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RENCONTRE AVEC ROBERTO PIUMINI par Lise Chapuis Un coup de coeur pour La Verluisette, un autre pour Les Mouettes de la vengeance : de quoi vouloir en savoir plus sur un écrivain de grand talent, Roberto Piumini, dont l'oeuvre rencontre un succès croissant. Lise Chapuis* l'a rencontré et interrogé sur son rapport à l'écriture. N é en 1947, Roberto Piumini est l'un des plus importants et des plus actifs parmi les écrivains italiens pour la jeunesse. Son oeuvre, déjà abondante, est extrême- ment variée quant aux genres abordés et aux publics auxquels elle s'adresse. Cependant elle présente une remarquable unité de ton : confiance dans la force des rêves et des désirs, fusion avec le monde sensible, magie de l'art et magie tout court sont les fils con- ducteurs d'une écriture où la réalité est tou- jours dilatée par la poésie et où le langage joue un rôle majeur. Pleins de fantaisie et de merveilleux, les récits de Piumini sont également forts et graves. Car ses héros, dans leur quête d'une harmonie avec eux-mêmes et avec le monde, sont souvent confrontés à la douleur et à la mort. Et c'est ce qui donne à ces person- nages, sans cesse guidés par leur foi dans l'imaginaire, tout leur poids d'humanité. C'est aussi ce qui confère aux récits de Piu- mini un caractère d'universalité qui dépasse les clivages littérature pour la jeunesse / lit- térature pour les adultes. On retrouvera à des degrés divers ces traits marquants de l'écriture de Roberto Piumini dans les textes que nous proposent les édi- teurs français. Dans La Verluisette l , sorte de conte orien- tal, le vieux peintre Sakumat finira par jeter ses pinceaux, qui ont recréé le monde pour un enfant malade mais n'ont pu empêcher celui-ci de mourir. Belle histoire d'amitié entre un homme et un enfant, ce récit, cer- tainement l'un des plus beaux de Piumini, * Documentaliste en CDI et traductrice de l'italien. 1. La Verluisette (Lo stralisco), traduit de l'italien par Armand Monjo, Hachette Jeunesse, Paris, 1992. N° 158 ÉTÉ 1994/ 59

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  • RENCONTREAVEC

    ROBERTO PIUMINIpar Lise Chapuis

    Un coup de cœur pour La Verluisette,un autre pour Les Mouettes de la vengeance :de quoi vouloir en savoir plus sur un écrivain

    de grand talent, Roberto Piumini, dont l'œuvre rencontreun succès croissant. Lise Chapuis* l'a rencontré

    et interrogé sur son rapport à l'écriture.

    N é en 1947, Roberto Piumini est l'undes plus importants et des plus actifsparmi les écrivains italiens pour la jeunesse.Son œuvre, déjà abondante, est extrême-ment variée quant aux genres abordés et auxpublics auxquels elle s'adresse. Cependantelle présente une remarquable unité de ton :confiance dans la force des rêves et desdésirs, fusion avec le monde sensible, magiede l'art et magie tout court sont les fils con-ducteurs d'une écriture où la réalité est tou-jours dilatée par la poésie et où le langagejoue un rôle majeur.Pleins de fantaisie et de merveilleux, lesrécits de Piumini sont également forts etgraves. Car ses héros, dans leur quête d'uneharmonie avec eux-mêmes et avec le monde,sont souvent confrontés à la douleur et à la

    mort. Et c'est ce qui donne à ces person-nages, sans cesse guidés par leur foi dansl'imaginaire, tout leur poids d'humanité.C'est aussi ce qui confère aux récits de Piu-mini un caractère d'universalité qui dépasseles clivages littérature pour la jeunesse / lit-térature pour les adultes.On retrouvera à des degrés divers ces traitsmarquants de l'écriture de Roberto Piuminidans les textes que nous proposent les édi-teurs français.Dans La Verluisette l, sorte de conte orien-tal, le vieux peintre Sakumat finira par jeterses pinceaux, qui ont recréé le monde pourun enfant malade mais n'ont pu empêchercelui-ci de mourir. Belle histoire d'amitiéentre un homme et un enfant, ce récit, cer-tainement l'un des plus beaux de Piumini,

    * Documentaliste en CDI et traductrice de l'italien.1. La Verluisette (Lo stralisco), traduit de l'italien par Armand Monjo, Hachette Jeunesse, Paris, 1992.

    N° 158 ÉTÉ 1994/ 59

  • La Verluisette, ill. A. Millerand,Hachette Jeunesse, 1992

    est aussi une méditation sur l'art et ses pou-voirs. Les Mouettes de la vengeance 2 mon-trent comment la force de l'amour et la foidans l'harmonie surmontent toutes les injus-tices et toutes les haines, et permettent àdeux êtres que leur peuple a rejetés derepousser la malédiction des mouettes et derétablir la paix. Et c'est aussi pour Piuminil'occasion de donner une poétique explica-tion des étranges statues de l'île de Pâques.Enfin, le dernier titre qui vient de paraître,Mathias et son grand-père 3 met en scène unenfant confronté à la mort de son grand-père. Rompant le cercle de chagrin qui en-toure le lit d'agonie du vieil homme, grand-père et petit-fils s'esquivent ensemble pour

    une paisible promenade dans le monde envi-ronnant ; mais la taille du grand-père dimi-nue insensiblement jusqu'au moment où ilpeut pénétrer dans le corps de son petit-fils.Belle parabole sur la mort des êtres chers etla mémoire active qui les conserve présentsen nous, ce texte aborde un problème gravesans jamais être triste, tout en faisant unelarge part à la poésie et à l'imagination ; et àsa manière, il est bien représentatif de l'artde Piumini.

    Pour parler plus longuement de son travailet de son parcours d'écrivain, nous avonsrencontré Roberto Piumini à Milan, où ilréside.

    Lise Chapuis : Par quel cheminement êtes-vous arrivé à l'écriture ? En somme, com-ment êtes-vous devenu écrivain ?Roberto Piumini : J'ai commencé trèsjeune, tout de suite après mes études, parêtre professeur, mais je me suis rapidementaperçu que je n'étais pas fait pour ça. Detoute façon, je ne supporte pas l'autorité, jesuis un peu asocial, et le mépris pour lespetits chefs se lit clairement sur mon visage :par conséquent il me fallait un métier où jesois relativement libre.Pendant quelques années, j 'ai été acteurprofessionnel dans une compagnie théâtrale,bien que n'ayant jamais suivi aucune forma-tion de ce genre. Mais c'est une vie assezdure, on vit en cercle fermé, alors j'ai finipar arrêter ça aussi. J'ai fait toutes sortes demétiers, mais comme j'avais une licence depédagogie, j'ai été engagé par la Région deLombardie pour animer des stages d'expres-sion pour les enfants, mais aussi pour lesadultes. Et en fait, c'est comme ça que j'aicommencé à écrire : je donnais aux gens des

    2. Les Mouettes de la vengeance (Motu-Iti, l'isola dei gabbiani), traduit de l'italien par André Divault,Hachette Jeunesse, Paris, 1993.3. Mathias et son grand-père (Mattia e il nonno), traduit de l'italien par Diane Ménard, Gallimard(Folio-Cadet), Paris, 1994.

    60 /LA REVUE DES LIVRES POUR ENFANTS

  • mots à partir desquels ils devaient construireune séquence expressive. Moi-même je mesuis mis à essayer de raconter une histoire,et j 'ai été pris d'un désir très fort d'écriture.En un mois, j 'a i écrit une cinquantaine depetits récits. Ça me plaisait beaucoup. Je lesfaisais lire, les gens aimaient bien. Un librairede ma connaissance m'a conseillé de les pro-poser à un éditeur de Rome qui était en trainde projeter une nouvelle collection. Et ça amarché.

    L.C. : A ce propos, quels rapports entrete-nez-vous avec les éditeurs ?R.P. : J'ai travaillé pour de nombreux édi-teurs différents, jusqu'à dix-huit. C'est sansdoute beaucoup, mais ça me garantit aussi unecertaine liberté. De toute façon, je n'ai jamaisvécu exclusivement de mes livres. En fait je negère pas très bien cet aspect-là des choses.

    L.C. : Et avec vos lecteurs, quels contactsavez-vous ?R.P. : Pendant des années, j 'ai fait des inter-ventions dans des écoles ou des bibliothèquesauprès des lecteurs, les jeunes le plus sou-vent. En tout, je crois que j 'en ai fait envi-ron huit cents, ce qui est beaucoup.

    L.C. : Quelles impressions en avez-vous gar-dées ?R.P. : Les enfants me font parfois découvrirdes aspects nouveaux de mes Uvres, et c'estune forme d'échange. En général, je demandequ'ils aient tous lu un Uvre de moi, si pos-sible le même, pour qu'un vrai dialoguepuisse s'instaurer. Mais ce n'est pas toujoursle cas, et alors il faut répondre aux questions,du genre : « Combien de temps faut-il pourécrire un livre ? Est-ce que tu es marié ? »Comme, par ailleurs, souvent les enseignantscréent une ambiance trop contraignantepour un vrai dialogue, il finit par y avoir

    Mattia e il nonno, de R. Piumini,Ul. C. Mariniello, Ed. Einaudi, 1993

    une certaine lassitude... C'est pourquoi,depuis quelque temps je me suis tourné versd'autres formes d'activité.

    L.C. : je crois pourtant que vous avez faiten milieu scolaire des expériences tout à faitpassionnantes et enrichissantes, je pensenotamment à ce travail en collaborationavec Ersilia Zamponi, La capra Caterina *.R.P. : Oui, en effet, ce titre était celui de lapremière expérience de ce type. C'est un tra-vail original et créatif. Je me présente auxélèves en tant que poète, car de toute façonc'est comme ça que je me perçois. Dans cecas-là, le travail n'est pas ponctuel, maisprévu sur une durée assez longue, plusieurs

    4. La capra Caterina, Oméga, 1984.

    N» 158 ÉTÉ 1994/61

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    Narco degli Alidosi, de R. Piumini,ill. C. Marinello, éd. Romane

    semaines, parfois plusieurs mois. Lors de laprise de contact, je demande aux élèves derassembler divers matériaux tournant autourd'un sujet, d'un thème : des textes, des des-sins qu'ils inventent, des illustrations qu'ilsdécoupent, ou encore des objets, ou mêmedes séquences musicales.Quand les élèves ont fini de rassembler cematériel, ils me le remettent dans une grosseboîte, et à partir de ça j'élabore un poèmeque je viens ensuite leur lire et leur présen-ter, un texte donc à partir duquel ils pour-ront travailler avec leur professeur. Enaucun cas il ne s'agit de leur faire croirequ'ils sont des auteurs en herbe. Personnelle-ment je ne crois pas tellement que n'importequi puisse être écrivain. Donc je suis lepoète, et eux reçoivent le résultat d'une écri-ture qu'ils ont suscitée, dans laquelle ils sontimpliqués, à partir de laquelle peut s'élabo-rer un travail pédagogique en profondeur. Il

    ne s'agit pas du tout des habituels stagesd'écriture, mais d'une expérience originaleet enrichissante pour tous, dans laquelle fon-damentalement je reste le créateur.

    L.C. : Fous avez évoqué tout à l'heured'autres types d'activité.R.P. : Oui, en effet, ces derniers temps, jeme suis plutôt tourné vers la radio et la télé-vision, où j'anime deux émissions. De toutefaçon, j'aime expérimenter, varier les champsd'activités : j'ai écrit aussi pour le théâtre,j'écris des chansons. Ça, je le fais avec unami qui est musicien. Il écrit la musique etmoi les paroles, on va dans les écoles, et onfait une animation où j'entraîne les enfants àmimer les chansons.

    L.C. : Mais vous n'écrivez pas que pour lesenfants. Vous avez également écrit des textesqui sont destinés à un public exclusifd'adultes.R.P. : J'écris, et en fait je ne me demande pastellement a priori à quel public c'est destiné.C'est seulement après que le texte s'intègre plu-tôt au domaine enfant ou au domaine adulte.De toute façon, je ne suis pas un théoriciende la littérature, pas même de la littératureenfantine. Moi, je me considère comme unpoète - sans aucune prétention de ma part -,je cherche à diversifier mon écriture dansdes formes d'expressions multiples. C'est çaqui m'intéresse, la poésie. Par exemple,dans un prochain livre, je voudrais insérerentre les nouvelles des poèmes narratifs.J'écris, voilà tout, et je ne Us pas de livressur la littérature enfantine, je ne lis pas lesUvres d'autres écrivains, je n'aime pas fairedes conférences sur la Uttérature : si je faisaistout ça, je n'aurais plus le temps d'écrire, etc'est seulement l'écriture qui m'intéresse.

    L.C. : Justement, que représente pour vousl'écriture ?R.P. : Je pense que si je n'écrivais pas, je

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  • Non piangere, cipolla de R. Piumini,ill. C. Mariniello, Mondauri, 1992

    serais un peu névrosé, un bon client pour lespsychanalystes, quoique je ne croie pasbeaucoup à la psychanalyse.En tout cas l'écriture me permet de réaliserdes choses dont je ne suis pas capable dansla vie ordinaire. Par exemple en ce qui con-cerne la socialisation, la sociabilité. Dans lavie ordinaire, je suis plutôt un ours solitaire.A travers les rapports entre les personnages,leurs rapports affectifs aussi, j'arrive à créerune sociabilité qui m'échappe.De même pour la mémoire : dans la vie ordi-

    naire, j ' a i peu de mémoire, mais à traversl'écriture je récupère inconsciemment les sou-venirs qui m'ont échappé. Et ainsi c'est sou-vent que mes amis, mes proches me disentreconnaître des scènes, des lieux, alors que ceschoses-là me sont venues de manière tout à faitinconsciente à travers le filtre de l'écriture.

    L.C. : Vos textes privilégient presque tou-jours la recherche de l'harmonie, harmonieentre les êtres, harmonie entre les êtres et lemonde. Quelle explication pouvez-vous don-ner à cette unicité de ton ?R.P. : Je suis de formation catholique, demilieu catholique, avec une orientation per-sonnelle un peu janséniste. Je me suis volon-tairement détaché de cette empreinte, maissans doute mes textes en portent-Us la trace.

    L.C. : Et les voyages ? Vos récits -prenonspar exemple La Verluisette ou bien LesMouettes de la vengeance, sans parler de biend'autres - ont souvent pour cadre des payslointains aux noms poétiques et évocateurs.Etes-vous vous-même un grand voyageur ?R.P. : Non, pas du tout, je reste générale-ment dans le cadre de l'Europe, les voyagesdans les pays lointains m'angoissent plutôtqu'autre chose. Il me faut du temps pourm'habituer à une réalité extrêmement nou-velle, et il me faudrait y séjourner plusieursmois. Pour les textes, en général je m'oriented'après les indications géographiques et leslectures, et puis je m'invente un décor. Cequi est étonnant, c'est que parfois je trouvela réalité exactement semblable à ce quej'avais imaginé. I

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