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Rencontre avec Éric Viennot Georgia Leguem : Eric Viennot, vous êtes auteur/concepteur de plusieurs cédéroms pro- duits par Lexis numé- rique et notamment de L'Album secret de l'Oncle Ernest et du Fabuleux voyage de l'Oncle Ernest qui ont remporté un succès incontestable auprès du public et dans le monde du multimédia. Pouvez-vous retracer brièvement votre par- cours et nous dire ce qui vous a conduit à ce métier ? Eric Viennot : Je suis plasticien de forma- tion, j'ai fait des études d'art plastique : université, CAPES, agrégation, puis j'ai enseigné pendant 5 ans au collège, au lycée puis à l'université. En 1989 José Sanchis, devenu depuis mon beau-frère et associé, ingénieur informaticien de formation, m'a fait découvrir l'infographie. Après l'appré- hension du début, je me suis aperçu que c'était une possibilité pour les plasticiens de l'art traditionnel de renouveler leur tech- nique et de s'ouvrir vers une autre forme d'art. Cette démarche purement artistique au début s'est traduite par la création de Lexis numérique, société dédiée à la créa- tion d'images. À l'origine, nous avons beaucoup travaillé pour l'édition et vendu des couvertures de livres uniquement en images numériques et en infographie. En 1994, on m'a demandé d'intervenir sur la création d'interfaces. L'Album secret de l'Oncle Ernest, Lexis numérique C'est à cette époque que les logiciels, qui étaient jusqu'alors uniquement conçus par des informati- ciens, sont passés du support disquette au support cédérom pouvant contenir 600 fois plus de données. On nous a donc solli- cités pour « remplir » cet espace avec de l'image, une ergono- mie et une interface plus élaborées. J'ai dû me former en quelques mois. Lexis s'est spécialisée alors dans l'infographie et l'interface pour le mul- timédia. Mais pressés par la demande d'édi- teurs qui souhaitaient que l'on intègre toute la chaîne de production, nous avons dû vite étoffer notre équipe avec l'arrivée d'ingé- nieurs. Aujourd'hui, l'équipe est composée de deux tiers de créatifs et d'un tiers d'infor- maticiens. Elle illustre parfaitement la réunion de compétences artistiques et tech- niques qui caractérise le multimédia. Cette rupture s'est opérée vers 1995-96 et de là a germé l'idée de faire quelque chose de neuf avec des outils nouvellement apparus. Quand je regardais la plupart des cédéroms de l'époque, je les trouvais trop linéaires, manquant d'interactivité et trop ciblés édu- catifs. J'avais dans l'esprit que le multimé- dia pouvait être un divertissement, quelque chose de ludique où l'on prenne du plaisir, autre chose que de l'utile et de l'éducatif au sens strict. N°195 SEPTEMBRE 2000/77

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Rencontre avec Éric Viennot

Georgia Leguem :Eric Viennot, vous êtesauteur/concepteur deplusieurs cédéroms pro-duits par Lexis numé-rique et notamment deL'Album secret del'Oncle Ernest et duFabuleux voyage del'Oncle Ernest qui ontremporté un succèsincontestable auprès dupublic et dans le mondedu multimédia.Pouvez-vous retracerbrièvement votre par-cours et nous dire cequi vous a conduit à cemétier ?

Eric Viennot : Je suis plasticien de forma-tion, j 'ai fait des études d'art plastique :université, CAPES, agrégation, puis j 'aienseigné pendant 5 ans au collège, au lycéepuis à l'université. En 1989 José Sanchis,devenu depuis mon beau-frère et associé,ingénieur informaticien de formation, m'afait découvrir l'infographie. Après l'appré-hension du début, je me suis aperçu quec'était une possibilité pour les plasticiens del'art traditionnel de renouveler leur tech-nique et de s'ouvrir vers une autre formed'art. Cette démarche purement artistiqueau début s'est traduite par la création deLexis numérique, société dédiée à la créa-tion d'images.

À l'origine, nous avons beaucoup travaillépour l'édition et vendu des couvertures delivres uniquement en images numériques eten infographie. En 1994, on m'a demandéd'intervenir sur la création d'interfaces.

L'Album secret de l'Oncle Ernest, Lexis numérique

C'est à cette époqueque les logiciels, quiétaient jusqu'alorsuniquement conçuspar des informati-ciens, sont passés dusupport disquette ausupport cédérompouvant contenir 600fois plus de données.On nous a donc solli-cités pour « remplir »cet espace avec del'image, une ergono-mie et une interfaceplus élaborées.J'ai dû me former enquelques mois. Lexiss'est spécialisée alors

dans l'infographie et l'interface pour le mul-timédia. Mais pressés par la demande d'édi-teurs qui souhaitaient que l'on intègre toutela chaîne de production, nous avons dû viteétoffer notre équipe avec l'arrivée d'ingé-nieurs. Aujourd'hui, l'équipe est composéede deux tiers de créatifs et d'un tiers d'infor-maticiens. Elle illustre parfaitement laréunion de compétences artistiques et tech-niques qui caractérise le multimédia.Cette rupture s'est opérée vers 1995-96 et delà a germé l'idée de faire quelque chose deneuf avec des outils nouvellement apparus.Quand je regardais la plupart des cédéromsde l'époque, je les trouvais trop linéaires,manquant d'interactivité et trop ciblés édu-catifs. J'avais dans l'esprit que le multimé-dia pouvait être un divertissement, quelquechose de ludique où l'on prenne du plaisir,autre chose que de l'utile et de l'éducatif ausens strict.

N°195 SEPTEMBRE 2000/77

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G.L. : Comment l'idée de l'Oncle Ernesta-t-eïle germé dans votre esprit ?E.V. : Au départ, j'avais plutôt dans l'idéede créer un album vivant interactif, danslequel l'enfant trouverait des animaux, desobjets mais il n'y avait ni personnage niaventure, c'était juste un atelier d'expéri-mentation. Mais en le testant avec desenfants, je me suis aperçu qu'il manquait unaspect affectif. C'est alors qu'est né le per-sonnage et autour de lui, tout cet univers lié àmon enfance, les années 50-60, le grenier, dessouvenirs de famille. Puis quand j'ai montréla maquette à des éditeurs, on m'a dit qu'ilfallait y ajouter un « challenge » et faire quel'enfant puisse vivre une aventure avec undébut et une fin. C'est comme ça que ce livrequi était un atelier d'expérience s'est trans-formé en livre d'aventure interactif.

G.L. : Votre rôle d'auteur/concepteurs'arrête-t-il à l'invention d'une histoire et àl'écriture d'un scénario ou déborde-t-il surl'univers graphique, la navigation et leschoix techniques ?E.V. : Je considère que dans le multimédia,on peut difficilement être auteur sansconnaître un minimum la technique ou aumoins la philosophie des outils. En tant quegraphiste, avant d'imaginer une histoire, j'aiimaginé un objet qui se visualise sous formede livre et quand on joue avec l'album, onressent un aspect tactile, très visuel etpresque sensuel. Je conçois donc difficile-ment d'être auteur sans être graphiste oudéveloppeur et dans notre mode de produc-tion, on monte des équipes de 5-6 personnesoù une personne est souvent polyvalente.Chez nous, un auteur n'est pas quelqu'unqui vient du monde du livre mais plutôt dugraphisme ou de l'informatique.

G.L. : L'Oncle Ernest repose sur le conceptde programmation objet. Ce concept permet

de donner vie aux animaux qui peuplentl'album et de les faire évoluer de manièreautonome et aléatoire. À quel moment avez-vous opté pour la programmation objet ?E.V. : Dès le départ. A l'époque on utilisaitsurtout des outils appelés langage auteurdont le plus connu est Director avec une phi-losophie qui est très linéaire. Quand j'ai vule fonctionnement de l'outil basé sur la pro-grammation objet qui s'appelle M'Tropoh's,j 'ai compris qu'on pouvait faire quelquechose de beaucoup plus vivant. Je remarqueque les enfants, en jouant avec les aventuresde l'Oncle Ernest, ressentent une grandeliberté d'action : ils peuvent prendre l'aven-ture par n'importe quel bout, changer d'uni-vers en un clic, détourner même parfois lesjeux pour flâner ou jouer d'une manièreindépendante de ce qui a été prévu audépart. Par exemple, au lieu de chercherl'animal le plus rapide sur la piste de course,j'ai vu des enfants jouer collectivement etfaire des paris sur les animaux. Je pense quec'est justement ce mode de conception basésur la programmation objet qui offre cespossibilités et cette liberté. Ce qui fait la dif-férence avec beaucoup d'autres titres, c'estqu'on a vraiment pensé la conception tech-nique en fonction d'un outil.

G.L. : Comment la technique s'inscrit-elledans l'écriture d'un scénario ?E.V. : II faut connaître la technique mais ilne faut pas qu'elle soit dominante comme cequ'on voit dans certains jeux vidéos où ilfaut absolument aller vers la performancepour la performance.Il faut penser qu'on a en face de soi des utili-sateurs qui ne sont pas des techniciens et necomprendront pas forcément la prouessetechnique. Il faut donc prendre en compte latechnique dès le début mais il faut aussisavoir l'oublier, délirer un peu, aller versdes idées folles pour ensuite y revenir et

78 /LAREVUE DES LIVRES POUR ENFANTS

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Le Fabuleux voyage de l'Oncle Ernest, Lexis numérique

trouver un arbitrage entre le développeurqui ne doit pas imposer une technique et leconcepteur qui doit éviter l'impasse desdélires irréalisables. Pour les projets futurs,on s'intéresse sans cesse aux avancées de latechnique pour toujours coller à la réalité,aux dernières performances car les ordina-teurs évoluent et il faut en tenir compte.

G.L. : Combien de temps a-t-il fallu pouraboutir au cédérom et quel a été le budgetglobal ?É.V. : II y a d'abord eu une phase deréflexion sur le concept initial qui a duré unan et demi. On s'est arrêté sur une maquetted'une dizaine d'écrans qui nous a permis detester l'album avec des enfants. C'est uneétape importante qui nous permet d'avoir duretour et aussi de s'arrêter. Après avoirtrouvé un mode de financement, la produc-

tion a pu commencer et a duré 8 mois.Le budget a représenté un million de francs,ce qui reste dans la moyenne et n'est pasénorme par rapport à la performance tech-nique.

G.L. : Selon vous, qu'est-ce qui fait la spéci-ficité de l'écriture multimédia ?E.V. : La spécificité de l'écriture multimédia,c'est l'interactivité. On retrouve dans le mul-timédia la conjonction de différents arts :animation, cinéma, vidéo, musique, littéra-ture mais cette conjonction ne suffit pas àdécrire le multimédia qui ne serait alorsqu'une juxtaposition de différents médias.Ce qui fait la différence, c'est l'interactivitéqui permet d'avoir en face de soi « quelquechose d'intelligent » qui réagit en fonction del'utilisateur. C'est un dialogue permanententre ce qu'a prévu l'auteur et ce que va

N°195 SEPTEMBRE 2000/79

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faire l'utilisateur. Sans arrêt, en tantqu'auteur, on se dit « il faut que j'amènel'utilisateur à tel endroit mais comment l'yamener sans lui imposer un parcours ? »Si l'on décrit les étapes, il y a d'abord,comme au cinéma, l'écriture d'un synopsisqui tient en deux pages et décrit l'histoire etles points de passages obligés. Ensuite, ilfaut ralentir l'avancée de l'histoire en créantdu plaisir et de l'intérêt, proposer des jeuxqui sont des obstacles à franchir et donner àl'enfant en quelque sorte des récompensespour l'inciter à poursuivre. Ce que j'appellele ralentissement de l'histoire s'appelle le« game play » dans l'univers des jeux vidéoset c'est tout ce qui est de l'ordre du jeu, dela manipulation, du plaisir de cliquer, dedéplacer des objets, de trouver des choses.Ce qu'on appelle le game play ou la jouabili-té en français est ce qui définit le mieuxl'écriture interactive. Mais on est dans undomaine qui est en train de se faire et c'esttoujours difficile de développer de grandesthéories.

G.L. : Pensez-vous que les cédéroms docu-mentaires et de fiction puissent véritable-ment innover et rompre avec une formed'écriture et un mode de pensée propres auxlivres ?E.V. : Si on compare le multimédia avec desarts qui lui sont proches comme la littérature,on remarque qu'un livre ne pourra jamaisêtre aussi interactif qu'un cédérom. Enrevanche il offre une possibilité de contem-plation, de poésie et une dimension roma-nesque plus aboutie. Au cinéma, on estenglobé dans un récit linéaire qui a la forced'une réalité quasi physique. Le plaisir quicarracterise le multimédia c'est plutôt celuidu zapping, de l'errance, de la rechercheindividuelle, celui que l'on peut prendre àrecoller les morceaux d'une réalité morcelée.Le multimédia est innovant quand ils'éloigne le plus possible des autres arts.

Quand il est trop linéaire il est proche del'écriture cinématographique. Quand il n'estqu'une base de données il est proche du livredocumentaire avec simplement des outils detri et de recherche en plus.Le multimédia n'a de chance d'être inno-vant et d'accéder au rang de nouvel artque s'il est l'expression d'un individu quicherche à faire passer à travers ce nouveaumédia des idées auxquelles il croit, de nou-velles émotions, ce que le cinéaste JosephLosey appelait un point de vue. En ce sens lejeu d'aventure est le genre qui m'intéresse leplus parce qu'il repose sur cette dimensionprofonde, liée à l'imaginaire, que seulepeut apporter à mon sens la fiction.

G.L. : La réussite de l'Oncle Ernest tient-elle au mélange habile entre jeu d'aventure,imaginaire et documentation ?E.V. : Oui, je revendique tout à fait cemélange qui est propre à des écrivains quej'appréciais étant enfant comme Jules Verneou Hergé par exemple. La réussite tient sur-tout au fait que ça a plu à la fois aux enfantset aux parents. C'est le type même du jeufamilial où les enfants sont pris par le plaisirdu jeu et de l'aventure et les parents par lecôté rétro et l'aspect poétique. Ce qui fait ladifférence, c'est l'émotion et l'aspect affectifqui n'existe quasiment pas ailleurs et quiprocure une dimension beaucoup plus forteque la technique présente dans des tasd'autres jeux. Faire passer des émotionsdevant un ordinateur n'est pas chose facileet c'est peut-être ça qui a fait sa réussite.

G.L. : De plus en plus de cédéroms utilisentles ficelles du jeu pour dispenser un contenudocumentaire (Complot à la cour du roisoleil, Forestia, Croisades...) Pensez-vousque les cédéroms de jeu soient un moyend'apprentissage que l'enseignement tradi-tionnel devrait utiliser ?

80 /LA REVUE DES LIVRES POUR ENFANTS

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É.V. : Quand j'étais enseignant j'ai pu merendre compte de l'apport de la dimensionludique qui facilite l'apprentissage. Je suispersuadé en ce sens que les NTIC vont révo-lutionner l'apprentissage traditionnel enapportant des outils complémentaires.Cependant, plus que la notion d'apprentis-sage c'est la notion d'éducation au senslarge qui me paraît importante. Avec durecul, face à mon cursus scolaire et monexpérience d'enseignant, je pense pourreprendre les propos d'un philosophe que« la culture c'est ce qui reste quand on atout oublié ». Je me demande parfois ce quej'ai appris pendant toutes ces années pas-sées à l'école mais je me souviens de ce quecertains films ou certains romans m'ontappris sur les choses de la vie. Sans déni-grer l'importance des différents apprentis-sages, il me semble important de défendreune idée de l'éducation qui passe aussi àtravers les arts dont la mission éducative esten ce sens fondamentale.

À la sortie de L'Oncle Ernest, les journalistesme harcelaient avec la question « Qu'est-cequ'on apprend ? A quoi ça sert ? »Les réponses que j'apportais ne me satisfai-saient pas entièrement jusqu'au jour où mafemme m'a apporté une réponse qui a servide catalyseur. « Ton cédérom apprend beau-coup de choses sur les cloportes aux enfantsqui vivent dans les HLM ! » J'ai comprisque le multimédia, après le cinéma ou la lit-térature pouvait à son tour apporter auxenfants un certain regard sur le monde. Etça, ce n'est pas toujours enseigné à l'école !Si ce regard peut apporter du rêve auxenfants et que certains se souviennent encorede l'Oncle Ernest dans 20 ans avec un peude nostalgie, j'aurai le sentiment d'avoirréussi quelque chose. I

Propos recueillis par Georgia Leguem

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Le Fabuleux voyage de l'Oncle Ernest, Lexis numérique

N°195 SEPTEMBRE 2000/ 81