richie - raphaelle bacque

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NousarriveronsunjourauxportesduroyaumedeDieu…

Notrevieestdéjàpleinedemorts,etpourchacunleplusmortdesmortsest

lepetitgarçonqu’ilfut.Etpourtantl’heurevenue,c’estluiquireprendrasaplaceàlatêtedemavie,

rassembleramespauvresannéesjusqu’àladernière,etcommeunjeunechefsesvétérans,ralliantlatroupeendésordreentreralepremierdansla

maisonduPère.GeorgesBernanos,

LesGrandsCimetièressouslalune,extraitluparJean-ClaudeCasanova,

lorsdel’enterrementdeRichardDescoings.

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LematinmêmedesondépartàNewYork,troisjoursavantsamort,RichardDescoingsenvoyaunmessage,commeuneprémonitionironique,àsescollaborateurs:«Sil’ons’écrase,lamesseaura lieu à Saint-Sulpice :Mozart à tue-tête, Plug n’Play au premier rang. Pas d’argent pour lecancer,toutpourlesfleurs.»La cérémonie grandiose que fut son enterrement ne respecta qu’à moitié ses directives. Les

funérailles eurent bien lieu, le 11 avril 2012, à l’église Saint-Sulpice, au cœur de Paris, maisl’associationPlugn’Playdes«gays,lesbiennes,bis,trans,queerdeSciencesPo»futdiscrètementrenvoyéesurlesbordsdelanef.Asaplace,aupremierrang,del’autrecôtédesbancsréservésàlafamille et aux amis accablés par le chagrin, s’installa le plus complet assortiment de lanomenklaturafrançaise.Une demi-douzaine de ministres, les plus grands banquiers et des hauts fonctionnaires en

pagaille.LeprésidentNicolasSarkozy, retenu à l’étranger, avait téléphoné personnellement à laveuvelematinmême.Lamoitiédel’équipedecampagnedeFrançoisHollande,enpleinebatailleprésidentielle,s’étaitdéplacée.UnaréopagedecostumesnoirsencadraitlemairedeParisBertrandDelanoëet les représentationsétrangèresavaient envoyé leurs ambassadeurs.Même l’AméricainBarackObamaavaitprésenté,depuislaMaison-Blanche,sescondoléances.Surlaplace,uneimpressionnanteprocessiondeprofesseursetd’étudiantsenlarmes,tenantune

fleurblanche,patientaprèsd’uneheuredevantlesbarrièresdemétalérigéesparlapoliceavantdelesfranchiraucompte-gouttes.L’église,malgrésesquelquetroismilleplaces,était troppetiteetdescentainesdejeunesgenssuivirentdehorslacérémonie,retransmisepardeshaut-parleurs.Desdeuxcôtésduportail,onavait installédeuxgrandesphotosdupatrondeSciencesPo, lesmainslevéescommepouruneprière.Jenecroispasavoirvuend’autresoccasions,enFrance,une telle foulesentimentale. J’avais

moi-mêmeétéuneancienneélèvedeSciencesPoavantl’arrivéedeDescoings.J’yvenaisencore,de temps à autre, suffisamment pour constater l’énorme transformation qu’il y avait opérée. Jen’avaispasmesuré,cependant,lamultitudedesrelationsdudirecteurnisoncharismederockstar.Je l’avais rencontré une fois en tête à tête et j’avais été un peu désarçonnée par la courtoisieappliquée avec laquelle il exposait ses projets révolutionnaires et son regard un peu flottant,commes’ilavaitbu.Unefois,surtout,j’avaisentenduduhallunamphihurlantcediminutifquelesétudiants luidonnaient :«Ri-chie !Ri-chie !»Mais je trouvaisvaguement ridiculedese laisseradulercommeunJimMorrisontoutendirigeantl’écoledupouvoir.Touteslesépoquesontleursroissecrets.J’étaispasséeàcôtédecelui-ci.Cefutpourtantunesorted’étrangetédevoirarrivercecercueilaumilieudescalicesd’oretdes

cierges, entourés des étudiants catholiques de l’école venus servir la dernière messe de leurdirecteur. Quelques jours auparavant, le patron de la SNCFGuillaume Pepy et NadiaMarik, la

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femmedeDescoings,avaientannoncésamortensemble,surlesfaire-partpubliésdanslapresse.MêmelepèreMatthieuRougéneparutpass’enformaliser.Leprêtreetconfesseurdesdéputésdela paroisse Sainte-Clotilde, à deux pas de l’Assemblée nationale, avait été appelé à la rescoussepourcette étonnantecélébration.Comme lesamisqui se succédèrent enundernierhommage, ildébutasonsermonensaluantpareillementl’épouseetl’anciencompagnon:«ChèreNadia,cherGuillaume»…RichardDescoings, ce pirate des élites et des amours interdites, ce prince desmédias dont la

mort à cinquante-trois ans, une semaine auparavant dans un hôtel à New York, restait encoremystérieuse,étaitdonccélébrécommeuneicône.Jemesouviensqu’unprofesseursepenchapoursouffleràsonvoisin:«DaemonestDeusinversus.»Dieuetdiable,lesdeuxvisagesd’unemêmeâme.

Des mois plus tard, le premier homme que j’interrogeai me répéta presque la même chose.

C’étaitunconseillerd’Etatcompassé,undeceshiérarquesquimasquentleurssecretsderrièreuncostumesansfantaisie.«Richard…Vousvoulezendiredumaloudubien?Parcequ’ilyamatièreàenfaireundémonouunsaint,voussavez!»Jecomprisvitequ’ilavaitraison.Depuis, j’ai tout entendu sur lui. Comme souvent dans ces cas-là, chacun tenait un fragment

contradictoire du personnage. On m’a parlé de son génie anticipateur et de sa mégalomanieomnipotente. De son attention bienveillante pour les étudiants et de la séduction perverse qu’ilexerçait sur ses collaborateurs. De son homosexualité affichée et de son amour vrai pour safemme.LaCourdescomptesavait rédigéunrapportcinglantsursagestion,maisdevieuxmessieurs

honorablesquiavaientsiégédanssonconseild’administrationmeprenaientsouventlamainpourcoupercourtauxcritiques:«C’étaitungrandréformateur.»Unministreafiniparreconnaître:«Dansn’importequelpaysanglo-saxon,unhommecommelui,s’asseyantsurtouslesusagesetles règlements, aurait sauté.Mais les élites françaises acceptent pour le bien de leurs enfants cequ’ellesrefusentaucommundesmortels.»J’ai dû vite admettre que cet homme controversé avait aussi été follement aimé. Plusieurs

garçonsm’ontapportédesdizainesdemailséchangésavecRichieetconservésavecsoin.C’étaientdesmessagesunpeuadolescents,avecdesfautesd’orthographe,balançantpresquetoujoursentrele conseil fraternel et le flirt. Un collaborateur l’avait pris en photo pendant quinze ans.«M.Descoings, en costume-cravate, le jourde la rentréedeSciencesPo…Là, il pose avec lesjeunesdesZEP…etici,ilvientdesefairedécorerparNicolasSarkozy…»Imageschromod’unpatron exceptionnel ? «Un roi de l’esbroufe politico-médiatique, oui ! » a balayé un présidentd’universitérivale.Undesesex-condisciplesdel’ENA,enfin,aprèsm’avoirbrossélagaleriedeportraitsdesplus

brillantsdesapromotionoùRichardDescoings,curieusement,n’apparaissaitpas,aeusoudainleregardnoyédelarmesetcecrid’effroi:«Etdirequ’onnesesouviendraquedelui!»

Ce n’est pas le seul que j’ai vu ainsi pleurer. Toute une série d’hommes raisonnables, des

habituésdesantichambresdupouvoir,onteulesyeuxembuésenévoquantsapersonnalitéhorsducommun.

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J’aifiniparcomprendrequ’ilyavaiteuàlatêtedel’écolelaplusenvuedelaRépubliqueunesorte de Don Juan visionnaire. Il avait bousculé les élites et frayé avec tous les présidents,transgressé les normes et happé tous les cœurs. Puis, soudain rappelé à l’ordre, une trappemétaphysique s’étaitouverte sous lui commesous lespiedsd’unpendu, et il avaitdisparu, seul,dansunechambred’hôtel.Desonvivant,lespersonnagesdecettecomédiehumaineavaientgardélesecret.Maintenantqu’ilétaitmort,ilspouvaientenfinracontersonhistoire.

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Sur la photode sapromotion, à l’ENA,on reconnaît ses yeuxnoirs et cernésdansunvisageanguleux, à l’avant-dernier rang, tout en haut à droite. La plupart des garçons qui l’entourentsourient,engoncésdans leurcostume-cravate.Pas lui.Le fronthaut, sousdescheveux rejetésenarrière,RichardDescoingsafficheunvisagejuvénileetsombre.Iln’apasencorevingt-cinqans,naviguedéjàentredeuxmondesetc’estcequim’aégarée,audépart.Danstouslesportraitsquelesjournauxluiontconsacrésautempsdesasplendeur,j’airetrouvé

lamêmephraseaveclaquelleilavaitprislepartiderésumersajeunesse:«Onnepeutpasfairepluslisseetpluslinéaire.»J’aibienfailli,lespremièressemaines,tomberdanslepanneau.Depuis que j’ai plongé dans sa vie, aucun coup d’éclat notable, aucune particularité ne paraît

susceptible de lui tracer le début d’une légende. L’enfance du chef ressemble à une litanie desmeilleurs établissements parisiens : Louis-le-Grand, Henri-IV, Sciences Po, l’ENA. Le jeuneRichard n’est jamais sorti des quartiers bourgeois où ses parents, tous deux médecins, ont éludomicile dès sa naissance, le 23 juin 1958. Et même s’il s’est parfois inventé un décor demontagnessuissesetd’ateliersindustrieuxcensésluitenirlieuderacinesouvrièresetprotestantes,l’ensembletraceuntableauclassiquequinecadrepastoutàfaitaveclaréputationdupersonnage.Unechoseafiniparmemettresurlapiste:aucundesesancienscondisciplesneparaîtvraimentsesouvenirdecequ’étaitlejeunehommesombredelaphoto.Unefois,deuxfois,troisfois,ilapasséleconcoursd’entréeàl’ENA.Unetellepersévéranceest

rare.Adeuxreprises,lesjurysl’ontcolléàl’oral,commes’ilsavaientsentienluiquelquechosedefauxsousl’apparencepolie.Ala troisièmetentative, ilsontfinipar le laisserentrer,en1983.Maisàcetteépoque,lejeuneDescoingsestungarçontransparentpourlaplupartdesescamarades.Cette personnalité si frappante, des années plus tard, n’apparaît alors à personne comme unconcurrent sérieuxpour sortir dans« labotte», cesgrands corpsquivousoffrentprivilèges etprotection.

Enmai1981,ilatrinquéauchampagne,lelendemaindelavictoiredeFrançoisMitterrand,avec

unebonnepartiedesa«prep’ENA».Maisdepuislespremièresdésillusionsdelagauche,onseraitbienenpeinedeluitrouverlemoindreengagementpublic.LegrosdesélèvessemaintientdansunattentismepolitiqueprudentetRichardfaitpartiedece«marais»denon-militants.GuillaumeHannezo,lefuturmajordelapromotion,quideviendraplustardlecompagnondela

folie de Jean-Marie Messier à la tête de Vivendi avant d’intégrer plus sagement la banqueRothschild, l’a à peine remarqué. Pas plus que le futur secrétaire général deNicolas Sarkozy àl’Elysée, Xavier Musca, qui talonne Hannezo pour les premières places. Je suis là, avec mesquestions, et cespremiersde laclasse sèchent :«Non,vraiment, leDescoingsde l’ENA,c’était

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l’hommesansqualités.»AuseindelapromotionLéonarddeVinci,onrepèrefacilementPhilippeCapron,undiplôméde

HEC qui a déclaré tout de go : « Je serai le premier du classement de sortie ! » Jean-FrançoisCirelli,unfilsd’hôteliersvenudeSavoie,passepourunexcellentskieuretunboncamarade.Ons’amuse du formidable talent oratoire d’Olivier Debouzy, avec son allure de militaire et sespositionsdroitièresaffirmées.Celui-làaunecultureiconoclasteetl’onsentlegoûtpourlajoutequileferabifurquer,plustard,verslemétierd’avocat.LeplusoriginalvientpourtantdeNormalesup. Marc Lambron est passionné de rock et de littérature et, parmi tous ces jeunes gens quis’imaginent trésorier-payeurgénéralouministre, il est le seulquinecachepas sonaspirationàdevenirécrivain.HélèneVestur,aussi,faitsensation,avecsonintelligencebrillanteetsabeautéblonde.Lajeune

fille,murmure-t-on,afaituneapparitiondansunfilmdeJamesBond,etplusieursDonJuansdelapromotionannoncentrégulièrementleurintentiondelaconquérir.Mêmeledirecteurdesétudesafaitremarqueravecunegalanterieappuyée:«Ilfaudraitpeut-êtreluicouvrirlevisage,avantlesoraux,afindenepasrisqueruneruptureduprinciped’égalitéentrelesélèves…»D’elle,toutlemondesesouvientavecnostalgie.Commeonseremémoreladéceptionqu’ellesuscitaplustard,enépousantJeandeLuxembourg,unprincesanstrône,quirenonçaàsesdroitsdesuccessionpourselancerdanslesaffaires,etdontelleadepuisdivorcé.

Richard,lui,semblesetenirenréserve.Lorsqu’ilafallubaptiserlapromotion,droiteetgauche

sesontaffrontées,commetoujours.Oh,c’estplusunjeuderôlequ’unvéritableclivage.Depuisque les socialistes au pouvoir ont annoncé le tournant de la rigueur, le réalisme économiquesemblel’avoiremportésurlesidéologies.GuillaumeHannezoatoutdemêmeproposé«SalvadorAllende»,pourmarquerlecoupetparcequ’ilestcertainquejamais,augrandjamais,les futursénarquesnechoisirontlenomduprésidentchilienrenversédixansplustôtparPinochet.La bataille s’est ensuite jouée entreMontaigne, porté par la gauche, etRichelieu, héros de la

droite.LemoralistedelaRenaissancecontrelecardinal,conseillerdesmonarquesabsolus.Pours’éviter le ridicule de déchirements homériques mais vains, un esprit consensuel a finalementproposé Léonard de Vinci, génie incontestable mais sans aspérité politique. Personne ne sesouvient que l’élèveDescoings ait seulement pris la parole.Dans les conférences, d’ailleurs, lejeunehommeafficheun je-ne-sais-quoidecomplexéque lesautresontmis sur lecomptedecelégerchuintementquandilparle,commesiunpeud’enfanceluiétaitrestéeaufonddupalais.Lors de la première rentrée de la promotion, le ministre des Affaires sociales, Pierre

Bérégovoy,estvenuengagerlesfutursénarquesàs’intéresserdeplusprèsàleursconcitoyens.Lagauchearenoncéànationaliserl’économiemaisellen’apasabandonnél’ambitiondechangerlesmentalitésetellejugequeleshautsfonctionnairesn’ontpaslafibresociale.Chaqueannée,c’estlamêmechose.Lespremiersduclassementdesortiedel’ENAchoisissentl’Inspectiondesfinances,laCourdescomptes,leConseild’Etat.L’EducationnationaleetlesAffairessocialessontpourlesderniers.C’estbienlapremièrefoisquel’écoledupouvoiraccueilleensonseinunministreseulement

munidedeuxCAP.«Vousneferezplusseulementunstageenpréfecture,aassené“Béré”avecunpeudegourmandise.Vouspasserezdésormaisaussiquelquessemainesauseindesorganismesdesanté ou de solidarité, à laDDASS, dans les hôpitaux, ou l’ANPE. »Remous dans l’assemblée.

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OlivierDebouzys’estaussitôtinsurgé:«Vousvoulezdonctransformerlesserviteursdel’Etatenassistantessociales?»Maisenfin,lesétudiantsontdûplier.

Depuissonentréeàl’école,RichardDescoingsenchaînedonclesstages.Ilaétéreçuquelques

semainesauBureaud’aidesocialedelaVilledeParisetàlapréfecturedeChambéry.Afindesefrotter – très fugitivement – à la vie des ouvriers, leParisiendes beauxquartiers a séjournéunmoischezProcter&Gamble,danslazoneindustrielled’Amiens,en3/8etenboutdechaîne,àlamiseencartonsdessavonnettesdelafirme.Puis,deuxmoisencoreàladirectiondumarketingàdéfendrelesméritescomparésdeslessives.C’étaitsapremièrelonguesortiehorsdutriangled’orquivadelamontagneSainte-Genevièveauquartierdesministères.PierreBérégovoyenauraitétéravioupeut-êtreaccablé…Qui s’en soucievraiment, à l’ENA?Aucunde sescondisciples lesplusenvuene lui jetteun

regard.Toutjusteont-ilsnotéqu’ilpeutêtremauvaiscamaradelorsqu’ils’agitdecompétition.Aleurretourdestage,lesélèvesdoiventtravaillerpargroupesdedix,composésaléatoirementparladirectiondel’école,surunrapportayanttraitàunequestionsociale,encoreunvœudelagauche.L’undecesgroupesplanchesurcescitésdebanlieuequel’onappellepudiquement«quartiers

sensibles ». A Matignon, le Premier ministre Pierre Mauroy vient justement de nommer unecommission sur le même sujet. Les futurs énarques ont donc proposé leurs services et placéfièrement, en introduction à leur rapport de deux cents pages, la lettre demission envoyée surpapieràen-têtedeMatignonparlecabinetduchefdugouvernement.C’est plutôt une bonne idée que des étudiants se confrontent ainsi aux réalités.Mais Richard

Descoingss’estaussitôtinquiétédelanoteavantageusequelesdixélèvespourraientobtenir,alorsquelesplusambitieuxsontengagésdanscettecourseauclassementdesortiequidoitdéterminertouteleurcarrière.Avecunautrecondisciple,ilestallétrouverledirecteurdesétudespourfaireannulerlalettredeMatignonaunomdelaruptureduprinciped’égalité.Lesdeuxprocéduriersontgagnélapartieetcettepetitemesquinerien’apasrenforcésapopularitédéjàmince.

Commenta-t-ilfaitpourremonterlapente?Personne,aujourd’huiencore,n’estcapabledele

dire.Richardnefaisaitpaspartiedescerclesd’amitiéslesplusenvue.Iln’appartenaitàaucunedesécuriesdecesbêtesàconcoursquisesurveillaientdepuisdeuxans.Etpourtant,àl’ahurissementgénéral,lorsduclassementdesortieauprintemps1985,cegarçontransparentaobtenuladixièmeplace.Couronnédanslafameuse«botte»quirassemblelesmeilleursélèves.IlachoisileConseild’Etat.Onyditledroit,etlarumeurparmilesénarquesaffirmequ’onyadutempslibre.Cecoupd’éclatdécisifestrestéunesurprisepourpresquetous.Ilestd’usageàl’ENAdelaisser

aux élèves le loisir de choisir s’ils veulent que leurs notes soient connues de tous ou pas. Leshâbleurs, les bons éléments les rendent publiques quand les stratèges ou ceux qui peinent lesoccultent.Depuisdeuxans,Richardcachaitlessiennesafinquepersonnenesacheoùlesituer…Lejourdecefameuxclassementquiabrisélesespoirsdesunsetassurél’avenirdesautres,l’undeses condisciples, outré de voir ce garçon qu’il tenait pour insignifiant rafler une place dansl’Olympedesgrandscorps,s’estavancéversluiaveccecriducœur:«Maistuesqui,toi?»

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Tuesqui?Est-ilcejeunehommedevingt-septans,lisseetd’unediscrétionexemplairedontlaseuleoriginalitéestd’êtretoujoursvêtuavecsoin?Oul’autre,celuiquelesénarquestendusversleurscarrièresn’ontpasvuvenir?Depuisdéjàquelque temps,Richardmèneunesortededoublevie.Côtépile,c’estunbûcheur

contraint par les règles de l’ambition. Côté face, un oiseau de nuit, amateur de fêtes, d’ombressecrètesetdegarçons.Ilapartagésavieentrelacarrièreetleplaisir.Enarquelejour,ilesthomodeminuitàl’aurore.CesontdesannéesbéniesoùParisdansetouslessoirs,etRichardaimedanser.Tousceuxqui

l’ont vu chalouper sur une piste se souviennent encore de son corps souple, de ses pantomimesrythmées,desafaçondecomposerdesfiguressyncopéesdont l’érotismen’est jamais toutàfaitabsent.Lorsqu’il était étudiant à Sciences Po, il a découvert le Palace, où le propriétaire des lieux,

FabriceEmaer,unmètrequatre-vingt-douzeetlamècheblondplatine,accueillaitsesclientsd’un«Bonsoirbébéderêve!».Depuis,ilyrevientsanscesse,enalternanceavecdesviréesauxBains-Douches,oùlafaunedesnoctambulesvients’enivrerdemusiquetechno.Lefilsdebonnefamilleaouvertlaportedesacageavecunemballementimpossibleàcontenir

pluslongtemps.Ilaunefringaled’expériencesentousgenresetdesexe.Onlevoitdanslesbarsdela rue Sainte-Anne et dans les boîtes du quartier des Halles, il fréquente les « jeudis gais » del’OpéraNight,lesaunaduContinentalOpéra,ettousceslieuxderencontreetdeplaisirsquiontfleuriàlafindesannées1970etaudébutdesannées1980.Al’ENA,iln’aconnupeuouprouquedes jeunesgensdesonmilieu,celuidelabourgeoisie

éduquée.Lanuit,lorsquelesgarçonssefrôlentets’embrassent,touteslessurprisessontpermisesetiln’yaplusdebarrièredeclasse.Quipourraitdeviner,dansl’ombredesbackrooms,lacarrièrequiluiestpromise?Danscettenouvellesociétédelanuitetdelafête,leshomosexuelsanimentlaplupartdesscènes

à lamode.C’est unmouvement joyeux qui s’avance sans poing levé,mais en dansant sur de lamusiquedisco.«There’snoneedtobeunhappy/Youngman,there’saplaceyoucango»,chantentlesVillagePeople,idolesdesjeunesgaysnew-yorkais,dontlestubespassentenboucleauPalace.Toutlemondecoucheavectoutlemondedansunedouceodeurdepoppers.C’estfollementgai,terriblementmondainetsomptueusementdécadent.Depuisqu’ils’autoriseàvivrecommeill’entend,unefoislanuitvenue,Richardalesentiment

d’avoirgoûtéàunedrogueinconnueetpuissante.Iladécouvertunenouvelleélite,fondéenonplussurlediplômemaissurlabeauté,l’aisanceetlanotoriété.Lesoir,lorsquelesageénarqueenlèvesoncostumeetsacravatepourenfilerpantalondecuirettee-shirtmoulantetplongerdanslanuit,

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ilnesaitplustrèsbienlaquelledesdeuxtenuesestundéguisement.

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Jenesaispascommentilafaitpoursecachersilongtemps.Pendantplusieursannées,Richardn’a offert qu’une moitié de son visage. Il faut l’imaginer arrivant au Conseil d’Etat après unecourtenuit,sonmasquedefonctionnaireposésurceluidufêtard.LevoilàquipénètredanslacourpavéedelaplaceduPalais-Royal;ilgrimpeavecsongroscartablelesplendideescalierdepierremenantàlasectionducontentieuxoùilestaffecté…Danscetendroitsuperbeoùdelourdstapisétouffenttousleséclats,quipeutsavoir?Lejourdel’arrivéedesnouveauxdiplômésdel’ENA,lesecrétairegénéralaadressécemessage

debienvenueauxjeunesauditeurs:«LeConseilfonctionnecommeunascenseur.Vousyentrezetvousmontez!»Laréussite,penseRichard,passeparunartconsomméducamouflage.Il s’yentendsibienquesonvoisinde séance,OlivierChallanBelval,ne sedoutede rien.Ce

grandgarçonblond,desixanssonaîné,estunanciencommissairedelamarine,quiaatterriauConseilpresqueenmêmetempsqueRichard.Al’armée,luiaussiacachépendantdesannéessonhomosexualité,«depeur,dit-il,qu’onnel’écartedurangdesofficiers».L’annéedesonarrivéeauConseil d’Etat, en 1985, une loi a pourtant interdit toute discrimination au sein de la fonctionpublique,maisilseméfieencore.ChallanBelvaletRichardtravaillentcôteàcôte,sidiscretssureux-mêmesqu’ilsn’ontpascomprisqu’ilspouvaientsefaireconfiance.

Ilexistepourtant,auseinduConseil,unesortedesous-sociétédontonneparlequeparallusion.

Richard n’a pas mis longtemps à comprendre qu’à mille lieues des « folles » du Palace,l’institutionsiclassiqueetempeséeabriteunpetitcercled’«invertis»dontbeaucoupseretrouventauGymnaseClubduPalais-Royal.Au Quai d’Orsay, de l’autre côté de la Seine, l’homosexualité est traditionnellement mieux

admise.Unecertaineversiondelasociologiedecomptoirveutquelesfamillesaristocratiquesoude la haute bourgeoisie aient longtemps orienté les fils soupçonnés d’aimer les garçons vers ladiplomatie,afind’exporterautantquepossiblelessujetsdescandalesversdelointainspayset lesecretdesambassades.SurlarivedroiteoùsiègeleConseild’Etat,laplupartdesmembresdecephalanstère informel vivent leurs goûts en closet queen, cachés et parfois même mariés.MalheureuxbaronsdeCharlusdéguisésenépouxcorsetés…Ilfautcroirequecessubterfugesnefontpastoujoursillusion.Entreeux,leshautsfonctionnaires

appellentlesAffairesétrangères«leGayd’Orsay»etlesjugesduPalais-Royal«leConseildestatas».Maisàforced’êtremoqués, leshomosduConseilontfiniparformerdepetitescoteriespudiques,pratiquantdeprudentesformesdesoutien.Pendant plus d’un an, Richard se contente de montrer à leur endroit la solidarité des

minoritaires. Adressant un sourire de connivence à un commissaire du gouvernement énonçant

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avec raideur ses conclusionsquand, laveille encore, il l’avuentrer furtivementdansunbarduMarais. Iln’aditàpersonne,pourtant,cequi lepréoccupeet l’aamenéàpousser laported’unepetiteassociationdeluttecontrecequelesjournauxappellentdéjàle«cancergay».

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Depuisdesmois,ilestauxpremièresloges.Desgarçonsquiautrefoisparticipaientàdessabbatséchevelés disparaissent brutalement. Des figures de la nuit meurent seules chez leur mère. Onracontedeshistoiresaffolantesdecopainscroisésparhasardetméconnaissables,lecorpsamaigri,couvertdetachesviolettes.Dansleshôpitaux,oùsontarrivéslespremiersmalades,oncroiraitrevenuletempsdesgrandes

pestes,lorsquelesmédecinsmasquaientleurvisagederrièredelongsbecsblancs.Richardenestrestéstupéfait,lorsqu’ilestvenurendrevisitepourlapremièrefoisàcetami,sipâleetisolé,àquipersonnen’osedirecequ’ila.Le jeune homme est ballotté de service en service. Le personnel soignant n’entre dans la

chambre que botté, masqué, ganté comme s’il accomplissait une sortie dans l’espace, vers uneplanète inconnue.On ponctionne ses ganglions, on lui administre des potions étranges.LorsqueRichardvient, lesinfirmièress’éloignentcommes’ilétait luiaussicontagieux.Unmédecinluiaconfié à demi-mot le pronosticmortel,mais aucunmembre de l’équipe soignante n’a jugé bond’informerlemalade.Personne,surtout,neprononcedevantluicemotencoreneufdesida.C’est àpleurerde ragequed’agoniser ainsi sans savoir.Richardenest encore tenaillépar la

honte. Il a su avant ce jeune compagnon ce qui l’attendaitmais par peur, par conformisme, parsoumissionàl’autoritémédicale,n’enariendit.Depuis,levisagedugarçonlehante.Ilrevoitlesyeuxenfoncésdanslesorbites,lesjouescreuses,labouchesècheetcettemainàlapeaudécharnéequelecontactdudrapparaissaitbrûler.C’est parce qu’il y repense sans cesse qu’il est venu, un soir de février 1985, dans ce bel

appartement de la rue duCherche-Midi, où une trentaine de personnes sont réunies.L’un de sesamisdelanuit,NicolasNathan,lefilsdeséditeursdelivresscolaires,l’atraînéjusque-là.«Viens!Ilsviennentdefonderuneassociationdeluttecontrelesida.Celas’appelleAides,commeaideretcomme sida en anglais. Il faut que tu soutiennes ça ! »Richard a déclaré qu’il passerait « pourvoir»etaamenéavecluisonpetitamidumoment.

Ils’attendaitàtombersuruncercledemalades.Uneréunionunpeusinistreetendeuilléeoùil

pourrait payer le tribu de sa culpabilité. Il a trouvé, ce soir-là, tout le contraire. C’est un clubéclectique,séduisantettrèschic.Uneassembléedebeauxparleurspleinsd’humouretdéterminésàagir. Le charmant brun et baraqué qui a ouvert la porte en souriant est Frédéric Edelmann etl’appartement est celui de ses parents. Richard a déjà lu des articles sous sa signature, dansLeMonde, où Frédéric est spécialiste d’architecture. C’est un homme cultivé et énergique. Uncombattantdespremiersinstants.Sonpetitdeuxpièces,rueMichel-le-Comte,àdeuxpasducentreGeorges-Pompidou,sertdéjàdebasearrièreauxpermanencestéléphoniquesqu’Aidestientchaque

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soirpourrépondreauxinnombrablesquestionsquientourentcettemaladieinconnue:«Commentl’attrape-t-on?»,«Commentreconnaîtrelessymptômes?»,«Comments’enprotéger?»On remarque tout de suite, à deux pas, unmagnifique et rayonnant garçon, châtain aux yeux

bleu-vert,d’uneminceurélégante.Toute l’assemblée l’appelle tendrement«Gigi»et ilparleduvirusavec laprécisiond’unsavant. Jean-FlorianMettetalaétémannequinpourpayer sesétudesmaisilestavanttoutmédecin,généralisteenville.Depuisquelquesmois,ileffectuedesvacationsauseinduserviced’immunologiedel’hôpitalNeckeravecungroupedechercheurs.Gigiconnaîtdéjà tous les médecins qui, autour du Dr Willy Rozenbaum, se sont lancés dans cette coursemondialepourcomprendrecesyndromeravageur.Adeuxpasdelui,àpeinemoinsgracieux,leromancierGillesBarbedette,avecsonvisagepâle

et sa beauté romantique, paraît sorti d’un roman des sœurs Brontë. Barbedette est d’ailleurs unspécialistedelalittératureanglaisequ’iltraduit,entredeuxarticlespourlemagazinehomosexuelGaiPieddont ilest l’undes rédacteurs. Ilestvenuaccompagnéde l’écrivainaméricainEdmundWhitedontilatransposéenfrançaisTheJoyofGaySexetABoy’sOwnStory,deuxromanssaluéspar la critique alternative et l’essayiste Susan Sontag. On trouve encore, debout derrière lesfauteuils, quelques médecins, des critiques d’art, un ancien prix de beauté du Palace et uneinfirmière,DominiqueLaaroussi.C’est l’une des rares femmes de cette communauté de haut vol. Elle aussi est venue, comme

Richard,aprèsavoirvu l’undesesamisplacédansunequasi-quarantaineà l’hôpital, isolédansunechambreoùlepersonnelosaitàpeineentrer.Lorsquelasurveillanteduservicel’apriseàpartpourlaprévenir,«Votreamialesida,vousnedevriezpaslaisservotrefillel’approcher»,alorsquepersonnen’avait jamais livré lemoindrediagnosticaupatientalité,elles’estditqu’il fallaitfaire quelque chose. Depuis, elle assure avec Philippe Le Thomas, un médecin spécialiste del’accompagnementdesmourants,laformationdesvolontairesqu’Aidesenvoiedansleshôpitauxauprès des malades. Philippe Le Thomas sort d’une retraite dans un monastère bénédictin,DominiqueLaaroussiestfranc-maçonne.Leurattelageestl’undespiliersdel’association.

Richardavitesaisiquiestàl’originedecettesoirée.N’importequil’auraitcompris,d’ailleurs,

àécouterlesilencequis’estfaitpourlaisserplaceauverbeprécisdel’hommequi,jusque-là,setenaitenretrait.Séduisantquadragénaire,DanielDefertportesursesépaules,depuisle4décembreprécédent,lacréationd’Aides.Unsentimentd’urgenceetderévoltenel’apaslâchédepuislamort,quelquesmoisplustôt,le25juin1984,desoncompagnon,lephilosopheMichelFoucault.Autourde lui, rares sontceuxqui savent la sommedemensongesetdedénisqueDefertadû

affronterenl’accompagnantdansleshôpitaux.Pendantdesmois,lesdeuxhommessontrestésdansl’ignorancedelavérité,jusqu’àcequeDanieldécouvre,inscritsurleregistredel’hôpitaldeLaPitié-Salpêtrière où Foucault venait de vivre ses derniers instants, « Cause du décès : sida ».Quelquesjoursavantlamortduphilosophe,alorsqueDanielDefertposaitencorelaquestionaumédecin,celui-ci luiavait répondu :«Maiss’ilavait lesida, jevousauraisexaminé!»Etcetteréponseluiavaitparud’unelogiquesiimplacablequ’iln’acomprisqu’ensuitelescandalequ’ellerecouvrait : des médecins pouvaient donc sciemment mentir à leur patient et exposer soncompagnonàunrisquedecontaminationparpeursocialedevantunemaladietaboue.Defert est un ancien de la Gauche prolétarienne, dont il a gardé l’intellectualisme sans la

rhétorique léniniste.AvecFoucault, ilacombattu lesconditionsd’incarcérationdans lesprisons,

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l’enfermement des hôpitaux psychiatriques et l’humiliation réservée aux travailleurs immigrés.Autantdirequ’ilappartientàununiverspresquetotalementignorédeRichard.Jamaiscedernier,avec son blazer sage et sa séduction bourgeoise, n’a milité dans aucune forme que ce soitd’associationoudepartipolitique.Maiscequilefrapped’embléecesoir-là,danscettepetiteélitecultivée,c’estsagénérositéet«cesentiment,reconnaîtra-t-ilplustard,detravaillerpourdestierset non pour soi-même ». Les jeunes énarques qu’il fréquente se targuent sans cesse de vouloir«servirl’Etat».Maisqu’est-cequel’Etats’ilabandonneleshommesconfrontésàlamaladieetàlamort?

La majorité des malades sont homosexuels. Pour la plupart homosexuels eux-mêmes, les

premiers militants d’Aides ont compris que le processus de socialisation des jeunes gays, lamultiplicitédeleurspartenairesetcettelibertésexuellequileurparaissaitunmiraclepeuventêtreun vecteur foudroyant de l’épidémie. Richard est terrifié à l’idée que la maladie va frapperessentiellement les plus jeunes. « Un gosse de dix-sept ans a suffisamment de problèmes àrésoudre, ne serait-ce qu’au regard de sa sexualité, pour devoir se confronter de surcroît à ladifficultéderechercheruneinformationqui,dureste,n’estpasagréableàdécouvrir»,dit-il.Iln’apastrenteansetsaittropbiencommelui-mêmes’estjetédanscesamoursd’unsoir.Il a peur. Tous ceux qui sont àAides ont peur.GillesBarbedette se sait déjà contaminémais

continuedelecacheràsoncompagnon,JeanBlancard,malade,afinquecederniernes’encroiepasresponsable.D’autressefontdépistersansriendire.Beaucoupontétévolontairespourdonnerleur sang afin de permettre l’étalonnage des premiers tests.Mais chacun évite d’évoquer à voixhautesasituation.Cettefaçondes’oublieraubénéficed’unecaused’intérêtgénéralatoutdesuitepluàRichard.Pourlapremièrefois,lejeuneénarquealesentimentdesonutilité.Un mois après son arrivée à Aides, Richard a assisté aux premières réunions d’information

organisées dans les bars gays des Halles qu’il fréquentait jusque-là dans l’espoir de faire desrencontres.Ellesont lieu auPianoZinc, auBroad, auSling et désormais tous les dimanches auDuplex, un bar dont le patron Joël est accueillant et qui présente la commodité supplémentaired’êtrejusteau-dessousdel’appartementdeFrédéricEdelmann.C’estunebonneleçond’optimismemilitant,demanagementparlecharme,quecesréunions.Le

public qui s’y rend craint toujours un peu les discours catastrophistes. Alors Edelmann et soncompagnonJean-FlorianMettetalenrajoutentdanslaséduction.Ilscoordonnentleurspolos,fontassaut d’humour et d’œillades. Bientôt, les jeunes gays viennent s’informer mais aussi voir«Fredo»et«Gigi».Dès qu’il a été libéré de la compétition de l’ENA et diplômé, le jeune conseiller d’Etat s’est

proposépourrédigerlesstatutsdel’associationetoffriruneorganisationjuridiqueplusstricteàunmouvementmilitant qui s’est d’abord construit dans l’urgence.Richardn’est pas le seul hautfonctionnaire à venir, le dimanche soir, aux réunions duDuplex.Mais il est le seul à s’engageravecunetelleconstanceetunetelleefficacité.Parfois, il se sentunpeudécalé, dans cemilieud’intellectuels joyeuxet nonconformistes.Et

puis, la certitude qu’ont ces militants éduqués, engagés le plus souvent à gauche, de pouvoirréformer le fonctionnement du système de santé, le laisse sceptique. « Il s’est créé une bulled’illusion»,constatera-t-ilplustard.Maisildoitreconnaîtrequesedéploiechaquejourdevantsesyeuxunesortedecasd’écoledelafaçondontl’Etat,souslapressiond’uneépidémiemondialeet

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parlavolontéfarouched’ungroupedecombattants,peutenfinbouger.

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Richardaprisl’habitudedeserendrepresquetouslesjoursauxréunionsd’Aides.«LeConseild’Etat,c’estunmi-temps»,a-t-ildécrété.Ilnes’ypasserien,oudumoinsriend’aussiimportantquedeluttercontrecettepandémiequidécimesescompagnonsdelanuit.Sur les bureaux du Conseil, les dossiers s’entassent, formant des montagnes déprimantes de

papier. Les délais de jugement s’étirent sur trois ou quatre ans etmême les plusmotivés ont lesentimentd’êtredanslapositiondeSisypheremontantéternellementsonrocher.LejeuneDescoingsavitecomprisqu’ilconvientdesetrouverdesdérivatifs,enattendantmieux.

Sonanciencondiscipledel’ENA,MarcLambron,écritsespremiersromans.D’autressontpartisdansleprivé,convertisàl’idéologiedesannées1980,celledelafindel’Etattout-puissant,delaréussiteindividuelleetdel’argentfacile.C’estlapremièrefoisqueRichard,l’enfantprivilégiédesbeauxquartiers,alesentimentd’accomplirquelquechosepourlesautres.Etpuis,àAides,iln’estplusnécessairedesecacher.DesesbureauxquijouxtentlePalais-Royaljusqu’àlarueMichel-le-Comte,àquelquescentaines

demètres desHalles, il y a tout juste une demi-heure demarche.C’est suffisant pour retirer sacravateetdéboutonnersonarmuredehautfonctionnaire.AuDuplex,onpeutbienleplaisantersursonallureclassique,chacunaexpérimenté,d’unemanièreoud’uneautre,cedédoublementdesoietcettefaçondesedébarrasserdesesoripeaux.Le travail, au sein de cette petite troupe, est enthousiasmant, désordonné et chaleureux.On se

drague et on s’engueule, on dévore les revues médicales internationales et on dîne le soir aurestaurantpourprolonger leplaisird’êtreensemble.ChacunestpeuouprouamoureuxdubeauJean-FlorianMettetal,maislorsqu’ilrentredevoyage,DanielDefertrapportedescolifichetsàtousafindepouvoiroffrirpudiquementuncadeauàRichard,pourlequelilaeuuncoupdecœur.Le conseiller d’Etat a impulsé une nouvelle organisation plus rigoureuse. On archive tout

désormais, lecourrier reçuet les réponsesapportéespar l’association.«Nous sommesdevenusplus pointilleux qu’une préfecture », s’amuse parfoisDefert. Daniel Lemaire, le jeune cuisinierd’uncafé-théâtre,sechargedel’ensembleducourrier,avecuneorthographeimpeccable.Entrecegarçon, rond et charmant, et le grand et mince Descoings, le tandem abat un travail de forçat,constituantunsystèmededocumentationinégalésurlesidaquiseraplustarddéposéauxArchivesnationales.Les premiers mois, Richard s’étonnait de l’absence de discussions idéologiques parmi ces

personnalités brillantes et politisées. Il a fini par comprendre que ces garçons pratiquent laséductionetl’humourcommeunbouclierd’airaincontreunmonded’effroi.Lui-mêmeasuivijusqu’auboutlaformationdesoutienauxmaladesdispenséeparDominique

LaaroussietPhilippeLeThomas.Touslesvendredissoir, il fautrejoindre leurgroupe,dans les

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sous-solsd’uneégliseduXVII arrondissement,prèsdelaporteMaillot,parcequeAidesneveutpasapparaîtrecommeuneassociationd’homosexuelsetqu’ilfautbiensortirdesquartiersgays.C’est une formation éprouvante. Puisque les hôpitaux traitent encore les malades du sida en

pestiférés, ils ont imaginé de constituer une petite armée de volontaires capables de déjouer lesmensongesde l’institutionetd’accompagner lesmourants.Danscessessionshebdomadaires,onapprend à interpréter les signes de la pathologie, à reconnaître les infections opportunistes et àcomprendre le parcours des patients. Savoir lire la pancarte accrochée à un lit d’hôpital, c’estpouvoir repérer les examens invasifs et douloureux auxquels le malade sera soumis et luipermettred’exigerdesanesthésiants,alorsquejusqu’iciletraitementdesjeunesgenscontaminésressemble à des séances de torture. Il faut savoir défricher les problèmes juridiques, aider lesmaladesàmettreleurspapiersenordreetseprépareràlesassisterjusqu’auxderniersinstants.Desphotoscirculent,détaillantlesravagesdelamaladie:mieuxvautêtreprévenuavantderencontrerunjeunegarçondéfiguréparlesarcomedeKaposi,cecancerquiprovoqueplaiesettachessurlapeau.Pourclorece«stage»,AidesfaitpasserdesQCMauxvolontaires,puis,afinquechacunmène

sapropreréflexionsursesreprésentationsdelamort,elleorganisedesjeuxderôlequiconsistentà«sevoirmourir»àl’hôpital…L’épreuveestparfoissirudepourcesvolontaires,dontbeaucoupsont eux-mêmes séropositifs, que certains s’évanouissent, incapables de supporter cette agoniesimulée.Maislasélectionestd’unerigueurabsolue.L’énergiqueDominiqueLaaroussineveutpasenvoyer auprès desmalades des amateurs qui pourraient flancher. Daniel Defert a rapporté, duTerrenceHigginsTrust deLondres, des techniquespratiquéespar les groupesdeparole qui, enAngleterre,mènentlamêmeguerre.Lesparticipantsd’Aidesontainsiapprisàgérerleurspeursetleurs émotions en s’enlaçant les uns les autres dans une tentative de réconfort collectif qui, audébut,adésarçonnéRichardavantqu’ilnecomprennecombien,danscetteproximitéquotidienneaveclamort,cemomentdechaleurétaitutile.Avant d’être considéré comme capable d’accompagner les malades, il faut encore passer un

entretienaveclepsychiatreDidierSeux,admirabled’humanitémaissiperspicacesurlesfaiblessesde chacun. « Tu sais ce que c’est qu’un pédé ? s’amuse Seux. C’est unmec qui a décidé d’êtreencorepirequesamère…»Onenrit.Richardnoteconsciencieusementà l’encrebleue,surdescahiers d’écolier que Frédéric Edelmann a conservés, ces cours que ne dispense aucune école.«C’est,aprèsleconcoursdel’ENA,lachoselaplusdifficilequej’aieconnue»,jugesansironielejeuneconseillerd’Etat.

Lorsqu’ilregardeceshommesetfemmeslancésdanscettecoursecontrelamaladieetlamort,

Richardseditqu’ilaplusapprisauprèsd’euxquedanscetteécoledupouvoirqu’ils’estacharnéàintégrer. Il a pourtant parfois le sentiment de ne pas tout à fait appartenir à cette petite éliteintellectuelleetpolitiqueformantlenoyaudurd’Aides.C’estcommes’ilnourrissaitunesortedecomplexecultureldevantcesgarçonsquiseconnaissentetparaissentavoir tout lu,passent leursvacances sur l’île d’Elbedans lamaisonde l’écrivainHervéGuibert et se sont cooptés. Sur lesphotos que prend Frédéric Edelmann, lorsqu’il rejoint sa bande de copains pour un week-end,Richard semble toujoursunpeu àpart.Malgré son short, sapeaubronzée, son large sourire, ilsemblemoinsà l’aise. Iln’affichepascettehomosexualitéextravertie.Au fond, il se sentmoinslibrequ’eux.

e

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L’énarque s’est rendu compte qu’il n’a pas plus d’entregent dans les ministères que DanielDefert, pas plus de relations dans les médias que Frédéric Edelmann, pas plus de capacité àconvaincredesdonateursqueces jeuneshommeséduquésqui fréquentent lesgrandsnomsde lamodeouduspectacleet les sollicitent sansdétour. Il croyaitavoir intégré,avecsondiplôme, lecœurdupouvoirets’aperçoitquecesjeunesmilitantsjugentl’Etatdépassé,incapablederéagiràlagrandepestequimenacel’humanité.Désigné adjoint deFrédéricEdelmannpour accueillir les volontaires,Richard constate dès le

début de l’année1986 l’arrivéemassive de séropositifs.Des dizaines de jeunes gens débarquentchaquesemainedansles locauxdel’association.Terrifiésparuneannoncequi leuraparfoisétéfaiteàlasuited’uneprisedesanganodine.Ilsontbesoindetout,desoins,d’argent,d’unechambrepourdormir.Souvent, ilscherchentaussiunenouvellefamille lorsque la leurarompules liens,effrayéed’avoirappriscommeunedoublecatastrophelacontaminationetl’homosexualitédeleurenfant.Richardabienvuque,danscecombatcontrelamaladie,laplupartdesnouveauxarrivantssontcommedesorphelins.

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Luinonplusn’aencorerienditàsafamilledesonhomosexualité.Plusieursdesesamism’ontassuréque,desannéesplustard,ilsontvusesparentsetsasœuràdesanniversairesoùlenombreécrasantdeconvivesmasculinsnepouvaitpasnepasleurdonneraumoinsquelquesdoutes.Maisàcetteépoque,ilsecacheaussidevanteux.Cette jeunesse impeccablement « lisse et linéaire » brandie dans ses portraits est aussi une

armure façonnée pour son père et sa mère. Ces deux médecins installés au cœur du VIIarrondissement de Paris nourrissent pour leur fils des rêves de réussite sociale où l’excellencescolaireestundevoiret l’homosexualitéunmalheur.Dèssonplusjeuneâge, ils luiont tracéunparcoursimpeccable.Ilsl’imaginaientmédecincommeeuxetl’ontinscritd’abordaulycéeLouis-le-Grand.Lorsque, à la fin de sa première, son professeur principal a décrété queRichard était« totalement dépourvu d’esprit de synthèse et incapable de suivre la classe supérieure », ils ontravaléleurdéconvenueetl’ontréorientéverslelycéeHenri-IV,l’autretempledesélites.Richard vit pourtant dans la crainte de leur déplaire et dans la certitude de les avoir déçus.

Longtempsaprès,lorsqu’ilseradevenuletout-puissantpatrondeSciencesPo,iléluderatoujoursles questionnements trop intimes d’une boutade : « Je n’ai pas fait quinze ans d’analyse pourreparlerencoredemamère!»Souvent,ilsesentécraséparlesexigencesdececoupledontlesfélicitationssontraresetqu’ilvouvoiedepuisl’enfance.Dèssonadolescence,lejeunehommeacomprissa«différence»,commeonditpudiquementà

l’époque.Lorsqu’ils’estsentiamoureuxtouràtourdecamaradesdeclasseetd’unprofesseurdephilosophied’Henri-IV,ilabienfalluserésoudreàl’évidenceetseconfieràuneamie:«Jesuispédé!»Dans les classes d’hypokhâgne, ses professeurs adoptaient un libéralisme de bon aloi pour

évoquer le goût pour les hommes de Gide ou de Montherlant, mais, au cœur des familles,l’affranchissementdesconvenancesest resté théorique.Etpuis, si la libérationsexuelles’affichejusquesurlescouverturesdesmagazines,l’homosexualitéfigureencoresurlalistedesmaladiesmentales recenséespar l’Organisationmondialede la santé, cettebible à laquelle se réfèrent lesmédecinscommesesparents.Richard, pourtant, connaît cemot de Roger Nimier sur Aragon : « Excellent dans toutes les

matièresduprogrammeetmêmedans lesautres.» Ila suivi inconsciemment lamêmestratégie.L’accumulation des diplômes a été son arme pour s’émanciper et éviter que ses proches nes’intéressent aux autres matières. Chaque fois qu’il couche avec un garçon, il a le sentimentterrifiant et délicieux de transgresser les règles parentales mais aussi de voir leur regardréprobateur.Ilconsidèrepourtantqu’ilaremplisapartdecontratvis-à-visdessiens.CommeàSciencesPo,

e

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commeà l’ENA,commedans lescouloirsduConseil, il joueunrôleenpermanence,mais jugequ’ilneleurdoitplusrien.Depuisqu’ilaquittéledomicilefamilialpourunpetitappartement,ruedesCanettes,àdeuxpasdelaplaceSaint-Sulpice,illesvoitd’ailleurslemoinspossible.

Adesamis,lejeunehommeaconfiécequ’illeurreproche.Al’adolescence,lefilsdefamille

s’est découvert un demi-frère. Il existe donc des secrets de famille, enfouis sous les apparencesconvenables et les désirs de réussite ?Le garçon, à peine plus âgé, lui ressemble.Une sorte dedoublesanslesprivilègesetl’ascensiontoutetracée.Chaquefoisqu’ilyrepense,Richardmesureleshasardsdudestin.«J’aivécuàtitrepersonnelladifférenceentreunenfantquiestélevéetunenfant qui ne l’est pas. L’abandon social est inacceptable », dira-t-il vingt-cinq ans après à unejournaliste duNouvel Economiste venue préparer son portrait, avant de clore la discussion enl’engageantàinterrogerplutôt«Martine»…sapsychanalyste.C’estaveclescompagnonsdefêtes,lesanciensamantsqu’ilnourritdesrelationsfraternelles.Ils

sont la famille qu’il s’est choisi.Celle devant laquelle il peut dévoiler ce qu’il est.Mais le petitgarçonenluicontinuedevivre,commebeaucoupd’autres,«avecunetrouillebleue»d’attrapercettemaladiemortellequil’obligeraitàdévoilersonsecret.

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Malgré la menace du sida, Richard a continué à sortir dans les boîtes à la mode. Avec lesmilitantsd’Aides, ilydistribuedespréservatifs justeavantd’allerdanser.Lemondedelanuitetcelui des gays rechignent pourtant à se protéger.Les journaux communautaires s’agacent qu’onveuille remettre en question la liberté des backrooms. Le Palace a refusé la première soirée aubénéficed’Aides.Lamorten1983desonmythiquepatron,FabriceEmaer,emportéàquarante-huitans d’un cancer des reins que la rumeur a transformé en sida, a terrifié les danseurs, et lesnouveauxpropriétairescherchentpartouslesmoyensàéloignerlapeurquiasaisileurpublic.IlafalluserabattresurleBataclan.Depuis la fin1985, l’associationdisposed’ungrandappartement, toutprèsduDuplex, ruedu

Bourg-l’Abbé,justeenfacedesBains-Douches.DanielDefert,quipossédaitunpetitPicassoléguépar Michel Foucault, l’a vendu pour financer les premières brochures d’information, maismaintenant,l’associationreçoitdessubventionsduministèredelaSanté.LaveuvedeBorisVian,lesparentsd’ungarçondécédéontaussifaitdesdonsimportantsetc’estunenouvelleleçonpourlejeuneDescoingsquedevoirs’organisercesgalasdestinésàrécolterdesfonds.Unjeuneénarqueyperdraitlaplupartdesesrepères.Faceàlamenace,iln’yaplusnidroiteni

gauche, ni institutions ni conventions qui tiennent. Tout est bon à prendre et les résistants sontparfoislesplusinattendus.Al’été1985,Aidesaaccompagnél’hospitalisationdeRockHudsonàParis.L’acteurbrun,quijouaitautrefoislesamantsdesbeautésd’Hollywood,estlapremièrestaràavoirdéclarépubliquementsonsidaet,concomitamment,sonhomosexualité.C’estunformidablecoupd’éclatetunealerteessentiellepourlepublic.Troismoisplustard,PierreBellemareetLineRenaud organisent la première grande récolte de fonds privés. Un animateur populaire et unechanteuse de music-hall ! Dire qu’au Conseil d’Etat, le fléau du sida ne suscite jamais aucundébat…Laculture sèchement administrative a pourtant dubon.Car la petite troupepeut bien compter

d’exceptionnellespersonnalités,ellessontleplussouventincapablesdetravaillerensemble.Jamaiscesmilitants n’ont eu à animer d’équipe, ils ne savent pas déléguer, lancent leurs idées dans unjoyeuxfoutoiretentretiennententreeuxdesrelationspassionnellesépuisantes.Defertdirigeauverbeetàlafascination,aunomdelaphilosophiedesonamantdéfuntMichel

Foucault mais selon la tactique militante des groupes gauchistes pro-chinois dont il est issu.Edelmann,sonrivalleplusbrillant,rongesonfrein.LebeauJean-Florians’étioledansuntravailécrasant.C’estdonclehautfonctionnairequiplaidepourlacréationdestructurespermettantenfinunprocessusdedécisionofficieletlibérateurd’énergie.Surl’impulsiondeRichard,onadésignéunconseild’administrationetunbureauencadrantleprésident.CettenouvelleorganisationadonnéuncoupdefouetàAides.Maisellevaprécipiterl’explosion

dugroupe.Prenantactedelaprofessionnalisationdesstructures,Edelmann,MettetaletDescoings

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plaidentpour la rémunérationdecertainesmissions,notammentcellesque remplit Jean-Florian,quidélaissesaclientèledemédecingénéralisteaubénéficedel’association.DanielDefert,aunomd’unmilitantisme pur et radical, juge le principe choquant. Les premiers veulent privilégier untravailde recherchemédicaleau seinmêmede l’associationet financerdesprojets scientifiquesquand le second considère Aides comme un instrument d’assistance juridique, sociale etpsychologiqueauxmalades.Cenesontpasdemincesdivergencesetellesremettentprofondémentencauselastratégiedesdébutsetl’amitiéauseindelapetitebande.

LesréunionsàAidessontdevenuestumultueuses.Onsecherche,onseprovoque,ons’invective.

Defertetsesamissontaffublésd’unsurnomironiqueetvengeur:«C’estlabandedesquatreetlaveuveMao!»Richard?Ilestparfoistraitédanslesréunionsde«jeuneénarqueàlacon».Cesintellectuelssidrôlesetpleinsdevervepeuventdevenirdesdébatteurshumiliantsetcruels.Jamaislejeuneconseillerd’Etatn’avaitconnuunetelleviolence.Parfois, il rentre chez lui épuisé, exsangue, avec le sentiment d’avoir été rejeté par cette

communautéàlaquelleilcroyaitappartenir.Dansunmomentdetensionparticulièrementvif,ilafaitunmalaiseetilafallul’hospitaliseràLaPitié-Salpêtrière.Richard est aussi furieux contre lui-même.Malgré son engagement et son travail, il sent bien

qu’il n’a pas ce talent d’orateur qui permet d’imposer ses idées. A l’oral, il bafouille, parlecompliqué, trop technoetpasassezpolitiquefaceàceshommesquisaventdominerunesalleetmaîtriserundébat.C’estundes traitsdecaractèredeRichardqued’anticiper leseffetsdudésamour.Toujours, il

préférera rompre avant l’autre.Capable d’engouement passionnémais le premier à annoncer ledivorce, avant les reproches et lamédiocrité. Le 2 février 1986, il écrit à Frédéric Edelmann :«Monpremiermouvement a étédepartir.Mais jeneparspaspar amour-propre : jen’aimeniéchouernisurtoutdécevoir.»Enoctobre1986,àvingt-huitans,leconseillerd’Etatdémissionned’Aides.Ouplutôtildéserte.

Ilnefaitqueprécéderlascissionqui,quelquesmoisplustard,pousseraFrédéricEdelmannetsesamisàrejoindrel’Arcat,l’associationderecherchecontrelesidaprésidéeparPierreBergé.C’estunaveud’échec.Iln’estpasparvenuàs’imposer.

Aujourd’huiencore,parmilessurvivantsdecetteépopée,personnen’estcapabled’expliquerce

départ brutal. Est-ce parce qu’il ne se sentait pas de taille à prendre le pouvoir ou parce quel’hécatombe qui a touché ses amis a fini par l’anéantir ? Richard n’est venu à aucun desenterrements qui se sont succédé. Ni à celui de l’écrivain Gilles Barbedette et de son ami JeanBlancard,nimêmeauxfunéraillesdeJean-FlorianMettetal,mortdusidaàsontour.Plutôtquedeporterledeuil,iladisparu.FrédéricEdelmannetDanielDefertontgardédesphotosetseslettres.Deuxansaprèssondépart,lorsquelephilosopheEmmanuelHirsch,quirassemblaittémoignageset documents sur l’histoire d’Aides, l’a interrogé, il a répondu en réclamant l’anonymat. Il étaitredevenu haut fonctionnaire.Dans les archives de l’association, il figure à sa demande sous desimplesinitiales,«R.D».

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Jamais Richard n’aurait pensé trouver, dans le cadre si convenu du Conseil d’Etat, une âmesemblableàlasienne.Unêtrepartageantavecluil’ambitionetlestourments,lesriresetlavolonté.«C’estmoienmieux»,dit-ilparfoisdeGuillaumePepy.Sondoublen’aqu’unmoisdeplusque

lui.Lemêmeparcoursdanslespépinièresdel’élitemaisdansuneversionplusbobo,commeonneditpasencoreà l’époque.LepèredeGuillaumeestavocat,samèrenaviguedans les institutionsculturellespubliques,sononcle,conseillerd’Etat,aouvertlavoiefamilialedanslahautefonctionpublique.Legarçonaétéélevédansunmilieuintellectueltrès«seventies»,teintédepsychanalyseet conscient de sa supériorité. Naissance à Neuilly, Ecole alsacienne, Sciences Po à la mêmepériodequeRichardetl’ENAunanavantlui.MieuxqueRichard,c’estunhommequiconnaîttouslescodes.Enfant,ilaapprislesolfègesurlepianoàqueuedel’appartementparisiendesesparentsetpassésesweek-endsdanslapropriétéfamilialedeSaulnières,àquelqueskilomètresdeParis.Il pleure encore lamort d’un jeune frère quandRichard n’a que des relations lointaines avec

celuiqu’ils’estdécouvertsurletard.C’estuncaractèreoptimisteetjuvénilequandl’autreplongedansdesnoirceursinsondables.Tousdeuxsaventlaforcedeleurcharme.AuConseild’Etat,lejeunePepyfaitdavantagel’unanimitéquesoncamaradeDescoings.D’une

drôlerie irrésistible, il n’a ni ce goût de la provocation souterraine, ni cemasque de timidité àpeine craquelé de son compagnon. Il ne cherche pas à se distinguer mais jamais il n’a étéinsignifiant.Sescondisciplesde l’ENAsesouviennentparfaitementdesonénergieetdesonbrio.Lorsdu

séminaired’intégration,lorsqu’ilafalluchoisirlenomdesapromotion,ilaplaidéjusqu’àquatreheuresdumatin,debout surune tableavecPierreMoscovici,pourconvaincre sescamaradesdechoisirpourmarrainelamilitanteanarchisteLouiseMicheletrembarrerceuxquiplaidaientpourMachiavel.C’estungrandgarçonpleindeséduction,seulementcomplexéparunlégerstrabismequ’ilafaitplusieursfoisopérer.CommeRichard,ilaparfaitementintégrélesrèglesdupouvoir.Quelquesmoisavantsasortie

del’ENA,ils’estjointaurestedesapromotionpourpayerunepublicitédansLeMonde.Surunepleinepage, l’annonceexpliquaitcrânement :«Noussommes25,nousavonsentre24et25ans,nous sortons de l’ENA aumois demai. Nous ne voulons pas limiter notre choix à la fonctionpublique.»Moyennantquoi,iln’apassautélepasduprivéet,classésixième,achoisileconfortduConseild’Etat.Richard se vante parfois devant ses amis de l’avoir « subverti ».De l’avoir amené« vers les

hommesalorsque,lorsquejel’aiconnu,rit-il,ilsortaitavecunefille!».Guillaume,pourtant,esttombéamoureuxdecegarçonlongilignequis’accordeavecluisansluiressemblertoutàfait.AuConseild’Etat,seulsleursplusprochescollèguesontcompriscequivenaitdesenouer.Mais

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quandRichard peut glisser une allusion à ses sorties,Guillaume s’acharne à donner le change,terrifié à l’idée qu’« on sache ».A lamoindre question sur sa vie privée il se ferme. Jamais iln’esquisse un geste amoureux en public.Les provocations des « pédés » duPalace lui semblentdétestables.

Ni l’un ni l’autre n’affichent la liberté deChristopheChantepy, un jeune énarque,militant du

parti socialiste, qui vient de les rejoindre sur les bancs de l’institution feutrée du Palais-Royal.Chantepy estmembredesGais pour laLiberté et ne le cache aucunement. Issud’unmilieubienmoins privilégié, il s’étonne parfois de les voir si timorés, quand lui plaide pour l’égalité desdroitsdeshomosexuels.«Sinousvoulonsenfiniraveclesmisesàl’écartet leshumiliations, ilfautcesserdevivrecachés,commesinousavionshonte!»répètecegarçonauxyeuxrieurs.Letrioestvitedevenutrèsami.Ilspartagentdiscussionspassionnées,soiréeschaleureuseschez

lesunsetlesautres,nuitsplusdéjantéesdanslesboîtesetvacancesausoleil.Chantepy,Descoingset Pepy, à eux trois, offrent un parfait échantillonnage de la façon d’être « homo » : assumé,ambivalentoucamouflé.La soif de se démarquer, de s’affranchir du Conseil d’Etat tenaille chaque jour un peu plus

Richard.Maisversquelmondealler?Laconfrontationavecl’intelligentsiad’Aidesl’alaissédéçuetcomplexé.S’ilaimediscuterpolitique, iln’apascommeChristopheChantepydegoûtpour laviedeparti.L’entrepriselelaissefroid,contrairementàGuillaumePepy.RuedeRivoli,àdeuxpasduConseild’Etat,cedernieraabordéletoutnouveaupatrondelaSNCF,JacquesFournier,quienaaussitôtfaitsondirecteurdecabinet.Atrenteans,lejeuneDescoingssechercheunprojet.Aufond,lorsqu’ilpenseauseulendroitoùils’estsentienaccordaveclui-même,ilrevoitlarue

Saint-GuillaumeetSciencesPo,sescafésenfumésetsesjeunesgensdiscutantsur le trottoir.Parattachementsentimentalautantquepoursetrouveruneoccupation,Descoingsseproposedoncdès1987commemaîtredeconférencesendroitpublic.C’est un cours de méthode pour une vingtaine d’élèves de la section service public, intitulé

«Notesdesynthèsejuridique».Toutunprogramme…Leprofesseurestsérieux,l’ordredujouraustèreetlesétudiants,dontlamoitiévisentl’ENA,clairementbachoteurs.Lorsqu’ilyétait encoreélève,SciencesPoavaitparuàRichardempêtréedansunclassicisme

bonteint,àpeinedécoifféeparlasagemodernitédesannéesgiscardiennes.IlenavaitconservéunsouvenirattendrietmoqueurdecesfillesenfoulardHermèsetdecesjeunesgensàlonguemècheàquiilneressemblaitpas.Quandilregardeleprogrammedescoursdispensésdanslespetitessallesdeclasseetdansles

amphis,ilsentàquelpoint,imperceptiblement,leschosesontchangé.Lapopulationdesétudiantsestrestéeassezlargementbourgeoiseetdesfilsdefamillecontinuentdesefairedéposer,lematin,enJaguar.Maislenouveaudirecteur,AlainLancelot,éluen1986,avitecomprisquel’ordinateurindividuel,lafinanciarisationdel’économie,l’Europe,l’essordesbanlieuesetlamontéeduFrontnational – dont 35 députés viennent d’être élus à la proportionnelle –, bref, ce pêle-mêle dechangementsnepourraitqu’aboutiràlacontestationdesélites.Cethomme,néavantguerre,estunréformateur.UnpurproduitdeSciencesPo,aussi.Séduisant

et cultivé, Lancelot n’a jamais vraiment quitté l’école du pouvoir, depuis son entrée en annéepréparatoire trente ans plus tôt. Il y a rencontré sa femme, passé son doctorat de sociologie et

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accompli toute sa carrière de professeur. C’est un libéral de l’école tocquevillienne, attaché àl’histoireetàl’émancipationdesindividus.D’untempéramentfougueux,ilestpresqueimpossiblede travailler à ses côtés sans de violentes disputes. Mais il a accueilli avec chaleur ce jeuneconseillerd’Etatquilebombardedenotes.AutourdeLancelots’estforméeunepetitecourdedisciplesqueRichardabientôtrejointe.Toute

une génération de chercheurs qui discutent, le soir dans son bureau, autour d’un whisky. On ydistingued’abordChristelPeyrefitte,unefinejeunefemme,pluslittérairequelesautresetunpeuplus âgée qu’eux.La fille de l’ancienministre du général deGaulle est une spécialiste d’AlbertCohen dont elle est devenue l’amie après lui avoir écrit une lettre si belle et si profonde quel’écrivain a aussitôt voulu la rencontrer.Derrière elle, PhilippeHabert,maître de conférences àSciencesPoetdirecteurdesétudespolitiquesduFigaro.C’estungarçonquiparle,penseetvitàcentàl’heure.Charmantettoujoursenéquilibresurunfil.Ilrêved’êtreleconseillerpolitiquedeJacques Chirac, dont il mesure chaque semaine les cotes de popularité. Personne ne s’étonneraqu’ilépouse,enseptembre1992,safillecadette,Claude.Seconde parmi les fidèles, Laurence Parisot est une ancienne collaboratrice de Lancelot au

Cevipof,leCentred’étudesdelaviepolitiquefrançaise.Mêmeenprenantlatêtedel’Ifopdontellepossède75%ducapital,cettejeunefemmeénergiquen’ajamaisvraimentquittésoncercle.Avecelle,ledirecteurcontinuedesuivrelespluspetitsmouvementsdel’opinionpublique.L’entrepriseest à ses yeux une affaire politique qui lamènera un jour à la tête duMedef. Enfin, dans cetteassembléedetrentenaires,adébarquéungarçonpleindecharmeettravailleur,DominiqueReynié,leplusjeunedescinq,quiprépareencoresondoctorat.

Faut-ilqueRichardaitbluffésonnouveaumentorpourqu’enquelquesmois ilaitéténommé

conseilleret,deuxansplustard,directeuradjointdeSciencesPo!L’époqueappellelesangneuf.Unpeupartout,lagénérationd’aprèsguerreacédélaplaceettoutessesréférencesontsauté.Ennovembre 1989, Lancelot est arrivé en courant dans l’amphiBoutmy où l’agrégé d’allemand etprofesseurémériteAlfredGrosserachevaitsoncoursd’histoireeuropéenne.LepatrondeSciencesPovenaitd’entendreàlaradiolesecrétaireducomitécentralduparticommunisted’Allemagnedel’Estautoriser,aprèsdessemainesdemanifestationsmonstres,lesvoyagesversl’Ouest.Déjà,desmilliersdeBerlinoiss’attaquaientauMur.LescrisdejoiedeLancelot:«IlsfonttomberleMur!IlsfonttomberleMur!»,lespleursdeGrosser,cegrandEuropéennéen1925àFrancfort-sur-le-Main,ontsaisitouslesétudiants.Laguerrefroiden’estplus,unautremondeestentraindenaître.Denouvellesgénérationsdoiventmonter.AlainLancelotestunprofesseurdansl’âme.Ilaimefaçonnerlesespritsetlesenrichir.Luiaussi

aperçuchez le jeuneconseillerd’Etatceséclairsdeconformismesidéroutantscombinésàuneintelligencepassionnée.Enuniversitaire,iljugequ’ils’agitbienlàdesqualitésetdesdéfautsdesénarques.«LebonpetitchevaldesécuriesSciencesPo/ENA/Conseild’Etatcroitquetoutpasseparla régulation étatique, fait des notes techno et n’a de la société qu’unevision étroite », juge-t-il.Maiscelui-ciaunpotentielexceptionnelquinedemandequ’àêtretaillé,telundiamant.LepatrondeSciencesPoestlefilsd’unofficierdemarine.Danssafamille,onparleleslangues

commeonvoyage,avecfacilité. Iln’estpasrarequ’iloffreàsescollègues,àsesassistants,deslivresdepocheenanglaispourlesengageràpratiquerlalanguedeShakespeare.ASciencesPo,c’estunerareté.Descoings lui-mêmepeineàconstruire troisphrasesdansunanglaisquinesoit

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passcolaire.Sonaccentparaîtsortid’unecomédie,àpeinemoinsrisiblequeMauriceChevalierchantantàBroadway.Toutdesuite,AlainLancelotl’aengagéàsuivredesheuresdeconversationanglaise : «Nous ne pourrons pas ouvrir les fenêtres de l’école sur lemonde si nous sommesincapablesdeparleravecnoshomologuesétrangers.»Ledirecteurjugeégalementquelejeunehommedoitétoffersoncarnetd’adressesetsesréseaux

s’ilveutreprésenterSciencesPoauprèsdesentreprisesetdugouvernement.Ilfautbiensûrqu’ilentre au Siècle, ce club où les élites se cooptent et soignent leurs carrières en discutant de lamarchedumondeautourd’undîner.Unebonnemoitiéduconseild’administrationduSiècleestdiplôméede l’école. Ilneserapas

difficile d’y pousser son candidat. On a donc choisi quatre parrains pour Richard. Deuxuniversitairesetdeuxéminentsreprésentantsdel’aristocratied’Etat,quatuorquireflètel’ambitiondéjà établie deLancelot pour son poulain. Jean-ClaudeCasanova etOlivierDuhamel, tous deuxprofesseursàSciencesPo,sejoindrontàl’inspecteurdesfinancesJeanDromer,àlatêtedeLVMH,et àMarceau Long, alors vice-président du Conseil d’Etat, pour parrainer le jeune homme. Cequatuorprinciers’estportégarantduprotégédudirecteurlorsqueleSiècleaexaminésondossier.RichardDescoingsdînedésormaisàlatabledupouvoir.

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«Richardetguillaume…»Dans le petit cercle de leurs intimes, leurs deux prénoms n’en fontdésormais plus qu’un. A l’âge où leurs collègues du Conseil d’Etat se marient, les deuxcompagnonsontdécidéde louerensembleunappartement, rueGodot-de-Mauroy,àdeuxpasdel’OlympiaetdelaplacedelaMadeleine.C’estuneenfiladedesalonsderéceptionàmouluresdeplâtreetdechambresblanches,semblablesàtouslesappartementsdecequartierbourgeois,maisilsnevoulaientpasd’unedecesgarçonnièresduMarais.Chez eux, presque chaque soir, se retrouve toute une génération de hauts fonctionnaires

homosexuels venus de la Cour des comptes, du Quai d’Orsay ou du Conseil d’Etat. Dix ansauparavant,lesgaysduPalacefustigeaientlamoraledesnotablesetleurobsessiondu«commeilfaut».Ons’habillaitenfolleouenpédéàmoustache,pours’amuseretnesurtoutpasressemblerauxcouplesconventionnels.«Richardetguillaume»fonttoutlecontraire:ilsontdécidédetenirsalon.C’estununiverspresqueexclusivementmasculin,soudéparsonappartenanceàl’énarchieautant

queparsonsentimentd’êtreminoritaire.Richard,enfincuisinier,concoctelesmenus.Onyboitdegrandsvinsetonyritbeaucoup,notammentdesplaisanteriesdeChristopheChantepyquetoutlemondedésigneparlespremièressyllabesdesonpatronyme«Che-Che».Lapetiteassembléeaimebattrelapailledesgrandsmotspendantdesheuresens’enivrantdoucement.Lecoupleafiniparfédérerautourdeluiunepetitecommunautésympathiqueetambitieuse.Ils

sontélancéscommedeslévriers,séduisantsendiable.Ilyachezeuxuneaisance,unmalinplaisiràs’aguicheravecdesbonsmotsetdesœillades.Onlesadmiredevivreensemble,discretsmaispas clandestins.Autour de la table, lorsque les amis se rassemblent, ce sont eux quimènent lesdébats, se renvoyant la balle et cherchant à briller sous le regard de l’autre. Ces esprits déliéssemblentunmodèledelibertépourlaplupartdeceshautsfonctionnairesquipartagentlesmêmesdésirsmaisdontlamoitiévitencorecachée.

L’été, on se retrouve en Provence, à Eyragues, dans la maison qu’Olivier Challan Belval,

l’anciencommissairede lamarinedevenuconseillerd’Etat,aachetéeavecunamiavocat,àunedizainedekilomètresd’Avignon.Auborddelapiscine,cepetitcercled’amitiésparticulièrespeutenfins’épanouiràl’abridesregards.Aux beaux jours, des dizaines d’amis font un crochet par lamaison aumilieu des cyprès, en

descendant au festival d’Aix ou d’Avignon. La villa d’Olivier est devenue comme un point deralliementdanscesterresduSudoùleFrontnationalcommenceàpercersérieusement.LejeuneFrédéricMartel,quivitencoredanslafermedesepthectaresdesesparents,àquelqueskilomètresd’Eyragues, a été stupéfait en arrivant un soir, dans un de leurs dîners. Ce jeune président de

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l’Association des étudiants gays de France, qui assure la critique littéraire de La Marseillaise,n’avait encore jamais rencontré d’homosexuels si introduits dans les grandes institutions de laRépublique. Dans son milieu, celui qui écrira plus tard Le Rose et le Noir, une histoire deshomosexuelsenFrancedepuis1968,doitbataillercontrelespréjugés.Etvoilàqueceux-làtutoientlescerclesdupouvoir!

En 1988, la réélection de François Mitterrand a ramené les socialistes au gouvernement et

dessinédenouveauxhorizonspourtoutelapetitecoterie.GuillaumePepyaétélepremieràsaisirl’occasion.LepatrondelaSNCFJacquesFournierestmembreduPSdepuislecongrèsd’Epinay.Ancien secrétaire général de l’Elysée, il a gardé d’étroites relations avec le président de laRépublique. Il n’a pas été difficile pour lui de pousser son protégé vers le cabinet de MichelCharasse,auministèreduBudget.Ilnes’agitplusdechangerlaviecommeleprônaientlessabrasdusocialismeseptansplustôt.

Detoutefaçon,Guillaume,s’ilapassésixmoisauxJeunessescommunisteslorsqu’ilavaitdix-septans,appartientdepuislongtempsàcettegauchemodéréeetréalistequis’estconvertieauxloisdumarché.Maislaviedecabinetestexcitante.EtleBudget,c’estpresquelecœurdupouvoir.SurlebureaudeMichelCharassetrôneungrostéléphonedotéd’unetoucherougedontchacun

saitqu’elleindiquelalignedirectequilerelieàFrançoisMitterrand.Leministreestconsultésurtout.Lesquestionspolitiquesetlesaffairesprivées.Depuis1987,lechefdel’Etatl’aaussichargédetriersesarchives.Depuis,cetanciendeSciencesPopasseunepartiedesessoiréesàconsulterdesmilliersdepapiers,àtraverssespetiteslunettesdemi-lunes.Leshuissierslesplusdiscretsdel’Elysée,où ilaconservéunepiècede travail, levoientclasseroudétruiredanssabroyeuse lessecretsetlesmédiocritésquipourraiententacherlalégendemitterrandienne.Guillaumeatoutdesuiteadoréseplongerdanscettecomédiehumaine.ABercy,Charasseestunhommepuissant.Derrièrelagouailleetl’alluredetontonflingueur,on

luiprête lamaniedeconsulterpersonnellement lesdossiersfiscauxde tous lesVIPde lasociétéfrançaise.D’ungeste,ilpeutdéclencheruncontrôledévastateurouépargnerungroscontribuable.Dèslespremiersjours,leconfidentduprésidentaavertisescollaborateurs:«Vousavezacceptédemerejoindreetjevousenremercie.Encequimeconcerne,j’aimetroischoses:laRépublique,l’EtatetFrançoisMitterrand.Vousn’êtespasobligésdepartagermesconvictions.JeneveuxpassavoirsivousêtesmembresduPS.Onm’aditquevousétieztravailleurs,compétentsetdiscrets.Jepardonnerai les erreurs, pas les indiscrétions. Pour ma part, je prendrai toujours mesresponsabilités.»L’intelligentPepy,avecsoncharmeetsapersonnalitérayonnante,aeutôtfaitdeconquérirtoute

l’équipe.Et,lorsqueMichelDurafourauministèredelaFonctionpubliquepuisMartineAubryauministèreduTravaill’ontappelédansleurscabinetsrespectifs,iln’aeuaucunmalàproposerlui-mêmesessuccesseurs:ChristopheChantepyd’abord,puis,en1991,Richard.Lestroisgarçonssefontnaturellementlacourteéchellepourgrimperleséchelonsdupouvoir.

Au sein du cabinet Charasse, le nouveau conseiller Descoings est chargé du budget de

l’Education nationale et de l’enseignement supérieur. Il n’a pas fallu longtemps à l’équipe pourcomprendre que ce secteur est sa passion. « Vous défendez toutes leurs turpitudes ! » proteste

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souventleministreendécouvrantlesnotesdesonconseiller.Comme Guillaume avant lui, Richard aime bien ce ministre fort en gueule, qui exhibe ses

bretelles et fume des cigares au nez des inspecteurs des finances. Il admire le fait qu’il partagel’intimitéduprésidentetcontinuedepêcherl’omblechevalierdansleslacsd’Auvergne,leweek-end,avecd’anciensSFIO.Charasse,desoncôté,avitedéceléce fild’amitiéetdesolidaritéquireliePepy,ChantepyetDescoingsenunepetitecamarillasoudée.Quelques-unsdesesconseillersluiont rapporté lesdînersdans l’appartementde la rueGodot-de-Mauroy. Il n’est pashommeàs’enformaliser.Dans les coursives de ce grand ministère qui avance sur la Seine, Richard ronge son frein,

pourtant.LecabinetdeCharasse luiparaît excellent et il aime lacomplicitéchaleureusedecettepetite équipe qui travaille si bien. Mais la morgue des inspecteurs des finances l’agace. Auministère du Budget, le conseiller éducation figure en queue de peloton des hiérarchies et leurméprisaffiché,leurrigiditécomptableontfiniparl’irriter.Plusquelemaniementconsciencieuxdes règles budgétaires, il a pourtant compris qu’un ministre, un patron d’entreprise publiquepeuvent,parleurentregentetquelquesvisites,lesoir,àl’Elysée,obtenirlarallongequiparaissaitimpossiblelematinmême.L’undesmaîtresenlamatière,JackLang,vientjustementd’êtrenomméauprintemps1992au

ministère de l’Education nationale qu’il cumulera avec le ministère de la Culture. DominiqueLefebvre, le nouveau directeur de cabinet du ministre, est un ancien condisciple de ChristopheChantepyàl’ENA.Uneconversationasuffipourleconvaincredechoisirleconseilleréducationdu ministre du Budget et, par une habile interversion, d’en faire le conseiller budgétaire duministredel’Education.

Arrivé en pleine contestation étudiante et lycéenne, le magicien Lang n’a mis que quelques

semainesàséduirelessyndicatsetàcalmerlesesprits.AprèsCharasse,c’estencoreunhommedupremiercerclemitterrandien.Leministresemoquedeshiérarchiesetdesproblèmesd’intendance.Alamoindredifficulté,ilpeutappelerlePremierministrePierreBérégovoyàMatignon:«AllôPierre, j’apprends que l’on me refuse une rallonge budgétaire. Tu veux vraiment que lesenseignantsredescendentdanslarue?»S’ilperdunarbitrageenréunioninterministérielle,illeregagne aussitôt dans un tête-à-tête avec le chef de l’Etat. Au sein de son cabinet, la jeuneconseillèreClotildeValter, qui s’en effraie, a hérité de l’aimable surnom de « Saint-Just ».Quioserait contester le ministre ? Lorsqu’il arrive dans une soirée, avec son épouse Monique,gardiennesourcilleusedesonagenda,chacuns’effacedevanteuxcommeons’effaçaità laCourdevantlefavoriduroi.JackLangn’apassonpareilpoursurfersurl’époqueetimaginerdesréformesqu’il«vend»

commedepetitesrévolutionssurlesplateauxdesjournauxtélévisés.Richardn’aimepasbeaucoupsesmanières,cetégoïsmedegrand-ducetcessoiréesdispendieuses,cesweek-endsàl’HôtelRoyaldeLaBaule et cesdéparts en avionprivépour rallier sa circonscriptiondeBlois.Le conseillerbudgétaire s’agace aussi de ce que le ministre de l’Education nationale, qui a fait retapisser àgrands frais l’antichambre de son bureau de la rue deGrenelle d’un superbe papier peint signéAlechinsky, préfère recevoir rue de Valois, dans celui, légendaire, qu’occupait autrefois AndréMalraux.Langparaît négliger sesnouvelles fonctionsqui, auxyeuxdeDescoings, sont lesplusimportantes. C’est un roi de la communication et desmédias. Plus tard, lorsqu’on demandera à

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Richardcequ’ilaapprisauprèsdelui,ilrétorqueracinglant:«ArédigerunedépêcheAFP.»Une chose, pourtant, paraît admirable au conseiller de trente-quatre ans : l’extraordinaire

popularitéduministreparmilajeunesse.Vingtfois,ill’avuinterpellédanslaruepardesjeunesgensreconnaissant l’inventeurde laFêtede laMusique.Lorsqu’ilsongeaudépartde lagauche,donttouslessondagesannoncentlaprochainedéfaiteauxélectionslégislativesduprintemps1993,il seditquec’estbien la seulechoseque les socialistesauront faitpour lesmoinsdevingt ans.Bref,iln’estpaslàdepuissixmoisqu’ils’ennuiedéjà.

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Cesoir-là,lesgarçonssontallésenbandeàlasoiréed’anniversaired’uneamie.C’estunedeces« parties » chics et branchées où, comme souvent lorsqu’ils sortent, les homosexuels sontmajoritaires parmi les convives. Les jeunes conseillers ministériels y ont retrouvé toute uneassembléejoyeuseet«smart»mêlantàceshautsfonctionnairesqu’ilsfréquententhabituellementquelquesdandys,habituésdesnuitsparisiennes.Ilyaduchampagne,delamusiqueetdeséclatsdegaieté.ParquelsortilègeRichards’est-ilretrouvéàconverseraveccettegrandebruneàlavoixunpeu

rauque,que tout lemondeparaît connaître sauf lui,personnenes’ensouvientvraiment.Apeineont-ilseuletempsdes’échangerleursprénomsetdepartagerleurdésirdes’amuserailleurs.Maisà la surprise générale, le couple s’est discrètement éclipsé au bout de quelques minutes, dansl’AustinMini de Richard, afin de terminer la soirée au Queen, une boîte gay sur les Champs-Elysées.Drôleetd’uneabsencetotaledeconventions,DianedeBeauvauestl’unedesfiguresduPalace

de légende.A trente-huitans,cetteamiedeKarlLagerfeldetd’AndyWarholnaviguedepuisdesannéesdanscesfêtesbrillantesoùtouslesexcèssontpermispourvuqu’ons’yamuse.«C’esttrèsdifficiled’êtredébauchéeavecélégance»,affirme-t-elledansunsourire.Elleestdélicieusementsnob,chaleureuseetportéeauxexcès.Toujours entourée d’homosexuels dont elle est l’égérie, cette fille d’une des plus vieilles

famillesfrançaisesseplaîtàrester«ontheedge»,surlalignedecrête,commeelleditdanscemélangedefrançaisraffinéetd’anglaisparfaitquisignesonéducationaristocratique.Jamaisellen’a travaillé, jamais elle n’a fait d’études. Mère d’un enfant de cinq ans, sa fortune passe toutentière dans une vie de plaisirs. La dilettante n’aurait pas dû croiser l’ambitieux s’ils n’avaientpartagécettemêmefoliequilespousseàbrûlerlavieparlesdeuxbouts.C’estuncoupleimprobable,pourtant,queformentbientôtcejeuneconseillerministérielquivit

avecunhommeetcettebeautéparticulièreaimantéeparlanuit.Ils’estnouéentreeuxuneamitiéamoureuse et un pacte infernal.Richard cherche à se perdre,Diane à se distraire.Ensemble, ilspassentdesnuitsblanches,àvoguerdebarenbar,deboîtedenuitenboîtedenuit,goûtantàtouslesplaisirsets’exposantàtouslesdangers.Lacocaïneetl’ecstasy,l’alcooletlespsychotropeshantentlesnuitsparisiennes.Ilsontdécidéde

tout essayer, de tester la résistance de leur corps et d’abolir leur esprit, dans une formed’expérimentationsanslimite.Lesamisdetoujourslessurprennentlessoirsdefête,lorsqu’ilsvontauBoy’s,rueCaumartin,la

nouvelleboîtegayà lamode.Juchéesur lesamplisgéants,onaperçoit lasilhouettedeRichard,torse nu, dansant comme en transe sur lamusique technomixée par le jeune DJ David Guetta.

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Lorsque les autres rentrent, Diane et lui continuent jusqu’à l’épuisement, suivant n’importe qui,n’importeoù,auméprisdudanger.Danssonmondeàelle,artisteset figuresde lamode jouentsans cesse à s’inventer des existences hors des conventions où l’homosexualité apporte un chicsupplémentaire.L’énarqueaviteétééblouiparcestransgressions,cetuniversd’hommestravestisen femmes, de femmes déguisées en hommes qui s’adonnent à des orgies de plaisirs, dechampagneetdedrogues.

Jusque-là,unebarrièreétancheséparait lesdeuxviesdeRichard.Désormais, l’unemenacede

débordersurl’autre.Aveccettecompagneprovocante,ilpeutboiretouteunenuitetenchaîneraumatinavecuneréunionministérielle.Illuiarriveaussi,deplusenplusfréquemment,demanquerdesmatinéesentièresetdedéposerensuiteunmotsur lebureaud’unecollèguequi l’aattendu :«J’aieuunenuitagitée,pardonne-moi…»RuedeGrenelle,onacommencéà s’étonneràdemi-motde saminceurextrême,de sesyeux

cernésetdesonteinthâve.Desrumeurscirculent.Aunecollèguequis’inquiétaitqu’ilpuisseêtremalade,iladûdémentirenriant:«Non,non,jen’aipaslesida!»Ils’obligeàdespauses,quittantcettegarçonnièredelaruedesCanettesqu’ilagardéepourses

plaisirs,pourrevenirrueGodot-de-Mauroy.Huitjoursd’abstinenceetonleretrouveimpeccableetélégant,encostumemarinedehautfonctionnaire.Danscesmomentsdesagesse,ils’appliqueàemmenerDianedégusterunMont-BlancchezAngelinaoulatraînejusqu’àl’Assembléenationaleoù elle suit, des tribunes du public, les discours de Jack Lang. Le soir, les amis peuvent alorsrevenir dîner chez « Richardetguillaume ». Au fond, il voudrait pouvoir mener toutes ces viesparallèles.Lesnuitsàboireetlesdînersintimes,lesplaisirsartificielsetlacarrièreambitieuse.

Autourdelui, laperspectivedesprochainesélectionslégislativesaprovoquédanslescabinets

ministérielsunsauve-qui-peutgénéral.MalgrésaproximitéavecMartineAubry,GuillaumePepyaanticipé qu’elle ne pourrait rien lui offrir et a prévu de rejoindre la Sofres comme directeurgénéraladjointchargédudéveloppement.Richard,lui,n’arientrouvé.Malgrésesnuitsdéjantées, ilacrupouvoirsefairenommerdirecteurgénéraldesfinancesau

seindel’Educationnationale.C’estl’unedesescontradictionsconstantes:ilfaitminedemépriserl’entre-soidesgrandscorps,maismisesur sonstatutdeconseillerd’Etatpoursauter lesétapes.Depuisdesmois, il répèteàsescompagnonsducabinet :«Jenepeuxpasattendre,parceque jevais mourir jeune… » Ce n’est pas un bon argument et le directeur de cabinet du ministre,DominiqueLefebvre,avitedouchésesambitions:«Tuestropjeune!»Lesoirdeladéfaitedelagauche,Richardvoits’effondrertoutessesaspirations.Pourdigérer

leur amertume, ses collèguesducabinet sontpartisdanser auQueen.Les autres s’envontpeuàpeu,ilresteàs’enivrerjusqu’auleverdujour.

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RevenirauConseild’Etatestuncrève-cœur.«Merevoilàdanscemouroir»,soupireRicharddevantsesamis.Desdizainesdecompagnonsderoutedesderniersgouvernementssocialistessesont recyclés dans le privé ou, pour les fonctionnaires, ont réintégré comme lui leursadministrationsd’origine.SeulOlivierChallanBelvalafaitlechemininverse,quittantleConseild’EtatpourlecabinetdePhilippeSéguin,lenouveauprésidentdel’Assembléenationale.DeretourauPalais-Royal,Richardaobtenud’êtreaffectéàlasectiondurapportetdesétudes

comme rapporteurgénéral adjoint de l’anciendéputé socialiste Jean-MichelBelorgey.C’est unepetite section dans laquelle triment quelques doctorants en droit et stagiaires du barreau, encompagnie d’auditeurs et de secrétaires. Le jeune Descoings y a pour mission de veiller àl’exécutiondesdécisionsdejusticeparlesadministrations.C’estpeudirequ’ils’ysententredeuxeaux.Jean-MichelBelorgeyestunpatronaccommodant.

C’estunhommeérudit,toujoursplongédansleslivres.Chezlui,despilesd’essaisrichementreliésetd’éditionsoriginalesformentunlabyrinthedepapiersdanslequelilestleseulàseretrouver.AuConseil,sonbureauestrecouvertd’unfatrassemblable,desmontagnesdecodescivilsetdelivresde jurisprudence. Iln’apascetteaisancearrogantede lagauche«caviar»queRichardvientdequitter.Lui,continueàs’intéresserauxpauvres,auxexclus,auxplusfragiles.Considérécommel’undespèresduRMImisenplaceparMichelRocard,Belorgeyatoujours

militécontrelesdiscriminationssocialesousexuelles.Quelquesannéesauparavant,c’estluiquiaproposéauxsocialisteslepremierContratd’unioncivile,ancêtreduPacsquiseravotéquelquesannéesplustard.Depuis,cethétérosexuel,catholiqueetprofondémentdegauche,militeàChrétiens&Sidaainsiqu’àAides.L’intelligencedesonrapporteurgénéraladjointneluiapaséchappé.IlaimequeRichardn’ait

passuccombéàcettepolitesseonctueusedesautresconseillersd’Etat.Jamaisilneseformalisedece«Salutchef!»rieuretvaguementimpertinentquelejeunehommeluilancechaquematin.Tout juste l’encourage-t-il à l’indulgence lorsqu’il le sent trop vite agacé par la médiocrité.

Descoingsestunélitiste,Belorgeyuncharitable.Mais celui-ci aperçude laprofondeur sous lecharmeetlesdeuxhommesontfinipars’apprécier.Unjour,lejeuneconseillerd’Etatestarrivéavecunedemande:illuifautunedomiciliationde

complaisanceafinquesescollèguesnedécouvrentpas,dansl’annuaireinterne,quesonadresseestlamêmequecelledeGuillaumePepy.Cen’estpasRichardquiveutsecacher.C’estGuillaumequicroitnécessairederespecterlesconvenances,maintenantqu’ilaaffaireauxcheminotsdelaSNCFetàleurssyndicats.Belorgeyatrouvéendeuxjoursuneamieobligeante.Poursapart,DescoingsaobtenududirecteurAlainLancelotqu’ilconfieàsonpatronuncoursàSciencesPo.«Ontedoitbiencela.Tuesunhomosexueld’honneur»,a-t-illancéenriantàson«chef»quileremerciait.

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Ce soutien au sein du Conseil d’Etat n’est pas inutile. Car la liberté insolente du conseiller

choqueauseind’uneinstitutionsoucieusedepréserverlesapparences.Aprèslerythmeeffrénédescabinets,Richardadécrétéqu’ilpouvaitaccomplirson travailenmoinsdedeuxou troisheuresparjour.Sesdossierssontconvenablementtenus,sonintelligenceluipermetdefaireillusiondansuneréunion.Maisilaffectedejouernonchalammentenfonddecourt,affichantparseshorairesélastiquessonmanqued’intérêt.Lavérité est que sesnuits sontmieux rempliesque ses jours.GuillaumePepy s’efforcede le

ramenerbravementàl’équilibremaisavecDianedeBeauvau,ilcontinuedehanterlesboîtesetlesbars.Ilabusedetout,d’alcooletdecocaïne,avecl’illusionquelapoudreblancheluipermettradetenirjusqu’aupetitmatinavantd’enchaînersursesdossiers.Jusque-là, Richard maintenait une discrétion de bon aloi qui, si elle ne trompait presque

personne,marquait son respect des convenances.Mais sa vie d’insomniaque l’a rendu versatile.Lorsqu’ilémergedesesnuitsdévastatrices,ilarrivequ’onnelereconnaisseplus.AuConseil,ilsemontrecharmantaveclesuns,colériqueetirrationnelaveclesautres.C’estunangevenimeuxquiaperdusacandeurdanscemonderepeintparlachimieenpaillettesscintillantes.Ilafaitvenirauprèsdeluiuneamie,l’ancienneconseillèreparlementairedeMichelCharasse.

Aux temps du ministère, leurs dîners étaient joyeux. Maintenant, il la traite plus mal qu’uneennemie.Unjour,elleremarquedansl’appartementdelarueGodot-de-Mauroyqu’ilagardédanssachambreunephotodevacancesoùelle figure.Aubureau,pourtant, ilest injusteethumiliant.«Tume tues à petit feu », ose-t-elle. Sous le regard fixe et noir, elle ne voit qu’unebouche enzigzag,entresourireetlarmes.Physiquement,Richardachangé.Onlesentnerveux,fatigué.Unmatin,ilseprésenteavectrois

quartsd’heurederetardàlaréunionqu’organise,touslesquinzejours,leprésidentdesectionsurles affaires les plus difficiles. Sa chemise est déchirée, son visage tuméfié, il sent l’alcool.Quelques mois auparavant, le vieux conseiller d’Etat a perdu son jeune fils, mort du sida. EndécouvrantRichard,ildevientapoplectique.«Ilssaventcequim’estarrivéetilsmedonnentça!»hurle-t-ilhorsdelui.Richardsedresseaussitôt:«Ça,c’estmoi?»Lesdeuxhommess’attrapentparlecol,commencentàsebattredevantuneassembléetétanisée.IlfautqueBelorgeylessépare:«Çasuffit!Maintenant,lesjeunesconsvontselaveretlesvieuxconssecalment!»Plusjamais,leprésidentdesectionetDescoingsnesereparleront.Maisc’estunsérieuxavertissement.

LessoiréesavecDianetournentmaintenantdeplusenplussouventaucauchemar.«Jenesais

pass’ilaimelavieautantquemoi»,sedit-elleparfoisenlevoyantplongerdansdesmomentsdedétresse.Sesivressessontdevenuestristes.Ilpeuts’effondrerensanglotsdevantsacompagne.Ladroguen’aplusceseffetsexcitantsquilerendaientartificiellementjoyeux.Lesdeuxcompagnonsdelanuitnesontplussynchrones.Elledanseencore,ilsevidesoudaindesonénergie.Elledévorelavie,ilnes’aimeplusets’autodétruit.Parfois,ils’enfuitseuldansdesbarslouches.Dixfois,ils’estfaitvolerpardespetitesfrappes

qui l’ont laissé amoché sur le trottoir.A plusieurs reprises, il a fallu aller le chercher dans desbougespourlerameneraupetitmatin.«Chaquejour,j’aipeurqu’onnem’appellepourmedirequ’ilestmort»,s’inquiètePepydevantunami.Entreeux,s’estinstauréeunerelationprofondeque

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leursproches,àdéfautdelacomprendre,ontrésuméed’unephrasecrue:«ToutpourRichardetlerestepourGuillaume.»Guillaume,pourtant,adécidédelesauvercontrelui-même.Un jour, il appelleDiane. Il faut qu’elle se retire, qu’elle cessede l’entraîner dans cette chute

terriblequimenacedeletuer.Lajeunefemmeesttropintelligentepournepascomprendrequ’ilaraison.Elle-mêmenesaitpluscommentarrêtercetengrenage.«Ilfallaitqu’ill’enlèvehorsdemesgriffes,constate-t-elleaujourd’huidesavoixrauqueetélégante,nousétionsdevenusdeuxamantsdiaboliquesquimenaçaientdesedétruiremutuellement.»Touchéeparcetamourvraidanslequelellen’apassaplace,l’aristocrateachoisidese«rétracter»,dit-elle.PourromprelepacteinfernaletpermettreàGuillaumedelesauver,elles’effacedoucement.

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Ilfautenfiniraveccetteviedécousueetfrustrante.UnétéàEyraguesaremisRichardsurpied.Ilneveutpluss’abîmer.Etpuis,c’estidiotd’avoirfranchichaquehaiedeceparcoursd’excellencepour ne rien accomplir.Dans les dîners du petit groupe élitiste qui se retrouve à nouveau dansl’appartementducouplePepy/Descoings,àParis,onacoutumed’énoncerune règle imparable :«Ilfautprendreunposteàresponsabilitésavantquaranteans,aprèsc’estfichu!»Ilest l’heure,maintenant.Chaquefoisquel’énarques’interrogesursonavenir,c’estdel’autrecôtédelaSeine,rueSaint-

Guillaume,qu’ilrêvederevenir.En1995,ilabienéténommécommissairedugouvernementausein du Conseil d’Etat.Mais toute son énergie est désormais consacrée à rédiger des notes surl’éducationetàprodiguerdesconseilsaudirecteurdeSciencesPo.DelapetitetroupedefidèlesquientouraientautrefoisAlainLancelot,ilestrestéleplusproche.

Ledestinaclairsemélecercledesdisciples.Le15avril1993,moinsd’unanaprèssonmariageengrandepompeavecClaudeChirac,lebondissantPhilippeHaberts’estsuicidé.Iln’auramêmepasvusonbeau-père,qu’iladmiraitcommeune idole,accéderà l’Elysée.Aumoisde janvier1996,c’estlamaladiequiaemportélafineetsensibleChristelPeyrefitte,l’exégètedel’œuvred’AlbertCohen.Lancelot lui-même est contesté. L’hiver 1995, les étudiants de Sciences Po, si peu rebelles

d’habitude, ont occupé durant trois jours et trois nuits l’amphi Boutmy, rebaptisé pour lacirconstance « Farinelli », comme le castrat italien, parce qu’on accuse le directeur de vouloir« couper lesboursesdes étudiants».Lancelotveut transformer ces fameusesbourses enprêts àl’américaine et refuse d’accorder aux élèves le droit de redoubler l’année préparatoire. La rueSaint-Guillaumeestjonchéedetracts.DujamaisvudepuisMai68oùlesdrapeauxrougesavaientflottéduranttroissemaines,accrochésàlafaçade.Un matin, en arrivant dans le hall, le directeur a été accueilli par une centaine d’étudiants

scandant :«Lancelot,démission!Lancelot,démission!» Ila fallu toute l’habileté florentineduprofesseurd’économie Jean-PaulFitoussi,nommémédiateur,pour ramener le calme.Depuis, ledirecteur,quinerépugnepourtantpasauxcoupsdegriffe,paraîtprofondémentblessé.

Jusque-là, Lancelot évoquait sa succession de manière un peu vague. Mais voilà qu’en

mars 1996, le président du Sénat René Monory l’a nommé au Conseil constitutionnel enremplacementdeMarcelRudloff,subitementdécédé.C’estuneoccasioninespéréedesortirparlehaut.Devantsesproches,ledirecteurafaitlecomptedetouslescandidatspossiblesenlesrécusantà chaque fois. « Celui-ci est un grand universitaire, mais il n’a pas l’expérience administrativenécessaire…Celui-làestsansimagination…Lui,àlaCourdescomptes,aleprofilmaisjenel’ai

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jamaisvu s’intéresser auxétudiants…»L’unest tropvieux, l’autre trop terne, le troisième sansambition.SeulRichardDescoingstrouvegrâceàsesyeux.C’estunenfantdeSciencesPo,unconseiller

d’Etatconnaissantledroitetlesméandresdesministères,unpassionnéd’éducation,surtout.«C’estparfait ! » assure Lancelot. En 1990, lorsqu’il s’est cassé la jambe, Descoings ne l’a-t-il pasefficacement remplacé, le temps qu’il se remette ? « On se moque qu’il soit de gauche, nonuniversitaire et pédé. C’est ce qu’il faut à l’école ! » plaide-t-il devant son protégé, DominiqueReynié.

A partir de là, la nomination de Richard a été une opération rondement menée. Soucieux de

rejoindre au plus vite le Conseil constitutionnel, Alain Lancelot souhaitait limiter les intrigues.Troisouquatrecandidatsontbiententéleurchance,grimpantl’escalierdepierrequimènejusqu’àsonbureau,audeuxièmeétage. Ilssont ressortissansespoir.Etrillésparcethommesanguinquileuradresséuntableauterrifiantdelafonctioncommes’illeursignifiaitqu’ilsn’ontnilacarrurenil’allant.C’est l’unedesqualitésdeLancelotquedene jamaisavoireupeurduchangement.Enquinze

jours,ils’estoccupéd’écarterlesprétendants,demuselerlesopposantsetdeconvaincretouslesautres. Sonprédécesseur,MichelGentot, lui-même conseiller d’Etat, a été chargé de balayer lesrumeursvenuesduPalais-Royal.LesfrasquesdeRichard,sessautesd’humeuretsespetitsmatinsbrouillésontétéeffacéscommeparenchantement.MêmelebanquierMichelPébereau,quiprésideleconseildedirectiondel’école,estalléàsa

demandejusqu’àMatignonpourconvaincreAlainJuppédelanécessitédefaireéliresonprotégé.« Il ne vous a pas échappé que votre candidat s’est d’abord fait les dents dans les cabinetsministérielsdelamitterrandie?»aglissélePremierministreenlevantunsourcil.«Ahoui?»afaitminededécouvrirlebanquier.EtJuppéadonnésonaccordsansplusdedifficulté.Al’Elysée,JacquesChiracn’estpasfâchéderajeunirlescadres.Afindemieuxcontrersonrival

EdouardBalladur,ilafaitminedemenersacampagneprésidentiellecontrelesélites,luiquienestle pur produit. Pendant desmois, il a répété ses attaques contre « la pensée unique », nouvelleformule qui fait florès et sert autant à fustiger un certain néo-libéralisme économique que laconstruction européenne…bref, l’espritSciencesPo.Lancelot lui aprésenté le jeuneDescoingsquiluiafaitsonnumérodecharme.Legarçonestparfaitementinconnu,maisilparaîtavoirdesidées pour moderniser l’école et il appartient aux grands corps de l’Etat. Voilà au fond ce quiconvientàChirac,cefauxrévolutionnairetellementattachéauxconventions.Mêmel’amiOlivierChallanBelvalaactionnésesréseauxséguinistesendemandantauchefde

cabinetduprésidentdel’Assemblée,RogerKaroutchi,deplaiderlacausedeRichard.Alafindumoisdemars1996,lanominationestréglée.Lesopposantséventuelsn’ontpaseuletempsdefairecampagne.Danslesmilieuxpolitiques,onleconnaîtpeu.Lahautefonctionpubliquenel’apasvuvenir.LaveilleduConseildesministresquidoitadopterlanominationdunouveaudirecteur,Jean-François Cirelli, le conseiller économique du président de la République, pousse la porte deMauriceUlrichàl’Elysée.LevieuxsénateurestunamideJacquesChiracquiluiaoffertunbureaupourleplaisirdepouvoirdiscuterenbonnecompagniedevantunebière.«Quoi de neuf ? demande benoîtement Cirelli à son aîné.—Eh bien, on nomme un certain

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DescoingsàlatêtedeSciencesPo…Tuleconnais?—Non,quiest-ce?—C’estbizarrequecelane tediserien, ilestde tapromotionà l’ENA…»Lejeuneconseiller tombedesnues.Jamais iln’aurait imaginé que son ancien condisciple rafle à moins de quarante ans un poste aussiprestigieux.

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QuandRichard traverse lepetit jardindeSciencesPo,sa longuesilhouetteminceflottantdansson loden, on croirait un étudiant. Les professeurs qui, jusque-là, l’avaient à peine remarquédétaillententreeuxleschaussuresdecuir,lecostumesombreetlacravateimpeccablementnouée.Mais lorsque leur regard se lève un peu plus haut, ils s’effraient du visage de gamin sous lescheveuxondulés.Lenouveaudirecteurn’apasencoretrente-huitans.Dans les couloirs, la galerie de portraits de ses prédécesseurs offre, depuis les débuts de la

III Républiqueetlafondationdel’Ecolelibredessciencespolitiques,unremarquableéchantillonde barbons à longs favoris ou, aumieux, de sémillants quinquagénaires. Et lui, avec sa tête depremiercommuniant,seslonguesjambesetsongroscartabled’écolier,levoilàpatrondutempledesélites!Dès que sonnoma couru pour succéder àAlainLancelot, un petit groupede professeurs est

partienambassadeconsulterRenéRémond.Maigreetsec,grandcatholiqueetd’uneintelligenceaiguë, le président de la Fondation nationale des sciences politiques est la figure morale deSciencesPo.Une sorte de statue du commandeur dont le grandœuvre, l’Histoire des droites enFrance, tient lieu de bible dans les amphis, les rédactions des journaux et les partis politiquesdepuisprèsd’undemi-siècle.«N’est-ce pas un peu prématuré, pour ce jeuneDescoings, de prétendre à son âge…»Mais

Rémondn’aaucunementl’airterrifié.Aprèsdequatre-vingtsans,ilenvieaucontrairel’énergiedela jeunesse.«Cegarçona toutes lesqualitésetMitterrand,GiscardetChiracontétéministresàmoinsdequaranteans,asouril’historien.Ilfautrevitaliserl’écoleparunapportdesangfrais!»Ladélégationdeprofesseursadûbattreenretraite.Richardestconscientquesajeunessefaitpeur.Savoixsourdeparaîtmalassuréeetils’efforce

del’affermir.Ilagommécelégertonefféminéqu’ilprendlorsqu’ilveutséduireunhomme.DanslamaisondeGuillaumePepy,prèsdeDreux,oùilestpartitroisjourspourpréparersondiscoursdevant le conseil d’administration, il demandeàDominiqueReynié : «Tucroisque jepeuxmevieillird’unoudeuxans?»Oncomprendqu’ilsoitinquiet.Leconseild’administrationdeSciencesPoestuneassembléede

sexagénairesérudits et conservateurs. Jamais ilsn’ont été gouvernéspar unhommeaussi jeune.L’école fonctionne depuis toujours dans un entre-soi rassurant peuplé d’historiens et desociologues,d’unepart,dereprésentantsdesgrandscorpsdel’Etat,del’autre.Cesontcesderniersqu’ilconnaîtlemieuxetaentreprisdeséduire.Ces messieurs du conseil sont avant tout soucieux de retrouver les signes concrets

d’appartenanceàl’élite.RichardDescoingssoignedoncsonapparencevestimentaireetsesmots.UneréférenceàunarrêtduConseild’Etat,quelques«cen’estpasconvenable»,des«monsieurle

e

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premierprésident»adnauseam,ponctuenthabilementsesdiscours.Ildemandelesavisdesunsetdesautresavechumilité.Enquelquesmois,l’assembléeestemballéedevanttantdedéférence.

JamaisRichardn’aétéaussiheureux.Parfois,lorsqu’ilregardeparlesgrandescroiséesdeson

bureau ces étudiants qui discutent en fumant, dans le jardin de l’école, il découvre en lui desboufféesinconnuesd’exaltationetd’orgueil.«Apartirdemaintenant,nousallonsfairedegrandeschoses!»a-t-ilpromisàsesamis.Pourrassurerl’équipeenplace,ilaaussiconfié:«Celafaitdixansquejem’yprépare.»Cen’estqu’undemi-mensonge.Toutsonparcours,desmeilleuresprépasaux dossiers juridiques duConseil d’Etat, dumilitantisme àAides aux négociations budgétairesinterministérielles,a finiparcomposerunformidableréservoird’expériences.Mais lavéritéestqu’ilne saitpasbienparoùcommencer.Danscette écolequi enseigneà longueurd’amphis lesvertusdeladémocratie,lesdirecteursonttoujoursfonctionnésurunmodeautoritaire.Ilsentbienquemêmesisonélectionaétéaisée,illuiresteàasseoirsonpouvoiretsalégitimité.Pourdonnerungageauxétudiantsqui,sixmoisplustôt,étaientengrève,Descoingsapermisle

redoublementen«A.P.»,l’annéepréparatoire.Mieuxvaut,commelesgrandesécoles,sélectionnersévèrementàl’entréepuisaccompagnerlesélèvesjusqu’auboutducursus,plutôtqued’enlaisserlamoitié sur lecarreauauboutd’unan.SciencesPonedoit surtoutpas reproduire l’effroyablegâchispratiquésanscomplexeparl’Université.C’estl’unedesgrandesforcesdunouveaudirecteurqued’avoirtoutdesuitecomprisqu’illui

fauts’appuyersurlesétudiants.Danscettefindesiècleoùlesprofesseursontperduleurmagistèreetoùlacriseabandonnesurlebas-côtélesmoinsbienformés,l’éducationestdevenueunmarchéexigeant et concurrentiel. Il est tempsde sepréoccuperde sespremiers«usagers».Ce sont lesjeunesquidoiventêtresonobjectifaffichéetsonsoutien.Toutdesuite,Richardaprislangueavecleurssyndicats.Unsamediaprès-midi,ilafaitvenirle

représentantde l’Unef,LaurentBigorgne, un fils deproviseurd’un lycéedeNancy, familier dusyndicalismedelaCFDTdontJacquesChérèqueetsonfilsFrançoistiennentleflambeaudanssaLorrainenataleetmeurtrie.«L’Unefvotera-t-ellelebudget?aattaquéledirecteur.—Non.—Va-t-elles’abstenir?»Lejeunehommeauteintpâletenteunepartiedebluff:«Çadépenddecequevousnousoffrez…—500000francsd’aidesocialeauxétudiants.»Commentdirenon?Quelquesheuresplustard,DescoingsreçoitXavierBrunschvicg,l’undesmeneursdelagrève

de1995.C’estungrandgaillard,enjeanetblousonqui,pendantlesnuitsd’occupation,dansaitsurles tablesde l’amphiBoutmysurOffspring,ungroupepunkcalifornien.Depuis, il amontéunesectionSud,cesyndicatqui,danstoutelaFrance,tientladragéehauteauxpatronsetconcurrencelesmouvementsdegauchetraditionnels.Richard lui fait lemêmenumérodecharme.Celuiqu’ildéploiefacilementdevant lesgarçons

qui lui plaisent, à coups de sourires et de complicité juvénile.Quelques semaines plus tard, lestractsdeSud-SciencesPoaffichentunsloganrassurant :«Noussommesradicauxsur la forme,pasextrémistessurlefond.»Onnepeutpasrêvermieux…L’UNI, l’organisationqui sedéfinitde«droiteetanti-grève»,a regardéarriveravecplusde

méfiancecet ancien des cabinets socialistes. Le syndicat flaire la démagogie sous les premièresannonces.AuseindugouvernementJuppé,oùsesleaderssontrégulièrementreçus,onatordulenezenentendantDescoingsplaiderpourlaréformeduredoublement.«Cesontlesplusmodestes

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etlesprovinciauxquisontéjectés»,argumentelenouveaudirecteur.«IlvafairebaisserleniveaudeSciencesPo!»craint-ondanslescouloirsdesministèresoùlesanciensdiplôméssontlégion.Dans les rangs du RPR, il n’est pas rare d’entendre souffler : « Voilà ce qui arrive lorsqu’onpropulseàlatêted’uneécoleuntypedegauche!»Maisenfin,ilaréussiàlesneutraliser.

La haute fonction publique, le gouvernement, les ambassades de France à l’étranger, les

assembléesparlementaires,lespartispolitiques,lesdirectoiresdesentreprises,lesrédactionsdesjournaux,bref,toutecettenomenklaturafrançaiseoùlesanciensdeSciencesPosontsilargementreprésentés,observel’installationdunouveaudirecteur.Ilestbienaccueilli,cependant.Pourfêtersanomination,sonancienprofesseurdeSciencesPo,

le conseiller d’Etat Bernard Stirn, a retrouvé sa fiche d’étudiant, qu’il lui a offerte comme unerelique. A l’époque où il était son professeur, Stirn avait repéré ce jeune prince latent masquéderrière une carapace de conventions semblable à la sienne. Il sait aussi où se situe l’autrepersonnalitédeRichard.Mais commentmieuxdireque cegarçon intelligent est, comme lui, unmembredusérail?Au Siècle, dont l’ambitieux ne manque aucun dîner, « Monsieur Descoings » est devenu un

conviverecherché.Lorsdescocktailsquiprécèdentlerepas,cepatronsijuvénileestplusentouréqu’auparavant.Atable,onl’interrogesursesintentions.Ilyatoujours,parmilesmembresdececercled’influence,unancienétudiantouunparentd’élèveetsouvent,lesdeuxàlafois.

Leconseild’administrationdel’écoleestvitedevenusonmeilleursoutien.Etsonmeilleuragent

depromotionàl’extérieur.Ilyalàlevice-présidentduConseild’Etat,desmembreséminentsdelaCour des comptes, le directeur de l’ENA, des professeurs renommés et de grands patronsd’entreprise.C’estpeudirequeledirecteurlesavampés.Même leglaçantMichelPébereau,à la têteduconseildedirection, s’avouecharmé.Cegrand

banquier impérieux,PDGde laBNP,n’estpourtantpasaiséà impressionner.«C’estunportraitparfaitdeFrançaisduXVIII siècle,asouffléunjourl’historienAlainBesançon,onvoitbienenluil’officierroyal,unpeuimpérieux,habitéparledevoir.»Depuistrenteans,samorguetientenrespect jusqu’auxprésidentsde laRépublique qui le reçoivent avec componction et suivent sansbarguignersesoracles.Lorsqu’il trône au conseil, au centre de la longue table rectangulaire, les représentants des

étudiants doivent rassembler tout leur courage pour demander la parole. Leurs approximationssont saluées d’un geste d’impatience.Les revendications « gauchistes », ou que ce droitier jugecommetelles,luifontleverlesyeuxauciel.Silesdébatss’éternisent,ilregardeostensiblementsamontre. La condescendance paraît le trait dominant du caractère de ce polytechnicien quis’enorgueillitd’avoiraussifaitl’ENAetd’êtresortidanslespremiers,àl’Inspectiondesfinances,commeilsedoit.Mais avec Richard Descoings, c’est autre chose. L’ancien des classes préparatoires sait le

prendre.Apeinearrivé, il estvenu luidemander instammentde rempiler à la têteduconseil dedirection. Il sollicite ses avis sans cesse, s’ouvreenavant-premièrede sesprojetsde réformeetdemande même des conseils sur la littérature de science-fiction dont Pébereau est un amateuréclairé.Legrandpatronpleindehauteurenaétéflatté.

e

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AlatêtedelaFondationnationaledessciencespolitiques,RenéRémond,soucieuxd’éviterlestumultes, offre un appui tout aussi solide. Rémond est un intellectuel, aimable avec chacun. Safaiblesse est d’être sensible aux honneurs. Il jette à peine un coup d’œil sur les dossiersbudgétaires, écarte tout ce qu’il appelle « la technique ».Mais il sait parler aux professeurs etménager leur ego, et Richard a rapidement compris tout l’intérêt qu’il y aurait à en faire sonambassadeur.Le conseiller d’Etat se sent gauche au milieu des chercheurs et des enseignants. Il n’a pas,

commeeux,cetteéloquenceciseléedanslesamphis.Savoixvibretropdèsqu’ilhausseletonetsalanguesonnecommecelledestechnocrates.Plusennuyeux,auxyeuxdesprofesseurs,ilnepeutrevendiqueraucuntitreacadémique.Pasune

publicationàmettreà soncrédit. Il saitbienque,dans sondos,onmurmure sur« le retourdesénarques».«Encoreunclone…»,aglissé ladirectricedesétudes, le jourdesonarrivée.C’estl’undesparadoxesdeSciencesPo:danscettepouponnièredehautsfonctionnaires,lesprofesseurstiennent l’énarchie qu’ils contribuent pourtant à former pour un concentré d’arrogance etd’inculture…Les premières semaines, le « clone » a donc entrepris de se faire accepter du corps des

universitaires.Demodifiersonimageenmêmetempsquederepérerceuxsurlesquelss’appuyer.Ilainvitéavecdéférencelesplusinfluentsd’entreeuxauCafédeFloreouaurestaurantdel’HôtelLutetia, tout proches. Deux guides s’étaient proposés pour le cornaquer. Le président del’association des professeurs, François Rachline, un docteur en économie érudit et charmant, etJean-Luc Domenach, le directeur scientifique de Sciences Po. Ce sinologue reconnu, parlantcourammentlechinoisetlejaponais,avaitdéjàimpressionnéRichardentirantdesapoche,dèslafin de leurs premières réunions communes, Le Quotidien du peuple, l’organe officiel du Particommunistechinois,dontildécryptechaquejourlalanguedeboisavecunartconsommé.Spécialistedesplénums rougesetdescités interdites, il a éclairé lescoulissesdeSciencesPo

d’unelumièremoinsintimidante.«HélèneCarrère-d’Encausseestunesoviétologuedecourdotéed’ungrandtalentd’écriture,énoncecetexpertcommes’illevaitsalanternelelongd’unegaleriede portraits, Jean Leca aborde les sciences politiques à travers la philosophie… Celui-ci estaimablemaisilcroitqu’ilestbrillant…MichelWinocketJean-PierreAzémacomptentparmilesmeilleurs historiens français et sont de remarquables professeurs, mais beaucoup de leurscollèguessonttoutjustedebonsenseignantsdelycée…»Toutununiversdecoteriesetdejalousiesafiniparsesubstituer,dansl’espritdeRichard,àces

intellectuels qui le complexent. L’ancien des cabinets ministériels de la mitterrandie finissantes’étonneparfoisdecettepetitecoursaint-simoniennedans laquelle lesagrégéssecomportentenarchiducsrégnantsurdesempires-confettis,où leshistoriens jalousent les juristesquiméprisentles économistes qui ignorent les politologues. Offrir à l’un d’aménager ses horaires de cours,proposer à l’autre d’enseigner en « Boutmy », l’amphi le plus prestigieux de la rue Saint-Guillaume,peutcalmerdesrancœursnaissantes.Lesoir,àpartirdedix-huitheures,lejeunedirecteurreçoitdonc«messieurslesprofesseurs»

lesplusinfluents.Danssonbureau,trôneunelithographied’OlivierDebrébarréedecitationsdupoèteEdmondJabès,l’auteurduLivredesquestions.Ilafaitacheterdesbouteillesdewhisky.Là,devantlesverresdeliquideambréqu’onsirotedoucement,ilassoitsonpouvoirparunemultitudede petits accommodements. Accorde des décharges de cours, fait déplacer un horaire qui ne

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convenait pas, promet de freiner l’expansion d’un rival. En bon connaisseur des faiblesseshumaines, iladécidéd’organiserunsystèmedefaveurssansconséquencesdestinéesàs’attacherdesfidélitésetàneutraliserlesmoinsallants.

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Richard etGuillaumeont acheté ensemble unemaison de campagne nichée dans un jardin deroses,àSaulnières.Levillageestsanscharmevéritable,maisleurlongèredepierreestcelleoùlesPepypassaientautrefoisweek-endsetpetitesvacances,àquelqueskilomètresdeDreux.C’estunedemeureconfortableet ledirecteurdeSciencesPoapris l’habituded’yorganiser,deuxoutroisfois par an, les séminaires de son comité exécutif. Ces jours-là, toute l’équipe quitte Paris levendredi, juste après le déjeuner afin d’éviter les embouteillages, et roule en cortège sur lanationale12,derrièrelavoituredeRichard,installéàcôtédesonchauffeur.Il n’a rien caché de leur vie commune à ses subordonnés. Il a montré le jardin, les rosiers,

l’appartement du couple avec son bureau attenant, le salon et les trois autres chambres, oùdormirontlesplusprochescollaborateurs,quandlesautresirontàl’hôtel.Depuisqu’ils’estmieux installédanssesfonctions, le«patron»n’enfinitpasd’évoquerson

compagnon. La première année, il a d’abord discrètement fait venir Guillaume Pepy rue Saint-Guillaumeafinquecelui-ciprésente,aunomde laSofresdont ilétaitalors ledirecteurgénéraladjoint, les résultats d’une enquête sur les étudiants.Depuis quePepy a rejoint la SNCF commedirecteur de la stratégie, on l’aperçoit parfois le soir, arrivant à pied de ses bureaux àMontparnasse.Mêmeceuxquin’ontencorejamaisvusahautesilhouette,sonregarddivergentetsesdentsdubonheur,saventque,depetitesallusionsprovocantesenréférencestendres,sonombreplanesanscessedanslesconversationsdeRichard.Le jour où le directeur des études Guillaume Piketty, un jeune Supélec recruté autrefois par

Lancelot,estentrépourlapremièrefoisdanslebureaudesonnouveaupatron,ilaeulasurprisedel’entendreironiserdevantsasecrétaire,«Toutdemême,ceprénom,cesinitialesG.P.,celanevapas être commode de ne pas les confondre… ». Quand le gouvernement de Lionel Jospin aannoncésarésolutiondefairevoterlePacs,Richardaclamé:«CelafaitdixansqueGuillaumeetmoisommesàl’avant-garde!»Pourfinir,desprofesseurs,deschargésdemissionsontvenusdiscrètementauxrenseignements

auprèsd’AnnickLutigneaux,l’assistantequiveilledepuisprèsdevingtanssurtouslesdirecteurs.De son minuscule bureau envahi par la fumée de ses Gauloises, la secrétaire a affranchi lesignorants.Unhomosexuelvivantencouplesanssecacher,c’estunenouveauté,biensûr.LeCorseJean-ClaudeCasanova, qui enseigne l’économie avec sa voix de basse et porte haut son titre demembrede l’Académiedessciencesmoralesetpolitiques,a jugéque«cesmœurssontd’abordune souffrance… ». Mais chacun a peu à peu admis l’histoire d’amour, sans se formaliserdavantage.

Dans le salon de la maison de Saulnières, on a empilé des dossiers. Patrick, le chauffeur, a

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déchargéducoffredelavoiturelesvictuaillesachetéeschezuntraiteuretquelques-unsdecesbonsbordeauxqueRichardaffectionne.Unedizainedecollaborateursontétéconviés,dudirecteurdel’écoledoctoraleaupatrondesbibliothèques.Ceux-làn’ontpasmislongtempsàdécelerlaforcevisionnairedeDescoings.Enquelquesmois,

le jeunehommetimidedesdébutsa faitplaceàunstratègefourmillantd’idéesnouvelles.Mêmephysiquement, il paraît changé. Son regard perçant semble toujours en mouvement. Il a laissépousser ses cheveux, qu’il porte un peu longs dans le cou, avec une pointe de gel pour endiscipliner lesondulations.Seschemisessontpluscolorées, sescravatessanscesse renouvelées.SonambitionpourSciencesPoestexaltante.«JeveuxenfaireleHarvardàlafrançaise!»a-t-ildécrété.Depuis,lesréformessesuccèdentàunrythmeéchevelé.Pour s’assurer des soutiens, Richard s’est transformé en politique. Alain Lancelot, avant lui,

passait déjà une partie de son temps à fréquenter les couloirs de l’Elysée et lesministères pourobtenirdesrallongesàsasubvention.«Ilyadebonneschancesquetouslestypesdontvousavezbesoinaientfaitl’ENA,commevous»,répète-t-ilàRichardlorsqu’ilsdéjeunentensembleàdeuxpasduConseilconstitutionnel.Auprintemps 1997, JacquesChirac a décidé une dissolution qui a ramenéune coalition rose,

rougeetvert sur lesbancsmajoritairesde l’Assembléeet ila fallu renouerdescontactsavec lagauche.Deux ans plus tôt, lorsque son ancienne collègue du cabinetLang,ClotildeValter, avaitvoulu l’enrôler dans la campagne présidentielle de Lionel Jospin, Richard avait décliné l’offre.Maintenant que les socialistes sont de retour au pouvoir, il assure qu’en dépit de sa nominationsous un gouvernement de droite, sa vraie famille de pensée se trouve là. Et puis, les anciensSciences Po sont nombreux àMatignon et au sein du nouveau gouvernement socialiste.OlivierSchrameck, le directeur de cabinet du Premierministre, est un conseiller d’Etat, comme lui et,mieuxencore,aoccupéavecpassion,douzeansplustôt,lepostededirecteurdesenseignementssupérieursauseinduministèredel’Educationnationale.Richard a surtout trouvé un allié inattendu, hors des solidarités de coteries, au ministère de

l’Education nationale. Lionel Jospin y a placé son plus fidèle ami et conseiller,ClaudeAllègre.C’estunespritfinsousunealluredefortengueule.Habituédesinstitutsderechercheétrangers,ilestbiendécidéàréformerl’Universitéfrançaisepourlamettreauxnormesdecesgrandesfacultésaméricainesoueuropéennesqu’ilfréquentedepuisdesannées.Le ministre a trouvé en Descoings un directeur qui partage beaucoup de ses convictions.

«Personnenecomprendrienànotresystème,expliqueAllègre.LesDeugn’existentpasailleurs.ASciencesPo,votreannéepréparatoireet lesdeuxansquisuiventn’ontaucunesignificationpourune université anglo-saxonne. La plupart de nos diplômes n’ont pas d’équivalence à l’étranger.C’est par les jeunes que nous ferons l’Europe mais l’Europe n’est pas capable de lancer unepolitiqueenfaveurdesjeunes.Alors,nousallonslafaireaveclespaysleadersdel’Union!Sicelamarche,lesautressuivront…»Cesensducoupd’éclat,cetteambitiononteutôtfaitdeséduireRichard.LorsqueClaudeAllègre

aréunien1998àlaSorbonneseshomologuesbritanniques,allemandsetitalienspourlesengageràharmoniserleursdiplômes,ledirecteurdeSciencesPoasuivipasàpasleurstravaux.Unanplustard,leprocessusdeBologneasacrélafameuseréforme«LMD»,licence,masteretdoctorat,uneorganisation des enseignements en semestres qui doit favoriser les échanges universitaires enfaisantconverger les systèmesd’enseignement.Richarda toutdesuitecomprisqu’il tenait làun

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levierpourtouttransformer.

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DanslejardindeSaulnières,lapetitetroupes’estréuniepourprendrelecafédevantlamaison.Il fait beau. On s’installerait presque dans des chaises longues pour une sieste légère, dans lesparfumsduprintemps.Comments’endormir,cependant,enayantsanscesseRichardsurledos?Jamais il ne dételle ! Dans cette école où l’on enseigne la modération et le balancement

circonspect, ce « oui, mais » tellement Sciences Po, le directeur impose un rythme effréné quibousculetouslesusages.Lematin, il aprêchépourque l’onadopte trèsvite la réforme initiéeparAllègre.Dèsque le

conseild’administrationl’auravotée, lascolaritéàSciencesPopasseradetroisàcinqans.Maiscommentoccuperlesétudiantsdurantcesdeuxannéessupplémentaires?Audéjeuner,onaparléstages, coursd’application.Mais riende saillantn’a retenu l’attentiondupatron.Pour lecafé, ilveutduneuf!Quelquechosequitransformelesélèvesetlesmarqueàjamais.HabituédesséjoursenAsie,oùilavécuplusieursannées,Jean-LucDomenachtrouvetoujours

lesFrançais…tropfrançais.«Ceseraitbiend’obligerlesétudiantsàvoyager…»LesenfantsdelabourgeoisiepartentenvacancesenAngleterreouauxEtats-Unis,fontleurshumanitésàRomeetVeniseenpoussantparfoisjusqu’auxpyramidesd’Egypte.Maisraressontlesélèvesayantlarguéparentsetamarrespourdécouvrirdurablementunautrepays.Asescôtés,FrancisVérillaudréfléchitprudemment.Leresponsabledesrelationsinternationales

de l’école a été recruté par Alain Lancelot, quelques années plus tôt. C’est un ancien du Quaid’Orsay, un quinquagénaire à l’allure british, habile et fin psychologue. Depuis longtemps, ilplaidepourallongerlecursusdeSciencesPoetplacerl’écoleauniveaudesgrandesuniversitésinternationales.«Vousferezçaavecmonsuccesseur»,luiaditLancelotenpartant.Depuis,ils’estarrangépourdevenir leprincipalconseillerdeDescoingspour lesaffairesétrangères,augrandagacement des professeurs de relations internationales qui méprisent ce conseiller qui tutoie ledirecteur:«RichardasonpetitTalleyrand.»EnvoyantlepatronseredresseràlasuggestiondeDomenach,Vérillaudaflairélabonneidée.

«Onpourraitlesenvoyertroisouquatremoisàl’étranger?»Depuisdixans,quelquesmilliersdejeunesEuropéensontprofitédesprogrammesErasmussansquejamaisSciencesPon’yparticipe.«Nous les ferons partir une année ! » tranche aussitôt Richard. Il ne sait pas encore que, dansquelquesannées,L’Aubergeespagnole,avecseshérosquimusardentdanslesfacsdeBarceloneetdécouvrentl’amoursurlestoitsdelaSagradaFamília,seral’undesesfilmspréférés.Auconseild’administrationsuivant, le fougueuxgénéralexposesonprojet :«Notrehorizon,

c’estlemonde,notremaisonc’estl’Europe.»Onl’écouteavecscepticisme.C’estbienbeau,maiscommentcompte-t-il s’yprendre?Unprofesseur se souvientencored’avoirentendusonvoisinsouffler:«Milleétudiantschaqueannéeàl’étranger?Ilrêve!»

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Il ne rêve pas. Quelques mois plus tard, le voilà qui embarque avec sa petite troupe deprofesseurs et de chargés demission dans des avions à destination dumonde entier. C’est toutRichard Descoings que d’aller « vendre » aux universités les plus prestigieuses d’Europe,d’Amérique ou d’Asie la vitrine rutilante d’une école qui, jusque-là, n’a d’autre renomqu’hexagonal.L’ancienenfantdesquartiersbourgeoisdeParisn’aimepasvoyageretconnaîtmall’étranger.Maisilacomprislanécessitédepréparerlesélitesàlamondialisation.

En Europe, on le reçoit partout. A la London School of Economics, au cœur de la Freie

UniversitätdeBerlin,surlecampusdelaStockholmSchoolofEconomicssuédoise.Maisdèsquel’onquittelecontinent,leschosessontplusdifficiles.«Unétudiantcoûtant15000dollarsaubasmot dans une université américaine quand les droits d’inscription en France sont d’à peine 600euros, la France est systématiquement désavantagée : nous avons quinze étudiants américains enFrancepourunFrançaisacceptéoutre-Atlantique,aénoncéVérillaud.Ilfautobtenirunéchangedeunpourun.»Pouryparvenir,Descoingsaimaginéunmagnifiquecoupdebluff:ilvaéchangerl’excellence.

Rue Saint-Guillaume, la plupart des professeurs ont encore coutume d’appeler leur institut « lamaison».AuxEtats-Unis,auJapon,Descoingsprésente«SciencesPo»commes’ils’agissaitdel’unedesplusprestigieusesuniversitésfrançaises.LeministredesAffairesétrangèresHubertVédrineaacceptédedemanderauxambassadeursde

Franceàl’étranger–presquetousd’anciensdiplômésdel’école–defaciliterlepluspossiblelescontacts.C’estainsiquel’ambassadeurdeFranceàWashington,FrançoisBujondel’Estang,etlesherpa

deJacquesChiracà l’Elysée,Jean-DavidLevitte, luiont recommandéuneFrançaiseétonnante,àChicago. A la tête de Baker & McKenzie, l’un des plus grands cabinets d’avocats du monde,ChristineLagardeest touteprêteàdonnerquelquesconseils.DedeuxansplusâgéequeRichardDescoings, c’est une provinciale qui a spectaculairement réussi aux Etats-Unis. Diplômée del’Institut d’études politiques d’Aix-en-Provence, elle a plaisanté d’emblée devant le conseillerd’Etat en lui avouant qu’elle avait échoué à l’ENA.Elle n’a rien à envier àRichard, cependant.PremièrefemmeàprésiderlecomitéexécutifdeBaker&McKenzie,cettegrandebringuerieusequiparleanglaisavecaisanceestrégulièrementsollicitéeparleWallStreetJournalpoursavisiondu monde des affaires. Grâce à elle, le directeur français pénètre les arcanes des law schoolsaméricainesetfréquentelesdînersduTout-Chicago.« L’imposture fonctionne », soupire parfois Richard lorsqu’il mesure le décalage entre ses

appuislesplusspectaculairesetlaréalitédesapetiteécole.Maisçamarche!ATokyo,Jean-LucDomenach,leseulàparlerjaponais,cornaquelapetitetroupedudirecteurau

cœurdesuniversitésdeTodaietWaseda.Lajournée,onseplieauxcourbettesindispensables.Lesoir,ondînedansdesrestaurantsdesushisduquartierdeShinjuku.Vingtfois,surtout,ilsfontlevoyagejusqu’auxEtats-UnispourvisiterlescampusdeColumbia,

de Princeton, de laKennedy School deHarvard et, àMontréal, celui de l’université canadienneanglophoneMcGill.RichardDescoingsnégociepiedàpiedlapossibilitédeconduiredesdoublesdiplômes franco-américains et desmasters communs. Ce « détour américain » doit permettre àl’écoledelarueSaint-Guillaumed’existerpartout.

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L’ancienmaîtredesrequêtesauConseild’Etatn’estpasprofesseur,contrairementàl’immense

majorité des présidents d’universités étrangères. La plupart de ses homologues européens ouaméricainssontdesuniversitairesreconnus.Paslui.Lorsdesremisesofficiellesdedoctorats,toutlemonde parade en toge sur l’estrade, quand il reste au pied des tribunes. Richard est presquetoujoursleplusjeunedanslessymposiumsinternationaux.Reléguéhorsdescerclesoùconversentlesprofesseursquidébattentdeleurstravauxets’estimententrepairs.C’est humiliant, cette façon qu’ils ont tous de lui demander « Et quelle chaire avez-vous

occupée?»avantderéprimerunepetitemoueenapprenantqu’iln’ajamaisenseigné.Au-delàdesfrontières françaises, le corps des conseillers d’Etat ne signifie rien.On le prend pour un jugeadministratif.Iln’aaucunepublicationscientifiqueàsonactif.Pasmêmeunlivredansunemaisond’éditionfrançaise.Enarque,etalors?Laplupartdeschercheursn’ontqueméprispourleshautsfonctionnaires…Mais Richard a du charme, une intelligence évidente et de l’énergie. Lisa Anderson, alors

présidentedel’universitéColumbia,àNewYork,sesouvientencoredeseseffortspouraméliorersonanglaisjusqu’àparlertrèsconvenablement,auboutdequelquesannéesdecoursparticuliersetmalgréunaccentàcouperaucouteau.Cettepolitologue,démocrateécoutéepar l’administrationClinton, a vu arriver avec intérêt ce Français de dix ans son cadet. « C’est un imaginatif qui acompriscequelesprochainesgénérationsaurontbesoindesavoir.»Spécialiste du Maghreb et du Moyen-Orient, l’intellectuelle s’inquiète de voir que les

universitairesaméricainscontinuentdepenserdansunentre-soiconfortablemaisdangereux.C’estunefemmeavenanteetcultivée.ElleaplaidéavecardeurpourquelejeunepatrondeSciencesPosoitlepremierEuropéenadmisàl’Apsia,cetteprestigieuseassociationdesécolesprofessionnellesd’affairespubliques,réseaudesplusgrandesuniversitésaméricaines.Pour Richard, c’est un succès. Pour la France, c’est une reconnaissance. AMatignon, Lionel

Jospinseméfieunpeudecedirecteurquiparaîtaccompliràmarcheforcéedesréformesquesongouvernement a suspendues, faute d’adhésion de son électorat traditionnel.Mais au sein de soncabinetetdesongouvernement,laplupartdesconseillersadhèrentpleinementauxtransformationsdel’écolequiestaussi,souvent,celledeleursenfants.

RichardDescoingsaproposéquelaprochaineréunionde l’ApsiasedérouleàParis?Hubert

Védrine organise aussitôt au Quai d’Orsay un fastueux dîner pour la trentaine de présidentsd’universitéde l’association.PorcelainedeSèvres,verresdesCristalleriesSaint-Louisetgrandsvinsissusdel’unedesplusbellescavesdelaRépublique.Lelendemain,c’estl’administrateurdeVersailles,HubertAstier,unanciendel’ENApromotionStendhal,quiouvrelaGaleriedesglacespourunevisiteprivéeetoffreundînerauTrianon.Rienn’esttropbeau,désormais.QuandledirecteurdeSciencesPoarrive,danssa607bleumarinedefonctionconduiteparson

chauffeur,lorsqu’ilreçoitàdéjeunerrueSaint-Guillaume,danslasalleàmangerparticulièrequidonne sur le jardin, et dîne le soir au Siècle, on croirait voir un ministre. Pour les présidentsd’universitésaméricaines,ceuxdeHarvardoudePrinceton,celan’ariendesurprenant.Toussontlogés dans de confortables maisons sur leurs campus et payés comme des patrons de grandesentreprises.MaisenFrance,oùl’Universitéestpauvre,paralyséeparsonstatutetsescorporations,

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l’autonomiedeSciencesPo,quiagit avec le soutiende l’Etat etde l’argentpublic, commenceàsusciterlajalousie.En2000,pourcélébrerl’internationalisationdel’école,Richarddécideunspectaculairevoyage

àLondresafindecélébrerla«diplomation»delapremièrepromotionduXXI siècle.Danslesdînersde la rueGodot-de-Mauroy,ons’épatede levoirsientreprenantet siambitieux.Maisonl’aide,chaquefoisqu’onpeut.GuillaumePepyetsonsecond,DavidAzéma,à la têted’Eurostar,ontréservéplusieurswagonsdansuntrainetledirecteurestpartiavec400étudiants,unaprès-mididumoisdejuin,versl’Angleterre.Védrine, encore lui, a demandé à son homologueRobinCook de recevoir toute la troupe au

ForeignOffice. Le soir, le directeur de Sciences Po a fait louer une discothèque. « Le deal estsimple : nous ne paierons pas de nuit d’hôtel, a-t-il annoncé triomphalement aux nouveauxdiplômés.Lescouche-tôtsedébrouillerontdeleurcôté,lesautresdanseronttoutelanuitjusqu’autraindulendemain.»Evidemment,ilestdes«autres».Aprèsledîner,Richardarrivejusqu’àlaboîte,entourédecentainesdejeunesgens.Ilatroqué

son costume de directeur pour un pantalon de cuir, un tee-shirt et un gilet sans manches, très«annéesPalace».Musique,alcool,fête,ilestdanssonélément.Sesdeuxviesenfinrassemblées,ildansetoutelanuit,excité,ivreetheureuxaumilieudesesétudiants.

e

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De l’entréede la rueSaint-Guillaume,onn’entendait toutà l’heurequ’unbrouhaha joyeux.Amesure que l’on traverse le hall, la fameuse « péniche » autour de laquelle une demi-douzained’huissiersattendencore l’arrivéedudirecteur,ondistinguemieux lenomrépétéau rythmedesmainsquitapentsurleboisdespupitres:«Ri-chie!Ri-chie!Ri-chie!»L’amphiBoutmyaffichecomplet.Lestravéessontpleinesetdesdizainesdefillesetdegarçons

sontassissurlesmarchesdescendantverslachaire.Lajeunessedébordedepartout,masséejusquesurlamezzanineoùdesfacétieuxontdéployéunebanderolereproduisantlevisagedudirecteur,«BienvenuechezRichie».Dans l’amphi, l’atmosphère a viré au délire lorsqu’un garçon est arrivé en hurlant, rouge et

essouffléd’avoircouruàfonddetrainpourprévenirlafoule:«Ilarrive!Levoilà!»Çahurle,çasiffle,onamêmeallumédesbriquetscommeàunconcertderock.La silhouette longiligne et élégante s’avance.A l’entrée de l’amphi, une haie d’honneur s’est

forméespontanémentpourluiouvrirlepassage.Visageimpassible,unsourireflottantlégèrementau-dessus dumenton pointu,mais les yeuxmobiles pour ne rien perdre de son triomphe, «Ri-chie»descendlentementversl’estrade.L’assembléeexulte.RenéRémond,qui l’accompagne,abiencomprisquecetenthousiasmeneluiétaitpasdestiné.

JamaisleprésidentdelaFondationnationaledessciencespolitiques,grandofficierdelaLégiond’honneuretacadémicienfrançais,n’asuscitéunetellefièvreparmiceuxqu’ilconsidèreencorecommedesgamins.Leseptuagénaireenestpresquegêné.Oh,cen’estpasqu’ilsoitenvieuxdessuccèsd’unautre,luiquiaccumuletouteslesdignitésquelaRépubliqueaccordeàsesserviteurs.Mais en historien, il s’inquiète vaguement de voir ces étudiants, auxquels l’école s’échine àtransmettrelesvaleursd’unedémocratiemodérée,manifesteruntelculteàleurjeunedirecteur.D’ungeste, il a ramené lecalme.C’estunhommed’expérience,dont le sensde ladiplomatie

avaitdéjàfaitmerveilleenmai68,lorsqu’ilavaitfallunégocieraveclescontestatairesdelafacdeNanterre.Cegrandcatholiqueétaitlemembreleplusàdroitedel’assembléedesprofesseurs,maisil en était vite devenu le plus populaire au point d’être bientôt élu président de la nouvelleuniversité.Toutdemême,ilvientdecomprendrelesensd’unephrasequ’unconfrèresociologueluiaglisséequelquessemainesauparavant:«Lanouvellegénérationabesoinderockstars,elleenatrouvéuneavecDescoings.»L’idoledesjeuness’avanceverslemicro.D’unairgrave,Richardaembrasséenunregardcette

fouleheureuse.Ilsaitbienqu’ilfautrassurerlesvieuxprofesseurstoutenconservantlaferveurdeses jeunes troupes.En quelques phrases, il a décidé de jouer pour les deux publics. «Vous êtesparvenusàentreràSciencesPoetjevousenfélicite…Maisnevousytrompezpas,vousn’avezencore rien fait.Ne vous prenez pas pour l’élite de la nation, vous en êtes loin encore. Il vous

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faudra travailler, apprendre, vous ouvrir aux autres et sortir de votre condition de jeunesprivilégiés.Ilvavousfalloirtransformerl’essaietabandonnervotrecocon.Nevousdemandezpascequel’écolepeutfairepourvous,maiscequevouspouvezfairepour lesautresetpourvous-mêmes.Pourcela,maportevousseratoujoursouverte!»

Jamaisundirecteurn’aparuaussiprochedesesélèves.Chaquejour,Richards’arrêteautourde

la péniche, ce long banc en forme de bateau qui trône dans le hall. Il repère les timides, lesprovinciauxencore un peu gauches aumilieu des Parisiens pleins d’aisance avec leurs cheveuxpluslongs,leursvestesàlamodeetlaVespaqueleurontachetéeleursparents.«Jeveuxquelesétudiantssoientheureux!»a-t-ildécrétédevantMichelPébereauquiprofessait

lecontraire.L’austèrebanquier,enanciendesprépasàlafrançaise,assureque«lavieestdifficileetquelesétudiantsdoiventêtrestressésafindesepréparerauxréalités…».Richardpensetoutlecontraire.Lespelousesdu«jardinpersonneldudirecteur»,jusque-làentouréesd’ungrillage,ontétéouvertesauxélèveset il se félicitede lesvoir« s’embrasser sur l’herbe»depuis sa fenêtre.Richieenchaînelesrendez-vous,harassédetravail,maistrouvetoujoursunmomentpouruncaféauBasile.Là,aumilieudestablesenfumées,lesjeunesgenssepressentautourdelui,stupéfaitsetravis de découvrir cet homme de quarante ans si disponible et bienveillant. On peut l’inviterfacilementàunspectacledonnépar la troupede théâtreamateurde l’école. Ilaccordedessallesauxclubs,accroîtlessubventionsauxassociationsetlesélusdubureaudesélèvessontprioritairesdanssonagenda.Aucunparadisartificielneluiaapportéleplaisirqu’ilaàfrayerchaquejouraveccettejeunesse.

L’ancienenfantsageapourlesfortestêtesuneindulgencedegrandfrère.L’ex-militantd’Aidesagardéuneadmirationpourceuxquibataillentcontrelesinstitutions.L’amateurdesfêtesdéjantéescherchetoujoursunpeu,souslesalluressages,lesigned’unetransgressionpossible.

Richard a demandé qu’on lui signale les décrocheurs, ceux qui paraissent plus inhibés, plus

déprimésquelesautres.Lui-mêmeaconservélesouvenirdesesannéesd’adolescenceavecleurschagrinsd’amouret leursvertigesexistentiels. Ilenagardéunesensibilitéparticulièrepourcesjeunesgarçonsincertainsqu’ils’appliqueàpousserdoucementdansleursderniersretranchements.Plus personne n’ignore l’homosexualité du directeur. Richie le magnifique est souvent

imprudent. Une mère a menacé de faire un scandale après avoir découvert le petit mot pleind’allusions sentimentales qu’il avait envoyé à son fils et il a fallu toute l’habileté de l’unde seschargésdemissionpourleconvaincrequ’ilnepouvaitpasseulementlarenvoyerd’un«cegarçonestmajeur»…Lorsdesfêtesétudiantesqu’ilnemanque jamais, ilpeutprovoquerfacilement.Flirteravecun

jeuneéphèbe,fairelejolicœurdevantunélève.Unefois,pourmoquerunsyndicalisteétudiantquiparadaitavecunefille,ilfaitminedeluivolersaconquêteenquittantlasoiréeavecelle.IlenvoiedesSMSenflammésàungarçondevingtans,auteintveloutécommeceluid’unepêche.«Ontheedge»,disaitDianedeBeauvauautempsdeleursnuitséreintantes.Iln’apasoubliésongoûtpourlesabîmes.C’estundirecteurquientend jouer son rôleau-delàdes limiteshabituelles.Unmaîtrecomme

dans les lycées à l’antique ou les collèges anglais. Il vise à l’enrichissement des esprits, mais

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prétendaussilibérerlescorps.Ils’estmisàécouter«Lovin’Fun»,cetteémissiondeFunRadiooùlejeuneanimateurDifoolet

le pédiatre Christian Spitz, surnommé « le Doc », ont inauguré à la fin des années 1990 uneémissionde libreparoleprovocante et salutaire sur la sexualité des adolescents.S’il n’avait pascraintdevoirRenéRémonds’insurger,ilauraitbienconvié«leDoc»pouruneconférence.Plustard, il fera d’ailleurs venir un autre psychiatremédiatique,DidierDestal, le « psy » de « LoftStory»,lapremièreémissiondetéléréalitédeM6,afind’ouvrirauseindeSciencesPounecelluled’écoutepsychologiquepourdécelerlemal-êtreétudiant.Ilaconseilléàquelquesgarçonsdontilavaitdevinélesambivalencesd’allervoirL’hommeest

une femme comme les autres, charmant film de Jean-Jacques Zilbermann mettant en scène lesdifficultésd’un jeunehomosexuel juif, incarnéparAntoinedeCaunes,àse faireaccepterparsafamille.Quelquesparentssesontétonnés,pourtant,lorsqueleursenfantsleurontrapportéqueledirecteur s’offrait lui-même en modèle d’une différence assumée, jusqu’à clamer un jour enamphi:«JesuislepremierpédédeSciencesPo!»Maisparmilesjeunesgens,hormisauseindelapetiteassociationdesétudiantscatholiquesdel’école,Richiefaitl’unanimité.

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Le petit jeune homme qui flottait dans son loden n’est plus qu’une ombre lointaine. Il s’estentraîné à parler en public, àménager une progression dans ses discours, à corriger son légerchuintement.Ils’estlaissépousserunefinebarbequiluidonnel’allured’unjeuneprinceitalienetaccentuesoncharme.RueSaint-Guillaume, toute une génération qui avait connu l’école d’antan se sent dépossédée

depuis son arrivée. Sa stratégie en coups de boutoir et son goût pour le changement permanentcommencent à créer résistances et inquiétudes. Chacun se sent continuellement sur la sellette,angoisséàl’idéedenepasenêtre,d’êtredépassé.Lorsd’unpotdedépartenretraite,unprofesseura lancé :« Ilyaunfouà la têtede l’école,

bonnechanceàceuxquirestent!»Lorsqu’unebonneâmearapportélascèneaudirecteur,ilafaitsonsourireendentsdescieetlâchéavecunmouvementlégerdelamain:«Bondébarras,non?»LescollaborateursdeRichardontvitecomprisqu’ilvautmieuxnepass’opposeràlui.Undébut

decritique,un soupçondedouteet l’œil rieur, l’écouteattentive se transformenten indifférencepolie, prélude dangereux à l’excommunication. « Je ne peuxmarcher qu’avec des gens qui ontenviedemesuivre»,a-t-ilprévenud’emblée.Et,pourceuxquiregimbent,ilfaitminedeserrerungarrotimaginaire…

Ilyaautourde luides jeunesgensprêtsàsedamnerpour luiplaire.On les reconnaîtàcette

façonqu’ilsontdechercheràbriller,àdevancersesdésirs,àleurregardéperdudereconnaissanceaumoindrecompliment.Sescollaborateurs,surtout,formentunpetitgroupecompactd’admirateurs.Cettearmée,dontla

plupart des soldats n’ont pas trente ans, s’est vu proposer des salaires inhabituels dans unétablissement d’enseignement,même àHEC ou Polytechnique. « 60 000 euros à vingt-sept ans,c’est beaucoup », a tiqué le banquierMichel Pébereau en apprenant la rémunération de XavierBrunschvicg,cejeunesyndicalistedeSudtoutjustebombardédirecteurdelacommunication.«Ilmefautlacrèmedelacrème»,arétorquéRichard.Des garçons frais émoulus de l’école, de jeunes énarques qu’il a autrefois poussés vers les

concours, continuent à revenir dans ses parages, comme aimantés par ce prince qui fourmilled’idéesnouvelles.Richard les inviteauPerron,unpetit restaurant italienprèsde la ruedesSaints-Pèresoù l’on

dégusteàl’automnedespâtesauxtruffesblanchesduPiémont.«Vousallezlongtempssupporterdevousennuyerdansvotrejob?»attaque-t-il.Puis,iltracelacartedesmondesàconquériretc’estcommes’ilbarraitlaPinta,laNiñaetlaSantaMaríaversl’Amérique.«Harvardàlafrançaise…révolutionéducative…renouvellementdesélites…»Raressontceuxquineselaissentpasenrôler.

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Onavitenoté,danslescouloirs,l’empirequ’ilasursesaffidés.Lafaçondontillesenvoûteetlespressure.Cemélangedeséductionetd’autorité.L’undeseschargésdemissionl’appelle«leGrand»,commes’ils’agissaitdel’empereurAlexandre.L’autreestretrouvésanglotantaprèsunenoteretournéeassortied’uncommentairecinglant.Encore aujourd’hui, nombreux sont ceux qui reconnaissent avoir été sous l’emprise de cette

intelligenceetdesoncharmemagnétique.Ilsl’ontadoré,c’estunfait.Richiesemontreattentifauxemployés,nemanquantjamaisunpotdedépartpourlequelildira

quelques mots charmants. Les appariteurs ont été reçus pour un petit déjeuner dans sa salle àmanger. Parmi les plus modestes, on adore ce grand type pas bégueule qui se préoccupe dessalaires de chacun, distribue des primes et respecte scrupuleusement le droit du travail des plusfragiles.Réformiste,ilaétél’undespremiersàvouloirintroduirelaréformedes35heurespourlesmétierslesplusingratsdel’administration.Lessyndicatsd’employésnetrouventrienàredireàcepatronprogressiste.L’autre visage du directeur est plus déjanté, cependant. Plus trivial, aussi. Il provoque ses

collaborateurs. Alimente les jalousies d’un compliment pour l’un, d’une plaisanterie leste pourl’autre. Au crépuscule, il n’est pas rare qu’il emmène une demi-douzaine de ces plus jeunesgarçonsdîneretsurtoutboiredansdesbarsd’hôteloùilcommandedegrandsvinsdont ilpayelui-mêmelanoteastronomique,auxyeuxdetous.Unsoir,ilproposed’allerdanserauQueen,maislapetitebandeestrefouléeàl’entrée.«C’est

bienlapremièrefois!»proclame-t-ilet,pouracheverdedésorientercesjeunesgensquilesuiventcommeungourou,illestraînejusquedansunbaràhôtesses.Unendroitsinistre,avectroisfillesaccrochéesaucomptoir,quiviennents’asseoirsurlesgenouxdeRichardàlapremièrebouteilledechampagnecommandée.Pour une autre occasion, il mène les garçons et notamment l’un d’entre eux qui vient de se

marier dans un club homo, où, au-dessus du bar, on diffuse des films pornographiques sur ungrandécran.L’empereurdécadentaimemoquerlagênedesajeunecour.

Sonéquipe,cependant,fonctionnecommeuncabinetministériel.Ilfautagirvite.Sacourtoisie

d’énarquepeutparfoisêtreglaciale. Il abombardé leprofesseurd’institutionspolitiquesOlivierDuhamel«conseillerspécial»,«commeenaunleprésidentdesEtats-Unis»,rit-ilsansquel’onsoittoujourscertainqu’ilplaisantevraiment.Duhamelestfilsdeministre,anciendéputéeuropéen.Sonépouse,EvelynePisier,estelle-mêmefilled’unhautfonctionnairemaurrassienetagrégéededroitcommelui.Unmodèled’héritier,affectifetraisonneur,militantsocialisteetvice-présidentduSiècle. Le « conseiller spécial » est vite devenu son meilleur allié au sein du conseild’administrationdelaFondationnationaledessciencespolitiques.La presse a commencé à s’intéresser à ce patron simoderne. Richie reçoit les journalistes à

déjeuner,soigneles«rubricards»éducationdesgrandsquotidiens.XavierBrunschvicg,àlatêtedesacommunication,aeuunetrouvaillepourcontrebalancercesurnomunpeutrop«gay»queluiontdonnélesétudiants:«Lesjeunesl’appellentsurtoutRichieD…pourriche-idée»,glisse-t-ilauxjournaux.Désormais,laplupartdesesportraitsmentionnerontcequalificatifinventédetoutespièces.Illuimanquepourtantquelquechose.LorsqueRichardregardecesamphisbondésquil’adulent,

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ilnevoitencorequedesjeunesbourgeois,àpeinedifférentsdeceuxqu’ilcôtoyaitvingtansplustôt.Rienqui ressembleàcette transgressionmajeurequ’il aspireà incarner. Il lui fautunprojetgénéreux,enthousiasmantetnovateurquilepropulseaupremierplan.

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LaberlinesombreaquittélefaubourgSaint-GermainpourremonterverslenorddeParis.Lechauffeuravanceparà-coups,danslegrandflotdevéhicules.OnapassélaportedeClignancourtetlavoitures’enfoncedanslesruesdeSeine-Saint-Denis.Atraverslesvitres,ondistinguelesétalscolorésdébordantsurlestrottoirset,auloin,desbarresd’immeublesgris.Richard Descoings s’est décidé à faire le voyage de l’autre côté du périphérique, vers cette

sociétébigarréeetpauvrequ’iln’ajamaisfréquentée.RueSaint-Guillaume,onnevoitpresquequede jeunesbourgeoisà lapeau roseetquand leur teintestd’ébène,ce sont les filsdediplomatesafricains. Lorsque le directeur monte jusqu’à son bureau, et regarde les portraits de sesprédécesseurs, il sait pourtant que l’histoire deSciencesPo a surtout retenu deux d’entre eux etdeux grandes dates : EmileBoutmy, le fondateur en 1871 et JacquesChapsal, le refondateur en1945. Chacun porté par une réflexion sur la faillite des élites, à un moment marqué parl’effondrement du régime. Ces deux-là ont pensé qu’on pouvait régénérer la France. Depuis,Richardestobsédéparl’idéed’êtreluiaussilerefondateurdesaristocratiesdupays.Sur la banquette arrière, CyrilDelhay,Vincent Tiberj etMadaniCheurfa observent ce patron

qu’ils admirent découvrir ces visages venus d’Afrique, d’Orient et d’Asie. Depuis plusieurssemaines,lestroisjeunesgensdémarchentdeslycéesd’Ile-de-FranceetdeMoselleclassésenZEP,afin de tester une idée folle : faire entrer à Sciences Po quelques élèves issus de ces banlieuesignoréesdesélites.Parfois,ilssefontl’effetd’êtredes«témoinsdeJéhovah»,tantilfautavoirlafoipourbriserlespesanteurssociales.Maismaintenantqu’ilsroulentaumilieudescitésdanscettegrossevoituredefonction,ilsensontconvaincus:«Oui,quelquechoseestentraindechanger!»Comme toujours avec Richie, l’affaire s’est bouclée en quelques mois. En 1998, lorsque le

politologueDominiqueReyniéluiavaitenvoyéunenotepourdéplorerqu’iln’yait«aucunnomàconsonance arabe dans la liste de la nouvelle promotion de l’ENA » et proposer une forme dediscrimination positive au concours d’entrée à Sciences Po, Descoings avait renvoyé l’exposébarréd’unephrasedéprimante:«Tropcasse-gueule!»Deuxansplustard,ilafaitvolte-face.Dans la voiture, les trois garçons n’en reviennent toujours pas de l’incroyable rapidité avec

laquelleleurpetitetroupes’estconstituée.Brunauteintpâle,visagefin,CyrilDelhayestunpeuleleaderdelatroupe.IlestunancienélèvedeRichardetsonprotégé.Cenormalienagrégéd’histoiredevingt-huitansaabandonnésapréparationàl’ENApourfaireduthéâtreavantdeserésoudreàenseigner.AprèsdesdébutsdansunlycéebourgeoisduV arrondissementdeParis,ilaétéaffectéaucollègeJean-Vilar,àLaCourneuve,maisilcontinuerégulièrementàrencontrerledirecteurdeSciences Po. Chaque fois qu’ils prennent un verre ensemble, le jeune professeur raconte sesaventuresenbanlieue.Dixfois,ilafaitletestdedemanderàsesélèvess’ilsavaientdéjàentenduparler de Sciences Po. « Deux tiers de mes classes de troisième dans le V arrondissementconnaissaientl’école.ALaCourneuve,unseulélèvealevéledoigtenavançanttimidement:“Euh,

e

e

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c’estuneécoleoùl’onnefaitpasdemaths?”»Unsoirdemars2000,ilssesontretrouvésdansunbaràvindelaplacedelaMadeleine.Cyril

voulait proposerun coursd’art oratoire aux futursdécideursde la rueSaint-Guillaumemais saproposition a été absorbée endeuxgorgées.RichardDescoings caresseune autre ambition. « Ilfaut que nous démocratisions l’accès à Sciences Po !On pourrait créer une passerelle avec leslycéesprofessionnels…Entoutcas,jeveuxdel’action,sinondansvingtans,onyseraencore.»Uneheuredediscussionetunenuitblancheontsuffipourquelejeuneagrégéd’histoirebondissesur l’occasion. Dès le lendemain, il a envoyé une note de trois pages, encore flouemais assezenthousiaste, pour queRichard lui confie le soin de former une petite équipe pour unemissionexploratoire.Madani Cheurfa a été le premier surpris qu’on fasse appel à lui. Issu d’une famillemodeste,

ancienélèved’unlycéedeCreil,enSeine-Saint-Denis,cedoctorantensciencespolitiquesdevingt-quatre ans,qui cache sa timiditéderrièredepetites lunettes rondesd’intellectuel, a toujoursprisbiensoindepuisledébutdesesétudesderefusertouteassignationidentitaire.Celal’ennuieunpeuque ledirecteurdeSciencesPo le sollicited’abordpour sesorigines, luiqui fuit tous les sujetsayanttraitàl’immigrationpournepasêtre«leBeurdeservice».Le jeune homme sait pourtant l’énorme gâchis dont sont victimes les enfants nés dans les

périphéries déshéritées. Il connaît ces moments où, à la fin de la troisième, on les orientetranquillementversdesvoiesdegarage.Desonadolescence,ilagardélesouvenirdedizainesdegarçonspartispourdesBEPdechaudronnerieviteabandonnésfautedemotivation.Iln’ignorepasquelesconseillersd’orientationsontdevenuslesbêtesnoiresdelabanlieue.LorsqueRichardDescoings etCyrilDelhay lui ont exposé leur projet, il a pointé un élément

auquel ilsn’avaientpassongé.« Il fautprévoirdesboursesconséquentes.Sinon,aucune famillen’acceptera de grever son budget en laissant partir sa fille ou son fils dans des études aussilongues… — Vous voyez bien que nous avons besoin de vous, qui connaissez la réalité deschoses!»aaussitôttriomphéDescoings.Etils’estretrouvéenrôlé.Cheveuxlongs,visagesouriant,VincentTiberjestledernierdelatroupe.C’estluilespécialiste

desinégalités.EnétudiantlesdossiersdecandidatureauconcoursdeSciencesPo,en1998,lejeunechercheuranotéuneeffrayantechutedesenfantsissusdesmilieuxmodestes:parmilescandidatsoncompteseulement1,5%d’enfantsd’ouvriersetilsnesontplusque0,5%parmilesadmis.Cen’estpasseulement lanaturedesépreuvesquipénalise lesenfantsdefamillesmodestes,c’estenamontquesejouel’écrémage:lorsqu’ilsontréussiàpasserlebarragedel’entréedansunlycéegénéraliste,leurambitionestdéjàbridéeetSciencesPon’existemêmepassurleursradars.Danslesterminalesdebanlieue,Tiberjaentendudesfilles,pourtantexcellentesélèves,demander:«Et,avecSciencesPo,onpeutdevenirassistantesociale?»«Allezvoirdans les lycéesceque lesenseignantsenpensent»,aordonné ledirecteur.Et les

garçonssontpartisdanscesterritoiresoubliésdelaRépubliqueoùjamaisonn’avaitvuunagrégéd’histoireetdeuxdocteursensciencespolitiquess’intéresseràl’avenirdesenfants.LeurpremièrevisiteaétépourlelycéeAuguste-Blanqui,àSaint-Ouen,oùleproviseur,Gérard

Stassinet,lesaaccueillisavecenthousiasme.«Vousallezviolerlavieilledame!»riait-il,raviàlaperspective de voir ses élèves pénétrer une zone jusque-là interdite. Puis, il a organisé unepremièreréunionavecunedouzained’enseignantsvolontaires.Sur l’estrade de la salle Descartes, au cœur de ce lycée ultra-moderne, les trois garçons

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paraissaient bien flous, bien jeunes, bien candides aussi avec leur enquête sur l’endogamie deSciences Po, face à ces professeurs sidérés qu’ils paraissent découvrir la reproduction socialechèreausociologuePierreBourdieu.«Unseuldenosélèves,excellentenmathématiques,estentréenprépaàLouis-le-Granddeuxansplustôt,aexpliquéCaroleDiamant,professeurdephilosophie,etnousvivonsencoresurcettejoieetcettefierté.Maisenlettresetenscienceshumaines,lepoidsdes origines sociales plombe tous nos espoirs. » Il a fallu briser les méfiances, mais lesenseignantsontbienvoulutenterl’expérience.Leurdeuxièmevisite,aulycéeJean-Zayd’Aulnay-sous-Bois,s’estdérouléepresquedelamême

façon.Aveclemêmeintérêtetlemêmescepticisme.LeproviseurAndré-SamuelHadjouel,àlatêtedecepaquebotdemillecinqcentsélèves,voulaitsavoirqui financerait l’opération. Ilestsi rarequ’onproposeunprojetporteuràsesélèvesqu’ilafiniparlancer:«QuandbienmêmeceseraitMcDo,jeseraispartant!»Trois proviseurs de lycée enMoselle se sont montrés plus pessimistes mais partants tout de

même,unautre,àlatêtedulycéeSuger,danslequartierduFranc-Moisin,enSeine-Saint-Denis,afailli renvoyer les jeunesgensenassurantqu’ilnecroyaitpasaux«mirages».Uncinquièmeadécrétéqu’iln’imaginaitpasSciencesPocommeundébouché«naturel»poursesélèves.

C’estaveccepremierviatiquequeledirecteurdeSciencesPoadécidéderencontreràsontour

les proviseurs et les professeurs des lycées Auguste-Blanqui et Jean-Zay et d’organiser unecommissiondetravaillesmêlantauxchercheursetauxreprésentantssyndicauxdel’école.Jamaiscesenseignantsn’avaientétéconsidérésainsi.Habituellement,lerectoratetleministère

s’adressent à un corps professoral abstrait, rarement à des individus éduqués et responsables.Elégant, d’une courtoisie exquise, attentif à chacun, Richard Descoings leur donne enfin lesentimentd’exister.Illesmetenlumière,synthétiselesidées,cherchelanouveautéetl’efficacité.Selonsaméthodehabituelle,ledirecteurdeSciencesPoadonnélesaxesduprogramme:ilfaut

imaginer une épreuve de sélection spécifique afin de lever les écueils qui éliminentimpitoyablement les enfants d’originemodeste. Des bourses aumérite seront attribuées sur descritères sociaux et financiers aux élèves admis.Des ateliers depréparation à la culture généraleserontorganisésenpremièreetterminale.Resteàélaborerleprocessusdesélection.Faut-ilounonunexercicedelanguevivante,sachant

quelaplupartdesélèvesdeslycéesenZEPn’ontjamaisbénéficiédecesséjoursenAngleterrequisont le lotdes éducationsbourgeoises ?Faut-il prévoiruneépreuveécritepour ces jeunesgenssouventmoinsàl’aisedansl’exercicedeladissertation?Très vite, Valérie Asensi, professeur d’économie au lycée Jean-Zay, a soulevé les premières

difficultés. Cette jeune femme brune, fille du député communiste de Seine-Saint-Denis FrançoisAsensi,aexpliquéfranchementleschoses:«Unesynthèseouunedissertationferafuirplusd’unélève.Ilyauneformederapportàl’écritetausavoirquiestsocialementdiscriminante.Sivousvoulez vraiment recruter des profils atypiques et à haut potentiel, il faut envisager une autreépreuve.»Quelquesjoursplustard,elleestrevenueavecuneproposition:«LadirectiondeSciencesPo

est-elleprêteàaccepterl’idéed’unerevuedepressecommepremièreépreuvedesélection?Ellepermettraitàlafoisd’évaluerlacapacitéàlirelesjournaux,às’ouvriraumonde,àorganisersa

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pensée.»RichardDescoingsjugel’idéelumineuse.Aconditiontoutefoisqu’unecopiedebacblancsoitjointeàtoutdossierd’admissionafinquelesjuryspuissentavoiruneappréciationobjectivedelamaîtrisedel’écritdechaquecandidat.Il n’a fallu que quelquesmois pour que le projet soit bouclé.Les syndicats étudiants jouent à

frontrenversé.L’UNI,àdroite,estencorehésitante.Agauche,l’Unefestplusqueréservée.Richardapourtantassuré:«J’enfaismonaffaire.»Enquelquescoupsdefil,legouvernementsocialisteaconvainculadirectiondusyndicatdegauchedetairesespréventions.Ilfautmaintenantpréparerlesesprits.LedirecteuraréservélaprimeurdesesannoncesauMonde,letitreleplusluàl’école.Le27février,lequotidientitreenpleinepage:«SciencesPos’ouvreauxélèvesdéfavorisésen

lesdispensantdeconcours.»LaformuleacrééunevéritableondedechocrueSaint-Guillaume.Même la petite cour qui se presse autour du directeur doute que le projet survive à la levée deboucliersdesprofesseursetdesélèves.OnmoquelejeuneCyrilDelhay:«TuseraslechargédemissionlepluséphémèredeSciencesPo!»RichardDescoingsaprévenu:«Si lesétudiantsneveulentpasdecetteréforme,onlaisseratomber.»Ilsaitbien,pourtant,quelabataillenefaitquecommencer.

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Lachairemassiveetimmémorialequitrônehabituellementdansl’amphiBoutmyaétédémontéepour la circonstance. Richard Descoings a étudié en détail la disposition des lieux. Il veutrapprocherphysiquementcesseizeprofesseursdebanlieue,assisenarcdecerclesurl’estrade,ce8mars2001,desquelquesixcentsétudiantsvenuslesécouter.Jamaisilsn’ontfaitfaceàunetellemarée,sombre,presquehostile.Est-ilpossiblequecesjeunesgenssiprivilégiésrefusentl’arrivéeparmieuxdequelquesélèvesmoinsbiendotésparlavie?MêmeRichieaétéaccueilli froidement.Excitépar l’odeurdel’arène, ilacependantenlevésa

veste,retroussélesmanchesdesachemise,prêtàcepremierroundquidoitconsacreroucoulersongrandprojet.Habilement,ilapenséquelesprofesseursdeZEPseraientlesmieuxàmêmedeconvaincrel’assemblée.Lapartien’estpasfacile.LaplupartdesétudiantsdeSciencesPos’insurgentcontrelefaitque

desélèvespuissentdébarquerrueSaint-Guillaumesanssubirlasélectionquileuraétéimposée.«Peut-être ignorez-vousque l’accès à la culture n’est pas lemêmepour tous», tenteGilbert

Lang, proviseur du lycée de Fameck, à une trentaine de kilomètres deMetz. C’est un enfant demineur,lui-mêmeparvenuàgrimperunàunleséchelonsdel’Educationnationalejusqu’àdirigercetétablissementmosellan,danslavalléedelaFensch.IlestbientôtrelayéparGérardStassinetdulycée Auguste-Blanqui, à Saint-Ouen. Lui a commencé comme surveillant d’internat. « Nosétablissementsviventuneabsencetotaledemixitésociale.Ceprojetvad’abordpermettredelutteravec des armes solides contre l’évitement scolaire et la fuite des cerveaux.Nos jeunes sont trèsintelligents et très créatifs… certes nettement moins convenus ou politiquement corrects qued’autres…Maisàladifférencedebeaucoup,ilssontbridés.»Lasalleesthouleuse.Lesélusdel’UNIneveulentpasquel’ontoucheauconcoursunique,ce

mythe de l’égalité républicaine. «Mais qui a passé le concours en première année ? » crie uneétudiante.Quelquesdizainesdemainsseulementselèvent.Enréalité,septprocéduresd’admissionexistentdéjàetmoinsde10%desdiplômésdeSciencesPosontentrésparcefameuxexamensisymbolique.Unejeunefilledemandelaparole,aufonddelasalle.C’estuneBeurette,uneélèveboursièrequi

plusest.ASciencesPo,cesétudiants-làsecomptentsurlesdoigtsdesdeuxmains.MadaniCheurfa,discrètementassisaupremierrang,ensaitquelquechose.Généralement,cesélèvesévitentdesefaireremarqueretdansl’amphi,ilss’assoienttoutaufond.MêmeNajatBelkacem,filled’ouvriersmarocains, diplômée quelquesmois plus tôt, n’a pas quitté sa prep’ENA pour venir assister audébat.Lafutureministredel’Educationnationaleveutd’abordréussirsonentréedansl’élite.MaisRahima, cette jeune fille qui a réclamé le micro, veut raconter. « Je suis la fille d’un gardiend’immeuble, dit-elle timidement. Vous n’imaginez pas combien il est difficile de combler cegouffre culturel, lorsqu’on vient d’unmilieu qui ne vous a pas amené, dès l’enfance, à lire les

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livresimportants,àvisiterlesmuséesleweek-end…Maisjenecroispasêtremoinsintelligenteoucourageusequelaplupartd’entrevous…»Justedevantelle,ungarçons’est levé.Une longuemèche,un tee-shirtblanc,un ton follement

méprisant et une façondedécliner sonprénom«Chaaarles »qui offrent un contraste saisissantaveclajeunefille.«Jecomprendsbienquecertainsontdesdifficultéséconomiques,maisqu’onleurdonnedel’argent!»s’exclame-t-ilendésignantd’unlargegestelesprofesseursàlatribune.Richie a un imperceptible sourire. L’assemblée s’est secouée en une houle honteuse. Il estimpossiblequ’elleserallieàcecripourempêcherdesjeunesgensmoinsfavorisésdelarejoindre.Lavictoireachangédecamp.

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Plusieurs dizaines de « frères » se sont rassemblés, dans ce temple décoré de compas etd’équerres,pourécouterRichardDescoingsplaiderlacausedesa«révolution».C’estune«tenueblanche », l’une de ces réunions où les francs-maçons reçoivent un invité qui n’en est pas, etRichards’estpromisd’embléequ’elleneseraitquelapremièred’unelonguesérie.Depuisqu’ils’est mis en tête de convaincre les élites d’ouvrir son école aux lycéens venus des ZEP, il n’anégligéaucuncercle,aucunecoterieetilareconnudanscetteassembléeplusieursdeceshommesinfluentsquipourrontluiêtreutiles.A Sciences Po, nombre de professeurs sontmaçons, le plus souvent dans les loges libérales,

cellesquimilitentpourunhumanismelaïqueetlesvaleursrépublicaines.C’estunamidelonguedate,EmmanuelGoldstein,membredelalogeAletheia,quiaconvaincuRicharddevenirexposerses convictions. Ce petit homme brun est un modèle d’entregent. Un fidèle de Richard et deGuillaumePepy.Ildoitbeaucoup,depuislongtemps,audirecteurdeSciencesPo.«Ilm’asauvéduflou»,dit-ilparfois.Defait,onlevoittoujoursdanslesillagedeRicharddepuisquecelui-cis’estintéressé,à la findesannées1980,àcegarçonminceetpauméquidirigeaitavecmaladresse lebureaudesélèvesdeSciencesPo.Goldstein avait succédé à Frédéric Martel, le jeune fils d’agriculteurs hôte des dîners

d’Eyragues,àlatêtedel’AssociationdesétudiantsgaysdeFrance.Ilmasquaitmalsadépressiond’étudiant boursier isolé parmi les fils de famille. Un voyage en Thaïlande pour retrouver uncopaindelycéedevenumaquereaudansunbordell’avaitdévasté.Asonretour,l’organisationàlaMutualitéd’unegrandefêteétudiante,ratéemaispayéeàgrandsfrais, l’avait laisséàlatêted’unbureau déficitaire. Richard lui a sauvé la mise en obtenant d’Alain Lancelot qu’il renflouel’association. Goldstein était alors militant du Centre des démocrates sociaux, ce petit partidémocrate-chrétiencurieusementchoisialorsqu’ilestlui-mêmejuifetlaïc.C’est sur l’impulsion de Richard que le jeune homme a fait l’ENA qui lui a ouvert cet

accomplissement social auquel il aspirait.Dès son arrivée à la tête deSciencesPo, c’est encoreRichardquiluiaoffertd’êtremaîtredeconférences,etbientôtd’intégrerleconseildedirectiondel’école.FidèledesdînersdeRichardetguillaume,Emmanuelconnaîtmillepersonnes importantes,bien

au-delàdescerclespolitiquesdedroitequ’ilfréquente,destribunauxadministratifsoùilaatterri,àsa sortie de l’ENA, et de la banque Morgan Stanley où il vient d’entrer comme « managingdirector».Maintenantqu’ilestriche, ilorganisedesfêtesoùseretrouventtousleshomosexuelsinfluents qui forment leur cercle commun. Richard n’a pas eu besoin de lui réclamer son aide.Goldsteinestunadmirateuretunalliéindéfectible.

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Ce n’est pas à négliger, tant les résistances sont grandes. Au sein des loges maçonniques,RichardDescoingspenseavoirgagnéplusieursespritsàsacause.Maislaplupartdesélitesdupayssontaumieuxsceptiques,aupirefranchementopposéesàsonprojetdediscriminationpositive.A gauche, l’ancien conseiller de François Mitterrand, Jacques Attali, assure ainsi que le

programmevouluparSciencesPo«faitdesélèvesdesZEPdesétrangerssurlesolfrançais».Adroite, c’est Alain-Gérard Slama, pourtant professeur au sein de l’Institut d’études politiques etchroniqueur au Figaro, qui s’élève contre « la contestation de l’universalité des critères desélectionparleméritepourcausedereproductiondumodèlecultureldominant».Les réflexions sont parfois plus humiliantes encore. La présidente de la Société des agrégés,

GenevièveZehringer,présentelesélèvesdeZEPcommedes«boatpeople».SurFranceCulture,AlainFinkielkrautévoque«desbarbaresquel’empireauraitdécidéderomaniser».A chaque dîner du Siècle, Richard est pris à partie par des hauts fonctionnaires, des ultra-

diplômés,desmembresdesgrandscorpsassurantqu’eux-mêmesontgravienleurtempsl’échellesociale.DanslestoilettesdeSciencesPo,ungraffitirésumeenlettresrougeslapeurdel’époque:«SciencesPon’estniAubervilliersniLaCourneuve.»Pourquelaprocédureentreenœuvre,ilfautobtenirdugouvernementqu’ilprésenteuneloiau

Parlement.Alatêtedel’Educationnationale,JackLangestmontéaucréneausansfaiblir.Richardavaitgardédeluiunsouvenirmitigé,maisildoitbienreconnaîtrequ’ilnemégotepassonsoutien.Dèsle27mars,leministreaffirmedansuneinterviewauMonde:«C’estuneinitiativequenousassumonscomplètement.C’estplusqu’unebénédiction.C’estdemapartunengagementpolitiqueclair.Jeferaitoutpourqueceprojetsuscitedesretombéesetdesémules.»SacollègueministreSégolèneRoyalassuredesoncôté:«TouteslesgrandesécolesdevraientimiterSciencesPo!»Pourqueleprojetobtienneunemajorité,ilfautaussiconvaincreleséluschevènementistes,très

réticents, et une bonne partie de la droite. Richard en a établi soigneusement la liste avec sonnouveauresponsabledesrelationsaveclesélus,SébastienLinden,unancienresponsabledel’UnefàSciencesPoquivientdeparticiperà lacampagnemunicipalevictorieusedeBertrandDelanoëavant de rejoindre son cabinet. Parmi les proches de l’ancienministre de l’Education nationaleJean-Pierre Chevènement, seul le sénateur Paul Loridant, maire des Ulis, a fait part de sonenthousiasme.A droite, XavierDarcos, lui-même agrégé de lettres et très au fait des inégalitésscolaires, affirme son soutien sans ambiguïté. Quelques figures du libéralisme l’ont rejoint,comme le maire de Vannes François Goulard ou l’essayiste Guy Sorman qui affirme dans LeFigaro:«Soitnouspersistonsdanslapostureprétendumentégalitaristeetnousassisteronsàunemontéedescommunautarismes,soitnouspartonsd’uncommunautarismequinaîtàpeineetnousreconstituons la citoyenneté par une démarche réaliste. » Le banquierMichel Pébereau est allés’assurerà l’ElyséequeJacquesChiracn’émettraitpubliquementaucuneréserve,maisparmi lesgaullistesledébatfaitrage.RichardDescoingsasollicitéunrendez-vousavecNicolasSarkozyquivientdepublierunlivre

deréflexion,Libre,censéluitenirlieudefuturprogrammepolitique.L’ancienministred’EdouardBalladur le reçoit dans samairie deNeuilly avec beaucoup d’égards,mais un peu deméfiance.Sarkozyn’apasgardéquedesbonssouvenirsdesesétudesàSciencesPo,dontilestressortisansavoirdécrochélediplôme.Al’époqueoùRichardbachotaitleconcoursdel’ENA,l’élèveSarkozyarpentait lehallde larueSaint-Guillaumecommes’ils’agissaitde la tribuned’unmeeting.Ilsesouvientencorefortbienqu’auseinde lapetiteélitedes«SciencesPoseurs»,commeondisait

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dans les facs, les garçons entrés comme lui par le concours ouvert aux titulaires d’une licence,étaientregardésavecmépris.Ilétaitpourtantleseulélèveàpouvoirsetarguerd’avoirétéélu,à22 ans, conseillermunicipal deNeuilly.Descoings, à ses yeux, n’est que le représentant de cesarmées arrogantes.Mais Nicolas Sarkozy cherche des idées nouvelles. Six ans auparavant, sonmentor a perdu la présidentielle, accusé comme lui d’incarner la « pensée unique », cette doxalibérale et européenne qui est le creuset de Sciences Po. Cela l’intéresse, cependant, de faire« turbuler » le système. « Je ne suis pas certain de comprendre exactement comment vous allezfaire,maiscelameplaît.»Onpourracomptersursonsoutien.L’ancienconseillerd’EtatOlivierSchrameckaconseilléd’insérerunpetitarticle«surmesure»

dans le projet de loi portant « sur diverses dispositions d’ordre social » qui doit être soumis àl’AssembléenationaleetauSénatenmai.IlfautpourtantdeuxlecturesparlementairesetencoreundébatauConseilconstitutionnel,quis’estautosaisitantlaréformeluiparaîtimportante,pourquelaloisoitpromulguéele17juillet2001.

Le 11 septembre, la sélection des trente-cinq premiers candidats commence. René Rémond

préside lui-même le jury parmi lequel figurent aussi des grands patrons, Jean-Paul Fitoussi, etmêmelechroniqueurduMondePierreGeorges,quipourrontainsitémoignerdel’expérience.Letempsestorageuxetlescandidatsquipatiententdanslecouloirsontterrifiés.Dans lehall,CaroleDiamant, laprofesseurdephilodu lycéeAuguste-Blanqui,aaccompagné

sonpoulain,Akim.Lamèredujeunehommefaitaussi lescentpas.Elleaprissoind’enlever lefoulardqu’elleportetraditionnellement,maisc’estjustementsurcesignereligieuxquesonfils,là-haut,est interrogé.«Est-cerépublicain?Est-ceacceptabledansunespacepublic?»Akimneselaissepasdémonter.«Aufond,celadépenddespays,deleurrapportaveclareligion,lalaïcitéetde leur contexte politique. En Turquie, le foulard est interdit à l’université, au Royaume-Unilibéralementtoléré,enFranceileststrictementprohibéàl’école…»Bienjoué.UnejeuneélèvedeMoselleacomposéunpoèmeàlafindesarevuedepressesurl’Irlande.Un

garçondedix-huitansracontesonexpérienced’arbitredefootball.Sesnotessontunpeufaibles–12demoyenneenterminale–maisiltravaillaitàtempspartieldansuneviennoiserie,seizeheuresparsemaine.Celanevaut-ilpasd’êtrereconnu?En milieu d’après-midi, le téléphone de Pierre Georges ne cesse de sonner. Deux avions

viennent de percuter les deux tours jumelles du World Trade Center de New York. Aprèsconsultationdesmembresdujury,legrandoraldelapremièrepromotiondesélèvesissusdeZEPestmaintenu.RichardDescoingsvientd’entrerdanslepetitcerclerecherchéparlesmédiasdeceuxquifontbougerlasociété.

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Unefemmeestentréedanscetuniversdegarçons.Grande,blonde,lavoixgraveetuneénergiefolle,onnesauraitlamanqueraumilieudesjeuneschargésdemissionquivirevoltentettrimentautourdeRichard.Mêmesonparcoursladistingue.NadiaMarikestuneanciennedelapub,maiselleafaitl’ENA,parlavoieréservéeauxsalariésdusecteurprivé.Elleaprissoinderaconteràtous qu’au grand oral du concours d’entrée, Richard Descoings figurait dans son jury et quelorsqu’illuiavaitdemandé«Qu’est-cequelaloi?»,elleavaitrépondu:«Laloi,c’estmoi!»Lorsqu’ellearrive,lematin,enjupedecuirettalonshauts,ellefaittoujourssensation.C’estune

beauté particulière, avec une allure de grande cavale, un regard gris et des lèvres sensuellesqu’éclipseaupremiercoupd’œilunnezd’aiglequidonneauvisagetoutsoncaractère.C’estaussiunepersonnalitéflamboyante,solide,avecdescoupsd’éclat.Ellepeutrireavecdémonstrationousombrer dans des colères noires, mettant ensuite ses excès sur le compte d’origines tchèquescommesil’Europecentraleignoraitlessangstièdes.Le récit de ses débuts à RSCG a fait surgir, parmi les Sciences Po, les grands noms de la

publicitéetdelapolitique.Jeunerédactrice,Nadiaapartagéquelquesmois,rueBonaparte,unpetitbureauavec JacquesPilhan, le conseiller encommunicationdeFrançoisMitterrand.Lorsqu’elleraconte ses conversations avec le « sorcier de l’Elysée », c’est le grand magma de l’opinionpubliquequiparaîtbouillonner.Ellesembleconnaîtrelepouvoirparsescoulisses.Pourasseoirplusencoresonoriginalité,lajeunefemmen’apascachésesconvictionsdedroite.

Sonpère,quiagardéunepointed’accenttchèque,afuidevantlescharssoviétiquesetaélevésesenfantsdansunanticommunismevirulent.NadiaabeauavoirdébutéaveclegouroudeMitterrand,ellemilite dans les cercles du RPR où elle se targue de préparer déjà la réélection de JacquesChirac aux côtés d’Alain Juppé. Nadia ne fait rien comme tout le monde. C’est une femmepassionnéejusquedanssavieprivée.Aquaranteans,elleadéjàétémariéeàGeorgesGhosn, lefrèreduPDGdeRenaultCarlosGhosn,aveclequelelleaeuunfils,Antoine.Adivorcéavantdeseremarier avec Thierry Granier-Deferre, un publicitaire comme elle, dont elle a eu deux autresenfants,GalaetEtienne,etdontelleapris lenom,associéauxlégendesducinéma.Enfin,elleatoutplaqué,lapub,lescampagnespourKookaïetMonoprix,etl’agencedecommunicationTBWAdontelleétaitdevenuedirectricegénérale,pour l’ENA(promotionMarcBloch)et les tribunauxadministratifs.RichardDescoingspouvaitdifficilementlamanquer.

C’estl’amiEmmanuelGoldsteinquiaorganisécedîneroùledirecteuraretrouvésablondeet

insolentecandidated’autrefois.Autribunaladministratif,GoldsteinavaitremarquéNadia,avecsesjupes, sesvestesde cuir et cette énergie exceptionnellequi aimantemême lesplus réticents. Il aglissé devant son ami qu’elle pourrait diriger la section service public dont le patron, le jeune

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FrédéricMion,vientdepartiràl’oréedel’année2000.Recruterunefemmeissuedusecteurprivé,entréeàl’ENAparlatroisièmevoiepourlamettreà

latêtedubastionleplustraditionneldelarueSaint-Guillaume,estunetransgressionquienchantele directeur. Sciences Po a longtemps été l’antichambre de l’ENA. Il veut désormais supplanterl’école du pouvoir et réduire au silence sa nouvelle directrice, Marie-Françoise Bechtel, uneconseillèred’Etatvenuedesrangschevènementistesquicontestesesréformes.«L’ENA?C’estlemonde d’hier, cingle-t-il. Rien de nouveau depuis 1945 ! » Nadia sera son bras armé. Elle estembauchée.

Defait,«MadameMarik»–quis’appelleencoreGranier-Deferre–s’estvite inscritedansla

lignedeRichardDescoings.Lorsde labataillepour fairevenirdes étudiants issusde lycées enZEP,elleamontéenquelquesjoursundossierjuridiquesolidepourcontrerlesrecoursdel’UNIdevantlestribunauxadministratifs.Chaquefoisqu’ellelepeut,cettedroitièreintroduitledirecteurauprèsdesélusduRPRdontelle

connaîtlespréventionsetlesressorts.ProtégéedePhilippeMassoni,conseillerchiraquien,corseet franc-maçon, elle plaide devant lui pour les réformes de Sciences Po. Elle a aussi présentéRichardàJérômeMonod,l’ancienPDGdelaLyonnaisedesEauxquivientderejoindrel’Elysée.AuRPR,onl’anomméesecrétairenationalechargéedel’enseignementsupérieur.C’estlàqu’elleprépare,auxcôtésdeValériePécresseetJean-FrançoisCopé, lacampagnepour la réélectiondeJacquesChirac.Aquelquesmoisdel’électionprésidentielle,cetteintroductiondanslesréseauxdeladroiten’estpasinutile.Insensiblement,Nadiaagagnéuneplaceparticulièredanscetuniversmajoritairementmasculin.

Richard,quiale tutoiementfacile, lavouvoieavecdéférence.Sescollaborateursconnaissentcessautesd’humeuretcetteironiemordantequitransformentle jeuneprinceenmonarqueabsoluetdangereux.Maisaveccettefemmesipétillante,ilesttoujoursattentifetcharmant.S’enquiertdesesenfantsetdesesdifficultésmaintenantqu’elleafaitlechoixdedivorcerdesondeuxièmemari.Lesoir, lorsque leurs réunionsse terminent tard, iln’estpas rarequ’il la raccompagne jusquechezelle.

La vie avec Guillaume Pepy a pris une autre tournure. Les jeunes chargés de mission, les

secrétairesentendentparfoisàtraverslacloisondesbureauxleursviolentesdisputes.Jouantaveclescœurs,Richieestsanscessehappépard’autresconquêtes,pardesorgiesd’alcool.AlaSNCF,Guillaumes’assommedetravail,enchaînedeslongueursdepiscinelematinavantdeplongerdanslesréunionsdetravailetlesnégociationsaveclescheminots.Personnenesedoutedel’enferqu’ilvit.«Quandjem’endors,j’entendslestrains»,dit-ilensouriantàsescollaborateurs.Mêmelescompagnonsdespremièresannéesontfinipars’éloigner.ChristopheChantepyapris

peu à peu ses distances. «Che-Che» en avait assezdes dîners annulés et duvaguemépris qu’ilsentaitparfoischezsonami.OlivierChallanBelvals’estfâchétoutdego.IlavaitpensédonneruncoupdepoucedéterminantàRichardenplaidantsanominationàSciencesPoauprèsdePhilippeSéguin. Il a mal supporté que ce dernier ne lui ait jamais dit merci et, devant son arroganteindifférence,aclaquélaportesurleuramitiépassée.Richardaunemanièredemarcherauborddel’abîme,commes’ilvoulaittoujoursenfrôlerles

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limites,quiépuisesonentourage.C’estunhommequiaimeentraînerlesautresdanslesincendiesqu’ilprovoque.Ilfumetrop,boitplusquederaisonetreplongeparfoisdanssesanciensdémons,cocaïneetecstasy,quiluidonnentl’illusiondepouvoirvaincrelesommeiletl’adversité.Une journaliste l’acroisé rueduFaubourg-Saint-Antoineaupetitmatin,piedsnus, lachemise

déchirée,clamant:«Jesorsdeboîtedenuit!»SonamieChristineLagarde,aprèsunweek-endàPort-Croschezdesamiscommuns,oùellel’avuivreàtomberparterre,aconfiéàunproche:«Ilfautquenousluidisionsd’arrêter,sinonilnedurerapastrèslongtemps.»Même ledirecteur adjointGuillaumePiketty s’inquiète lorsqu’il le trouve fébrile, lematin, le

frontmoiteetlesmainstremblantesau-dessusdesadixièmetassedecafé.Pikettyconvoqueparfoisundélégué syndical trop revendicatifpour leprierdeménager celuiqu’il appelle« leGrand».«Faisattention,ilestfragile,tusais.Etc’estlaseulechancequenousayonsdefairechangercettemaison…»Mais« leGrand» semoquedecesprécautions.C’estun séducteurqui jouitde faire souffrir

ceuxquil’aiment.Ilprovoque,chercheàsubvertir,à«déniaiser»lesgarçonsquil’entourent.Lesjeuneschargésdemissiondudirecteuronthéritéd’unsurnomglaçant:«lesgitons».S’iln’étaitpassiinventif,s’iln’avaituneintelligencesivive,uncharmesiévident,personnene

lesuivrait.«Pourêtreinnovant,ilfautêtredéviant!»clame-t-il.Maissalumièrebrûleetconsumelescœursautourdelui.LeprofesseurJeanLeca,spécialistedephilosophiepolitique,adécrététouthaut :«C’estunsatrape, il termineramal!»MaisNadiacommelesautresaétéhappéeparsoncharmevénéneux.

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Après le grand voyage à Londres, Richard veut rééditer son exploit et emmener la nouvellepromotionàBerlin.Encoreunefois,GuillaumePepyaprêtémain-forteetunvieuxtrainaconduitlesétudiants jusqu’àlacapitaleallemandeoùlechancelierGerhardSchröderetsonministredesAffairesétrangèresJoschkaFischerdoiventlesrecevoir.Le directeur de Sciences Po est dans un état inquiétant, pourtant. Il a des sautes d’humeur

terrifiantes.Desmomentsd’exaltationquiseterminentensanglots.Autourdelui,ons’alarmedelevoir travailler jusqu’à l’épuisement, s’enivrer dans la foulée et reparaître la mine ravagée lelendemain. Jusqu’à la dernièreminute, NadiaMarik a tenté de le convaincre de ne pas faire levoyageet,endésespoirdecause,ademandéàEmmanuelGoldsteindel’escorter.Après la réception à la chancellerie, toute la troupe a prévu de se retrouver en boîte, à la

Kalkscheune,uneancienneusineclasséederrièreleFriedrichstadt-Palast.Dèsqu’ilestarrivédanscehaut lieudessoiréesberlinoises,avecses troispistesdedanseetsa« love lounge»,Richards’estmisàboire.Ilsembleflotterdansunétatsecond,leregardfixe,unsourireconstantsurleslèvres. Autour de lui, des étudiants dansent follement, excités de voir leur directeur au milieud’eux,soucieuxdeleséduireetdeluiplaire.Surlapiste,Richietangue.Ilacommencépardéboutonnersachemise,puisàlafairetournerau-

dessusdesatête,torsenucommeauxtempsoùildansaitdeboutsurlesenceintesduBoy’s,lorsdesfollesnuitsavecDianedeBeauvau.Autourdelui,quatreoucinqétudiantsprennentdesphotos,ravis.Unappariteurestvenuprévenirledirecteurdelacommunication,XavierBrunschvicg.Depuis

queRichardl’afaitvenirdanssoncabinet,l’anciensyndicalisten’apassonpareilpourgérerlesprovocations de son patron. « Je vous ai vu descendre un jour l’escalier avec un bomber, unpantalonde treillis,des rangers etunebattedebase-ball, a coutumededire touthautDescoingspourlefairerougir,etc’estpourçaquejevousaiembauché!»Ledirecteurquicontinuesoneffeuillage,lesappareilsphoto,lesétudiantssurexcités…lejeune

hommeavu ledanger.Pourdonner lechange, il foncesur lapistededanse,enlève luiaussisachemise comme s’il s’agissait d’un jeu, puis d’un geste, fait signe aux appariteurs de l’aider àl’exfiltrer.EmmanuelGoldsteinestdéjàlà,attendantsurletrottoirprèsd’unevoiture.LebanquierdeMorganStanleyapiochédanssoncarnetd’adresseslenumérodetéléphoned’undesesamis,diplomatedel’ambassadedeFrance,quiaproposésonappartement.Là, sur le canapé du salon, il tente de calmerRichard.Devant ses amis épouvantés, l’homme

habituellementsiflamboyantpleurecommeunenfant.

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Danslevasteparc,aumilieud’arbrescentenaires,lacliniqueduChâteauestunhavredepaix,sur les coteauxverdoyantsdeGarches, à unedizainedekilomètresdu cœurdeParis.Une alléebordée de platanesmène jusqu’aumanoir principal.De la terrasse, on distingue un billard.Destablesde jardinattendent lesvisiteurset,dansunbosquetdeverdure,une ravissante« folie»enbriqueavecsesdeuxtourssembleavoirétéposéelàpourlesamoureux.Onpourraitpresquesecroiredansungrandhôtel,sil’onnecroisaiticietlàquelquesblouses

blancheset si,dans lehall,desgravuresne rappelaientque lapropriétéaappartenuà la familled’Antoine de Saint-Exupéry avant que Marie Bonaparte, disciple de Sigmund Freud etpsychanalysteelle-même,nelatransformeenmaisondesanté.Al’entrée,unpetitpanneauindiquequelacliniqueestconsacréedepuis1930autraitementdes

« dépressions, addictions et troubles bipolaires ». Les initiés savent surtout que l’établissementprivés’est fait une spécialité d’accueillir discrètementnombredepersonnalités, patrons épuisés,grandscouturiersmélancoliquesetactricesdésespérées.C’est là que le directeur deSciencesPo est hospitalisé.Aujourd’hui encore, il est difficile de

savoir ce qui s’est exactement passé, en cette fin dumois de janvier 2002.GuillaumePiketty sesouvientd’avoirvudéboulerRichard,unsoirdanssonbureau,élégammenthabillécommepourun dîner. Le directeur des études venait de rentrer après quinze jours d’absence. Il revoit « leGrand », un pardessus déjà jeté sur les épaules, lui lancer : « Vous êtes là, enfin ! Il y a doncquelqu’unpourtenirlamaison.»Ilserappellen’avoircomprislesensdecetéland’affectionquele lendemain, lorsquesasecrétaireAnnickLutigneauxluiasoufflé :«Ila tentédesesuicider.»Pourlereste,lesunsaffirmentqu’onl’aretrouvéévanouidanssonbureau,lesautresqu’ilaprisdel’alcooletdesbarbituriques.Unechoseestcertaine:Richieavoulumourir.

Depuis l’incident berlinois, il paraît plongé dans des angoisses existentielles dont l’écho

commenceàparveniràl’extérieur.L’ambassadeurdeFranceenAllemagneaprévenudiscrètementleQuaid’Orsay.Malgrélavigilancedeschargésdemission,quiontrécupéréauprèsdesétudiantslesphotosprisesdanslaboîtedenuit,L’Expressapubliéunpetitclichédudirecteurtorsenu.XavierBrunschvicg n’en finit pas de désamorcer les questions des journalistes en quête d’un

portraitsurcepatrond’écoleiconoclaste.«Ilfaisaitchaud,répète-t-ilauxcurieux.Onavaitunpeubu.Iladansétorsenu.Cen’estquandmêmepasl’enfer!»Mêmeleprofesseurd’économieJean-Paul Fitoussi est obligé de s’insurger devant les interrogations de la presse : « Et alors ?Danstouteslesécolesetlesfacs,ilyadesfêtesréunissantprofsetélèves.Beaucoupd’hommespublicsontdeuxvisagesetdeuxvies…»Le climat à l’intérieur de l’école s’est détérioré, pourtant.Ce ne sont pas tant les frasques du

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directeurquisuscitentlagrogne,maissesréformescontinuellesetlachargedetravailaccrue.Le10janvier,jourdelaSaint-Guillaumeoùledirecteurprononcetraditionnellementundiscoursenl’honneurde l’école,plusieursmembresdupersonnelontostensiblementboudé.Si l’onapprendmaintenantsadépression,lacontestationrisqued’enflerdangereusement.René Rémond et Alain Lancelot, revenu pour la circonstance, ont vite trouvé la parade. Ils

représenteront Sciences Po à l’extérieur. Les déjeuners du comité exécutif seront suspendusquelquessemaines.GuillaumePikettydisposed’unedélégationdesignature,aveccelaonpourraexpédierlesaffairescourantes.Maisonnemanœuvrepassifacilementunnavireembarquédansunegrandetraverséelorsquelecapitaineestmalade.Toutparaîtsuspendu.Pourcalmerlesesprits,lapetitetroupedeschargésdemissionaoffertuneversionplausibleà

l’absence deRichard : « Il a un problème de reins qui a nécessité une opération. »Derrière lafuméedesesGauloises,AnnickLutigneauxbarrelaroutedusecrétariat.Onpeuts’échangermillerumeurs,danslesecretdesbureaux,raressontceuxquiimaginentlavérité:commentcroirequeRichieaitpuvouloirmourir?

Ils ne sont qu’une demi-douzaine à prendre régulièrement le chemin jusqu’à la clinique du

Château.GuillaumePikettyetLaurentBigorgne,XavierBrunschvicgetSébastienLindenet,biensûr,Nadia.Lespremiersjours, ilsontétéfrappésdevoirRichardsimaigreet lesjouescreuses.Derrièresonregard,habituellementsivif,ondiraitqu’ilsebatcontredesserviteursobscurs.Ses fidèles s’acharnentàdonner lechange.On lui apportedes livresetquelquesdossiers.On

masquel’effroisuscitéparsonextrêmefaiblesse.Sesamisliésparlesecretontprisl’habitudedesignerleursmailsd’unénigmatique«CARD»,«lecercledesamisdeRichardDescoings».Nadia, surtout, semble résolueà le ramenerà lavie.Plus tard, ses rivauxdirontméchamment

qu’ellea«faituneultimepercéeensetransformanteninfirmière».Maislefaitestqu’elleestlaplus déterminée à lutter contre ces chagrins atroces qui le tirent vers le néant. Sans doutel’admirationqu’elleluivoueest-elleunremèdepuissant.«Ilnepeutpasrenonceralorsqu’ilatantdegrandeschosesàaccomplir»,dit-elle.Danscettechambred’hôpital,oùlesinfirmièresnepénètrentqu’enparlantdoucement,lajeune

femme introduit un peude son énergie vitale.Elle a deuxgarçons et une fille.Depuis toujours,Richardsouffredenepasêtrepère.Unjour,lorsd’unediscussionsurl’éducationdesenfants,uncollaborateur qui avait lâché un peu vivement «Mais vous n’y connaissez rien, vous n’en avezpas ! » a vu son visage devenir livide. Le type a été écarté en trois mois. Même le directeurscientifique Jean-Luc Domenach, qui faisait référence à ses filles, l’une énarque, l’autrenormalienne,l’aentenduunjourexploser:«Arrêtezavecvosfilles!Ilyadesgensquinepeuventpasavoird’enfants!»Nadia,c’estunefamille,unenouvellechancederompreaveccettemiseenpéril.Ilvoulaitapprocherlamortetvoilàqu’unefemmeluiaoffertsonépaule.

Le convalescent revient au début du printemps. Creusé, chancelant, d’une maigreur

impressionnante. Lors des conseils de direction, les élus des syndicats étudiants osent à peineregardercevisagepâle,cecrâneraséetcettegrandesilhouetterecroquevillée,ressemblantsipeuàcellede«Richie».Lecharmeurflamboyantsembleavoirperdutoutsonallant.Lorsdeleurpremiertête-à-tête,le

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patrondel’écoledoctoraleMarcLazararemarquéunepetitemousseblancheautourdesabouche.Cespécialistedelaviepolitiqueitalienneadéjàvucestracessurlevisagedesprévenusdesgrandsprocès « Mani Pulite », lorsque les hommes arrêtés par le juge Di Pietro venaient témoigner,assommésparlescalmants.Ilsaitàquois’entenir.«Marc,vousn’ignorezpasquej’aiétémalade,pensez-vousqu’ilfaillequej’arrêtededirigerSciencesPo?demandedoucementRichard.—Non,jenepensepas.Vousêtesfatigué,maisvousallezvousremettreetonvavousaider.»On l’aide, en effet.Annick annule les rendez-vous lorsqu’elle le sent trop fatigué. Il passe de

longsweek-ends à s’occuperdes rosesdu jardindeSaulnières.Parfois, lorsqu’un collaborateurfaitmine de s’inquiéter, il rit, bravache : « J’ai frôlé lamort,mais je suis comme le phénix, jerenaisdemescendres!»Sesprochescollaborateursontvitecomprisl’importancenouvelledeNadiaMarikdanssavie

privéemaisaussiprofessionnelle.Quelquesmoisaprèssonretour,Richardl’anomméedirectriceadjointe de l’école, aumême rang queGuillaume Piketty et FrancisVérillaud, son conseiller àl’international.Raressontceuxquiontoséfaireremarquerqu’ilétaitpeut-êtredélicatdepropulserainsiàunpostedenumérodeuxlafemmeaveclaquelleilpartagedésormaissavie.Maislepatronadéjàreprissonautoritécoutumière:«Jefaiscequejeveux!»Enmoinsdesixmois,l’hommearetrouvésonassurance.Sescheveuxontrepoussé,ilporteà

nouveaulabarbe.Ilareprisunepsychanalyse,aussi,dontNadialuirappelleconsciencieusementlesdeuxséancesparsemaine.IlfourmilledeprojetspourSciencesPoet,pourlapremièrefois,ilveutlesconduireaveccellequiluiamontrécommentvivreànouveau.GuillaumePiketty a compris qu’il n’aurait plus sa placedans sondispositif.Le jeunehomme

s’entendmalaveccettecompagnequiveuttoutrégenter.«Avecelle,ilmefaudratoujoursporterune finecottedemailles,commedans laRépubliquedesDoges,pouréviterd’êtrepoinçonné»,explique-t-il.Ilaannoncésadémissionauprintemps2003.Sonmentorn’apascherchéàleretenir.«Comment ferai-je sans vous ? s’est-il contenté de demander.—Vous verrez,mon départ seracommeunepierrequitombedansl’eau.Lesridesàlasurfaces’effacentenquelquesinstants…»Pikettyn’apas tort.Descoingsveutduchangement.Ilad’ailleurs trouvéunnouveaudirecteur

desétudesenrappelantLaurentBigorgnedeNancy.Cejeuneagrégéd’histoirenecachepasson«immenseadmiration»pourRichie.Derrièrelespetiteslunettesfinessecacheunespritclairdotéd’unegrandecapacitédetravailetd’uneambitionpourSciencesPo.Soussonégide,l’écoleadéjàlancéavecsuccèstroisantennesenprovince,danssavillenataledeNancy,maisaussiàDijonetàPoitiers.Cegrandgarçonminceetpâleacomprisquepourconserverlaconfiancedudirecteur,ilfaudraitdévelopperunsensdiplomatiquesanségalàl’égarddelafemmequ’ils’estchoisie.A la surprise générale, Richard a annoncé à ses salariés, à l’occasion de son traditionnel

discoursdevœuxpourlanouvelleannée2004:«Vouslesavezpeut-être,j’airencontrél’amourdans cette maison. Nous avons beaucoup réfléchi, Nadia Marik et moi, au fait de travaillerensemble,maiscombiendepersonnestravaillentencoupledanslesentreprises!Noussouderonsmieuxencorenosforcesversunobjectifcommun.»La nouvelle a fait sensation. Un représentant syndical s’est étonné tout haut : « C’est tout de

mêmeunpeucurieuxderisquerunpotentielconflitd’intérêtsdansuneécoledelaRépublique…»Mais les jeunes chargés de mission l’ont regardé comme s’il blasphémait. Tous les autres ontapplaudi.

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Le28mai2004,l’airestprintanieretdescurieuxsesontarrêtéssurlaplaceSaint-Sulpicepourregarderunenoceéléganteetjoyeuse.CentcinquanteinvitéssepressentpourrejoindrelepremierétagedelamairieduVI arrondissementoùJean-PierreLecoq,engrandeécharpetricolore,doitcélébrer l’événement le plus mondain du moment : le mariage de Nadia Marik et de RichardDescoings.RenéRémondsetientaupremierrang,àlatêted’unearméedeprofesseursetdecollaborateurs

deSciencesPo.Cegrandintellectuelcatholiqueafficheunsourirebienveillant.Iln’acachéàaucundesesprochessonsoulagementdevoirRichard«seranger»,commeilditsobrement.Derrièrelui,lesamisduConseild’Etat,quelquesanciensdescabinetsministériels,lesjournalistesEtienneMougeotte,Michèle Cotta, Bernard et Camille Volker ont été plus franchement étonnés de voirRichardamoureuxd’unefemme.Unmariage,lui!Quelques amis des soirées d’autrefois, ceux qui riaient dans les dîners de la rue Godot-de-

Mauroyetseprécipitentchaqueannéeauxfêtesd’EmmanuelGoldstein,ontrefusédevenir.Dansle petit milieu des gays plus militants, le mariage avec une femme passe facilement pour une«abdication».L’und’euxaaccuséRichardde«trahison,luiquiassumaitpourtantjusque-làd’êtreunmodèle!».Les amisdeNadian’ontpas étémoins saisisde lavoir choisir unhommedont ils savent les

penchants.Atous,pourtant,elleaapportélamêmejustification:iln’avaitpasrencontrélafemmequi lui correspondait jusque-là ! Ils n’ont pas eu le cœur d’exprimer leurs doutes face à cettefemmeamoureuse.Lagrandesurpriserésidepourtantdanslechoixdestémoinsdumariage.AuxcôtésdeNadiase

tiennentEmmanuelGoldsteinetEmmanuelleWargon,uneanciennecondiscipledel’ENA,filledeLionel Stoléru. Mais Richard a choisi pour témoin Guillaume Pepy et les invités regardentfurtivement ce trio, ancien compagnon et nouveaux époux, célébrer côte à côte ce mariageinattendu.Guillaumenelaisserienparaître.Cegrandgarçonsifinsouritmêmecourageusementsouslesregardsquilescrutent.Aprèslacélébration,lanoces’estcongratuléesurleparvis,devantl’égliseSaint-Sulpice,avant

derejoindreunrestaurantdelaruedeVaugirard,privatisépourlacirconstance.Touslestémoinsdecejour-làlejurent:ilsonttrouvéRichardetNadiaradieux.Ce n’est que quelques semaines plus tard que le directeur a réuni sa petite équipe pour lui

demander formellement si elle jugeait impossiblequeNadiacontinueà travailler àSciencesPo.Autourdelui,toussesontimmédiatementrécriés:biensûrquenon!Ilsontremarquéqu’ilportaitdésormaisdeuxalliances:l’uneenargentàlamaingauche,l’autreenoràlamaindroite.Aunamigayquis’enétonnait,Richardarétorquéenriant :«Jesuishomosexuelpourceuxquisaventet

e

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hétérosexuelpourceuxquin’ontpasbesoindesavoir!»

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LebureaudeRichardDescoingsestenvahidedossiers.Despilesdelivres,parterre,s’entassentcontre lesmurs.Sa tablede travailcroulesous lespaperasses. Ilvitdansundésordrepermanentquisignalelamultiplicitédesesprojetsautantquesonméprispourl’intendance.«Jefaispartiedeceuxquipensentqu’ilfautd’aborddéfinirdesobjectifs…puistrouverlesmoyensquivontavec»,claironne-t-il.L’écoleachangédedimension.Lesbudgetsontexplosé.Lespremièresannées,ons’estbienun

peuinquiétédel’accroissementaccélérédesbesoinsdefinancement.Levice-présidentduConseild’EtatRenaudDenoixdeSaintMarc,quisiègeauconseild’administration,atéléphonéunjouràl’historienYvesZoberman,élusyndicaletdirecteuradjointdelabibliothèque,dontilavaitentendulesmisesengarderépétées.«J’aimeraisquel’onsevoiepourparlerdeSciencesPoetdeRichardDescoings.»Uneheuredurant,ils’estenquisdesméthodesdudirecteur,soucieuxqu’unancienduConseild’Etatpuisseêtreattaquésurd’éventuellesdérivesfinancières.Ilaaussisondésoninterlocuteursur«lereste»:«SijevousdemandaisderésumerRicharden

uneformule?»Zobermanarétorqué:«C’estunhommequiaimetellementladifférencequ’ilnesupportequelasienne!»Laconversationn’apaseudesuite.Auseindesgrandscorpsdel’Etat,latransformation spectaculaire de cette école dont presque tous sont issus passe pour une réussiteévidente.Finpolitique,Descoingsad’ailleursprisgrandsoind’associertouteslesinstitutionspubliquesà

sa gestion. « Le Conseil d’Etat est représenté au conseil d’administration, comme la Cour descomptes;leparraindel’InspectiondesFinances,MichelPébereau,présideleconseildedirectionettousontdesheuresd’enseignement!»énonce-t-ilavecunefiertécynique.Iln’apastort.Lesconseilsd’administrationdeSciencesPoressemblentàcesdînersduSiècle

où l’on répondavecunecourtoisieévasiveauxquestions lesplusembarrassantes.Laplupartdutemps, René Rémond n’a aucune idée précise des dossiers importants et se contente du brillantexposédeDescoings.MêmePébereau,sipromptàdonnerdes leçonsdebonnegouvernance,netrouverienàredireàl’étonnantfonctionnementdecetteassemblée.Autour de la table se retrouvent une quarantaine de personnes qui se contentent d’opiner aux

projets du directeur. Près de la moitié d’entre elles sont des « personnalités qualifiées »,soigneusementchoisies.Lareprésentationdespersonnelsyestbeaucoupplusréduitequedanslesconseils d’administration des universités et celle des étudiants n’est pas prévue, sauf pour lesséances consacrées au budget ou aux droits de scolarité. Ni le ministère de l’EnseignementsupérieuretdelaRecherche,nileministèrechargédubudgetn’yontdereprésentants,alorsquel’EtatestlebailleurdefondsmajoritairedelaFondationnationaledessciencespolitiques.En2003,celle-ciabienétéinspectéeparlaCourdescomptes.Maissonrapportn’aémisquedes

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critiquesàfleuretsmouchetés.Leprésidentdelatroisièmechambreenchargedel’enseignementsupérieuretdelarecherche,JeanPicq,donneuncoursd’«HistoireetdroitdesEtats»àSciencesPo,etlaprocureuregénéraleprèslaCourdescomptes,HélèneGisserot,siègeauseinduconseild’administration.L’école déroge légalement à toutes les règles qui contraignent les universités. Son statut est

d’une complication voulue, mêlant les avantages du droit privé et du financement public. LessalariésdelaFondationsontainsidescontractuelsdedroitprivé,soumisaucodedutravailetàdesaccordsd’entreprise.Cetteparticularitépermetderecruter librementpersonnels administratifs etenseignants-chercheurs,etdecompléterlarémunérationdesenseignantssousstatutpublic,affectésàl’écoleetrémunérésdirectementparl’Etat,pardescontratsdedroitprivé.Sciences Po choisit soigneusement ses recrues et peut imposer des droits d’inscription

modulablesen fonctiondu revenudesparentsdesétudiants.Désormais, lesdroitsvarientde0à10 000 euros pour l’année d’études en collège universitaire, 13 500 euros pour un master,représentant20%desressourcesdel’école.EtvoilàcommeledirecteurdeSciencesPoestlibred’innover…

Il faut plus d’argent, pourtant. Pour faire face à l’augmentation des étudiants et attirer des

professeurs de renommée internationale, Richard Descoings a imaginé une série d’acquisitionsimmobilières.Son«Harvardàlafrançaise»doitd’abordêtreuncampusurbainaucœurdeSaint-Germain-des-Prés. « On invite Ezra Suleiman, professeur à Princeton, ou Joseph Stiglitz, prixNobel d’économie, à donner des cours magistraux pour 4 000 euros par mois, ils rigolent,argumente-t-il.Oncompense:l’honneurd’enseigneràSciencesPo,unlogementàSaint-Germain-des-Prés.Pourquelquesmois,çapasse.Maiscesystèmeestàboutdesouffle.»En2004,profitantdu déménagement de l’ENA à Strasbourg, il a entrepris de racheter à l’Etat l’immeuble quil’abritait,13ruede l’Université.Septmillecinqcentsmètrescarrés,deuxamphithéâtresetvingtsallesdecoursnichésdansunhôtelparticulier.Auministèredel’Educationnationale,FrançoisFillons’inquiétaitdel’endettementnécessaire?

NadiaMarikaaccompagnésonmariàl’ElyséeetàBercynégocierl’achatdulieuconvoitéavecleministreduBudgetJean-FrançoisCopé,«monami»,dit-elle.Curieusement,danscetteécoledelaRépublique, ledirecteurs’affranchit facilementducodedesmarchéspublics ; signedescontratssans avoir eu recours aumoindre appel d’offre ; contracte des emprunts sans en informer sonconseildedirection.Revenuauconseild’administrationdelaFondation,AlainLancelotestparfoiseffrayédevoirle

couplefranchiràlahussardetouteslesdifficultés.«Soyezalpiniste,conseille-t-ilàsonsuccesseur,ne lâchezunepriseque lorsquevousêtesassuréd’avoir l’autre.»Maisàquoibonavoirpeur?Business Week n’a-t-il pas classé Richie parmi « les 25 stars de l’Europe à l’avant-garde duchangement»?

Danslesmilieuxdupouvoir,nombreuxsontlesanciensélèvesdisposésàaiderleurécole.Ceux

quin’ensontpasontétéséduitsparlapublicitéfaiteautourdel’ouvertureauxlycéensvenusdesZEP.Lesautresrêventdevoirleursenfantsentrerdansuneinstitutionquipermetdepartirunandans les plus grandes universités du monde et offre un diplôme débouchant, pour 85 % des

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étudiants,suruneembauchedansl’annéequisuitleursortie.RichardDescoings s’estmis à recevoirdes sollicitationsde toutes sortes.Uneactricevient le

voir pour le prier de considérer avec bienveillance la candidature de sa fille. Ses chargés demission font désormais remonter vers lui des dossiers de « fils de », dont les parentsministre/inspecteur des finances/PDG veulent « consulter » le directeur. « Sujet présidence ! »disent-ils lorsque des professeurs s’étonnent de voir reçus des jeunes gens dont les notesparaissaient sous lamoyenne requise.Le député socialisteVincent Peillon vient d’être battu auxélectionsetsechercheundérivatif?«Sujetprésidence!»L’épouseduconseillerbudgétaireduministèredelaRecherchesepiqued’enseigner?«Sujetprésidence!»Plusieursprofesseursamiseffectuent moins de 30 % des heures pour lesquelles ils sont officiellement payés ? « Sujetprésidence!»…Lasalleàmangerquidonnesurlejardinnedésemplitpas.Troisouquatrefoisparsemaine,le

directeur reçoit des grands patrons et des professeurs étrangers, impressionnés par ce grandgarçonauxdentsdeloupquiévoquesapolitiquecommeunministre,aumilieudeserveursoffrantduchampagne.Richardnaviguaità l’aiseauseinde lagauche.Nadia luiaouvert ses réseauxàdroite.Aeux

deux,ilscouvrentpresquetoutlechampdespartisdegouvernementetdeleursgrandsélus.Enprovince, lesmaires sont souvent ravisdevoirSciencesPo s’implanterdans leursvilles :

Nancy, Dijon, Poitiers, Menton, Le Havre et Reims ont prêté leurs plus beaux immeubles. Lesdépartementset lesrégionsont largementcontribuéàfinancerles installations.AParis, lemaireBertrandDelanoëapayéenpartielarénovationdelacafétéria.Ilfautaussisolliciterlacontributiondesentreprises.«Commentrépondre,sinon,auxbesoinsde

larecherche,àl’augmentationdunombredesétudiants,commentrémunérerplushonorablementlesmaîtres de conférences ? » argumenteRichardDescoings.NadiaMarik a encore ouvert soncarnetd’adresses.«MesamisduMedef»,dit-ellelorsquedesPDGviennentdéjeuner.C’estTotal qui finance enpartie les chairesdu campusdeMenton spécialisées sur leMoyen-

Orient et la Méditerranée. La chaire de développement durable reçoit des fonds de Veolia. Le« TeamLagardère » a passé un accord de formation pour une vingtaine d’athlètes, dont la têted’affiche estRichardGasquet, le protégé d’ArnaudLagardère.Le patron du groupe industriel atenuàfinancerentièrementleprogramme.MêmeLilianeBettencourtavouluverserseptmillionsd’euros que Richard Descoings, toutefois, a dû refuser : l’héritière de L’Oréal voulait que labibliothèque porte le nom de sonmari, André, dont le passé pétainiste n’aurait pas manqué desusciter la controverse. L’Oréal offre des bourses aux élèves venus des ZEP. Unilever, Areva,HSBC,SFR,laSociétéGénérale,laSNCF,toutesversentleurobole.Sciences Po est devenue une marque recherchée. On se presse pour faire partie des jurys

d’admissionetdespatronsduCAC40,plusfamiliersdessymposiumsdeDavosquedescitésdeLaCourneuve,s’enorgueillissentdepasserunaprès-midiàécouterconcourirdesélèvesdebanlieue.Sur lesitede l’école, lesentreprisespayentcherunemplacementpour leurpromotion.Après larénovationdelabibliothèque,lesitederencontresMeeticl’atrouvésibellequ’ill’achoisiepourdécordesapublicité.LaLondonSchoolofEconomicset lesuniversitésaméricainesontdéveloppéenleurseindes

écoles professionnelles. Richard Descoings veut faire de même. Et puisque bon nombre desdiplômésdeSciencesPopartentensuitedansdesécolesdejournalismeavantd’investirlesmédias,

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ilentreprenddedévelopperauseinmêmedel’Institutunmasterquiviendralesconcurrencer.UneEcoledejournalismeestainsicréée.Lepatrondel’INAEmmanuelHoogetlajournaliste

MichèleCottaontapportéunprojetsur lequelDescoingss’estmisàplancheravecassiduité.Cetamateurdemédiasjugequelesjournalistesnesontpastoujoursauniveauetquemieuxlesformersera une mission de salut public. « Nos étudiants, lorsqu’ils seront devenus des journalistesreconnus,serontnosmeilleursambassadeurs»,ajoute-t-il.Enquelquesmois,unedemi-douzainedepatronsdepresseontétébombardésprofesseursassociés.Est-cepargoûtdelaprovocationouparcequeTF1financeunepartiedescamérasnécessairesauxélèves?Levice-présidentdugroupeaudiovisuel,EtienneMougeotte,aétéchargéducoursdedéontologie…UneEcoledelacommunicationsuitbientôt,introduisantparmileschargésdecoursunearmée

de communicants et de publicitaires, puis l’Ecole de droit et ses avocats, le départementd’économieetl’Ecoled’affairesinternationales.Chaquefois,lesentreprisesmettentaupot.

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SurletrottoirdelarueSaint-Guillaume,unpetitgroupedefillesetdegarçonsattendentchaquejeudisonarrivée.Unemaindanslapoche, lecourentrédanslesépaules,chevelured’argent, ilsn’ontpasgrandmalàreconnaîtresadécontractionséduisante.DominiqueStrauss-Kahnestl’autrestardeSciencesPo.Leseulprofesseurquicombineà la foisuncoursdehautevoléeetcepetitquelquechosedontlesétudiantsraffolent:ilsl’ontvuàlatélé.Lorsqu’ildescendlesmarchesdel’amphiBoutmy,flanquédesonassistanteauxairsdemadone,

DSKesttoujoursaccueilliparuneassembléedeboutetuntonnerred’applaudissements.Lesfillessemettentaupremierrangdansl’espoirrarementdéçuqu’ilchoisiral’uned’entreellesetlafixeradeux heures durant comme s’il lui dédiait sa conférence. Le cours de « Strauss » est un mustqu’aucunélèvedepremièreannéenesauraitmanquer.RichardDescoingsaeu l’idéede le fairevenirdès la rentrée2000.Lagaucheétait encoreau

pouvoir,maisDSKavait dû démissionner un an plus tôt, empêtré dans le scandale de laMNEF.Autour de lui, on a un peu hésité : l’ancien ministre de l’Economie était alors soupçonné de«corruptionpassive»etde«concussion»dansl’affairedelamutuelleétudiantemaisaussimisenexamenpour«receld’abusdebienssociaux»dansl’affaireElf.Autantdirequel’onnesepressaitplusautourdeceluiqui,quelquesmoisauparavant,étaitlafigurelaplusenvuedeladreamteamdeLionelJospin.Le petit groupe des professeurs d’économie a pourtant plaidé en sa faveur. «A la faculté de

droit,jamaisilneseraitadmiscommeprofesseur,maisnousnesommespaslafacultédedroit»,aremarqué finement Jean-Claude Casanova. Agrégé de droit et d’économie, ce Corse qui peutdisserter sur Tocqueville ou sur John Stuart Mill et décliner dans le même souffle toute lagénéalogie des familles ajacciennes, n’a jamais été impressionné par les opprobres judiciaires.Mieux,l’ancienconseillerdeRaymondBarreàMatignonagardélanostalgiedutempsoùcelui-cienseignaitàSciencesPo.«Ilnousfautunministredel’Economie,aargumenté“Casa”,songezquenousn’enavonspluseudepuisvingt-cinqans !»Jean-PaulFitoussi,quiavaitdéjàcommandéàDSKdesnotespoursonObservatoirefrançaisdesconjonctureséconomiquesrattachéàSciencesPo,aassurédesoncôté:«Ilesttoutdemêmedetoutpremiercalibreetprésentel’avantaged’êtredéjàprofesseurdesuniversités. »Lorsque son« conseiller spécial »OlivierDuhamel a glissé :«Achetons-leàlabaisseets’ildevientprésidentdelaRépubliqueunjour,ceseraformidable!»,ledirecteurn’aplushésité.Dominique Strauss-Kahn se morfondait dans un bureau du conseil régional prêté par ses

derniersamissocialistes.PierreMoscovici,quienseigneavecnonchalance«depuis toujours»àSciencesPo,l’arassurésurlachargedetravailetl’ancienministredéchuaététropheureuxdelapropositionetdusalairedeprofesseurqueRichardDescoingsaassortid’uneprimeconséquente.L’historienMarc Lazar, qui s’étonnait – « Je ne vois pas l’intérêt de le payer autant » –, s’est

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entendurépondre:«Moi,jevoisl’intérêtdesoncarnetd’adresses!»Le patron de Sciences Po a tout fait pour lui être agréable. Il a décrété que l’ancienministre

disposeraitd’unassistantcommeenontlesgrandsprofesseursdesuniversitésaméricaines.C’estun privilège exceptionnel, rue Saint-Guillaume,mais la jeune chargée demission, Sophie-AnneDescoubès,adénichéenquelquessemaineslaperlerare.Cheveuxlongsbrunsquiluidescendentjusqu’auxreins,visagepâle,AnnickSteta,docteurenéconomie,diplôméedeHEC,aétéchargéed’assurer le suivi du cours et l’organisation des examens. Il a aussi fallu évincer l’économisteantilibéralJacquesGénéreuxquiassuraitjusqu’icilecoursd’initiationàl’économieenpremièreannée.Enfin,lesocial-libéralStrauss-Kahnestdevenuletitulaireduposte.

C’estunepetitecuriositéquedevoir,danslescouloirs,ledirecteurdonneràsonprofesseurdes

«monsieur leministre» longscomme lebras.Lesdeuxhommesontviteapprisà seconnaître.L’amateurdefemmesaregardéaveccuriositél’homosexuelrevendiqué,maislelibertingoûtelatransgressionetiladmireletourdeforcedecethommequis’estimposéàlatêted’uneécolesansserenier.L’ancienHECn’ajamaiscachéunvagueméprispourlesénarques,maiscelui-làestd’ungenre moins policé et politiquement, ils peuvent s’entendre. « Je suis démocrate plus querépublicain, affirme Richard Descoings. Si j’étais de gauche, je serais anti-chevènementiste. Sij’étaisdedroite,jeseraispluslibéralqueconservateur.Jefaispartiedestenantsdelaréforme.»Aufond,n’est-cepasladéfinitiondustrauss-kahnisme?Pourl’école,DSKestunappât.L’époqueestauxtêtesd’afficheetilmanqueencoredeuxoutrois

figures charismatiques pour attirer donateurs privés et médias internationaux. L’anciennecoqueluchedelapresseéconomiqueestrestéedanslamémoiredumicrocosmeeuropéencommel’un des organisateurs de la monnaie unique. Agrégé d’économie, il a tenu la dragée haute àl’InspectiondesFinancesquirégnaitpourtantenmaîtreàBercy.Germanophoneetanglophone,ilaenseignédanslaprestigieuseuniversitéStanford.Richard Descoings envisageait d’ouvrir une nouvelle antenne de Sciences Po à Casablanca

réservée à des étudiants juifs et arabes. « Avec ça, affirmait-il, plein d’un orgueil candide, onrégleraleconflitauMoyen-Orient!»Unroad-showauMarocadoncétéorganiséavecl’ancienministre, natif d’Agadir.De l’autre côté de laMéditerranée, «Dominique » paraissait tutoyer lamoitié du gouvernement et la plupart des hommes d’affaires. Son épouse Anne Sinclair venaitd’acheterunriadàMarrakechquisemblaitêtrelelieuderassemblementdetousceuxquin’avaientpas tourné le dos au couple après la démission de DSK du gouvernement Jospin. Las, l’argentpromis n’est jamais arrivé. Les intermédiaires paraissaient louches et Hubert Védrine avait faitremarquerque lamonarchiedu jeuneMohammedVIn’étaitpasencoresi stable.Leprojetaétéabandonné.L’expérience a été plus réussie en province. La règle veut que le professeur donne chaque

semestre un cours sur l’un des campus décentralisés. Ce n’est formellement qu’une simpleconférence d’économie retransmise jusqu’à l’amphi Boutmy, à Paris, en visioconférence. MaisDominique Strauss-Kahn a de l’entregent et Sciences Po a besoin du soutien financier descollectivitéslocales.PourlepremierdéplacementàNancy,RichardDescoingsadoncaccompagnésavedette.Ilaétéenchantédelaréceptionqu’onleurafaite.LemaireradicalAndréRossinotavaitdonnéungrandcocktailàl’hôteldeville,placeStanislas,auquelassistaitleprésidentdelarégionLorraine,Gérard Longuet. Le lendemain, l’événement faisait la une de la presse locale…On a

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rééditél’opérationàDijon,dontlejeuneMadaniCheurfa,l’ancienpèlerindeslycéesdeZEP,estdevenuàvingt-sixansledirecteur.Lapetitetroupeyaétéreçueaveclemêmefaste,terminantsasoiréeparundîneraveclemaireFrançoisRebsamenetsonépouse.

Depuisle21avril2002,pourtant,etl’arrivéeausecondtourdeJean-MarieLePen,dontRichard

haitlesidées,lagaucheestànouveaudansl’oppositionetl’«appât»semblemoinsrutilant.MaisDSKnes’enplaintpas.C’estunhommequin’ajamaisétédupedescourtisansetiltientpar-dessustoutàsaliberté.Soncoursmagistralatoujoursplusdesuccès,annéeaprèsannée,etilsepréoccupesurtoutdela

chargegrandissantedetravailqu’illuidemande.Malgrél’aideconsciencieusedesonassistante,ildoit gérer lesmaîtres de conférences, organiser les examens et se débattre parmi lamasse descopiesàévaluer.Ilabiensuggéréàladirectiondel’écoled’achetercesmachinesàcorrigerlesQCMdontilavulesmodèlesàlaNewYorkUniversityoùsafilleétaitétudianteenPhD,maislapropositionluiaétérefusée.Depuis la réélection de Jacques Chirac, Richard Descoings paraît surtout occupé à tisser des

liens étroits avec le gouvernementUMP dont son budget dépend. L’influence deNadiaMarik aencoregrandi.Lanouvelledirectriceadjointenecacheàpersonnesonmilitantismeauprèsdecettedroite chiraquienne dont elle a célébré publiquement la victoire. Il n’est pas rare désormaisd’entendre Richard rapporter ses dîners avec le ministre du Budget Jean-François Copé ou lePremierministreJean-PierreRaffarin.ToutSciencesPoaludansLeNouvelObservateurcepetitéchoparuen2004quidonnaitledirecteurcommeunfuturministredel’Educationpossible,depuisquelephilosopheLucFerrysemblesurledépart.Le 8 février 2005, il a reçu en grande pompe l’Américaine Condoleezza Rice dans l’amphi

Boutmy.Lasecrétaired’Etatduprésident républicainGeorgeBushentamaitsapremière tournéeeuropéenne et avait décidé que le seul discours de sonvoyage aurait lieu àSciencesPo.Quellegloirepourl’écoleetsondirecteur!Quelquesmoisplustard,l’UMPl’aconviéàdéfendredansunmeetinglaConstitutioneuropéennesurlaquellelesFrançaisdoiventseprononcerparréférendum.Lors des émeutes de banlieue, c’est encore lui, le promoteur de l’entrée des lycéens de ZEP àSciencesPo,quelenouveauPremierministreDominiquedeVillepinareçupourl’écouterplaiderlacausedecettejeunesseabandonnée.Aunjournalaméricainquil’interrogeaitsursesmodèles,«theFrenchy»arépondu«LarrySummers»,cetancienprofesseurdeHarvarddevenuministredeBillClinton.Est-ilpossiblequ’ilselaisseséduireparcemondepolitiquequichercheaucœurdelasociétéciviledesvisagescapablesdeluiredonnersacrédibilitéperdue?

L’ancien des cabinets socialistes hésite encore. Patron de son école, il estmaître chez lui.Un

ministreaurait-ilautantdepouvoir?Etpuis,ilnesaitplusvraimentrépondreàcettequestion:est-ilencoredegaucheoupenche-t-ildéjàversladroite?Pourplusdesûreté,ils’estmisàcourtiserlesélusdesdeuxcôtés.DepuisqueDominiqueStrauss-Kahnsongeàseprésenterauxprimairessocialistes,Richardet

Nadiasontrevenusverslui.L’avenirpolitiqueesttropincertainpourqueledirecteurdeSciencesPoprennelerisquedefragilisersesrapportsavecsafuturetutelleetlagaucheadenouveauunechancedel’emporteren2007.

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Toutel’écolesuitavecpassionlespréparatifsdelaprochaineprésidentielle.Lesspécialistesensociologie électorale se sont mis à examiner en séminaire les chances d’un candidat social-démocratesurlenouveauhérautdeladroiteNicolasSarkozy,ceministredel’Intérieurquiprônela«rupture»avecleprésidentChiracquil’apourtantnommé.Lapénicheaparfoisdesalluresdemeeting.Lapetiteéquipedecommunicantsetdeconseillersquiprépare leretourdeDSKa installéses

nouveaux quartiers rue de La Planche, à quelquesminutes de Sciences Po. Le jeudi, lorsqu’il aterminésoncours, il arrivequedesétudiantsaccompagnent leurprofesseur jusqu’àsesbureauxdansl’espoird’êtreretenuspourl’aiderdanslabataillequis’annonce.Detouslescandidatsenlicepourl’investitureduPS,l’ancienministreparaîtleplusclairvoyant

auxyeuxdeRichardDescoings.ChristopheChantepys’acharne,pourtant,àorganiserlacampagnedeSégolèneRoyal.MaisquepeutsonancienamiduConseild’EtatpourcettecandidatequiparaîtàRichard si « puritaine » et propose de placer les jeunes délinquants dans des « établissements àencadrementmilitaire»?Etpuis,GuillaumePepyestrestéprochedeMartineAubryetcelle-cin’apasdemotsasseztranchantscontrecettenouvelleJeanned’Arcdontlessupportersagitentlesbrasdanslesmeetingscommedansdesrassemblementscharismatiques.«Dominique»,c’estautrechose.Luiseulconnaîtlefonctionnementdesuniversitésaméricaines.

Luiseulplaideenfaveurdecetteéconomiedelaconnaissancequiestsagrandeambition.Libéraletlibertaire,progressisteetouvertsurlemonde,n’est-cepaslàlevisagedelamodernité?Désormais,iln’estpasraredevoirlachiraquienneNadiaMarikguetter,devantl’amphiBoutmy,

l’arrivée de l’ancien paria socialiste. Lorsque « Strauss » traverse la péniche, de sa démarchenonchalante, entouré d’une myriade d’admiratrices, il arrive que le petit club des étudiantssocialistes lui fasse une haie d’honneur où fusent des «DSKprésident ! ». Jamais la prédictiond’OlivierDuhameln’aparuplusprèsdes’accomplir :s’ilgagnel’Elysée,quellechanceceserapourl’école…Lecoursd’économiedeStrauss-Kahnétaitdéjàlepluscourudespremièresannées.Désormais,

les journalistes se glissent parmi les étudiants dans l’espoir d’y glaner quelques allusionspolitiques.Danssonbureau,Richardsuitlaprogressiondesa«star»danslessondages.Aquelquesmoisdes fameusesprimaires, le25avril2006, jourdescinquante-septansde leur

professeur, les étudiants ont préparé une surprise.Avantmême queDominique Strauss-Kahn aitsaisi sonmicro, des garçons ont entrepris de descendre vers la chaire un gâteau d’anniversairesous les cris d’une assemblée transportée. Par les haut-parleurs de la sono, la voix sucrée deMarilynMonroes’estsoudainélevée,susurrant«Happybirthday,misterPresident…».Silecorpsélectoral se réduisait à la petite société de la rue Saint-Guillaume, il ne fait pas de doute que«Dominique»seraitélu.

Le16novembre,lesespoirsduprétendantsebrisentsurunscoresansappel.SégolèneRoyall’a

emportéavec60,7%dessuffrages,laissantloinderrièreellelastardesamphis.«C’estbien,vousallezêtreplusdisponiblepourenseigner»,ontlancéquelquesétudiantscroyantconsolerStrauss-Kahn.Nadia,elle,l’asaluéavantsoncoursd’un«bonjourmonsieurleprésident»quelebattuaprispourunemarqued’ironie.Ensuite,ellen’estplusjamaisrevenuel’attendre.DSKéliminé,iln’étaitpasquestiondeserabattresurlamadonedessocialistes.MêmeChantepy

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n’apasessayédeconvaincreRichard.Cedernieraregardéautourdelui,etiln’aplusvupersonneàgauchecapabledel’emporter.Quelquessemainesavantl’élection,ledirecteurn’aacceptéqu’uneinvitation « politique ». Celle de la Diagonale, un club de « sarkozystes de gauche », « gayfriendly ». Ils lui avaient demander de parler d’éducation aux Bains-Douches, sa discothèquepréférée.

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Unesemaineavantlepremiertourdesprésidentielles,RenéRémondestmort.Depuisdesmois,levieilacadémicienétaitmaladeetlaissaitleschosessefairesanslui.«Vousêtesmonsurmoi»,souriait avec déférenceRichard quand la haute staturemaigre paraissait se raidir et que la voixgravearticulaitdoucement:«Croyez-vousquecelasoitconvenable?»Lesurmoiavaitpourtantperdulabatailledepuislongtemps.Ils’étaitfacilementabandonnéaucharmedecejeunedirecteurquiavait transformésavieilleécoledebourgeoisen lodenenétablissementgrouillantde jeunesvenusdumondeentier.Le professeur Jean-Claude Casanova a accepté sans difficulté de prendre la présidence de la

Fondation nationale des sciences politiques, cet organe censé financer et contrôler Sciences Po.«JCC»,commeils’appellelui-même,regardetoujoursavecunpeudecuriositéceDescoingsquin’estpasdesonunivers.LuiseréclamedulibéralismeintellectueldeRaymondAronqu’ilmêleparadoxalementàd’archaïquesréférencesdescenduestoutdroitdesesmontagnescorses.Saraisonadmire le réformismedudirecteur.Maisdans sonvillagenatal, l’homosexualitépassepourunetaretragiqueetilparlevolontiersdeRichardcommed’unoubliédeDieuaniméd’une«volontéprofondederédemption».IlainvitélecoupleDescoings/MarikaucapCorse,danssa«maisond’Américano»,commeon

appellecescharmantesdemeuresconstruitespar les insulairespartisauxEtats-UnisaumilieuduXIX siècleetrevenusrichesdansleurvillagenatal.Iln’appréciepasbeaucoupl’importancequ’apriseNadia.Onluiarapportélescolèreshomériquesdel’adjointeetcettefaçond’intervenirsurtout. Le Méditerranéen en lui est outré de l’autorité de l’épouse sur son mari. Mais au fond,«Casa»éprouveunecertaineaffectionpour lanatureangoisséedeRichard.Lorsqu’il retrouveson homologue du conseil de direction,Michel Pébereau, les deux hommes peuvent disserter àl’infini sur la passion éducative et l’énergie adolescente du directeur. Ils admirent tous deux enexpertscettefaçondejoueràsaute-moutonpar-dessuslesministres,dedrainerl’argentdesgrandspatrons,desusciterlesportraitsélogieuxdanslesjournaux,enunmotde«connaîtreParis».LeurRastignacal’ambitiondeconquérir l’Amérique.Toutlecursusd’étudesaétérepenséen

miroirdesgrandesuniversitésanglo-saxonnes.Désormais,ilparledesbâtimentsrépartisdansleQuartierlatincommed’un«campus».Lepremiercycleaétérebaptisé«collège»etdélivreun«bachelor».Lesthèsessontassimiléesàun«PhD».Lesprofesseurssontencouragésàfaireunepartiedeleurscoursenanglais.Commentlegrandbanquieretl’intellectuel,tousdeuxseptuagénaires,pourraient-ilsbridercette

courseàlamodernité?

Unnouveauvisageestarrivédanslecercledesproches.RichardDescoingsadébauchéàl’Ecole

e

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desMinesBrunoLatour.C’estungrandescogriffedecinquanteans,agrégédephilosophie,quesestravauxthéoriquessurla«sociologiedesobjets»ontpropulséparmilesraresstarsfrançaisesdescampusaméricains.Bien des professeurs de Sciences Po tiennent les théories de Latour pour une pataphysique

absconse, mais il faut reconnaître que cet intellectuel issu d’une grande famille de négociantsbourguignons,membredel’Académieaméricainedesartsetdessciences,auneidéeclairedelafaçondepropulserl’écoledanslesclassementsuniversitairesinternationaux.Descoingspeutbienvendrepartoutson«Harvardàlafrançaise»,avoirdoublélenombrede

sesétudiants,lesenvoyerunanauxEtats-UnisouauJapon,raressontseschercheursderenomméeinternationale. S’il veut jouer dans la cour des grands, il est urgent de renforcer son corpsacadémique.Sousl’impulsiondeBrunoLatour,bombardédirecteurscientifique,levoilàquidécideunplan

de recrutement de trente enseignants-chercheurs supplémentaires. Il veut, dit-il, achever de« transformer cette école sans appétit intellectuel, spécialisée dans le commentaire mondain ».Richard est allé jusqu’à l’Elysée réclamer desmoyens supplémentaires, il a entamé une grandecampagne de collecte de fonds auprès des entreprises, et le résultat est là. Chaque laboratoiredisposedebureauxaucœurdeParisetdepersonnelsd’appuicommeaucuneautreuniversitén’estcapabled’enoffrir.Enpleinmouvementdecontestationcontrelaloid’autonomiedesuniversitésprésentéeparlanouvelleministreValériePécresse,dontRichardDescoingsdéfendpubliquementleprincipe,lesprivilègesaccordésàSciencesPocommencentàirriter.Le conseiller d’Etat contourne avec décontraction toutes les procédures administratives

habituelles. Avec Pécresse, il est d’une désinvolture parfois désobligeante.Membre de son jurylorsquela jeunefemmeavouluentrerenprep’ENA,vingt-cinqansplustôt, il luiparle toujoursavec une courtoisie ironique comme si elle était son élève. « La Versaillaise », comme il lasurnomme,aconnulapetitebandedeDescoingsautempsduConseild’Etat,lorsque lesgarçonssortaientlesoirensantiagsetenmarceldanslesbarsdelaruedesCanettesoùRichardavaitgardésagarçonnièred’étudiant.Al’UMP,ellecopinaitavecNadiaMarik.Elleestuntémoindupasséetdesesfrasques.Etpuis,pourquoiménagerlaministrequandonpeut,d’uncoupdefilausecrétairegénéraldel’Elysée,ClaudeGuéant,réglerlesdifficultés?« Je m’assieds sur les règlements ! » répète Richard lorsque Bruno Latour s’inquiète. Pour

recruterdeséconomistes,deshistoriensoudesjuristesderenomméemondiale, ilfautoffrirdesconditions de travail et de rémunération attractives. Il a donc développé tout un système decompléments de rémunération et d’allègement de charges d’enseignement. Chacun négociedirectementavec ledirecteur.Unedouzainede logements sontmisàdispositiondesprofesseurssansqu’aucune instance collégiale soit jamais consultée.Les chargésdemissiondudirecteur sesont vu distribuer des cartes de crédit au nom de la maison, afin qu’ils puissent en un instantrésoudretoutproblèmed’intendance.LatouresttropfinpournepasavoirperçulesfragilitésdeRichard.Illuifautgérerchaquejour

sa désorganisation, ses intuitions fulgurantes et la présence constante de Nadia. Les réunionsressemblent à de longues séances énigmatiques où il tente de deviner ce que le couple projette.Parfois,Richardl’engagesurunchemindifficilepuislelâcheenrasecampagne.IlveutécarterlepatronduCevipof,ceCentred’étudesdelaviepolitiquefrançaisequidépenddeSciencesPo?LedirecteurenvoieLatouraufront,lelaissantassumerl’impopularitédeladémarche.Puis,devantles

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protestations,magnanime,ildécidedemaintenirlecondamnéenplace.«Votreplanétaitexcellent,nousl’avonssuivijusqu’aubout»,ose-t-ildevantLatour.Un jour, àSaulnières,Richarddébouchevingtbouteillesdegrandsbordeauxafindedéfier le

Bourguignonsurunterrainoùl’autreluiestsupérieur.Maisledirecteurdelarechercheappréciecepirate et ses contradictions.Richard aime leshommes et a épouséune femme, appartient auxgrandscorpsetveutdynamiterl’Etat,pousseàuneouvertureinternationalequandlui-mêmeestsifrançais, fait une psychanalyse sans voir la folie autour de lui.Quel beau sujet d’étude pour unintellectuelcommelui!Etpuis,ilappréciesongoûtdelaréforme.Obsédéparlamodernisationdesélites,le«patron»

adéveloppédescoursdesciencesetrenduobligatoiresdesséminairessurlesarts.IlaconfiéunechairesantéàsonanciencondiscipledulycéeLouis-le-Grand,lepolytechnicieneténarqueDidierTabuteau. Il a chargé l’écrivain Pierre Assouline d’un cours de lecture et d’écriture pour lesétudiantsdepremièreannée.Ilasurtoutréorientéunepartiedessubsidesenfaveurdesmatièresenpointe dans les entreprises globalisées : le droit, l’économie, la communication, les relationsinternationales.Ilaainsifaitvenirdel’universitéParis-DauphineMarie-AnneFrison-Roche,afindedévelopperunmasterdedroitéconomique.Cettebellefemmeblondeestl’unedesfondatricesdeladoctrinefrançaisedudroitdelarégulation.C’étaitaussiuneamieintimedeWilliamBaranès,ceromancierhomosexuelquiécrivaitsouslepseudonymedeGuillaumeDustanavantdemourirdusidaetqueRichardatoujoursadmiréetjalousé.Cetteagrégéededroitatoutdesuiteaimélajeunesse du directeur et cette façon de s’autoriser toutes les transgressions. Elle connaît sonattirancepourlebrillantetlesmédias.Maisaveclui,lechangementvasivite!LespécialistedumondearabeGillesKepelestpareillementséduit.Onnerefuserienàcegrand

expertdel’IslamquiparlearabeetdontlachaireestfinancéeparTotal.Richardl’emmènedanssavoituredînerauSiècleetluiaccordelespersonnelsoulesthésardsréclamés.Luiquelesprésidentsd’universitéaméricaineregardaientautrefoiscommeunsimplefonctionnaires’offredésormaisleluxedemonterauxtribunesflanquédesesmeilleurschercheurs.Desmatièresreines,autrefois,sontdésormaisdélaissées.Lesgrandshistoriensdel’école,Jean-

PierreAzéma etMichelWinock, ont pris leur retraite sans que l’école célèbre particulièrementleurdépart.L’enfantchéride l’airdu tempsn’estpas loindepenserque l’étudedupasséestunepassion pour les croulants. Tout à sa conquête des mondes nouveaux, il s’agace devant cesprofesseursquirelativisentlesrévolutionsqu’ilalancées.Aplusieursreprises,illeurademandédereleverlesnotesdesétudiantsétrangersdanslesépreuvesportantsurl’évolutiondelaFrancecontemporaine. Ses étudiants venus des lycées de ZEP lui paraissent toujours plus fragiles danscette matière, apanage d’une culture classique. Et puis, Richard s’en est bien rendu compte, ledépartementd’histoireestdevenul’undesbastionsdelacritiquecontreluietsonépouse.

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Ilest le« roiRichard»,elle la« tsarine».Lorsqu’onveutêtremoinsaimable, ilsdeviennent« Nicolae et Elena », le couple Ceausescu de sinistre mémoire. C’est la revanche des troupesmalmenéessurleursdirigeants.Depuisqueleurdirecteurs’estmarié,beaucoupdesessupportersdesdébutsfontporteràNadia

lechapeautropgranddesapropretyrannie.«Elleestsonsoleilnoir»,jurent-ilsdanslescouloirs.Il est vrai qu’elle contrôle les agendas de sonmari, impose son comportement erratique et sesinterventionsconstantesdanslesréunions.Ellepeutdéboulerdanslebureaud’uncollaborateurenhurlant, afin que tout lemonde entende la scène à travers les cloisons. Beaucoup se sontmis àdétestercettefemmepassionnéeetcolérique.Richardpeutbienvouvoyersa femme, ilsgouvernentàdeux.Elleapour luiunamouretune

admirationquidépassentparfoisl’entendement.Ilapourelleuneestimeetuneconfiancedontlaprincipaledémonstrationrésidedansl’absoluelibertéqu’illuilaisse.Unefoistouslesquinzejours,onréunitleschefsdesservicespouruneséancedésignéedepuis

toujours sous lenomde«bobinette».La réunionestdevenueun longmonologuedudirecteur,entrecoupéd’appréciationsdesonépouseet,plusrarement,desprécisionsdudirecteurdesétudesLaurentBigorgnequi s’épuise à satisfaire les exigences du couple.C’est là que semesurent lesgrâceset lesdisgrâces.SiRichardyassassineuncollaborateurde son ironiemordante,onpeutparier que le malheureux aura disparu de la bobinette quinze jours plus tard. Il est devenuimpossibledelescontredire.Lacourafabriquéunsloganmaisonrésumanttout:«AvecRichard,t’espourout’escon.»Le souverain a décrété : « Tant que je serai là, il n’y aura pas d’organigramme. » Nadia

renchérit :«Unorganigramme,celafigeetnous,nousvoulonsunedynamique.»Unjour, ilestarrivéendemandanttranquillementàsestroupes:«Vousallezmedésignerchacunlenomdelapersonnequiseraitsusceptibledevousremplaceraucasoùvousdevriezpartir.»Autantdirequepluspersonnen’estsûrdesaposition.Des responsables syndicaux qui ont fait allégeance se retrouvent promus. D’anciennes

secrétaires deviennent chargées de mission. D’autres sont débarqués sans ménagement. Jean-Baptiste Goulard, le fils de François Goulard, l’ancien ministre délégué à l’enseignementsupérieur,aétérecrutécommechefdecabinet.C’estungarçoncharmantquiavitecomprisquelemilieupolitiquedanslequelilbaignedepuisl’enfancen’avaitrienàenvieràlabrutalitéquirègneparfois rue Saint-Guillaume. Nadia peut le brocarder comme personne un jour et le soutenirardemmentlelendemainsansparaîtresesouvenirdesescolèresdelaveille.Maisc’estlarançonpourtravaillerauprèsdecepatrontellementadmiré.RichardDescoingsestàpeinemoinsinquiétant.Ilgardeunevoixdouce,maissonvisagecrispé,

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sonsouriretroplarge,sonartdefabriquerdesphrasesassassinespeuventtransformerunrendez-vous en cauchemar. S’il passe soudain au vouvoiement et lance avec une déférence appuyée un«monsieurleprofesseur»àunenseignant,c’estqueleveninn’estpasloin.LorsdesfêtesdelaSaint-Guillaume,le10janvier,ilaprisl’habitudederemerciernommément

ceuxquiluisontagréables.Ceuxquinefigurentpasdanslalistepeuventcraindreleurrévocationprochaine.Biendescompagnonsdespremièresannéesglorieusesontétépeuàpeulaisséssurleborddela

route.L’historienJean-ClaudeLescure,quidirigeaitl’Ecoledejournalisme,aétéremerciédujourau lendemain. Le professeur d’économie François Rachline, exaspéré par les incohérences deNadiaMarik,estvenuréclamer l’arbitragedeRichardDescoings :«Cen’estpluspossibleavecelle!»Ill’avusedurciraussitôt:«Ellem’asauvélavie.»Rachlineapréférépartiràl’InstitutMontaigne.Quelquetempsauparavant,lesinologueJean-LucDomenachs’étaitéloignéaprèsavoirconstatédevantRichard:«Vousavezdésormaisunegestioncésaropapiste!»Pourtouteréponse,ledirecteurluiavaitdemandécyniquement:«Quelestlemontantdevotreprime?»

Toutunrégimedefaveursetdedéfaveursestvenusesubstituerauxmœursacadémiques.Des

professeurssevoientdéchargésdeleursenseignements.Lesnon-titulairesontpeurdeperdreleurjob,lesautresd’êtreexclusducercledesfavoris.Lorsquel’und’entreeuxseretrouveplacardisé,gareàceluiqui le fréquente.«Pourquoi fairecoursavec lui, c’estunopposant?» s’insurge lemonarque. Des chargés de mission peuvent dénoncer un enseignant qui a pris un café avec unbanni.Nadiatéléphonealorsàl’imprudentpourlerappelerviolemmentàl’ordre.Chaquematin, Laurent Bigorgne écoute avec déférence les lubies deNadia puis s’efforce de

contourner sesordres lesmoins rationnels. Il a finipardévelopperunulcère, à forcedecourirpartoutpourfairemarchercettefolleentreprise.RichardDescoings,lui,n’écoutequed’uneoreilledistraite les plaintes contre sa femme. Il a accepté de faire venir à Sciences Po un cabinet deconsulting,spécialisédanslagestiondustress,oùofficiel’undesesancienscondisciplesdulycéeMontaignedevenupsychiatre.Laconclusiondesconsultantsaétérapideetsansappel:«lerôledeNadiaMarik, l’épousedudirecteur»,est lepointnodalde toutes lesdifficultésdegouvernance.Richard a bien voulu réagir. Désormais, Nadia ne sera plus numéro deux mais chargée du«fundraising».Enpratique,rienn’achangé.

Les professeurs se sont mis à observer en experts ce tourbillon qui emporte tout. Les

politologuesdelamaisonconstatentrégulièrementdes«purges».Lorsqu’ilsentendentlalanguedeboisdeschargésdemission,ilsévoquent«unphénomèneàlaLyssenko»,enréférenceàcetingénieurquiréinventaitlaréalitépourplaireàsonmaîtreStaline.Unehistorienne,quiadûfaireantichambre pendant des heures pour voir le directeur avant d’être reçue par l’un de sescollaborateurs, adécrété toutdego :«Cesont lesécuriesd’Augiaset leBas-Empire réunis !»L’historienPatrickWeil,quiaquittél’écoleaprèsdesannéesd’orages,s’estmisàdistribuerauxjournalistesunpetitfasciculesurlesperversnarcissiques:«ToutDescoingsestlà!»Unjour,MarcLazarprendRichardàpart.«Cemouvementperpétuelquimaintientchacundans

uneincertitudeangoissanteressembletrèsexactementàladescriptiondutotalitarismeparHannahArendt », remarque-t-il. Fureur du roi Richard ! Il veut bien être traité de despote mais il se

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revendiquedesdespoteséclairés.Netravaille-t-ilpaschaquejour,deseptheuresquarante-cinqàvingtetuneheures,pourmaintenircetteécoleauplushautniveau?Defait, laplupartdeceuxqui souffrent soussa féruledoiventbien reconnaîtreque jamais ils

n’ont été aussi fiers d’appartenir à Sciences Po. A l’extérieur, l’image de l’institut s’esttransformée. Le niveau des étudiants s’est accru. Jamais on n’a connu un tel bouillonnementintellectuel,unetellediversitédesformations.Maisilss’inquiètentdevoircecoupleenivréparsatoute-puissance.Ets’ilétaitentraindedétruiresonœuvre?Il règneuneatmosphèredecrainteparmiceshommeset femmesérudits.LepolitistePhilippe

Braud et l’historienne Claire Andrieu ont envoyé aux 189 enseignants-chercheurs une série delettrescritiquantla«gouvernance»deladirection.Alaréunionqu’ilsavaientorganisée,quinzepersonnesseulementétaientprésentes.Enéterneladolescent,Richards’éprendetsedéprenddesunsetdesautres.Ildemandeàunjeune

collaborateur:«Dansquelleentreprisem’imagineriez-vous?»L’autre,croyantluiplaire,répondavecferveur:«Oh,pourmoi,voussereztoujoursledirecteurdeSciencesPo…»Raté.Descoingstourneostensiblementledosàl’imprudent.Tous les jeux deviennent dangereux. AvecMarie-Anne Frison-Roche, la lune de miel tourne

court.Cettejuristeapourtantmenéàbienl’ambitionquiluiétaitassignéedepréparerlacréationd’uneécolededroit.Unjour,illuiretirebrutalementsonbureau,sesattributionsetladirectionduprojetqu’elleaporté.«Tut’esmiseàvouloirtoutdirigeretlepouvoirnesepartagepas»,assène-t-ilenguised’explication.MêmeLaurentBigorgne,queRichardaprésentémaintesfoiscommeson«filsspirituel»,doit

lâcher bientôt prise. Le directeur l’a envoyé à la London School of Economics parfaire saformationenannonçantàlacantonade«Hewillbeback!».Auboutdequelquesmois,l’héritierprobabledoitbienserendreàl’évidencequ’onnelerappellepasetqu’unnouveaucandidat,HervéCrès,undocteurenmathématiquesjusque-làdirecteurdéléguédeHEC,l’aremplacé.Richieveutêtreleseul.L’unique,danscettecourseenavantquiledévore.

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Deux foisparan,EmmanuelGoldsteinorganisedans sonvasteduplexdegrandes fêtesoùseretrouvent les gays du Tout-Paris. Il envoie les invitations par Facebook, au sein de son cercled’amitiés où se pressent des journalistes, des avocats, des hauts fonctionnaires et des banquiers,droiteetgauchemêlées.Dans l’escalier, un majordome prend les manteaux et s’occupe du vestiaire. De somptueux

buffets ont été dressés dans le salon et des dizaines de bouteilles de champagne millésiméesattendent dans les baignoires remplies de glaçons des salles de bains. Les « Goldy Parties »,comme disent les convives, sont un des événements mondains les plus courus de cette petitecommunauté élitiste. Plus amusantes que les dîners du Siècle, moins provocantes que lesbacchanales des boîtes duMarais, ces soirées sont aussi la preuve rassurante que l’époquen’estplusàlaclandestinité.Richardn’apresquejamaismanquél’unedecesfêtesjoyeusesoùilretrouvecesénarquesqui

lui ressemblent et sont aussi souventmaîtres de conférences à Sciences Po.On discute avec dejeunes garçons, « des petits mickeys » comme les appelle gentiment un habitué, que les plusentreprenantsconvivesontamenésaveceuxetprésententparfoiscommeleursétudiants.Il n’est pas rare que le directeur de Sciences Po s’y rende avecNadia et quelques-uns de ses

chargésdemission,ébahisdedécouvrirun lieudepouvoirdont ilsnesoupçonnaientmêmepasl’existence.Ilsyretrouventleplussouventlesamisdeleurpatron,deshommesqu’ilsontcroisésdansdesréunionsuniversitairesoudesdînersdelevéedefonds,ainsiqueGuillaumePepy.Letrion’enfinitpasd’étonnerleursproches.Ensemble,Richard,NadiaetGuillaumeontacheté

unemaisondansleVaucluse,justeavantl’ouverturedelanouvellelignedeTGVParis-Avignon,dontlepatrondelaSNCFestsifier.C’estunebâtissesansvraicharme,nichéedansunjardinoùcouleunerivière,maisc’estlepaysdesSorgues,àquelquesdizainesdekilomètresd’Eyraguesetdesessouvenirsdejeunesse.C’estlà,danscetteamitiéàtrois,queNadiaetGuillaumeontapprisàveillersurRichard.Offrant la stabilité de sa vie familiale, l’épouse s’efforce chaque jour d’écrire une partition

ordonnéepourcethommequibrûlesonexistence.ElleafiniparprendrelepartidecesséjoursenProvencequ’ellepartageavecl’amidetoujours.Lorsqu’elleaccompagneRicharddanslessoiréesd’EmmanuelGoldstein,Nadiaestsouvent la

seuleprésenceféminine,parmiceshommesélégantsquidansententreeux.D’autresconvivessontmariés, ont des enfants comme Emmanuel, et témoignent par leur vie tranquille quel’homosexualitéestsortiedecequeGuyHocquenghemappelaitson«destinperturbateur».Danscenouveaumonde,Nadialapassionnéeaapprisàsemontrersouple,paramourpourRichard.Elles’esquivelorsquelafêtebatsonplein.

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Richieaplusde4000«amis»surFacebook.Desgarçonsetdesfillesdemoinsdevingt-cinqans, pour la plupart. C’est devenu un rituel pour tous les nouveaux inscrits de l’école que deréclamer au directeur son amitié virtuelle. Chaque jour, des armées de jeunes fans « like » lespoèmesetleschansonsdeBarbaraoud’EtienneDahopostéssousle«profil»deleuridole,posantàcôtéd’unmarsupilamienpeluche,samascotte.SilesprofesseursdeSciencesPovisitaientplusrégulièrementlesréseauxsociaux,ilsseraient

stupéfaits de voir s’épanouir ainsi la personnalité de celui qui les tient sous sa férule. SurFacebook,l’intraitablepatron«tchate»commesesétudiants,abréviationsetfautesd’orthographecomprises. Il défend ses réformes, discourt sur l’actualité et, comme eux, confie ses humeurs,flirte,dévoilesavieprivée.Depuis2008,Richieconsacreaumoinsuneheureparjouràremonterlefildesesmessages,s’offrantainsiunevisionpanoptiquedecettejeunecommunauté.Son esprit juvénile a vite intégré cemélange de spontanéité et de narcissisme qui domine le

réseau.Ilpostedesphotosdeluidanssesfonctionsprofessionnellesmaisaussienvacances.Sesmilliersd’«amis»ontdoncprisl’habitudedelevoirauxcôtésd’unministreoudel’économisteJosephStiglitz.Onpeut aussi ledécouvrir, l’été, torsenuaubordde lapiscinede lamaisonduVaucluse.Richieenmaillotdebain,Richiejouantauvolley,Richieaufestivald’Avignon.Richieposantpar jeuavecun lionetun renardenpeluche, lesemblèmesdeSciencesPo.Richieet sonépouse.Richie«grifféparlechiendeGuillaume».Richiesicool…Parfois,ildonneàunoudeuxélèvessesmotsdepasse–«Lafcadio»commelehérosdeGide

dansLesCavesduVatican,ou«Dies Irae», laprosedesmortschantéedans les requiem–afinqu’ils continuent d’alimenter son compte. C’est sa façon de maintenir un lien constant avec lanouvellegénération,sonobsession.L’idole des jeunes a peur du temps qui passe. Le 23 juin 2008, jour de ses cinquante ans, il

traversevingt-quatreheuresdemélancolie,malgré lemagnifiquebouquetdefleursmulticoloresoffertparsescollaborateurs,etsoupire:«C’estmochedevieillir.Jemedégradedepartout…JeneveuxpasressembleràcesvieuxhomosquihantaientlessoiréesduConseild’Etat.»UnequestiondumagazineétudiantdeSciencesPo,LaPéniche, l’aterrifié:«Pensez-vousque

l’onrebaptiseraunjourl’amphiBoutmyamphiRichie?»Commes’ilétaitdéjàembaumé!Ilsesentparfoisdel’autrecôtédelabarrière.

Nadia s’inquiète. Il descend souvent dans le jardin fumer avec ses étudiants, enchantés de

partager un instant avec lui. Il dort peu. Travaille trop. Boit plus que de raison. La femmeamoureuseconnaîtsafêlureintimeetmorbide.Cecœurquil’inclineàlasauvagerie.C’est une passion vraie, incompréhensible au commun desmortels, un amour sincère qui se

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moquedesconventionsetdeschagrins.Richardpeuts’interdiredeparaîtreenpublicavecsonami,afindenepasblessersafemme,puisproclamerdansunesoiréemondaine:«MoiquipartagemavieentreGuillaumeetNadia…»Lesamisontfinipars’habitueràneplusposerdequestionsàcetenfanttyrannique.AucœurdelarueSaint-Guillaume,lesplusprochescollaborateursontsurtoutremarquéquela

Nadiacolériqueest laplusattentiveconseillèredesétudiants.Cette femmequipeuthumilierdessecrétairesouuserjusqu’àlacordeunjeunechargédemission,semetenquatrepourunélèveendifficulté. Au fond, ont-ils fini par comprendre, Sciences Po est l’enfant du couple qui lesgouverne.

La plupart des élèves ne s’émeuvent pas plus de la drôle de vie de leur directeur. Ils

s’émerveillentdelaformidabledisponibilitédecethommedégingandéquijouelesgrandsfrères.«VavoirRichie»estdevenularéponseàtouteslesdifficultés.LejeuneIlyss,entréàl’écoleparlaprocédureréservéeauxélèvesdeZEP,seretrouveunmatin

danssonbureaudevantuncafé.«Jeseraivotreparrain»,annonceledirecteurenluioffrantdeuxencyclopédies Larousse. Le garçon lui raconte timidement comment des condisciples l’ontquestionné:«Maiscommentrentres-tulesoiràBondy?—Ben,parlemétroetleRER…—Maistunetefaisjamaisagresser?»Quelquessemainesplustard,RichardDescoings,outréqu’ilsoitl’objetdetantdepréjugés,luidemanded’êtreàsescôtéspouraccueillirDominiquedeVillepin.Lorsque leséquipessportivesdeSciencesPogagnent les tournoisqui lesopposentauxautres

institutsdeprovince, leschampionsnemanquent jamaisdedébarquerdanssonbureauavec leurcoupe, le lendemain à huit heures du matin, pour sabrer avec lui le champagne. Les clubs desupporters de l’école ont confectionné un étendard jaune avec la photo de Richard qu’ilssuspendent alors à la façade, côté jardin. En bas, des dizaines de jeunes gens s’agenouillent enhurlant«Richiehouakbar!»enattendantqu’ilapparaisseàlafenêtre.Lesannéespassant,l’adulationdontilfaitl’objetaencoregrandi.Desétudiantspluspersifleurs

l’ontreprésentéenunedeleurjournal,InVodkaVeritas,sousles traitsdudictateurnord-coréen,KimJong-un?Iltraverselapénichepouracheterconsciencieusementsonexemplaire.Commes’ilétaitsurpris:est-cesafautes’ilfaitl’objetd’untelculte?

Du haut de leurs vingt ans, les garçons les plus hardis s’émerveillent de voir l’empire qu’ils

croientavoirsurcethomme.IlssuiventsurFacebookleseffetsdeleurcharme.«Unangeestentrédansmonbureaucematin»,écritRichiesursonmurFacebookaprèsavoircroiséunétudiantauregard de biche. « Faut-il des quotas d’homosexuels dans une école ? » provoque-t-il lors desoraux du concours d’entrée. Il flirte dans les couloirs. Lors des fêtes de fin d’année, quand lacafétériasetransformeenboîtedenuit,levoilàquiseplongeavecdélicedanscesfoulesjuvénilesavidesdesefairephotographieràsescôtésetdeluiplaire.Mi-ange,mi-diable, ilaimequ’onleflatte,ilaimequ’onl’aime.Jamaisrassasiédel’amourquelajeunesseluivoue.Sur Internet, Richie entretient des conversations intimes avec des garçons de trente ans ses

cadets. « Je me sens très seul… » « Pourrais-je dire que j’ai réussi ma vie ? » Evoque«Guillaume»,«Nadia»,sesamours,sapsychanalyse.Lementors’estmisàrévélersansfardàcesjeunesgenssubjuguéssabipolarité,quilemèneparfoisdel’exaltationàladépression.

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Les rumeurs courent facilement les amphis et les jalousies s’insinuent parfois jusquedans lespromotions. Les rédacteurs d’In Vodka Veritas se sont mis à moquer ceux qui passent pour les«gigolos»dudirecteur.Unbrillantgarçondedix-neufans, auquelRichieadélégué le soindeprendrelesphotosquialimenterontsoncompteFacebook,sevoitmoquérégulièrementdansdesarticlesnonsignés.Lejeunehomme,terrifiédessurnomsdontonl’affuble,estvenudemandersonaideàRichard.«Vousensouffrez,maismoiaussi»,répondledirecteurenserefusantàintervenir.Janus des tempsmodernes, il s’est mis à tout mélanger. Il peut dîner au Siècle, « ce lieu de

réassurance,rit-il,oùl’onestsûrdecequel’onest»,etseconfessersurFacebook,ceréseauquiéchappe à tous les pouvoirs établis. Il est le prince des grandes confusions.Vie publique et vieprivée.Représentant d’une oligarchie soucieuse de préserver son héritage et directeur de jeunesconsciences. Idole des médias et contestataire des conservatismes. Il veut jouer sur tous lestableaux.

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Cejourdedécembre2008,leprésidentdelaRépubliqueestd’humeurcharmante.Iladésignéàson visiteur lemeilleur fauteuil, commandé aux huissiers des rafraîchissements et posé sur sonbureau ce portable sur lequel il pianote parfois ostensiblement devant ses ministres. NicolasSarkozyestauxpetitssoins.Depuis leur première rencontre à Neuilly, les deux hommes se sont revus fréquemment.

Lorsqu’ilabesoind’unerallongebudgétaire,Richardn’ajamaisgrandmalàl’obtenir.Sesdeuxderniers budgets ont été entièrement négociés à l’Elysée.Quelques années auparavant, il a reçulonguement Jean, le cadet du président, venu lui demander conseil après avoir abandonné unehypokhâgne,puisuneprépaàNormalesup.L’été,iln’estpasrarequelecoupleDescoings/MarikdîneavecFrançoisSarkozy, lefrèreduchefdel’Etat,quipossèdeunemaisonprèsdelasienne,dansleVaucluse.De son côté, le candidat UMP a consacré une partie de sa campagne de 2007 à prôner la

«discriminationpositive»expérimentéerueSaint-Guillaume.Aprèssonélection,ilaécoutéavecsatisfactionRichardDescoingssoutenirsaréformesurl’autonomiedesuniversités.Lamoitiéduconseild’administrationdeSciencesPo,deMichelPébereauaupatrond’Axa,HenrideCastries,sontdesesalliés.Etpuis, ilapprécieGuillaumePepy,goûte lemilitantismedeNadiaetnes’estjamaisformalisédeleurintriguanttrio.Au fond, ils sont faits pour se plaire, ces deux animaux qui aiment bousculer les élites et

transgresserleshiérarchies.Sarkozyapprécieenexpertl’éclatantsensdelacommunicationdesonhôte et ce talent pour dissoudre la réalité dans sa propre légende. Il a lu les portraits flatteurs,relevé les classements dans la presse internationale. Noté combien le seul fait d’avoir intégréquelquescentainesdegossesdebanlieuedanssonécolel’apropulséenchouchoudesmédias.S’iladéçul’espoirdeRicharddedevenirministre,aulendemaindesavictoireàlaprésidentielle,ilatrouvéuneoccasiondeserattraper.Depuisdessemaines,leslycéensetleursprofesseursprotestentcontrelaréformeproposéepar

sonministredel’EducationXavierDarcos.EnGrèce,quelquesjoursplustôt,desmanifestationssemblablesontviréàl’émeuteetNicolasSarkozycraintlacontagion.«Richard,ilfautquenoussortionsdecebourbier.»Dansl’espritduchefdel’Etat,ils’agitsurtoutd’habiller l’abandonduprojetDarcos.«J’aibienpeurqu’ilfailleaussiquejepenseàsonsuccesseur»,glisse-t-ildansunsourire.Ya-t-ilmoyendedirenonauprésident?Depuisdesmois,RichardDescoingssesentécartelé

entreledésiretledésenchantement,l’envied’accompliruneambitionplusgrandeetlatentationdeselaisserglisserdanscelongtunneldemélancoliequilereprend.Unemissionsurlelycée,c’estundéfi exaltant et unevoiede sortiepossible.Trois ansplus tôt, après les émeutes enbanlieue,DescoingsavaitannoncéunprojetdelycéeexpérimentalenIle-de-France.«Unlycéede600places

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à destination des jeunes en échec scolaire », promettait-il, dans l’idée de prouver qu’il pourraitréformertoutelachaîneéducativefrançaise.Iladûl’abandonner,fautedemoyensetdevolontédelarégion.Cettemissionpeutêtreuneformidableoccasion.

Richard n’a pas mis longtemps à imposer sa méthode. « Pour rétablir la confiance, il faut

d’abordécouterlesjeunesetleursprofesseurs,a-t-ilaffirmé.Ilmefautdesmoyens,quatremoisdevantmoietcarteblanche.Pourêtrelégitime,jeveuxpartirduterrain.»NicolasSarkozyaétésiblufféparsonassurancequ’ilatoutaccepté.Lesecrétairegénéraldel’ElyséeClaudeGuéantaétéchargédedébloquer200000euros.Lesdeuxhommessesontaccordéspourqueleconseillerenstratégie du président, Pierre Giacometti, coordonne la mission. La société Giacometti/PéronconseilledéjàGuillaumePepyetlaSNCF.Ontravailleraenconfiance…Depuisle16janvier2009,ilenchaîne,troisjoursparsemaine,troisvoirequatrevisitesdansles

lycées.UnvraimarathonàtraverslaFrance.FlanquédeCyrilDelhay,lejeunechargédemissionquiavaitdéjàdémarchéleslycéesdeZEP,etd’unoudeuxétudiantschargésdefilmerleséchangesenvidéo,ilsauted’untrainàunautre,d’unlycéeruralàunétablissementdecentre-ville.Déjeunedanslescantines,consulteproviseursetélèves,syndicatsetassociations.Cen’estpassimpledepasserpourl’émissairedeceNicolasSarkozyquelemondeenseignant

conteste. Lorsqu’il arrive dans les lycées, il n’est pas rare qu’une partie des profs boycottent larencontre.AToulouse,iladûresteràlagrilled’unlycée,bloquéparunemanifestationdesélèves.Parfois, lespréauxsontsisurvoltésqu’ilsefaitchahuter,sifflerparlesjeunes, luiRichie!Toutsonartdelaséductionestnécessairepourretournerlessalleshostiles.Même à Sciences Po, cette association avec « Sarko » passe pour une trahison aux yeux de

beaucoup.Undesesétudiantspréférés, JuanBranco,àqui ilproposaitdevenir l’aider,a refusétout net. «Vous êtes un petit con égoïste qui attend d’entrer dans les cabinetsministériels en semoquantdelaisserdesgénérationssacrifiées!»atempêtéRichard.Grandesréunionspubliques,siteInternet,rienn’aétélaisséauhasard.LedirecteurdeSciences

Poadépenséplusde800000eurospoursontourdeFrancedont600000eurospayésparl’école.Ildortdansdesauberges,préfèrelestaxisauxvoituresofficiellesdesrecteurs,surveillelenombrede visiteurs sur le site qu’il a spécialement ouvert. Ce tour de France dispendieux a accru sanotoriétéenprovince.Il n’empêche, il pensait que l’aventure serait plus aisée. Rue de Grenelle, le ministre Xavier

Darcos a vite compris qu’il tenait là un rival. Lorsqu’il a vu, lors d’une visite dans un lycée àChennevières-sur-Marne, ce grand type affirmer qu’il faudrait « repartir à zéro », comme si saréformeétaitnulle,etNicolasSarkozyluitresserdeslauriers,ils’estmisàalimenterlapressedetouteunesériedepetitséchosironiquescontresonconcurrent.Sic’estcelalapolitique…

RichardDescoingsestprisdedoutes,pourtant.Ilpensaitavoirenviededevenirministre,mais

maintenantquel’opportunitésedessine,ilhésite.Ilaimeagir.Ilaimeêtreaimé.Lesjeunespeuventfacilementaduler«Richie»,maisconvaincre lessyndicats, faire faceauxcampagnesdepresse,c’estautrechose.LorsqueJean-ClaudeCasanoval’aprévenu:«Sivousentrezaugouvernement,ilvousfaudratoutdesuitedemanderunecirconscription»,ilasentisoncœurseglacer.L’élitisteenluiatoujoursnourriunpeudedédainpourlesmasses.LeroiRichardnes’imaginepasserrerdes

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mainssurlesmarchés.Justeavant la remiseofficielledesonrapport,ClaudeGuéanta téléphoné.«Leprésidentveut

vousvoir.Jenevouscachepasqu’ilévoqueraavecvousleministèredel’Educationnationale…»Ilvafalloirsedécider.Dans les journaux,onévoquedéjàsonnomcomme«nouveauministred’ouverture».Passer,

commeBernardKouchner,dehérosdel’humanitaireàmarionnettemoquéeparlesGuignols,ilenfrémit.Deuxjoursavantl’appeldeClaudeGuéant,undesétudiantsquianimentlesitedelaradiode Sciences Po est venu benoîtement lui demander : « Si Nicolas Sarkozy vous propose d’êtreministre,quedirez-vous?»Saisiparlavanité,ilaréponduaveccoquetterie:«OnnerefuserienàunprésidentdelaRépublique…»Maismaintenantqu’ilconstatequelegarçonl’adivulgué,ilestprisd’unecolèrenoire:«Jevoussommedesupprimerça!»Aufond,iln’estpasprêtàassumercetteaventuredangereuse.Autourde lui, les avis sontpartagés.EmmanuelGoldstein,quin’a jamais caché sonpenchant

pour ladroiteetcompte leporte-paroledugouvernementLaurentWauquiezparmisesamis,estfavorableàunministère:«Sicen’estpastoiquiréformesl’Educationnationale,personnenelefera ! »MichelPébereau, lui, déconseille formellementd’accepter.Depuis lesdébutsde la crisefinancière de 2008, le président de BNP-Paribas joue, en vrai parrain du système bancaire, lesconseillers du chef de l’Etat et plus encore de saministre de l’EconomieChristineLagarde. LepatronduconseildedirectiondeSciencesPopeutbienfermerlesyeuxsurlesénormesdépensesde sonécole,pourtant financéepourmoitiépar l’Etat, il semontre intraitable sur l’ampleurdesdéficits publics : «La situation est bloquée financièrement, la ruedeGrenelle est unpiège et laproposition vient trop tard dans le quinquennat », a-t-il analysé. NadiaMarik est hésitante. Ellecraint la dureté dumonde politique et la curiosité desmédias.Elle redoute de voir se briser aupremierécueill’équilibrefragiledeceluiqu’ellenomme«mondieuvivant».Lerendez-vousàl’Elyséeapproche.Maintenant,RichardDescoingsressassecommeunmantra

sacertitude:«Celan’ad’intérêtquesionalesmoyensdefaireunevraieréformedel’Educationnationale.Etjenelesauraipas.»Parfois,l’angoisselesubmerge.«Ilfautquetutepréparesàdirenon,situesdéterminéàrefuser,arecommandéOlivierDuhamel.CarjeconnaislaséductiondeSarkozy. Pris dans le feu de l’action, tu risques d’accepter. » Voilà donc le directeur et son«conseillerspécial»répétantdansuncafélesargumentsquilepoussentàdéclinerlaproposition.Lejourdit,laconversationestbienplusaiséequ’ilnelecraignait.NicolasSarkozyesttropfin

politiquepourn’avoirpascompris,avantmêmedelevoirpénétrerdanssonbureau,queRichardDescoingsneviendraitpasdanssongouvernement.ClaudeGuéantl’aprévenuqu’ilréclameraitunmoratoiresurlaréductiondeseffectifsduministèreetleprésidentn’apaslesmoyensbudgétairesderenonceràlasuppressiond’unpostedefonctionnairesurdeuxpartantàlaretraite.Iln’amêmepasinsisté.Et puis, le président n’est plus très sûr que la séduction « Richie » opère si facilement. Ces

ministres venus de la société civile n’ont pas toujours le cuir suffisamment épais pour survivreparmilesgrandsfauvesdupouvoir.UntechnocratezéléaaussifaitpasserunenoteausecrétariatgénéralfaisantétatdesrumeursquicourentsurledirecteurdepuislafameusesoiréedeBerlin.LorsqueRichardapriscongé,lechefdel’Etats’estmontrépresquesoulagéqu’onsequittebons

amis.Puis,ilareconnudevantl’undesesconseillers:«IlnelâcherajamaisSciencesPo…»

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Le 13 novembre 2009, les mêmes se retrouvent dans la salle des fêtes de l’Elysée, en petit

comité.Un cocktail a été préparé pour la cinquantaine d’invités, parmi lesquels on reconnaît levice-président du Conseil d’Etat Jean-Marc Sauvé, le président de la section du rapport et desétudes Olivier Schrameck, Casanova et Pébereau, des professeurs, et tous les membres de ladirection,EmmanuelGoldsteinetNadia.Peurancunier,NicolasSarkozyaprévudepromouvoiraugraded’officierdel’ordrenationalduMéritesonancienémissairedansleslycées.Leprésidentesttoutsourire.Habituellement,ilremetrosettesetdécorationsparfournéesdesix

ouhuitrécipiendaires,maisilavouluunecérémonieconsacréeauseuldirecteurdeSciencesPopourmieuxl’honorer.«Iln’apasfaitçadepuislaremisedelaLégiond’honneurauténorRobertoAlagna»,assureeninitiéuncourtisandelarueSaint-Guillaume.Unmoisplustôt,MarineLePenaattaquéenpleindébattélévisésurFrance2lelivredunouveau

ministre de la Culture Frédéric Mitterrand, amalgamant homosexualité et pédophilie. NicolasSarkozyn’apasmégotésonsoutienàcetamisensibleetamusantdesonépouseCarlaBruni,maisl’incident l’aconvaincuqueDescoingspatrondelaruedeGrenelleauraitpudevenir lacibledel’extrêmedroite.Leprésidentn’acependantpasoubliécegoûtpourlatransgressionquilesréunit.Voircepirate

desélites,aumilieudecetaréopageguindé,c’estpresque trop tentantpourcechefde l’Etatquis’enorgueillitdenepasavoirfaitl’ENA.«CherRichard…Jejetteuncoupd’œilauCVquemesconseillersm’ontpréparé…Henri-IV,Louis-le-Grand,SciencesPo,l’ENA,leConseild’Etat.Celacommencevraimentmal!Alorsjevaislaissermondiscoursetdirecequejepense.»Lechefdel’EtataprévuundithyrambepourDescoingsetunechargepleined’ironiecontrelesgrandscorps.«Alorsmêmequevousavezaccomplileparcoursrépublicaind’excellence,vousnevousêtespaslaisséemprisonnerpar lescodes…Vousêtesunbriseurdefrontièresquineressembleenrienàces conseillers d’Etat emplis d’eux-mêmes qui n’ont jamais rien vu de la vie. » La moitié del’assembléesouritjaune…Jean-MarcSauvé,surtout,estoutré.NadiaMarikest radieuse.Jamais lagauche,assure-t-elle,n’a reconnu l’originalitévisionnaire

de son mari. On trinque « à l’amitié ». Le chauffeur de Richard, Patrick, pose aux côtés duprésident.Plustard,lorsquetoutSciencesPodécouvriralesphotosdeNicolasSarkozyépinglantlerubanbleuaureversdelavestedudirecteur,ceseraunchoc.Lesétudiantsn’aimentpasvoirleuridole en affidé de ce président étrillé par les réseaux sociaux. Il en gardera deux nouveauxsurnoms,inventésparlespiliersdelapéniche:«Richiebling-bling»et,commeleNixonretorsduWatergate,«TrickyDick».

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Sonvisageaencorechangé.Finislescheveuxgominésetdescendantdanslecou,labarbequidonnaitunairdeloup-garouàsonsouriretroplargeettoutendents.Désormais,Richies’habillecommelesprésentateursstarsdeCanalPlus.SouliersteintésàsonchoixparlechausseurBerluti,boulevardSaint-Germain,àdeuxpasdel’école.Chemisesblanchesimpeccablessousuncostumedeprix.Lavedettemédiatiqueapriscongédesonancienneexistence.Ilseprendpourungrandpatron.D’ailleurs,chaquefoisqu’ilen inviteunàdéjeuner,dans la

salleàmangerdeSciencesPo, ilpose lamêmequestion :«Quelleest lapartde l’instinctdansvotre décision stratégique ? », comme s’il voulait se convaincre qu’il leur ressemble. ClaudeBébéar,FrançoisPinault,lesRothschild,MarcLadreitdeLacharrière,ilssonttouscontributeursdeSciencesPooumembresdesonconseild’administration.Pluspersonnen’oseluidonnerlemoindreconseil,luifairelapluspetiteremarque.Ilrègnesans

partageetcettefolieluifaitparfoisperdresavistalégendaire.Quelquesmoisavantlesprintempsarabes,iladestituédesachairel’islamologueGillesKepel.«Jesuisledirecteurettuastropprisl’habitudedemecontourner»,luialancéRichardenguisedejustification.Lanuit,ilpostedesmorceauxdepoèmesetdesélucubrationsérotiquessurFacebook.Payeau

débottédesescortboysdevingt-cinqans,étudiantsauxBeaux-Artsarrondissantleursfinsdemois,pourluitenircompagnieentredeuxrendez-vous.IlpeutpasserdesheuresàdiscuteravecMichelGardette, l’ancienresponsabledelabibliothèque,grandesilhouettemaigreauxfauxairsdesaintFrançois d’Assise, dont il a fait son confident et l’un de ses directeurs adjoints. Prendre encoredeux heures sur son sommeil pour répondre auxmails des étudiants. Sa soif d’être aimé n’estjamaisétanchée.Jean-Baptiste,lefilsduministreFrançoisGoulard,arendusontablierdechefdecabinetpour

repartirenBretagnefairedelapolitique,essoréparcesjournéesquineluilaissaientaucunloisir.Richard l’a aussitôt remplacé par un jeune Corse d’une trentaine d’années au regard sombre,François-AntoineMariani.Delui,l’AjaccienCasanovaditqu’il«connaîtleprixdusang».Lepèredu jeunehomme,Paul,mairedeSoveria,unbeauvillageaunorddeCorteavec sonclocherdepierresedétachantsur lesmontagnes,aétéassassinésoussesyeux. Iln’avaitqueonze ans.DesannéesdepsychanalyseenontfaitunrésilientquiatoutdesuitepluàRichard.Ilfautêtresolidepournepasdécevoirle«patron».«Vousserezmesyeuxetmesoreilles»,dit-

il à ses collaborateurs,mais il réclame bien plus. Son entourage doit absorber sesmouvementsd’humeur,sonstress,sesjournéesépuisantes.Ilfautencoregérersonagendalorsqu’ilpartdeuxoutroisheuresàl’HôtelLutetia.Au début du mois d’avril 2011, il est rentré d’un symposium à UPenn, l’université de

Philadelphie,avecunformidableœilaubeurrenoir.«Jesuistombédansmabaignoire»,riait-il

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devantsescollaborateurscommes’ilsignoraientsesnuitstumultueuses.LereporteraméricainduWashingtonPost,BobWoodward,étaitinvitéparl’Ecoledejournalisme:onluiaservilemêmemensonge.Lesconseillersencommunicationontdû trouverunsubterfugepouraccompagner laphotodesoncompteFacebookannonçantdeuxjoursplustardsaréélectionà la têtedeSciencesPo. Pour mettre les étudiants de son côté, le cliché de Richie et de son œil tuméfié a étéaccompagnédecettelégende:«Descoingsenreprendpourcinqans…»LeroiRichardvitcommeungrandchefunpeufêlé,unnababexigeant,unenfantperdu.

Sonroyaumeprésentepourtantdesfissures,depuislespremiersmoisdel’année2011.Devantle

nombre de démissions au sein de sa direction, il a dû céder à la demandedes syndicats et fairevenir le cabinet d’audit Technologia pour évaluer « la qualité de vie au travail ». Averti desmésaventuresdesonprédécesseurqui,aprèsavoirmisencausel’omniprésencedeNadiaMarik,n’avait plus jamais reparu à Sciences Po, Technologia s’est bien gardé d’évoquer l’épouse dudirecteur.Maissonrapportpointeladégradationdesconditionsdetravail,lestress,lemanquedeconsidérationetl’instabilitépermanente.IlsoulignesurtoutquesiRichardDescoings«suscitelerespectetsouventl’admiration»,lesréformesmisesenœuvreneprendrontleursensquedanslecadred’«uneévolutiondurapportauleader».Certainssalariésontévoquéleur«peurdeparler,dedirenon».Danssonlangagediplomatique,Technologiaexpliquequelapersonnalitédupatron«estunmoteurdel’actionmaispeutaussidevenirunfacteurcontre-productifeninhibantledébatetlarégulation».Depuis, Richard s’est entouré de « coachs » enmanagement. Il peut bien faire mine de s’en

moquerenannonçanttouthautavantchaquerendez-vous:«Jedoisvoirmescôôôches»,c’estuneremiseenquestiondesonautoritéquiluidéplaît.

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Richard s’est remis à regarder ailleurs. Le gouvernement a prévu de financer des pôlesd’excellencepar legrandemprunt.«SorbonneParisCité»,projetd’uniondehuituniversitésetécoles parisiennes, ambitionne d’être le premier pôle de recherche et d’enseignement supérieurmaissechercheunprésident.C’estunepistepossible.La politique, encore ? Elle est trop incertaine. Le 14 mai 2011, les espoirs présidentiels de

DominiqueStrauss-KahnsesonteffondrésdansunechambreduSofiteldeNewYorketlescandaleplanétaireaatteint lepatrondeSciencesPoplusprofondémentqu’ilne lepensait.Depuisque leprofesseurstard’économieétaitdevenudirecteurgénéralduFMI,àWashington,RichardetNadiane manquaient pas une occasion de le solliciter pour des dîners de fundraising. Anne Sinclair(promotion1972)avaitprislaprésidencedel’associationdesanciens,outre-Atlantique.Ila fallu,après l’affaireduSofitel,éteindre l’incendiequimenaçaitde lancerses flammèches

jusqu’à Sciences Po. Refuser de répondre aux journalistes avides de raconter la séduction duprofesseurStrauss-Kahnsursesétudiantesetsupprimerdusitede l’école lesvidéosmontrant ledirecteurduFMIetl’anciennestardetélévisionenhôtesvedettesdesdînersaméricainsdecollectedefonds.Depuis,RichardDescoings s’inquiète de ce « nouveaupuritanisme» desmédias. Jean-Claude

Casanovaaproposéd’allerjusqu’àNewYorkvisiterDSK,assignéàrésidencedansuneluxueusemaison de Tribeca. « Pour nous, les Corses, c’est un devoir d’aller voir ses amis en prison »,assureleprésidentduconseild’administration.Richardétaitprêtàundiscretaller-retourjusqu’àce qu’AnneSinclair l’assure que la visite seraitmaladroite, alors que des caméras de télévisioncampenttoutelajournéedevantchezeux.

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Pour ajouter aux ennuis, laCour des comptes a annoncéun contrôle, en septembre2011.Lescontrôleurs se sont mis à fureter partout. A réclamer les comptes rendus des conseilsd’administration, à examiner les contrats et les offres de prêts. A regarder les salaires de ladirection,aussi.Ilsontfinipardécouvrirunecuriosité.Unefoisparan,danslasalleàmangerdelarueSaint-

Guillaume, se réunit un « comité des rémunérations ».C’est le banquierMichel Pébereau qui aproposé à René Rémond sa création en 2005, juste après le mariage de Nadia et Richard, afind’éviteràcedernier,disait-il,defixerlarémunérationdesonépouse.Pébereauysiègelui-même,ainsi que le président de la Fondation, Jean-Claude Casanova, l’ex-PDG de Renault LouisSchweitzer,levice-présidentduConseild’EtatJean-MarcSauvéetlaprocureuregénéraleprèslaCourdescomptesHélèneGisserot.La commission ne rédige aucun compte rendu, mais c’est là que se décident les salaires et

surtoutlesprimesdeladirectiondel’école.Oh,iln’yajamaisdetrèsvivesdiscussionsparmicesgens bien élevés. RichardDescoings arrive avec ses fiches d’évaluation sur chacun de ses plusproches collaborateurs et propose la rémunération qui lui paraît convenir. L’universitaireCasanova trouveque« toutcelaestunpeuartificiel,quecela faitunpeu tropentreprise»,bienqu’aucun critère ou objectif susceptible de justifier l’attribution d’un bonus n’apparaisse jamais.Maisilapprécieque,lorsqu’onenvientausalairedeRichardetàceluideNadia,ledirecteursortetoujoursdelapièce…Jamaisaucundecespatronsetmembresdesgrandscorpsdel’Etatnes’estétonnédel’ampleur

desprimesaccordées.Eux-mêmesperçoiventsouventdesrémunérationséquivalentesou,danslecas dePébereau et deSchweitzer, bien supérieures.Une fois, ils ont rognéunpeu le bonusqueRichardavaitproposépourNadia,estimantquesesrésultatspourdévelopperlarécoltedefondsprivésn’étaientpassimirobolants.LouisSchweitzer,dontlafilleestàSciencesPo,seféliciteque«lesdiscussionssoientsérieusesmaisconsensuelles».Pourrassurerchacun,MichelPébereauarecommandéàlapetiteassembléedefaire«unpeudebenchmark»,c’est-à-direuntourd’horizoncomparatifdecequegagnent lesprésidentsd’universités…anglo-saxonnesafindes’alignersurleurssalaires.Personnen’aétéenmesuredepréciserauxcontrôleursdelaCourdescomptesquelleinstance

supérieure avait pu autoriser le versement des primes. L’Etat, qui contribue pour moitié aufinancementdeSciencesPo,n’amanifestementpasétémisdanslaconfidence.Maislesenquêteurssont en passe de découvrir que la rémunération annuelle brute du directeur est passée de315311eurosen2005à537247eurosen2010,soituneaugmentationde70%.Depuis que la Cour des comptes a pénétré rue Saint-Guillaume, les rumeurs se sontmises à

courirsurcesprimesdontlaplupartignorenttotalementlemontant.Hormislechefdecabinetde

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Richard,ladirectricefinancière,ladirectiondesressourceshumainesetlesmembresducomitéderémunération,personnen’ajamaisvulamoindreliste.

Etvoilàqu’une jeune journalisteàMediapartamissonnezdanscedossier. JadeLindgaarda

déjàpubliéplusieursarticlessurle«managementdelapeur»etlacommunicationverrouilléedudirecteurdeSciencesPo.A lami-novembre,elleapourtant reçuuncourrielétrange :«Jusqu’àprésent,jen’airiendit.MaiscequisepasseàSciencesPoestscandaleux.J’aideschosesàvousdire,ilfautquel’onsevoied’urgence.»Commeellenerépondaitpastoutdesuite,undeuxièmemailestarrivé:«Sicelanevousintéressepas,ilfautmeledire,j’iraivoirailleurs.»Soninformateurarriveunsoir,danslapetiterédactiondusited’investigation.Ilesttombé«un

peuparhasard»surdesdocumentscomptablesoùapparaissent,audétourdetableauxcompliqués,les bonus de la direction. Bien décidée à poursuivre l’enquête, cette fois, la jeune femme acommencé par laisser un message à un responsable syndical. C’est le nouveau directeur de lacommunication,PeterGumbel–leseptièmeenseptans!–,quilarappelle.RueSaint-Guillaume,oncommenceàs’inquiéter.Le5décembre,NadiaMarikfondcommeunetornadedanslebureaududirecteuradjointHervé

Crès:«Mediapartalesprimes!»Ilfautréunirunecelluledecrise.Autourdelatable,laplupartdes membres de la direction touchent eux aussi des bonus, mais ils ignoraient jusque-là queRichard Descoings s’était attribué le plus important : plus de 175 000 euros. Le roi Richard,cependant,neparaîtpasinquiet.Ilconsidèrequesonbilanparlerapourlui.Le 13 décembre, l’article de Jade Lindgaard fait l’effet d’une bombe. « Les dirigeants de

SciencesPotouchentdessuperbonus.»Alorsquelesdroitsd’inscriptionontencoreaugmenté,lajournalisteaévaluélemontantdesprimesverséesauxdixmembresducomitéexécutifà295000euros, sans pour autant connaître leur répartition. L’année précédente, assure-t-elle, l’enveloppeétaitencoreplusgrosse:420000euros.ElleaaussidécouvertqueSciencesPoapayéelle-mêmelaplusgrossepartdelamissionLycéecommandéeparl’Etat.RichardDescoingsn’aencoreaucuneconsciencedelatempêtequiseprépare.Aumomentoùle

siteamissonarticleenligne,l’avionquil’emportepourdelonguesvacancesdeNoëlenfamilleauBrésilvientjustededécoller.

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Levisage tendu, la bouche crispéedansun rictus comme s’il cherchait sonoxygène,Richardressembleàunnaufragéperdudansunemertumultueuse.Partout,ilchercheunmorceaudeterrefermeetnetrouverienàquoiseraccrocher.SonretouràSciencesPoaétéuncalvaire.Autourdelapéniche,lesétudiantsdiscutentdoctementdelalégitimitédesbonusdansuneécolecenséeleurenseignerlesensdubienpublic.Soixante-dixprofesseursontenvoyéunelettrepourexprimerleurdéception. Même le bienveillant Alain Lancelot a soufflé, outré : « Du temps où je dirigeaisSciencesPo,jenegagnaismêmepaslequartdesarémunération!»CeuxqueRichardreçoitdanssonbureauletrouventagité,parlantàtoutevitesseetdemanière

incohérente, évoquant un complot ourdi par les syndicats, certains de ses collaborateurs, lePremierministreFrançoisFillon,même.NadiaMarik court partout, brandissant les salaires desprésidents des universités deHarvard ou de Birmingham et hurlant « Onmérite cet argent ! ».Généralzélédesonempereurendéroute,elles’estmiseàaccuserlesprochescollaborateursdesonmaridel’avoirtrahi.Lestoutpremiersjours,lorsquesonnumérodeux,HervéCrès,s’estinquiétédevantRichard–

«Lesgenspensentquec’estmoiquiaitouché200000eurosdeprimes!»–,ledirecteuraeuunsursaut d’orgueil : «Comment peuvent-ils penser que c’est vous ! »Maintenant qu’il entend lescommentaires,lechagrindessecrétairesquidéplorent:«Nouspensionsquel’ontravaillaitpourdesvaleurscommunesetons’aperçoitquec’étaitpourdel’argent…»,ilsesentanéanti.GuillaumePepyconnaîtbiencesmomentsoùsonamise laissecouler.Vingt fois, il l’avuau

borddugouffre.Mais ilconnaîtaussisonressort.Cette façondese reprendreetderemonter lapente. Il saitque lemomentde lacontre-attaqueviendra.LeconseillerencommunicationPierreGiacomettiestdéjàprêtàlamettreenmusiquedèsqueRichardrelèveralatête.L’ancienministreMichelCharasse,àquiRichardatéléphoné,atoutdesuitecitésameilleureréférence:«Mitterranddisait toujours quequandon a fait une erreur, reculer, c’est ajouter unedeuxième connerie à lapremière…»Danscethéâtred’ombres,lesgrandsdogessontaussimontésaucréneau.Jean-ClaudeCasanova

etMichelPébereauontaccourudès lespremiers joursde janvierpours’assurerqueRichardnedémissionneraitpas.«Pourquoipartiralorsque l’écolea tellementbesoindevous?»Lescinqmembres du comité des rémunérations s’efforcent d’élever des digues. Publiquement, on ne lesentend pas défendre ces fameux bonus qu’ils ont accordés. Louis Schweitzer est aux abonnésabsents, Jean-MarcSauvéetHélèneGisserot sont invisibles.Mais ils téléphonent euxaussi pourconjurer le directeur de ne pas abandonner. Même le conseiller spécial Olivier Duhamel estremonté d’urgence de samaison deSanary-sur-Mer pour conforterRichard : «Tu ne peux pasdémissionner,ceseraitunaveu…»Toutleconseild’administrationestangoissémaintenant.LescontrôleursdelaCourdescomptes

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ontdécouvertqueSciencesPoavaitcontractéunempruntsurdesvaleurstoxiquessansqu’aucunmembredecetaréopagequidirigeentreprisesetgrandscorpsdel’Etatnes’aperçoivedequoiquecesoit.LePDGd’AxaHenrideCastriesetleprésidentdel’AutoritédesmarchésfinanciersJean-Pierre Jouyet s’inquiètent pour leur réputation. Marc Ladreit de Lacharrière, dont l’agence denotationFitchatoujoursévaluéfavorablementSciencesPo,faitlegrosdos.IlfautqueDescoings,avecsoncharismeetsoncarnetd’adressesmagique,tiennelaforteresse.

Onleprenaitjusque-làpourleWunderkinddel’époqueetvoilàquetoutcraque.Lesymbolede

l’ouverturedesélitessuscitedésormais laméfiance :quoi, ildéfendait lesenfantsdebanlieueetgagnait autant d’argent ? Jusque-là, chacune de ses réformes était saluée. Mais sa volonté desupprimer l’épreuve de culture générale au concours d’entrée, annoncée au début janvier,provoqueunelevéedeboucliersparmilesintellectuels.DeMichelOnfrayàJeand’Ormesson,dePhilippeSollersàEmmanuelTodd,deMarcFumaroliàRégisDebray,onl’accusede«sacrifierVoltaire, Stendhal, Aristote et Cicéron sur l’autel d’unemodernité mal comprise ». Il était à lamode,ilestdevenubling-bling.Nadia Marik, surtout, est outrée que Nathalie Brafman, du Monde, ait écrit au détour d’un

portraitqui luiétaitconsacréceque tout lemondesait : elleaépouséRichardDescoings«à lasurprisegénérale,luiquin’ajamaiscachésonhomosexualité».Plusencorequelescritiquessurles primes ou sur ses réformes, cette phrase lui paraît insupportable. Un collaborateur devantlequel elle s’insurgeait a rétorqué : « Et alors ? » Il a été fusillé sur place d’un « C’estdégueulasse ! ». Richie, qui s’affichait jusque-là sans complexe, parle d’un « outing forcé »,furieuxqu’onaitpublessersafemmeetsesbeaux-enfantsqu’ilélèvecommeunpère.Autourducouple,onnesaitplustrèsbiensurquelpieddanser.Leduoseméfiedetoutetdetous.Quelquesmoisauparavant,HervéCrèsapparaissaitcommeun

successeurpotentiel.Richardavaitdéblayéleterrainpourcegarçonbrillant,carré,séducteur.«Unhétéro flamboyant », riait-il. Désormais, il est jugé trop tiède. En conseil de direction, RichardDescoingsademandéàchacun:«Défendezdefaçonoffensivevosprimes,sinonjeconsidéreraique c’est une faute grave ! » Comme il sentait de la défiance, il a publié les écarts de salairesdirectionpardirection.DanscelledeCrès,quicomprendbeaucoupdesecrétaires,lesécartssontélevésentre la rémunérationdudirecteuradjointet celledespluspetitsemployés.DanscelledeNadia,quinecomptequedescadres, l’écartestréduit.Lemathématicienconnaît l’effetpolitiquequepeuventavoirleschiffres.Ilenaconcluqu’ilétaitperdu.Iln’apastort.SurlesconseilsdeGuillaumePepy,RichardDescoingss’estrapprochédeDavid

Azéma,lenumérodeuxdelaSNCF,aveclequellesdeuxamisentretiennentdesrapportsconfiants.Quelques années plus tôt,Azéma a eu ce geste éclatant : il a fait don àSciencesPo de 440000euros,unepartdesstock-optionsqu’ilvenaitdetoucherenquittantlegroupeVinci.Désormais,ilsdiscutentensembledel’avenirdeSciencesPo.A la fin dumois de janvier, Richard répond à une longue interview dansLibération. « Si je

trouvequejesuistroppayé?Laréponseestnon!»C’estpourtantlaphotoaccompagnantl’articlequisèmel’effroi.Richardavouluposerengisant.Allongé, lesmains jointesdansuneprière, levisagefixeettenduversleciel.Commes’ilsignifiaitauxautres:«Vousvoulezmetuer,maisvousverrez,jevaisvousmanquer…»Ilcherchedésespérémentuneissue.C’estterrible,unhommequivoitsonpouvoirl’abandonner.

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Ilyaencorequelquesmois,ilétaitpartoutsollicité,désormaisilimpressionnemoins.Grâce à sonbrio,SorbonneParisCité adécrochéunedotationpubliquede800millions.Les

autres patrons d’université hésitent cependant à le placer à la tête du projet.Malgré le scandale,Descoingsaréclamé40000eurosdesalaireparmoisàcesprésidentsdefacultéquiengagnentàpeine7000.«C’estvousquiêtesmalpayé!ose-t-il.Maisallez-y,faites-moidespropositionssurcequevouspensezquejevaux.»Aprèsdesheuresdediscussion,ilsluiécriventunelettrepeséeautrébuchetpour leprévenirque sa rémunération sera«dans lesnormesenvigueur au seinde lacommunautéuniversitaire».Humilié,Richardrépondàleurmailpardeuxlettres:«OK.»Iln’estplusenpositiondes’imposer.Leventparaîtavoirtourné.Labatailleprésidentiellebatsonpleinetlagauchesemble,pourla

première foisdepuisdixans,enpositionde l’emporter.ParGuillaumePepy,RichardDescoingsconnaîtMartineAubry,maisilatoujoursignoréFrançoisHollande,quivientd’êtredésignéauxprimaires candidat du PS. Il faut d’urgence le rencontrer. Rendez-vous est pris au siège decampagneducandidat.Lejourdit,cependant,niFrançoisHollande,nisonconseillerManuelValls,nisonalliéMontebourgnesontlàpourl’accueillir.Pourceluiqu’ondonnaitministred’ouverturedeladroite,leleadersocialisteadépêchésonchefdecabinet,FaouziLamdaoui.Commepourserassurer,RichardinviteaussitôtàdéjeunerMichelGaudin,l’organisateurdela

campagnedeNicolasSarkozy.Sileprésidentestréélu,dit-il,ilseraprêtàl’aider.Accompagnédel’ancienministredelaCultureduLibanGhassanSalamé,désormaisdirecteurdel’Ecoled’affairesinternationales de Sciences Po, il va voir aussi Jean-David Levitte pour proposer au sherpa deNicolasSarkozyun séminaire rueSaint-Guillaume.Est-il seulementdupedecette comédiequ’ils’efforceencoredejouer?

Ledirecteurnedortplus.Chaquenuit,ilcherchesurInternetlescommentairesquel’onfaitsur

lui.TentededonnerlechangesurFacebookcommeautempsdeRichieleflamboyant,maisilestatteint.Nadiaasipeurpourluiqu’elleainterditàsescollaborateursdeluicommandercestaxis-motosqu’ilaimeprendrepourcirculerdansParis.Elleréclamequ’onallègesonagenda,tancelessecrétairesdesonmari:«Vousallezlefairemourird’épuisement!»Il a prévu de partir à New York au tout début du mois d’avril pour un symposium sur

l’éducation,àl’ONU.Quelquesjoursavantsondépart,NadiaetluidînentavecOlivierDuhameletson épouse Evelyne Pisier. Il paraît d’une si grande fragilité que Duhamel entreprend de leconvaincre qu’il a encore des choses à accomplir. Plus tard, dans la soirée, il recevra un textorédigéaveccesmotsd’enfant:«Merci.Sanstoi,jeseraismouru.»RueSaint-Guillaume,lorsqu’ils’enfermedanssonbureau,sescollaborateursguettentlesbruits

avec inquiétude. Il boit trop, puis se lance dans des phases d’abstinence qui ne durent pas. Endéjeunant, une semaine plus tôt, avec Bertrand Badie, un professeur dont l’érudition etl’indépendancel’agacent, ilarefuséapéritifetvin.«Allez-yvous!Moi,unegoutted’alcoolmeseraitfatale.»Ilvoudraits’étourdir,sereprend.Ildonneraitdixansdesaviepourquecettetensionatroces’évanouisse.Jean-ClaudeCasanova,stupéfaitparsonvisagecreusé,l’aengagéàprofiterdecevoyageàNew

York : « Promenez-vous ! Là-bas, les ciels sont magnifiques. » Deux jours avant son départ,RichardDescoingsapostéleDiesIraeduRequiemdeMozartsursoncompteFacebook.Puis, le

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matindu1 avril,ilaprisl’avionàRoissy.er

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Huitheuresdevolenclasseaffaires,dans l’avionpourNewYork.Chacuns’estarrangépourpasserconfortablementlatraverséedel’Atlantique.Derrièreleronflementassourdidesréacteurs,onperçoitseulementlavibrationdespasdel’hôtessequimonteetdescendlestravées.RichardDescoingsn’adormiquequelquesminutes.Aprèslepremierplateau-repas,ilaplongé

danscebrouillardcotonneuxqui lui tient lieudesommeildepuis troismoissans luiapporternirepos ni oubli. Il s’efforce maintenant de remonter la pente glissante des apparences. Si sescollaborateursétaientlà, ilsreconnaîtraientcemasqueetcettevoixdoucequeleurpatronadoptelorsquesonesprits’évademaisquesoncorpscontinueàjouerlacomédiesociale.A ses côtés, le biologiste François Taddei le croit en pleine forme, trompé par ce sourire

accrochésousl’ombredesyeuxnoirs.LorsqueDescoingsestvenulechercheravecsonchauffeur,le chercheur n’a rien remarqué. « Le regard un peu fiévreux… peut-être ? Il fumait pas mal,oui… » Quand on l’interrogera plus tard, Taddei, avec sa barbe de savant et ses diplômes àrallonge,échoueradevantcepetitexamendusouvenir.Aucunindicenel’aalerté.Seuleuneimagesurnagetoujoursdanssamémoire.Ilserevoit,lui,volubileetenthousiaste,ficeléparsaceinturedesécuritéet,surlesièged’àcôté,lesouriretroplargedudirecteurdeSciencesPo.Tout de même, ce voyage est un dérivatif. François Taddei, avec son visage rieur et son

intelligenceardente,estuncompagnonagréable.C’estunpassionnédejeud’échecs.PourplaireàRichard,ill’afaitinviteràdînerchezl’ancienchampiondumondeGarryKasparovetsafemmeDariaet,malgrélafatigue,ilsontsautédèsl’atterrissagedansuntaxipourrejoindrel’appartementdeleurshôtes,aucœurdeManhattan.Le Russe s’y réfugie lorsque ses campagnes contre Vladimir Poutine tournent au vinaigre à

Moscou.Avecsonvisagebistré,sesyeuxnoirsetsonaméricainàpeineteintéd’accent,c’estpeudirequ’ilaemballésesconvives.Saguerred’oppositioncontrePoutineestrudeetiln’estpassûrdel’emporteràcourtterme,maisilcroitenl’éducationdémocratiquedesjeunesgénérations.Versvingt-deux heures, les Français sont repartis enchantés. Mais Richard accuse le manque desommeil.

Comme les autres délégations du symposium, l’université Columbia les a logés à l’hôtel

Michelangelo,unétablissement luxueuxaucœurdelaville,sur la51 Rue,àdeuxpasdeTimesSquareetduRadioCityMusicHall.C’estunendroitsansvraicharme,dontlespublicitésvantentlesoriginesitaliennesdesfondateurs,maisquiparaîttypiquementaméricain,avecsongrandhallàcolonnadesdemarbre,seschambresconfortablesetleurslitskingsize.RichardDescoingss’yestendormi comme une masse, réveillé peu après par son horloge biologique restée à l’heurefrançaise.ANewYork,ilfaitencorenuit.

e

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LedirecteuraeutôtfaitdeseconnecteràsoncompteFacebook.Plusieursmessagesl’attendent

déjà.Unjoligarçontoutjustediplôméluidemandeunpeutropfroidement«commentfairepourenseigneràSciencesPo».Auprèsd’unautreilminaude:«J’airêvédevous…»Descentainesde«j’aime»figurentsouslachansondeBarbara,postéequelquessemainesauparavant.C’estdoncqueRichien’apasentièrementperdusoncharme.Ilesttroptardpourserendormir.Dèslematin,ildoitenchaînerunesériederendez-vousafinde

récolterdel’argentpourSciencesPo.Ceuxquil’ontvu,lorsdecettedernièrejournée,n’ontrienperçudesesangoisses.Ilestépuisé,amaigri,ilsortsanscessepourfumer,maispersonnenes’eninquiète. « J’ai parfois l’impression d’être seul aumilieu de la foule », a-t-il écrit un jour à unétudiantquis’illusionnaitsurl’importancedesesréseauxmondains.Ilaprévuderetrouverunpetitgrouped’élèvesdeSciencesPopartisàColumbiapourunan.

Evidemment,latroupedesjeunesFrançaisasuivisurInternetlescandaledesarémunération.Ilsont lu ses justifications surFacebookoù laplupartdesétudiants sont«amis»avec ledirecteur.MaisRichie a tout de suite centré la conversation sur eux, leurs cours, leurs découvertes, leursamitiés. Iln’estdemeilleurbouclierque lenarcissisme. Ilsont remisé leurs interrogationsdansleurspochesetlui,prenantcesilencepourunpardontacite,estpartiregonflé.Cen’estque le soirqu’il a retrouvéTaddei,dans la résidenceduprésidentdecetteuniversité

Columbia qui fait tant rêver les Français avec ses bibliothèques, sa rue piétonne et son campusarboréenpleinManhattan.Audîner,legratindesuniversitésanglo-saxonnesestlà.LesprésidentsdeHarvard,dePrincetonoudelaLondonSchoolofEconomics,etRichard,sifierd’êtreadmisdepuis quelques années dans ces assemblées où les Européens et plus encore les Français sontrares.BanKi-moonestl’hôted’honneuret,alorsqu’unmicropassaitdetableentable,onavuledirecteurdeSciencesPoseleverpourinterrogerlesecrétairegénéraldel’ONUsurl’interventionmilitaireenSyrie.C’estlàqu’unphotographeasaisileclichéquiservira,unesemaineplustard,àornerl’égliselorsdesonenterrement.

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NadiaMariknecomprendpas.Autéléphone,elleécoutecechefdelapoliceaméricainequiluiparleavecprécautionmaisellen’atoujourspassaisilasignificationdesmotsquigrésillentdansl’écouteur. Plus tard, elle racontera la scène, grotesque et tragique, à ses amis. La voix lente àl’accentnasillardàdesmilliersdekilomètresquiluirépètedoucement«I’msorry,yourhusbandpassedaway»etelle,incapabled’intégrerlesensdecequ’onluiassène,jusqu’àcequ’ontraduisepourelle:«Ilestmort.»Depuisdesheures,Nadiaappellepartout.Habituellement,lorsqueRichardpartàl’étranger,ilne

manquejamaisdeluitéléphonerdèssonréveil.AParis,sonmaripeuts’échapper,maislorsqu’ilvoyage, il l’abandonne rarement longtemps sans nouvelles. Ces derniers mois ont été sidifficiles…Ilestimpossiblequ’illaissesafemmes’inquiétersilongtemps.Cemardi3avril,pourtant,ilfautbienserendreàl’évidence:RichardDescoingsparaîts’être

volatilisé.SoncompteFacebookn’apas étéouvertdepuis laveille au soir, heuredeNewYork.Nadiaatentédereconstituersonemploidutemps,àcoupsd’appelsimpérieuxpuisinquietsetenfinsuppliantsauxconseillersetauxamisdudirecteur.Lesmaigresinformationsrecueilliesontlaisséplanerlemystèresurcesdernièresheures.Rentrédans lebusdesadélégation jusqu’à l’hôtel,Richardaquittésescollaborateursdans le

hallduMichelangelo.Desvoisinsdirontplustardqu’ilsontentendu,versdeuxoutroisheuresdumatin,dubruitdanslachambre723,auseptièmeétage.Puis,plusrien.Ahuitheurestrente,lepetitgroupequil’accompagnaits’estétonnédenepasletrouver,comme

convenu, devant l’hôtel. François Taddei a fait appeler sa chambre. En vain. A Columbia,l’économisteJosephStiglitzdevaitprononcerlaconférenceinauguralesurlacrisedessubprimesetilfautaumoinsunedemi-heuredecarpourremonterlacinquantainedeblocsséparantl’hôtelducampus.Lapetite troupeestpartiesanslui.Aneufheures,ungarçond’étage,dépêchéparlesresponsables du symposium devant la chambre 723, est redescendu en affirmant que le client«ronflait».Toute lamatinée, le patrondes affaires internationalesFrancisVérillaud etTaddei ont appelé

l’hôtel encoreet encore.Audéjeuner, l’absencedeRichardestdevenue franchement inquiétante.Cettefois,unpeuavanttreizeheures,unagentdesécuritédel’hôtelestmontéjusqu’àlachambre.Onl’atrouvélà,étendunusursonlit.Sansaucunetracedecoup.Mort.

GuillaumePepymanques’effondrerenapprenantlanouvelle.DuCanadad’oùilaprévenuses

proches, il répète :«Ils l’ont tué, ils l’ont tué!»Depuisdessemaines, ils’est inquiétécent foisdevantlapâleurdeRichard.Cesattaquesdanslapresse…Ilestsûrquesonamiafiniparnepluslessupporter.

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Enpleine campagne,Nicolas Sarkozy, alerté par le consul deFrance àNewYork, s’est isoléavant un meeting pour appeler Guillaume. Il a promis son intervention personnelle auprès duprésidentaméricainpourquel’enquêtenevirepasaudéballage.EnFrancecommeauxEtats-Unis,personnenesaitencoreàquois’entenirsurcettemortmystérieuse.A Paris, le cercle des proches a d’abord couru chez Nadia Marik avant de foncer jusqu’à

Sciences Po. EmmanuelGoldstein est arrivé parmi les premiers rue Saint-Guillaume, tout justesorti d’un dîner avec le ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, LaurentWauquiez. Le banquier de Morgan Stanley a croisé sur le trottoir David Azéma. Le directeurgénéraldéléguédelaSNCFestleplusprochecollaborateurdeGuillaumePepy.C’estunanimalàsang froid, habitué des crises, et Pepy, avant de rallier New York, lui a demandé de veiller à«préserver lamémoiredeRichard…».Azémaaaussitôt faitvenir rueSaint-GuillaumePatrickRopert, le directeur de la communication de la société ferroviaire. C’est que, depuis que lanouvellede ladisparitionde l’emblématiquedirecteurdeSciencesPoestpublique, circulent lesinformationslesplusdiverses.Euxnonplusnesontpastrèssûrsque,derrièrelamort,necouvepaslescandale.Ilfautverrouillerl’information.Ilsonttousinvesti,audeuxièmeétage,lebureaud’HervéCrès.LenumérodeuxdeSciencesPo

vientd’arriverà son touravecMichelGardette.Lepremier, encore incrédule, estd’abordpasséchezNadia.Lesecondpleure,parà-coups,dansl’embrasuredelafenêtre.A ce petit groupe sous le choc, s’est adjoint François-AntoineMariani, le chef de cabinet de

Richard.TandisqueGardetteestsecouédesanglots,Marianiafficheuncalmeàtouteépreuve.LejeuneCorsegardelaréservedeceuxquisonthabituésàtenirladouleuréloignée.Personne, dans cette assemblée, n’imagine un assassinat, mais tous craignent le fracas d’une

soiréeinavouable.IlssaventRichardcapabled’ameneruninconnujusqu’àsachambre.NewYork,lesvoituresdepolice,unhôteldeluxe…Unanauparavant, lacarrièreet l’imagedeDominiqueStrauss-Kahnontexplosédansundécorsemblable.LeconsulgénéraldeFrance,PhilippeLalliot,avait dû visiter le patron du FMI en cellule. Le nom du diplomate figure déjà sur les dépêchesd’agence, seul représentant officiel français auMichelangelo. « Il faut éviter l’assimilation avecDSK»,adécidélacelluledecrise.Déjà, on a appelé Jean-DavidLevitte à l’Elysée.C’est l’apanage du pouvoir que de savoir se

prémunircontreunemenace.Lapolice,lapresse,ilfauttouttenir.LesherpadeNicolasSarkozyconnaît parfaitement les Etats-Unis, l’administration Obama et les autorités new-yorkaises.Respectant la promesse présidentielle, il obtiendra bien que les premières informations sur lesvisiteurs de la chambre 723 soient filtrées avant d’être livrées aux journalistes qui, déjà, font lepied de grue devant l’hôtel. Dans quelques heures, les journaux télévisés du matin, les radiosouvriront sur la nouvelle. Il faut leur fournir un matériau susceptible de contrebalancer leslumièrestournoyantesdesflicsetlessupputationsdesreporters.

Lavoilà,l’imagequelescommunicantsréunisàSciencesPoonttrouvée,lesoirdelamortde

Richard.Organiserl’émotiond’unecommunautépourfairecontrepoidsauxinsinuationssordides.Ilss’ysontatteléstoutdesuite.«Ilfautquetuparlesdemainmatin,quetudisescequ’étaitRichardpourtoi»,aintimélepatrondelacommunicationdelaSNCFàHervéCrès.Ledirecteuradjointséchait,pourtant.Quedire?Quelesdernièressemainesontétésitenduesquelesdeuxhommesseparlaientàpeine?Qu’àNoël,Richardn’avaitmêmepasréponduàsonmessagedevœuxetnelui

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opposaitplusqu’uneironieglaçante?Qu’ilsavaitdéjàsonsortscelléetquelamortdeRichardrend désormais la succession possible ? Alors Patrick Ropert, en expert des crises, desdéraillementsdetrainetdesdeuilscollectifs,a tracésurunefeuilledepapierunetrameentroisparties,soulignantleshommages,l’œuvreexceptionnelle,l’hommeprochedesétudiants,scandéesd’un«c’était toutRichard».Commes’il fallaitdessineruncerclemagiquederegretspoignantsqu’aucuneautrefigure,plussombreetmoinsunanimementcélébrée,neviendraaltérer.Puisonapréparé les communiqués afin d’occuper les médias et chacun a appelé son cercle d’influence,ministres,professeurs,journalistesetétudiantspourfournirlechœurdeshommages.Aminuit,unappariteurestvenuprévenirqu’unecinquantainedejeunesgensattendaientdevant

laportedeSciencesPo.Onafaitouvrir lapéniche.Adeuxheuresdumatin, ilsétaientplusieurscentainesd’élèves,alertésparleurstextosetlesréseauxsociaux.Onaallumédesbougies,certainsontdéposédesfleurs.Aquatreheures,lorsqueNadiaestpassée,avantdeprendrelepremieravionpourNewYork,l’assembléedesétudiantsafaitsilence,tétaniséeparcevisagefigédedouleur.«Sivouscroyezenquelquechoseouenquelqu’un,priezpourRichard…»,a-t-elleditdoucement.Aupetitmatin, lorsqueles télévisionsontdéferlé,ellesontcrufilmerlamortd’unerockstar.

Oucelled’ungourou.LafindeLadyDianaetcelledeSteveJobs,ceschagrinscollectifssousl’œildescaméras.L’amphithéâtreEmile-Boutmyavaitétérebaptiséd’unebanderole«amphiRichard-Descoings».Desbouquetsetdespetitsmotsétaientrassembléscommesurunautel.Leministrede l’Enseignementsupérieuretde laRecherche,LaurentWauquiez,adébarqué tôt

pourracontersessouvenirsd’ancienétudiantetlafaçondontDescoingsavait«métamorphosé»SciencesPoetenresterait«l’undesgrandsdirecteurs».PuisHervéCrèsaprononcésondiscours,«c’était toutRichard…»,dans le jardindeSciencesPo. Il faisaitdouxcommeunmatind’avril.Surlesécrans,leslumièresrougesetbleuesdelapolice,là-basàNewYork,n’apparaissaientplusqueparintermittence,dansunhaloclignotant.Bientôt,ellesfurentremplacéesparl’imagedecescentainesd’étudiants,réunispourundernierhommage.Lescamérasontadoréfilmercettefoulejuvénileetrecueillie,aupieddubureaududéfuntdirecteur,dont lesdeuxfenêtresétaientrestéesfermées.

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Après l’autopsie, le bureau demédecine légale de la police new-yorkaise a réclamé des teststoxicologiquessupplémentairessanstrouvertracedebarbituriquesoudedrogue.Larumeuravaitcouru qu’on avait retrouvé l’ordinateur et le téléphone deRichard sur un parapet, quatre étagesplusbas.L’informationn’ajamaisétéconfirméeparlesenquêteurs.Lavéritéestquecesderniersn’onteuaucunmalàreconstituer,àpartirdudisquedurduportabledudirecteurdeSciencesPo,ses recherches virtuelles sur Planet Romeo, ce site international d’escort boys auquel il avaitparfoisrecours. Ilsont retrouvésansdifficulté lesdeuxgarçonsappelésparRichardet leporte-paroleduNYPDPaulBrowneadûadmettreque«d’autrespersonnesavaientpuse trouveràunmomentdonnédanslachambreetquedel’alcoolyavaitétéconsommé».La famille Ciesinski, qui logeait dans la chambre voisine, a été interrogée, comme tout le

personnel de l’hôtel. Sur les vidéos de l’hôtel, on pouvait voir distinctement Richard ouvrir laportedesachambrepourfairesortirsesvisiteursdelanuit,unpeuavantcinqheuresdumatin.Peu à peu, il a fallu écarter l’hypothèse d’un suicide. Jamais il n’a été question d’une mort

suspecte.Devant lesrumeurs,GuillaumePepyacependant téléphonéauxdirecteursdes journauxqu’ilconnaissaitpourleurdemanderde«ménagerlamémoiredeRichard».Deuxmoisplustard,EllenBorakove,laporte-paroledesservicesmédico-légauxdelavillede

NewYork,aaffirméquelecertificatdedécèsfaisaitofficiellementétatd’unemaladiecardiaqueassociéeàune«hypertension».NadiaMarikaexpliquéàchacundesamisquivenaientlavoirquel’autopsieavait révélé«deminuscules fissuresdans lecœur»de sonmari, ayantprobablementprovoquélamortdanssonsommeil.RichardDescoingsétaitpartisanss’enapercevoir.

Longtemps, même les plus durs contempteurs de Nadia se sont souvenus de sa silhouette

bouleversante de veuve et de son visage sous une mantille noire, remontant l’allée centrale del’égliseSaint-Sulpice, lorsde lamessed’enterrement.Nombredeceuxquipleuraient en silencedanslanefl’avaientdétestéepoursonautoritécoléreuseetl’empirequ’elleavaitsursonmari.Ilyavait dans l’assistance des chargés de mission qui la rendaient responsable de leur disgrâce etd’anciensamantsquienviaientsonamour.Guillaumenel’apasquittéependanttoutelacérémonie,dévastéetveufluiaussidececompagnondetrenteannées.Pour faire taire les critiques, la cérémonie avait été conçue comme une démonstration

spectaculaire.Troisministres,FrançoisBaroin,ValériePécresseetLaurentWauquiez,chantaient,au premier rang, avec le chœur des élèves de Sciences Po. Les membres du comité desrémunérationsfaisaientblocjustederrière,aucôtédetoutleconseild’administrationdel’école.OlivierDuhamel, le« conseiller spécial »deRichard, qui sedémenait depuishuit jourspour

défendre lebilandudirecteur, apris laparoledans lanef :«Avez-vousdéjàvuautantd’élèves

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venir en pleine nuit dans leur établissement pleurer la mort de celui qui le dirigeait ? Jamais,jamais.Avez-vous déjà vu, le lendemain, une telle foule de professeurs, d’étudiants, de salariésd’un établissement d’enseignement rendre à leur directeur un tel hommage en un silence dedouleur et d’admiration ? Jamais, jamais.L’avez-vousvudansd’autres administrations, d’autresentreprises?Avez-vousdéjàvu,enFrance,pareilhommaged’uneinstitutionpubliqueladépasseret susciter l’attention, l’émotion de larges parties de la société, pour la mort d’un serviteur del’Etat?Jamais,jamais.»Jean-ClaudeCasanova a préféré piocher dans sa bibliothèque d’éruditLes Grands Cimetières

souslalune,deGeorgesBernanos,pourdiredesavoixdebasse,devantlecercueil,lesmotsdel’écrivaincatholique.Lorsque la cérémonie a été terminée, Guillaume, Nadia et ses enfants sont partis pour le

Vaucluse.L’inhumation a eu lieu àPernes-les-Fontaines, dans le petit cimetière duvillage, entreintimesdeRichard.

LaguerredesuccessionàlatêtedeSciencesPoaduréprèsd’unan.Jean-ClaudeCasanovaet

MichelPébereauontpris les choses enmainpourdéfendreunhéritagequi était aussiunpeu leleur. Pendant des mois, ce duo si dissemblable a bataillé contre le gouvernement, la Cour descomptesetlapresse.Ilfallaitlesvoirprendrelebrasdesquestionneursimportunsenleurintimantàvoixbasse :«Vousallez tuerRichardune seconde fois !»Dans sonbureau, sur lamontagneSainte-Geneviève,laministredel’EnseignementsupérieuretdelaRecherche,GenevièveFioraso,avait finipar s’enagacer :«Onmeditquec’est l’attitude tatillonnede l’Etatqui aprovoqué lamortdeRichardDescoings,pestait-elle,maisc’estsaviequil’atué!»Pour finir, tous les candidatsquin’étaientpas issusdesgrandscorpsde l’Etatont été écartés.

C’est FrédéricMion, ce conseiller d’Etat qui avait précédé NadiaMarik à la tête de la sectionservicepublicdeSciencesPo,quiaétédésigné.LalégendeassuraitqueRichardDescoingsl’avaitlui-mêmeprésenté ainsi, seize ansplus tôt, à ses collaborateurs : « Il est normalien,diplômédeSciencesPo,énarque…alorsvoussavezàquoivouspouvezvousattendre.»Commes’ildirigeaitencoreunpeud’outre-tombe.

NadiaMarikaquittéSciencesPo,àl’automnequiasuivilamortdesonmari,pourretournerau

tribunaladministratifdeParis.EmmanuelGoldsteinaétéécartéduconseildedirectiondel’école,maiscontinuededonnerdesfêtespourleTout-Paris.Aprèslapublicationdesonrapportdéfinitifmettantencause«lagabegie»financièreetlagestiondesannéesDescoings,laCourdescomptesa décidé de saisir la Cour de discipline budgétaire et financière. La composition du conseild’administrationdel’écolen’apasétémodifiéepourautant.Ceuxquicomposaientlecomitédesrémunérationsysiègenttoujours.Lorsqu’ilafalluremplacerNadiaMarikàlatêtedelastratégieet du développement de Sciences Po, FrédéricMion a d’ailleurs choisi de nommer à son posteBrigitteTaittinger,l’épousedeJean-PierreJouyet,cetinspecteurdesfinancesautrefoismembreduconseild’administrationdevenusecrétairegénéraldel’ElyséeauprèsdeFrançoisHollande.Pendantunan,l’administrationdel’écoleaentreprisderebaptiser,rueSaint-GuillaumeàParis

etdanslesantennesdécentraliséesdeMentonouduHavre,desamphisetdesbibliothèquesdunomdeRichardDescoings.Chaquefois,GuillaumeetNadiaontassistéauxdiscoursd’hommagecôteà

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côte.Ils ne sont pas seuls, pourtant, à le pleurer encore. Il y a quelquesmois, l’un de ses anciens

collaborateursm’aassuréqu’ilfaisaittoujourslemêmerêverécurrent:«Jelevoissereleverdesoncercueilettraverserlapénicheenserrantdesmains.»J’airencontrédesdizainesd’étudiantsémus à son souvenir.Un jour que j’arrivais dans le petit studiode l’und’entre eux, diplômédeSciencesPoaprèsyêtreentrégrâceàlaprocédureréservéeauxlycéensdeZEP,j’aitoutdesuitevuau-dessusdesonlitunimmensecalicotoùétaitpeintsonvisage.Dessous,onpouvaitlire:«Nerenoncezàrien.»SignéRichie.

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DelarueSaint-Guillaumeauxuniversitésdumondeentier,descouloirsdel’ElyséeauxbureauxduConseild’Etat,desassociationsgaysauxbarsduMarais,beaucoupdeceuxquiavaientconnu«Richie»m’ontaccompagnéedanscetteenquête.Amis,collaborateurs,professeurs,étudiants,responsablespolitiques,ilssontprèsd’unecentaine

àm’avoirracontécettehistoire.Qu’ilsensoientremerciés.

Enfin, jamais ce récit n’aurait été possible sans les conseils, les discussions et les lectures

partagésavecmonéditeur,ChristopheBataille,nileregardacéréettendredemonmari,Denis.

Quelquesouvragesm’ontaussiéclairéesurl’époqueoucertainsdesesaspects:

RichardDescoings,SciencesPo.DeLaCourneuveàShanghai,PressesdeSciencesPo,2007.RichardDescoings,Unlycéepavédebonnesintentions,RobertLaffont,2010.CyrilDelhay,PromotionZEP.DesquartiersàSciencesPo,HachetteLittératures,2006.DanielDefert,Uneviepolitique,entretiensavecPhilippeArtièresetEricFavereau,Seuil,2014.EmmanuelHirsch,Aides.Solidaires,Cerf,1991.FrédéricMartel,LeRoseetleNoir.LeshomosexuelsenFrancedepuis1968,Seuil,2008.

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DUMÊMEAUTEUR

CHIRACPRÉSIDENT:LESCOULISSESD’UNEVICTOIRE(avecDenisSaverot),DBW-Rocher,1995.

SEULCOMMECHIRAC(avecDenisSaverot),Grasset,1997.CHIRACOULEDÉMONDUPOUVOIR,AlbinMichel,2002.LAFEMMEFATALE(avecArianeChemin),AlbinMichel,2007;J’ailu,2008.L’ENFERDEMATIGNON:CESONTEUXQUIENPARLENTLEMIEUX,AlbinMichel,2008;

Points,2010.LEDERNIERMORTDEMITTERRAND,Grasset/AlbinMichel,2010.LESSTRAUSS-KAHN(avecArianeChemin),AlbinMichel,2012;Points,2013.

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Photodelabande:©ThéophileTrossat.

ISBN:978-2-246-78914-7Tousdroitsdetraduction,dereproductionetd’adaptation

réservéspourtouspays.©ÉditionsGrasset&Fasquelle,2015.