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Fondateurs : Jacques Decour (1910-1942), fusillé par les nazis, et Jean Paulhan (1884-1968). Directeurs : Aragon (1953-1972), Jean Ristat. Les Lettres françaises du 7 mars 2009. Nouvelle série n° 57. Rimbaud par Jean Ristat Lettre à Jean-Claude Pirotte par Aymen Hacen Duong Thu Huong par Jean-Pierre Han Entretien avec le pianiste Evgeni Koroliov WV 2008-275. Umkehrung 56 Positions, 112 Champs Visuels (Moon), par Jorinde Voigt. Berlin 2008. DR

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Fondateurs : Jacques Decour (1910-1942), fusillé par les nazis, et Jean Paulhan (1884-1968). Directeurs : Aragon (1953-1972), Jean Ristat.

Les Lettres françaises du 7 mars 2009. Nouvelle série n° 57.

Rimbaud par Jean Ristat

Lettre à Jean-Claude Pirotte par Aymen HacenDuong Thu Huong par Jean-Pierre Han

Entretien avec le pianiste Evgeni Koroliov

WV 2008-275. Umkehrung 56 Positions, 112 Champs Visuels (Moon), par Jorinde Voigt. Berlin 2008.

DR

EXPOSITION

Rachid et Zapatade Mustapha Boutadjine

à Ma pomme en colimaçon, du 7 mars au 6 avril 2009

107, rue de Ménilmontant, 75020 Paris

L e s L e t t r e s f r a n ç a i s e s . M a r s 2 0 0 9 ( s u p p l é m e n t à l ’ H u m a n i t é d u 7 m a r s 2 0 0 9 ) . I I

SOMMAIRE

Les Lettres françaises, foliotées de I à XVI dans l’Humanité du 7 mars 2009. Fondateurs : Jacques Decour, fusillé par les nazis, et Jean Paulhan.Directeurs : Aragon puis Jean Ristat.Directeur : Jean Ristat.Rédacteur en chef : Jean-Pierre Han.Secrétaire de rédaction : François Eychart.Responsables de rubrique : Gérard-Georges Lemaire (arts), Claude Schopp (cinéma), Franck Delorieux (lettres), Claude Glayman (musique), Jean-Pierre Han (spectacles), Jacques-Olivier Bégot et Baptiste Eychart (savoirs).Conception graphique : Mustapha Boutadjine.Correspondants : Franz Kaiser (Pays-Bas), Fernando Toledo (Colombie), Gerhard Jacquet (Marseille), Marc Sagaert (Mexique), Marco Filoni (Italie), Gavin Bowd (Écosse), Rachid Mokhtari (Algérie).Correcteurs et photograveurs : SGP164, rue Ambroise-Croizat, 93528 Saint-Denis CEDEX.Téléphone : (33) 01 49 22 74 09. Fax : 01 49 22 72 51. E-mail : [email protected] les Lettres françaises, tous droits réservés. La rédaction décline toute responsabilité quant aux manuscrits qui lui sont envoyés.

Retrouvez les Lettres françaises le premier samedi de chaque mois.Prochain numéro : le 4 avril 2009.

RENCONTRE - INVITATION

JORINDE VOIGT. Née en 1977, Jorinde Voigt vit et travailleà Berlin. Après des études artistiques, de philosophie et litté-rature comparée et une formation de violoncelliste, elle estexposée à la Cité des arts à Paris, dès 2004. Sa carrière d’ar-tiste dessinatrice commence avec deux expositions à la gale-rie Fahnemann, en 2007 et 2008. Deux autres expositions à laBerlinische Galerie à Berlin (2007) et à l’Association des ama-teurs d’art de Wiesbaden (2008) lui donnent une notoriété na-tionale. Sa première création sonore, Lemniscate / ?, lors desa résidence au Watermill Center à New York en 2008, la faitconnaître internationalement. Elle obtient le prestigieux prixOtto-Dix en 2008. Son œuvre est présente dans les collectionsnationales allemandes, au Cabinet national de gravures et denombreuses collections privées.Les dessins de ce numéro ont été réalisés spécialement par Jorinde Voigt pour les Lettres françaises.

JACK VANARSKY a quitté ce monde au mois de févrierà l’âge de soixante-douze ans. D’origine argentine, il s'estinstallé à Paris en 1962. Il a imaginé des sculptures en boisanimées par un moteur et a créé le groupe Automat. Son œuvre, d’une originalité absolue, est l’une des plus singulières et intrigantes de ces dernières décennies.

Passionné de littérature, il a rendu hommage à Borges et à Kafka. Il a été l’un des fondateurs de l’OuPenPo, l’équivalent de l’Oulipo en art.

Vanarsky avait collaboré à plusieurs reprises aux Lettres françaises avec ses œuvres et ses écrits.

Artiste en une

Les Lettres françaises et le Théâtre 71 de Malakoffvous convient, dans le cadre des Paroles engagées, à leur deuxième Conversations de la saison, samedi 14 mars 2009, à 16 heures, sur le thème : « Sean O’Casey : un théâtre populaire de l’engagement ».Lecture dirigée par François Leclére, avec David Geselson des textes d’O’ Casey.Rencontre en présence d’Irène Bonnaud, de YannicMancel et de Bernard Sobel, animée par Jean-PierreHan, rédacteur en chef des Lettres françaises.

La rencontre sera suivie, à 20 h 30, de la représentation de la Charrue et les étoiles, dans la mise en scène d’Irène Bonnaud.Pour ce spectacle, le Théâtre 71 met à la disposition deslecteurs des Lettres françaises 10 invitations (2 places)pour la représentation du jeudi 12 mars, à 19 h 30, et 10 invitations (2 places) pour la représentation du samedi 14 mars, à 20 h 30.Réservation au Théâtre 71 : 01 55 48 91 [email protected]

Jorinde Voigt : Dessins inédits pour Les Lettres françaises .

Jean Ristat : Rimbaud toujours. Page IIIJean-Pierre Han : Le démon de la littérature. Pages IV Matthieu Lévy-Hardy : Lire ou les arcanes de l’universel en littérature. Page IVSébastien Banse : Ceux qui ne mendiaient pas. Page VGérard-Georges Lemaire : Un cénotaphe pour Sebald.Page VJean-Claude Hauc : D’Éon, tel qu'en lui-même... Page VMarianne Lioust : Une vie, en marge. Page VIFrançois Eychart : Qu’ est-ce que tu espères, petit homme ? Page VIPatricia Reznikov : Jacques et Pierre Prévert, le pacte poétique. Page VISidonie Han : En prise avec le réel. Page VIIFrançoise Hàn : Après tant d'années. Page VIIIClaude Schopp : La littérature comme remède. Page VIIIGerhard Jacquet : Marseille Provence 2013. Page IXBaptiste Eychart : Paris ou les dévergondages d’une vieille dame très digne. Page XJean-François Poirier : Simone Weil, travail, politique,mystique. Page XGérard-Georges Lemaire : Beuys, le coyote et les Seychelles. Page XIGiorgio Podestà : Asger Jorn, l’enfance de l’art. Page XIJustine Lacoste : Daniel Dezeuze calligraphe de l’esprit.Page XIJustine Lacoste : Zwobada et l’art du dessin. Page XIGérard-Georges Lemaire : De Chiricho tel qu’en lui-même, enfin. Page XIIGiorgio Podestà : Les bonnes manières florentines. Page XIIClémentine Hougue : L’atelier du peintre vu par François Rousseau. Page XIIClaude Schopp : Journal du cinémateur. Page XIIIGaël Pasquier : Vision des mondes prallèles. Page XIIIJosé Moure : Jonas, ou les dangers de l’éducation. Page XIIIFrançois Eychart, Evgeni Koroliov :La planète Koroliov (entretien). Page XIVClaude Glayman : Aimez-vous Brahms, Chopin et Henry Purcell ? Page XIVYves Buin : Miles intime. Page XVJean-Pierre Han : Un vrai théâtre de service public. Page XVJacques Fraenkel : Dire et chanter Desnos. Page XVAymen Hacen : Lettre à Jean-Claude Pirotte. Page XVI

L e s L e t t r e s f r a n ç a i s e s . M a r s 2 0 0 9 ( s u p p l é m e n t à l ’ H u m a n i t é d u 7 m a r s 2 0 0 9 ) . I I I

L E T T R E S

Rimbaud, toujoursRimbaud, j’y reviens. Ce voyou désespéré m’aura donc ac-

compagné tout au long de ma vie. Quand l’ai-je rencon-tré ? Sans doute au cours de ma scolarité, en classe de troi-

sième. Ou de seconde, peu importe. Mes premiers recueils depoèmes, je parle de ceux qui furent alors proposés au jugementde mes aînés, sont écrits sous son influence. Tant et si bienqu’André Breton pouvait écrire, en 1961, à mon professeur defrançais qui lui avait soumis l’un d’entre eux, Soleils dans un mi-roir : « Dix-sept ans : qu’Ariel commence par faire place nette,il sera temps de voir ensuite… » Toujours est-il que mon Rim-baud ne me quittait jamais, pas plus que sa biographie : « L’im-plication de la vie dans l’œuvre et de l’œuvre dans la vie », prin-cipe défendu par Alain Borer dans son édition du centenaire, mesemblait évidente. N’est-ce pas en lisant, dans les Illuminations,le poème Dévotion que je me reconnus comme adepte du « nou-vel amour » : « Ce soir à Circeto des hautes glaces, grasse commele poisson, et enluminée comme les dix mois de la nuit rouge– (son cœur ambre et spunck) », poème que je tiens comme An-dré Breton pour l’une des « cimes » de l’œuvre de Rimbaud. J’ha-bitais, à cette époque-là, un petit village de Sologne. La maisonn’avait que deux pièces et, la nuit, toutes lampes éteintes, à laseule lumière verte d’un poste de radio, enfant solitaire, je par-tais avec Rimbaud vers d’autres pays. Me prenais-je pour laVierge folle ou pour l’Époux infernal ? J’écoutais, comme unmurmure enivrant (sur ondes moyennes ou ondes courtes ?) unemusique lointaine, venue du Moyen-Orient, et dont les varia-tions d’amplitude me faisaient rêver aux sonorités de la mer, aumoment de la marée montante… « On n’est pas sérieux quandon a dix-sept ans », n’est-ce pas ?

De quelle édition des œuvres de Rimbaud disposais-je alors ?Probablement celle de la Pléiade établie par Roland de Renévilleet Mouquet, en 1954. Je ne me préoccupais pas de savoir si cesœuvres étaient complètes ou non, « trop complètes » peut-êtrecomme le travail critique l’a montré dans les années qui ont suivipuisqu’elles attribuaient au poète des pièces qui ne lui apparte-naient pas. Ce n’est que quelques années plus tard que la passionme vint de constituer une bibliothèque rimbaldienne. Mais l’en-treprise s’avéra au fil du temps au-dessus de mes forces.D’ailleurs, je n’avais aucune envie de consacrer mon temps à unethèse – une de plus – à Rimbaud. Que le lecteur en juge en consul-tant la bibliographie sur laquelle se termine cette dernière éditionPléiade… Pas moins de vingt pages… Je ne dis pas cela par mé-pris du travail universitaire – loin de là –, mais il me semble qu’ilfaut aller seul au texte de Rimbaud, à un moment ou à un autre,et s’affronter à cette langue qui est de la pensée « accrochant ettirant ». Toutes les éditions de l’œuvre de Rimbaud cèdent à latentation de l’explication de texte, cela avec la volonté, forcenéeparfois, de donner une réponse au « qu’est-ce que cela veutdire ? ». La quête d’un sens unique autorise en effet les commen-taires sans fin et naturellement contradictoires. Il serait peut-êtrebon de réfléchir à ce que Rimbaud lui-même disait du sens de sespoèmes qu’il faut interpréter « littéralement et dans tous les sens».Écoutons dans Ô saison Ô châteaux : « Ce charme ! il prit âme etcorps. / Et dispersa tous efforts. / Que comprendre à ma parole ?/ Il fait qu’elle fuie et vole. »

La deuxième Pléiade Rimbaud parue en 1972, celle d’AntoineAdam, reste à mes yeux l’exemple parfait de cette manie de maîtred’école. Prenons l’exemple de la note consacrée au poème Dé-votion dont je citais tout à l’heure un passage : « Peut-être ne faut-il pas désespérer pourtant d’en découvrir le sens. Que comprendredonc à cette phrase ? “À ma sœur Louise Vanaen de Vorin-ghem” ». « Voringhem est inconnu », nous dit Antoine Adam,mais « la mystérieuse » Louise Vanaen « est certainement fla-mande, et voilà pourquoi sa cornette est tournée vers la mer duNord ». Religieuse évidemment comme Léonie Aubois d’Ashbycitée tout de suite après Louise dans le poème. « (…) il est fortétonnant qu’une Anglaise s’appelle Léonie Aubois (…) Etpuisque Rimbaud l’appelle “ma sœur”, il est infiniment probablequ’elle était religieuse, employée dans un hôpital comme LouiseVanaen, et affectée au service de la maternité ». Je n’invente rien !C’est à pleurer de sottise. Quant à Circeto, elle « demeure inex-pliquée, en dépit des efforts des commentateurs. Mais il ne peuts’agir que d’une femme, et non d’une localité ». Laissons doncles commentateurs dans « leur bonne ornière ». Mais qu’en est-il, au bout du compte, du poème, qui invente une langue : « del’âme pour l’âme, résumant tout, parfums, sons, couleurs. » Rim-baud nous fait « sentir, palper, écouter ses inventions ».

Examinons maintenant la note d’André Guyaux, maîtred’œuvre de la récente Pléiade, toujours pour ce même poèmed’Illuminations, Dévotion. Il se contente d’une analyse stylis-tique et lexicale du poème et nous expose ensuite les différenteslectures critiques auxquelles le poème a donné lieu sans exclurele référent sexuel (spunck dans la littérature anglaise pornogra-phique signifie sperme).

On pourrait également comparer l’approche de la Saison enenferd’une Pléiade à l’autre. Celle d’Adam veut, à tout prix, fairede la Vierge folle et de l’Époux infernal, à la suite de l’extrava-

gante étude de Marcel Ruff, « un conflit intime dans l’âme deRimbaud » et non la mise en scène de la liaison de Rimbaud (l’É-poux infernal) et de Verlaine (la Vierge folle). Je n’insisterai passur cette lecture religieuse, idéaliste et en fait parfaitement ho-mophobe. « Si l’on admet que l’Époux infernal et la Vierge follehabitent l’âme de Rimbaud, il est tout naturel que celui-ci écrive :Drôle de ménage, et rien n’oblige à penser à Verlaine. » CQFD !Pauvre Verlaine ! André Guyaux rappelle qu’il s’était reconnudans la Vierge folle. Il souligne avec justesse la relation sadoma-sochiste Verlaine-Rimbaud : « L’autre (…) énonce lui-même soninfériorité, s’accorde à lui-même des qualificatifs dépréciateurs :“esclave”, “prisonnière”, “soumise”, et fait l’aveu de son aliéna-tion (…) jusqu’à prédire le départ de l’Époux, comme celui d’undieu… »

L’appareil critique d’André Guyaux se tient au plus près dutexte rimbaldien, cherche à en éclairer le lexique lorsqu’il le faut :le poète en effet emploie souvent des mots rares ou spécialisés« venus d’une autre langue ou d’une autre œuvre (…). Les asté-roïdes, les céphalgies, les clysopompes ou la bandoline sont depetits rapts auxquels aime se livrer ce pirate de la littérature et dela langue, jusqu’aux Illuminations, qui abondent en mots an-glais ». André Guyaux écoute la langue de Rimbaud. Il faut luien savoir gré. Il est vrai, à la décharge d’Antoine Adam que j’ac-cable, que depuis 1972 le monde a changé. Nos outils intellectuels,avec la linguistique et la psychanalyse, se sont affinés. L’obscu-rité, « l’hermétisme, chez Rimbaud, n’est pas seulement uneconquête poétique. Il reste étroitement lié à l’interdit. Le poèteuse volontiers, par jeu et parfois pour des raisons plus troubles,du langage crypté, du mot à double sens : (…) c’est le clocher quisonnait douze dans Nuit de l’enfer ; c’est l’habitude qui rime avec“lassitude” et “solitude” dans H », écrit André Guyaux, quiajoute : « Le double sens est son langage. » D’où l’importancequ’il accorde aux poèmes écrits par Rimbaud dans l’Album zu-tique et qu’il publie dans cette Pléiade selon la chronologie, c’est-à-dire en 1871, après le fameux sonnet des Voyelles et avant lesCorbeaux et les Mains de Jeanne-Marie, poèmes de l’année 1872.L’édition d’Antoine Adam renvoyait ces contributions zutiquesà une annexe intitulée Œuvres diverses et, de facto, minorait cesdernières. « Il est important qu’aucune partie de ce que l’on consi-dère comme l’œuvre littéraire n’apparaisse comme inférieure oudéclassée. » Cette position me semble cohérente. En effet, « rienne justifie le système des “appendices” ou des “annexes” ».

Dans la note qui explique son parti pris éditorial, A. Guyauxs’interroge : « Où commence, où s’achève l’œuvre de Rimbaud ?Que signifie, dans son cas, “œuvres complètes” ? » Il paraît justed’ouvrir le volume avec les vers latins de Rimbaud composés en1868-1869 : « Ver erat… », C’était le printemps…, « récit d’unefugue ou d’une petite évasion dans les prés et dans les bois, loinde l’école ». Le printemps, nous explique-t-il, est pour Rimbaudle mois d’amour, le mois de la liberté pour ce piéton infatigable.« Où sont les courses à travers monts, les cavalcades, les prome-nades, les déserts, les rivières et les mers ? » s’écrie Arthur dansune lettre à sa sœur Isabelle, depuis son lit d’hôpital, à Marseille.On comprend donc d’emblée que la composition de ce volumesoit chronologique. Comment pourrait-il en être autrement ? Iln’y aurait donc pas lieu de discuter plus avant si la datation destextes de Rimbaud était avérée. Malheureusement, pour la plu-

part d’entre eux, nous en sommes réduits à des conjectures. Rim-baud n’a publié lui-même que la Saison en enfer et quelquespoèmes : « Pour le reste, nous éditons des manuscrits qui sont leplus souvent des mises au net. » Ajoutons à cela les œuvres per-dues comme la Chasse spirituelle ou les Veilleurs, la France, lesAnciens Partis, poèmes que l’on n’a jamais retrouvés. C’est à Ver-laine, à sa mémoire et à ses archives que nous devons une certainepostérité de Rimbaud. « La postérité de Rimbaud est verlai-nienne : le XXe siècle des biographes et des critiques reproduit lesyndrome verlainien du sentiment d’irréparable perte et du dé-sir tourné vers celui qui a su partir et laisser veuf le monde litté-raire, le privant de surcroît d’une part inappréciable de son œuvrepoétique », écrit avec raison André Guyaux. Il accorde à Verlainela place qui lui revient, contrairement à certains critiques ou ro-manciers contemporains qui n’ont de cesse de le tourner en ridi-cule et feignent d’oublier que la question du ver est au cœur mêmede la relation des deux poètes. Homophobie ? Sans doute entre-t-elle pour une bonne part dans leurs jugements le plus souventhaineux. Qu’ont-ils à faire, je vous le demande, de la lettre de Ver-laine à Rimbaud, datée du 18 mai 1873, dans laquelle il avoue, unpeu soûl, selon son expression, à son compagnon qu’il est son« old cunt ever open, ou opened, je n’ai pas là mes verbes irrégu-liers » ? Cela relève de leur vie privée, non ?

André Guyaux remarque que « l’hypothèse d’un autre versa rapproché Verlaine et Rimbaud », et cela me paraît beaucoupplus intéressant. Il observe que « le postulat d’un autre vers, dé-stabilisant la tradition, est sans doute moins sensible dans les Ro-mances sans paroles de Verlaine que dans les vers de Rimbaud,où le jeu paraît plus tendu entre discipline et dissidence ». Soit.

Je parlais tout à l’heure de chronologie.La question n’est pasbyzantine. On se souvient des dernières pages d’Une saison enenfer qui sonnent l’adieu que les exégètes de Rimbaud ont long-temps considéré comme l’adieu à la littérature avant le départ dupoète pour le Harar. Si tel est le cas, alors il faut placer les poèmesd’Illuminations avant la Saison. Que savons-nous aujourd’hui ?Nous n’avons pas de certitudes, mais il est plus que probable ce-pendant que le témoignage de Verlaine reste fiable. L’enquêtegraphologique, en 1949, de Bouillane de Lacoste le confirme.

« Il est tentant, aujourd’hui, d’équilibrer les hypothèses et dedistribuer la genèse des Illuminations dans un temps discontinu,interrompu par Une saison en enfer (…) et de penser que Rim-baud reprend à Londres, au printemps de 1874, un projet anté-rieur et des textes laissés en souffrance » (André Guyaux). Sonédition permet au lecteur de s’informer sur l’état des recherchescontemporaines. L’ensemble de son travail est animé par un soucid’exhaustivité, d’honnêteté. Il tend à sortir l’œuvre de Rimbauddu fatras mystico-poétique dans lequel on a encore tendance àl’étouffer. La « figure » de Rimbaud recouvre sa poésie. Or c’estelle qui fait la grandeur de Rimbaud et non son silence. C’est évi-demment ce qui motive l’organisation de ces Œuvres complètespuisqu’elles rejettent dans une section Vie et Documents toutesles lettres et tous les textes écrits par Rimbaud après 1875. Il estclair que tout le monde ne sera pas d’accord avec cette prise deposition tant le biographique séduit aujourd’hui encore, peut-être plus que jamais. Pour ma part, on l’a deviné, j’affirme le pri-mat de l’œuvre. J’aime que Verlaine parle de Rimbaud comme« d’un prodigieux linguiste ».

La Pléiade Rimbaud d’André Guyaux souffre cependant,pour moi, d’un défaut qui naît de ses qualités mêmes. Il est sansaucun doute utile, nécessaire, de donner au lecteur connaissancede l’origine d’un poème : en avons-nous le manuscrit autographeou sinon une copie, et de quelle main : celle de Verlaine, celle deGermain Nouveau ou autres Paul Demeny et Georges Izam-bard ? L’indiquer en bas du texte, pourquoi pas ? Encore qu’unrenvoi en note suffirait. L’appareil critique, jusqu’à preuve ducontraire, ne fait pas œuvre ! Mais pourquoi donner à la suite troisversions du sonnet des Voyelles ? Là encore, les variantes, peu si-gnifiantes, avaient leur place en fin de volume. La lecture en estrendue malaisée. Elle trouble le lecteur comme le trouble le corpsréduit de certains poèmes, entre autres le Bateau ivre. AndréGuyaux a beau nous expliquer que nous n’avons du Bateau ivreque la copie de Verlaine, l’œil enregistre alors le texte commecontestable et de toute façon de moindre importance que lesautres imprimés dans le corps normal de la Pléiade. C’est parti-culièrement pénible pour certaines parties des Illuminations.Tous les arguments du monde n’empêcheront pas que, pour lelecteur, ces poèmes paraîtront douteux et par conséquent mi-neurs. Nous sommes à la limite d’une manipulation et la gravitéde l’opération m’est intolérable. Je veux croire, bien sûr, à unemaladresse. À force de vouloir bien faire…

Jean Ristat

Œuvres complètes, Rimbaud, « Bibliothèque de la Pléiade ». 42,50 euros jusqu’au 30 juin 2009.

À paraitre le 2 avril 2009 : le Théâtre du ciel. Une lecture de Rimbaud, de Jean Ristat. Éditions Gallimard.

Arthur Rimbaud, par Mustapha Boutadjine. Paris 2005.

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L E T T R E S

Duong Thu Huong : le démon de la littératureRien n’y fera, pas même ses dénégations : Duong Thu Huong est essentiellement un écrivain (de haute lignée)...

Au zénith,de Duong Thu Huong. Sabine Wespieser Éditions, 788 pages, 29 euros.

C’est une situation plutôt paradoxale dans laquelle setrouve l’écrivain vietnamien désormais exilé à Paris,Duong Thu Huong. Elle n’a eu – et n’a toujours – de

cesse d’affirmer que « ce sont les textes politiques qui priment »chez elle, et que « la littérature ne vient qu’après ». Elle le disaitdéjà il y a près d’une quinzaine d’années, lors de son premierséjour en France, précisant qu’il y avait des écrivains nettementmeilleurs qu’elle : Nguyên Huy Thiep, Pham Thi Hoai, ajou-tant qu’elle était, elle, « un monstre ! Ni personnage politiqueni écrivain » (1). Elle le réaffirme aujourd’hui encore. Or sondernier roman, Au zénith, apporte un nouveau démenti à cesassertions. Au zénith est bel et bien un immense et superbe mor-ceau de littérature. C’est ce qui en fait toute la valeur, quoi quel’on pense du message politique, qu’en témoin très attentif eten militante passionnée Duong Thu Huong tente de faire pas-ser. Car l’auteur n’y va pas par quatre chemins : la révolutionvietnamienne – elle y a participé – comme toutes les révolutions,dit-elle, a très vite été dévoyée au profit d’une caste très ferméede profiteurs. Duong Thu Huong n’a pas de mots assez durs,de pensées aussi fermes, pour nous le marteler. Elle frappe donchaut, très haut. Au sommet. Le personnage central de son der-nier roman est, en toute simplicité, Hô Chi Minh, qu’elle nenomme jamais, le désignant sous le terme de « président ». S’at-taquer à la figure emblématique et mythique de l’oncle Hô, ilfallait oser le faire ! Encore que le portrait qu’elle dresse de cethomme au crépuscule de sa vie n’est pas totalement négatif. On sent chez elle une vraie compassion, voire une certaine ad-miration, pour l’homme, qu’elle présente sous des traits d’unegrande humanité liée à une aussi grande intelligence. Mais c’estbien pire… car elle le réintègre dans la communauté deshommes. Humain, trop humain. Trop faible donc. Avec son ul-time et touchant amour pour une jeune femme d’une vingtained’années avec laquelle il aura deux enfants, mais qu’il sera in-capable d’empêcher d’être sacrifiée, de manière épouvantable,pour raison d’État. Au soir de sa vie, reclus sur une montagneavec pour seul voisinage une bonzesse et sa disciple, le voilà« protégé », c’est-à-dire surveillé, voire épié, et le vieil homme,dans sa solitude, a toute la latitude de revenir sur les actes de savie, sur le sens de son combat, et, au bout du compte, de prendreconscience de la « vérité ». Autrement dit qu’il a été victime desa propre image. Rien d’étonnant si le roman de l’écrivain mi-litant s’achève sur cette phrase : « Reste à attendre cet instantultime où le peuple vietnamien découvrira la vérité et com-prendra la dernière volonté de son président », volonté quiconsiste à mettre « fin à ce régime traître et cruel et exterminantles démons qui sucent le sang du peuple ». On est bien dans ledomaine de la fiction, comme le rappelle l’auteur dans sonavant-propos, dans lequel, avec une modestie et une logiquetoutes vietnamiennes, elle précise qu’elle n’a « pas le talentd’écrire une fiction entièrement tirée de m(s)on imagination.Chaque livre que j’ai écrit est fondé sur une histoire vraie. Pour

autant, rappelons qu’un roman est un roman. Ce n’est pas uneautobiographie ni l’assemblage de plusieurs biographies ». Ons’en serait douté, mais Duong Thu Huong met du même couple doigt sur le phénomène de création littéraire.

Un phénomène qui se développe ici sur près de 800 pages,dans lesquelles elle entrecroise avec une habileté phénoménaleau moins quatre histoires, laissant croire dans un premier tempsà une certaine maladresse de sa part. Ainsi, roman dans le ro-man, Un village de bûcherons décrit sur plus de 200 pages la vied’un homme de la vallée près de laquelle vit le président. Vic-time d’un accident, le président viendra, non sans une forteémotion – les destins de ces deux hommes au plan de la vie pri-vée ne sont pas sans rapports – à son enterrement… Pourquoiun tel déroulement, sur une aussi longue distance ? C’est bienlà où Duong Thu Huong fait preuve d’un sens littéraire subtilet fort tout à la fois. Sens littéraire dans la description toujourstrès sensuelle de la vie du village, avec ses mille et une petites his-toires dérisoires qui font le tissu de la vie. Subtilité car elle mènele lecteur, sans en avoir l’air, à établir lui-même les correspon-dances entre la vie du bûcheron et celle du président…

Deux autres récits viennent s’enchâsser dans l’histoire duprésident : leurs liens entre eux sont, là, plus évidents, puisqu’ilsmettent en scène des personnages qui ont un rapport direct avecl’histoire de Hô Chi Minh. Le premier évoque la noble per-sonnalité d’un (du) fidèle compagnon (le seul) du président, unrévolutionnaire d’une probité exemplaire (il a réellement existé),et qui finira, lui aussi, par se retrouver sur le chemin de la prisede conscience. Le deuxième décrit – dans un registre haletant –la vie du beau-frère de la jeune femme du président, décidé à lavenger après son assassinat…

Ces histoires subtilement agencées mettent au jour le talentpurement littéraire de Duong Thu Huong, dont on ne dira ja-mais assez la qualité d’écriture (le nouveau traducteur, PhuongDang Tran y est pour beaucoup), d’une extrême sensualité, uneécriture qui sait fouailler sans en avoir l’air les moindres replisde l’âme humaine. Duong Thu Huong est piégée : elle est avanttout un écrivain à part entière.

Jean-Pierre Han

(1) Cf. Entretien avec Jean-Pierre Han. Afrique-Asie, mai 1995.

Lire ou les arcanes de l’universel en littératureQuichotte & ses fils, de Juliàn Rios. Éditions Tristram. 175 pages, 18 euros.

On entre généralement chez quelqu’unpar la porte, lorsqu’on est civilisé,rompu aux usages de la bienséance dès

lors qu’on nous invite à pénétrer une intimité,si intellectuelle soit-elle. Avec Juliàn Rios, il enva tout autrement : c’est par sa bibliothèque quel’hôte accueille son confident, presque confes-seur. Le lecteur impénitent de Cervantès aconçu son dernier ouvrage, Quichotte & ses fils,comme une suite d’antichambres auxquelles onaccède, avant d’investir le salon de ses déve-loppements littéraires, par la découverte des vo-lumes acquis tout au long de son existence.Exercice de mémoire et visite bibliophile, JuliànRios tient tout d’abord à ce que l’on n’ignorerien des circonstances par lesquelles il aconstruit sa propre mythologie littéraire. Tourà tour débute invariablement de la sorte chacundes volets de son étude, de cette exégèse éruditeet passionnée : « En rouvrant mon premierexemplaire de Rayuela, tout fané et démanti-bulé, je faisais un saut de presque quarante ans.

Sur le coin supérieur droit de la première page,au crayon, 290, le prix en pesetas alors élevé quine l’était pas tant si l’on tient compte que celivre était effectivement “plusieurs livres”. »

Une fois averti que Rios convie son lecteur àsa table de lecture avec la parfaite connaissancedes origines de sa méditation, ce dernier peutappréhender ce qui constitue une véritableétude comparée, croisée, démêlée et révéléed’une mythologie personnelle. Cette mytholo-gie, c’est la cosmogonie de Rios comme en at-teste toute son œuvre. Tout commence avec lepremier voyage de Thomas Mann aux États-Unis, sur le paquebot Volendam, et son livre dechevet d’alors, Don Quichotte. S’ensuit uneprofonde succession de rapports entre l’œuvrede Mann, Quichotte, et les œuvres dont les filsservent un écheveau commun. Au terme del’étude, Rios, de nouveau, démontre que le ro-man des romans n’est pas ainsi universellementdésigné au hasard. Il convoque l’Ulysse deJoyce en renfort de sa démonstration,concluant que de Quichotte à Dedalus, il n’y aqu’un cheveu – sur des crânes où la tempêtesouffle encore de toute sa complexité. L’exer-cice s’avère d’autant plus intéressant que les

rapports établis par Rios, si l’on pouvait lesconnaître de loin en loin, vont chercher leursource aux racines mêmes de l’expression litté-raire originelle, oubliant dans la généalogie Ho-mère et Virgile, rendus à l’évidence à la qualitéd’embryons respectables. Plus loin, c’est à Cor-tazar et à son Marelle qu’il convient de rendrel’honneur d’avoir « fait tomber le corset de cettedame un peu lourde qu’était notre roman etl’avait obligée à faire de l’exercice ». Plus aucundoute n’est permis, Rios lève un voile oublié surles atavismes historiques que nous peinons àsoupçonner derrière notre littérature contem-poraine. Puis c’est au tour de Nabokov de livrerses mystères à travers le prisme vigilant de l’au-teur, avec Lolita, bien entendu… où l’on voitl’influence de Nabokov sur le retour de l’usagedes prénoms hispaniques (pour Larbaud, dansFermina Marquez), les difficultés d’édition par-tagées par Joyce en son temps, etc.

Court mais précis, risquant l’indigestionpar souci du détail, appelant à l’effort de mé-moire ainsi qu’à la finesse de l’enquête, Qui-chotte & ses fils dénoue deux énigmes. Celle,tout d’abord, de la littérature telle qu’elle aévolué au contact de ses plus grands écrivains,

de ses multiples filiations, de son universalitéet de son éternité. Celle ensuite du chemine-ment intime du lecteur Rios en qui il faut voirun admirateur de cette littérature à travers soneffort à en examiner jusqu’à la trame la plusinfime. Écrivain parce que touché très tôt parl’exercice, Rios s’affirme ici en tant que lecteurdes origines, donc expert, mais par passion etnon par nature. Sa nature se révèle à la suite detous les voiles qu’il lève sur ce qu’un cœur peutrecevoir de la littérature en héritage choisi. Dela sorte, Rios en dit davantage sur lui que surson sujet, sans pour autant s’en cacher. Unécrivain est son œuvre beaucoup plus qu’il nel’érige, et c’est tout le mérite de Rios d’enavouer l’objet. D’aucuns diraient qu’il lui ap-partient d’en juger seul pour lui-même. Ce se-rait néanmoins oublier qu’en la matière, ilexiste une loi, au moins, à laquelle l’écrivain sesoumet invariablement : il entre en littératureen sortant de lui-même, marchant dans les pasde pairs qui ont tout dit. La traduction del’universalité reste à la charge des suivants.Avec talent ou non. Et Rios possède pour nousce talent.

Matthieu Lévy-Hardy

Étude du Champ Visuel I, par Jorinde Voigt. Berlin 2008.

L e s L e t t r e s f r a n ç a i s e s . M a r s 2 0 0 9 ( s u p p l é m e n t à l ’ H u m a n i t é d u 7 m a r s 2 0 0 9 ) . V

L E T T R E S

D’Éon, tel qu’en lui-même...

Le Chevalier d’Éon. Une vie sans queue ni tête.d’Évelyne et Maurice Lever. Éditions Fayard, 2009,22 euros.

Celui qui effrayait tellement Grimm et que Vol-taire nommait l’« amphibie » s’est efforcé toutesa vie de se composer une image inouïe, et s’est

trouvé surpassé en cela par la plupart de ses bio-graphes, qui sont parvenus à forger en deux siècles unvéritable mythe autour de sa personne. L’historienMaurice Lever, biographe de Sade et de Beaumar-chais, avait rassemblé une abondante documentationen vue d’un ouvrage sur le chevalier d’Éon, que samort, en 2006, ne lui a pas permis de rédiger. C’est sonépouse Évelyne, spécialiste elle aussi du XVIIIe siècle,qui nous donne aujourd’hui ce livre ve-nant enfin faire toute la lumière surl’existence du mystérieux aventurier.Depuis sa naissance, en 1728, à Ton-nerre, en Bourgogne, dans une famillede récente noblesse, jusqu’à sa mort, en1805, à Londres, dans la plus extrêmemisère, aucune ombre désormais nesubsiste de cette vie hors du commun :la formation au collège Mazarin, puisdans l’entourage du prince de Conti,ses missions d’espionnage en Russie eten Angleterre, ses démêlés avec lecomte de Guerchy, sa « liaison » avecBeaumarchais, son retour en France en1777, embastillé dans des vêtements fé-minins, son exil final outre-Manche. Sile livre d’Évelyne Lever dissipe cer-taines légendes tenaces attachées à Éon(son rôle de lectrice auprès d’ÉlisabethPetrovna, par exemple), il brosse éga-lement le portrait d’un homme desLumières plein d’esprit, grand lecteur(il possédait une bibliothèque de huitmille volumes) et polygraphe enragé.Nous apprenons que le chevalier ap-plaudit à la Révolution française etproposa même de lever une légion devolontaires afin de combattre pour lanation. C’est Carnot qui fut désignépour lire cette pétition devant l’As-semblée législative, où elle fut ovation-née, envoyée au comité militaire, maisfinalement resta lettre morte. ÉvelyneLever s’efforce également de cerner,

grâce à de nombreux documents inédits, la personna-lité complexe de celui que son siècle prit souvent pourune femme, mais qui prétendait à la fin de sa vie avoirsimplement cherché à atteindre la « perfection ». Cetrublion singulier auquel personne ne connut jamaisni maîtresse ni amant et que son ami le marquis del’Hôpital taquinait sur l’atonie de sa « terza gamba »était aussi capitaine de dragons, doté d’une volonté defer et l’une des plus fines lames du royaume. Il n’estdonc pas étonnant si aujourd’hui plusieurs théoriciensdu « queer » ou du « gender » considèrent Éon commeun précurseur de leur mouvement. Ce dernier avatarde sa légende n’aurait certainement pas déplu à celuiqui collectionnait les écrits féministes de son époqueet se passionnait pour les Amazones.

Jean-Claude Hauc

Ceux qui ne mendiaient pasYegg, autoportrait d’un honorable hors-la-loi, de Jack Black. Éditions Les fondeurs de briques, 414 pages,22 euros. Traduit de l’anglais (États-Unis) par JeanneToulouse. Préface de William S. Burroughs.

«L’idée de travailler m’était aussi étrangère que l’idéede cambrioler le serait à un plombier ou un impri-meur installé depuis dix ans. Je savais qu’il existait

des moyens plus sûrs et plus simples de gagner sa vie maisc’était ce que faisaient les autres, ces gens que je ne connaissaisni ne comprenais et pour lesquels je n’avais pas la moindre cu-riosité. (...) Ils représentaient la société. La société, cela voulaitdire la loi, l’ordre, la discipline, le châtiment. La société étaitune machine complexe conçue pour me réduire en miettes. Lasociété, c’était l’ennemi. »

Jack Black livre ici le passionnant récit d’une vie passéeparmi les hobos, les cambrioleurs et casseurs de coffres-forts àtravers les États-Unis à une époque fondamentale de leur dé-veloppement : la Frontière a été repoussée jusqu’à l’océan Pa-cifique, la guerre de Sécession a permis de mettre la main surle potentiel économique des États confédérés, les lignes de che-mins de fer unifient l’immense territoire en répandant le capi-tal à ses confins. Mais ce processus produit également sondouble négatif, la criminalité, qui se développe au rythme ducapital. Puisque c’est grâce au rail que le capitalisme se pro-page, c’est également par les trains que voyagent les bandits etles marginaux, cachés dans les wagons de marchandises ou surles essieux. Et ce sera dans un compartiment de train que le

cambrioleur dépouillera un millionnaire endormi. (« En uncoup d’œil, je compris que j’étais là en présence du pouvoir, dela richesse, de l’aisance. Je n’avais pas avec moi l’équivalent dece que cet homme-là dépenserait pour son petit-déjeuner. »)

À cette époque primitive du capitalisme répond une formeprimitive de criminalité, faiblement organisée, dont lesmembres ont de l’honneur et se voient comme les continua-teurs des mythes et des valeurs de l’Ouest sauvage. (« Je disqu’ils avaient de la trempe parce que, même si ce qu’ils faisaientétait mal, ils essayaient de le faire d’une façon juste et au bonmoment. ») Non seulement le livre s’ouvre par l’évocation dela fin de Jesse James (1882), mais cet évènement est même ledéclencheur de la vocation du narrateur.

Cette confrérie des yeggs se vit parfois comme une contre-société (les « conventions », rassemblements de vagabonds, auxrites définis), mais n’est pas animée par un projet politiquecommun et si le vol vise à nier la propriété, c’est une réactioninstinctive au développement d’un modèle écœurant. Les pagesconsacrées à la description de la société américaine du tour-nant du siècle sont éloquentes. « Les conducteurs de train li-vraient les pigeons aux braqueurs ; les flics repéraient les bonscoups pour les voleurs et faisaient le guet pour eux ; les pick-pockets payaient aux flics un forfait journalier en échange del’exclusivité sur un coin de rue ; le jeu n’était pas contrôlé, onpouvait truquer les matchs de boxe. » Les pionniers sont trans-formés en salariés, leur idéal d’une vie libre au contact de la na-ture est relégué au rang de souvenir. À mesure que se répandle capitalisme, la corruption s’installe et, avec elle, l’oppres-

sion. Ainsi de ce juge, qui après avoir écouté patiemment le va-gabond, s’excuse d’avoir à confirmer la sentence imposée parles barons du rail après l’attaque d’un de leurs trains. Ainsi desfilles du bordel : « Ces femmes fatiguées étaient des prisonnièresplus désespérées encore que les hommes qui se battaient sau-vagement pour manger dans la prison de la ville. Le confortmatériel dont elles jouissaient ne servait qu’à resserrer leurschaînes. »

La dynamite utilisée pour briser les coffres fait écho à celleutilisée par les syndicats radicaux pour les sabotages.Et la des-cription des sévices endurés en prison (camisole de force, fla-gellation...) souligne la répression policière et judiciaire qui s’ac-croît à mesure que le système gagne en puissance contre ceuxqui veulent jouir malgré tout. Le livre se clôt à l’orée de la guerrequi va voir la défaite pour un très long moment des forces ré-volutionnaires aux États-Unis. Cette défaite laisse la place audésenchantement et à une lutte qui n’a plus comme objectif quela répartition des parts de marché entre syndicats, gangsters etpoliticiens. You Can’t Win, proclame le titre original. Alors quela perspective révolutionnaire s’éloigne, il n’y a effectivementpas de moyen de gagner, honnête ou non. À l’instar du narra-teur, rallié au système à force de coups, les yeggs sont reléguésau musée du folklore américain au profit du crime organisé quis’apprête à déferler sur le pays et bientôt sur le monde. Il fau-dra un demi-siècle pour que leur esprit revive sous la plume desécrivains de la Beat generation – Burroughs en tête, qui leur renddans sa préface un hommage nostalgique.

Sébastien Banse

Un cénotaphe pour Sebald

Campo Santo,de W. G. Sebald, traduit par S. Muller& P. Charbonneau, Actes Sud.265 pages, 21 euros.

D’après nature,de W. G. Sebald, traduit par S. Muller &P. Charbonneau, Actes Sud, 96 pages,15 euros.

L’Archéologue de la mémoire,conversations avec W. G. Sebald,de Lynne Sharon Schwartz et Al, ActesSud, 187 pages, 20 euros.

ÀAjaccio, Sebald visite le muséePesch, ce cardinal qui a été l’onclepar alliance de Napoléon, mais

aussi le plus grand collectionneur de sontemps. Il y contemple des merveilles ab-solues (comme l’une des versions del’Homme au gant du Titien). Mais, cejour-là, toute son attention se concentresur un tableau de Pietro Paolini, unpeintre de Lucques qui a vécu auXVIIesiècle… Sebald, comme James Bos-well, qui a publié en 1768 un Voyage enCorse, est captivé par cette île et les lé-gendes qui y ont fleuri. À la différence deson prédécesseur britannique, il ne s’inté-resse guère à la politique (Boswell avaitrencontré Pasquale Paoli, s’était pas-sionné pour son projet de république et saconstitution). Il préfère se promener dansle petit cimetière en pente de Piana etécoute les histoires un peu effrayantes deces soldats de la Grande Armée qui veu-lent rentrer à tout prix chez eux ou sinonsemer la zizanie dans les églises. Au coursde son entretien avec Sebald, ElanorWachtel lui a demandé s’il était un «chas-seur de fantômes ». Ce dernier lui a ré-pondu par l’affirmative. Et c’est peut-êtrelà la clef de sa recherche.Quand il com-mente l’essai d’Hans Zischler, Kafka vaau cinéma, il fait observer que l’auteur duChâteau « avait lui-même souvent l’im-pression d’être un fantôme au milieu desautres humains. (…) Sans poids, sans os,sans corps, j’ai marché deux heures dansles rues… » Cette distance est la distance

qui existe entre les vivants, mais aussi avecles morts. C’est elle qui l’intéresse dans sesromans. Sebald a voulu abroger telle dis-tance et s’emparer de ses personnages deprédilection. Il les a parfois fait se croiserdans la plus grande bizarrerie, commeStendhal et Kafka croisant leurs cheminsen Italie dans Vertiges. C’est la métaphoretoujours en mouvement de sa culture quiest en jeu –une culture errante, une culturesans doute héritée de sa judéité assuméeen partie, alors qu’il s’est perçu comme unécrivain allemand (même s’il n’a que peuvécu en Allemagne). Sebald éprouve cetteattraction profonde, presque exagéréepour les personnages qu’il adule. Il n’estque de lire ce magnifique poème qu’estD’après nature (1988). En se promenantdans les salles de l’Arte Institute de Chi-cago, il découvre le portrait d’un certainMathis Nithart, un peintre inconnu, maisqu’il considère être Matthaeus Grüne-wald. Peu lui importe si la chose est vraieou non. Il en a la conviction intime et riend’autre ne compte à ses yeux. Il ne cesse des’interroger sur la vie de ce peintre et sa cu-riosité satisfaite, il peut repeindre à sa fa-çon, somptueusement, le célèbre retabledu musée d’Unterlinden à Colmar, avecses propres mots : «… et dans la voûte duciel / sur les bancs de brouillard et les pa-rois / des nuages, sur un bleu froid /etlourd, un rouge ardent se leva et des cou-leurs / errèrent, éclatantes, qu’aucun œiljamais / n’avait perçu… » Sebald est unvoyageur dans l’espace-temps de la cul-ture et révèle le vrai en prêchant le faux, ouinversement. Il parvient toujours, entre lafiction et la réalité des faits, à s’immiscerpour donner un éclairage inouï sur lesêtres, les événements et les choses de l’es-prit, l’art en premier lieu. C’est un tour deforce et une livre et jubilante conceptionde la création, une vision labyrinthiquemais puissante de la littérature. L’auteurdesAnneaux de Saturneet des Émigrants,d’Austerlitz et de la Destruction commeélément de l’histoire nouvelle est parti tropen tête, est parti trop tôt, à moins desoixante ans, en 2001…

Gérard-Georges Lemaire DR

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L E T T R E S

Qu’est-ce que tu espères,petit homme ?

La réédition de Porte-malheur, de Pierre Bost, contribue au retour d’un romancier trop oublié.

Porte-malheur de Pierre Bost. Éditions le Dilettante, préfacede François Ouellet, suivi de BertrandTavernier se souvient de Pierre Bost,160 pages, 17 euros.

Certains historiens de la littérature affir-ment que l’existentialisme a mis à maltout un courant littéraire symbolisé par

Emmanuel Bove, Jean Prévost, Claude Ave-line, Pierre Bost, André Beucler, qui s’étaientimposés dans les années trente. On peut dou-ter que la philosophie de Sartre ait eu, à elleseule, un tel effet, mais il est de fait que les an-nées qui suivent la Libération connaissent unevive aspiration au renouveau. La jeunesse, quia subi l’oppression de l’Occupation, brûled’accéder au plaisir de vivre. Cela ouvre lavoie aux romanciers américains qui cassentles codes littéraires éprouvés, tout en permet-tant de refouler une littérature de l’engage-ment et de la responsabilité sociale sortie au-réolée de la Résistance et politiquement gê-nante.

L’œuvre de Pierre Bost subit cette évolu-tion et le coup de grâce lui aura été porté parune déclaration de Sartre la qualifiant de « ra-dicale-socialiste ». C’est justement en 1945que Bost décide de ne plus écrire, après la pu-blication de Monsieur Ladmiral va bientôtmourir, histoire d’un peintre qui constate queson œuvre est en porte-à-faux avec le goût dutemps parce qu’il a manqué d’audace, n’osantpas aller au bout de ses potentialités. Après cesévère constat, Ladmiral s’efface. Quant àBost, il ne meurt pas mais se détourne de sonœuvre littéraire, s’orientant définitivementvers le cinéma, dans lequel il va faire une car-rière remarquée.

Si être radical-socialiste consiste à cher-cher une issue personnelle à des problèmespersonnels, sans voir que le destin d’unhomme est le miroir de celui des autres, alors,oui, Porte-malheur peut être déclaré radical-socialiste, comme la majeure partie de la lit-térature française, celle d’aujourd’hui com-prise. En fait, Pierre Bost montre fort bien lesmilieux populaires où l’intégration et la réus-site sont au bout du travail, du travail bienfait, reconnu. Il nous parle aussi d’une époqueoù les tensions sociales sont contenues et oùon peut (est-ce là une illusion radicale-socia-

liste ?) réussir par ses qualités. Ce roman tourne autour d’un couple

étonnant formé d’un petit garagiste, Dupré,ouvrier méritant sorti du rang, et de sonjeune employé, Denis, éperdu d’admirationdevant Dupré. Celui-ci joue un peu le rôle depère que Denis n’a pas eu. D’abord tout vabien, le garage prospère et ce dernier peut es-pérer succéder à son ami patron, jusqu’à cequ’il tombe sous la coupe d’une vénus debanlieue qui ne rêve que de belle vie et lepousse à cambrioler le garage. Attentat hau-tement criminel du point de vue moral et ca-tastrophique dans les faits, car Denis, surprispar Dupré, le frappe et le blesse. Arrestation,prison. Le rêve s’écroule et la vie redevientmoche, car rien de ce qui semblait soustraireces deux-là à la bassesse ambiante n’a résistéà l’épreuve des faits.

Dupré, qui voulait s’incarner dans laréussite de Denis, ne peut accepter cet échec.Il témoigne au procès et obtient la relaxe,puis reprend le coupable, avec une diminu-tion de salaire en punition. Denis revenu, lesaffaires repartent. Mais il fait la rencontre deMarcelle, toute fraîche et honnête, et setrouve handicapé par le besoin d’avouer soncrime. L’aveu place Marcelle sous le charmede Dupré. Il ne se passe naturellement rienentre eux, mais Denis ressent la fascinationde Marcelle pour son patron comme uneagression qui invalide sa propre personna-lité. Il faut que Dupré meure, car chaque foisqu’il lui a mis le pied à l’étrier, c’était en faitpour lui barrer la vie un peu plus tard. Per-suadé de cette idée, en proie à une fièvre ra-vageuse, il le tue.

Le roman de Pierre Bost va plus loin quel’évocation des milieux populaires. Porte-malheur explore la fatalité qui s’acharne surDenis. Il pourrait avoir une autre vie, maissa naissance, son parcours social l’ont can-tonné à un univers restreint dont il n’a pasl’intelligence, pas plus qu’il n’a la force de luiéchapper. En fait, ce roman fait sans le direle procès de l’individualisme qui ravage lesmilieux populaires. Les dernières lignes si-gnent le verdict le plus cruel qui soit.

Tout compte fait, on peut trouver quePierre Bost eut bien tort de considérer qu’iln’avait plus d’avenir dans la littérature.

François Eychart

Jacques et Pierre Prévert, le pacte poétique

Prévert, les frères amis,de Jean-Claude Lamy. Éditions AlbinMichel, 350 pages, 20,90 euros.

Chez les Prévert, entre un père feuilleto-niste à ses heures et une mère rieuse,même si on ne mange pas tous les jours

à sa faim, on va au cinéma ! Enfance modestepleine d’affection, quatre cents coups, démé-nagements successifs. Mais quel lien mysté-rieux, indéfectible, unit, ce jour de 1915,Jacques et son cadet Pierre, autour de la mortde Jean, l’aîné, qui succombe à la typhoïde ?Face au désespoir des parents, les deux frèresse serrent les coudes. De ce pacte d’affectionnaîtra un double parcours unique, où Jacques,l’insoumis, l’insaisissable, le vaurien dandy,et Pierre, le complice, l’étoile libre de l’universde Jacques, tissent ensemble et séparément ununivers de poésie, d’humour et d’anarchie. Etc’est tout le talent de l’auteur de nous resti-tuer cette aventure incroyablement riche etsingulière, nous régalant d’une myriaded’anecdotes passionnantes. En 1922, dans unebicoque, rue du Château, se rassemble autourde Jacques, « ce causeur éblouissant », labande à Prévert : Duhamel, Breton, Queneau,Tanguy, Masson, Man Ray, Soupault, Ara-gon, Desnos. Dans ces années-là, que Renoirqualifiera d’âge d’or du cinéma, les frères Pré-vert se gavent d’images. Au 54, « lieu de non-conformisme absolu et d’irrévérence totale »,on y condamne le cinéma parlant, « cette ab-surdité sans lendemain », on s’y brouille, ons’y réconcilie, on y griffonne les premiers ca-

davres exquis. Certains adhèrent au surréa-lisme, mais Jacques, le poète libertaire, resteratoujours un individualiste. Après la ruptureavec Breton en 1930, le cinéma appelle lesdeux frères. Pierre se lance dans l’aventure dela Cinémathèque française. L’affaire est dansle sac, pochade subversive, qui sera leur œuvrepréférée, est avant tout une affaire de copains.Avec le groupe Octobre, Jacques se lance dansle théâtre populaire. Puis il y a la rencontreavec Marcel Carné, si féconde. En 1938, en-couragé par Michaux, Prévert reprend sa poé-sie, qualifiée par Haedens de « jeu de mas-sacre » contre un Paulhan qui trouve ses textes« répugnants » ! Puis c’est la guerre. Jacques,avec ses amis, fait l’exode à pied, en stop et surun canon de 75 ! À Marseille, puis dans l’ar-rière-pays niçois, il les regroupe autour de lui,aide ses amis juifs. En 1942, les Visiteurs dusoir, critiqué par Cocteau, tourne au phéno-mène de mode, tandis que les Enfants du pa-radis, qui voit le jour dans Paris libéré, est unfilm en état de grâce. Après la guerre, ce sontles jeunes qui font le succès de Prévert. « Lesdeux maîtres de la jeunesse sont Prévert etSartre, nous dit Queneau, tous deux sont desmoralistes. » En 1977, après bien des aven-tures encore, Prévert meurt à Omonville-la-Petite. Ainsi s’achève cette complicité frater-nelle et artistique inégalée, celle de Jacques,« l’arbre lyrique, l’homme libre socialement,politiquement, esthétiquement », et de sonfrère Pierre, le miroir, le compagnon absolu,l’ami.

Patricia Reznikov

Une vie, en margeEn ce début d’année, les Éditions Phébus mettent à leur catalogue le quatrième titre du Sud-Africain Karel Schoeman,

après la Saison des adieux, en 2004, Retour au pays bien aimé, en 2006, En étrange pays, en 2007.

Cette vie, de Karel Schoeman. Éditions Phébus, 265 pages, 21 euros.

C ette vie retrace l’histoire d’une famille afrikaner d’ori-gine hollandaise au début du XIXe siècle dans l’Étatd’Orange. Vie dure et laborieuse de paysans sur une

terre aride.L’intérêt tient surtout au point de vue choisi : la narratrice

est une vieille femme attendant la mort, submergée par desvagues de sensations plus que de souvenirs, si bien que, au lieude découvrir banalement la saga familiale dans son ordrechronologique, on en perçoit les pièces dans le désordre : aulecteur quelque peu égaré dans le premier tiers du roman dereconstituer peu à peu l’ensemble en retrouvant l’ordre ou endevinant ce qui n’est pas dit. C’est finalement une forme d’in-teractivité un peu moins niaise que celle proposée à tout vadans les médias.

Le pari peut être tenu sans trop d’artifice dans la mesureoù la narratrice possède un statut particulier qui la met en

marge : c’est une fille, c’est la benjamine, c’est la tante céliba-taire, dépendante et corvéable, si bien qu’elle est à la fois à l’in-térieur et à l’extérieur, spectatrice plus qu’actrice.

Dans la famille, on ne montre pas ses sentiments, on parlepeu. La ferme est sombre, les images qui surgissent de la mé-moire de la narratrice sont des visions fugitives à la lueur d’unebougie. L’extérieur est un espace de liberté et de danger pleinde fleurs odoriférantes, de pierres prêtes à blesser, de ventfroid : images de champs de fleurs ou d’herbes hautes res-plendissant au soleil, images de solitude menaçante au cœurdes montagnes.

Le père, qui a hérité des terres, est un homme bon, placideet faible : poussé par l’entourage et les circonstances, il agran-dit son patrimoine aux dépens de voisins plus vulnérables. Lamère, dont on devine l’origine misérable, a la dureté impi-toyable et l’ambition démesurée des petits pauvres qui ontréussi. Elle décide de tout. Entre les deux frères, la rivalité sedouble d’une rivalité amoureuse et provoque un affrontementbiblique : un jour, on retrouve l’aîné mort.

Rien n’est décrit, rien n’est dit. La narratrice ne participe àrien, ne voit rien, n’entend que des bribes de propos, ne demandejamais d’explication. Elle erre comme une ombre, uneconscience qu’on ignore, au milieu de sa famille maudite.

Quelques points lumineux dans cette vie oppressante : l’arri-vée de la belle-sœur avec laquelle elle rit, lit, se promène, la pe-tite connivence avec le frère cadet, blond et fantasque, l’enfancedu neveu dont on lui confie la charge. Cependant ces momentssont éphémères. La narratrice est à chaque fois rejetée à sa soli-tude et à l’indifférence, voire au mépris des autres.

Le contexte historique et social reste à l’arrière-plan : des ou-vriers agricoles et des domestiques rappellent l’apartheid, desvoisins métis dont on s’approprie les terres l’arrogance des pe-tits Blancs, l’exécution de deux métis supposés espions, la guerredes Boers.

La traduction, soignée, nous restitue une écriture fluide etalerte, qui incite à la lecture des œuvres précédentes de Schoe-man.

Marianne Lioust

WV 2008-274. 56 Positions, 112 Champs Visuels, par Jorinde Voigt. Berlin 2008.

À LIRE

L e s L e t t r e s f r a n ç a i s e s . M a r s 2 0 0 9 ( s u p p l é m e n t à l ’ H u m a n i t é d u 7 m a r s 2 0 0 9 ) . V I I

L E T T R E S

LA BD

En prise avec le réel

Dieu rend visite à Newton (1727), de Stig Dagerman. Illustrations de Mélanie Delattre-Vogt.Éditions du Chemin de fer, 72 pages, 14 euros.

Les Éditions du Chemin de fer ont l’excellente idée de don-ner une nouvelle édition de cette longue nouvelle de Stig

Dagerman, anarcho-syndicaliste torturé par la peur de l’échecet du désespoir, auteur d’une œuvre riche et fulgurante bâtieen quelques années seulement, entre la gloire précoce qu’ilconnut dès avant la guerre et son suicide en 1954 à trente et unans. Le texte de l’auteur suédois est ici accompagné d’une dou-zaine d’illustrations réalisées pour l’occasion par Mèlanie De-lattre-Vogt. Ces planches soulignent l’étrangeté du récit, met-tent en lumière l’intrication entre les différents éléments sym-boliques qui servent à tisser le sens de cette fable où lemerveilleux est le moyen narratif qui permet à Dagerman lamise à l’épreuve de ses théories sur les rapports entre lois scien-tifiques et lois divines, entre les hommes et Dieu. Ce dernier,écœuré par l’éternité, veut rejoindre sa création, qui souffre,elle, du désespoir de ne pas être vue de lui. Le créateur décidede renoncer au miracle (« Le miracle choque le blasphémateuret fait en vain espérer le croyant, mais le cœur du monde n’enest pas atteint ».) Sa conversion à l’humanité passe par le ter-rible apprentissage de la peur, de la souffrance, de l’humilia-tion, dans une scène qui n’est pas sans rappeler les écrits lesplus sombres de Dagerman, écrivain hanté par la misère hu-maine, écrasé par le poids du monde, incapable de trouver lejuste poids de responsabilité à porter sur ses épaules. On re-trouve peu à peu les thèmes chers à Dagerman : la culpabilitéet la solitude qui assaillent l’individu ; la recherche d’une rai-son de vivre qui illuminerait cette existence absurde ; l’impos-sibilité de saisir quoi que ce soit d’une quelconque valeur et laterreur d’avoir à en être dépouillé ; l’obsession de la mort et dela postérité ; et finalement le silence comme ultime refuge.

Sébastien Banse

Le Gentilhomme et le roi ou les Mémoires de Gaston de Bonne, sieur de Marsac, de Stanley J. Weyman. Préface de Matthieu Letourneux.Traduction de l’anglais par Karine Lemoine. Éditions duRevif, 2008. 18 euros.

«C’est tout simplement une pure merveille, un vrai romande chevalerie, dans la veine de Dumas, mais différent »,

écrivait en 1893, Robert-Louis Stevenson, ébloui à la lecturede ce roman. Plus de cent ans après, le lecteur d’aujourd’hui,féru de récits d’aventures, ne peut que ratifier son jugement, àl’occasion de cette nouvelle édition, très savamment préfacéepar Matthieu Letourneux. Certes, situant son roman enFrance, à la veille de l’assassinat d’Henri III, Weyman semblevouloir donner une suite à la trilogie renaissance, laissée in-achevée par Dumas dans les Quarante-Cinq, et cela en adop-tant les mêmes structures du voyage périlleux. Mais l’onconstate que l’auteur a mis comme à l’envers le superbe vête-ment dumassien, découvrant son bousillage : l’emploi de la

première personne des Mémoires condamne toute héroïsa-tion, qui ferait du narrateur un matamore vantard. Aussi legrisonnant sieur de Marsac, au seuil de la vieillesse, est-il touten retenue, fuyant les coups d’éclat et de gueule, les duels, lesamours offertes. C’est un perdant qui finit par gagner, pournotre plus grand plaisir. À renouveler par la lecture de deuxautres romans de Weyman : la Maison du loup (1890), repu-blié par le même éditeur l’année dernière, et Under the RedRobe (1894).

Claude Schopp

Le Navire poursuit sa route, de Nordhal Grieg, traduit du norvégien par Hélène Hilpert et Gerd de Mautort,revu par Philippe Bouquet. Les Fondeurs de briques, 2008,172 pages, 16 euros.

Il est des hommes qui honorent l’humanité, c’est le cas deNordhal Grieg, neveu du compositeur, marin, vagabond,

journaliste dans la Chine et l’Espagne en guerre civile, com-muniste au retour d’un voyage à Moscou (1833), résistant àLondres après l’invasion de son pays, aviateur tombé au coursd’un raid au-dessus de Berlin (1943). C’est aussi un littérateurqui honore la littérature : poète, dramaturge marqué par lethéâtre et le cinéma avant-gardistes russes, il détaille, dans ceroman au matériau autobiographique, la première expériencede marin de Benjamin, jeune garçon de dix-huit ans, de la Nor-vège au Cap : bagarres, bordées aux escales, amitiés, nostalgiedu pays natal et des amours laissées, prostituées, maladies vé-nériennes mortelles. Dans ce roman à la ligne simple ponctuéed’élans lyriques, nous sommes tous embarqués sur le Mignon :le navire, qui va toujours impitoyablement quel que soit le sortde ceux qui le montent, est une métaphore de l’humaine condi-tion. Grieg, proche du Melville de Redburn, annonce MalcolmLowry, lequel se fait engager en 1930 comme soutier sur uncargo en partance pour la Norvège afin de l’y rencontrer. « Lamajeure partie d’Ultramarine n’est que paraphrase, plagiat oupastiche de votre œuvre », lui écrit-il en 1938.

C. S.

La Nasse, de Jean-Claude Hauc, L’Harmattan, 102 pages, 11 euros.

Imaginons un homme qui aime les plongées dans les régionsobscures de l’érudition et qui s’est mis en tête de reconsti-

tuer l’existence énigmatique du chevalier Andréa de Nerciat.D’autres s’y sont essayés avant lui, à commencer parGuillaume Apollinaire, qui a enjolivé. Cet aventurier estd’abord l’auteur de Féliciat, ou mes fredaines, un roman quiconnaît un franc succès. Il a aussi été mercenaire dans le régi-ment d’infanterie d’Oldenbourg au Danemark, avant de fairepartie des mousquetaires noirs. Après quoi, il a écrit ses Contesnouveaux en 1777, avant de devenir bibliothécaire du land-grave Frédéric II. En 1783, il entre dans la légion du Luxem-bourg. En 1792, il est l’aide du camp du duc de Brunswick et

aurait été envoyé en mission auprès de Louis XVI. On le re-trouve à Vienne en 1797, puis se rend à Naples, enfin à Rome,où il est emprisonné au château de Saint-Ange ; il y meurt en1801. Le narrateur perd le fil de son récit car il rompt avec lajeune chercheuse qui l’aide dans cette tâche ardue. Cette quêtel’amène à revisiter son passé de libertin, qui n’est ni cynique nifroid, mais étrangement détaché et quelque peu nostalgique.La récapitulation accélérée de toutes ses conquêtes éphémèresengendre une fiction à double fond aussi intrigante que lasource d’inavouables délectations.

Gérard-Georges Lemaire

Les Aventures de Tom Sawyeret les Aventures de Huchkleberryn Finn,de Mark Twain, traduit de l’anglais (États-Unis) par BernardHoepffner, Éditions Tristam, 340 pages, 21 euros, et444 pages, 24 euros.

Qui ne connaît pas Tom Sawyer, le galopin imaginatif créépar Mark Twain et qui nous donna de beaux moments de

lecture dans notre enfance ? Ce fut à la fois un bien et un mal-heur que ce délicieux provocateur ait été réduit à n’être qu’unhéros de livres de jeunesse, car Mark Twain visait bien au-delàdes enfants. Ses ouvrages sont ceux d’un esprit rebelle à la so-ciété dans laquelle il faisait pourtant figure de notable. LesAventures de Huchkleberryn Finn, en rupture avec le classi-cisme du précédent, a subi un sort bien pire. Les traductionsédulcoraient la force d’écriture, la nouveauté d’un roman quifaisait parler un gamin misérable du Sud, charmant voyou illet-tré dialoguant avec drôlerie, intelligence et une naïveté déca-pante avec un esclave en fuite, devenu son ami. BernardHoepffner a balayé avec bonheur des traductions soit savanteset soignées, comme celle d’André Bay dans les années soixante,soit anciennes, souvent lamentables et pudibondes quand elless’adressaient à la jeunesse. On comprend désormais pourquoidans les universités des États-Unis on considère cet ouvragecomme fondateur de la littérature américaine moderne. L’in-troduction de ce langage parlé, extrêmement jouissif, étaitd’une nouveauté radicale dans le roman anglo-saxon. Bous-culant la syntaxe, créant des néologismes, tordant la gram-maire, le traducteur nous emporte, comme les lecteurs del’époque, avec une vigoureuse énergie sur les flots du Missis-sippi en compagnie de Huck, Gavroche du Sud, Jim le Nègrefuyard et quelques compagnons picaresques pour notre plusgrand plaisir.

Marie-Thérèse Siméon

DEUX PRIXLe Prix de poésie Max-Pol Fouchet a été décerné à AdrienMontolieu pour le recueil Ciels de traîne, publié au Castor as-tral. Préface de Marie-Claire Bancquart.Gilles Verdet a reçu le Prix Prométhée de la nouvelle pourLa sieste des Hippocampes publié au Rocher et préfacé par Jean-Claude Bologne.

Le Festival de bandes dessinées d’Angoulême de cette an-née était résolument tourné vers le réel, à en croire lespropos de Benoît Mouchart, directeur artistique du fes-

tival. On peut lire dans le dossier de presse : « Pardon de rap-peler ce qui est peut-être un constat d’évidence, mais une casede bande dessinée est toujours une fenêtre ouverte sur lemonde. » Si l’on considère la bande dessinée comme un art àpart entière, et c’est ce que j’entends défendre régulièrementdans ces lignes, alors il est certain que ces paroles semblentêtre un « constat d’évidence ». En effet, ces paroles ne s’ap-pliquent pas uniquement à la bande dessinée mais à toute dé-marche artistique, et il paraîtrait présomptueux de vouloir enfaire une spécificité du 9e art. Mais il ne faut pas toujours voirle mauvais côté des choses et la volonté du festival de s’ancrerdans le réel est plutôt une bonne chose.

Ce que l’on peut retenir de cette 36e édition, c’est l’exposi-tion de Winshluss aux Ateliers Magelis. D’abord parce queWinshluss est un auteur passionnant, dont le dernier opus, Pi-nocchio, est un petit chef-d’œuvre (1), prix du meilleur album2009, et surtout parce qu’il est un des rares auteurs exposés àAngoulême à ouvrir ses portes à ses acolytes et à jouer le jeude l’exposition. Winshluss, avec l’aide des Requins Marteaux.Il a ici recréé tout un univers, celui du cimetière de Villemolle.

Ceux qui sont familiers du Supermarché Ferraille ont pu re-connaître le style inimitable, les autres, plutôt habitués aux ex-positions se contentant d’afficher des planches sur des murspar ordre chronologique ou biographique, étaient au mieuxdéconcertés, au pire un peu choqués. En suivant la biographieposthume de Winshluss, on découvre à la fois son œuvre des-sinée, ses œuvres vidéo, ses collaborations, et son humour grin-çant.

Il y a bien sûr d’autres expositions qui valaient le déplace-ment, notamment celle des sud-africains Bitterkomix, qui aéchappé de peu à la censure (c’est dire si la bande dessinée est« une fenêtre ouverte sur le monde »). Leur humour est plusque grinçant, il est amer (bitterkomix signifie bande dessinéeamère, littéralement) et subversif. Autant dire une oasis aupays du tout aseptisé, Bitterkomix explore tous les côtés dugraphisme et n’a jamais peur de prendre à bras-le-corps les su-jets qui hantent l’Afrique du Sud après l’apartheid, notam-ment le racisme et le « sous-développement ».

Mais pour quelques merveilles, Angoulême reste cet im-mense supermarché de la bande dessinée, comme peut l’êtreAvignon pour le théâtre ou Cannes pour le cinéma, où toutela profession se retrouve dans un entre soi confortant, au mi-lieu de dizaines de sponsors qui fleurissent les trottoirs de leurs

logos. Si la bande dessinée est maintenant reconnue commeun art à part entière, elle en a aussi pris les travers ; la mar-chandisation à outrance. Il est toujours attristant de consta-ter que l’artistique passe après le commercial. Si ce sont prin-cipalement les expositions qui retiennent l’attention, c’estparce que ce sont les endroits où s’exprime le plus nettementl’aspect artistique du festival. On peut aussi citer les concertsde dessins, qui font dialoguer chaque année des musiciens avecdes dessinateurs, ou encore les 24 heures de la bande dessinéequi proposent de relever le défi de réaliser une bande dessinéede 24 pages en 24 heures (résultats visibles sur www.24hdela-bandedessinee.com). Il y a bien sûr aussi la sélection du festi-val avec son lot de prix (dont un deuxième prix de la bandedessinée alternative pour The Hoochie Coochie dont j’avaisparlé ici, avec leur fanzine DMPP), réjouissant ou frustrantselon les années et selon d’où l’on se place, mais toujours troppartiel.

Au bout du compte, ce rendez-vous annuel a le mérite deposer une question ; qu’est-ce qu’un festival de bande dessi-née ? Il n’y a sans doute pas encore de réponse réellement sa-tisfaisante, mais peut-être que la réponse est à trouver ailleursqu’à Angoulême.

Sidonie Han

L e s L e t t r e s f r a n ç a i s e s . M a r s 2 0 0 9 ( s u p p l é m e n t à l ’ H u m a n i t é d u 7 m a r s 2 0 0 9 ) . V I I I

L E T T R E S

CHRONIQUE POÉSIE DE FRANÇOISE HAN

Après tant d’annéesElsa, Aragon, postface par Olivier Barbarant. « Poésie »/Gallimard, 2009. 156 pages, 4,80 euros.

Cent Poèmes de la Résistance, présentés et choisis par Alain Guérin. Omnibus, 2008. 218 pages, 29 euros.

Poèmes de la bombe atomique, de Tôge Sankichi, traduits du japonais par Ono Masatsugu et Claude Mouchard, précédés d’un essaide Claude Mouchard. Éditions Laurence Teper, 2008. 170 pages, 18 euros.

Comment lisons-nous aujourd’hui des poèmes écritsdans un monde qui n’est plus le nôtre, tout en conti-nuant de peser sur nous – celui du milieu du

XXe siècle ? Dans des registres différents, des éditions récentessuggèrent la question.

Cinquante ans après sa première publication, Elsa paraîten collection de poche. En 1959, l’ouvrage avait eu un reten-tissement considérable et marqué la reconnaissance défini-tive d’Aragon au-delà des cercles littéraires communistes.L’admiration contient d’ailleurs des malentendus contre les-quels Aragon s’est élevé. Olivier Barbarant dit à juste titredans sa préface : « Le miroir d’Elsa n’est donc pas seulementcelui de l’aimée, ni même des amants, mais celui d’une poé-sie. » S’il est un chant d’amour, Elsa est aussi un condensé deformes d’écriture : longs vers libres, chansons en octosyllabes,scènes (ou parodies de scènes) de théâtre, prose, il inclut demultiples références à l’histoire, aux poètes du temps passéet, ceci dès l’exergue, à la poésie persane. La seconde citationen exergue renvoie à Roses à crédit, roman d’Elsa Triolet quiparaissait simultanément. Les thèmes en sont repris dansElsa. On retrouve ici la relation étroite entre les œuvres desdeux écrivains, leurs œuvres croisées, en même temps qu’ondécèle une allusion à un moderne Roman de la rose.

Au centre du livre, « La Chambre d’Elsa » s’annoncecomme une pièce en un acte, à trois personnages : elle, lui, laradio. À peine prononcent-ils quelques mots, tandis que ladescription du décor et des attitudes s’étend fort au-delà d’uneindication scénique, dans la méditation de Lui devant Elle. Àla fin surgit un quatrième personnage, non annoncé, nommél’épilogue, pour crier « Rideau ». Suit un « Entracte » au coursduquel le poète réplique à la salle, l’une et l’autre voix em-pruntant les décasyllabes rimés. Le débordement lyrique neva pas sans autocritique, l’envolée du chant amoureux sansdérision envers soi. Cela se comprend peut-être mieux au-jourd’hui que dans les années 1950.

Le poète dit, dans les dernières pages, sa confiance dans unavenir qui l’entendra mieux : « Un jour Elsa mes vers qui se-ront ta couronne / Et qui me survivront d’être par toi portés /On les comprendra mieux dans leur diversité », car cet avenirsera délivré du « mal étrange de ce temps ». Aragon est décédéen 1982 et nous le lisons sans voir encore « sourdre la florai-son / Des grands rosiers humains promis à l’avenir ». Aprèstant d’années, ses vers portent toujours la promesse d’un autrefutur.

La poésie a joué un rôle important dans la France de 1940-1945, à tel titre que des poèmes étaient parachutés sur les ma-quis, comme des armes, par l’aviation britannique – ainsi Li-berté de Paul Éluard. Clandestins, ils mettaient en danger d’ar-restation, torture, déportation ceux qui les écrivaient, lesimprimaient ou ronéotaient, les faisaient circuler. Ils prenaientpart à la résistance spirituelle à l’oppression nazie. L’antho-logie Cent Poèmes de la Résistance que présente Alain Gué-rin n’est certes pas la première, mais elle vient à son heure enmettant en valeur l’exigence de qualité et le pouvoir énergé-tique de poèmes, pas simplement circonstanciels, attendus desFrançais opprimés, répétés par eux, en opposition à l’état desociété semi-secrète, dit Alain Guérin, de la poésie d’aujour-d’hui. Aragon, Char, Desnos mort en déportation, Frénaud,Jouve, Michaux, Ponge, Tardieu, Tzara, d’autres noms

connus, des presque inconnus aussi, 47 poètes sont réunis dansun grand album, en compagnie de photos d’époque rares oumême jamais vues.

« Comment oublier cet éclair ? » interrogeait Tôge Sanki-chi.Poète né à Tokyo en 1917, c’est un survivant d’Hiroshima.Irradié, il mourra à l’hôpital en 1953. Un ami aura glissé soussa tête le volume de ses Poèmes de la bombe atomique, surgisen lui de 1949 à 1951, sous la menace d’un emploi de la bombeatomique dans la guerre de Corée. En vers libres, ils contien-nent des détails atroces, mais le témoignage, ici, sous-tend lanécessité de dénoncer le saccage de toute humanité, le dangerque ne s’arrête pas ce qui fut déclenché le 6 août 1945 : « Nousvivons toujours dans un paysage en flammes / Cette flammene s’éteint jamais / Cette flamme ne s’arrête jamais / Et quipeut dire que nous ne sommes plus flammes ? (…) vivante raceatomique / Humain non plus humain. » Des photos fantoma-tiques et des dessins de survivants sont répartis dans l’ouvrage.

Très connus et souvent cités au Japon, ces poèmesn’avaient pas encore, dans leur entier, été traduits en français.Ils sont précédés d’un essai de Claude Mouchard, qui en avaitprésenté certains dans un chapitre de son livre Qui si jecriais... ? paru il y a deux ans. Sous un titre qui est à nouveauune question, Sans horizon ?, l’essai contient des rappels his-toriques et des précisions. Dans les dix années qui suivirent laguerre, du fait de la censure américaine, on ne parlait pas auJapon de bombardement atomique et de radioactivité. Il ques-tionne l’écriture poétique confrontée à l’au-delà de l’extrême.« À lire les poèmes de Tôge – en dépit de leurs appels à un librefutur commun –, on croit sentir leur geste de destination allerd’un coup au bout du temps ; il file jusqu’à y heurter un bord– virtuel, sans doute, mais dont les événements et les expé-riences dont parlent les poèmes pourraient faire supposer qu’ilétait toujours déjà là, impossible à regarder… »

La réponse, Claude Mouchard la recherche chez Paul Ce-lan, assurant que le poème est écrit « pour l’amour deshommes, donc contre tout vide et toute atomisation ».

Blouse, d’Antoine Senanque, œuvres complètes,Éditions Grasset, 2004, 338 pages, 19 euros.

La Grande Garde, 2007, 233 pages, 16 euros.

L’Ami de jeunesse, Éditions Grasset, 2008, 333 pages,7,90 euros.

Personne n’a senti plus que moi un éloi-gnement révulsé pour la médecine etdes médecins. J’en excepte, bien sûr, les

docteurs Horace Bianchon et d’Avrigny, cespraticiens extraordinaires de la Comédie hu-maine et du Comte de Monte-Cristo. Aussiaucun tropisme ne me portait-il à penchervers les trois romans d’Antoine Senanque,neurologue, qui a abandonné le scalpel pourla plume, le sang pour l’encre ; d’ailleurs, ilme faut avouer que parfois de la précision dulexique médical s’élève un brouillard séman-tique que je ne suis pas parvenu toujours àdissiper.

Mais si le personnel fictionnel est médical,le sujet et le traitement débordent largementde la salle de garde pour se jeter dans la grandetradition littéraire du roman d’initiation. Ras-tignac fréquentait Horace Bianchon. Soit unjeune interne qui s’est fourvoyé en médecine,y entrant « frileusement » (« Je n’ai pas tou-jours pratiqué la médecine, cette merde », dit-il, citant Céline, ou encore : « La seule solu-tion au bonheur en médecine était de ne pasêtre médecin »), et qui observe et croque au vi-triol, l’œil impitoyable, médecins et infir-mières (dans Blouse) : Debrelle, le patron deservice « à oublier » qui « grenouillait beau-coup et opérait peu » ; Gonzague, le chef declinique à la « désarmante négligence », parexemple, ne s’épargnant guère lui-même,« franc avec ses manques ».

Cependant, la Grande Garde, épithète ac-

cordé à la seule garde neurochirugicale, est auprofond une histoire d’amour, celle que viventcet interne, Pierre, et l’essentiel Vadas,l’agrégé du service ; « Je n’ai jamais dit non àVadas », avoue le premier, fondant d’admi-ration, tandis que le second, qui a détecté chezle cadet ignorance et paresse, « bizarrementcontinuait à bien l’aimer ». Jeux de miroirsnarcissiques : ils sont un autre soi-même, Va-das pour Pierre celui qu’il ne sera pas ; Vadaspour Pierre celui qu’il a été autrefois, dans lalégèreté. « Et il regarde Pierre. Jusqu’àl’éblouissement. Il revoit le temps de sa vie oùil se sentait libre, où les malades n’avaient pascommencé leur siège. »

La catastrophe de la narration, Pierre bas-culant dans l’âge adulte, c’est-à-dire dans lamélancolie, ne dure qu’un instant. « Le caillotest fixé. Je tire un peu plus fort. Je vois perlerune goutte de sang à la pointe de la pince. Jelâche immédiatement. » La faute de Pierre,qui laisse le patient hémiplégique, est endos-sée par Vadas démissionnant, heureux,semble-t-il, de se sacrifier.

Dans l’Ami de jeunesse, le narrateurchange de prénom et de spécialité : il se pré-nomme Antoine, pratique la psychiatrie, et ladépression. Pour changer aussi de vie, il en-traîne Félix, l’ami de jeunesse, restaurateur,coureur, menteur, son exact et insouciant

contraire, à s’inscrire en licence d’histoire àla Sorbonne. L’auteur accentue la manière deses premiers romans, que la gravité des sujetsne faisait pas apparaître en pleine lumière :un art remarquable de la drôlerie rosse, à laJules Renard. La crise existentielle estconstamment tenue à distance par la dérision,et particulièrement l’autodérison. Le narra-teur semble se consoler de ses malheurs parde grands bonheurs d’écriture. Les vertus thé-rapeutiques du rire et du sourire, fussent-ilstristes, n’étant plus à démontrer, cette litté-rature-là pourrait s’inscrire parmi les spécia-lités de la médecine.

Claude Schopp

Étude du Champ Visuel III, par Jorinde Voigt. Berlin 2008.

La littérature comme remède

L e s L e t t r e s f r a n ç a i s e s . M a r s 2 0 0 9 ( s u p p l é m e n t à l ’ H u m a n i t é d u 7 m a r s 2 0 0 9 ) . I X

C U L T U R E

Marseille Provence 2013Capitale culturelle européenne et cité radieuse ? Sans doute, mais au prix fort pour les populations…

Suite du feuilleton concernant Marseille, capitale européenne de la culture 2013.

Henri Pourrat : notre Grimm ?Le Trésor des contes, d’Henri Pourrat. Omnibus, deux volumes de1 300 et 1 500 pages, 25,90 euros le volume.

Il y a quarante ans, lorsqu’on évoquait un« grand-écrivain d’origine auvergante »(pour ne pas dire « écrivain auvergnat »),

on citait Henri Pourrat. Même si une grandepartie de son œuvre était déjà devenue confi-dentielle, son Gaspard des montagnes était en-core disponible en poche, et avait même eu leshonneurs, au temps de l’ORTF, d’une série té-lévisée avec un Bernard Noël, avant Vidocq etdéjà flamboyant. À la même époque – c’étaitavant l’édition de ses Chroniques – AlexandreVialatte était encore un quasi-inconnu, un au-teur pour happy few, et les cinq volumes pu-bliés de son vivant (dont trois étaient épuisés)ne faisaient pas le poids par rapport à l’œuvrevolumineuse de son maître (ils avaient unequinzaine d’années d’écart) et ami intime. Au-jourd’hui, la situation a bien changé : l’œuvrede Vialatte a connu, depuis sa mort, une crois-sance (quantitative) unique, j’imagine, dans lalittérature française, tandis que Pourrat, peu àpeu, a disparu, et qu’il faut fouiller patiem-ment les « librairies d’ancien » clermontoisespour parvenir à en dénicher tous les titres.

C’est dommage. Vialatte, certes, est dotéd’une écriture plus voyante et plus « capri-cante », exhibe un humour qui dissimule unegrande mélancolie. C’est, évidemment, trèsbeau. Mais, des deux, le très grand écrivain,c’est incontestablement Henri Pourrat, dontla langue allie la sûreté des classiques à unesensualité charnue infusée par ses longues pro-menades dans ce Livradois qu’il n’a jamais ac-cepté de quitter pour « monter » à la capitale,même quand l’Académie française lui faisaitles yeux doux.

Depuis sa maison d’Ambert, pourtant, ilétait l’un des papes des Lettres françaises, pu-blié par Albin Michel et Gallimard, et sollicitépar des éditeurs plus modestes, heureux de pu-blier qui des plaquettes, qui des éditionsluxueuses de certains de ses textes, ou moultvolumes de contes pour enfants joliment illus-trés, couronné par le prix Goncourt (Vent demars), préfacé par Valery Larbaud (la Veilléede novembre), directeur d’une collection danslaquelle il publia aussi bien Charles-Ferdi-nand Ramuz que son compatriote auvergnatLucien Gachon (l’auteur de Maria, qui fasci-nait Maurice Pialat, lequel rêva longtempsd’en faire un film). Il fut un collaborateur ré-gulier, entre autres revues, de la NRF, et cor-

respondit avec les grands écrivains de sontemps : Paulhan, bien sûr, Ramuz, Giono,Claudel… Sa très belle correspondance avecAlexandre Vialatte compte plusieurs milliersde lettres (les éditions de l’université Blaise-Pascal, à Clermont-Ferrand, en ont publiédéjà cinq volumes, et on n’en est qu’à la veillede la guerre…)

De Pourrat, les meilleurs livres ne sontsans doute pas ses romans (hormis Gaspard,mais s’agit-il bien d’un roman, et pas plutôtd’une épopée légendaire ?), mais ses Essais,qu’il y rende hommage à des amis (les trèsbeaux Jardins sauvages, sur un compagnond’enfance tombé à la Grande Guerre), y dé-crive les senteurs, les lumières des cheminsd’Auvergne (Au fort de l’Auvergne), ou ré-fléchisse, en poète et en essayiste, à la dispari-tion d’une civilisation millénaire (l’Homme àla bêche). Cette civilisation qu’il a vue peu àpeu s’engloutir sous ses yeux, il a voulu la pré-server, en préserver les secrets, les histoires, leslégendes. Il a consacré une grande partie deses dernières années au Trésor des contes.

Qu’est-ce que le Trésor des contes (dontVialatte, un inconditionnel, a longtemps ré-clamé une édition en « Pléiade ») ? Treize vo-lumes, parus en collection Blanche entre 1948

et 1962 (les derniers seront posthumes), danslesquels l’écrivain reconstitue, comme on reconstitue un meuble délabré, en évitant ledouble écueil du « trop neuf » et du « faux an-cien », les vieilles histoires entendues dans lesveillées. L’ensemble n’a d’équivalent que lesContes des frères Grimm, dont le projet, unsiècle auparavant, était le même.

L’édition d’Omnibus reprend les treize vo-lumes d’origine (mais malheureusement pasles contes inédits publiés par Gallimard, dansles années 1970, dans une édition en sept grosvolumes illustrés), agrémentés d’une préfaceenthousiaste de Michel Zinc, spécialiste de lit-térature médiévale et professeur au Collège deFrance. Nous lui laisserons le dernier mot :« Le style d’Henri Pourrat n’est pas la repro-duction de l’oralité ou l’imitation du parlerpaysan, mais un équivalent écrit – très écrit –destiné à les donner à entendre. Après avoirlargement contribué au succès de Gaspard desmontagnes, ce style admirable, inoubliable, afait celui des contes. » En tête de sa préface, ilécrit : « Les contes sont un trésor universel.Mais le Trésor des contes, d’Henri Pourrat,est un chef-d’œuvre unique. »

Nous ne lui donnerons pas tort.Christophe Mercier

Le compte à rebours est enclenché… Six mois déjà viennentde s’écouler depuis que Marseille s’est vu attribuer le labelde capitale européenne de la culture 2013.

Aux dires récents de Bernard Latarjet, directeur général del’association Marseille Provence 2013 qui a en charge de mettreen œuvre le vaste programme des réalisations prévues, l’année2009 devrait être décisive ! Car, précise-t-il, « le travail qui doitêtre accompli lors de cette première année est essentiel… si on nerépond pas à l’attente suscitée ou si l’on se trompe sur les mé-thodes, ce sera très difficile à rattraper ».

Ainsi fin janvier, l’association présidée par Jacques Pfister aprécisé les règles et procédures d’élaboration du programme ; sonbudget 2009 (5 millions d’euros), qui est selon son directeur« conforme en tout point au budget prévisionnel présenté aujury », a été voté. En ce qui concerne le budget global du projetqui est chiffré à 98 millions d’euros (ce qui représente beaucoupd’argent, même si ce financement doit s’étaler sur cinq ans), lesclefs de répartition qui ont été précisées confirment à l’évidenceun parti pris qui a de quoi satisfaire pleinement le gouvernementactuel : « Faire payer principalement les populations du cru »…bien qu’elles soient confrontées à un fort taux de chômage et àune conjoncture économique locale particulièrement sombre, cequi est source de difficultés et de souffrances croissantes. Maisprobablement rejoint-il un certain Charles, chanteur de son état,qui pensait que « la misère est moins pénible au soleil » !

70 % DU BUDGET À LA CHARGE DES CONTRIBUABLES

Bref, il s’avère, tout compte fait, que la participation finan-cière des collectivités territoriales, communautaires et institu-tionnelles va représenter 70 % de ce budget global, alors que celledes partenaires économiques sera seulement de 15 %, toutcomme celle de l’Union européenne avec l’État français qui seraaussi limitée à 15 %

En conséquence, bien que les projets envisagés à foison, tousazimuts, soient d’une grande diversité, qu’ils concernent 130com-munes, 9 communautés d’agglomération, une nombreuse po-pulation, une belle quantité de touristes réguliers ou potentiels,et que les objectifs énoncés suscitent un certain enthousiasme,voire une fierté légitime que Marseille et la Provence accèdent aurang de capitale culturelle européenne, l’inquiétude est aussi aurendez-vous. De l’aveu même de Bernard Latarjet, « le grand pu-blic reste à convaincre et le secteur associatif local également ».

UN PUBLIC À CONVAINCRE, DES ASSOCIATIONS À RASSURER

Oui, cet aspect du projet n’est pas le moindre « challenge » quiest en jeu. Pour le grand public, il conviendrait en effet qu’il puisses’y retrouver. Non seulement en tant que spectateur, mais sur-

tout en qualité d’acteur citoyen, et en bénéficiaire, à différentségards, des retombées attendues et mises en avant par les orga-nisateurs et les édiles locaux de toute bannière politique, ras-semblés pour la circonstance. Mais le risque est grand que ces fa-meuses retombées, non seulement culturelles, mais aussi sociales,économiques, environnementales, etc., ne soient pas au final siimportantes que cela, et vraiment réparties de façon équitable.

Quant au secteur associatif, il souhaite effectivement avoir ra-pidement l’assurance concrète qu’il ne sera pas le dindon de lafarce. C’est-à-dire qu’en ces temps de tempête économique, lespolitiques ne réduisent ses subventions, au prétexte que les effortsfinanciers consentis à Marseille Provence 2013 auront épuisé lespossibilités des institutions territoriales et communautaires àmaintenir leur soutien au mouvement associatif, culturel ou autre,au niveau actuel, alors qu’il est déjà fragilisé.

SUBVENTION EN RADE POUR LA CITÉ RADIEUSE

Sans vouloir le moins du monde jouer les Cassandre, ou en-core verser de l’huile sur le feu des inquiétudes énoncées, il est un

exemple local qui risque hélas d’être significatif. Il concerne l’at-titude du conseil général 13, à l’égard de la Cité radieuse de Mar-seille. Unité d’habitation réalisée à la Libération par Le Corbu-sier, c’est un fleuron de l’architecture du XXe siècle, un élémentmajeur du patrimoine architectural et artistique de la ville, undeuxième « monument historique » le plus visité localement ; il yvient des visiteurs du monde entier à flots continus. Le bâtiment,qui est une sorte de village dans la ville, comprend une école, unhôtel-restaurant, une librairie, un gymnase, etc. Habité par prèsde mille personnes, il est depuis 1954 en régime de copropriété.

Classée, pour partie, à l’Inventaire des monuments historiquesen 1986, la Cité radieuse fait l’objet depuis l’année 2000 d’un pro-cessus de restauration très conséquent qui concerne, notammentdepuis 2005, l’ensemble de ses façades et sa toiture-terrasse, letout, par tranches successives, devant être achevé en 2014. Sansentrer dans le détail des énormes travaux entrepris, sous laconduite de l’architecte en chef des Monuments historiques, di-sons que ceux-ci représentent, outre de multiples contraintes etobligations, des montants financiers importants. Jusqu’à main-tenant, pour la première tranche engagée, les copropriétaires ontsupporté 41 % de ces montants, en fonction des subventions ob-tenues auprès de l’État (DRAC) pour 33 % ; du conseil général13 pour 17 % et de la ville de Marseille pour 9 %

Pour la seconde tranche à venir, en mai 2006, lors d’une visitesur place du président du conseil général, Jean-Noël Guérini, ce-lui-ci avait confirmé aux copropriétaires sa ferme intention depoursuivre la participation du département à hauteur de 17 %du montant des travaux jusqu’à leur terme. C’est sur la foi decette parole du président, qui tient généralement ses engagements,que les copropriétaires de la Cité radieuse de Marseille ont votéla poursuite des travaux.

Mais fin novembre ils n’ont pu que déplorer la réduction à9 % de la subvention accordée par le CG 13. Depuis, aucune ré-ponse du président du conseil général au courrier du conseil syn-dical des habitants qui s’inquiète à juste titre. Appel à la rescoussea été fait auprès de la ville de Marseille et du ministère de la Cul-ture pour qu’un soutien supplémentaire soit accordé. Au mo-ment où Marseille Provence 2013 rayonne de mille feux pro-metteurs et où l’œuvre de Le Corbusier est en voie d’être classéeau patrimoine mondial de l’UNESCO, on comprendrait mal quela Cité radieuse de Marseille soit sous des échafaudages, en res-tauration inachevée en 2014, faute d’avoir été considérée jusqu’aubout comme un élément structurant d’une capitale culturelle eu-ropéenne qui pose dans son projet une belle question, sous l’ap-pellation « La cité radieuse », qui prend ici tout son sel : commentl’art transforme l’espace public, comment l’espace public trans-forme l’art ?

Gerhard Jacquet, correspondant des Lettres françaises à Marseille

DR

La Cité radieuse de Le Corbusier à Marseille.

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S A V O I R S

Simone Weil, travail, politique, mystiqueSimone Weil, l’attention au réel, de Robert Chenavier. Éditions Michalon, 128 pages, 10 euros.

On peut se passer des biographies romancées consacréesrécemment à Simone Weil, l’ouvrage de Simone Pétrement, la Vie de Simone Weil, est indépassable. On

peut aussi se passer de bon nombre d’analyses parues pour lecentenaire de la naissance de Simone Weil, notamment decelles qui font les réserves d’usage à son égard, c’est-à-dire lapart belle à « la haine de soi juive » pour expliquer son refusabsolu du judaïsme et à son « masochisme », surtout quandl’accusation se double d’un péché d’inattention comme chezcet auteur qui place, dans la liste des victimes de ce syndrome,la Vierge rouge aux côtés d’Otto Preminger, le cinéaste aus-tro-hollywoodien, auteur d’Exodus, confondu avec le philo-sophe viennois Otto Weininger. Oublions ces sottises et cesdistractions pour nous réjouir de cette bonne nouvelle : un ou-vrage remarquable est paru sur Simone Weil, que l’on doit àRobert Chenavier, déjà auteur d’une thèse fort importante,Simone Weil, une philosophie du travail.

Selon Malebranche, l’attention est la prière de l’âme, et cetintérêt pour « l’art de l’attention » que lui avait transmis sonmaître Alain, Robert Chenavier, maître d’œuvre des Œuvrescomplètes de Simone Weil en 16 volumes, a choisi d’en faireun thème majeur de son nouvel ouvrage. Commençons le livrepar la fin, par cette citation de Simone Weil : « Philosophie,chose exclusivement en acte et pratique – c’est pourquoi il estsi difficile d’écrire là-dessus – difficile à la manière d’un traitéde tennis ou de course à pied, mais bien davantage. » La phi-losophie, pour Simone Weil comme pour le dernier Foucault,c’est la philosophie des anciens, c’est une pensée vécue, enactes et donc une pensée risquée, une « profession dange-reuse », pour reprendre le titre d’un livre de Luciano Canfora.

On retient généralement de Simone Weil qu’elle fut unechrétienne, mais, précise justement Robert Chenavier, elle atoujours parlé d’un « tournant spirituel », non d’une conver-sion, d’ailleurs un adjectif l’empêchait d’entrer dans la« Sainte Église catholique, apostolique et romaine », c’étaitcelui de romain. Simone Pétrement rapporte que Simone Weil,encore dans la petite enfance, interrogeait horrifiée : commentles Romains ont-ils pu exister ?

On la qualifie de mystique, mais elle ne le fut que tardive-ment, si l’on ose dire (elle mourut à trente-quatre ans), et cene fut pas une vision qu’elle eut, un amant mystique qu’ellerencontra, ce fut le Christ de Holbein, le Christ de chair en-dolorie et morte qui avait tant frappé Dostoïevski. On ad’abord du mal à concevoir qu’elle ait pu concilier cette mys-tique et le matérialisme historique de Marx dont elle se ré-clama. Le matérialisme était pour elle une école d’obéissance :de même qu’elle avait vu en Descartes et même en une certaineforme d’athéisme une purification, l’adhésion au matéria-lisme, par le caractère absolument contraignant de ses lois,était plus religieuse que la foi. « La matière, tout entière sou-mise à la nécessité, est un modèle d’obéissance à Dieu, elle estun miroir de la réalité surnaturelle », écrit Robert Chenavier.

Cette mystique présente bien des points communs avec lamystique rhénane, et tout particulièrement avec celle deMaître Eckhart. Tout comme chez celui-ci, la théologie de Simone Weil est superlativement négative, au point qu’onpeut se demander si ce n’est pas par abus de langage qu’onparle encore de théologie. Tout paraît rapprocher la « dé-création » selon Simone Weil et l’Entwerdung de Maître Ec-kart. Bien plus que l’annihilation du moi, la décréation estl’annulation de l’acte créateur divin, qui nous laisse sans Dieu,ou plutôt avec un dieu qui est tout à la ressemblance d’un dieuqui n’existerait pas. Cette décréation, remarque Robert Che-navier, achève la création, signifie l’absolu en ce monde. Dansune lettre, Simone Weil s’énervait qu’on ne comprenne pasque l’éternité n’avait rien à voir avec le futur ni avec le passé,mais qu’elle est là maintenant.

S’il est permis de parler d’immanence à son propos, sansdoute faut-il préciser qu’elle est plus proche d’une pensée dela matérialisation que d’une pensée de l’incarnation. Et ils’agit d’une matière qui sans être chair n’est pas morte pourautant, puisque dans son dernier livre, l’Enracinement, Si-mone Weil considère qu’on peut tuer la matière et que c’estprécisément l’horrible acte que commet le monde moderne.« Le déracinement, comme l’écrit Robert Chenavier, est pré-cisément la destruction de ces milieux intermédiaires, sociauxet culturels, qui sont des points de passage vers la transcen-dance et des ponts en provenance de la transcendance, per-mettant à l’âme de s’élever et au surnaturel de descendre. »

Le véritable enracinement, c’est l’enracinement dans lesIdées, dont Platon nous a donné le modèle : « Question cu-rieuse de matérialisme historique : pourquoi une telle absencede “platonisme” de nos jours ? » s’interroge Simone Weil, quin’a cessé de puiser à la source grecque. Mais cette conceptionde l’harmonie n’est pas pour autant fixiste, il y a une com-préhension profonde chez elle de l’histoire et de ce qu’est lamodernité, une conception qui ne passe pas par Hegel, maisqui n’est pas sans rapport avec Kierkegaard et le stade esthé-tique, dont l’équivalent pourrait bien être ce qu’elle appelle« le monde de Protée », ce règne des métamorphoses oùl’homme ne peut se former aucune conception a priori dutemps et de l’espace. À partir de là, Simone Weil indique lavoie d’une théorie critique sur fond de kantisme, comme toutebonne théorie critique : « Argent, machinisme, algèbre, lestrois monstres de la civilisation actuelle. Analogie complète. »

Penser l’amour et le bien de l’humanité, ce n’est pas dé-terminer l’objet de l’amour ni la visée de l’amour, c’est créerune relation nécessaire entre un objet et son attribut : « Dieuaime, non pas comme j’aime, mais comme une émeraude estverte. » Nécessaires sont aussi les biens que nous dispenseDieu, ces biens que sont la souffrance, la beauté, l’ordre dumonde.

Comment envisager que l’esclavage « conçu comme obéis-sance et non comme soumission à une contrainte », et désirécomme tel, puisse se concilier avec le reproche qu’elle adresseà Marx de commettre une abdication de la pensée en se réfu-giant « dans un rêve où la matière sociale se charge elle-mêmedes deux fonctions qu’elle interdit à l’homme, à savoir nonseulement d’accomplir, mais de penser la justice » ? SimoneWeil formulait ainsi la contradiction entre le déterminismeet l’engendrement par l’histoire que Marx n’a selon elle pasréussi à dépasser. Nous sommes là au plus loin de cessoixante-huitards qui ont mal vieilli et qui vous expliquentque croire à la possibilité pour les faibles de devenir collecti-vement forts, ce ne sont là que fables et contes de fées. Lesforts ont toujours été forts et il est profitable de les servir.Ceux qui pensent que c’est la pire des manières de pensertrouveront dans la fréquentation de l’œuvre de Simone Weilun soutien indéfectible.

Jean-François Poirier

Paris ou les dévergondages d’une vieille dame très digne

Andrew Hussey dévoile les secrets de Paris au travers de mille détails de sa vie quotidienne.

Aux origines des deux volumes consacrésà l’histoire de Paris à travers les âges (Pa-ris, ville catin et Paris, ville rebelle), on

trouve l’attachement d’un universitaire anglaisqui a fait sienne la ville où il vit depuis des années.Mais on relève aussi une certaine idée de la capi-tale qui loin de faire de cette dernière la Ville lu-mière ou la Ville musée, la conçoit comme un Ja-nus ambigu. Le Paris que raconte Hussey, de safondation à l’époque la plus récente, peut tour àtour prendre la forme d’une ville « catin », liber-tine et indécente, aussi sale et populeuse que sé-duisante, puis celle d’une ville « rebelle », man-quant de lyncher Philippe le Bel pour ses mal-versations financières, entretenant les exactionsde la Ligue catholique et de la Fronde et fomen-tant les grandes révoltes et révolutions de l’âgemoderne, une ville hostile au pouvoir, aux im-pôts, à l’occupant anglais ou allemand : à tout cequi lui semble étranger et extérieur.

Suivant ce fil conducteur, Hussey délaisse lesfigures les plus attendues de la vie politique pa-risienne et française au profit des marginaux,qu’ils soient de souche populaire ou d’extractionintellectuelle. Il s’intéresse donc plus à un Villonou à un Rétif de la Bretonne qu’à un Louis XVIou à un Napoléon. C’est l’occasion de pages trèsplaisantes, les portraits tracés avec une sympa-thie réelle étant mâtinés d’une certaine distance,voire d’une ironie amicale que d’aucuns jugeronttrès « britannique ».

Cette subjectivité assumée conduit le livre às’attarder davantage sur les lieux et les am-biances, sur les scènes de vie et les peintures lit-téraires de la ville que sur les statistiques éco-

nomiques et sociologiques. Car il s’agit là desaisir une identité et une personnalité à traversun vécu, une perception de son quotidien, enmêlant passé et présent : « Il (est) nécessaire decomprendre que le passé et l’avenir de la ville(sont) contenus dans l’expérience unique et sin-gulière de son quotidien. J’ai décidé que c’étaitlà le secret pour comprendre Paris, dans son in-finité de détails. »

Cette démarche contient autant d’atoutsque de failles et l’on peut reprocher à AndrewHussey les libertés qu’il prend avec l’histoireparisienne, ses jugements à l’emporte-pièce surtelle ou telle figure historique, voire un certainnombre d’erreurs factuelles. On regretteraaussi l’absence d’une iconographie que le texteappelait pourtant. Par ailleurs des plans de Pa-ris à travers les époques auraient dû être re-

produits. En effet, la vie foisonnante et tumul-tueuse de la capitale méritait de tels repèrespour être appréhendée, même à la manière sisubjective et si stimulante d’Andrew Hussey.

Baptiste Eychart

Andrew Hussey, Paris, ville catin et Paris, villerebelle. Éditions Max Milo, deux fois288 pages, 19,90 euros chaque volume.

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A R T S

Beuys, le coyote et les Seychelles

« Joseph Beuys, Diary of Seychelles », Fundació Caxia, Girona, jusqu’au 29 mars. Catalogue sous ladirection de Pilar Parcerisas, Fundació Caxia Girona,178 pages, 25 euros.

Coyote, Joseph Beuys,de Caroline Tisdall. Éditions Hazan, 60 pages, 25 euros.

Joseph Beuys demeure l’artiste le plus emblématique de laseconde moitié du XXe siècle. Ce qui rend énigmatiquesa posture dans un contexte artistique qui a vu triompher

Andy Warhol (dont il était très ami, ce dernier l’admirant pro-fondément), Cy Twombly, Yves Klein, Alberto Burri, et quia vu émerger Fluxus, le nouveau réalisme et l’arte povera, c’estque son travail artistique ne se limite pas à la seule productiond’« œuvres ». Son existence tout entière est une œuvre d’art (ils’est voulu « une sculpture vivante »). La relation globale qu’ila entretenue avec le monde a été l’essence de sa pensée esthé-tique, et les performances qu’il a imaginées sont comme desmoments de haute tension où il met scène certains de ses as-pects. La célèbre action qui a eu lieu à la galerie René Blockde New York, en mai 1974, « Coyote – j’aime l’Amérique etl’Amérique m’aime », en est la preuve. Tout a commencé parun voyage en avion de Düsseldorf à New York. Une fois ar-rivé à l’aéroport Kennedy, il se fit transporter en ambulance,

enveloppé dans du feutre, jusqu’à la galerie transformée enménagerie. Il a vécu une semaine avec le coyote en ayant soinde disposer des objets : le feutre, une canne, des gants, unetorche électrique et des exemplaires du Wall Street Journal…Il avait préparé diverses interventions, qui étaient des repré-sentations aux conséquences très imprévisibles, car il ne sa-vait pas comment l’animal allait réagir. Beuys était revêtud’une longue et large cape de feutre d’où émergeait le bout dela canne et accompagnait parfois ces apparitions fantoma-tiques de bruits enregistrés. Tout cela a été vécu comme uneconfrontation d’énergies et le dévoilement de l’échec spirituelde la conquête de l’Amérique. Le coyote, souvenons-nous en,était la divinité la plus puissante des Amérindiens. Carole Tis-dall relate avec précision tous les moments de cet événement,qui a duré une semaine et a laissé une trace indélébile chez ceuxqui y ont assisté. Le reportage photographique nous donneune idée précise de son déroulement. Cet album est donc pré-cieux pour comprendre un aspect précis de sa démarche.

L’exposition de Beuys aux Seychelles, préparée par PilarParcerisas (qui a déjà réalisé l’exposition « Joseph Beuys Man-resa Hbf », présentée à Manresa en 1994, puis à Barcelone en1995), constitue une autre façon d’aborder le mode opératoirede l’artiste allemand. Les belles photographies de Buby Duriniqui documentent ce séjour qui a eu lieu en 1981 le montrent entrain de découvrir les plantes et les animaux de cette île du Paci-

fique, puis en train de travailler dans la plantation. Beuys, en ac-complissant les gestes des cultivateurs, veulent représenter unetentative de réconciliation entre l’homme et la nature, qui n’estpas celle de Rousseau mais plutôt celle de Novalis, qui écrit que« l’art est le complément de l’état naturel ». Mais le projet deBeuys est plus vaste et complexe : il embrasse d’autres élémentsqui concernent l’économie, la société moderne, le rôle de lascience et des techniques, etc. Aux Seychelles, il a installé un ate-lier rudimentaire avec un petit établi de charpentier sur lequel ila réalisé plusieurs objets et certains ready-mades (ou parodiesde ready-mades), comme l’arrosoir, la machette, le lapin enpaille, les tablettes incisées et d’autres encore inventés à partirdes matériaux que les lieux lui ont fournis. Ces choses qui ap-partiennent à la collection de Lucrezia de Domizio sont trans-formées en œuvres d’art, mais toutes chargées d’ambiguïté. Ellessont sous-tendues par une vision de la métamorphose radicaledu monde où nous vivons. C’est une vision faite pour déranger,car elle est à la fois révolutionnaire et dadaïste, pragmatique etmétaphysique. Elle s’accompagne comme toujours de la rédac-tion de déclarations, reproduites dans le catalogue. Celle sur l’ar-gent mérite d’être citée étant donné les circonstances présentes :« Maintenant l’argent est au-delà de toute relation avec une va-leur économique. » La critique beuysienne est plus radicale quebon nombre de ses adeptes veulent le laisser croire.

Gérard-Georges Lemaire

Zwobada et l’art du dessin

Zwobada, dessins, deBernard Vasseur. Éditions Cercle d’art,224 pages, 59 euros.

S’il fut un sculpteur de renom, JacquesZwobada (1900-1967) a aussi été un des-sinateur hors pair. En cela il suivait

l’exemple de celui qu’il a considéré commeson maître en tout, Auguste Rodin (« il futmon dieu. Un dieu que je ne vis jamais que parses œuvres, car il mourut avant même que jene commence mes études d’artiste »). BernardVasseur reproduit dans son essai un très beautexte de l’artiste qui relate la relation particu-lière qu’il a entretenue avec le dessin : « Desarts plastiques, le dessin est celui dont le gesteest le plus spontané. Il est solidaire de toutnotre être, aussi bien physique que nerveux,et parce qu’il est avant tout une écriture, sonexécution inscrit dans les signes les plus secretsdes défauts et des qualités de notre tempéra-ment. » L’auteur insiste sur un autre aspectfondamental de la démarche de Zwobada : ila voulu faire du dessin un « art indépendant ».Il dépeint son univers familier, souvent àl’aide du sépia, comme Antonia au jardin,Fontenay (1945), des autoportraits, des por-traits de parents et d’amis, des études d’en-fants, des nus (avec des poses qui rappellentcelles que préférait Degas), quelques belles

scènes érotiques – en particulier une suite in-titulée l’Après-midi d’un faune (1944). Il avoulu aussi apporter son interprétation desFleurs du mal, avec un terrible Goût du néant(1945), sans chercher à illustrer les poèmes deBaudelaire à la lettre. Au début des an-nées 1950, ses mines de plomb et ses fusains serévèlent plus abstraits, sans se séparer tout àfait des formes sensibles, mais en les défor-mant et en les extrapolant. Cela ne l’empêchepourtant pas de poursuivre un travail figura-tif lors de son voyage en Italie, avec les mo-numents romains et les paysages des Pouilles.Quand il imagine des frises ou des arabesques,le monde organique reste omniprésent etguide sa main. Par la suite, son univers gra-phique se libère encore plus et montre des en-chevêtrements de formes de plus en plus com-plexes, comme, par exemple dans ses projetsde mosaïques. Ce sont des combinatoires so-phistiquées de formes abstraites qu’il necherche pas à épurer. De temps à autre, à la finde sa vie, il réintroduit des formes humainesdans un contraste puissant. La Nuit à Romeen est la preuve éclatante. Le livre de BernardVasseur contient quelques beaux témoignagesde ses amis, dont ceux de Pierre Seghers et deLouise de Vilmorin, qui fait de l’artiste un su-perbe portrait sentimental.

Justine Lacoste

Asger Jorn, l’enfance de l’art« Asger Jorn, œuvres sur papier », Centre Pompidou, jusqu’au 11 mai.Catalogue : Gallimard-Centre Pompidou,192 pages, 39 euros.

Asger Jorn est mort en 1973. De son vrainom Asger Oluf Jorgensen, ce Danoisa commencé sa carrière artistique à Pa-

ris sous la férule de Fernand Léger et a ensuitecollaboré avec Le Corbusier, travaillant à laréalisation du pavillon des Temps nouveauxlors de l’Exposition universelle de 1937. En1948, il fait la connaissance d’autres artistesnordiques, tels qu’Appel, Corneille, Constant,

Dotremont, entre autres. Avec eux, il fonde legroupe Cobra, qui condense le nom de troisvilles emblématiques de leurs pays d’origine :Copenhague, Bruxelles et Amsterdam.

Cette modeste exposition ne lui rend pasentièrement justice. Pire encore, elle nousamène à nous poser une question fondamen-tale : a-t-il été un grand artiste ou plutôt unpenseur visionnaire ? Son rôle central dans lacréation du Bauhaus imaginiste en 1953 etdans l’élaboration du groupe de l’Internatio-nale situationniste en 1957 (il en a démissionnéen 1960) en fait l’un des hommes qui ont jouéun rôle majeur dans la critique des idéologies

et les conceptions de l’art de son temps. Pourmoi, la balance penche du côté de la théorieplus que de la création. Présenter les seulesœuvres sur papier a peut-être été une erreur,d’autant plus que ses tableaux sont relative-ment mal connus en France. À ses débuts, ondécouvre un artiste qui est inspiré en grandepartie par l’écriture automatique des surréa-listes. Son attirance pour Joan Miró est fla-grante, ainsi que son intérêt pour l’art des fous,et des arts archaïques du nord de l’Europe. Iln’est jamais tout à fait abstrait et privilégie desfigures de caractère grotesque et infantile. Sesplus belles réalisations sont de lointains échos

de l’expressionnisme allemand teintés d’ungoût prononcé pour le fantastique, parexemple la Cité en flammes et le Droit del’aigle, deux papiers de 1950. L’ensemble deses travaux ne parvient pas à provoquer chezmoi une émotion bouleversante. Sa place dansl’histoire de l’art n’est sans doute pas usurpée,mais il n’en reste pas moins vrai que l’origi-nalité de démarche, ses critiques et son im-mense érudition sur l’art préhistorique danoisont eu plus de force et de poids que les dessinsrassemblés au Centre Pompidou, n’en déplaiseau cobramaniaques !

Giorgio Podestà

Daniel Dezeuze calligraphie de l’esprit

Textes, entretiens, poèmes, 1967-2000, de Daniel Dezeuze, Beaux-Arts de Paris leséditions, 256 pages, 20 euros.

Des beaux jours de Support-Surface jusqu’ànos jours, Daniel Dezeuze a toujours ac-compagné son travail plastique de notes,

de commentaires et de textes théoriques – demoins en moins « théoriques » au fil du temps,mais toujours plus passionnants. Ce créateur horsnormes, est le seul qui soit resté fidèle aux principesfondateurs définis par le groupe qui n’a duréqu’une poignée d’années. En 1969, dans Peindreaujourd’hui, il préconise « l’anti-peinture » etconsidère le porte-bouteilles de Marcel Duchampcomme «une mise en garde contre l’idéologie surl’art ». S’il n’a pas renié tout à fait ces propos in-cendiaires, il n’a pas cessé de les faire évoluer, enélargissant sans cesse son champ d’investigationet ses références culturelles. Sa réflexion sur la pein-ture, sur les conditions de sa production à notreépoque, ses soubassements idéologiques l’occu-pent souvent et font l’objet de ses méditations.L’anthropologie tient une place toujours plus pré-pondérante dans sa conception de l’art. La dé-couverte de l’art chinois et ses voyages en Chineont marqué un tournant décisif dans sa démarcheesthétique. Il est passé de Mao à Tchouang Tseu.Quand il fait état de l’iconoclastie moderne, il ex-plique la vision de Tchouang Tseu, qui lui aussi

« méprise le monde de la représentation et de sesartefacts, mais défend et illustre une aventure spi-rituelle sans finalité directe ».

Parallèlement à ses recherches artistiques,Dezeuze s’est adonné à la poésie. Ses poèmes sefont d’abord l’écho de son travail d’atelier. Trèsvite, ils deviennent des carnets de voyages, où leréel et l’imaginaire s’enchevêtrent. C’est laChine et le Japon qui lui fournissent l’essentielde son inspiration, qui s’enrichit aussi des textesgnostiques et d’autres littératures marginalisées :sa curiosité le pousse vers des territoires sulfu-reux de la pensée. Il écrit sur le mouvement se-cret de la peinture et compose des vers de naturebucolique. Il se révèle un poète au plein sens duterme, en inventant une forme d’écriture qui netrouve pas son équivalent chez ses contempo-rains. À l’instar de ses créations, qui possèdent,elles aussi, une poésie d’un genre paradoxal, sur-prenante et profonde, ses écrits méritent d’êtreconsidérés comme des curiosités esthétiques,comme une quête jubilatoire où sagesse orien-tale (le contre-pied de nos philosophies) seconjugue avec la pensée matérialiste et la visiondes « gueux du Gai Savoir ».

Ce livre riche d’enseignements est le com-pendium de la vie intérieure d’un artiste qui restel’un des plus intrigants de la France actuelle et àredécouvrir, dans l’esprit et la lettre.

Justine Lacoste

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A R T S

LA BOÎTE À PIXELS

L’atelier du peintre vu par François Rousseau« Atelier », François Rousseau, à la Maison européenne de la photographie, jusqu’au 5 avril 2009. Coffret en édition limitée, numéroté et signé (2 tomes, un DVD, un CD), édition Maison européenne de la photographie. 150 euros.

Des nouvelles expositions que propose la Maison euro-péenne de la photographie, une aura retenue notre at-tention, tant elle semble éclipser les autres. Il s’agit de

celle de François Rousseau : ce photographe, qui a été peintreavant de devenir photographe de mode (signant notamment lecalendrier du XV de France, les Dieux du stade), propose un tra-vail d’une qualité plastique et d’une recherche esthétique remarquable. Son projet « Atelier », monté en 2008 à New York,lui fut inspiré par la lecture du roman de Patrick Grainville, l’Ate-lier du peintre.

L’atelier de François Rousseau dérange, à tous les sens duterme. Il désordonne un certain ordre des choses, bouscule la tran-

quillité de notre regard. Il y a d’abord, sautant aux yeux, l’expo-sition de la nudité, qui repose sur la variété des physionomies : auxphysiques d’athlètes et de mannequins de publicités, se mêlent descorps obèses, et toutes les couleurs de peaux, parfois tatouées, s’en-chevêtrent. L’entrelacement érotique des hommes d’un côté, desfemmes de l’autre, puis des deux genres ensemble, renvoie l’imaged’une bacchanale entre l’antique et le moderne.

Ce que François Rousseau dérange encore c’est la stabilitéde la limite entre les genres. La maîtrise de la lumière, l’espacesavamment agencé, le travail des couleurs renvoient simultané-ment aux deux champs a priori contradictoires de la mode et dela peinture. On retrouvera ainsi une variation sur les Époux Arnolfini, de Van Eyk, sur un pan de mur, trois immenses nusaux visages impassibles rappelleront la statuaire grecque de lapériode archaïque. Beaux-arts et pop culture cohabitent avec unnaturel étonnant, au point que ce n’est pas la rencontre des deuxunivers que l’on perçoit de prime abord, mais un ensemble par-faitement cohérent.

François Rousseau joue avec les codes, interpelle le specta-teur, notamment par les nombreux dispositifs de mise en abîmeet de réflexivité présents dans ses photographies : le rideau de-vant lequel posent les modèles se soulève ainsi vers des coulissesinattendues, de même que les jeux de miroirs fragmentent l’es-pace de l’image, perdent notre regard et démultiplient les lignesde fuite.

L’impression très forte que laisse cette exposition tient ainsisans doute à la grande taille des clichés, elle est indéniablementrenforcée par la diffusion, tous les jours, à 17 heures, d’une piècemusicale de vingt-cinq minutes, Life Class, du compositeur Mikael Karlsson : la rencontre de l’image et du son accentue lesentiment d’étrangeté d’une expérience esthétique décidémentmarquée du sceau de l’hybridation. On l’aura compris, le tra-vail de François Rousseau est d’une grande exigence, on pour-rait lui reprocher une tendance à la préciosité, mais sa maîtrisede l’espace et son inventivité ne peuvent que forcer l’admiration.

Clémentine Hougue

De Chirico tel qu’en lui-même, enfin

« Giorgio de Chirico, la fabrique des rêves », musée d’Art moderne de la Ville de Paris, jusqu’au 24 mai.Catalogue : Édition Paris Musées, 250 pages, 39 euros.

De Chirico et Savinio,de Serge Fauchereau. Éditions l’Échoppe, 90 pages, 15 euros.

Mémoires, de Giorgio De Chirico. éditions Flammarion, 348 pages, 21 euros.

Hebdo Miros, de Giorgio De Chirico. Éditions Flammarion, 144 pages, 19 euros.

Giorgio de Chirico,de Giovanni Lista. Éditions Hazan, 224 pages, 19 eurosHebdomeros, de Giorgio de Chirico. Éditions Flammarion.

Giorgio de Chirico est célébré dans tous les grands muséesdu monde pour ses Places d’Italie, le Portrait deGuillaume Apollinaire ou l’Énigme du poète (1914).

L’anathème lancé contre lui par André Breton au milieu des an-nées 1920 a eu valeur de jugement universel et définitif jusqu’ànos jours, surtout en France. Cette rupture définitive avec legroupe surréaliste, qui l’a conduit à quitter la France, est d’ailleursune question un peu absurde. Après la brève, exaltante et cala-miteuse aventure du groupe de la peinture métaphysique à Fer-rare, à la fin de la Grande Guerre, née de sa rencontre avec CarloCarrà, avec la complicité de son frère Andrea, qui a pris le pseu-donyme d’Alberto Savinio et du très jeune Filippo de Pisis (Gior-gio Morandi les rejoint un peu plus tard), l’artiste a commencé àdévelopper des décors urbains peuplés de mannequins hétéro-clites, drapés à l’antique, comme les Muses inquiétantes (1918).D’autres mannequins apparaissent sur ses places irréelles, le corps

composé de figures et d’instruments géométriques (Hector et An-dromaque, 1917), ou encore composés d’une accumulation in-croyable de ces instruments et d’autres objets surmontés de latête ovoïde de ces mannequins (le Grand Métaphysique, 1918).Après ce bref épisode, aussi fertile que malheureux (il rompt vio-lemment avec Carra), il évolue vers des créations avec des carac-téristiques « métaphysiques », mais présentant des figures plus

« réalistes » comme dans le Départ des argonautes (1920) ouUlysse (1922). En fait, Chirico travaille dans plusieurs directionsdifférentes : celle d’une métaphysique renouvelée et celle de cequ’il appelle « le retour au métier », où la mythologie gréco-la-tine tient une place centrale (il privilégie les Argonautes et les gla-diateurs), d’une part, et, de l’autre, celle d’une peinture imitantdes styles du passé, souvent des pastiches savants de tableaux an-ciens comme la Nature morte au lièvre (1927) ou des portraits deses contemporains. Quand on observe la Nature morte à la gre-nade (1924), avec le fruit fracturé, les grappes de raisin sur la tableet le verre rempli d’un jus rouge, on a bien du mal à croire quec’est le même auteur que l’Intérieur dans une vallée (1927) où uncouple bavarde autour d’une table posée sur un parquet ortho-gonal dans une pièce sans murs ni plafonds où il n’y a pour mo-bilier qu’une chaise, une armoire et une sorte de colonne, alorsque les deux battants de la porte s’ouvrent sur un paysage aride.Giorgio de Chirico a voulu être plusieurs artistes à la fois, celuiqui parodie Rubens (je pense à ses Autoportraits en habit duXVIIe siècle des années 1950) et celui qui réalise les Bains mysté-rieux pendant les années 1930 dans une veine à la fois métaphy-sique et surréaliste. Ses chevaux sur la plage et ses merveilleusesnatures mortes, véritables compendiums de sa culture picturaleet aussi réinvention d’un genre du passé, coexistent avec de nou-velles toiles métaphysiques dans l’esprit des années 1910. Cetteexposition a le mérite rare d’offrir l’intégralité du parcours com-plexe et tourmenté d’un peintre qui se décrivait comme le PictorClassicicus et qui, en même temps, a pratiqué l’autodérisioncomme le prouve son Autoportrait nu de 1943. N’oublions pasque cet homme a écrit l’un des chefs-d’œuvre de la littérature duXXe siècle avec Hebdomeros (1929) et une fiction inénarrableavec Monsieur Dudron, dont la première version paraît aussi en1929, alors que le manuscrit intégral en français n’est retrouvéque bien plus tard et a été publié pour la première fois par messoins aux Éditions de la Différence en 2004.

Gérard-Gerges Lemaire

Les bonnes manières florentines« Le dessin à Florence au temps de Michel-Ange », École nationale des Beaux-arts, Paris, jusqu’au30 avril. Catalogue : Carnets d’études nº 13,sous la direction d’Emmanuelle Bragerolles,160 pages, 22 euros.

L’École des Beaux-arts de Paris recèle destrésors en très grand nombre. Chaquefois qu’elle en présente une exposition,

on ne peut manquer d’être ébloui par sa ri-chesse. Aussi menue qu’elle soit, celle du des-sin florentin au temps du maniérisme en est lapure démonstration : elle est éblouissante. Ony découvre, parmi tant de beautés graphiques,des œuvres à l’encre brune de Baccio Bandinelliqui étaient des esquisses élaborées en vue du

nouveau chœur de Santa Maria dei Fiori deFlorence quand Côme Ier a décidé de rouvrir lechantier. De tous ces projets, Adam et Eve im-plorant l’Éternel est sans doute le plus frappantà cause de la singularité de la composition : leDieu vengeur se dresse au faîte de l’Arbre de laconnaissance tandis que les deux malheureuxpécheurs le supplient et lui adresse des prières,une ronde des putti se déroule au-dessus de latête du souverain des cieux. Autres merveilles :les croquis de Pontormo, qui a hérité de la décoration de la chambre nuptiale de PierFrancesco Bordigherini et de Margherita Acciaurto : il y a réalisé quatre tableaux sur lethème de la vente de Joseph à Putiphar. Onpeut aussi admirer son ébauche pour le Christde la Déposition pour l’église de Santa Felicità,

si l’on en croit Bernard Berenson. Il y a ausside très curieux dessins de Francesco di Rossidit Grancesco Salviati, en particulier le trio nu,peut-être inspiré par une composition du Titien. Cette scène très explicite où une jeunefemme est caressée et embrassée par deuxhommes s’inscrit dans une nouvelle traditionde travaux de caractère érotique. Mais sa Visi-tation, rendue avec tendresse, mérite qu’on s’yattarde : elle a été préparée pour la peinturequ’il a exécutée pour l’oratoire de l’Archicon-frérie florentine de la miséricorde à San Gio-vanni Decollato, à Rome, en 1538. Enfin, Gior-gio Vasari est représenté par la Récolte de lamanne, qui est une étude préparatoire pour untableau commandé par un monastère deNaples. D’autres surprises attendent le visi-

teur : comme L’ange jouant du luth, de Gio-vanni Antonio Sogliani, dessiné à la pierrenoire et rehaussé de blanc sur un papier blanc,la Tête de jeune fille, d’Andrea del Sarto, uneétude pour la Pietà aujourd’hui à la Galleria dupalais Pitti de Florence, ou son Portrait dejeune fille avec un Petrachino (le tableau estconservé aux Offices). Et que dire du superbeportrait d’Andrea Pracinelli dit il Brescianinodessiné à la pierre noire avec des rehauts à lacraie blanche ? Cette petite exposition est unenchantement et les Carnets d’études qui l’ac-compagnent sont une source d’informationstrès riches et précieuses sur l’histoire de ces des-sins. Personne ne devrait se priver du plaisir dela découvrir.

Giorgio Podestà

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Autoportrait nu, de Giorgio De Chrico, 1905. Huile sur toile.

L e s L e t t r e s f r a n ç a i s e s . M a r s 2 0 0 9 ( s u p p l é m e n t à l ’ H u m a n i t é d u 7 m a r s 2 0 0 9 ) . X I I I

C I N É M A

Jonas, ou les dangers de l’éducation

Élève libre, de Joachim Lafosse (Belgique, France2009), 1 h 45, avec Jonas Bloquet,Jonathan Zaccaï.

Des gémissements dont on ne saitpas trop s’ils sont de jouissanceou de souffrance ponctuent le

générique sur fond noir d’Élève libre, lequatrième long métrage du jeune et ta-lentueux réalisateur belge Joachim La-fosse. Ce sont les cris d’un bel adolescentblond qui sur un court de tennis renvoieinlassablement les balles d’un partenaired’entraînement qui reste confiné dans lehors-champ. Comme tout au long dufilm, réalisé entièrement en plans-sé-quences (à l’exception de deux courtesscènes de voiture), aucun contrechamp, aucun chan-gement de plan ne vient interrompre cette ouverturecentrée sur le personnage principal, Jonas, qui est filméen mouvement et plan serré, enfermé dans son effort etplaisir solitaire ; le monde qui l’environne, où les jeunesde son âge sont étrangement absents, reste flou jusqu’àce qu’il se dirige à la fin de son entraînement vers ungroupe de jeunes trentenaires qui l’entourent de leurbienveillante sollicitude.

Dans le dernier plan du film, Jonas apparaît im-mobile, face à la caméra, dans un plan d’ensemblefixe, au milieu d’autres élèves ; il pousse un imper-ceptible soupir de soulagement lorsqu’il entend sonnom prononcé hors champ dans la liste des reçus auconcours qu’il a présenté en candidat libre : l’épreuvescolaire est surmontée, quant à celle plus personnellede la libre initiation aux choses de la vie, si elle sembleavoir été profitable, on ne saura pas si elle est de cellequi fait naître un jeune adulte ou définitivement mou-rir l’enfance.

Entre ces deux très beaux plans, entre les cris ini-

tiaux et le silence final, entre l’isolement d’un adoles-cent en situation d’échec et sa réintégration dans lemonde social des jeunes gens de son âge, Élève libreraconte l’histoire d’une relation éducative qui se noue,jusqu’à l’ingérence et la violence, entre Jonas, volon-taire et livré à lui-même, et trois jeunes bourgeois (uncouple et un célibataire improvisé précepteur) trop zé-lés à vouloir lui inculquer ce qu’ils croient être leurlibre-pensée et absence de préjugés moraux. Histoired’un commerce peu équitable, d’une éducation in-time, trop intime, que Joachim Lafosse met en scèneavec une rigueur subtilement manipulatrice, dans unfilm consciencieusement provoquant et dangereuse-ment lisse, où le spectateur, autour de bons repas,entre échanges de regards complices et au fil de dis-cussions philosophiques, est peu à peu invité à explo-rer les zones troubles des rapports entre adulte et ado-lescent, maître et élève, et à questionner les limites in-certaines entre pouvoir et désir, transmission etintromission, gai savoir et morne expérience.

José Moure

CHRONIQUE DE CLAUDE SCHOPP

Journal du cinémateur

Nous n’irons plus aux bois, les lauriers sont coupés…Encore une fois pour ma petite odyssée mensuelle àtravers l’archipel filmique, j’opte pour la narration,

écartant la lourde et traditionnelle argumentation critique,malgré qu’en aient quelques engoncés dans leur esprit de sé-rieux qui me taxent d’indigence.

Revenons à nos lauriers, et aux belles et beaux qui sontvenus les ramasser.

Benicio Del Toro a ramassé le prix de l’interprétationmasculine à Cannes pour Che. Ce mardi matin-là, à 9 h 35,nous étions une maigre poignée de guevaristes à suivre l’Ar-gentin (première partie), à travers la jungle cubaine, mar-chant, marchant comme sur un interminable sentier degrande randonnée, l’ouïe réjouie de pétarades diverses ;l’après-midi de ce même mardi, à 16 h 50, nous en étionsquatre poignées, prenant part à la Guérilla (seconde partie),marchant, marchant en Bolivie jusqu’à l’aboulie. Et se ren-dant à l’évidence que Steven Soderbergh pourrait être fran-çais : il n’a pas la tête épique. Benicio ? Il joue les asthma-tiques aussi admirablement qu’Edwige Feuillère les phti-siques dans la Dame aux camélias.

Kate Winslet a ramassé l’oscar de la meilleure actricepour son rôle dans The Reader (sortie prévue en avril) et leGolden Globe pour celui qu’elle tient dans RevolutionnaryRoad, cette rue de la Révolution, où débarquent les char-mants Wheeler dans les années 1950, ressortit à l’anti-phrase, car c’est le lieu même du conformisme, où s’abî-ment les illusions de la jeunesse et où se distillent les mé-lancolies de l’âge adulte. Dans ces Noces rebelles (titrefrançais), sous la direction de son mari Sam Mendes, Kateest parcourue et secourue par un beau désespoir. Son par-tenaire Leonardo Di Caprio, qui a pris, au propre et au fi-guré, du poids et dont le regard transparent diffuse une in-sondable taedium vitae, exhale toujours une délicieuseodeur de lotion après-rasage.

Slumdog Millionaire (Millionnaire pouilleux de bidonville,traduction de sous-titre), après le Golden Globe, a ramassé l’os-car du meilleur film, et Danny Boyle celui du meilleur réalisa-teur, sans compter six autres broutilles. Il a fallu toute l’insis-tance de mon ami B. pour m’y traîner, et encore sous promessed’une surprise qui me toucherait de près. Film singulier en vé-rité, dont l’étrangeté culmine au générique de fin avec le balletbollywoodien, au cours duquel les morts se relèvent pour re-joindre dans leur danse énergique et joyeuse le couple des jeunesamants. Comme si tout était spectacle, même (et peut-être sur-tout) la misère. Ce mélodrame profondément populaire, m’écri-vait B., après coup, était « tout à la gloire orientale de notreAlexandre Dumas (c’était là la surprise), car être le livre de lec-ture de jeunes Indiens des bidonvilles, pour enfin donner bon-heur et fortune à l’un d’entre eux, n’est-ce pas quelque chose ? ».

Dominique Blanc a ramassé à Venise la coupe Volpi de lameilleure interprétation féminine. L’excellence de l’interprète,qui s’empare subtilement de son rôle de jalouse pathologique,ne saurait occulter la qualité et l’originalité de la mise en scène :Patrick Mario Bernard et Pierre Trividic signent, sur le motifdes lointaines banlieues, une immense toile d’abstraction ly-rique, décrite par Gaël et employant savamment le contre-jour,comme représentation des ténèbres intérieures de l’héroïne.

The Curious Case of Benjamin Button (l’Étrange histoire deBenjamin Button ou Bouton) n’a presque rien ramassé, alorsqu’il était sur les rangs pour le meilleur film, le meilleur comé-dien (Brad Pitt), le meilleur second rôle féminin, le meilleur réa-lisateur (David Fincher), la meilleure adaptation, etc. C’est unefable élégante et mélancolique sur le temps et l’éphémèrebeauté : tandis que les autres débobinent leur vie de la naissanceà la mort, Bouton rembobine la sienne de la mort à la naissance,désespéré de ne pouvoir vieillir près de la femme qu’il aime. Lelong film n’est pas indigne de la courte nouvelle de John ScottFitzgerald dont il s’inspire et Brad Pitt sort gracieusement deses bains de jouvence successifs.

Membre unique de mon jury personnel, j’entre à mon tourdans la danse pour distribuet mes récompenses :

Le laurier d’or à Joachim Lafosse, dont Élève libre passe lapromesse entrevue dans Ça rend heureux et Nue propriété,même si José a le soin de mettre la bride à mon emballement.

Le prix de l’ego lyrique et sarcastique à Of Time and the City(Du temps et de la ville), le documentaire de Terence Davies, letemps est celui de l’enfance, les années 1950, et la ville Liverpoold’avant les Beatles.

Le prix de la sérénité retrouvée aux 35 Rhums de Claire De-nis, qui respire avec nos frères antillais exilés ici.

Le prix de la renaissance du regard au Chant des oiseauxd’Albert Serra, dont les Gaspar, Melchior, Balthazar catalansse perdent dans les splendeurs du noir et blanc afin de faire re-trouver le simple sens de la beauté.

Le prix du rien plaisant au Bal des actrices de Maïwenn.Le prix de la fable burlesque et humaniste à Costa-Gavras

et à l’Eden à l’ouest, traitement inattendu d’un thème à l’ac-tualité tragique, l’émigration, sur laquelle cinéma a l’honneurde ne pas fermer les yeux.

Le prix du plus solide nerf de bœuf à fustiger les dictateurs àPablo Larrain et à son Tony Manero, faux sosie de Travolta etvrai symbole des Pinochet de toutes obédiences.

Le prix du voyage superflu à Donne-moi la main (Road Mo-vie) de Pascal-Alex Vincent, mettant en scène de vrais jumeauxjouant faux dans un road movie qui ne tient pas la route.

Le prix du plus puissantdécapant pour idées reçues et vitri-fiées à Avi Mograbi, lui qui a eu le courage de déclarer : « Je sou-tiens sans ambiguïté l’existence de l’État d’Israël, mais j’estimequ’il ne doit plus être un État juif, mais un État pour tous sescitoyens à égalité. » La sortie de Z32, saluée le mois dernier parVincent Dieutre, s’accompagne de la reprise de deux de ses filmsprécédents, leçons d’intelligence et d’irrévérence : Août (Avantl’explosion) et Pour un seul de mes deux yeux.

Maintenant : « Embrassez qui vous voudrez ! »

Vision des mondes parallèles

L’Autre,film français de Pierre Trividic etPatrick-Mario Bernard, avecDominique Blanc, Cyril Gueï, PeterBonke (97 minutes).

Certains territoires de la pro-vince française ou de la ban-lieue parisienne ont peu de re-

présentations au cinéma. La plupartdes fictions s’appuient sur des habi-tudes de consommation et montrentdes espaces de convention qui n’ontrien à voir avec la réalité. Les villesaux périphéries identiques avec leurszones commerciales en bord de route,les banlieues qui ne seraient pas l’ar-chétype permanent de la crise de nossociétés constituent des mondes pa-rallèles presque sans récits ni images.Avant même de mettre en scènel’après d’une séparation amoureuse,l’Autre propose l’émergence de cer-tains de ces lieux de circulation et devie : un centre commercial, un res-taurant appartenant à une chaîne, desRER, des échangeurs autoroutiers oudes zones conçues pour la circulationautomobile mais longées et traverséespar des piétons. Des lieux que notreimaginaire souhaiterait glauques etinquiétants mais qui sont juste bana-lement quotidiens. Les personnes quivous suivent dans un chemin désertcourent comme vous après leur bus,rien de plus. Pierre Trividic et Pa-trick-Mario Bernard élargissent lesfrontières des mondes cinématogra-phiques pour jouer avec la paranoïa

naturelle du spectateur et construireautrement l’apparition des spectreset de la peur.

En adaptant l’Occupation, d’An-nie Ernaux, les cinéastes renouentavec le thème du double qui consti-tuait déjà l’enjeu politique et esthé-tique d’un de leurs précédents films,Dancing, mais passent d’une cohabi-tation pacifique et inopinée avec lespassagers clandestins de nos vies à unétat limite d’anéantissement de soi.Les petits réajustements successifsque suscitent les ruptures sentimen-tales dans la manière de se voir et dese rencontrer, la déconstruction desautomatismes de la relation fissurentle quotidien et permettent dans latension qui enlève toute gratuité àchaque geste, à chaque mot pro-noncé, le surgissement d’une rivalefantasmée. Quelques éléments et denombreux silences suffisent au per-sonnage de Dominique Blanc à com-poser, par dissemblance et ressem-blance à soi, la figure de la nouvellecompagne de son ancien amant jus-qu’à s’y identifier et s’anéantir danscette dualité fictive. Le fantastique dePierre Trividic et Patrick-Mario Ber-nard se nourrit de la perturbation deshabitudes dans un espace familier etprofite des défaillances d’un êtrepour ajouter des corps à ce monde,doubles aux vies parallèles qui infil-trent notre univers mental pour le ré-équilibrer (Dancing) ou le détruire(l’Autre).

Gaël Pasquier

DR

L e s L e t t r e s f r a n ç a i s e s . M a r s 2 0 0 9 ( s u p p l é m e n t à l ’ H u m a n i t é d u 7 m a r s 2 0 0 9 ) . X I V

M U S I Q U E

Aimez-vous Brahms, Chopin et Henry Purcell ?Il est des biographies linéaires qui suivent, pas

à pas, les chronologies des vies et des œuvres,généralement volumineuses. Il en est de plus

réduites qui cherchent à pointer les orientationsd’une vie et d’une œuvre. C’est le cas de la col-lection « Classica » chez Actes Sud, avec des ré-sultats, inévitablement, inégaux. Le récent Jo-hannes Brahms,de Stéphane Barsacq (1) est plu-tôt réussi alors que le Henry Purcell de ClaudeHermann, est plutôt brouillon. Le Chopin évo-qué est celui de sa liaison avec George Sand, in-terprétée au théâtre par l’idéale Macha Méril ac-compagnée par le pianiste Marc Laforet quel’on ne présente plus et qui abuse, peut-être, deson étourdissante virtuosité ; les textes sontd’une belle langue, choisis et assemblés parBruno Villien (2).

Brahms n’a, apparemment, pas connu Cho-pin que Robert et Clara Schumann ont décou-vert. A-t-il été un classique attardé ou un ro-mantique de plus ? Sa musique multiple ne per-met pas de réponse aisée ; d’autant que l’hommea été, si l’on peut dire, d’une grande diversité.On ignore d’ordinaire son goût des anciens ; àl’image de Félix Mendelsohnn, il a fait éditerFrançois Couperin et s’est passionné pour lesbaroques. L’auteur l’affirme : « C’est le premiermusicien savant de l’histoire » alors qu’il s’agitd’un autodidacte ! Nikolaus Harnoncourt, or-fèvre en la matière, détecte dans certaines de sesQuatre Symphonies des traces de partitions

françaises d’Antoine Forqueray ! SelonJ. Brahms « Le passé est un des visages du fu-tur » : aussi son style est-il neuf et immémorial.

Ce n’est pas un Beethoven II, en témoignentses deux Concertos pour piano, celui pour vio-lon et le double, son Requiem allemand où perceune foi de protestant. En contact avec FrédéricNietzsche, lecteur d’Arthur Schopenhauer, il estdifférent de Richard Wagner et adversaire par-fois du même et de Franz Liszt : il ne rejoint pasla bannière de « la musique de l’avenir ». Pourpreuve le bloc décisif de sa Musique de chambre,l’une des plus accomplies et des plus secrètes deson siècle qui n’en manque pourtant pas !

Témoin de la folie de R. Schumann, il futl’ami de Clara Schumann, séparé d’elle par lespectre de l’inceste ; il fut amoureux de prati-quement toutes ses jeunes élèves, Julie Schu-mann comprise, et des grandes dames qu’ilcroisa dans son itinéraire mondain, comme, dureste, des prostituées découvertes enfant sur lesquais de son Hambourg natal. La seconde par-tie de sa vie se déroule à Vienne, l’homme duNord devient méridional, l’Italie le fascine. Pro-tecteur d’Antonin Dvorak, rétif à l’opéra mal-gré les pressions d’Ivan Tourgueniev, commeMozart sur le tard, le son de la clarinette le fas-cine qui symbolise peut-être cette pensée demidi. D’où le Quintette, le Trio et deux sonates ;sans oublier le piano souverain et ultime desKlavierstücke. Page exceptionnelle, « densité

simplifiée ». Les nazis ont voulu le « récupérer »,lui qui est né en 1833 et il fallait effacer GustavMahler, avec son concours involontaire et celuid’Anton Bruckner. En vain ! De nos jours Jo-hannes Brahms incarne la musique universelle.

UN CERTAIN HENRY PURCELL

Malgré divers prédécesseurs, Henry Purcell(1659-1695) représente l’émergence de la mu-sique anglaise, quelques décennies après untourbillon nommé William Shakespeare. Lelivre de Claude Hermann insiste sur les obstaclesqui ont pesé sur cette genèse, telles l’influence dela musique française (nous sommes en pleinrègne de Louis XIV) et les innovations inces-santes de l’art italien. Ainsi H. Purcell, auteurd’anthems, d’odes, de songs, est-il le premier àfaire graver un ensemble de sonates (clavecin) età développer une assez géniale précocité : il re-joint, dès ses premières années, la Chapelleroyale, il y étudie les polyphonistes et madriga-listes de la Renaissance et s’assure un appren-tissage professionnel.

Composant sous les règnes de trois souve-rains, plus ou moins catholiques, Charles II,Jacques II et Guillaume d’Orange dit III, il su-bit les goûts et, sans doute, les lubies de ces troismajestés ainsi que les réactions d’un public en-core peu éduqué, n’appréciant guère les opéras,au profit des masques. Cependant la situation

évolue, les conflits entre théâtres, troupes, ontlieu dans une capitale, Londres, qui devient pluscommerciale, commence à pratiquer l’éditionmusicale et à changer de statut. Au cours de cesannées H. Purcell compose la plupart de sesgrands chefs-d’œuvre lui assurant une postéritédécisive. Didon et Enée, seul opéra intégral, sui-vent des semi-opéras, King Arthur, The FairyQueen, The Indian Queen, etc. Œuvres dispen-dieuses, décors, costumes, machineries, etc.,mais toujours d’une qualité unique d’inspira-tion et d’écriture. H. Purcell demeure la princi-pale référence jusqu’à ce que, profitant des exilset des séjours de Haendel, Haydn, Mendelsohn,la fin du XIXe siècle et le XXe siècle ouvrent en-fin les portes de la modernité à la musique an-glaise, Edward Elgar, Gustav Holst, FrédéricDélius, Ralph Vaugan-Williams, Benjamin Brit-ten, Michaël Tippett … et une série ininterrom-pue de musiciens contemporains.

Henry Purcell demeure ! Claude Glayman

(1) Johannes Brahms, de Stéphane Barsacq,préface d’Hélène Grimaud, Actes Sud « Classica ». 176 pages, 16 euros.Henry Purcell,de Claude Hermann. Actes Sud « Classica ».189 pages, 18 euros. (2) Feu sacré, Théâtre de la Porte Saint-Martin,février 2009.

La planète KoroliovE vgeni Koroliov, vous avez un beau succès public mais

vous faites aussi partie des pianistes dont les critiquesmusicaux surveillent chaque nouvelle interprétation

car elles sont parmi celles qui feront référence. Pour ma part,je vous ai rencontré grâce à votre interprétation du Clavierbien tempéré, de Bach, puis des Variations Goldberg, et il m’asemblé que votre Bach exprimait exactement ce que j’avaistoujours voulu que cette musique exprime. Je suis heureux depouvoir présenter votre travail. Commençons par Bach. Pour-quoi occupe-t-il une si grande place dans votre démarche mu-sicale ?

Evgeni Koroliov. J’ai fait très tôt connaissance de la mu-sique de Bach et elle m’a aussitôt fasciné. J’ai eu le sentimentque tant que cette musique existerait, le monde irait bien. EtBach est resté pour moi, tout au long de ma vie, un très bonami.

Comment définiriez-vous votre interprétation du Clavierbien tempéré par rapport à celle de Gould (que je trouve bienmétronomique. Même si cela a fait longtemps fureur dans lepublic, c’est quand même un peu sec.), de Richter ou d’EdwinFischer, qui sont des musiciens considérables ?

Evgeni Koroliov. Parmi les enregistrements de ces excel-lents musiciens il y a des choses merveilleusement réussies etd’autres qui me le semblent moins. C’est tout à fait normalpour une œuvre aussi gigantesque. Quant à donner un avis surun enregistrement de soi-même, ce n’est évidemment pas fa-cile. Je ne peux que vous dire que, pour moi aussi, concernantmes propres enregistrements, je ne suis pas d’accord avec tout.

Votre interprétation des Variations Goldberg – une desplus passionnantes qui soient – me semble tirer cette œuvrevers les temps musicaux qui vont venir, c’est-à-dire le ro-mantisme allemand et son sens du chant, qui conçoit la libertéautrement que le cantor de Leipzig.

Evgeni Koroliov. J’ai essayé de rendre l’esprit de cette mu-sique, tel que je le ressens. C’était mon dessein. C’est auxautres de juger si j’ai réussi.

Pourquoi avoir choisi la Fantaisie et le Grand Duo, deSchubert ? Pour avoir le plaisir de jouer avec votre épouse ?

Evgeni Koroliov. Bien sûr, je suis ravi de jouer avec mafemme en duo au piano, et aussi d’autres musiques dechambre. Ce n’est pas un hasard si nous jouons en duo depuisque nous nous sommes rencontrés, il y a trente ans. Je doisavouer que je considère ces deux grandes pièces de Schubert(le Grand Duo et la Fantaisie) comme des œuvres de génie.

Que trouvez-vous dans la musique de Prokofiev ? Et danscelle de Chostakovitch ?

Evgeni Koroliov. Pour moi, ce sont les deux derniers com-positeurs qui ont su exprimer par des moyens néoclassiques,parfois même néoromantiques, des contenus profondémenthumains.

Vous avez reçu l’enseignement de deux fortes personnali-tés du monde musical russe, Heinrich Neuhaus et Maria Yu-dina. Pouvez-vous nous en parler ?

Evgeni Koroliov. Je dois énormément de choses, je crois, àces deux grands musiciens. Ce qui me fascine chez HeinrichNeuhaus, c’est son rapport à l’art comme concept, pour ainsidire son culte de l’art, et son sentiment (qu’il a d’ailleurs trans-mis à d’autres) que l’art est un arbre avec d’innombrablesbranches. Maria Yudina, une personnalité hors norme, m’aappris, je l’espère, à ne jamais nier ma propre vérité, même sielle déplaît à d’autres.

Quelle est votre opinion sur Richter ?Evgeni Koroliov. J’ai entendu de nombreux concerts et en-

registrements de ce musicien hors pair. Ses concerts à Mos-cou, au milieu des années soixante (mais aussi d’autres plustardifs), étaient d’un niveau musical incroyablement élevé.Beaucoup de ses enregistrements restent toujours hautement

intéressants, je pense surtout à l’enregistrement incomparablede la 8e Sonate pour piano, de Prokofiev. D’autres nombreuxexcellents musiciens du XXe siècle m’ont attiré et fasciné, enpremier lieu des chefs d’orchestre comme Knappertsbusch,Furtwängler, Carlos Kleiber ou Geiger, des instrumentistescomme David Oistrakh ou le jeune Oleg Kagan, ou des chan-teurs comme Lotte Lehmann, E. Schumann, D. Fischer-Dies-kau, E. Schwarzkopf. Mais parmi les pianistes comment nepas reconnaître Edwin Fischer, Schnabel, Sofronitski, Cortot,Clara Haskil ou le vieux Horzowsky ?

Vous avez quitté votre pays, la Russie, il y a maintenant unetrentaine d’années et vous vous êtes installé en Allemagne avecvotre épouse, la pianiste Lioupka Hadzigeorgieva. Est-ce fa-cile d’être un exilé ? Et pourquoi avoir choisi l’Allemagne ?

Evgeni Koroliov. Je dirais que ce n’est pas tellement moiqui ai choisi l’Allemagne, mais que c’est plutôt l’Allemagnequi m’a choisi. Même si vivre à l’étranger ne va jamais sansdifficulté, en Allemagne, nous nous sommes acclimatés dansun pays civilisé du monde occidental et, qui plus est, dans unpays qui a vu naître nombre des plus grands compositeurs, quia donné au monde quelques-uns des plus grands philosopheset une poésie et une littérature formidables. Ce qui nous a aussisûrement aidés, c’est d’avoir pu revoir nos pays d’origine res-pectifs à plusieurs reprises.

Quels sont vos projets ?Evgeni Koroliov. Pour la première moitié de 2009, il y a

avant tout trois enregistrements prévus. Chopin, avec les Ma-zurkas, cinq sonates pour piano de Haydn et les quintettespour piano de Schumann et Chostakovich, avec le quatuorPrazak. Et beaucoup de concerts. Je suis très content à l’idéedes deux récitals à Paris, et surtout d’un concert à Milan, oùje vais jouer avec ma femme et deux de mes meilleurs étu-diants, et avec l’orchestre de chambre de Milan, des concer-tos pour piano de J.-S. Bach (pour un, deux, trois et quatrepianos).

Entretien réalisé par François Eychart (les réponses d’Evgeni Koroliov ont été traduites

de l’allemand par Susanne Ditschler).

(Les enregistrements d’Evgeni Koroliov sont édités par les firmes Tacet et Hännsler.)Le Clavier bien tempéré, l’Art de la fugue, Suites françaises (T),Variations Goldberg (H), de J.-S. Bach ; Sonates (H), deHaydn ; Suites pour piano (H), de Haendel ; Sonates K. 282,457, 331, Fantaisie K. 475, Sonates K. 533, 494, 310, 545, 281(H), de Mozart ; Sonates D. 960 et 780, et Duo et Fantaisie (T),de Schubert ; Kreisleriana, Scènes d’enfant (T), de Schumann ;Préludes, livres I et II, (T), de Debussy ; Visions fugitives,Sonate n 3 (T), de Prokofiev ; 2 Sonates pour piano (H), de Chostakovitch.

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L e s L e t t r e s f r a n ç a i s e s . M a r s 2 0 0 9 ( s u p p l é m e n t à l ’ H u m a n i t é d u 7 m a r s 2 0 0 9 ) . X V

M U S I Q U E / T H É Â T R E

Un vrai théâtre de service publicIl y a peu, rendant compte du Coriolan, de

Shakespeare, monté par Christian Schiarettiet son équipe du TNP, j’avais souligné le fait

que ce spectacle me semblait emblématiqued’un véritable théâtre de service public. Avec laCharrue et les étoiles, de l’Irlandais Sean O’Ca-sey, que met en scène, avec beaucoup moins demoyens, mais avec une tout aussi grande inven-tivité, la jeune Irène Bonnaud, on peut dire quel’on se trouve dans le même registre de théâtrede service public, pour ne pas parler de théâtrepopulaire, ce dernier terme, comme celui de ci-toyen mis à toutes les sauces, étant complète-ment dévalorisé au point de tomber parfois danssa caricature populiste.

Ce n’est pas un hasard si, au théâtre, SeanO’Casey connut son heure de gloire en Francedans les années soixante, au TNP de Jean Vilar(avec notamment la création de Roses rougespour moi), si, par la suite, ce sont des pionniersde la décentralisation comme Gabriel Garran,Guy Rétoré ou Bernard Sobel qui le mirent enscène. Un long silence s’ensuivit, enfin rompuau début des années 2000 par le regretté MarcFrançois (Nanni sort ce soir), plus récemmentencore par Célie Pauthe, qui donna au Studiode la Comédie-Française la Fin du commence-ment. Deux spectacles mineurs préparatoires, sion ose dire, du travail d’Irène Bonnaud sur untexte majeur, celui-là qu’elle vient de créer auThéâtre Dijon-Bourgogne.

Irène Bonnaud apporte ainsi l’irréfutablepreuve de l’importance de cet Irlandais, morten 1964 dans sa quatre-vingt-quatrième année,auteur d’une œuvre conséquente et de quelqueschefs-d’œuvre comme justement la Charrue etles étoiles. Dans quasiment toutes ses piècesO’Casey colle à l’histoire pleine de bruit et defureur de son pays. Politiquement engagé (auParti communiste notamment), il évoque lagrève générale de 1913 dans Roses rouges pourmoi, la guerre d’indépendance dans l’Ombred’un franc-tireur, ou la Première Guerre mon-diale dans la Coupe d’argent, toujours dans ungrand mélange d’anticléricalisme, d’anti-na-tionalisme et d’amour inconditionnel pour saterre natale. Entre rire et larmes, signes évidentsd’un amour inconsidéré pour la vie tout sim-plement, et les humains, si humains, qui la vi-vent tant bien que mal.

C’est tout cela que l’on retrouve dans laCharrue et les étoiles, pièce écrite en 1926, et quiévoque les habitants d’un immeuble de Dublinpendant l’insurrection de Pâques 1916. Un pe-tit monde à soi seul, avec ses petites histoires in-cluses dans la grande. L’intime et le monde avecses travers et ses beautés, car O’Casey refusetoute charge caricaturale : pas de bons d’un côtéet des mauvais de l’autre, simplement une hu-manité avec ses contradictions, ses bassesses etsa générosité, qu’elle soit irlandaise, nationaliste,ou anglaise, qui est pourtant, en la circonstance,l’occupante. Le théâtre d’O’Casey qui fut lui-même membre de l’Armée citoyenne irlandaise,n’est pas un théâtre de propagande, et l’on com-prend aisément qu’à sa création la pièce ait for-tement déplu aux nationalistes de tout poil aupoint de provoquer une émeute au théâtre del’Abbaye, le grand théâtre national de Dublin…

Irène Bonnaud s’est saisie de ce texte sans au-cun complexe,de la traduction (avec ChristopheTriau) à sa réalisation. En le respectant totale-ment, tout en faisant en sorte de le faire glisseret coïncider avec d’autres temporalités. Et c’estvrai que cette insurrection irlandaise rappelle àbien des égards quelques autres conflits plus ré-cents, ici et là, en Europe et ailleurs. L’oublie-rait-on qu’un mur composé d’écrans vidéo, dif-fusant en boucle les mêmes images de guerre,

nous le rappellerait avec insistance. C’est bien làla seule concession à la modernité : on demeure,pour le reste, dans un grand classicisme. C’estvrai aussi que ce travail renvoie à deux autresmises en scène d’Irène Bonnaud, soit Tracteur,de Heiner Müller, et Music Hall 56, de John Os-borne. Une ligne qui passe également par Büch-ner, dont elle a monté le Lenz, se dessine claire-ment dans son parcours. Elle la trace désormaisavec une maîtrise affirmée dans la directiond’acteurs, tous épatants – dans ce genre dethéâtre, les rôles s’y prêtent – avec un trio ma-jeur, composé de Martine Schambacher, DanArtus, deux fidèles du travail du metteur enscène, et Edmond Vuillod. Tous très à l’aisedans la scénographie d’une autre habituée,Claire Le Gal, éclairée par le fidèle DanielLévy… En un mot, un travail d’équipe (qui a ac-cueilli cette fois-ci, production oblige, des ac-teurs suisses) qui correspond en tout point à cetype de pièce. Un « type » qui refait surface avecune efficacité certaine, comme en atteste la ré-ception du public.

Jean-Pierre Han

La Charrue et les étoiles, de Sean O’Casey.Théâtre 71 de Malakoff. Du 3 au 15 mars. Tél. : 01 55 48 91 00.

Miles intime

Dire et chanter

DesnosDire et chanter les poèmes de Robert Des-

nos est un plaisir que le poète a généreu-sement légué à tous ceux qui souhai-

taient être ses interprètes. L’exercice peut sem-bler facile, tant la langue est simple, le rythmeévident, voire provocateur, les couleurs vives, lesimages fortes, qui passent sans qu’on y prennegarde de la joie à la souffrance, de l’émotion à lasérénité, de la liberté à l’emprisonnement, del’amour à la détestation. Il n’est pas si aisé qu’onpeut le croire au premier abord et nécessite de lapart de l’interprète une complicité avec l’auteurqui va bien au-delà de celle qu’éprouve le mo-deste lecteur. C’est un voyage périlleux sur lapente vertigineuse d’une œuvre aux reliefs im-prévisibles. C’est la voie qu’a choisie Sonia Mas-son qui a d’abord su faire un choix judicieux,plus guidé par ses affinités personnelles que parune vaine chronologie ou exhaustivité. S’effa-çant devant toute idée de récital, elle réalise unspectacle propre à découvrir ou retrouverl’œuvre du poète, à partir à sa recherche. SoniaMasson trouve les accents justes pour commu-niquer ses troubles et son plaisir. Sa silhouettese fait discrète, sa voix demeure, tantôt grave,tantôt enjouée, distillant l’humour ou la sombreéloquence du poète. Le charme s’amplifie lors-qu’elle chante, en reprenant la partition de KurtWeill et que l’ombre équivoque de Fantômasplane, s’allonge et menace, ou qu’elle conte desa voix troublante un poème d’amour, sur unemusique originale de Pablo Nemirovsky quil’accompagne au bandonéon ou à la flûte basseet l’entoure tout au long de ce voyage au pays deRobert Desnos.

Sonia Masson demeure modeste, ne s’at-tache qu’au texte et semble chercher des regardscomplices et des cœurs qui battent à l’unissonavec le sien et celui du poète retrouvé.

Jacques Fraenkel,

Robert Desnos, la Liberté ou l’amour,par Sonia Masson,Théâtre de la Vieille Grille,Paris Ve.

V. A

RB

EL

ET

Que dire de plus sur Miles Davis qui n’a été dit ? QuincyTroupe, le biographe autorisé (1) du trompettiste, relèveen quelque sorte le défi en apportant le témoignage de la

dense et rare amitié qui le lia au musicien, du printemps 1986 jus-qu’à la mort de ce dernier, en 1991 (2). Une amitié tempétueuse,toutefois, parce que Miles Davis était d’une approche guère fa-cile. On connaissait ses sautes d’humeur, la verdeur de son lan-gage, l’hostilité qu’il manifestait envers toute relation tropproche, qu’il ressentait comme une intrusion menaçant son es-pace privé. L’ensemble donnait de lui l’image d’un personnageacariâtre, agressif et fort désagréable.

Quincy Troupe, Noir originaire de Saint Louis (Missouri),tout comme Miles Davis, découvrit sa musique en 1956, lorsd’un passage au club Peacok Alley du fameux quintette hard-bop où œuvrait la découverte de Miles, le prodigieux saxo ténorJohn Coltrane. Dès lors, Quincy Troupe n’eut de cesse de ren-contrer le leader, considéré à Saint Louis comme une sorte dehéros idéalisé. N’était-il pas parti pour New York à dix-neuf anset n’avait-il pas réussi à se produire aux côtés du grand CharlieParker et à fréquenter les figures majeures de la scène musicaletel Thelonious Monk ? Et Miles avait grandi. Dix ans après, ils’était imposé non seulement sur le plan national, mais en Eu-rope. Il apparaissait comme une espèce d’incorruptible totale-ment engagé dans un projet musical exigeant duquel il ne tolé-rait aucune concession. Dans sa vie, il adoptait le même type decomportement. Il devint un modèle identificatoire pour lesjeunes Afro-Américains, d’autant que jouant une musique raf-finée et subtile il s’avéra, de par sa présence et sa posture, un am-bassadeur de l’élégance, avec le brin de mystère qui le fit sur-nommer « le Prince des ténèbres ».

Il ne fut pas facile pour Quincy Troupe, poète, d’aborderl’icône. Trois rencontres seulement en vingt ans ! Et puis, à l’oc-casion d’une interview pour le magazine Spin, la naissance, de

par le désir de Miles Davis, d’une amitié et l’occasion de nom-breux entretiens qui serviront de base à la biographie évoquéeplus haut. En dehors de cette obligation qui les retiendra dix-huit mois – le travail littéraire est achevé en septembre 1988 et lelivre paraîtra un an plus tard –, les trois dernières années de lavie de Miles seront amplement partagées par Quincy Troupe. Ilnous décrit alors un Miles Davis, certes riche et célèbre, maiscomplexe et contradictoire, se croyant doué de perceptions extra-sensorielles, capable de communiquer avec les esprits, ettout simplement humain : rébarbatif, gai, généreux, excessif, om-brageux, machiste, infatigable chercheur musical, mais égale-ment peintre, ayant connu nombre d’épreuves, dont cette énig-matique retraite de 1975 à 1980, où les rumeurs allèrent bon trainpuisqu’on le crut disparu. À l’époque, profondément déprimé,il ne supportait pas l’idée de la mort, il avait dû affronter cellede John Coltrane, qu’il avait passionnément aimé et, plus tard,celle de ses amis, dont Gil Evans, Bill Evans, et celle de CharlieMingus, d’un cousinage esthétique éloigné, ou encore celle deSammy Davis Jr. Pendant cinq ans, il avait connu la chute libre :la cocaïne, l’alcool, la sexualité débridée et sans amour, l’absencede musique, la solitude, la maladie (les conséquences d’un dia-bète grave).

Dans Miles et moi, Quincy Troupe ne se veut pas anecdo-tique. Bien sûr, il révèle détails et bons mots, mais c’est le par-cours musical considérable de Miles Davis et le fait qu’une mu-sique d’un tel enchantement ait pu naître d’un homme aussi in-saisissable et tourmenté qui le retiennent. Quincy Troupe estavant tout un amateur de jazz et un inconditionnel de son men-tor. L’adulation de cette musique l’a porté dans son désir d’ap-procher le créateur au plus près. Il a perçu – ce sur quoi tout lemonde s’entend – l’incessante quête de Miles, explorant l’uni-vers des musiques du monde, tout en conservant l’idiome fon-damental du jazz, sans s’y limiter.

Aussi Quincy rappelle-t-il les grandes séquences de l’œuvrede Davis à partir du moment où, émancipé de la tutelle de Char-lie Parker, il trace son propre sillon. Et ce sera alors la cascade dece qu’il faudra bien appeler masterpieces : Bag’s Groove (1954),Round About Midnight (1956), Milestones (1958), Kind of Blue(1959), Sublime (le plus vendu des albums de jazz : 2 millionsd’exemplaires !), Sketches of Spain (avec l’interprétation brillantedu Concerto d’Aranjuez, 1959), Nefertiti et Filles du Kiliman-jaro (1966 et 1967), In a Silent Way (1968), qui inaugure les deuxdécennies de la période dite « électrique », où Miles combineranouvelles technologies du son, funk, rock, rap, influences in-diennes, africaines et antillaises, et ce sera le fameux Bitches Brew(1969), diffusé lui aussi à plusieurs centaines de milliers d’exem-plaires, On the Corner (1972), etc., jusqu’à Tutu Desmond Tutu(1987) et le tout dernier, inachevé, Doo Bop. Périple impression-nant, donc, d’un homme qui, se voulant précurseur et populaire,conquit une audience exceptionnelle qui fit de lui une star inter-nationale, admirée et courtisée par les grands du rock, tels San-tana, Sting, Prince, et qui demeura frustré par un rêve, celui d’en-registrer avec Jimi Hendrix…

Puis la mort vint, le 29 septembre 1991, le saisir en sa résidencede Malibu (Californie), sous forme d’une pneumonie succédantà un accident vasculaire cérébral qui l’aurait laissé grabataire. Ilavait soixante-cinq ans, dont quarante-cinq d’une carrière main-tenue au sommet et dont le succès ne se dément pas, les rééditionset les coffrets multiples nous l’assurent. Pas de quoi être surpris,Miles Davis n’est-il pas une mémoire du jazz, sinon la Mémoiredu jazz ?

Yves Buin

(1) Presse de la Renaissance.(2) Miles et moi. Quincy Troupe, Édition du Castor Astral.Traduit de l’afro-américain par Émilien Bernard et Alexis Allais.

La Charrue et les étoiles, de l’Irlandais Sean O’Casey.

L e s L e t t r e s f r a n ç a i s e s . M a r s 2 0 0 9 ( s u p p l é m e n t à l ’ H u m a n i t é d u 7 m a r s 2 0 0 9 ) . X V I

I N É D I T

Lettre à Jean-Claude PirotteParis, le 8 février 2009

MON CHER JEAN-CLAUDE,

ÀParis, pensées ou images fugitives ? Je ne sais. Des visageséphémères – plus éphémères que passagers – dont la fa-miliarité me laisse perplexe. Aucune chance, bien sûr, d’en

retrouver un seul par la suite ; mais, et cela, bizarrement, nem’étonne guère, bien que j’ignore s’il s’agit d’un heureux hasardou d’une périlleuse nécessité, j’ai eu maintes fois l’extrême plai-sir de retrouver dans la rue des amis, des connaissances ou des vi-sages connus. Et dire que je pensais que cela ne pouvait arriverque dans les villages ou les petites villes, comme Hammam-Sousse où je suis né et ai grandi, ou dans les livres où mots et per-sonnages se font écho, s’interpellent, dialoguent, polémiquent etse télescopent même. À Paris, je me rends compte que tout estpossible. Comme l’a si bien dit un personnage de roman duXIXe siècle. À Paris où le poème, magistral, d’Hubert Juin, inti-tulé, pour mon plus grand plaisir, le Livre des déserts, a été pu-blié en 1957, chez Falaize éditeur.

J’ignore s’il faut orner le mot « désert » d’une majuscule, maisj’en éprouve la nécessité. Oui, je me trahis en employant le verbeorner et j’admets que c’est quelqu’un d’autre qui parle en moi,une sorte de voix intérieure qui, contrairement à l’autre, ne prêchepas dans le désert, car que pourrions-nous, nous autres citadins,dire du désert ? Rien, sans doute. Il nous reste cependant le désirde s’y aventurer. Le désir de s’y perdre. Ni plus ni moins. Aussipourrions-nous justifier nos défaites successives et consécutives.Hubert Juin, lui, l’a bien dit :

« Le désert nous fait face ! Et que sert la mesure des chosesanonymes ?

Et rendre la justice sous le cyprès solaire ?Et peser l’once de sel ? Et purifier le sable ? Et souligner de bé-

tel le silence des bien-aimées ?le silence de nos bien-aimées ?Les hommes dans les sables tirent sur leurs yeux brûlés

d’étoiles un pan d’étoffe, et songent… » (page 19)

Ce lyrisme m’enchante, d’autant plus qu’il me semble ap-partenir à quelque chose d’autre, à un lyrisme épique dans lequelje retrouve un souffle éminemment antéislamique, celui d’ An-tara Ibn Chaddad, de Ta’abbata Charran et d’al-Chanfara. Sansdoute ces noms sont-ils inconnus de la plupart des lecteurs, maisils existent et, par là même, signifient toujours quelque chose, nonseulement dans l’histoire littéraire qui les a recensés, mais encoredans la mémoire de la langue et de la culture arabes. Tout commele nom d’Hubert Juin, lui aussi inconnu ou, disons, méconnu. Sije ne peux ni ne veux porter de jugement de valeur sur notreépoque en disant qu’elle est vile ou dérisoire, je peux du moinsme hasarder en avançant qu’elle est indigne. Indigne parcequ’amnésique. Amnésique parce que, vraiment, inculte. Mais, nil’État ni ses institutions n’y sont pour rien, la culture – comme lalangue, comme le savoir et comme tout dans la vie – se conquiert.

« Vous chargerez le sel aux flancs de vos mémoires, », dit-elle.Et les coursiers fouettés de pluie, vêtus de brume, écartaient

du licol les tentures de l’aube. » (page 15)

Cette phrase, placée ainsi dans la bouche d’une femme, oufaut-il dire de la Femme, la Mémoire, la déesse Mnémosyne, filled’Ouranos (le Ciel) et de Gaïa (la Terre), aimée de Zeus avec quielle a enfanté les neuf Muses, avec ce miraculeux futur qui fait of-fice d’impératif, ouvre le champ, non ! le chant à la « promessede l’aube ».

« Flancs », « mémoires », « coursiers ». Je n’oublie ni ne perdsde vue les autres mots qui, également, me font rêver, mais voilàencore des vocables qui m’enchantent puisqu’ils me rappellentce poème d’Antara, l’esclave de son père, affranchi grâce à sadouble qualité de poète et de guerrier. Long est ce poème d’An-tara, mais il vaut mieux le donner à lire en entier, ne serait-ce quepour honorer la mémoire d’une poésie qui n’existe que pour lesderniers fidèles qui – je ne sais par force ou par simple nostalgie,donc faiblesse – se permettent encore de la retenir par cœur.

1. Qu’en juges tes épées tranchent les têtes de tes ennemis,Et si tu élis demeure dans un lieu déshonorant, hâte-toi de le-

ver le camp.

2. Et si le destin t’amène à croiser une personne injuste, soisinjuste,

Et si tu rencontres des ignorants, sois toi-même ignorant.

3. Et si un lâche t’interdit de te battre le jour de la néfaste De peur qu’il ne t’arrive un malheur au moment de l’affron-

tement des troupes.

4. N’écoute pas ses dires et ne t’en réjouis pas,Et sois le premier à accourir au moment de la rencontre.

5.Choisis-toi un emplacement qui t’élèveOu meurs noble dans la mêlée.

6.Car rien ne peut te protéger contre la mort,Même pas une citadelle hautement fortifiée.

7. Il vaut mieux, pour un homme, mourir dans l’honneurQue de vivre rivé à un coin obscur.

8. Même si je compte parmi les esclaves, ma volontéMe situe au-delà des Pléiades et de la constellation d’Orion,

9. Où que les chevaliers d’Abs méconnaissent ma noble ori-gine,

Mon fer de lance et mon épée plaident en ma faveur.

10. C’est grâce à ma lance et à mon épée que j’ai atteint lescimes,

Et non aux liens de parenté et aux prérogatives familiales.

11. Je précipitai mon destrier dans le tourbillon de poussièreet il chargea,

Tandis que le feu étincelait du tranchant des fers de lance ;

12. Il chargea à gambades jusqu’à ce qu’ilVainquît et rentrât, sans être une proie.

13. J’infligeai un si grand malheur à Bani Harika lorsqueJe blessai au cœur Al-Akhyal,

14. Et je tuai exprès leur meilleur chevalier, Rabi’a,Ainsi qu’Al-Haydhouban et Jaber Ibn Al-Mouhalhal,

15. Et le fils de Rabi’a et Al-Harich et MalekEt Zobrokan qui mordit dans la poussière.

16. Et moi, je suis le fils de la négresse qui ressembleÀ une hyène qui grandit dans les ruines de la maison ;

17. Ses pieds sont ceux de l’autrucheEt ses cheveux ressemblent à des grains de poivre ;

18. Mais son sourire, sous le voile, est comparableÀ un éclair étincelant dans la nuit profonde.

19. Ô vous, qui allez vous réfugier dans le sanctuaire gardé,M’y avez-vous vu flâner ?

20. Votre gloire et ma modeste condition ont trop longtempsduré,

Et il est extraordinaire que votre gloire et ma modestie durentsi longtemps !

21. Ne me sers pas l’eau de la vie dans le déshonneur, maisSers-moi, dans l’honneur, une coupe amère.

22. L’eau de la vie, dans le déshonneur, est comme l’enferEt l’enfer, dans l’honneur, est la meilleure demeure.

Oui, il est vrai que plusieurs siècles séparent Antara de Juin,mais qu’est-ce qui a changé au fond ? Rien, ai-je envie de dire,tant le Livre des déserts déroute par le souffle ô combien épanduqui l’anime et qu’il déploie en nous. Rien, d’autant mieux quemême le Paris que nomme le poète n’a désormais de sens que parl’héritage culturel qu’il représente :

« Quatre fois seize furent contraints à ce voyage sans retour.Ô nous voici, hommes de foi dans la cité moderne : Paris de

nos naissances, capitale violette.Nous voici, témoins des origines fabuleuses, héros des puissances du cœur

« ô !ô vil métal de vivre lorsque tout se détourne de l’ombre ! »

(pages 15-16)

« Paris de nos naissances » : oui, forcément, bien que ni toi nimoi n’y ayons vu le jour ; mais Paris nous a donné la chance denos renaissances puisque nous sommes nés une seconde fois, quedis-je ? une multitude de fois, au bout de chaque vers posé sur lepapier ou, comme nous aimons le faire tous deux, psalmodié oudit à voix haute… Et, cher Jean-Claude, je m’en suis renducompte quand tu m’as lu, par cette nuit profonde et obscure,Blues de la racaille, poème qui porte doublement son nom. Leblues y est entier non seulement parce qu’il dit la tristesse et ex-prime le noir qui gouverne nos jours, mais encore parce qu’il estrévolte humaniste et cri de guerre à l’encontre de tous ceux quiveulent nous spolier notre droit à la parole et, en somme, nos li-

bertés. La racaille, quant à elle – et en dépit de la couronned’épines qui entoure son nom –, a, ici, droit de cité.

« Certes si nos gueules sont sales les vôtres sont immaculées l’usine honorable qui fa-briquait les chambres à gaz

aujourd’hui produit le kärcherlisez donc Primo Levi chersministres de la Républiqueet changez de vocabulaire

ignorez-vous que l’Évangileselon Mathieu nous apprend quetraiter son frère de racaest un crime plus grave que

le blasphème ou l’assassinat justiciable du Sanhédrin... »

Sinon, ce serait au désert de proliférer, selon la prédiction, im-placable, de Nietzsche : « Le Désert gagne : malheur à qui porteen soi des Déserts ! » – Cependant, mon cher Jean-Claude, depuisque je sais que je suis poète, j’ai nourri le sentiment de ne pasconnaître le désert, même si, aujourd’hui, je voudrais y retour-ner, fût-il poétiquement comme pour y habiter poétiquement. Àl’instar d’Antara, Imru al-Kays, Zouheir Ibnu Abi Sulma, Ta-rafa Ibn al-Abd et tous les autres. Peut-être pas à la manière deMahmoud Darwich. Du moins pas celui qui sévit aujourd’hui.Être, pour moi, c’est être soi-même dans un autre. Moi-mêmedans un autre. Moi, dans ma langue, le français ; lui, mon autremoi, dans notre langue commune, toujours le français, celle-làqui est née non loin du désert, qui en provient peut-être, mais quiest autre, différente, parce qu’elle est la langue de l’autre maisaussi, et surtout, la nôtre ; et, si elle est nôtre, c’est parce que nous– moi et moi-même - l’avons apprise, aimée et fini par la désirer,bien que, désormais, ayons choisi, tout en faisant le chemin in-verse pour la manier, de la revendiquer. La remanier, donc,comme si on apprenait à l’aimée l’art d’aimer, tout en tenantcompte de ce qu’elle est. Langue féminine, salutaire, salvatrice.Écriture féminine, dangereuse et néanmoins rédemptrice. Ainsisoit-il. Je joue le jeu, aussi dangereux soit-il. Comme celui qui tra-verse le désert. Entre terre et ciel. Entre jaune et bleu. Entre lu-mière et obscurité. Entre parole et silence. Etc. Pour peu quel’aventure soit une épopée. Ou bien, comme le résume ce versetd’Hubert Juin, dans lequel toute latitude et toute longitude setrouvent abolies : « Les hommes dans les sables tirent sur leursyeux brûlés d’étoiles un pan d’étoffe, et songent… » (le Livre desdéserts, page 19). Abolies sont d’ores et déjà les limites à touteparole, vraie, qui, elle, ne tient compte ni du lieu ni de l’acte denaissance. Aujourd’hui, je suis né…

P.S. À mon âge (je suis né en 1981), je ne puis me permettred’avancer une définition de la poésie. Peut-être réussirai-je à ex-primer, en quelques lignes, mon amour de la poésie et ma pra-tique de l’écriture, mais je ne ressens pas la nécessité intérieure dedéfinir la poésie. Laissons cela à ceux qui ont déjà cherché ettrouvé – moi, je cherche encore.

Le poème qui accompagne cette lettre, Terre du milieu mèreMéditerranée, saura exprimer mieux que moi ma propre relationà la langue et à la poésie. Ni prémédité, ni pensé, ni fabriqué, cesonnet donne à voir le paradoxe qui est le mien : je suis une voixvenue d’ailleurs, certes, mais également je suis d’ici, puisque j’ha-bite la langue de l’autre – le français, la vôtre.

Et si je devais prendre pied quelque part, ce serait dans ce blancimprobable qui sépare les hémistiches des vers, comme dans lapoésie arabe classique dont je me sens l’héritier en français. Maisil s’agit essentiellement d’un dialogue – voix à deux langues dansun corps double voire multiple, et néanmoins unique.

Terre du milieu mère Méditerranée

Sur le bord des lèvres ces vers : Ni le voyagen’a commencé ni la traversée n’a pris finles mots font s’embrasser deux rives d’un autre âge :la terre du milieu qui met fin aux confinstrace sur les eaux cavalières en partageles voix et images des mille et un parfumsd’un nord en quête de son sud demeuré sagesud qui n’a pas perdu le nord et n’a pas faimà l’égal de Tunis pareille sœur côtièrelèvres closes ou plaie désormais suturéedeux pensées sauvages à cent mille chimèreslèvres closes dis-je ou la mer libertéou la mer Méditerranée éploie ses raisart libre liberté mer ô éternité

Aymen Hacen