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HERMÈS 54, 2009 91 Christophe Dabitch Auteur et scénariste de BD, ancien journaliste REPORTAGE ET BANDE DESSINÉE En marge des mass media, mais fort d’une longue histoire, le reportage dessiné peut-être une voie non conformiste de se confronter à la réalité, il le prouve au fil des livres publiés. Avec une subjectivité assumée, une approche artistique mais aussi des moyens techniques qui lui sont propres, cette manière de faire du reportage est à la fois originale et proche du travail sur la réalité d’écrivains, de cinéastes, d’artistes mais aussi de cer- tains… journalistes. La petite voix du reportage dessiné est de celles qui redonnent du sens à la notion même de reportage. Une revue de reportages graphique : « La Lunette » De 2003 à 2006, le temps de sept numéros publiés, nous avons à quelques-uns – libraires, journalistes, auteurs de bandes dessinées, écrivains, photographes, graphistes… – animé une revue baptisée La Lunette dont le propos était de publier des reportages graphi- ques réalisés par des auteurs qui pour la grande majorité ne faisaient pas profession de journalisme. Nous vou- lions croiser les genres et les écritures, insister sur la sub- jectivité évidente du regard de chacun et mettre en évi- dence un regard artistique sur la réalité. L’idée était d’élargir le plus possible le sens du mot « reportage ». Nous publiions dans chaque numéro un entretien avec un auteur qui s’inscrivait dans des formes très diffé- rentes de reportages en bande dessinée (Étienne Davodeau, Emmanuel Guibert, Jean-Christophe Menu, Troub’s, Fabrice Neaud, Philippe Squarzoni, Pascal Rabaté). Nous espérions bien avoir un entretien avec Joe Sacco, l’auteur américain qui d’une certaine façon a fait reconnaître le reportage en bande dessinée avec ses livres se déroulant en Palestine ou en Bosnie, Jean- Philippe Stassen pour son travail au Rwanda ou encore Robert Crumb qui a écrit ses Sketchbook Reports dès 1964. Il va sans dire que si Tintin avait jamais écrit un reportage, nous aurions aimé le publier 1 . Nous étions évidemment en réaction vis-à-vis d’un traitement journalistique conformiste et formaté, et nous voulions proposer une autre forme plus librement portée sur un questionnement artistique et humain. Autant par choix que par manque de moyens financiers, nous ne faisions pas réellement de « commandes » mais dépendions entièrement des désirs des auteurs de partir en reportage, de faire des essais dans la revue, de pro- longer des fictions d’une autre façon. Un personnage de reporter, aussi caricatural que tendre, surnommé Jean- Dextre Pendar par son créateur, Nicolas Dumontheuil,

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Page 1: REPORTAGE ET BANDE DESSINÉEdocuments.irevues.inist.fr/bitstream/handle/2042/31562/...Reportage et bande dessinée HERMÈS 54, 2009 93 13. David Prudhomme, « Les souffleurs de la

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Christophe DabitchAuteur et scénariste de BD, ancien journaliste

REPORTAGE ET BANDE DESSINÉE

En marge des mass media, mais fort d’une longuehistoire, le reportage dessiné peut-être une voie nonconformiste de se confronter à la réalité, il le prouve aufil des livres publiés. Avec une subjectivité assumée, uneapproche artistique mais aussi des moyens techniquesqui lui sont propres, cette manière de faire du reportageest à la fois originale et proche du travail sur la réalitéd’écrivains, de cinéastes, d’artistes mais aussi de cer-tains… journalistes. La petite voix du reportage dessinéest de celles qui redonnent du sens à la notion même dereportage.

Une revue de reportages graphique : « La Lunette »

De 2003 à 2006, le temps de sept numéros publiés,nous avons à quelques-uns – libraires, journalistes,auteurs de bandes dessinées, écrivains, photographes,graphistes… – animé une revue baptisée La Lunettedont le propos était de publier des reportages graphi-ques réalisés par des auteurs qui pour la grande majoriténe faisaient pas profession de journalisme. Nous vou-lions croiser les genres et les écritures, insister sur la sub-jectivité évidente du regard de chacun et mettre en évi-

dence un regard artistique sur la réalité. L’idée étaitd’élargir le plus possible le sens du mot « reportage ».Nous publiions dans chaque numéro un entretien avecun auteur qui s’inscrivait dans des formes très diffé-rentes de reportages en bande dessinée (ÉtienneDavodeau, Emmanuel Guibert, Jean-Christophe Menu,Troub’s, Fabrice Neaud, Philippe Squarzoni, PascalRabaté). Nous espérions bien avoir un entretien avecJoe Sacco, l’auteur américain qui d’une certaine façon afait reconnaître le reportage en bande dessinée avec seslivres se déroulant en Palestine ou en Bosnie, Jean-Philippe Stassen pour son travail au Rwanda ou encoreRobert Crumb qui a écrit ses Sketchbook Reports dès1964. Il va sans dire que si Tintin avait jamais écrit unreportage, nous aurions aimé le publier1.

Nous étions évidemment en réaction vis-à-vis d’untraitement journalistique conformiste et formaté, etnous voulions proposer une autre forme plus librementportée sur un questionnement artistique et humain.Autant par choix que par manque de moyens financiers,nous ne faisions pas réellement de « commandes » maisdépendions entièrement des désirs des auteurs de partiren reportage, de faire des essais dans la revue, de pro-longer des fictions d’une autre façon. Un personnage dereporter, aussi caricatural que tendre, surnommé Jean-Dextre Pendar par son créateur, Nicolas Dumontheuil,

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est né dans la revue et poursuit maintenant ses enquêtesloufoques sous la forme de livres. Faute de moyens etpour des questions liées à la distribution, nous avonsarrêté l’aventure de la revue. Personnellement, cetterevue poursuivait un travail que j’avais entamé en ex-Yougoslavie avec le dessinateur David Prudhomme2,qui mêlait textes et dessins (sans case), le reportage et unquestionnement plus intime.

La BD de reportage : un genre à part entière

Depuis des caricaturistes comme Daumier apparusau début du XIXe siècle avec l’émergence de la pressejusqu’au travail de Rodolphe Töpffer ou Gustave Doré,depuis les récits au XXe siècle de Saul Steinberg et deWill Eisner (pionnier du graphic novel) jusqu’à ArtSpiegelman aux États-Unis, puis des dessinateurs deHara-Kiri et Charlie Hebdo aux expérimentations dePierre Christin et Enki Bilal en France, la liste est longue(et extrêmement réduite ici) de ceux qui ont contribué àinscrire dans la durée une forme liant reportage et dessin.

L’historique et le panorama concernant le repor-tage dessiné ayant été fait d’une belle manière par larevue 9e Art3 (n° 7, janvier 2002) et par d’autres publi-cations, je voudrais juste insister sur quelques points liésà ce qui peut être défini comme un genre, ainsi que l’afait Thierry Groensteen dès 1985, et qui a pour originele désir d’auteurs voulant de manière plus explicite évo-quer une réalité donnée, se préoccuper d’actualité horsdu dessin de presse, avec un questionnement différentde celui du carnet de voyage, malgré la frontière souventfloue entre ces deux genres. De la même façon que peu-vent ponctuellement le faire certains journalistes, desphotographes, des écrivains, des artistes et pour l’audio-visuel, de façon plus ancrée, des réalisateurs de docu-

mentaire de création. Le succès de certains auteurs debandes dessinées, dont ceux cités plus haut, depuis lemilieu des années 1990, a eu son propre effet d’entraî-nement autant chez les auteurs que chez les éditeurs, etle reportage dessiné est maintenant plus présent dans lepaysage, comme aujourd’hui dans l’intéressanterevue XXI. Ce qui en fait l’originalité est l’utilisation detout ou partie des codes de la bande dessinée (cases,séquences, bulles, texte narratif, jeux entre le texte etl’image…) et potentiellement une approche de la réalitéqui lui est propre.

Ainsi que le dit Jean-Christophe Menu, auteur etl’un des fondateurs de L’Association, c’est « comme si lasursaturation d’images ordinaires équivalait à leurinexistence, et comme si le reportage devait se trouverun nouveau langage pour redevenir humain ». ArtSpiegelman, l’auteur de Maus, dira de son côté : « Dansun monde où les caméras mentent, autant prendre sonmensonge directement de l’artiste. » Joe Sacco affirme,lui : « Je suis sceptique quant au concept de journalismeobjectif. Je crois qu’une personne extérieure aborde tou-jours un sujet avec ses propres préjugés. En me mettanten scène, je dévoile ce grand secret au lecteur. » Et pourclore ces citations, Étienne Davodeau souligne :« Raconter, c’est cadrer. Cadrer, c’est éluder. Éluder,c’est mentir. L’objectivité est un leurre4. »

Car si le journalisme a lui-même ses traditions detraitement non-conformiste (reportages d’écrivains auXXe siècle, usage du « je » dans le magazine américainRolling Stones, le journalisme « gonzo », l’approche deMickael Herr dans le magazine Esquire puis dans sonlivre Putain de mort, le travail de nombreuses revuesdans tous les pays…) et que même le journalisme le plusconventionnel use de ficelles fictionnelles pour capterl’attention, il est évident que le reportage dessiné chercheun chemin non emprunté par les médias de masse etpeut-être plus particulièrement par la télévision. Il peutégalement aller contre le silence des médias dominants

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13. David Prudhomme, « Les souffleurs de la partie », Serbie, La Lunette n° 5. [© David Prudhomme]

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sur certains sujets, se démarquer d’un traitement jour-nalistique rivé à l’actualité spectaculaire ou institution-nelle, s’inscrire ailleurs que dans une vision consensuellede la réalité (voir évidemment les positions de PierreBourdieu et d’autres chercheurs sur ces questions). Lefait que ces publications existent souvent sous la formede livres, qui ne se fabriquent pas en quelques heures,induisent un rapport au temps différent et peut-être uneattention différente du lecteur.

Il faut au fond que nous soyons persuadés des limitesde ces médias de masse à représenter le réel voire de leurpropension à en fabriquer un, il faut que nous en soyonslassés pour accepter de suivre un individu (ou un duotextes/dessins) seulement pourvu de crayons et manifes-tant de prime abord une certaine fragilité. Comme il y ainfiniment plus de traits qu’il n’y a de qualités d’imagestélévisuelles et que le dessin tout comme l’écritureoffrent plus de possibilités de se détacher d’une repré-sentation réaliste ou naturaliste, l’évidente subjectivitéqui se dégage d’un reportage dessiné nous permet peut-être de retrouver ce sentiment de réalité dont parailleurs, du fait de la standardisation, il nous semblenous éloigner. Paradoxalement, la majoritaire image detélévision redonne au symbolique dessin tout son poidsd’évocation de la réalité.

La question n’est pas de naïvement y reporter la foique nous avions en l’image photographique ou audio-visuelle comme révélatrice de Vérité (comme tout outilqui tranche dans le réel, le reportage dessiné n’est en soigarant de rien), mais de partager une expérience de laréalité et des « choses vues » qui comprendra, ou non,un travail journalistique au sens d’une collecte d’infor-mations recoupées. Soumis au même regard critiquequant au contenu, le reportage dessiné prendra des pro-cessus et formes très différentes suivant les auteurs pour– c’est peut-être l’essentiel – nous amener à voir un pande la réalité avec une appréhension sensible. Qu’il soitdans un registre autobiographique, qu’il procède à une

mise en scène de soi, que son engagement soit plus oumoins prononcé ou qu’il garde une certaine distance.

Il s’agit peut-être là de variations, l’important étantl’intention de rendre compte par une vision personnellequi s’appuiera sur des éléments de la réalité et qui seraen quête d’une forme de vérité. Son intérêt sera dans lesubjectivisme le plus poussé et ce même aspect pourraêtre également sa limite. L’idée de reportage induisantmalgré tout une tension vers un « extérieur », une formenombriliste fera sortir le récit de ce genre. De la mêmefaçon, une approche du reportage qui choisit d’être etde rester dans un « camp », souvent le « bon », a toutson intérêt sauf à tomber dans la propagande ou uneforme plus ou moins subtile de communication. Ce quel’on appelle à tort « l’engagement », comme si ce choixsupposait de ne pas tenir compte de la complexité de laréalité. Le regard, le travail de documentation et le reculdu reporter dessinateur feront la différence.

Fragilité et modestie

La fragilité que j’évoquais provient sans doute ausside la modestie du dispositif, un crayon et un carnet, quin’est pas une captation matérielle via un appareil pho-tographique ou une caméra. La question de la discrétionrenvoie aux pratiques de chacun, mais il y a dans le des-sin la possibilité de faire surgir de l’image sur le momentou après, éventuellement dans une reconstruction horsdu regard de ceux que l’on approche. D’un point de vuetechnique, cette production d’image hors de l’immédia-teté offre de nombreuses possibilités d’associations etde narrations. Et ceux qui sont dessinés n’éprouventpeut-être pas le sentiment d’être « volés » ou« espionnés » par une machine qui fixera pour toujoursune image d’eux. Dans l’imaginaire, le dessinateur n’estpas rattaché à l’univers des médias mais à l’art et,d’ailleurs, il n’est pas pris « au sérieux » en situation de

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14. Benjamin Flao, « Au large du Kenya », La Lunette n° 5. [© Benjamin Flao]

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reportage. Peut-être parce qu’on sous-estime justementla capacité de l’art à influer sur la réalité et parce quel’expression en bande dessinée reste pour beaucoupancrée dans l’enfance et toutes les représentations quel’on peut y associer.

Le reporter dessinateur a ainsi des chances de sesituer en dehors des mises en scènes faites à l’attentiondes médias et plus simplement de ne pas suivre les par-cours ordinaires des journalistes. Il peut aussi, dans lamesure où rien n’est préparé à son intention, être deplein pied dans une réalité, au contact de gens quicherchent moins à contrôler leur image. N’étant pasobligé d’être là où l’on produit de l’information, là où onaccède avec une carte de presse, il doit donc aller« ailleurs », parfois se laisser immerger dans une« banalité » (thème récurrent dans les récits de repor-tage en bande dessinée) – c’est-à-dire la vie que l’onconnaît tous – et y chercher l’existence, des caractéris-tiques profondes du lieu dans lequel il se trouve, le« vécu » de ceux avec lesquels il vit de façon éphémèreet qu’il observe.

Je dois cependant dire que, à titre personnel, l’expé-rience des voyages en Serbie avec le dessinateur DavidPrudhomme a confirmé une posture du dessinateur faceà ceux que l’on rencontre, avec tout ce que je viensd’énoncer, mais il a aussi infirmé cette idée selon laquelleun dessinateur « volerait » moins l’image qu’un photo-graphe ou un cameraman… Nous avons souvent eu desréactions vives – à la façon balkanique, entre l’agressionet le rire – précisément parce que le dessin était une inter-prétation de celui ou celle que l’on avait face à nous etqu’il était en cela plus intrusif qu’une image cantonnée àl’enveloppe corporelle… Peut-être que ces gens-làn’avaient pas tout à fait tort, mais nous nous sommes ras-surés en pensant qu’une contamination paranoïaqueavait profondément fait son chemin dans ce pays…

Un autre rapport au temps

Pour revenir au reportage dessiné, la contrainte dutemps, extrême dans l’univers médiatique (temps d’exé-cution du reportage, longueur du reportage, ancragedans l’actualité), peut être beaucoup moins forte dansun travail d’auteur et sa prise en compte peut au con-traire être un élément fort du récit. Il faut simplementdu temps pour faire un dessin, un temps immobiled’imprégnation, une durée particulière de présence /absence.

Cette façon d’être « en retrait », encore une fois,n’est pas spécifique au reporter dessinateur. Des écri-vains, des journalistes, des cameramen… cherchentexactement la même chose et y parviennent mais, pourtoutes les raisons énoncées, il s’agirait chez les dessina-teurs d’une « tendance lourde » alors que, dans l’uni-vers journalistique aujourd’hui, la voie dans laquellepousse la production de l’information serait à l’enversde cette démarche.

Il y a de fait, souvent, une modestie (doutes, relati-visation, incapacités dites…) mise en avant dans le tra-vail des auteurs, à rebours du discours du spécialisteomniscient et d’une tentative de synthèse globalisantedans lequel peut sombrer le journaliste du fait même dudispositif de travail dans lequel il se trouve (rendre viteun avis éclairé et supposé sûr). L’épaisseur humaine decelui qui raconte n’est ainsi pas occultée, ce qui peutaussi supposer la mise à jour de la tension existant entrel’auteur et son « sujet » et donc l’évocation du chemine-ment personnel. Une posture qu’un journaliste se per-met rarement. La question serait peut-être plus de faire« avec » que de faire « sur », autrement dit s’incluredans ce que l’on raconte. Cette tendance est renforcéepar le fait que l’immense majorité de ces reporters des-sinateurs – hormis Joe Sacco – n’ont pas de formationjournalistique. Pour le lecteur, cette personnalisation,en place de la discrétion objectivante, induit également

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une distanciation vis-à-vis du sujet et donc une libertéd’appréciation plus évidente.

La narration en bande dessinée, avec ou sans cases,et donc son rapport au temps qui suppose une liberté delecture – arrêt, accélération, relecture, perception dudétail et de l’ensemble –, participe pour le lecteur de cesentiment de liberté non soumis à un enchaînementimposé. L’auteur cherche bien à emmener avec lui lelecteur dans ses séquences, mais il a malgré tout la pos-sibilité d’en choisir le rythme. L’attention portée àl’écoulement du temps et à tous les temps intermé-diaires, entre et à côté des temps spectaculaires, souventprésents dans les récits, crée également des décalages,tout comme l’espace inter-iconique, le blanc entre lescases, dans lesquels le lecteur peut entrer. Les effets deconcentration et de rassemblement d’éléments dans lacase et les effets de dilatation d’actions ou de momentsdans les séquences font également la force de ces récits.

Le reportage plus que l’enquête

Une part essentielle du reportage est de« simplement » raconter, de refaire vivre dans le récit laréalité, d’y inclure la complexité et l’épaisseur existen-

tielle, de douter et de tenter de répondre à ces doutes,de proposer une vision de cette réalité en la faisant par-tager, de faire entendre des voix dans toute leurrichesse. Je ne parle pas ici d’enquête au vrai sens duterme, une part qui est la plus ardue du métier de jour-naliste, un champ pour lequel les auteurs de bande des-sinée ne sont ni les mieux placés ni les mieux préparés.Dans le numéro de 9e Art consacré au genre, VincentBernière envisage l’avenir de la façon suivante : « Soitles auteurs de bandes dessinées se transforment en pro-fessionnels de l’information, ce dont on peut douter,soit ils continuent à nous faire part de leurs observationsen tant qu’auteurs, ce qu’ils sont indubitablement. »L’alternative est peut-être dans une manière d’entendrele reportage, plus large. L’opposition des pratiquesserait moins binaire. Des journalistes ont cette démar-che personnelle dans tous les médias, des auteurs de BDégalement, avec leurs propres usages comme ils l’exer-cent dans les reportages dessinés.

La marginalité de ces auteurs est également leurforce car cette façon d’être « en dehors » peut être pour-voyeuse d’une plus grande liberté. Ce qui est en jeu dansla question du reportage est une réduction de la réalitépar des représentations standardisantes et donc uneperte de réalité.

N O T E S

1. Voir les archives de La Lunette sur le site <http://lalunette.free.fr>.

2. Voyages aux pays des Serbes, Autrement, 2003.

3. 9e Art, Cahiers du Musée de la bande dessinée, n° 7, CNBDI,janvier 2002.

4. Citations extraites de 9e Art, n° 7, site Internet du CDDPd’Angoulême (www.labd.cndp.fr/img/doc/att00028.doc), etde Télérama n° 308.

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R É F É R E N C E S B I B L I O G R A P H I Q U E S

Pour une bibliographie plus complète, voir le site<www.labd.cndp.fr/IMG/doc/ATT00028.doc>.

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