ELIZABETH II t

REINE D'ANGLETERRE

E mercredi 6 février 1952 fut pour toute l'Angleterre une journée de deuil national. I l n'est pas une famille qui n'ait

1 1 ressenti, comme s'il s 'était agi d'un parent proche, la triste nouvelle annoncée par les journeaux : « S. M . le Ro i est mort ce matin. »

Pour la sixième fois dans son histoire, l'Angleterre avait une Reine. Désormais les timbres^ la monnaie, les ordonnances allaient consacrer la prééminence d'une femme. A la sentinelle qui deman­dait : « Qui vive ? » à la Tour de Londres un fonctionnaire en cos­tume « tudorien » répondi t ce soir là : « Ce sont les clefs de la Reine. » Dans tous les tribunaux, la justice qui é ta i t rendue au nom du roi George V I , le fut dès lors au nom d'Elizabeth.

Mais ce fut seulement le vendredi soir qu'au balcon du palais de Saint-James le roi d'Armes de la Jarre t ière proclama Elizabeth « Reine de ce royaume et des autres royaumes du territoire qui lu i appartiennent, chef du Commonwealth et Défenseur de la Fo i . » Puis tandis que sonnaient les trompettes, les-drapeaux de la capi­tale qui é ta ien t en berne depuis la mort du Ro i r emontè ren t ; « Dieu sauve notre Reine ! » cria la foule. L a formule qui avait servi pour George V I en 1936 étai t : « Roi de Grande-Bretagne et d'Irlande et des Dominions d'au delà des. mers, Empereur des Indes ». L a différence entre les deux formules est bien significative des transformations profondes qui se sont opérées en quinze ans dans l 'Empire britannique où la royau té demeure encore le seul lien entre des Etats pratiquement indépendants .

Bien des problèmes se posent à l 'égard de la jeune souveraine

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qui doit accepter une aussi lourde responsabil i té . Comment a-t-elle été préparée à ce mét ier de Reine ? Quelles sont les influences qui ont m a r q u é son enfance ? Quel est son caractère ? Le duc d 'Ed im­bourg, époux de la Reine depuis assez peu de temps, est appelé à jouer un rôle important à ses côtés ; sa personnali té ne peut donc être négligée. Enf in la situation de la monarchie dans la démocrat ie anglaise est différente aujourd'hui de ce qu'elle é ta i t i l y a seulement un demi-siècle quand vivait la reine Victor ia . Le maintien du prin­cipe de la monarchie et l'attachement des Anglais à la personne de leur souverain n'est pas un des aspects les moins curieux de la révolut ion sociale qui s'accomplit en Angleterre.

Louis Gillet nous a raconté dans Londres et Rome un trait bien significatif. « I l faut savoir, nous di t - i l , que les souverains anglais m è n e n t à la campagne, dans leurs demeures historiques, la vie la plus bourgeoise et la plus retirée.. . L a Reine tricote, le Roi demande un peu de musique au grarnophone. A dix heures ponctuellement, heure d'aller se coucher, le secrétaire place sur l'instrument le disque du God save the King. Le Roi et la Reine se lèvent . Ils écou­tent debout, pieusement, comme si ce n ' é ta i t pas eux.

« Ce trait me para î t sublime. Kip l ing , à qui je le racontais, s 'écria :

« — Mais oui, c'est justement cela ! i l n'est pas le Ro i , i l n'est que le premier des sujets du Ro i ! I l n'est que le premier serviteur de l'Angleterre. Voilà ce qui est beau ! »

ÉDUCATION DE REINE

C'est le 21 avri l 1926, chez l ' E a r l et la comtesse de Strathmore, les parents de la duchesse d 'York , qu'est née celle qui devait deve­nir la reine Elizabeth II . Selon la coutume anglaise le secrétaire d 'Eta t à l ' In tér ieur , alors M . Joynson Hicks, membre du deuxième minis tère Baldwin, s 'é ta i t rendu à la maison pour témoigner de la légit imité de l'enfant. L a petite fille reçut le p rénom de sa mère , auquel on joignit celui de sa grand-mère la reine Mary, et aussi celui de son aïeule la reine Alexandra.

Quatre ans plus tard, le 21 aoû t 1930, la duchesse d 'York eut une seconde fille, la princesse Margaret, née également chez les Strathmore, mais cette fois en Ecosse, dans le châ teau familial de Glamis. Entre les deux naissances i l s 'é tai t produit un revirement politique. Ce fut donc un travailliste, M . J . R. Clynes, qui repré-

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senta le gouvernement. L'Ecosse se mit én liesse. Pour la première fois depuis la naissance de Charles I e r à Dumferline, en 1600, un enfant royal étai t né sur son sol.

Le duc et la duchesse d 'York habitaient à cette époque 145 Piccadil ly à côté d'Apsley House, la somptueuse demeure du duc de Wellington, et t rès près aussi de Hyde Park. Pour les week-end le duc qui aimait la campagne fit aménager en 1932, dans le parc de Windsor, un jol i pavillon de style romantique que l 'on appelait Royal Lodge, car il avait été construit par Nash en 1814 pour le Prince Régent . L 'é té on allait en Ecosse à B i rkha l l près de Balmoral . Parfois aussi lord Strathmore invitai t ses enfants à Glamis, dans son vieux châ teau h a n t é par l'ombre de Macbeth et plus récemment repaire d'un monstre légendaire. A Noël toute la famille royale se réunissait à Sandringham.

Aussi longtemps que régna George V , les Y o r k menèren t loin du t rône la vie de tous les grands seigneurs anglais. L 'éducat ion des princesses fut t rès libérale. Pourtant le prince de Galles étai t toujours célibataire et la succession à la Couronne n ' é t a i t nullement assurée. L ' o n pouvait donc prévoir que la princesse Elizabeth aurait un jour à régner sur l'Angleterre. Aussi le choix d'une gouver­nante eut-il une importance ex t rême. Ce fut à une Ecossaise, Miss Marion K i r k Crawford, âgée alors de moins de vingt-cinq ans, qu'incomba cette tâche délicate entre toutes.

Miss Crawford eut pour la guider une conseillère dont la prin­cipale préoccupat ion allait être de p répare r « Li l l ibe th » et « Mar-garet » aux rôles qu'elles é ta ient appelées à remplir. On n'a peut-être pas assez remarqué l'influence exercée par la reine Mary sur la monarchie anglaise pendant près d'un demi-siècle. L a vieille reine est le lien vivant entre cinq générat ions de souverains. El le a vu mourir la reine Victoria , son beau-père Edouard V I I , son mari Georges V et son fils George V I . El le a perdu deux fils, John en 1919 et le duc de Kent en 1942 à la guerre. Quand la reine E l iza ­beth II rentra dans sa résidence de Clarence- House le 7 février après son tragique retour d'Afrique du Sud, elle y trouva sa grand-mère qui avait insisté pour la recevoir et lui donner l'exemple de la dignité dans le malheur. L a reine Mary est une grande figure anglaise. Sa haute conception des devoirs du souverain, sa grande dignité, son intransigeance sur les questions de principe et son ex t rême bon té lui ont valu l'estime universelle.

Miss Crawford crut devoir montrer à la Reine Mary son pro-

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gramme d 'éducat ion des princesses. I l fut é tudié avec soin. « Deux heures et demie d'histoire par semaine, cela semble bien peu pour ce sujet, mais sans doute ne peut-on faire autrement. » L a Reine décon­seilla de consacrer trop de temps à l ' a r i thmét ique , mais en revaache elle s ' inquié ta de la formation religieuse : « une demi-heure hebdo­madaire de lecture de la Bible, n'est-ce pas très peu ? » Elle demanda que la l i t t é ra tu re eût plus de place dans l'enseignement donné à ses petites-filles. Pour que ce supplément de travail n 'occas ionnât pas trop de fatigue aux princesses, Miss Crawford suggéra de leur faire la lecture pendant la sieste, une demi-heure à voix basse, une demi-heure à voix haute. Grâce à ce procédé elle put leur donner des extraits des meiljeurs classiques anglais. L a reine E l i -zabeth possède encore dans sa bibl io thèque un large choix de livres de l i t t é ra tu re anglaise qui va des Essays of Elia de Charles Lamb aux romans d ' E . M . Forster et de Somerset Maugham. L a reine Mary demandait aussi que les princesses apprissent des vers par cœur . Elizabeth préférait ceux de Tennyson, de Long-fellow et de Kip l ing . Ne faut-il pas leur enseigner l'histoire des Maisons royales ? Enf in la géographie est indispensable surtout celle des territoires du Commonwealth.

L a reine Mary tenait à vérifier elle-même les connaissances de ses petites-filles. Dans leur emploi du temps on li t : « L u n d i après-midi promenade instructive avec la reine Mary ». A qua­torze heures précises arrivait la grande Daimler noire dans laquelle montaient les enfants. On partait pour la Tour de Londres, pour un musée ou pour une exposition. L 'érudi t ion de la vieille Reine est inépuisable, elle appartient à une générat ion pour qui la culture n'est pas un vain mot. Elle connaî t les époques d'art aussi bien que les périodes d'histoire. El le expliquait tout à ses petites-filles, et leur posait ensuite des questions sur ce qui les avait le plus intéressées. C'est à ce contact personnel avec leur grand-mère au cours de ces longues promenades du lundi qu'Elizabeth et Margaret doivent de savoir si bien l'histoire de leur Maison.

Pour jouer plus tard son rôle de souveraine i l fallait que la jeune Elizabeth connû t des langues vivantes. El le apprit l 'allemand et un peu d'espagnol. Si l 'on en croit une anecdote de la cour « L i l l ibe th » mit d'abord peu d'empressement à apprendre le fran­çais. N'a-t-elle pas un jour pris une barque pour s'intaller au milieu du petit lac de Buckingham Palace et laisser ainsi passer

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J'heure de la leçon, sourde aux objurgations de sa gouvernante qui l'appelait de la rive ? Ce n ' é ta i t qu'un caprice d'enfant, car la princesse Elizabeth quand elle vint à Paris en 1947 surprit agréa­blement ses hôtes par la pure té de sa langue et l'excellence de son accent. Elle doit d'ailleurs s'adresser pér iodiquement en fran­çais à plusieurs millions de Canadiens sans compter qu'elle a au nombre de ses sujets les habitants de l'île Maurice, l'ancienne Ile de France de Paul et Virginie qui est aujourd'hui une colonie de la Couronne. L a Reine doit beaucoup à son ancienne gouver­nante française, la vicomtesse de Bellaigue, pour sa parfaite connaissance de notre langue.

L a bibl iothèque française de la princesse comporte un choix impressionnant de livres. Les classiques d'abord : les poèmes de Ronsard, puis Molière et Beaumarchais (la jeune princesse apprécie Y Impromptu de Versailles et le Barbier de Séville joués par la Comé­die-Française à Londres en 1945), Racine (Phèdre), Corneille (Le Cid), L a Fontaine et Mme de Sévigné. Les romantiques sont représentés par Musset, Vic tor Hugo, Alfred de Vigny et George Sand. L a fin du x i x e siècle par Flaubert (Madame Bovary), Daudet (Lettres de Mon Moulin), Edmond Rostand (Cyrano de Bergerac), Dumas, (Le comte de Monte-Cristo et les Trois Mousquetaires), Pierre L o t i , Maupassant et Anatole France. Naturellement parmi les modernes figurent les Silences du colonel Bramble de M . André Maurois.

Dans le programme d 'éducat ion de la princesse, l 'après-midi é ta i t réservée aux sports, à la danse et à la musique. Suivant l'exemple de son père, Elizabeth apprit à monter à cheval avec une parfaite aisance. Les Londoniens ne sont pas près d'oublier ce jour de 1949 où, à la place du Ro i son père, coiffée d'un tricorne à poil orné d'une plume blanche et portant le magnifique uni­forme de colonel, rouge et or, dessiné i l y a près de deux siècles, elle passa la revue des Grenadiers de la Garde, en amazone sur son cheval Winston. Après l 'équi tat ion, la marche est peut-ê t re le sport préféré de la jeune Reine. El le est célèbre en Ecosse pour le plaisir qu'elle prend à parcourir à pied j u s q u ' à quinze kilomètres par jour. Le golf est naturellement un sport traditionnel. Elizabeth le pra­tique avec plaisir et joue également au tennis. Enfin, rompant avec une tradition trop surannée, le duc d 'York décida que ses filles apprendraient à nager comme tous les enfants de leur géné­ration.

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L a fin de la journée é ta i t consacrée à la danse et à la musique. Dès l 'âge de cinq ans les princesses avaient pris des leçons de danse. Toutes deux aimaient ce divertissement, et devenues jeunes filles i l n ' é t a i t pas rare de les trouver le soir dans les clubs et les res­taurants de Mayfair. C'est par goût aussi que la princesse aime la musique. Avec sa sœur , Elizabeth étudie le pianoforte sous la direction de Miss Mabel Landers, élève du professeur viennois Théodor Leschetizky. Beethoven l'enchante, surtout la symphonie en B mineur et les pastorales. Elle apprécie également Brahms, Chopin, Haydn, Haendel, Schumann, Tchaïkowsky. Cet attrait pour la musique classique, et ses t rès réelles connaissances lui vaudront pendant l 'été 1946 un titre universitaire, celu ide Bache-lor of Music que lu i décerna solennellement l 'Universi té de Londres.

L a future .souveraine n'exclut pas de ses goûts une musique plus « jeune ». El le entend volontiers à la radio ou sur son gramo-phone le célèbre air de jazz de Cole Porter, Night and Day ; Charles Trenet est peut -ê t re son chanteur français favori, avec Jean Sablon dont elle écoute Le fiacre et la version swing de Sur le pont d'Avi­gnon. U n de ses grands plaisirs é ta i t d'organiser une chorale où prenaient part quelques amis privilégiés.

Le t héâ t r e fut un autre moyen utilisé pour former l 'éducat ion des jeunes princesses. Non seulement elles eurent l'occasion d ' appré­cier dans leurs, meilleurs rôles sir Laurence Olivier, sir Ralph Richardson et les grands acteurs anglais, mais encore elles mon­tè ren t elles-mêmes de petites pièces jouées à Windsor pour quelques intimes. Notamment Ccndrillon qui fut mis en scène en 1941 au profit d'une œuvre de bienfaisance.

Dans l 'éducat ion de la princesse Elizabeth i l faut tenir compte de deux événements qui devaient influencer toute sa vie. D'abord l'abdication de son oncle Edouard V I I I , puis le déclenchement de la seconde guerre mondiale.

Elizabeth avait dix ans quand mourut le roi George V . Mais la jeunesse d 'Edouard V I I I laissait prévoir de nombreuses années de règne qui devaient permettre aux Y o r k de rester encore long­temps à l 'écart du t rône . Rien n ' eû t mieux convenu à la simplici té du duc. L'abdication d 'Edouard V I I I , le 10 décembre 1936, fit reflet d'une catastrophe. Nous admirons en France la discrétion et le tact avec lequel les Anglais parlent de cette période pénible de leur histoire. Mais qui saura jamais le dévouement et l 'énergie

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dont firent preuve ceux qui é ta ient chargés de sauvegarder les grandes traditions de la monarchie anglaise : la reine Mary, l'arche­vêque de Cantorbery et le premier ministre M . Baldwin ? Ce dernier cita en pleine Chambre des Communes la phrase célèbre de Shakespeare : « Sa volonté ne lui appartient pas... son choix doit être l imité. . . au consentement de ce corps dont i l est la t ê te ». Quand George V I fut proclamé Roi , sa fille cadette eut un mot charmant : « Je venais juste d'apprendre à écrire Margaret d 'York, à présent je ne suis plus que Margaret ».

Cet événement devait bouleverser la vie calme et retirée de la famille. On quitta le 145 de Piccadil ly qui é ta i t une maison con­fortable pour s'installer au palais de Buckingham. Comme roi d'Angleterre George V I renonçai t à avoir une vie privée et se consacrait en t iè rement à sa tâche officielle ; Elizabeth devenait héri t ière légitime du t rône d'Angleterre.

L a guerre de 1939 éclipsa les années de jeunesse de la princesse. Elle avait alors treize ans. El le grandit dans l 'inconnu. Elizabeth é ta i t une jeune fille quand l'armistice fut signé. L a famille royale mit un point d'honneur à participer à tous les dangers que courait la nation. Chaque fois que les bombes tombaient sur un quartier de la capitale, le Ro i et la Reine se rendaient sur les lieux du sinistre pour témoigner de leur attachement à leur peuple éprouvé. A aucun moment le Roi n'accepta de se mettre en sécurité avec sa famille dans un des Etats du Commonwealth. L a seule conces­sion qu ' i l fit à ses ministres fut d'éloigner ses filles du palais de Buckingham (qui fut effectivement atteint par des bombardements allemands) et de les installer au châ teau de Windsor. Les prin­cesses menèren t la même vie que tous les citoyens anglais, des­cendant dans les abris au milieu de la nuit, subissant le rationne­ment et toutes les vexations qui accompagnent l ' é ta t de guerre.

L 'éduca t ion de la jeune Elizabeth n'en fut pas interrompue pour autant. El le fut initiée aux question de droit constitution­nel par un spécialiste, sir Henry Marten, Provost du collège d 'Eton. M . Churchill débrouilla pour elle les mystères de la situa­tion internationale. El izabeth lut YImperial Commonwealth de lord El ton et le Décline and F ail of the Roman Empire de Gibbon. Tout cela étai t bien aus tère pour une jeune fille qui é ta i t à un âge où la vie n'offre pas encore un caractère sérieux.

Af in de participer aux act ivi tés sociales du pays, Elizabeth rompit avec la tradition en devenant guide dans une troupe com-

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posée des enfants du Palais. Comme toutes ses compagnes elle mena une vie de plein air, campa dans les bois et obtint ses badges. Elle devint membre des Sea Rangers, branche maritime du scou­tisme. Enf in , quand elle eut atteint l 'âge réglementaire , elle insista pour s 'enrôler dans une formation militaire, YAuxiliary Territory Service. Bien qu'elle eût droit à un grade de colonel elle partit pour Camberley suivre les cours do conduite automobile comme un simple soldat. El le apprit à démonte r un moteur et à astiquer les cuivres. Ce fut un rude apprentissage. A l'armistice, en uni­forme kaki des A . T. S., la princesse Elizabeth obtint l 'autori­sation de se mêler à la foule et de crier devant les grilles de Buc-kingham : « Nous voulons le Ro i , nous voulons la Reine ».

Après la guerre, la p répara t ion au mét ier de Reine continua toujours. Af in de s'habituer aux longues stations verticales qui sont le sort des rois, Elizabeth se força à lire debout. Le plus t ô t possible on l 'habitua à parler en public. E n janvier 1945, à dix-neuf ans, elle s'adressa en français, par radio, aux enfants belges. L a même année elle fit preuve d'une précoce maîtr ise d 'el le-même en parlant dans une a tmosphère surchauffée à Y Albert Hall, à une réunion de YEmpire Youth Festival, alors que des enfants s 'éva­nouissaient autour d'elle.

Déjà s'accumulaient les responsabil i tés . A seize ans Elizabeth é ta i t colonel des Grenadiers de la Garde. E n 1944, par un amendement au Regency Act, le Ro i l a nomma conseillère d 'Etat . Désormais la princesse ne s'appartint plus. El le en fit profession dans son premier grand discours, qu'elle prononça en 1947 lors­qu'elle parcourut l 'Afrique du Sud avec ses parents. « Je déclare devant vous que ma vie ent ière, qu'elle soit longue ou courte, sera vouée à votre service et au service de notre grande famille impériale à laquelle nous appartenons tous. Mais je n'aurais l a force de tenir cette promesse que si vous vous joignez à moi, comme je vous invite aujourd'hui à le faire. »

Elizabeth avait alors vingt et un ans. Son éducat ion é ta i t t e rminée . Son carac tère é ta i t formé. I l est in téressant d'en dégager certains aspects qui permettent de mieux comprendre l 'atta­chement dont t émoignent tous ceux qui ont eu le privilège de l'approcher.

L a reine Elizabeth a bien des traits communs avec son père le roi George V I . Mêmes yeux, même bouche, mêmes expressions, même-s tab i l i t é du caractère et surtout même sourire in tér ieur qui

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éclaire son visage. Gomme son père, Elizabeth cache par un effort de volonté une certaine t imidi té qu'elle a su maîtr iser .

L a Reine tient beaucoup à para î t re naturelle ; elle fume peu, ne se maquille pas. El le est consciente que ceux qui l'approchent cherchent à avoir avec elle un contact humain. Elle est la pre­mière à briser la glace et sait se faire aimer en dehors de son rang. Sa jeunesse d'ailleurs la pousse dans cette voie. El le a un charme personnel très réel. El le est naturellement vive et spontanée. Dans sa vie privée elle se montre gaie et môme enjouée. Les soirs de fête i l lui est arr ivé de conduire des farandoles dans les salons du palais.

Rien de ce qu'elle voit ne la laisse indifférente. I l y a chez la Reine une volonté d'aller au fond des pensées, de connaî t re le pourquoi et le comment des choses. El le écoute son interlocuteur en le dévisageant de ses yeux scrutateurs. Rien ne rappelle cette dignité distante qui fait du t rône quelque chose de pompeux et de solennel.

Elizabeth s'intéresse à la vie des autres. El le a une prodigieuse mémoire des noms, même de ceux des nombreux domestiques du palais qu'elle connaî t parfaitement. El le veut savoir leur manière de vivre, leurs goûts . El le demande des précisions et ne se satis­fait pas de réponses vagues. Ce besoin de pensée logique s'allie chez la Reine à une sensibilité t rès féminine et un sens profond du ridicule des choses qui va j u squ ' à l 'humour sans jamais atteindre la méchanceté .

Enfin le caractère essentiel de la jeune souveraine est son sentiment de la dignité royale. Petite fille, elle avait déjà cette gravi té des « personnes responsables ». A côté de sa sœur turbulente elle attendrissait par le sérieux de ses gestes. El le semblait pré­destinée à ce métier de Reine qui prenait pour elle la forme d'un apostolat.

LE PRINCE CHARMANT

Quand les fiançailles de la princesse Elizabeth furent annoncées officiellement le 9 juillet 1947, l'Angleterre s'enthousiasma pour ce mariage d'amour. L a personnal i té du jeune Philippe de Grèce, jusqu'alors peu connue, fut mise en vedette dans les journaux. Ce prince danois, qui n'a de grec que le nom, est né à Corfou le

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10 juin 1921. H appartient à la maison de Schleswig-Holstein-Sonderburg-Glûcksburg . Son père, le prince André de Grèce, é ta i t fds de ce prince danois qui, en 1863, devint George I e r roi des Hel ­lènes. Sa tante, la princesse Alexandra, devint l 'épouse d 'Edouard V I I . Le prince André ne régna jamais sur la Grèce. Mais en 1922 11 commanda l'aile droite de l 'armée grecque qui fut dé t ru i t e par Ataturk. Traduit en jugement, dépouillé de ses biens et c o n d a m n é à la dépor ta t ion , i l dut quitter son pays sur le vaisseau anglais Calypso. Philippe connut ainsi dès son enfance une vie d 'exi l . Par sa mère, la princesse Alice de Battenberg, i l appartient à une famille allemande installée en Angleterre. A u débu t de la guerre de 1914-1918, son grand-père maternel, le prince Louis de Batten­berg, qui é ta i t premier lord de l 'Amirauté , dut donner sa démis­sion. I l décida alors d'angliciser son nom en se faisant appeler Mountbatten. Le roi George V devait récompenser sa courageuse attitude en lu i donnant le titre d 'Ear l of Medina et de marquis de Milford-Haven. Sa femme éta i t une descendante de la reine Victor ia .

Le prince Philippe connut une enfance agitée. Ses parents é ta ien t pauvres. Sa mère ouvrit à Paris une galerie d'art où elle vendait des broderies et des tableaux. On mit Philippe au collège à Saint-Cloud, à la Mac Jannet Country SchooL Puis en Angle­terre à Cheam School, à Newbury, dans le Berkshire, où i l fut entre­tenu par son oncle Milford-Haven. L ' é té i l retrouvait sa famille sur les côtes de France, au Trépor t , à Cabourg ou à Pornichet.

U n homme devait exercer sur le prince Philippe une influence semblable à celle que la reine Mary avait sur ses propres petites-filles. Cet homme é ta i t K u r t Hahn, le directeur de l'école de Salem, à qui fut confiée l ' éducat ion du jeune prince. K u r t Hahn avait des principes de pédagogie assez proches de ceux qui sont en honneur en Angleterre. I l cherchait tout d'abord à former la volonté de ses élèves et à développer chez eux les quali tés viriles, le sens de la responsabil i té , le goû t du risque, du sport et du plein air.

L e déve loppement du nazisme en Allemagne obligea K u r t Hahn à fuit les bords du lac de Constance pour rouvrir son collège en Ecosse, à Gordonstoun. Philippe suivit son maî t re . I l montrait alors un intérê t modéré pour les human i t é s , mais excellait en revanche dans la plupart des sports. Son humeur é ta i t parfois chapgeante et i l fallait toute la sagesse du Dr Hahn pour t empé re r ce carac tère fougeux.

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E n revenant en Angleterre le prince Philippe s 'était r approché de son oncle Milford Haven qui allait, lui aussi, influencer so vie. Les Mountbatten sont une famille de marins. Philippe avait une passion pour la mer. I l se p répara à entrer dans la Royal Navy. E n mars 1939, i l passa un examen d 'entrée où i l se classa seizième. L a guerre é t a n t proche, on embarqua le jeune prince sur le cuirassé Ramillies qui croisait en Méditerranée. E n 1941 i l prit part au combat du cap Matapan à bord du cuirassé Vallant. I l servit ensuite à bord des croiseurs Kent et Shropshire. Plus tard on le retrouve lieutenant en second sur le contre-torpilleur Wallace. E n 1944, i l est premier lieutenant sur le destroyer Whelp.

Bien des changements ont lieu dans la vie privée du prince. E n 1944 son père meurt à Monte-Carlo. Sa mère, la princesse Alice, entre dans un couvent de l'Ordre de Marthe et Marie, dans l'île de Tinos, au milieu de la mer Egée. Ses quatre sœurs se marient. L a plus jeune, Sophie, a épousé le prince Christophe de Hesse, l'adjoint de Himmler. Le prince Philippe est-il complè tement isolé ? Non, car l ' idylle royale est commencée depuis longtemps. Si l 'on en croit certains témoins , c'est au cours d'une visite de la famille royale à Dartmouth, à bord du yacht Victoria and Albert que Philippe et Elizabeth se rencontrèrent pour la première fois. Philippe, qui n'avait alors que treize ans, trouvait Elizabeth trop jeune pour jouer avec lu i . I l fit devant elle des exercices de saut en hauteur au-dessus d'un filet de tennis. Pour Elizabeth i l parut trop exubéran t . Pourtant elle devait le revoir dans la société qu'elle fréquentai t et se prit à aimer ce grand a th lè te blond qui portait la barbe. Pendant la guerre ils s 'écrivirent. E n décembre 1946, le prince Philippe sollicitait sa naturalisation anglaise et renon­çait à ses droits au t rône de Grèce et à ses prérogat ives princières. 11 devenait un des candidats les plus sérieux à la main de la future Reine.

Les journaux s 'emparèrent de ce roman d'amour. L a famille royale chercha à gagner du temps. Les bruits de fiançailles furent officiellement dément is en septembre 1946. L a reine Mary é ta i t toujours la conseillère des moments difficiles. El le estimait qu' i l fallait donner au pays le temps de s'habituer à ce mariage d'incli­nation. Pour cela i l convenait de faire ressortir le côté anglais du prince Philippe : ses parentés , sa descendance de la reine Victor ia , son éducat ion à l'école navale de Dartmouth, où étaient passés George V et George V I , son service enfin dans la marine britan-

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nique. L'agent le plus actif de sa candidature fut le frère de sa mère , lord Louis Mountbatten of Burmah, qui jouissait comme chef militaire d'un grand prestige en Angleterre et qui, comme dernier vice-roi, p répara l ' indépendance de l'Inde dans le sein du Commonwealth. E n février 1947, Philippe obtint ses lettres de naturalisation. L a partie é ta i t presque gagnée. A u retour du voyage de la famille royale en Afrique du Sud, le 9 juillet de cette m ê m e année , les fiançailles furent officiellement annoncées.

L a duchesse de Bourgogne disait autrefois à Louis X I V : « Lors­qu'une femme est sur le t rône , ce sont les hommes qui gouvernent, tandis qu'avec un roi ce sont les femmes. » Sans doute Philippe Mountbatten n ' é t a i t pas préparé au mét ier de Prince Consort aussi bien que son illustre prédécesseur Albert de Saxe-Cobourg. Il avait en revanche d'autres quali tés qui lui assurèrent immédia te ­ment une grande popular i té . Son éducat ion d'abord é ta i t t rès anglaise. Sa vie de marin l 'avait amené à gagner directement la confiance des gens du peuple. Quand i l é ta i t officier instructeur à Kingsmoor, à la Petty Offtcers School, la simplicité de ses goûts et de ses manières lui permettait d'aller avec ses compagnons au cabaret de Corsham, le Methuen Arms, pour y jouer aux quilles et y boire de la bière. Si le prince Albert avait su ainsi jouer aux skittles avec les petites gens, la reine Victor ia n'aurait pas eu tant à souffrir de son impopular i té .

U n autre atout en faveur de Philippe est son air sportif. Cet a th lè te a six pieds de haut, de larges épaules, un air franc et ouvert et ce regard de marin qui scrute l 'horizon. Philippe excelle dans les sports : le cheval, la nage, le cricket et la navigation à voile. Ses goûts sont éclectiques. I l aime la musique légère, les concerts et les ballets. Les livres policiers voisinent sur sa table avec les ouvrages d'histoire.

A u moment du mariage, le Ro i restaura en faveur de Philippe Mountbatten le titre d 'Edimbourg, créé en 1727 par George II pour l 'héritier, le prince Frédér ic , qui ne vécut pas. Ce duché fut donné de nouveau par la Reine Victoria en 1866 à son second fils qui n'eut pas d 'héri t iers. Philippe est donc le troisième béné­ficiaire de ce titre.

Tout é ta i t p rê t pour le mariage qui fut fixé au 20 novembre 1947, à Westminster. Le monde sortait à peine d'une crise qui l 'avait ébranlé jusque dans ses fondements. L'Angleterre é ta i t engagée dans une bataille économique qui semblait plus difficile

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à gagner que l a guerre mondiale. Mais dans tous les journaux les articles sur le régime d 'aus tér i té , sur la crise du charbon et sur le rationnement firent place à des comptes rendus sur l ' événement du jour. Tout se passait comme si une aube nouvelle allait se lever sur l'Angleterre. L e goût du public anglais pour les événements de la cour amena la presse à connaî t re les plus petits détails ma t é ­riels de la cérémonie. I l fut question de la robe de mariée qui devait coûter 1.700 livres sterling, des efforts que faisaient les couturiers américains pour en connaî t re la coupe. N'alla-t-on pas j u s q u ' à reprocher à la princesse d'avoir autorisé l'usage de soie venant du Japon ! Il fallut dément i r ce bruit, donner l'assurance que la soie utilisée venait de vers à soie authentiquement de Chine acclimatés en Ecosse. De tous côtés affluaient des cadeaux que l ' é t ique t te de la cour obligeait à renvoyer à leurs donataires. Certains d'entre eux éta ient touchants dans leur simplicité, tels ceux de ces pauvres gens qui envoyaient des pointé de textiles dont ils avaient cer­tainement eux-même un besoin urgent.

Le ménage princier fit son voyage de noces dans un petit v i l ­lage, comme le faisaient les plus modestes jeunes mariés anglais. Les habitants de Romsey prirent l'habitude de voir passer la jeep du duc d 'Edimbourg où se trouvait un couple chantant à tue- tê te . . . Entre temps on se* préoccupai t de chercher un logement pour les jeunes époux. II avait d'abord été question de Sunninghill Parle, à un mille d'Ascot. U n incendie dont la cause ne fut jamais bien expliquée détruis i t de fond en comble ce joli châ teau . On aménagea alors la demeure londonienne de Clarence House qui fut repeinte et remeublée dans un esprit sensiblement plus « jeune » que celui des autres palais royaux.

Le mariage du duc ne devait pas interrompre sa carrière de marin. I l reprit du service en Méditerranée. Quand i l avait des permissions i l venait les passer à Malte où la princesse Elizabeth le rejoignait. A quatre reprises le couple logea à la v i l la Guarda-mangua louée par lord Mountbatten. C'est au cours d'une de ces visites que l 'avion de la princesse fut surpris par le mauvais temps et dut atterrir à Nice. Cet ar rê t improvisé donna à la future Reine l'occasion imprévue de visiter la Côte d 'Azur dans la voiture du consul d'Angleterre.

Pendant ce temps la vie publique de la princesse devenait toujours plus intense. E n mai 1948, elle fit avec le duc d 'Ed im-

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bourg son premier voyage officiel à Paris pour inaugurer au Musée Galliera l'exposition des Cinq siècles d'Histoire d'Angleterre. Le couple princier logea à l'ambassade de Grande-Bretagne. Une récep­tion fut organisée à l 'hôtel de Lauzun. Le Prés ident Aur io l les invi ta à une soirée de gala dans sa loge à l 'Opéra. Pour leur faire connaî t re d'autres aspects de l'Ile-de-France on emmena le duc et la duchesse d 'Edimbourg prendre le thé au châ teau de Vaux-le-Vicomte. L e séjour fut un succès et la princesse se montra enchantée . Pourtant ceux qui veillaient sur elle décelèrent des signes de fatigue. N'a-t-elle pas eu un moment de défaillance, vite su rmonté , en ranimant la flamme sur la tombe du soldat inconnu ? Bien tô t on annonça que la princesse ne pa ra î t r a i t plus en public... Puis vint la naissance du prince Charles.

Les princes ne s'appartiennent pas. I l leur faut toujours être au service de ceux dont ils sont les représen tan ts . Le voyage à Paris d 'Elizabeth et Philippe est le premier d'une longue série de voyages officieux ou officiels. I l importait naturellement d'aller en Grèce. Le duc et la duchesse d 'Edimbourg se rendirent à Athènes en décembre 1950. L ' année suivante ce fut Rome où la princesse fut reçue en audience par le Pape. El le mit une mantille mais ne baisa pas l'anneau. Cette, initiative é ta i t un acte de courage de la part de celle qui allait ê t re à l a t ê t e de l 'Eglise d'Angleterre. Mais la princesse n'oublia pas qu'elle devait aussi régner sur un nombre important de catholiques fervents qui apprécieraient l a por tée de son geste. Puis en octobre de la m ê m e année, ce fut la grande visite au Canada. L e circuit comprenait une visite à une t r ibu indienne et un court voyage aux Etats-Unis pour assister à une réception organisée par le Prés ident Truman. On poussa m ê m e la recherche de l 'originalité j u s q u ' à faire monter le duc et la duchesse sur la locomotive du train princier... Enf in eut lieu le voyage au Kenya , plusieurs fois remis à cause de la santé défaillante de George V I . Le duc et la duchesse entreprirent seuls ce long périple que la mort du souverain devait interrompre si tragique­ment.

LA TRADITION ROYALE

L a monarchie anglaise est la créat ion vivante des hommes et des femmes qui ont por té la couronne et des peuples qui les ont servis. Cotte admirable institution plonge ses racines dans le passé

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et se rajeunit à chaque générat ion en s'adaptant à des conditions toujours nouvelles. C'est ainsi que la Reine, fidèle aux traditions que lui ont léguées les siècles, jouit de bien des prérogat ives dont elle ne se réclamera jamais. I l y a certes de la grandeur dans ces droits inutilisés qui sont autant de symboles de la l iberté à laquelle les Anglais attachent tant de prix.

Walter Bagehot, qui fut à l 'époque victorienne une grande auto­rité en mat iè re de droit constitutionnel, estimait que puisque tout pouvoir émane du souverain, la Reine avait en théorie le droit de disposer à sa guise des grands organismes de l 'E ta t . Si la Reine Elizabeth le voulait, elle pourrait donc renvoyer dans leurs foyers les soldats, les marins et les aviateurs, mettre les officiers en demi-solde et vendre les cuirassés de la Royal Navy, les chars d'assaut et les bombardiers. El le pourrait encore déclarer la guerre à la France pour reconquérir la Normandie et céder la Cornouailles par un t ra i t é de paix. Bien qu'elle n'ait pas le droit de vote dont jouit le moindre de ses sujets, rien n 'empêchera i t la souveraine de nommer tous les Anglais membres de la Chambre des Lords. El le a le droit de refuser de signer toute loi soumise à son appro­bation par les Chambres et d ' émet t re des décrets sans l'assentiment de ses ministres. L a vie politique du pays pourrait ainsi être paralysée.

Puisque la Reine ne peut légalement se tromper (The Queen can do no wrong) i l est impensable qu'elle puisse être arrêtée et jugée. El le a donc licence de commettre tous les crimes sans être inquiétée, comme de gracier toute personne condamnée par les t r i ­bunaux, mais i l ne lui est pas permis de para î t re à la barre pour témoigner en leur faveur. Les voitures de la cour, qui ne sont pas obligatoirement immatr iculées , pourraient se moquer des règles de la circulation et causer n'importe quel accident sans que leur pro­priétaire, la Reine, pû t être citée en justice. Elizabeth n'a d'ailleurs pas besoin de permis pour conduire sa voiture.

Le service des postes est en Angleterre un monopole royal. L a Reine peut donc envoyer ses lettres en franchise. El le peut donner à toute paroisse le statut d'une Universi té , et interdire l'accès de lîf pelouse du champs de course d'Ascot. L a Reine ne peut louer une propriété , car selon la Constitution elle est Seigneur de tous les domaines de Grande-Bretagne, mais elle peut revendiquer toute succession dont le propriéta i re est mort sans héritier.

Comme chef de l 'Eglise d'Angleterre et membre de l 'Eglise

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d'Ecosse Elizabeth II est anglicane au sud de la Tweed et presby­tér ienne au nord de cette rivière. I l ne lui est naturellement pas permis d 'ê t re catholique.

Certains des privilèges de la Reine ont un caractère purement symbolique. El le a seule le droit de se faire conduire en voiture at telée dans Rotten Row où les autres citoyens britanniques ne peuvent aller q u ' à cheval. Le duc d 'Athol l paie à la Reine un tribut annuel d'une rose blanche et le lord Maire offre depuis sept siècles à sa Gracieuse Majesté, au nom de la Cité de Londres, six fers à cheval, soixante et un clous, deux couperets et un paquet de fagots...

Ces droits surannés ne sont pas les seuls dont jouisse Elizabeth II . Dans la monarchie anglaise où « le roi règne et ne gouverne pas » le rôle politique du souverain reste t rès grand, bien qu' i l ne s'exerce que par la présence, le conseil et l'exemple. E n fait la Reine a le droit théor ique de choisir son Premier Ministre, même en dehors de la majori té de la Chambre, d 'ê t re consultée par lui sur les affaires du pays et de lu i faire des remontrances. L a reine Victor ia avait fini par acquérir une si grande expérience des affaires publiques et connaissait si parfaitement les réact ions du pays que ses ministres é ta ien t parfois obligés de s'incliner.

De nos jours cependant le rôle de la Reine est devenu beaucoup plus représentat if que politique. L a Reine est le symbole non seulement de l'Angleterre mais du Commonwealth tout entier. Sa présence est nécessaire à toute cérémonie officielle de quelque importance. El le doit recevoir les souverains ét rangers , les ambas­sadeurs et visiter toutes les parties de son royaume.

On conçoit que cette t âche puisse être écrasante . L 'emploi du temps de la jeune Reine est t rès sévère. El le se lève tô t , quelle que soit l'heure tardive à laquelle ses obligations sociales l'ont amenée à se coucher. Dans sa mat inée elle l i t cinq ou six journaux représen tan t diverses nuances politiques du pays, dicte une cin­quantaine de lettres, répond souvent de sa main pour remercier d'une invitation, signe un nombre imposant de documents officiels et reçoit pendant une heure le comptroller de sa maison, sir F . Brow­ning. L a vie publique de la Reine commence avec le déjeuner qui est suivi de cinq ou six engagements, inaugurations, ventes de chari té , réceptions ou discours qui occupent l 'après-midi . L a présence de la Reine est retenue souvent six mois à l'avance. Parfois cette vie londonienne est coupée par un voyage officiel en Grande-Bretagne ou dans les Etats du Commonwealth. Pour

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la Reine ces déplacements doivent représenter surtout un défilé de personnes avides d 'ê t re présentées. Celles-ci sont toujours reçues avec une grâce égale et récompensées du m ê m e sourire bienveillant. *

Cette vie publique de la Reine la prive de bien des satisfactions dont jouissent les plus pauvres de ses sujets. Jamais Elizabeth II ne peut se promener seule dans la rue et choisir ce qui lui plaît dans les magasins. El le ne peut porter de chapeaux à large bord qui priveraient le public du désir qu' i l a de voir la figure de la souveraine. Les tissus même de ses vê tements , et leur coupe lui sont parfois imposés pour affirmer dans le monde la supériorité de la haute couture de Londres.

Quand la Reine en a le loisir, elle s'efforce de retrouver sa vie privée en fin de journée pour assister au bain de son fils le prince Charles, su rnommé Plum Pudding, et de la princesse Anne, dîner en famille et passer une soirée tranquille en écou tan t les airs de sa collection de disques. Avan t de s'endormir elle l i t , dit-on, un roman policier.

Le train de vie que mène la famille royale, l 'obligation qu'elle a d'entretenir plusieurs palais et châ t eaux et d 'y donner des récep­tions supposent des dépenses considérables. A l'origine le budget du Ro i é ta i t confondu avec celui de l 'E ta t . L a création d'une liste civile séparée remonte à la Restauration. L a reine Victor ia renonça aux revenus héréditaires de la Couronne (de vastes terres dans les comtés de Dorset, Wiltshire, Somersetshire ; toute une rue de Londres, des théâ t res , etc..) en échange d'une pension annuelle de 385.000 livres sterling. E n règle générale l a nouvelle liste civile doit ê tre ratifiée par le Parlement dans les six mois qui suivent la mort du souverain. L a reine Elizabeth H a renoncé officiellement aux revenus de la Couronne pour demander qu ' i l lu i soit fait à la place une pension « Pour l'honneur et la dignité de la Couronne etj pour la Famille Royale ».

' Hors des revenus de la Couronne i l faut citer ceux du duché de Lancaster qui appartient au domaine royal depuis Henri I V . E n 1934 le duché de Lancaster rapportait environ 85.000 livres sterling. L e duché de Cornouailles ne fait pas non plus partie des biens de la Couronne. Ce domaine de 50.000 hectares qui est dans la famille royale depuis l 'époque du célèbre Prince Noir est l'apanage du Prince héritier. Le jeune prince Charles, qui porte dès à présent le titre de duc de Cornouailles, a donc droit aux revenus de cette terre (estimés en 1936 à 106.000 £).

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L a liste civile de George V I s 'élevait à 410.000 £ par an dont 110.000 £ é ta ient affectées à ses dépenses personnelles. Le Roi est

t le seul citoyen britannique qui soit exempté de l ' impôt sur le revenu auquel sont soumis tous les autres membres dé sa famille. L a reine Mary touche une pension annuelle de 70.000 £, le duc de Gloucester reçoit 35.000 £, la Princesse royale 6.000 £, de môme que la princesse Margaret. L a reine Elizabeth avait droit dès l 'âge de onze ans à une petite pension annuelle de 6.000 £ prélevée sur la liste civile du Ro i . Cette allocation fut por tée à 15.000 £ à l 'époque de sa major i té . A u moment de son mariage 165 députés travaillistes vo tè ren t un amendement tendant à supprimer les pensions proposées pour la princesse Elizabeth (40.000 £) et pour le duc d 'Edimbourg (10.000 £). L'amendement fut repoussé et le Parlement vota en supplément une somme de 50.000 £ dest inée à la remise en é t a t de Clarence House, la demeure des futurs époux.

Avan t son mariage, le duc d 'Edimbourg ne disposait que de sa solde de lieutenant. Comme tous les permissionnaires i l touchait en outre trois shillings et six pence quand i l découchai t pour accepter une invitation à Buckingham Palace. L a pension de la reine douairière Elizabeth n'est pas encore connue. I l est probable qu'elle sera égale à celle de la reine Mary, c 'est-à-dire 70.000 £. I l reste encore à fixer la somme que recevra le duc d 'Edimbourg qui aura à faire face à de nouvelles dépenses. Le prince Albert recevait du Parlement une somme annuelle de .30.000 £.

E n regard de ces chiffres i l convient de mentionner les dépenses élevées de la famille royale. L a Reine doit entretenir quatre grands châ teaux . D'abord le palais de Buckingham, avec ses six cents pièces et ses deux cent soixante domestiques, qui fut construit par l'architecte Nash au d é b u t du siècle dernier et coûta à cette époque près d'un demi-million de livres sterling. Ce fut la reine Vic tor ia qui choisit ce palais pour en faire sa résidence royale. Puis vient Windsor où l'on ne dénombre pas moins de cent domes­tiques. L a Reine possède encore la résidence de Sandringham, cons­truite par Edouard V I I dans un domaine de 2.800 hectares qu ' i l avait payé 220.000 £ en 1861. Enfin le châ teau écossais de Balmoral , qui fut acheté par le prince Albert en 1852 en même temps qu'une terre de cinq mille hectares, pour la somme de 31.500 livres sterling. L'entretien annuel de ces quatre résidences est est imé à 22.000 £. Les jardins seuls coûten t près de 9.000 £. Une somme de 4.400 £ est réservée pour les livrées des domestiques. Une garden parly

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à Buckingham revient à près de 3.000 £. C'est à peine si la liste civile suffit à ces dépenses considérables.

Pour faire face au renchérissement continu du coût des choses et aussi pour participer à la politique d 'aus tér i té préconisée par ses ministres, le roi George V I avait déjà considérablement diminué le luxe de son train de vie. Le faste des réceptions données à la cour depuis 1945 est loin d'égaler celui des grands jours d'avant-guerre. Le nombre des gardes d'honneur ou yeomen (qui ne sont pourtant payés qu'une guinée par semaine) a été rédui t de 100 à 70. A u lieu de 40 gentlemen at arms (qui touchent 70 £ par an) la Reine n'en a plus que 27.

Beaucoup de fournisseurs royaux seraient honorés, pour des motifs qui ne sont pas seulement publicitaires, de fournir gratui­tement leurs livraisons à la cour. Le principe de la famille royale a cependant été de toujours payer ses achats. Même les déplacements du train royal sont onéreux. Seuls les voyages sur un bâ t imen t de guerre ou sur un avion de l 'armée de l 'air sont imputés sur le budget de l 'E ta t . De plus quelques minis tères prennent à leur charge certaines catégories de dépenses de la Cour.

Pour administrer sa Maison et le conseiller dans l'organisation de sa vie publique le roi George V I avait un vér i table é ta t -major . Son secrétaire pr ivé, The Right Honorable sir A l a n Lascelles, jouait un rôle de premier plan comme agent de liaison entre le souverain, le gouvernement et les représen tan ts de l'opposition avec lesquels le Roi 'n 'est pas censé avoir de rapports. On ne sait pas encore à qui la jeune Reine confiera ce poste qui est certaine­ment le plus délicat de la cour. El le amène avec elle des conseillers sensiblement plus jeunes que ceux de son père . Une place toute part iculière revient à son comptroller, le général sir Frederick Browning. Champion aux jeux olympiques de 1920, héros de la bataille d 'Arnehm, créateur des troupes aéroportées , mari de Daphné du Maurier, le célèbre auteur de Rebecca, sir Frederick Browning est une figure populaire en Grande-Bretagne. I l s'efforce d'organiser la vie publique d'Elizabeth II en l'adaptant aux nou­velles conditions sociales tout en sauvegardant le meilleur des traditions du passé.

Le rôle du chef du protocole du roi George V I é ta i t tenu par le lord chambellan YEarl of Clarendon qui fixait l ' é t iquet te des cérémonies et choisissait les quatorze gentilshommes chargés d'assister le souverain. L'administration matériel le du Palais est

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dirigée par le Marner of thc Royal Household. L a Cour est un orga­nisme complexe qui comprend un nombreux personnel. Il y a par exemple une place de Conservateur des tableaux royaux qui consti­tuent une dos plus belles collections privées du monde. Certains de ces postes sont presque honorifiques comme celui de poète officiel chargé de commémorer les grands événements du royaume. Ce privilège appartient depuis 1930 au poète John Masefield.

L a reine El izabcth héri te tous les titres de sa Maison. Quand son avènemen t fut proclamé le 9 février dernier dans les iles anglo-normandes elle y fut saluée comme duchesse de Normandie, titre que les rois anglais portent depuis Guillaume le Conquéran t . Les insulaires ont écouté la proclamation puis se sont écriés en français comme le veut la tradition : « Dieu sauve la Reine ! ».

U n problème déclicat est celui du nom que portera la Maison royale. On pouvait se demander si le jeune hérit ier, le prince Charles, garderait le nom de Windsor, ou prendrait celui de son p è r e , M o u n t b a t t e n . Une proclamation du roi George V du 17 juin 1917, stipule en effet que le nom de Windsor « sera por té par le^ R o i , par sa famille et par sa Maison, ainsi que par tous les des­cendants dans la ligne mâle de la reine Victor ia qui sont sujets de ce royaume ». Le nom de Windsor remplaça i t ainsi celui de Saxe-Cobourg. Une ordonnance de la reine Elizabeth vient de décider que le nom serait gardé par ses propres descendants. Le prince Charles, qui sera connu dans l 'Histoire sous le nom de Charles I I I , pe rpé tue ra donc la Maison de Windsor. L 'hér i t ier du t rône porte le titre de duc de Cornouailles en attendant celui de prince de Galles qui date de 1301, époque où fut abolie l'autonomie des Gallois.

L 'ordre de succession au t rône s 'é tabl i t à présent comme suit : le prince Charles, sa sœur la princesse Anne, la princesse Margaret, sœur de la Reine, le duc de Gloucester frère de George V I , enfin ses deux fils Wi l l i am et Richard.

I l reste enfin à la Reine à résoudre un dernier problème de préséance : celui de la position du duc d 'Edimbourg. I l est peu probable qu'elle suive l'exemple de la reine Victor ia , qui fit attendre dix-sèpt ans à Albert le titre de Prince Consort. Déjà Elizabeth II a fait nommer son mari membre de son Conseil privé. L a discrétion dont fait preuve le duc, son tact, la manière franche et ouverte dont i l envisage les problèmes, apportent un peu d'air frais à la vieille tradition royale.

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C'est le duc d 'Edimbourg qui est chargé de présider la com­mission du Couronnement. L a date de cette cérémonie est officielle­ment fixée au 2 juin 1953 et sera le grand jour de la saison de Londres. L a Reine entend donner à son couronnement son sens véri­table. El le veut que ce soit un acte d'union entre la Monarchie et tous les Etats membres du Commonwealth. Nous aurons l'occasion de revenir sur ce sujet.

E n commentant la mort de George V I et l'accession au t rône de la jeune reine Elizabeth II , un hebdomadaire suisse (1) faisait ces réflexions pleines de sens : « A u x Anglais qui furent citoyens du monde, maî t res des mers, conquérants d'un immense empire, i l ne reste que les débris de leur prodigieuse puissance. Ils manquent d'or, ils manquent de vivres, et même du charbon qui fut leur or. Ils manquent sans doute d 'espérance et parfois de courage. I l leur reste pourtant cette meilleure partie d 'eux-mêmes qu'est la Reine... Tout ce qu'ils ne sont pas, tout ce qu'ils ne sont plus, tout ce qu'ils voudraient être, la Reine l'est à leur place... Aucune attitude poli­tique, aucune revendication sociale n'a, pour l'immense majori té du peuple anglais, la priori té sur son attachement à la famille royale. » Cette valeur de symbole que représente la monarchie anglaise fut encore admirablement définie par le lord du Sceau Pr ivé . S'adressant à la Chambre des Lords i l déclara en effet : « L a reconnaissance que la Couronne demeure au-dessus des tempêtes et des tensions de la politique lu i donne une force monumentale qu'elle ne possédait pas auparavant. El le est en fait devenue ce que son nom implique : la Couronne, non seulement de notre propre édifice national, mais de tout le Commonwealth. »

L ' avènemen t d'une Reine jeune, intelligente et active, respectée de tous, a rendu confiance à beaucoup d'Anglais dans l 'avenir de leur pays. Ils pensent que l'Angleterre, au sortir d'une longue crise, va connaî t re la récompense de ses souffrances et de ses pr i ­vations. L'esprit d'aventure, l'esprit des pionniers, qui fit des Anglais les plus hardis navigateurs et colons du monde va renaî t re . Ce que la jeune souveraine symbolise surtout pour son peuple, c'est l'aube d'une nouvelle ère élisabéthaine.

VICTOR DE PANGE.

(1) Hubert Engelhard, Reforme, 16 février 1952.