (2004)

Page 16: Roger Le Moine dans notre mémoire - Érudit...Roger Le Moine dans la recherche sur la Nouvelle-France, mais surtout sur le XIXe siècle canadien. Qu'il s'agisse de travaux sur la

ROGER LE MOINE DANS NOTRE MÉMOIRE 119

La tolérance et ses héros Tolérance et ouverture d'esprit sont tout autant célébrées par Roger chez

James Le Moine. L'accent est alors mis sur la double origine ethnique du person­nage et sur le fait qu'il publie principalement en anglais50. L'analyse (et la dé­fense) que propose Roger s'avèrent, là aussi, pleines d'enseignement. S'y déploient toute une vision de l'histoire et du roman historique, ainsi qu 'une conception particulière de l'héroïsme et des questions identitaires au Canada :

À cause de sa double origine et de l'éducation reçue, [James McPherson] Le Moine ne peut en aucun cas se sentir ou vainqueur ou vaincu. Il est à la fois l'un et l'autre ou encore ni l'un ni l'autre, doublement impliqué et doublement libéré. Contre qui aurait-il pris position, s'il en avait eu le goût ? En réduisant les Français ou les Anglais, il se serait réduit lui-même. Sa situation constitue la meilleure des garan­ties. Quoiqu'il sache dépasser sa propre personne puisqu'il ne condamne pas non plus les Indiens qui lui sont étrangers et les Américains dont ses grands-parents loyalistes furent les victimes. Plutôt il adopte, comme il le fait avec son entourage, une attitude simplement humaine faite de bienveillance et de sympathie - à propos de sa carrière d'historien il utilise l'expression « labor of love » - car, pour lui, les événements du passé comme ceux du présent sont le fait d'individus qui sont le produit pour ne pas dire les victimes du milieu où ils vivent. Ce qui tend à abolir la notion de culpabilité. Sans doute son attitude conciliatrice se ressent-elle égale­ment de l'influence de Walter Scott et de son personnage de Rob Roy, qui apparte­nant, tous deux au groupe des vaincus, se rallient d'assez bonne grâce à celui des vainqueurs, parce que, comme le souligne Aubert de Gaspé dans Les anciens Cana­diens, si l'indépendance constitue la situation politique idéale, la sujétion à l'Angle­terre n'est pas une catastrophe. Ainsi se distingue-t-il de la plupart des historiens de son temps qui ont élevé les uns pour mieux abaisser les autres mais encore des auteurs de romans historiques qui n'ont pas agi de façon moins manichéenne. De cette façon, il ne nie pas la moitié de l'univers, c'est-à-dire une grande partie de ce qui est susceptible de l'enchanter, lui, et d'enchanter les lecteurs51.

S'il rejoint James sur une telle conception du roman et de l'histoire, Roger se défend, par ailleurs, de toute complaisance à son égard. Ainsi perçoit-il fort

50. Voici un extrait de la notice que Roger Le Moine consacre à James McPherson Le Moine : « [...] avocat, fonctionnaire et auteur, né le 21 janvier 1825 à Québec et baptisé le 20 février en la cathédrale catholique Notre-Dame, fils de Benjamin Le Moine (Lemoine) et de Julia Ann McPherson ; le 5 juin 1856, il épousa en l'église presbytérienne St Andrew de Québec Harriet Mary Atkinson, et ils eurent deux filles ; décédé le 5 février 1912 à Sillery, Québec, il fut inhumé le 7 au cimetière protestant Mount Hermon après des funérailles célébrées en l'église catholique Saint-Michel (Dictionnaire biographique du Canada Université Laval/ University of Toronto, 2000. (en ligne : http ://www.biographi.ca/FR/ ShowBio.asp ?BioId=4l652)

51. R LE MOINE, Un Québécois bien tranquille, op. cit., p. 43.

it*<*4&M*vAt**AU-, n° 58 (2004)

Page 17: Roger Le Moine dans notre mémoire - Érudit...Roger Le Moine dans la recherche sur la Nouvelle-France, mais surtout sur le XIXe siècle canadien. Qu'il s'agisse de travaux sur la

120 CAHIERS DES DIX, N° 58 (2004)

bien l'inconfort de sa position et la contradiction consistant chez lui à défendre et à illustrer en anglais la culture québécoise52. Mais quel autre choix s'offrait donc à James ?

En adoptant l'attitude qui vient d'être décrite, Le Moine trahit encore ses appartenances en ce qu'il partage avec ses compatrio­tes francophones cette sorte de complexe d'infériorité collectif, voire de complexe de culpabilité propre aux colonisés, qui les in­cite à se préoccuper de l'opinion que les colonisateurs se font d'eux et à tenter de se revaloriser à leurs yeux par la reconstitution du passé. Sait-on assez que la victoire de Châteauguay a marqué le dé­but d'un mouvement patriotique en ce qu'elle a permis aux histo­riens de montrer que les vaincus de 1759 et de 1760 peuvent être vainqueurs sur les champs de ba­taille ? D'où l 'importance de Salaberry dans l'iconographie na­tionale53.

Sir James MacPherson Le Moine (1825-1912), homme de lettres et historien québécois. (ANC)

Sur la question des héros que se donne une collectivité pour exalter son passé, Roger prend aussi ses distances, par rapport à James Le Moine. Ce dernier n'aurait pas compris l'esthétique romanesque de Walter Scott. Et Roger de for­muler ses propres vues sur le genre littéraire dont il s'est fait une spécialité54 :

(...) Le Moine ne semble pas voir que Scott qui, comme tous les auteurs de romans historiques a été aidé par l'histoire, a également été entravé par elle, puisque celle-

52.

53. 54.

À propos d'un manuscrit inédit de McPherson, sur lequel nous reviendrons, Roger écrit : « (...) quoique rédigé en anglais à cause des circonstances, (ce manuscrit) demeure l'œuvre d'un écrivain qui se perçoit comme un Canadien français ; il apparaît comme une sorte de traduction faite par l'auteur lui-même de son propre texte » (Souvenir et Réminiscences , op. cit., p. 12). R LE MOINE, Un Québécois bien tranquille , op. cit., p. 46. Voir R LE MOINE, « Le roman historique au Canada français », Le roman canadien-français. Évolution - Témoignages - Bibliographie, (coll. "Archives des lettres canadiennes", t. III) Montréal, Fides, 1964, p. 69-87, ainsi que ses études sur Marmette, Bourassa, Beaugrand, Conan, Casgrain, etc.

U*<**fce>i*At*AU, n° 58 (2004)

Page 18: Roger Le Moine dans notre mémoire - Érudit...Roger Le Moine dans la recherche sur la Nouvelle-France, mais surtout sur le XIXe siècle canadien. Qu'il s'agisse de travaux sur la

ROGER LE MOINE DANS NOTRE MÉMOIRE 121

ci fixe le destin des personnages historiques avant qu'ils ne deviennent romanes­ques. Il n'en a pas vu l'action sur l'intrigue. C'est ce que laisserait croire la réflexion qui suit, formulée à propos des premières pages de Rokeby: «c'est de l'histoire: voyons le roman ». Le roman historique se fonde sur un paradoxe car les personna­ges y sont entravés dans leur élan par les événements mêmes qu'ils ont jadis provo­qués dans la réalité. D'une certaine manière, ils sont esclaves de leur passé. Ils semblent libres, c'est-à-dire qu'ils passent allègrement de l'histoire au roman, lors­que l'auteur réussit par ses dons à créer une illusion qui est essentielle. Scott a sans doute voulu se libérer d'une partie de ces contraintes en reléguant au second plan les grands personnages historiques pour confier les principaux rôles à des person­nages tout à fait imaginaires. Cela non plus, Le Moine ne l'a pas compris55.

Le même type de distance critique se manifeste à l'égard de Joseph Marmette, pourtant reçu à son époque comme un maître du roman historique. Là encore, malgré sa sympathie pour la personne de l'auteur, Roger n'est pas tendre pour la technique de l'écrivain. Schémas narratifs convenus, caractérisation des person­nages, exploitation des sources (il montre comment Marmette a pillé Garneau), etc. Reste que, tout en la jugeant médiocre, Roger se donne la peine d'analyser la production du romancier56. Il s'efforce surtout de la contextualiser dans le Qué­bec des années 1860-1880. Tout en convoquant les travaux de Georges Lulcacs57, Roger n'applique pas sa grille sur le corpus québécois de l'époque. Il met plutôt en relation cette production avec les conditions socioculturelles dans lesquelles elle a pu se diffuser ici, compte tenu de la formation et des ressources propres à chaque auteur. Il compare, enfin, les réalisations de Marmette à celles de ses contemporains. Une lecture attentive de tous ces romans historiques58, mais aussi des genres voisins pratiqués par Doutre, Chauveau, Gérin-Lajoie et de Gaspé le conduit à préférer Napoléon Bourassa. Par son agencement harmonieux des com­posantes narratives, des sources orales et écrites, Jacques et Marie (1866) apparaît alors comme le meilleur roman historique canadien-français de la fin du XLXC siècle.

Quant à Jeanne la Pileuse (1878), d'Honoré Beaugrand, Roger s'y intéresse surtout en raison de sa nature contestataire (justification de l'exil aux États-Unis) et pour la personnalité de son auteur. La préface qu'il consacre à sa réédition, en 1980, met l'accent sur la portée politique du roman et sur le silence que lui a

55. R LE MOINE, Un Québécois bien tranquille, op. cit., p. 62. 56. R LE MOINE, Joseph Marmette , op. cit., p. 93-122. 57. GEORGES LUKACS (1885-1971), critique littéraire et philosophe marxiste d'origine hongroise,

auteur de Le roman historique [1956], Payot, 1972. 58. Roger a tout lu de cette production dont le caractère palpitant s'avère, pour le moins, assez

inégal.

it*<**fat>i*At*AU, n° 58 (2004)

Page 19: Roger Le Moine dans notre mémoire - Érudit...Roger Le Moine dans la recherche sur la Nouvelle-France, mais surtout sur le XIXe siècle canadien. Qu'il s'agisse de travaux sur la

122 CAHIERS DES DIX, N° 58 (2004)

réservé la critique, « plus néfaste que la pire des condamnations »59. Comme pour James Le Moine et pour d'autres auteurs injustement traités par l'institution, Roger agit volontiers en redresseur de torts : rendre justice aux marginaux, victi­mes de la société, comme aux nations, victimes de l'histoire. Sa vision de roman comme phénomène compensatoire le conduit à maintes références à la Con­quête et aux Patriotes : « Comme les déconvenues politiques, les défaites militai­res engendrent une littérature romanesque qui vise à l'oubli d'un présent rendu intolérable soit par la re-création d'un moment du passé qui confine souvent au rêve, soit par l'élaboration d'un univers incitateur w60. Dix ans après avoir réédité Jeanne la Pileuse, il revient sur Beaugrand dont il livre en la documentant l'affilia­tion maçonnique. Dans Deux loges montréalaises du Grand Orient de France (1991), Roger cite, non sans quelque gourmandise, la déclaration de Beaugrand: « 1. Nous sommes franc-maçon et même franc-maçon très avancé. 2. Nous sommes libéral très avancé. 3. Nous sommes l'admirateur enthousiaste des principes de la Révolution française et partisan de la déclaration des droits de l'homme (.. .)61 ». L'article est de 1878, l'année même de la première édition en volume de Jeanne la Pileuse. À propos de cette œuvre, Roger Le Moine écrit :

(...) Beaugrand rompt avec la production du roman de mœurs de l'époque, qui privilégie le sédentaire (cultivateur et colon) au détriment du nomade (voyageur et forestier). Plutôt, il décrit des esprits indépendants et dynamiques qui, soucieux d'assumer leur destin personnel et celui de la nation, prennent leur avenir en main, ce qui les oblige souvent à s'exiler dans les Pays-d'en-Haut ou encore en Nouvelle-Angleterre. C'est pourquoi ses personnages partent pour mieux revenir, s'expa­trient pour mieux s'installer ensuite au pays natal. Avant d'être capitaine, il faut être matelot! Chez lui, il n'y a pas opposition entre les deux états, mais plutôt complémentarité. Ainsi concilie-t-il, aux fins du bonheur sur la terre, les impératifs du patriotisme et les avantages d'une existence bourgeoise. Voilà à quoi visent Pierre Montépel et, avant lui, Beaugrand lui-même. Dans ce roman, un ordre des choses, bourgeois, s'est substitué à un ordre des choses religieux et ultramontain62.

On le voit, fidèle en cela à la leçon de Lukacs, Roger met l'accent sur les « personnages-types » du roman réaliste, cristallisations narratives de modes d'ac­tion et de pensée. Plus que de simples acteurs, ils fonctionnent comme des figures

59. R LE MOINE, introduction à la réédition de Jeanne la Fileuse, d'Honoré Beaugrand, Mont­réal, Fides, 1980, coll. « du Nenuphar », p. 43.

60. Ibid., p. 7. 61. R LE MOINE, Deux loges montréalaises du Grand Orient de France, (coll. "Cahiers du Centre

de recherche en civilisation canadienne-française, n° 28), Ottawa, Les Presses de l'Univer­sité d'Ottawa, 1991, p. 102. Cette déclaration est parue dans La République de Fall River.

62. Ibid, p. 103.

Is* <**£**** At* A u , n° 58 (2004)

Page 20: Roger Le Moine dans notre mémoire - Érudit...Roger Le Moine dans la recherche sur la Nouvelle-France, mais surtout sur le XIXe siècle canadien. Qu'il s'agisse de travaux sur la

ROGER LE MOINE DANS NOTRE MÉMOIRE 123

incarnant des valeurs ou des visions du monde. Ainsi de l'opposition « nomades/ sédentaires » qui structure, on le sait, avec la figure de l'exil, une bonne partie de la création littéraire québécoise. Qu'il s'agisse de Beaugrand, de Papineau, ou des marins, explorateurs et relationnaires du Nouveau Monde, tous ces voyageurs ont frappé l'imaginaire de Roger Le Moine. Cela remonte probablement aux lectures de son enfance dans la bibliothèque familiale :

C'est ainsi que, pendant quelques années, je me suis plongé dans la lecture des récits des alpinistes de l'Himalaya et des Andes, et dans ceux des explorateurs et des voyageurs es terres exotiques. Dois-je l'avouer, les danses des vahinés de Bora-Bora, la mort du jeune Baya, les efforts de ceux qui ont remonté le fleuve Tchad ou encore ont gravi les pentes de l'Everest et de l'Annapùrna ont tout autant satisfait les appétits de mon imagination que les péripéties d'un Michel Strogoff ou d'un Robinson Crusoé63.

Nul doute, également, que la bibliothèque de « l'oncle Félix-Antoine Savard » n'ait marqué Roger, surtout quand, pour le détourner de Valéry, Claudel et Saint-John Perse, Monseigneur lui « imposait Kipling64 ! C'est probablement cet inté­rêt de Roger pour l'aventure et ses récits qui inspira Michel Gaulin et Pierre-Louis Vaillancourt pour le titre de l 'hommage paru en 199965. Bien que Roger se soit consacré essentiellement aux lettres canadiennes du XIXe siècle, cette passion pour l'exotisme et les voyages l'aura animé tout au long de sa carrière, de 1972 à 200466 . Plaisante fascination du nomadisme chez ce casanier qui s'amuse à no­ter: «J'ai passé 37 années de ma vie à l'Université d'Ottawa. Pendant tout ce temps, en vrai sédentaire, j 'ai occupé un bureau au troisième étage de l'édifice Simard »67 ! Toutefois, en dépit de son attachement à cette institution et à la

63. R LE MOINE, « Le voyage à l'estime », loc. cit., p. 188. 64. « Certes, j'ai lu Kipling et j'ai suivi Kim et Mowgli dans la jungle de la ville et de la forêt mais

sans que ma détermination ne fléchisse», écrit Roger Le Moine (ibid., p. 189). 65. MICHEL GAULIN ET PIERRE-LOUIS VAILLANCOURT, L'aventure des lettres : pour Roger Le Moine.

Roger y signe une forme de testament intellectuel intitulé « Le voyage à l'estime» (p. 187-203). Jouant sur l'expression « naviguer à l'estime », il évoque ainsi, trop modestement, sa longue traversée des lettres « approximativement » guidée par l'instinct (et le flair) du cher­cheur.

66. L'Amérique et les poètes français de la Renaissance, Textes présentés et annotés par Roger Le Moine, (coll. "Les Isles fortunées", n°l), Ottawa, Les Editions de l'Université d'Ottawa, Centre de recherche en civilisation canadienne-française, 1972 ; R LE MOINE, « L'Amérique des prosateurs français de la Renaissance », Les Cahiers des Dix, n° 55 (2001), p. 149-174 et, dans la présente livraison des mêmes Cahiers, « La Nouvelle-France de Jacque-Auguste de Thou», p. 311-335.

67. R LE MOINE, « Le voyage à l'estime », loc. cit., p. 200. C'est dans ce bureau du pavillon Simard que je l'ai rencontré pour la première fois, en janvier 1992, après avoir croisé main­tes fois ses travaux dans mes propres recherches.

i t*<*fa*vi .At*AU, n° 58 (2004)

Page 21: Roger Le Moine dans notre mémoire - Érudit...Roger Le Moine dans la recherche sur la Nouvelle-France, mais surtout sur le XIXe siècle canadien. Qu'il s'agisse de travaux sur la

124 CAHIERS DES DIX, N° 58 (2004)

capitale fédérale68, Roger me donnait toujours l'impression de vivre sur le départ. Charlevoix l'appelait sans cesse et chaque été sonnait un peu l'heure de sa déli­vrance. Le reste de l'année, il y avait aussi les sacro-saintes réunions de la Société des Dix et du Regroupement des anciennes familles, tantôt à Québec, tantôt à Montréal. Foncièrement indépendant de nature, Roger n'appréciait guère les vastes associations professionnelles ou académiques69. Il prisait des formes plus res­treintes de sociabilité: famille, amis, ou cercles culturels ne comptant qu'une poignée de membres. Ainsi en était-il du Regroupement évoqué plus haut, que Roger présida entre 1994 et 199870: une vingtaine d'adhérents actuellement, contre ... dix pour notre Société où Roger occupe le quatrième fauteuil depuis 1988. Ce goût pour les « micro-sociétés » se manifeste aussi dans tout un volet de sa recherche.

Sociétés secrètes et discrètes et questions éthiques Dès le début de sa carrière, Roger Le Moine a manifesté un profond intérêt

pour la vie associative et, plus particulièrement, pour les groupes restreints d'in­tellectuels unis par des intérêts académiques, culturels, mondains ou idéologi­ques. Déjà, dans son mémoire de maîtrise sur Joseph Marmette (1968), il retrace soigneusement les réseaux dans lesquels fraie son personnage: salons littéraires (dont celui des Chapleau)71, ou bien les lieux où se déroulent certaines agapes, comme ce « Restaurant des Femmes collantes » ( !) fréquenté à Paris par Marmette et Victor du Bled72. C'est aussi l'amicale des « Boys », avec Marmette, Arthur Buies, Napoléon Legendre et quelques autres. Autre groupe d'entraide égale-

68. Roger souligne en 1999 la « grande ouverture d'esprit » des oblats, au moment où il intégra l'université ; il rappelle aussi les belles années où son département rayonnait et il explique aussi son choix pour l'Université d'Ottawa « à cause de la proximité de bonnes bibliothèques comme celle des Archives nationales et du Parlement » (« Le voyage à l'estime », loc. cit., p. 190.)

69. Son élection à la Société royale du Canada (1993) s'explique autrement : outre la reconnais­sance de l'Académie des lettres pour ses nombreuses contributions à l'histoire culturelle du Québec, le fait que son parent James McPherson Le Moine figurât parmi les fondateurs de la Société (sans parler de l'oncle Félix-Antoine Savard, lui aussi membre, un temps, de la société) inclinait naturellement Roger à accepter cet honneur.

70. Rassemblant principalement les descendants d'anciennes familles nobles ou seigneuriales du Québec, le Regroupement des anciennes familles date de 1993. Il vise à « faire connaître l'histoire des anciennes familles, de promouvoir et développer la recherche généalogique de ces familles et de favoriser la conservation des documents relatifs à l'histoire de ces familles » (Cécile de Lamirande, trésorière du Regroupement, courriel à l'auteur, daté du 10 septem­bre 2004).

71 . R LE MOINE, Joseph Marmette , op. cit., p. 45. 72. Ibid, p. 67.

U**4*fo*yi*At*AU-, n° 5 8 ( 2 0 0 4 )

Page 22: Roger Le Moine dans notre mémoire - Érudit...Roger Le Moine dans la recherche sur la Nouvelle-France, mais surtout sur le XIXe siècle canadien. Qu'il s'agisse de travaux sur la

ROGER LE MOINE DANS NOTRE MÉMOIRE 125

ment fréquenté par Marmette, celui qui réunit James McPherson Le Moine, Laurent-Olivier David, Lucien Turcotte et Alphonse Bellemare, cercle farouche­ment opposés à ce que Roger Le Moine nomme « la clique des ultramontains » (Jules-Paul Tardivel, Joseph-Charles Taché, J .O . Fontaine et, bien sûr, Adolphe-Basile Routhier)73 . Roger a même aussi repéré une certaine «Société des Pal­miers»!74 Il s'intéresse aussi, dans les années 1883-1884, à l'origine du Club des Dix75 et de la Société royale du Canada76. D u Club des Dix, « petite académie bouffonne », selon les termes de Roger Le Moine, on apprend qu'elle durera près de trente ans77. Comptant parmi ses fondateurs Alfred Garneau, Joseph Marmette et Benjamin Suite, ce groupe, explique Le Moine en pointant Ottawa, était sur­tout destiné à « distraire un groupe d'intellectuels perdus dans une ville sans his­toire et sans culture »( !)78 Une fois rapatriée au Québec, cette académie deviendra, dans les années 1930, la Société des Dix.

Dans son travail sur Honoré Beaugrand, Roger Le Moine remonte aussi à l'Institut canadien de Montréal, société où Joseph Doutre promouvait « l'idéal des Lumières et des Patriotes »79. Et Roger de rappeler, dans Les Fiancés de 1812, le personnage de Charles Saint-Felmar, « surnommé Le Grand à cause de son rôle à l'intérieur de la loge de Douce Rapine»80. Revenant à Beaugrand, Le Moine explique son parcours de franc-maçon par le fait que, dès la fin de ses études, l 'auteur de Jeanne la Fileuse fréquente « des membres de l'Institut canadien qui lui révèlent cet idéal laïc, issu de la philosophie des Lumières et de la maçonnerie, que les Patriotes avaient tenté de mettre de l'avant »81. Par la suite, Roger ne cessa de dépouiller les fonds d'archives pour documenter l'histoire de la franc-maçon­nerie au Québec. Par ses travaux et publications82, il en est devenu la principale référence au Canada français. O n ne saurait à ce chapitre souligner les difficultés d 'une telle recherche, compte tenu de la rareté des documents, de leur dispersion et, quand on les repère dans les fonds privés, de leur relative inaccessibilité. Cette

73. Roger Le Moine rappelle dans quelle estime Routhiet tenait la « morale lubrique » de Marmette.

74. R LE MOINE, Joseph Marmette, op. cit., p. 85. 75. Ibid, p. 77. 76. Ibid, p. 45. 77. Ibid., p. 77. 78. Ibid, p. 82. 79. R LE MOINE, introduction à la réédition de Jeanne la Fileuse, op. cit., p. 11. 80. Ibid 81. Ibid, p. 18. 82. Outre le magistral ouvrage Deux loges montréalaises du Grand Orient de France, op. cit.,

rappelons « La franc-maçonnerie sous le régime français», Les Cahiers des Dix, n° 44 (1989), p. 115-134 et « Francs-maçons francophones du temps de la « Province of Quebec » ( 1763-1791) », Les Cahiers des Dix, n° 48 (1993), p. 87-118.

ie+***fc*vi*At*vAU, n ° 58 (2004)

Page 23: Roger Le Moine dans notre mémoire - Érudit...Roger Le Moine dans la recherche sur la Nouvelle-France, mais surtout sur le XIXe siècle canadien. Qu'il s'agisse de travaux sur la

126 CAHIERS DES DIX, N° 58 (2004)

^ Jacques-Joseph Le Moine (1719-1787). ^ (troisième génération)

Guillaume-Henri Le Moine (1787-1783). (cinquième génération)

• ^ William Buie

Quelques ancêtres de Roger Le Moine. {Mémoires de ta Société généalogique canadienne-française, 41,1 (printemps 1990).

it**<**fat*x*At*AU*, n° 58 (2004)

Page 24: Roger Le Moine dans notre mémoire - Érudit...Roger Le Moine dans la recherche sur la Nouvelle-France, mais surtout sur le XIXe siècle canadien. Qu'il s'agisse de travaux sur la

ROGER LE MOINE DANS NOTRE MÉMOIRE 127

dernière varie considérablement selon les obédiences maçonniques, en effet83, mais aussi selon le statut du chercheur : lui-même franc-maçon, ou, à l'inverse, « profane », comme Roger Le Moine. Il n'en reste pas moins que ce dernier, « ma­çon sans tablier », forçait l'estime et le respect de ces sociétés secrètes ou discrètes au sein desquelles il fut invité à présenter ses travaux dans des «tenues blan­ches »M. Il m'apparaît clairement que cet intérêt de Roger pour le mouvement libéral et la libre-pensée au Québec provient d 'une vive réaction aux conformis­mes du XLXe siècle, dans les domaines politique, aussi bien que littéraire, artisti­que et, bien sûr, religieux.

C'est ce qui ressort de l'ensemble de ses travaux qui, tout en soulevant des aspects esthétiques ou littéraires chez ses auteurs de prédilection, convergent vers des questions éthiques et idéologiques. Roger Le Moine peut bien reconnaître les qualités du romancier Napoléon Bourassa, mais il déplore chez l'artiste sa sou­mission aux valeurs esthétiques de l'École mystique d'Overbeck. Roger ajoute à propos de ce moralisme qui étouffait alors la recherche et le renouvellement dans le champ culturel : « Il [Bourassa] n'était pas le seul de son milieu à voir ainsi ! Les intellectuels québécois qui souffraient presque tous de sclérose, donnaient tête baissée dans un mouvement qui visait à détruire la liberté de pensée au Québec ( . . . ) . »85. Même jugement à l'égard de la critique :

Au moment où Laure Conan commence à écrire, les critiques québécois sévisssent depuis des années. Incapables de soupçonner la valeur esthétique d'une oeuvre - le manque de talent et de formation les en empêchait tout comme les préoccupations religieuses - ils tranchent en fonction des préjugés moraux et nationalistes du temps. Nul scrupule n'arrête leur fureur86.

Dans l'édition qu'il projetait des mémoires de James McPherson Le Moine87, on retrouve de semblables préoccupations pour la morale d 'un siècle qu'à sa

83. Plus difficile d'accès dans les fonds privés de la maçonnerie d'obédience anglaise, pour un « non initié », la documentation historique s'avère plus abordable dans les fonds du Grand Orient de France, rue Cadet, à Paris, ou dans le fonds maçonnique de la Bibliothèque nationale de France.

84. J'ajoute que, sans lui, je n'aurais pas eu accès à une précieuse documentation pour mes propres travaux sur le sujet : je lui exprime ici, encore une fois, toute ma reconnaissance.

85. R LE MOINE, introduction à Napoléon Bourassa, (coll. "Classiques canadiens"), Montréal, Fides, 1972, p. 12.

86. R LE MOINE, introduction à Laure Conan, Œuvres romanesques, t. I, (coll.du "Nénuphar"), Montréal, Fides, 1974, p. 21.

87. Roger Le Moine préparait en effet une édition posthume bilingue de Glimpses and Reminiscences, de James McPherson Le Moine. Il m'en avait confié une copie. La transcrip­tion et la traduction en français est de Michel Gaulin, l'introduction et les notes, de Roger Le Moine. Souhaitons que cette édition voie le jour.

ie*<**fcvi*At*AU*, n° 58 (2004)

Page 25: Roger Le Moine dans notre mémoire - Érudit...Roger Le Moine dans la recherche sur la Nouvelle-France, mais surtout sur le XIXe siècle canadien. Qu'il s'agisse de travaux sur la

128 CAHIERS DES DIX, N° 58 (2004)

façon, l'homme avait aussi combattue. J'ai déjà évoqué plus haut les contradic­tions de James, aux plans linguistique et politique. Considérons ici la façon dont Roger traite de la religion chez son parent: s'y trahissent encore une fois les opinions de l'arrière-neveu. Elles nous éclairent sur le cheminement ultime de Roger88. Dans cet inédit sur les mémoires de James, Roger observe que ce dernier omet d'évoquer son évolution religieuse. Et de commenter :

Baptisé chez les catholiques, il [James] se marie chez les presbytériens et il accepte que ses funérailles soient chantées à l'église catholique de Saint-Michel de Sillery, mais à condition d'être inhumé dans le cimetière protestant de Mount Hermon. Par esprit de tolérance, il refuse d'aborder cette question parce qu'il la juge trop personnelle et qu'il craint de désobliger tel ou tel membre de sa famille. Il respecte le choix de chacun et il souhaite que l'on agisse de même à son endroit89.

Respectant, pour sa part, «la morale de l'honnête homme», Roger loue l'attitude de James qui, note-t-il, « témoigne d'un certain sens critique et surtout d'une certaine hauteur face à des questions qui, sa vie durant, l'ennuieront plus qu'elles ne le préoccuperont (...) »90. Il explique aussi comment, au terme de son existence, l'octogénaire « se retrouve seul, face à lui-même et à l'insondable, sans doute confronté à des problèmes d'ordre religieux qu'il n'a jamais jugé bon d'évo­quer»91. Dans la notice qu'il lui consacre, Roger Le Moine parle d'« une attitude de tolérance, sinon d'indifférence »92. La même formule apparaît sous la plume de Roger à propos de son autre parent éloigné, Benjamin Le Moine : il « appar­tient à une génération qui est celle de Papineau et de la tolérance, sinon de l'in­différence, c'est-à-dire une génération qui est plus près du XVIIIe siècle que du XLXC». Une telle récurrence du motif m'apparaît significative et, peut-être, révé­latrice de la propre attitude de Roger, sur la fin. Commentant la conversion tardive de James, il explique avec l'humour qu'on lui connaît bien : « elle a pu lui venir plus des infirmités et des inconvénients du grand âge que de la profondeur des sentiments. En ce bas monde, les douleurs de la goutte ont sans doute modi­fié plus de destins que la lecture du Tout pour Jésus ou que les arguments de

88. Sans trahir l'intimité de l'homme, je rappelle qu'il a tenu à un service religieux pour ses funérailles à Saint-Fidèle et que, dans les derniers mois de sa longue maladie, il avait trouvé quelque réconfort dans l'étude et la musique (toujours prisées par Roger), mais aussi dans une certaine forme de méditation.

89. R LE MOINE, Introduction à JAMES MCPHERSON LE MOINE, Souvenir et Réminiscences I Glimpses & Reminiscences (tapuscrit inédit, p. 8).

90. R LE MOINE, Un Québécois bien tranquille, op. cit., p. 27. 91. J. MCPHERSON Le Moine, Souvenir et Réminiscences I Glimpses & Reminiscences , op. cit.,

p. 3. 92. R LE MOINE, « Le Moine, Sir James MacPherson », Dictionnaire biographique du Canada en

ligne : <http ://www.biographi.ca/FR/ShowBio.asp ?BioId=41652>.

t w ^ ^ W ^ A n° 58 (2004)

Page 26: Roger Le Moine dans notre mémoire - Érudit...Roger Le Moine dans la recherche sur la Nouvelle-France, mais surtout sur le XIXe siècle canadien. Qu'il s'agisse de travaux sur la

ROGER LE MOINE DANS NOTRE MÉMOIRE 129

l'apologétique »93. C'est donc à une forme de morale naturelle que renvoient les deux Le Moine, celle, justement du Candide voltairien, dont la clôture d 'Un Québécois bien tranquille se fait l'écho :

Ainsi, [McPherson] Le Moine permet de croire à l'existence d'une certaine civilisa­tion au Québec à un moment où les fanatiques, abusant du catholicisme, suggèrent plutôt l'image d'un peuple immature aux prises avec le vieux manichéisme des primitifs. Loin de tous les Pangloss imaginables, Le Moine acquiert, en un siècle peu fait pour le comprendre, ce difficile équilibre qui permet à l'individu d'attein­dre à la quiétude. Il apparaît comme un homme bien tranquille qui, à la formula­tion de syllogismes, a préféré décliner rosa, la rose. L'enseignement, pour ne pas dire l'exemple de la nature l'avait heureusement emporté sur celui des hommes. En sorte que Le Moine propose un idéal paisible et harmonieux comme l'univers végé­tal94.

Cultiver son jardin N'est-ce pas là le rêve longtemps caressé par Roger : cultiver son jardin ? À

l'occasion de sa retraite, il annonce, en 1999, son intention de poursuivre ses savants travaux, ajoutant aussitôt : « Mais je consacrerai plus de temps au jardi­nage. Je me consacrerai cet été à des travaux d'irrigation (...) »95. Il songeait à sa maison de Saint-Fidèle, ce petit Fernay où, depuis des années déjà, il s'affairait à planter des arbres, creuser un étang et aménager dans les rochers un réservoir d'eau de source. Au-dessus de ce dernier, Roger avait bâti de ses mains un petit château fort, avec tourelles et pont-levis, destiné à son jeune fils, François. Il faut voir le soin apporté à cette réalisation et le goût dont elle fait preuve. Aucune nostalgie d'un ordre révolu dans cette citation architectonique dont il s'amusait lui-même: «La seule place fortifiée entre Québec et Louisbourg ! ». Le trait le plus marquant de son caractère n'était-il pas cet humour dont témoigne égale­ment son collègue Sylvain Simard: «Anecdotes piquantes, traits d'esprit dont il valait beaucoup mieux être les témoins que la victime, c'est le sel attique des Villas de la Grande-Allée au XIXe, l'univers proustien des salons germanopratins du tournant du siècle qui parfois semblaient, grâce à lui, inspirer la vie de ce département»96. Et l'humour frise parfois l'ironie voltairienne: que dire de ce

93. J. MCPERSON LE MOINE, Souvenir et Réminiscences I Glimpses & Reminiscences , op. cit., p. 27 (référence à l'ouvrage pieux du R.P. Frédéric-William Faber, Tout pour Jésus ou voies faciles de l'amour divin, Paris, Ambroise Bray, Libraire éditeur, 1854).

94. R LE MOINE, Un Québécois bien tranquille, op. cit., p. 113. 95. R LE MOINE, « Le voyage à l'estime», loc. cit., p. 201. 96. SYLVAIN SIMARD, « Roger Le Moine, ambassadeur du passé », in MICHEL GAULIN ET PIERRE-

LOUIS VAILLANCOURT, L'aventure des lettres, op. cit., p. 183.

i t **^*vv t*At*AU, n ° 58 (2004)

Page 27: Roger Le Moine dans notre mémoire - Érudit...Roger Le Moine dans la recherche sur la Nouvelle-France, mais surtout sur le XIXe siècle canadien. Qu'il s'agisse de travaux sur la

130 CAHIERS DES DIX, N° 58 (2004)

canular imaginé en terre charlevoisienne, quand Roger appose pompeusement sur sa remise à râteaux une plaque commemorative récupérée de la vieille Maison des Jésuites à Québec ?97 Dans l'intimité comme dans ses interventions publi­ques, ou dans ses publications, le sourire de Roger court en filigrane. C'est la pointe lancée à propos de Louis Frechette qui commit « un poème auquel ne manque même pas l'alexandrin de treize pieds: '[...] Jamais on ne vous a vu jalouser les vainqueurs' »98. C'est encore l'évocation amusée de « l'humour causti­que» teinté d'«un vieux fonds d'anti-cléricalisme», dans la correspondance de McPherson avec Parkman99. Le sourire de Roger rédigeant dans Charlevoix évo­que pour moi celui du seigneur de Fernay, dans ses correspondances. Comme le Philosophe affichant dans les années 1770 le lieu de sa retraite, Roger ne manque pas de souligner, avec la date, le lieu où il achève L'Amérique et les poètes français de la Renaissance («Le Bas-de-1'Anse(Charlevoix), 20 décembre 1970»), ou la réédition de Jeanne La Fileuse {ibid., «mai 1979»).

Cette région qui est aussi un pays, il l'a retrouvée à présent, avec les mânes de ses parents et ancêtres, mais aussi de tous les personnages littéraires attachés à leur souvenir. Nous les avons croisés dans ces pages : James McPherson Le Moine, Arthur Buies, Joséphine d'Estimauville, Laure Conan, Angéline de Montbrun, Félix-Antoine Savard, Le Lucon... Partir du Château-Richer des Le Moine des Pins, pour atteindre Saint-Fidèle, en passant par Baie-Saint-Paul, Saint-Joseph-de-la-Rive et La Malbaie, parcourir Charlevoix, c'est voyager avec cet « ambassa­deur du passé»100 qu'était Roger Le Moine. Plus motivé par le «plus-que-passé» que par son propre présent, Roger s'est effacé derrière ses ancêtres. Chez lui, l'historien généalogiste et le biographe ont malheureusement entravé l'élan de l'autobiographe et du mémorialiste. Dans ses mémoires inachevés (qui n'attei­gnent que les années quarante), il confie avec beaucoup de lucidité son scepti­cisme devant les apories de l'autobiographie :

97. Sur le vieux bois de grange de cette remise, à Saint-Fidèle, trône en effet une superbe plaque ornée de fleurs de lys, dont voici l'inscription : « Ancienne résidence des Pères Jésuites desservents de l'Église de St.-Michel. Elle fut construite en 1639. Le Père Massé décéda dans cette maison le 12 mai 1646 » ( !).

98. Texte cité dans la chronologie non paginée destinée à l'édition de Souvenir et Réminiscences I Glimpses & Reminiscences, op. cit. (il s'agit d'un poème de Frechette dédié à James McPherson, fait en 1897 baronet par la reine Victoria).

99. R LE MOINE, Un Québécois bien tranquille, op. cit., p. 55. Roger cite aussi avec délices une page parodique de James, où celui-ci raille les « descriptions que Marie-de-1'Incarnation et Catherine-de-Saint-Augustin ont faites du tremblement de terre de 1663 dans la région de la Baie-Saint-Paul » (R LE MOINE, Un Québécois bien tranquille, op. cit., p. 90-91) ; il fait aussi ses choux gras des railleries de James sur les romans canadiens idéalisant la Nouvelle-France, ibid.

100. Ainsi le nomme SYLVAIN SIMARD, op. cit., p. 177.

it*<**&Uei*A***AU*, n° 5 8 ( 2 0 0 4 )

Page 28: Roger Le Moine dans notre mémoire - Érudit...Roger Le Moine dans la recherche sur la Nouvelle-France, mais surtout sur le XIXe siècle canadien. Qu'il s'agisse de travaux sur la

ROGER LE MOINE DANS NOTRE MÉMOIRE 131

[...] je risquerais, en donnant dans ce genre, de recréer un passé fautif, qui soit plus conforme à ce que je suis présentement qu'à ce que j'ai successivement été, ou encore qui fonde en un tout le passé et le présent. D'ailleurs, disposerais-je de tous ces moyens qui me manquent que j'hésiterais encore puisqu'il est fort difficile de rendre compte, correctement, de soi-même et surtout du soi-même enfant et ado­lescent. Toute analyse risque d'être détournée d'elle-même et à l'insu de celui qui la mène.

Aussi, j'ai préféré rédiger des mémoires en évoquant tout simplement l'exis­tence de nos ancêtres depuis la Nouvelle-France. Puis, en passant aux événements dont j'ai été l'acteur et, le plus souvent, le simple spectateur, lesquels se trouvent réunis par le fil parfois assez ténu de mon existence. La perspective retenue privilé­gie l'historique et le sociologique101.

Voilà bien l'effacement du sujet devenu simple fil conducteur du récit his­torique. Déjà, dans le bilan qu'il dressait en 1999, affirmait-il, tout simplement: «À l'occasion, j 'ai cru qu'il m'appartenait de corriger certaines erreurs»102. Ce même effacement l'a conduit aussi à se livrer à des tâches « ancillaires » du métier, comme la rédaction de préfaces, d'anthologies103, l'édition ou la réédition de textes anciens104, ou l'établissement de catalogues et le partage de sa documenta­tion105 . «Par-dessus tout , j ' a i voulu être uti le», résumait-t-il alors106. C'est

101. R LE MOINE, «Mémoires inédits», op. cit. (non paginé). 102. R LE MOINE, « Le voyage à l'estime », loc. cit., p. 198. 103. Voir plus haut la note 66. 104. Voir, chez Fides, ses rééditions dans la collection du "Nénuphar" (Laure Conan, Œuvres

romanesques, 3 vol., 1974-1975 ; Napoléon Bourassa, Jacques et Marie. Souvenir d'un peuple dispersé, 1976; Honoré Beaugrand, Jeanne la fileuse. Épisode de l'émigration franco-cana­dienne aux États-Unis, 1980), ou dans les "Classiques canadiens" (Joseph Marmette, 1969 ; Napoléon Bourassa, 1972), ainsi que, chez David, la récente découverte de Louise-Amélie Panet, Quelques traits particuliers aux Saisons du Bas Canada Et aux Moeurs De l'habitant de ses Campagnes II y a quelques quarante ans Mis en vers, Orléans (Ont.), Éditions David, 2000.

105. Il reprochait justement à ses professeurs de Laval d'avoir « fixé » le passé en interdisant pres­que à leurs successeurs de réévaluer leur contribution. Pour sa part, la divulgation et la diffusion de ses sources étaient une invitation à aller au-delà du point où il s'était rendu.

106. Pour avoir moi-même bénéficié de sa prodigalité, en matière de documentation maçonni­que, je peux témoigner de l'enthousiasme avec lequel Roger partageait son savoir et ses sources, quand il sentait chez ses collègues et amis le même goût pour tel ou tel sujet. C'était l'esprit de Roger, c'est resté celui des Dix. Dans le travail érudit qu'il avait consacré aux mémoires de McPherson, il manifeste encore le même sens de la générosité académique : « Les notes, dont je me suis chargé, ont exigé à cause de leur diversité passablement de recherches. Si je n'ai pas cherché à réduire à une longueur standard celles qui sont démesu­rément longues, c'est que j'ai voulu que le lecteur bénéficie du fruit de mes recherches ». Souvenir et Réminiscences I Glimpses & Reminiscences , op. cit., p. 14.

it**i*fcvi*A***AU, n° 58 (2004)

Page 29: Roger Le Moine dans notre mémoire - Érudit...Roger Le Moine dans la recherche sur la Nouvelle-France, mais surtout sur le XIXe siècle canadien. Qu'il s'agisse de travaux sur la

132 CAHIERS DES DIX, N° 58 (2004)

probablement ce qui l'a conduit vers l'étude du corpus canadien, malgré son penchant de toujours pour les auteurs de l'ex-métropole : «J'ai parfois regretté de n'avoir pas préféré aux écrivains québécois, des écrivains français. Chateaubriand m'a toujours habité. Mais, je trouvais qu'il était plus facile de s'attacher aux pre­miers à cause des liens que tissent de communes appartenances à un même con­texte»107. Dans un certain sens, l'étude de la Nouvelle-France (de la Renaissance au XVIIP siècle) fut pour lui une manière de concilier ce double intérêt pour les écrivains français et le contexte canadien. Du reste, sa curiosité intellectuelle l'a conduit à varier les périodes et à multiplier les champs de recherche (sociocritique, psychocritique), dans une forme d'éclectisme qu'il assume pleinement dans sa rétrospective de 1999 : «Je n'ai jamais nourri le projet de consacrer ma vie à un sujet, d'ériger un monument. Je me suis attaché à des questions qui m'ont préoc­cupé à un moment ou à un autre, comme par hasard»108.

*

Le portrait intellectuel de Roger Le Moine reste à faire, tout comme l'étude méthodique de ses travaux. Au terme de cette esquisse, laissons fraternellement la parole à cet ami, toujours présent dans notre mémoire. Voici comment, en 1990, il formule les principes qui l'ont guidé dans la vie et les mobiles profonds qui animent sa recherche (j'allais dire sa quête) :

En tirant tous mes morts de leurs tombeaux, voire en les faisant par l'écriture « descendre de moi », pour reprendre l'expression de Vigny dans L'esprit pur, je me suis bien gardé de porter des jugements ; je ne me suis pas enorgueilli de leurs mérites comme je n'ai pas souffert de leurs faiblesses. C'eût été abuser de mes pou­voirs et faire œuvre morale. Plutôt, j'ai cherché à les montrer dans leur activité et à les rattacher les uns aux autres comme si, à la façon de Y Orlando de Virginia Woolf, ils n'avaient constitué qu'un seul individu poursuivant son existence pendant au-delà de deux cents ans.

En une succession de six générations, mes aïeux Le Moine et autres n'ont cessé d'appartenir à la bourgeoisie en admettant que celle-ci réunisse des familles disposant de moyens certains et appartenant au monde des négociants, des militai­res, des professions libérales, des fonctionnaires ou des seigneurs. La communauté des intérêts semble avoir déterminé le choix des alliances. Au gré des générations, on retrouve immanquablement les mêmes familles en un chassé-croisé dont seul un tableau généalogique peut montrer toute la complexité. Au XDC siècle, la même préoccupation anime ceux qui font des mariages exogamiques. En choisissant de s'adonner à la traite des fourrures pour améliorer sa situation financière, le seigneur de Sainte-Marie, Jean Le Moine, ne pouvait sans doute pas soupçonner qu'il

107. R LE MOINE, « Le voyage à l'estime », loc. cit., p. 197. 108. Ibid, p. 198.

it*<**kto*A*-*AU*, n° 58 (2004)

Page 30: Roger Le Moine dans notre mémoire - Érudit...Roger Le Moine dans la recherche sur la Nouvelle-France, mais surtout sur le XIXe siècle canadien. Qu'il s'agisse de travaux sur la

ROGER LE MOINE DANS NOTRE MÉMOIRE 133

engageait à ce point sa postérité. Mais cette remarquable persistance n'aurait été possible si les uns et les autres n'avaient fait preuve d'une grande capacité d'adapta­tion aux transformations du milieu. Voire, d'une grande souplesse. En acceptant de se plier aux exigences du destin, mes ancêtres se sont conformés à leur devise qui se lit comme suit : « Quo te fata trahunt ». Et ainsi, assez paradoxalement, ils ont pu demeurer fidèles à eux-mêmes et à leur milieu.109

Roger insista pour retrouver Saint-Fidèle et La Malbaie, en son dernier voyage de juillet 2004 . . .

r ^A^NL-A^^^ .

109. R LE MOINE, « En conjuguant mon plus-que-passé », loc. cit., p. 28. (« Quo te fata trahunt » : « Là où le destin t'entraîne », ou, plus librement « Selon les désirs de ton destin » ; traduction de Bernard Beugnot). La devise est à rapprocher du poème favori de Roger, « La Mort du loup », d'Alfred de Vigny, qui fut lu par son fils aux obsèques. En voici les derniers vers : « Gémir, pleurer prier est également lâche./ Fais énergiquement ta longue et lourde tâche/ Dans la voie où le sort a voulu t'appeler,/ Puis, après, comme moi, souffre et meurs sans parler. »

it+<A&Lt**At*AU, n° 58 (2004)