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RETOUR SUR L'ORDRE CONCURRENTIEL Fabrice Riem De Boeck Supérieur | Revue internationale de droit économique 2013/4 - t. XXVII pages 435 à 450 ISSN 1010-8831 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-internationale-de-droit-economique-2013-4-page-435.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Riem Fabrice, « Retour sur l'ordre concurrentiel », Revue internationale de droit économique, 2013/4 t. XXVII, p. 435-450. DOI : 10.3917/ride.256.0435 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour De Boeck Supérieur. © De Boeck Supérieur. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Cheikh Anta Diop de Dakar - - 196.1.95.248 - 25/04/2014 10h06. © De Boeck Supérieur Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Cheikh Anta Diop de Dakar - - 196.1.95.248 - 25/04/2014 10h06. © De Boeck Supérieur

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Page 1: Retour sur l'ordre concurrentiel

RETOUR SUR L'ORDRE CONCURRENTIEL Fabrice Riem De Boeck Supérieur | Revue internationale de droit économique 2013/4 - t. XXVIIpages 435 à 450

ISSN 1010-8831

Article disponible en ligne à l'adresse:

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-internationale-de-droit-economique-2013-4-page-435.htm

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Pour citer cet article :

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Riem Fabrice, « Retour sur l'ordre concurrentiel »,

Revue internationale de droit économique, 2013/4 t. XXVII, p. 435-450. DOI : 10.3917/ride.256.0435

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Revue Internationale de Droit Économique – 2013 – pp. 435-450 – DOI: 10.3917/ride.256.0435

RETOUR SUR L’ORDRE CONCURRENTIEL

Fabrice RIEM1

1 Détours historiques sur la construction de l’ordre concurrentiel 1.1 La société de marché 1.2 La concurrence, une « organisation étatique »2 L’ordre concurrentiel et l’économie capitaliste 2.1 L’éviction de la concurrence 2.2 L’émancipation vis-à-vis de l’État

« Je ne crois plus aux concepts ! », avait affirmé Antoine Pirovano lorsque l’idée d’organiser un colloque en son honneur sur l’ordre concurrentiel, il y a une dizaine d’années, lui fut présentée2. Étonnante affirmation de la part d’un auteur qui, tout au long de sa carrière, aura manipulé, « déconstruit » les concepts juridiques les plus délicats. Et ce, depuis sa thèse de doctorat consacrée aux notions de fautes civile et pénale3, jusqu’à la théorisation du concept d’ordre concurrentiel4, travaux ayant grandement contribué au rayonnement de l’École de Nice.

À la  réflexion, ce cri du cœur n’était  sans doute qu’une marque d’humilité, peut-être aussi un pied de nez au monde universitaire tant l’homme était friand de mots d’esprit. Il y avait sans doute un peu de tout cela chez cet homme dont l’esprit vif et l’œil rieur restent dans les mémoires de tous ceux qui l’ont rencontré. Et qui s’est intéressé aux questions de droit commercial a nécessairement été interpelé par

1.   Maître de conférences à la Faculté de Bayonne, CDRE (EA 3004), avec la relecture complice de René Poésy.

2.   L. Boy, J.-B. Racine, F. Siiriainen, « L’ordre concurrentiel : essai de définition d’un concept », in L’ordre concurrentiel. Mélanges en l’honneur de Antoine Pirovano, Paris, Éd. Frison-Roche, 2002, p. 23.

3.   A. Pirovano, Faute civile et faute pénale. Essai de contribution à l‘étude des rapports entre la faute des articles 1382-1383 du Code civil et la faute des articles 319-320 du Code pénal, Paris, LGDJ, 1966.

4.   A. Pirovano,  « L’expansion de  l’ordre  concurrentiel  dans  les  pays  de  l’Union  européenne »,  in R. Charvin et A. Guesmi (dir.), L’Algérie en mutation : les instruments du passage à l’économie de marché, Paris, L’Harmattan, 2001.

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ses travaux5, même si, pour reprendre ses mots, il s’y était lui-même intéressé « un peu par hasard et beaucoup par obligation », puisqu’il dut enseigner cette matière dès le début de sa carrière.

Antoine Pirovano, qui jugeait « préoccupante » « l’universalisation de la phi-losophie concurrentielle »6, aurait sans doute eu beaucoup à dire sur la crise que traverse le monde depuis 2007. Celle-ci peut en effet aussi être perçue comme une crise de la rationalité concurrentielle7. On ne peut d’ailleurs que regretter que ses cours qui regorgeaient d’idées stimulantes n’aient pas été publiés. Lorsque nous lui en avions d’ailleurs suggéré l’idée, c’est l’homme de montagne8 qui nous répondit : « J’en parlerai à mes marmottes. » C’est donc vers ses travaux de recherche qu’il faut se tourner pour mesurer ce que le dédicataire de ces lignes aura apporté au droit économique en général et à l’École de Nice en particulier.

La première chose qui frappe l’esprit à la lecture de ses travaux, c’est qu’Antoine Pirovano était un homme de résistance. Il exhortait la doctrine juridique à « résister au discours gestionnaire »9, à « se dresser contre les tentatives de colonisation par l’impérialisme économique »10. Cet appel à la résistance était assez ancien chez lui puisque, dès 1972, dans une étude consacrée à la fonction sociale des droits, il avait montré que la théorie de l’abus de droit devait permettre au juge « d’assouplir le jeu des relations juridiques »11. Il appelait en somme à « exploiter les ressources offertes par la logique juridique en les appliquant aux standards, mais aussi en pui-sant dans les principes généraux du droit, eux-mêmes renouvelés par de nouvelles notions adaptées aux mécanismes concurrentiels »12. Il avait ainsi vu dans l’abus de dépendance économique une notion potentiellement « subversive »13 et espéré qu’elle reçût un meilleur accueil dans la jurisprudence, son faible succès s’expli-quant peut-être justement par ce caractère. Antoine Pirovano était aussi à l’affût de la moindre niche textuelle ou judiciaire permettant de sortir quelque peu du guê-pier de la logique concurrentielle mathématisée par la science économique. Ainsi 

5.   Par ex., A. Pirovano, « La concurrence déloyale en droit  français », RID comp., 1974, p. 467 ; « Introduction critique au droit commercial contemporain », RTD com., 1985, p. 219 ; « La bous-sole de la société. Intérêt commun, intérêt social, intérêt de l‘entreprise ? », D. 1997, chron., p. 189.

6.   A. Pirovano, « Justice étatique, support de l’activité économique. Un exemple :  la régulation de l’ordre concurrentiel », Justices 1995, pp. 15 et s.

7.   A. Orléan, De l’euphorie à la panique : penser la crise financière, Paris, Éd. Rue d’Ulm/Presses de l’École normale supérieure, 2009, p. 27 : « On peut donc dire que le mécanisme de prix n’a pas rempli son rôle régulatoire. Ce sont les forces concurrentielles elles-mêmes qui ont activement poussé à la dégradation de la qualité des prêts. »

8.   A. Pirovano et B. Ranc, 3000 sans frontière Alpes du sud, Éd. Gap, 1997.9.   A. Pirovano, « Justice étatique, support de l’activité économique », op. cit.10.   A. Pirovano, « Droit de la concurrence et progrès social (après la loi NRE du 15 mai 2001) », 

D. 2002, chron., p. 6.11.   A. Pirovano, « La fonction sociale des droits : réflexions sur le destin des théories de Josserand », 

D. 1972, chron. p. 67.12.   A. Pirovano, « Justice étatique, support de l’activité économique », op. cit.13.   A. Pirovano et M. Salah, « L’abus de dépendance économique : une notion subversive ? », LPA

21 et 24 septembre 1990.

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voyait-il avec une malice certaine dans l’article 102 du Traité sur le fonctionnement de  l’Union européenne – qui désigne comme pratique abusive  le  fait d’imposer « des prix d’achat ou de vente ou d’autres conditions de transaction non équi-tables », un « beau sujet de méditation pour économètres en mal de formules »14.

Ces appels à la résistance seront d’autant plus féconds qu’Antoine Pirovano a offert une véritable grille de lecture de ce « monument de complexité » qu’est devenu le droit de la concurrence15, en même temps qu’il en a brossé les traits dominants et pointé les principales contradictions.

La grille de lecture réside dans la formulation d’un double triptyque permet-tant de saisir aisément toutes les difficultés pratiques et théoriques du droit de la concurrence. Antoine Pirovano a ainsi montré que le droit de la concurrence obli-geait à « construire des équilibres savants et fragmentaires entre les trois systèmes de normes suivants : le principe de la liberté concurrentielle théoriquement porteur d’efficience économique, de gain de productivité et de rentabilité ; le principe de la liberté contractuelle, lequel peut être antinomique du principe précédant (ententes, clauses d’exclusivité, discriminations)  ;  le droit de propriété qui  tend à conférer une exclusivité sur une chose, mais surtout, à l’heure du virtuel, du capital sym-bolique dont parle Bourdieu, sur des valeurs immatérielles, la position extrême visant à protéger tout travail intellectuel exploitable à des fins lucratives ». Ce pre-mier triptyque, dont tous les spécialistes du droit de la concurrence connaissent les redoutables articulations, doit lui-même « être éclairé par un autre impliquant l’ar-ticulation de trois logiques difficilement conciliables : économie de la concurrence (théorie économique), droit de la concurrence et politique de la concurrence ». En quelques phrases, l’auteur nous livre un véritable instrument de compréhension et d’analyse de l’ensemble du droit matériel de la concurrence.

Antoine Pirovano aura mis en évidence les principales contradictions du droit de la concurrence16, spécialement la première d’entre elles : « L’idéologie de la concurrence se trouve entachée d’une contradiction qui paraît irréductible. La concurrence, en effet, engendre la concentration17. » Adam Smith, à une époque où le capitalisme restait pourtant un phénomène marginal, mettait déjà en garde contre les monopoles, en montrant que, du point de vue économique, ils dérangent la distribution naturelle du capital de la société et réduisent ainsi la richesse natio-nale. Au plan social, ces monopoles portent atteinte à l’égalité : « Pour favoriser les petits intérêts d’une petite classe d’hommes dans un seul pays, le monopole blesse les intérêts de toutes les autres classes dans ce pays-là, et ceux de tous les

14.   A. Pirovano, « Justice étatique, support de l’activité économique », op. cit.15.   A.  Pirovano,  «  L’expansion  de  l’ordre  concurrentiel  dans  les  pays  de  l’Union  européenne  », 

op. cit., p. 133 : « On pourrait adresser au droit de la concurrence le cri que Faust adresse à Méphisto : avec toi, je suis toujours dans l’incertain ».

16.   Dès  son  article  «  Progrès  économique  ou  progrès  social  (ou  les  contradictions  du  droit  de  la concurrence) », paru au D. 1980, chron., p. 145.

17. Idem.

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hommes dans tous les autres pays18. » La question apparaissait tellement cruciale à Antoine Pirovano qu’il avait écrit que « la soif de “mise en ordre” que Claude Lévi-Strauss a magnifiquement décrite dans La pensée sauvage incline à articuler la qua-si-totalité des questions sur le couple dialectique “concentration-concurrence” qui demeure le phénomène essentiel de notre temps »19. L’antinomie entre concurrence et concentration est la raison majeure de l’inefficience de la concurrence pure et parfaite20 ? Les économistes rejettent alors le modèle comme irréaliste et « estiment que la concurrence doit s’établir à partir de l’oligopole »21.

Alors même  que,  selon  Paul Krugman,  «  les  économistes  ne  disposent  pas de modèle  fiable  décrivant  les  comportements  oligopolistiques  »22, l’idée paraît désormais admise dans la doctrine juridique et économique que le couple concur-rence-concentration pourrait fonctionner sans fard, sans artifice. Du même coup, les constructions très élaborées qui tendent à décrire le marché « comme un agré-gat de concurrence et de monopole »23 ne risquent-elles pas de couvrir un « droit fantoche »24 qui détournerait l’attention de l’adversaire le plus puissant du mar-ché concurrentiel, le capitalisme ? La mutation que connut le capitalisme à la fin du XIXe et au début du XXe siècle et qui se traduisit par une forte concentration du capital et une régression sensible de l’atomicité du marché, apparaît, en effet, quelque peu antinomique tant avec les lois théoriques du marché qu’avec ses lois historiques25.

C’est dire que « l’un des aspects de l’effectivité, très contestée, du droit de la concurrence tiendrait à son caractère religieux, tant il est vrai que, pour calmer les frustrations, l’important n’est pas que la bonne concurrence existe, mais qu’on croie qu’elle existe »26. C’était une manière de dire que le marché relève moins du monde des choses que de celui des constructions imaginaires27. Il s’avère plutôt comme un « répertoire de justifications »28. Et même si ce répertoire est « utilisé par les acteurs dans des sens différents, parfois incompatibles »29, même si « la violence de l’économie produit beaucoup d’incroyants »30, une forme de vérité

18.   Cité par P. Rosanvallon, Le libéralisme économique. Histoire de l’idée de marché, Paris, Seuil, 1979, p. 71.

19.   A. Pirovano, RTD civ. 2005, p. 671.20.   A. Bernard, « Le marché autorégulé, “une idée folle” ? », D. 2009, p. 2289.21.   A. Pirovano, « Progrès économique ou progrès social… », art. préc., p. 145.22.   P. Krugman, La mondialisation n‘est pas coupable, Paris, La Découverte, 2000, p. 208.23.   A. Pirovano, « Progrès économique ou progrès social… », op. cit., p. 145.24.   A. Bernard, « Le marché autorégulé, “une idée folle” ? », op. cit.25. S. Walery, « Capitalisme et marché à la Renaissance », L’Économie politique, 2006/2, p. 108.26.   A. Pirovano, « Justice étatique, support de l’activité économique… », op. cit.27.   Cf. A. Bernard, « La guerre des farines », in F. Collart Dutilleul et F. Riem (dir.), Droits fonda-

mentaux, ordre public et libertés économiques, coll. Colloques et essais, Paris, LGDJ, Fondation Varenne, 2013, p. 153.

28. N. Jabko, L‘Europe par le marché. Histoire d‘une stratégie improbable, Paris, Presses de Sciences Po, 2009, p. 21.

29. Idem.30.   A. Pirovano, « Justice étatique, support de l’activité économique… », op. cit.

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nouvelle – un « catéchisme à vocation performative »31 – a pris corps au fur et à mesure qu’elle s’est incarnée dans des institutions sociales orientées par ce nou-veau paradigme.

L’hommage que nous voudrions rendre à Antoine Pirovano prendra la forme de circonvolutions autour de deux des principales idées qu’il aura essaimées, tant dans ses travaux de recherche que dans le cadre de discussions plus intimes : l’ordre concurrentiel est un ordre construit qui entretient des liens sulfureux avec le phénomène de la concentration du pouvoir économique. Ce retour sur l’ordre concurrentiel imposera quelques détours historiques sur sa construction (1) et sur ses liens avec l’économie capitaliste (2).

1 DÉTOURS HISTORIQUES SUR LA CONSTRUCTION DE L’ORDRE CONCURRENTIEL

Le droit de la concurrence « s’insère dans un système de régulation sociale plus vaste que ce droit lui-même, l’ordre concurrentiel. Cet ordre participe à la transfor-mation de l’économie de marché en société de marché puisqu’il vise à “marchandi-ser” la plus grande part des activités humaines32. » L’observation de la manière par laquelle la société de marché est advenue (1.1), explique pourquoi la concurrence doit être perçue comme une « organisation étatique » (1.2).

1.1 La société de marché

Hayek l’avait affirmé, « l’ordre du marché est probablement le seul ordre global qui s’étende sur le champ entier de la société humaine ». Y compris le dimanche, devait ajouter Antoine Pirovano33. Analyser toute activité humaine à partir du mar-ché revient à voir ce dernier comme un ordre naturel a-historique. Or, contraire-ment aux thèses libérales, celle d’Hayek par exemple, Karl Polanyi a montré que le marché n’était pas un ordre spontané, mais un ordre construit en étroite symbiose avec l’ordre politique et étatique. Ainsi, lorsque l’État étend la ponction fiscale au monde rural,  il  impose aux paysans de produire pour le marché afin de disposer du numéraire nécessaire au paiement de cet impôt. Sauf à de rares périodes de l’histoire, comme en Europe au XIXe siècle, il n’existe pas de « société de mar-ché », mais de simples enclaves marchandes34. Le reste des échanges – l’essentiel

31.   P. Hassenteufel, « De la comparaison internationale à la comparaison transnationale. Les dépla-cements de la construction d’objets comparatifs en matière de politiques publiques », RF sc. pol. février 2005, vol. 55, n° 1, p. 127.

32.   A. Pirovano, « L’expansion de l’ordre concurrentiel dans les pays de l’Union européenne », op. cit.33.   « Justice étatique, support de l’activité économique… », op. cit.34.   Cf. M. Henochsberg, La place du marché, Paris, Denoël, 2001.

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en volume de l’économie – relève d’autres systèmes, le don et le contre-don35 ou la redistribution domestique. En effet, dans toutes les sociétés humaines, sauf dans la société de marché, l’économie se trouve « encastrée » dans les relations sociales. Autrement dit, les relations entre les hommes l’emportent sur la relation entre l’homme et la chose36. Dans l’économie de marché autorégulé, cette relation hiérarchique s’inverse. L’économie avec des marchés, comme l’économie féodale par exemple, devient une économie de marché.

Cette mutation suppose que trois catégories de biens deviennent des marchan-dises : « le travail, la terre et l’argent sont des éléments essentiels de l’industrie ; ils doivent eux aussi être organisés en marché ; ces marchés forment en fait une partie absolument essentielle du système économique. Mais il est évident que tra-vail, terre et monnaie ne sont pas des marchandises ; en ce qui les concerne, le postulat selon lequel tout ce qui est acheté et vendu doit avoir été produit pour la vente est carrément faux37. » Considérer le travail, la terre et la monnaie comme des marchandises est une fiction puisque ces derniers sont des « conditions » et non des « produits » de l’activité économique38. « Mais c’est une fiction nécessaire à l’avènement du capitalisme » et cette fiction « ne pouvait être instituée que par le droit »39.

Lorsque les éléments essentiels à la vie humaine, voire la vie elle-même, se transforment  en marchandises fictives,  alors  la  société  devient  une  «  société  de marché ». L’économie n’est plus encastrée dans la vie sociale. C’est la société qui se trouve encastrée dans sa propre économie. Dès lors, tous les problèmes sociaux deviennent des problèmes économiques.

La loi du 14 juin 2013 sur la sécurisation de l’emploi40 en offre un bon exemple. L’inefficacité économique du droit antérieur l’aurait empêché d’assurer sa mission protectrice de l’emploi41. Aussi le texte cherche-t-il à supprimer tous les freins à la modification ou  au dénouement du  contrat  de  travail,  afin de «  constituer  un droit, non pas des relations de travail […] mais un véritable droit du marché du travail : un droit de l’offre et de la demande de travail »42. C’est l’ère du « tra-vailleur mutant », dont parlait Antoine Pirovano, ce travailleur « que l’on tend de plus en plus à considérer comme un opérateur économique, une micro-entreprise, une particule élémentaire contractante plus exposé, en conséquence, à l’application

35. M. Mauss, Essai sur le don. Forme et raison de l‘échange dans les sociétés archaïques, coll. Quadrige Grands textes, Paris, PUF, 2007.

36.   Voir la préface de Louis Dumont à l‘ouvrage de Karl Polanyi.37.   K. Polanyi, La grande transformation, Paris, Gallimard, 1983, p. 107.38.   Cf. A. Supiot, Le droit du travail, 5e éd., Que sais-je ?, Paris, PUF, 2011, p. 12.39. Idem.40. Loi n° 2013-504 du 14 juin 2013 relative à la sécurisation de l’emploi.41. T. Sachs, « Vers un droit du marché du travail », Semaine sociale Lamy, 28 janvier 2013, n° 1659,

p. 11.42. Ibid., p. 9.

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d’une pure logique concurrentielle qu’il ne l’était à l’époque du salariat canonique relevant d’un certain ordre public social »43.

K. Polanyi qualifiait  d’«  économisme »  cette  tendance à poser que  tous  les problèmes sociaux sont des problèmes économiques. « Le sophisme sur lequel repose la science économique consiste dans l’affirmation […] que le seul moyen de pourvoir à la satisfaction des besoins matériels est […] d’identifier l’économie substantielle [la nécessité sociale de produire et distribuer les moyens matériels de  satisfaire  les besoins]  à  l’économie  formelle,  autrement dit  au marché,  et  de poser en conséquence que le marché est la seule forme économique concevable44. » Mais, dès lors que le marché autorégulé devient une institution, qu’il s’inscrit dans les faits et se propage dans les consciences, la confusion devient inévitable45. Confusion d’autant plus inévitable que l’État et son droit font du marché une poli-tique publique.

1.2 La concurrence, une « organisation étatique »

Poursuivons brièvement avec l’analyse de Polanyi : « Le marché a été la consé-quence d’une intervention consciente et souvent violente de l’État, qui a imposé l’organisation du marché à  la société pour des fins non économiques46. » Alexis de Tocqueville avait bien compris que la « société de commerçants » ne se déve-loppe qu’accompagnée d’une croissance bureaucratique et réglementaire massive et continue47. Cette évolution ne se limite pas au secteur public, mais s’étend au secteur privé où l’on constate depuis longtemps la montée de la technocratie48. Produire  et  vendre  de  plus  en  plus  de  marchandises,  gérer  les  effets  multiples de cette logique sur la société supposent un appareil considérable de régulation. Loin de constituer un recul de la société de marché, cette croissance de l’appareil bureaucratique constitue une condition même de l’économie de marché dans une société développée.

Aussi,  «  l’idée  la  plus  fausse  des  derniers  libéraux »  était-elle  de  croire  en «  l’existence  de  sphères  d’action  “naturelles”,  de  régions  sociales  de  non-droit 

43.   A. Pirovano,  « Droit  de  la  concurrence  et  progrès  social  après  la  loi NRE du 15 mai  2001 », op. cit., p. 62.

44.   A. Caillé, « Présentation », in Avec Karl Polanyi, contre la société du tout-marchand, Revue du Mauss, 2007/1, n° 29, p. 7.

45.   A. Caillé écrit que « dès lors que le marché se constitue dans la réalité comme un système auto-nome, autorégulé, apparemment indépendant de toute considération sociale et politique, cette croyance qu’il n’est d’économie que marchande devient littéralement irrésistible », ibid., p. 13.

46.   K. Polanyi, La grande transformation, op. cit., p. 321.47. Ch. Laval, « Mort et résurrection du capitalisme libéral », in Avec Karl Polanyi, contre la société

du tout-marchand, op. cit., p. 227.48.   B. Hibou en fournit une démonstration éclairante, La bureaucratisation du monde à l’ère néolibé-

rale, Paris, La Découverte, 2012.

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comme le serait, à leurs yeux, l’économie de marché »49. La dogmatique libérale s’est ainsi progressivement « détachée au XIXe siècle des pratiques réelles des gouvernements. Pendant que les libéraux discutaient sentencieusement de l’éten-due du laisser-faire et de la liste des droits naturels, la réalité politique était celle de l’invention des lois, d’institutions, de normes de toutes sortes indispensables à la vie économique moderne50. »

En 1938, les partisans d’un libéralisme rénové s’étaient d’ailleurs réunis à Paris51 en réaction non pas seulement contre Keynes et  le New Deal, mais aussi contre le « laisser fairisme » libéral. Ce dernier aurait échoué et provoqué la crise de 1929. Le néo-libéralisme sera beaucoup plus « organisateur »52. Le marché ne se conçoit plus sans l’État. Mais surtout, et dans sa forme allemande, l’ordo-libé-ralisme, il propose d’instituer une réalité la plus conforme au modèle formel de l’ordre concurrentiel, d’intervenir pour que la société tout entière se conforme à l’économie de marché. En d’autres termes, il faut délibérément construire une société de marché par la voie de la législation.

Il faut insister sur le caractère « foncièrement antinaturaliste »53 de cette conception de la concurrence. « L’ordre de concurrence » (Wettbewerbsordnung) « doit être constitué et réglé par une politique “ordonnatrice” ou de “mise en ordre” (Ordnungspolitik) »54. La politique ordo-libérale est ainsi « tout entière suspendue à une décision constituante : il s’agit littéralement d’institutionnaliser l’économie de marché dans la forme d’une “constitution économique”, elle-même partie inté-grante du droit constitutionnel positif de l’État »55. C’est en ce sens que l’ordre concurrentiel était apparu à Antoine Pirovano comme « le droit constitutionnel du marché » qui « subvertit les ordres constitutionnels nationaux », lesquels ont voca-tion à « passer à la moulinette de l’exigence concurrentielle »56.

La concurrence devient alors une « organisation étatique »57 et « la rationalité du marché pénètre au cœur même de la souveraineté étatique »58. « Elle en sape les

49.   P. Dardot et Ch. Laval, La nouvelle raison du monde. Essai sur la société néolibérale, Paris, La Découverte, 2010, p. 168.

50. Idem (nous soulignons).51. Le colloque Lippmann, Paris, Librairie de Médicis, 1939 ; S. Audier, Aux origines du néo-libéra-

lisme : le colloque Walter Lippmann, Lormont, Éditions du Bord de l’eau, 2008.52. Cf. Ch. Laval, « Mort et résurrection du capitalisme libéral », op. cit., p. 393 ; M. Foucault, Nais-

sance de la biopolitique. Cours au Collège de France, 1978-1979, Paris, Seuil/Gallimard, 2004, pp. 135 et s.

53.   P. Dardot et Ch. Laval, La nouvelle raison du monde. Essai sur la société néolibérale, op. cit., p. 197.

54. Ibid., p. 188.55. Ibid., p. 198 ; J. Drexl, « La constitution économique européenne – L’actualité du modèle ordo-

libéral », RIDE, 2011, pp. 419 et s.56.   A. Pirovano, « L’expansion de l’ordre concurrentiel dans les pays de l’Union européenne », op. cit.57. L’expression, que l’on doit à L. Miksch, de l’École ordo-libérale, est rapportée par Y. Steiner et

B. Walpen, « L’apport de l’ordo-libéralisme au renouveau libéral, puis son éclipse », Carnets de bord, sept. 2006, n° 11, p. 95.

58.   A. Pirovano, « L’expansion de l’ordre concurrentiel dans les pays de l’Union européenne », op. cit.

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fondements », poursuivait Antoine Pirovano, comme l’illustre la doctrine du New Public Management selon laquelle les États doivent être soumis aux mêmes règles de fonctionnement que les entreprises agissant sur des marchés concurrentiels59. Le combat ne porte plus alors sur la légitimité de l’action étatique, mais sur ses objectifs et ses principes. Certains entravent le fonctionnement de la concurrence, d’autres le favorisent. L’exemple européen montre bien que le marché ne résulte pas d’une spontanéité naturelle, mais que des décisions politiques délibérées en constituent le fondement.

Le  néo-libéralisme  allemand  occupe  toutefois  une  place  spécifique  au  sein des courants néolibéraux. Son originalité réside dans la lutte contre les concen-trations, les cartels étant vus comme un des facteurs de la montée du nazisme. Wilhelm Röpke, de l’École de Fribourg, écrit par exemple que « l’imprégnation capitaliste de toutes les parties de notre vie sociale est une malédiction dont il faut se délivrer »60. Walter Eucken concluait de son côté aux « bienfaits d’un inter-ventionnisme consistant à organiser des actions systématiques contre les intérêts des groupes qui désorganisent l’ordre du marché »61. C’est ainsi que l’Allemagne développera un tissu dense de petites et moyennes entreprises et que l’ambition des premiers droits de la concurrence sera de protéger la structure du marché par la dispersion du pouvoir économique62. Mais si l’ordo-libéralisme est l’une des sources d’inspiration du droit européen, « ce dernier aspect de la doctrine passera à la trappe »63. Les concentrations d’entreprises jouissent d’un traitement favorable. Avec la concentration du pouvoir économique, la logique du marché n’est plus la seule à l’œuvre. Elle doit compter avec celle d’un « contre-marché » qui cherche « à se débarrasser des règles du marché traditionnel »64.

2 L’ORDRE CONCURRENTIEL ET L’ÉCONOMIE CAPITALISTE

L’économie de marché ne règne pas de façon exclusive65. Elle est attaquée par le bas (toute la part énorme de l’économie domestique échappe à l’économie de

59.   Cf. Y. Poirmeur, « Théories de la concurrence et conceptions de l’État », Colloque de Tunis du 12 avril 2013, à paraître. L’auteur écrit que cette doctrine préconise « la structuration de l’État en quasi-marchés internes sur lesquels sont mis en concurrence les services et son pilotage par fixation d’objectifs, mesures de résultats et correction de la politique ». Les récentes réformes de l’Université en fournissent une illustration.

60.   Cité par A. Bernard, « Le marché autorégulé, “une idée folle” ? », op. cit.61. Y. Steiner et B. Walpen, « L’apport de l’ordo-libéralisme au renouveau libéral, puis son éclipse »,

op. cit., p. 95.62. Sherman Act de 1890 aux États-Unis, Antimonopoly Act de 1947 au Japon.63.   A. Bernard, « Le marché autorégulé, “une idée folle” ? », op. cit.64. F. Braudel, La dynamique du capitalisme, Champs histoire, Paris, Flammarion, 2008, p. 56.65. F. Braudel, Civilisation matérielle, économie et capitalisme, XVe-XVIIIe siècle,  Paris, Armand 

Colin,  1979,  Le  Livre  de  Poche,  1993,  particulièrement  le  tome  2  de  l‘ouvrage, Les jeux de l‘échange, pp. 263 et s. et 441 et s.

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marché) et par  le haut, car  le marché peut être tourné ou faussé et  les prix fixés arbitrairement par des monopoles de fait ou de droit. Économie de marché et éco-nomie capitaliste se distinguent l’une de l’autre. Si l’économie de marché est « la condition préalable indispensable »66 de l’économie capitaliste, cette dernière la « manœuvre d’en haut »67, les grands groupes parvenant à échapper à l’essentiel de la concurrence (2.1). Un constat analogue peut être fait à propos de l’État : c’est lui qui fournit les instruments juridiques du fonctionnement du capitalisme, mais progressivement, le monde de l’entreprise gigantesque s’en émancipe (2.2).

2.1 L’éviction de la concurrence

Si l’activité commerciale suppose toujours l’usage du capital – ne serait-ce que la somme nécessaire à l’achat des marchandises –, celle-ci change de nature avec l’intensité de la concentration en argent nécessaire à son exercice. L’économie à capitalisme réduit – le boutiquier ou l’artisan, les échanges quotidiens du mar-ché – est une économie du tête-à-tête où s’insère tout au plus un intermédiaire entre le producteur et le consommateur, sous le regard du public. Dans l’organisation des marchés héritée de l’expansion médiévale, « l’exercice de la concurrence était étroitement encadré par une multitude de règlements administratifs ou corporatifs, qui représentaient autant de contraintes pesant sur les profits et l’accumulation »68. Cette réglementation, qui visait à garantir l’égalité des vendeurs, à protéger les intérêts des acheteurs et à éviter les fraudes, « débouchait concrètement sur une concurrence très organisée et d’un degré relativement limité »69. Les pouvoirs publics s’efforçaient ainsi « d’assurer le caractère public des transactions commer-ciales » comme condition de la loyauté de la concurrence70.

Au-dessus de ce marché « public » (public market) se développe un « contre-marché » (private market) qui cherche à se débarrasser des règles contraignantes à l’excès du marché traditionnel71. Les transactions se déroulent très différem-ment. L’achat des récoltes sur pied en fournit un bon exemple. Le marchand rencontre directement le producteur à qui il achète toute la production, souvent à l’avance. D’un marché collectif, on passe à une transaction individuelle dont les termes dépendent du rapport de force existant entre les parties. Bien sûr, « il

66. F. Braudel, La dynamique du capitalisme, op. cit., p. 44.67. Ibid., p. 45.68. S. Walery, « Capitalisme et marché à la Renaissance », op. cit., p. 97.69. Idem. L’auteur observe ainsi  (p. 99) que «  si  les  lois historiques  du marché “en vigueur” à  la 

Renaissance définissaient une organisation concrète des marchés bien peu conforme à l’idéal wa-lrassien » (nous soulignons), « les efforts déployés par les hommes d’affaires pour s’en affranchir ne visaient aucunement à promouvoir cet idéal », le respect des lois théoriques de la concurrence pure et parfaite étant « tout aussi incompatible avec l’accumulation que ne l’auraient été celui des lois historiques ».

70. Idem.71. F. Braudel, La dynamique du capitalisme, op. cit., p. 56.

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s’agit d’échanges inégaux où la concurrence – loi essentielle de l’économie dite de marché – a peu de place »72. Car le marchand dispose de deux avantages par rap-port au producteur. D’une part, il coupe la relation entre le producteur et le client et s’assure le monopole de l’information : seul le marchand dispose des informations fournies par le marché ; d’autre part, il amène l’argent comptant. Information et capital se renforcent mutuellement. C’est dans l’allongement des chaînes de tran-saction73 – qui échappent aux règles du marché, à son contrôle – que le processus capitaliste émerge.

Antoine  Pirovano  avait  souligné  «  les  impasses  auxquelles  conduit  l’éco-nomie de marché dans sa phase de concurrence monopolistique »74. Marché et contre-marché obéissent en effet à des logiques incompatibles. Les soumettre à des règles identiques ne peut conduire qu’à des situations intenables. L’exemple des filières agricoles montre bien les conséquences de ces « échanges inégaux » sur la concurrence et sur le raisonnement des autorités de concurrence. Ces der-nières ne manifestent pas d’hostilité de principe à l’égard de la puissance d’achat, l’analyse économique affirmant qu’elle doit, en théorie, conduire à une baisse des prix75. Mais lorsque ces mêmes autorités sont saisies pour avis sur l’organisation d’une filière particulière,  elles  constatent que  la  concentration de  la distribution produit des effets pervers, non seulement sur les producteurs, mais sur l’efficacité économique de  la filière  tout  entière. Dans un avis  relatif  à  l’organisation de  la filière fruits et légumes76, le Conseil de la concurrence avait estimé que « la fragili-sation du secteur amont via le pouvoir de marché proche de l’oligopsone de l’aval (était)  susceptible, à moyen  terme, d’entraîner une  réduction de  l’offre ou de sa diversité, nuisible au bien-être collectif »77. Il ajoutait qu’en « s’octroyant une très forte part du profit de  la chaîne économique,  les distributeurs pourraient  réduire la part de leurs fournisseurs jusqu’à limiter les investissements amont en deçà du niveau nécessaire au bon fonctionnement de  la filière. Dans ce cadre, équilibrer les relations commerciales peut contribuer à assurer l’efficacité économique et à augmenter le surplus global78. » Antoine Pirovano avait montré que la logique concurrentielle  ne  pouvait,  «  notamment  dans  les  domaines  où  les  conflits  sont d’une particulière acuité, s’abstraire des exigences de l’équité contractuelle pour

72. Ibid., p. 57.73.   Ces chaînes commerciales longues et sophistiquées seront efficaces : elles assurent le ravitaille-

ment nécessaire aux armées et aux villes.74.   Cf. A. Pirovano, « Progrès économique ou progrès social… », op. cit., p. 152.75. C’est ainsi que la Commission européenne a pu autoriser la constitution d’un quasi-monopole sur

un marché amont d’approvisionnement en contrepartie d’engagements visant à éviter tout risque de forclusion à l’aval. Cf. Comm. CE 17 décembre 2008, Friesland Foods/Campina, RLC 2-2009, p. 138, obs. S. Martin.

76.   Avis n° 08-A-07 du 7 mai 2008 relatif à l’organisation économique de la filière fruits et légumes.77.   Point 43.78.   Point 44, souligné par nous. Le Conseil de la concurrence est parvenu à des conclusions analogues 

dans un avis n° 09-A-48 du 2 octobre 2009 relatif au fonctionnement du secteur laitier.

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la raison que le marché repose sur cet instrument juridique qu’est le contrat »79. Pour faire face à la puissance d’achat, la solution aurait pu consister à activer le concept d’abus de dépendance économique inscrit dans l’article L. 420-2 du Code de commerce. Le Conseil de la concurrence a préféré encourager les producteurs à se regrouper eux-mêmes et à échanger certaines informations afin de renforcer leur pouvoir de négociation. Pour tenter de limiter les effets délétères de la concentra-tion de la grande distribution, le droit de la concurrence prend des allures de « droit de la non-concurrence »80.

Quelles sont les causes du succès de cette forme économique qu’est le proces-sus capitaliste ? Certaines sont d’ordre économique. Le grand négociant ne s’est jamais limité à une seule activité81 et le monde constitue son espace de manœuvre, ce qui lui permet d’échapper aux surveillances ordinaires et de générer de très importants  bénéfices  ouvrant  la  voie  à  l’accumulation  du  capital.  Ensuite,  la concentration et le recours au crédit (en particulier sous la forme d’achat à terme) permettent « d’atteindre la masse critique nécessaire pour contrôler l’ensemble d’un domaine d’activité » et, « par la dépendance des producteurs, de garantir la pérennité de ce contrôle »82.

Il existe aussi des facteurs d’ordre social à la réussite de l’économie capitaliste, la collaboration de l’État dont, finalement, les entreprises les plus puissantes par-viennent à s’émanciper.

2.2 L’émancipation vis-à-vis de l’État

L’État et l’économie « sont indissolublement liés et ils ne sont que les deux aspects, les deux faces, d’une seule et même évolution historique »83. La formation de l’État est en effet « intimement liée à l’apparition et à l’essor d’une rationalité écono-mique précise, celle du capitalisme libéral »84. Aussi, les grands choix économiques restent-ils des choix de l’État : déréglementation, libéralisation, privatisations ou nationalisations sous différentes formes, création d’une monnaie unique, indépen-dance de la banque centrale.

79.   A. Pirovano, « Logique concurrentielle et logique contractuelle. À propos du règlement européen relatif à la distribution des véhicules automobiles », in G. J. Martin (dir.), Les transformations de la régulation juridique, Paris, LGDJ, 1998, p. 295.

80.   A. Pirovano, « Justice étatique, support de l’activité économique », op. cit.81. F. Braudel, La dynamique du capitalisme, op. cit., p. 63 : « Il est marchand, bien sûr, mais jamais

dans une seule branche, et il est tout aussi bien, selon les occasions, armateur, assureur, prêteur, emprunteur, financier, banquier ou même entrepreneur industriel ou exploitant agricole », si bien que « le capitalisme est d’essence conjoncturelle » (p. 65).

82. S. Walery, « Capitalisme et marché à la Renaissance », op. cit., p. 100.83.   O. Hintze, Féodalité, capitalisme et État moderne, Paris, Éditions de la Maison des sciences de 

l‘homme, 1991, p. 290, cité par A. Bernard, « Le marché autorégulé, “une idée folle” », op. cit.84. M. Salah, « Mondialisation et souveraineté de l’État », JDI 1996, p. 614.

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Retour sur l’ordre concurrentiel 447

Les États continuent à l’évidence à jouer un rôle, mais ils le font en « donnant leur caution à la politique qui les dépossède »85. La « mondialisation » a ainsi été encouragée par les États. Mais, en retour, les contraintes de la mondialisation font que l’État, même dans des domaines qui relèvent historiquement de sa souverai-neté, ne peut plus exercer des compétences pleines et exclusives. Son « emprise sur le réel se relâche » et il doit « renoncer à sa qualité de souverain pour se transformer en simple agent du processus de mondialisation »86. Parmi les domaines significa-tifs du fléchissement de la souveraineté étatique, figurent celui du contrôle des flux monétaires et financiers et celui des politiques fiscales, exemples que « l’actualité oblige à privilégier », observait déjà Antoine Pirovano en 200187. L’auteur voyait en effet, dans l’abandon de la souveraineté monétaire au profit de la Banque cen-trale européenne, une « révolution en grande partie dictée par le souci d’égaliser les conditions de concurrence en se prémunissant contre tous les phénomènes de dis-torsion qu’induisaient dans la période passée les dévaluations compétitives »88. Il constatait ensuite que cet événement marquait « l’amorce d’une course en avant qui devait conduire à remettre en cause d’autres souverainetés. Dès lors qu’il n’existe plus de possibilité de recourir à la manipulation monétaire pour fausser le jeu de la concurrence, les pays s’engageront dans une concurrence et des manipulations fis-cales dont le coût serait plus élevé que celui de la concurrence par les changes89. »

Reprenons brièvement ces différents exemples.

Contrôler la monnaie était un élément central de la souveraineté. Or l’Europe interdit tout financement monétaire des déficits publics et n’autorise que les finan-cements obligataires. Les États ne peuvent pas emprunter auprès de la banque centrale, mais seulement sur  le marché. Par ailleurs,  l’article 63 du Traité sur  le fonctionnement  de  l’Union  européenne  dispose  que  les  restrictions  aux mouve-ments de capitaux sont interdites, non seulement entre les États membres, mais également vis-à-vis des pays tiers. Alors que le Brésil ou la Corée peuvent se proté-ger contre les afflux de dollars, l’Europe a gravé son impuissance dans le marbre du Traité. Enfin, la Banque centrale européenne se voit attribuer une mission unique, lutter contre l’inflation, et les États sont bridés dans leur politique budgétaire par un pacte de stabilité. Autrement dit, avec l’euro, nous avons inventé une monnaie sans souveraineté. Alors même que l’Europe aurait été indispensable pour protéger les pays européens dans un monde en guerre économique, l’euro les dépouille d’une arme politique majeure, la monnaie.

En cherchant à s’octroyer de nouvelles marges de manœuvre en se donnant la liberté d’emprunter à bas coût, les États se sont, en outre, mis sous la dépendance

85.   P. Bourdieu, Contre-feux 2, Paris, Raisons d’agir, 2001, p. 10.86. M. Salah, « Mondialisation et souveraineté de l’État », op. cit., p. 620.87.   « L’expansion de l’ordre concurrentiel dans les pays de l’Union européenne », op. cit., p. 141.88. Idem.89. Idem.

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Retour sur l’ordre concurrentiel 448

des fournisseurs internationaux de capitaux90. Du fait de l’interdépendance entre les différents marchés, tout écart de réglementation entre deux places internatio-nales engendre immédiatement des mouvements de capitaux. Le rapport du Conseil d’État pour 2001 note ainsi que « dans un contexte de concurrence internationale accrue entre places financières, la capacité de définir un corpus de normes accepté par les acteurs constitue un avantage concurrentiel déterminant pour la crédibi-lité d’une place boursière ou d’un marché »91. Les droits nationaux sont ainsi pris « dans la dynamique du marché »92 et la formulation de la règle est abandonnée à des « experts »93.

Paradoxalement, la crise financière s’est traduite par un accroissement du pou-voir de contrôle du marché financier sur la politique des États. Du fait de la pres-sion exercée sur le crédit auquel les États doivent recourir et du jeu spéculatif sur les monnaies qui en résulte, c’est le marché financier – et, au premier chef, l’un de ses principaux acteurs, les agences de notation – qui tend à fixer aux États les orientations de leurs politiques publiques94.

Dans le domaine des politiques fiscales, la circulation des capitaux, quasiment libérée de toute entrave, accroît les moyens de pression des grandes entreprises sur les autorités publiques afin d’obtenir des privilèges fiscaux. Les grandes entreprises échappent aussi à l’État parce qu’elles échappent à l’impôt. En éclatant de façon habile la géographie de leurs activités95, les entreprises rendent les politiques fis-cales nationales de moins en moins opératoires. L’exemple des « prix de transfert » en atteste.

Les prix de transfert sont les prix qu’établissent des multinationales pour les livraisons à leurs filiales étrangères. Une société située en France a intérêt à payer bien au-dessus de sa valeur un bien qu’elle achète à une filiale située dans un pays peu imposé. « Plus de profits seront localisés dans cette filiale, ce qui ne gêne pas le capital dominant »96, mais peut heurter les intérêts des actionnaires minoritaires, posant ainsi la question redoutable de savoir ce qui doit constituer la « boussole de la société »97. La multiplication des transactions intra-groupe est telle « que

90.   S. Guex, « La politique des caisses vides. État, finances publiques et mondialisation », Actes de la recherche en sciences sociales, 1/2003, p. 54, n° 146-147 : « la dette resserre l’emprise du capital sur l’État et rend celui-ci inféodé politiquement à la classe des banquiers, des investisseurs ».

91. Rapport du Conseil d’État pour 2001, p. 268 (nous soulignons).92. M. Salah, « La mise en concurrence des systèmes juridiques nationaux », RIDE, 2001, p. 251.93.   Cf. A. Bernard et F. Riem, « Les régulations financières », in L. Boy, J.-B. Racine, J.-J. Sueur (dir.), 

Pluralisme juridique et effectivité du droit économique, Bruxelles, Larcier, 2011, pp. 121-163.94. Cf. B. Bernardi, « État, marché et société civile », Regards sur l’actualité, juin-juillet 2010,

n° 362, p. 12.95.   Le plus souvent avec la complicité des pouvoirs publics, comme l’illustrent les paradis fiscaux 

qui constituent « la forme la plus visible et la plus exacerbée que prend la concurrence fiscale » ; S. Guex, « La politique des caisses vides. État, finances publiques et mondialisation », op. cit., p. 61.

96.   G. Farjat, Pour un droit économique, coll. Les voies du droit, Paris, PUF, 2004, p. 90.97.   A. Pirovano, « La boussole de la société. Intérêt commun, intérêt social, intérêt de l’entreprise ? », op. cit.

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Retour sur l’ordre concurrentiel 449

l’on peut douter même, parfois, de leur réalité économique »98. Ces transactions ne visent d’ailleurs pas un objectif exclusivement fiscal. Elles permettent à la société transnationale de réduire certains coûts afin d’en retirer un avantage concurrentiel. Alors que la moitié environ du commerce mondial serait aujourd’hui un commerce intra-groupe99,  il  devient  difficile  de  croire  que  les  relations  économiques mon-diales sont gouvernées par la concurrence.

On imagine sans peine les difficultés pratiques qui surgissent lorsqu’il s’agit d’estimer, à des fins fiscales, le prix de ces transactions intra-groupes. L’approche adoptée par les pays de l’OCDE consiste à essayer d’injecter de la concurrence dans ces organisations. Le procédé repose sur le « principe de pleine concur-rence ». Il consiste à comparer les prix pratiqués par des sociétés associées et ceux qui l’auraient été, sur le marché, entre des entreprises indépendantes. Il est attendu de ces sociétés qu’elles se comportent comme si elles agissaient de façon indépen-dante sur le marché.

Pourquoi  cette  méthode  ?  En  raison,  selon  l’OCDE,  des  «  difficultés  que présenterait l’élaboration d’un accord international » en la matière100. Si la tâche s’avérait effectivement ardue101, le « principe de pleine concurrence » participe de l’idée qu’il existerait une valeur objective qui pourrait être découverte grâce au processus concurrentiel. Cette « rationalité de la valeur » qui prétend « objectiver » les relations économiques102 peine à emporter la conviction : l’interprétation du principe de pleine concurrence varie selon les différentes administrations fiscales et les entreprises retiennent leur propre interprétation, « chacun ayant sa propre religion concernant la vérité des prix »103. La plus grande incertitude régnant lors de la détermination de cette valeur « objective », les prix de transfert sont finalement négociés avec les administrations fiscales. Cette contradiction entre  la recherche d’une valeur « objective » et la diversité des interprétations possibles trouve une explication dans le fait que « la valeur n’est pas dans les objets ; elle est une pro-duction collective ; elle a la nature d’une institution »104.

L’exemple des flux monétaires et financiers et celui des politiques fiscales sont révélateurs du passage d’une logique de gouvernement à une logique de gouver-nance. L’ordre public suppose un organe central imposant sa volonté, un gouverne-ment. Avec l’ordre concurrentiel, « système de régulation sociale plus vaste » que 

98.   G. Giraud, « L’épouvantail du protectionnisme », Projet 2011, p. 84, n° 820 : « Pourquoi faut-il, par exemple, huit transactions commerciales pour importer des bananes d’Amérique centrale en Europe ? ».

99. E. Barthel, Les prix de transfert, thèse dactylographiée Bayonne, 2012.100. Rapporté par E. Barthel, ibid., p. 106. 101. Il faudrait un accord sur la composition du groupe que l’on cherche à assujettir à l’impôt, la façon

de  déterminer  l’assiette  taxable,  la  formule  de  répartition  des  bénéfices  entre  les  juridictions fiscales.

102.   A. Orléan, L’empire de la valeur. Refonder l’économie, Paris, Seuil, 2011, p. 329.103. E. Barthel, Les prix de transfert, op. cit., p. 279.104.   A. Orléan, L’empire de la valeur. Refonder l’économie, op. cit., p. 329.

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Retour sur l’ordre concurrentiel 450

le droit (d’ordre public) de la concurrence105, c’est l’idée même d’ordre public qui se délite. La monnaie et la fiscalité étaient des instruments de souveraineté ; elles sont devenues des moyens de domination par les acteurs privés. La substitution insistante du terme « gouvernance » à celui de gouvernement106 « est bien là pour dire le projet de dégouvernementalisation du monde, c’est-à-dire sa dépolitisa-tion »107. Alors que les mécanismes traditionnels de la politique et du droit sont des mécanismes exogènes et hiérarchiques, ce gouvernement qui ne veut pas dire son nom produit une norme endogène, immanente108. Antoine Pirovano l’avait obser-vé : l’économie « s’autoproclame science des lois naturelles de la vie en société, en même temps que garante de l’autorégulation de la société »109. Cet univers libre de toute force politique souveraine offre alors aux entreprises les plus puissantes la possibilité d’échapper à l’essentiel de la concurrence et d’étendre leur emprise sur l’État110 et sur le droit. « Il se construit une sorte de souveraineté juridique du capital, qui lui donne une certaine indépendance à l’égard de la légitimation éta-tique111. » Dans ces conditions, l’ordre concurrentiel n’entraîne-t-il pas avec lui la « perte de toutes les illusions juridiques »112 ?

Ces  lignes  ne  prétendaient  pas  débusquer  la  pensée  d’Antoine  Pirovano, démarche qui pourrait d’ailleurs confiner, comme il l’avait lui-même écrit, « à la trahison lorsqu’elle vise un ami »113. Leur ambition était de rendre hommage à un homme qui aura marqué plusieurs générations de chercheurs par ses analyses stimulantes  et  d’étudiants  par  sa  pédagogie  fascinante.  Gageons  seulement  que l’homme, qui se disait convaincu « de la mortalité absolue, ne laissant aucun espoir de retrouvailles sur un autre rivage »114, savait les traces qu’il a gravées dans les consciences et dans les cœurs « de ceux qui lui survivent »115.

105.   A.  Pirovano,  « L’expansion  de  l’ordre  concurrentiel  dans  les  pays  de  l’Union  européenne  », op. cit., p. 129.

106.   Par  ex., Commission  européenne, Livre blanc sur la « gouvernance européenne », 25 juillet 2001, COM(2001) 428 final.

107. F. Lordon, « Qui a peur de la démondialisation ? », http://blog.mondediplo.net/2011-06-13-Qui-a-peur-de-la-demondialisation.

108.   Dans une littérature très abondante, cf., par exemple, M. Miaille (dir.), La régulation entre droit et politique, Paris, L’Harmattan, 1995.

109.   « L’expansion de l’ordre concurrentiel dans les pays de l’Union européenne », op. cit., p. 134.110.   Voy. J. K. Galbraith, L’État prédateur. Comment la droite a renoncé au marché libre et pourquoi

la gauche devrait en faire autant, Paris, Seuil, 2009, pp. 192-193.111.   U. Beck, Pouvoir et contre-pouvoir à l’ère de la mondialisation, Paris, Aubier-Flammarion, 2003.112.   A. Pirovano, « Progrès économique ou progrès social… », op. cit., p. 152.113.   A. Pirovano, « Le thème du contrat dans le Faust de Goethe », in Études sur le droit de la concur-

rence et quelques thèmes fondamentaux. Mélanges en l’honneur d’Yves Serra,  Paris, Dalloz, 2006, p. 374.

114. Ibid., p. 386.115. Ibid., p. 385.

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