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Remember Charles…

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Photos Dans l’ouvrage :

collection personelle de Francois Rouillard si non précisé.

En quatrième de couverture :

À droite, le lieutenant Charles N’Tchoréré. Assis au milieu, son fils Jean-Baptiste tombé au champ d’honneur

en juin 1940 dans le village de Remiencourt. À gauche, Louis Bigmann, ancien condisciple de Charles N’Tchoréré, aux côtés duquel il s’engagea volontairement dès 1916, dans le cadre de la première guerre mondiale, et qui devint le premier président

de l’Assemblée nationale au Gabon.

© Cent Mille Milliards et Descartes & Cie, 2019

En application de la loi du 11 mars 1957, il est interdit de reproduire intégralement ou partiellement le présent ouvrage sans autorisation du Centre français

d’exploitation du droit de copie (CFC), 20, rue des Grands-Augustins, 75006 Paris.

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Steeve Robert Renombo

Remember Charles…

Cent Mille Milliards

Descartes & Cie

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À Dieu le Père, pour la circoncision de l’esprit À Ngouato Rassindina Marianne, ma mère, pour la noblesse du cœur À la fratrie des Renombo ; à Robert, le père, et à Didier, le frère, trop tôt partis À mon épouse, Sandrine Adiza pour l’amour persévérant À mes enfants, Ogweli, Ambia, Ibékélya, Elijah-Tondini et Seal-Elysée ; à mes étudiants et à la jeunesse de tout pays, pour regarder aujourd’hui avec les yeux d’hier

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Le sang du patriote est une semence du patriotisme. Pierre-Claver Akendengue

Dulce et decorum est pro patria mori. Horace

Au soir du 7 juin, que restait-il du prestigieux régiment ? Décimé ? Le 53e avait perdu la presque totalité de son effectif, mais la mission qu’on lui avait assignée était remplie. Il s’était battu jusqu’au dernier homme et jusqu’à la dernière cartouche. Aujourd’hui, avec le recul du temps, nous comprenons qu’il avait accompli une autre mission, encore plus noble et plus belle, en scellant librement par ce commun sacrifice l’union de la France et de l’Afrique noire. En cette cité, le nom du capitaine N’Tchoréré sera toujours vénéré. Les enfants l’apprendront sur les bancs de l’école. Officier admirable dont la mort héroïque a été tant de fois décrite, il symbolise à nos yeux la libération de l’homme de couleur face à la violence raciste et il témoigne de la fraternité d’armes entre les combattants d’un même idéal.

Préfet Henri Larrieu

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I

Les tam-tams se sont tus

L’âme cultivée est celle où le vacarme des vivants n’étouffe pas la musique des morts.

Nicolás Gómez Dávila

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Les rideaux de la chambre sont de larges pièces rectangulaires de lin sombre, dont les coutures latérales dessinent un liseré doré. Mal ajustés par endroits et régulièrement soulevés par l’air pulsé du climatiseur, ils dévoilent des interstices par lesquels s’infiltre la lumière crue du jour naissant, par fais-ceaux perforant l’opacité de la pièce, comme si des sabres de lumière taillaient une matière obscure. Recroquevillé sur le lit et engoncé dans les couvertures, j’écarquille mes yeux qui s’efforcent au jour, dans cette atmosphère irréelle baignée de clair-obscur. Dans les sombres tranchées de la Grande Guerre, c’est à travers des meurtrières que la lumière fusait par rafales, pour arriver jusqu’aux visages hâves et boueux des soldats. Elle était l’aubade des cieux, dont la lumineuse clémence venait compenser la cruauté de la Terre des hommes. De mémoire de soldat, la nuit, toujours, fut redoutée parce que froide et angoissante ; favorable aux machinations de l’ennemi, à sa prolifération spectrale et sanguinaire qui pou-vait s’abattre sur vous, semant la mort au long cours, comme l’expriment bien ces vers de Guillaume Apollinaire :

La nuit descend On y pressent Un long un long destin de sang

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En revanche, le retour du jour était unanimement espéré, puis célébré ; non qu’il ait jamais eu pouvoir d’arrêter le char infernal du mal mais, tout au moins, rendait-il possible, si diffusément que ce fût, son dévoilement. La lumière pro-cède aussi d’un art de la guerre.

Je chasse ces idées macabres de guerre qui depuis mon enfance peuplent mon esprit et infusent mon imagination. J’ai toujours aimé tout ce qui touche aux travaux de Mars ; films, récits, expositions, publications scientifiques, rien n’échappe à ma soif de lecture. Ma thèse de doctorat en his-toire de l’art portait très largement sur le Guernica de Picasso et La Guerre d’Otto Dix. Une petite salle de mon appartement me tient même lieu de sanctuaire, toutes les maquettes d’engins de guerre que j’ai patiemment construites y sont entreposées. Nul visiteur n’en profane jamais l’espace. Je crois même que, par la pensée, je passe bien plus de temps sur les champs de bataille que sur les sentiers de mon pré-sent. Que cherché-je sans répit dans ces gestes héroïques, ces confrontations violentes des corps ? Pourquoi cette passion morbide pour tous ceux que Paul Eluard nomme si magnifi-quement « les bâtisseurs de ruines », moi qui suis par ailleurs homme délesté de toute bravoure voire de toute autorité ?

J’éprouve des difficultés à m’extraire de mon lit, mes membres sont encore engourdis par une semaine de claus-tration forcée passée à picoler, à vider, lampée après lampée des bouteilles de mon whisky préféré, le Jack Daniel’s.

De loin, le son de la radio me parvient, semblable à une rumeur. Le trajet du son, comme celui de la lumière, est affaire de frayage. Surgies du poste radio, les ondes électromagnétiques se sont propagées selon des trajec-toires irrégulières, puisqu’elles ont dû franchir les cloisons

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de claustras du salon et du couloir, pour s’épuiser dans le creux de mes oreilles en faisant vibrer mes tympans, presque comme un chatouillement. Le son issu de la déflagration répétée des bombes sur les champs de bataille était moins affiné, un son insupportable pour l’oreille humaine, qui écra-sait les tympans des soldats, les vouant à une semi-surdité puisqu’ils n’entendaient plus qu’une espèce de sifflement d’autant plus douloureux qu’il était aigu.

Graduellement, le son devient plus précis et l’infor-mation plus audible : c’est le bulletin d’information de sept heures sur Radio France international :

« À Libreville, au Gabon, la situation reste préoccupante, trois

jours après les violences postélectorales du 31 août 2016.

Les rues sont résolument désertes, hormis quelques pas-

sants. Administrations et commerces sont fermés et la pénurie

en matière de produits de base, carburant, électricité, eau,

commence à se faire ressentir.

Devant les rares boulangeries et magasins ouverts, on observe

des files d’attente atteignant des longueurs qui ne sont pas

sans rappeler des scènes de pays en guerre. Ce décor de

guerre se trouve davantage mis en relief par les nombreuses

patrouilles des forces de l’ordre, le retentissement des sirènes

et, surtout, le spectacle de destruction massive de nombreux

édifices publics et de véhicules, avec comme point culminant,

l’incendie partiel mais non moins spectaculaire du palais

Léon Mba. Toutefois, à Libreville comme dans l’hinterland, l’on

n’enregistre quasiment plus de manifestations de violences

populaires ».

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Que l’auguste dieu des Gaulois, du haut de son ciel, daigne bénir bien bas RFI !

Non qu’après les temps glorieux où nous communi-quions par la rythmique du tam-tam, nous ne nous soyons toujours pas dotés de médias modernes, mais simplement parce que sous nos tropiques, en période électorale, les médias se calfeutrent toujours dans le black-out. Et si la nature a horreur du vide, les événements, eux, s’accommo-dent très mal du silence. Cela explique la bonne fortune de la rumeur et des fort beaux jours qu’elle a encore devant elle, par son obstination patriotique à mettre des mots, fussent-ils invraisemblables, sur des choses du pays, elles, bien réelles.

Mais d’une rumeur à une autre, n’allez surtout pas croire que la bonne parole diffusée par RFI permet de dire la vérité des événements, n’allez surtout pas croire que cet évangile médiatique, charitablement libéré pour le salut politique des Damnés de la terre d’Afrique, est « la voix de ceux qui n’ont point de voix et la bouche de celles qui s’af-faissent au cachot du désespoir ». Il y a des rumeurs d’en bas, larvées et subalternes et des rumeurs d’en haut, plus dominantes : RFI n’est qu’une canalisation de la rumeur du monde, une résonance de la voix de la France dans le tumulte assourdissant des palabres démocratiques africaines. Elle peut, en fonction des conjonctures politiques de l’Empire, porter aux nues aujourd’hui des dictateurs qu’elle a honnis hier ; contribuer à l’amplification du bruit et des fureurs populaires ou, inversement, les discréditer. Mais peut-être ne faut-il pas blâmer la radio mondiale de s’adonner à pareille élasticité car c’est Edgar Faure qui avait raison : « ce n’est pas la girouette qui change de sens, c’est le vent ».

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RFI, pour nous, Africains, c’est la mesure du monde. Et pour ne pas être arriérés, pour vivre avec son temps, autant suivre la marche et l’ordre du monde. C’est ainsi que, dans nos discussions ampoulées d’universitaires progres-sistes et faussement érudits, il est d’usage de commencer son argumentation par « selon RFI » ou « si l’on en croit RFI », en s’inscrivant par cette invocation dans le seul temps du monde qui vaille. Nous lisons les écrivains comme les scien-tifiques invités et promus par RFI, et nous accréditons pour une large part les analyses des experts en toutes matières, conviés à gloser sur les grands sujets de l’actualité. Par le moyen d’une opération de ventriloquie intellectuelle, nous reproduisons l’ordre du discours de l’Empire ; indécrottables colonisés que nous sommes !

La colonisation, cette bête mutante, s’est quasiment dématérialisée en notre xxie siècle mass-médiatisé, pour se disséminer à travers ces « particules élémentaires » appe-lées ondes magnétiques qui viennent informer nos petites cellules grises, et conditionner notre cortex. Encore et tou-jours cette Odeur du père, qui ne se contente plus de nous coller à la peau mais qui envahit tout notre être et s’insinue jusque dans ses cavités les plus infimes. Et l’un des agents de ce travail de reproduction est sans conteste notre ami et humoriste Mamane qui, dans sa chronique quotidienne sur RFI, à propos d’un pays imaginaire d’Afrique, le Gondwana, dépeint à grands traits les contours fantasques d’une Afrique loufoque, tout droit sortie de L’État sauvage, de Georges Conchon. Réalise-t-il seulement que, sous couvert d’une pro-duction humoristique, il recharge les signes du grand récit de l’Empire à propos d’une Afrique ambiguë et insondable cœur des ténèbres ? Par ailleurs, sous un angle symbolique,

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ce dispositif est parfait, puisqu’il est donné à un Gondwanais de se moquer du Gondwana dont il devient, par un subtil jeu parodique, la figure prototypique. Sous les chapiteaux de l’Occident, l’Afrique se rit donc de l’Afrique tandis que la France impériale applaudit à se rompre les mains, exul-tant et criant à voix déployée des vivats : remake feutré des expositions coloniales. C’en est trop, il faut déchirer les rires banania de tous les médias de France et du monde !

Bref ! Claquemuré plusieurs jours dans mon petit appar-tement, agrippé par une peur intense et ne me risquant au dehors que par les transports de mon imagination, je vais enfin pouvoir sortir, comme un soldat permissionnaire après d’interminables mois passés à ramper dans les boyaux vis-queux de la terre. Je suis excité à la seule idée de poser enfin mes yeux sur la matérialité de cette désolation qu’évoquent en boucle médias audiovisuels et autres tabloïds.

Après m’être abandonné à une brève douche froide, je rejoins le salon, drapé dans une serviette de bain bariolée, puis je me laisse choir sur mon sofa de faux cuir, obtenu de haute lutte au cours d’une vente aux enchères du Peace Corps. Sur la table ronde de la salle à manger, des assiettes sales contenant les reliefs de plusieurs repas, des verres, de nombreux livres et des copies d’étudiants raturées de rouge. Je ressens de la culpabilité à la vue de ce désordre domestique. Si Alia était encore de ce monde, elle m’aurait vertement repris sur mon incapacité notoire à être ordonné. Mais Alia ne sera plus jamais là, dans cette maison où nous avons vécu dix ans et que nous pensions remplir d’une ribambelle d’enfants. Non, Alia ne sera plus jamais là, sauf peut-être à travers ses affaires personnelles que je n’ai jamais déplacées afin d’en conserver l’aura, ou son portrait

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dans un cadre fixé au-dessus du living, avec ses yeux clairs et immenses d’où semble couler une bienfaisante fontaine où je soigne les meurtrissures de mon âme.

J’allonge machinalement mon bras en direction du tabouret d’angle où se trouve posée la machine à café. Je pince une capsule de la précieuse poudre et l’insère dans la cafetière, puis je presse le bouton déclencheur. Tandis que le moteur de la machine ronronne, je regarde le filet onctueux s’écouler et remplir la tasse de porcelaine où affleure déjà l’écume dorée. De la même manière qu’au lever du jour des milliers d’hommes à travers le monde célèbrent Dieu ou Satan, moi, c’est au rituel du café que j’ai toujours sacrifié. Autant que son goût et son effet roboratif, c’est son arôme que j’affectionne par-dessus tout, cette fragrance qui, emplissant mes narines jusqu’à l’enivrement, me trans-porte vers ces terres noires et dardées de soleil du Brésil, de Colombie ou de Côte d’Ivoire : ma prise de café journa-lière se transforme en cérémonie mystique de réconciliation avec la Terre.

Par prudence, j’ai préféré laisser ma voiture qui, de toute façon, est quasiment à court de carburant. Je réside non loin du boulevard Triomphal, théâtre des événements et de la convoitise de mes yeux. J’habite la Baie des rois, une petite agglomération sur le front de mer encore appe-lée Awondo et, plus précisément, un quartier dénommé Anongo- Ambani1. J’ai également pris soin d’éviter les routes

1. Littéralement : “Les Deux Clans”, nom donné au nouveau village fondé par Ré-Nimba, frère du roi Louis-Dowé, lorsqu’il se brouilla avec son cousin Akaè, lequel, de son côté, quitta le village d’Okolo pour aller finir ses jours à Quaben. C’est aujourd’hui le village Louis, du nom du roi Louis Dowé qui signa le traité du 18 mars 1841 avec la France, André Raponda-Walker, Toponymies gabonaises, 2008.

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principales pour emprunter les nombreuses venelles qui serpentent et débouchent comme par un tunnel souterrain, sur le boulevard Triomphal. Je me suis toujours demandé quels faits héroïques avaient bien pu valoir à cette avenue une telle épithète. De quel triomphe s’agit-il ? De quels faits d’armes ? Et datant de quelle époque ? Tout cela demeure entièrement nappé d’ombre… Long de quatre cents mètres environ, Le boulevard Triomphal aligne de part et d’autre, des ambassades, des institutions municipales et parle-mentaires, des ministères régaliens, l’Institut français du Gabon, ainsi que le principal supermarché du tout-pays, Mbolo, rebaptisé Casino. Autre fait notable, peut-être pas des moindres et susceptible de justifier son triomphe, il présente sur tout son linéaire un revêtement bitumineux expurgé des innombrables nids de poules qui pullulent sur la plupart des autres artères de la capitale, à tel point que quelques esprits taquins ont requis de désigner notre chère ville du nom de Libreville-les-trous. Un de nos écrivains a même élevé au rang d’objet narratif ces rues défoncées comme si elles avaient été prises sous le feu nourri d’une mitrailleuse obstinée. Le roman qu’il en a tiré a pour titre : Le Bourbier2.

Je suis quasiment arrivé, il ne me reste plus qu’à franchir un pont de fortune jeté par-dessus la rivière Arambo, qui pour plusieurs Awondois de ma génération, fut l’équivalent affectif du Lac de Lamartine. Véritable sépulcre des amours mortes de notre enfance, que de serments enamourés n’avons-nous pas prononcés, pour nous parjurer aussitôt avec désinvolture, avant de rééditer fébrilement l’exercice ? Le temps a passé, mais la rivière est toujours là, en dépit de

2. Armel Nguimbi Bissielou, Le Bourbier, Paris, Nouvelles Éditions Debresse, 1993.

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l’encombrement de son lit, de ses eaux désormais maculées par la pollution, oui l’Arambo coule toujours3. Combien de ceux qui franchissent machinalement ce pont ont-ils conscience d’enjamber les échelles du temps, d’étirer une translation entre le passé et le présent ?

Je n’ai pas le film des événements, mais tout ici semble procéder d’une véritable tragédie. Et comme dans toute tragédie, seul le dernier acte aura été sanglant. Tout a dû se perpétrer très vite, en un élan unique, comme pour une charge héroïque, ou un baroud d’honneur, selon que l’on se situe du côté du peuple ou des forces de l’ordre. Tout a dû se perpétrer dans une contraction du temps, un battement qui a vu les cheveux se hérisser, les fronts se plisser, les dents se serrer, les cous se raidir, les torses se hausser et les poings se fermer et durcir, répercutant dans l’ensemble du corps désormais survolté la tension musculaire ainsi provoquée.

J’avise d’autres présences, des personnes qui comme moi ont pu domestiquer leur peur pour s’aventurer dans les rues et qui, dans une marche de perroquet, s’aménagent un chemin au mitan des décombres. L’expression d’ahuris-sement qui s’imprime invariablement sur leurs visages semble figurer la multiplication sérielle d’un masque unique dont ils auraient été affublés. L’atmosphère est terriblement pesante, surchargée de tous ces atomes de colère que le temps ici n’est pas encore parvenu à désintégrer. Lourde de la clameur de tant de gorges déployées à se rompre, elle exhale encore le soufre des gaz lacrymogènes : la crampe

3. Ludovic Obiang, « Pour que l’Arambo coule toujours », Et si les crocodiles pleuraient pour de vrai, Bertoua, Ndzé, 2003.

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temporelle semble ne pas s’être encore relâchée. Mes yeux errent alentour et butent sur des véhicules caillassés, des bâtiments éventrés, des poubelles calcinées par dizaines, érigées en barricades de fortune ; les traînées d’immondices qu’elles répandent leur donnent l’apparence d’immenses bouches béantes et vomissantes.

La chaussée, transformée en champ de bataille est jonchée d’objets hétéroclites, dont la promiscuité confine au comique de situation. Des posters lacérés du président, voisinant avec une perruque vraisemblablement séparée de la tête féminine qu’elle coiffait du fait d’une course aussi soudaine qu’effrénée lancée dans le sens contraire du vent, des douilles de bombes lacrymogènes, des éclats de verre, un soulier, un bouclier de policier et, jetée à proximité, une bible ouverte à une page dont je ne parviens pas à déchif-frer le titre. Serait-elle tombée de la vareuse du policier au moment de la perte de son bouclier, ou fut-elle opposée et brandie en guise d’arme de dissuasion symbolique, contre la charge policière ? D’un regard en plongée, je m’efforce de lire le titre sur lequel elle est ouverte, mais les nombreuses auréoles bleutées produites par l’eau chaude des lances, ajoutées aux pages rongées par le feu compliquent mon projet d’exégèse. Serait-ce l’Apocalypse ? Ou plutôt la des-truction de Sodome et Gomorrhe ? À moins que ce ne soit le Livre de Jacques au verset disposant que « la colère de l’homme n’accomplit pas la justice de Dieu » ? Je trébuche sur une des nombreuses pierres qui collent au bitume comme une série de boursouflures, signe d’une sorte d’intifada tropicale. Leur éparpillement semble dessiner des figures sombres et aléatoires.

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Je regarde à nouveau ce soulier égaré, trop lustré et trop convenable pour ce théâtre d’événements ; rien à voir avec les brodequins des fantassins ou les baskets des insurgés, non, il s’agit quasiment du genre de chaussures que l’on porte le dimanche pour la messe, ou le samedi soir pour assister à des cérémonies nuptiales. Vestige, sans doute, d’un cadre d’entreprise qui, sortant du travail a rejoint le mouvement des contestataires, à moins qu’il ne s’y soit trouvé pris contre son gré. Ma connaissance des chaussures de qualité est approximative, mais ce doit être une Weston dont les rayons du soleil transforment maintenant le cuir impeccable en une surface réfléchissante. Mais qu’importe, je ne suis pas Van Gogh qui peignit, à partir de simples souliers, l’une des toiles les plus accomplies de l’histoire de l’art ; je ne suis pas davantage Heidegger qui en donna une magistrale interprétation faisant surgir, derrière ces chaussures des mondes, voire des arrière-mondes…

J’observe par ailleurs que même la colère la plus noire se trouve contenue par les lois implacables de l’anthro-pologie physique, science à laquelle les afficheurs étaient néces sairement initiés car, au-delà d’une certaine hauteur, nous autres Bantous ne pouvons atteindre nul objet. Et c’est ainsi que survécurent ces affiches si haut perchées. Mais hors de portée des mains fébriles, elles ne l’étaient guère des projectiles dont la fonction première est de réduire la distance entre le lanceur et la cible ; prothèse de fortune qui fit autrefois le succès de David contre Goliath. C’est pourquoi plusieurs de ces affiches étaient véhémentement trucidées, laissant apparaître un président-candidat borgne ou ne présentant plus à la place de la bouche qu’une sorte d’éraflure proche d’un sinistre rictus.

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Mais ces impacts de pierre ne suffisaient pas à calmer l’ire de nos insurgés. Alors, abdiquant face au challenge des sommets, ils se concentraient à nouveau sur la terre et piétinaient pesamment, les uns à la suite des autres et non sans fureur, les quelques affiches qui tapissaient le sol : on eût dit la danse rituelle et sautillante des Apaches, plumes, tatouages et carquois en moins, bien entendu. À défaut du corps du souverain, pourquoi ne pas se repaître de son image ?

L’écho d’une sirène me fait tressaillir. Je remonte les pentes molles de l’imaginaire pour revenir à la surface des choses et des êtres. Je jette un œil en direction des hommes masqués qui semblent agités par le même effroi que moi. Et dans une interrogation muette et collective, nous nous demandons de quoi cette alerte est l’annonce. Qu’avons- nous donc fait ? D’où naît cette inquiétude irrationnelle ? Je pense au Procès, de Kafka et à cet infortuné Joseph K., la culpabilité n’est pas toujours substantielle, mais proces-suelle. Et si le Dr Knock de Jules Romain a pu nous convaincre de ce que tout homme est un malade qui s’ignore, pourquoi ne dirait-on pas de tout homme qu’il est derechef un cou-pable qui s’ignore ? D’un rapide regard circulaire, je fais mentalement le point sur la configuration des lieux pour identifier les différentes options de volatilisation. Mais trop tard, car déjà nous sommes encerclés par trois véhicules légers de reconnaissance et d’appui (Velera). Deux d’entre eux reviennent des principaux axes du boulevard, tandis que le troisième débouche d’une rue perpendiculaire, lon-geant la façade latérale de la mairie centrale et menant au quartier des Cocotiers.

Au moment où les trois camions s’immobilisent, je vois apparaître un véhicule 4x4 de marque Mercedes, à toit

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ouvrant, d’où surgit comme un diable de sa boîte un homme glabre, dont on devine au nombre des barrettes qui saturent ses épaules qu’il est officier. Son command-car avance au pas, comme dans les parades, il ressemble à un empereur romain juché sur son char et fendant la foule électrisée scandant des slogans, dans un indescriptible tumulte. Sauf qu’ici, le seul bruit qui sourd est celui de nos cœurs tambourinant contre nos poitrines. Tandis que le véhicule continue sa progression vers le centre de la scène où moi et les hommes masqués nous nous tenons, l’homme échappé de la trappe balade alternativement sur nous et sur les dégâts, un regard inquisiteur qui glace le sang. Il semble déchiffrer dans l’agi-tation de nos visages les signes d’une culpabilité imaginaire. Le silence est pesant et d’une matérialité qui oppresse ma gorge et accélère ma respiration. Puis soudainement, d’une voix métallique semblant sortir d’un mégaphone, il éructe :

– Vous ne devriez pas traîner longtemps dans les rues, car nous n’avons pas encore sécurisé toute la ville. Vous pourriez tomber sur des bandes mal intentionnées.

Nous voici délivrés d’une condamnation et d’un châti-ment que nous pensions imminents et sans appel.

Voyeur impénitent, j’ai du mal à me résoudre à partir, comme si la pâture dont mes yeux se nourrissent était insuffisante, il manque le spectacle ultime, l’Assemblée nationale incendiée. Je suis comme balloté par deux forces contraires, l’une m’attirant irrésistiblement vers l’édifice sinistré, l’autre plombant mon élan d’une sorte d’angoisse anticipative. Finalement, j’entre dans l’enceinte du palais du peuple et, depuis le parvis, je découvre, stupéfait, l’étendue du désastre. Tout mon être semble alors revivre cet incendie superbe : je ressens la chaleur des flammes grandissantes,

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j’entends leur crépitement semblable à une mitraillette de gosse, mais aussi le craquement des baies vitrées et le fracas des structures tombant des massifs plafonds de plâtre. Mes yeux endurent le picotement de la fumée, d’abord blanche puis s’élevant en de noires volutes tourbillonnantes qui encombrent le ciel. Ma vision se compose alors en un tableau d’Hubert Robert figurant l’incendie grandiose de Rome.

Je commence à reculer pour échapper à la propagation des flammes, et aux projectiles d’éclats de verre lorsque je marche sur une pierre qui me déséquilibre et me pro-jette au sol. Deux des hommes masqués se précipitent à mon secours, me prennent chacun par un bras et me relèvent promptement :

– Rien de cassé, monsieur ? – Non ça ira, merci.J’ai entrepris de descendre le boulevard, sans but précis,

saisi par une grande tristesse. J’avais mal à mon pays comme on a mal au ventre. Je demeurais ébaubi devant un tel défer-lement de violence, une telle éruption de colère entre les fils d’une même terre. Surtout que les informations faisaient état d’une attaque aérienne sanglante du QG du principal leader de l’opposition. Je me suis retrouvé sur le front de mer, une géographie affective qui a commencé d’apaiser ma peine comme naguère, du temps de mon enfance.

J’ai en effet grandi dans l’intimité profonde de ces berges, à une époque pas si lointaine où la vie n’était pas aussi brutale qu’aujourd’hui. La saison sèche, qui coïncide avec les vacances scolaires, tenait lieu de période magique. Nous nous levions avec le soleil pour courir inspecter dans les clairières environnantes, les nombreux pièges à crabes que nous avions posés la veille. Et, croyez-moi sincère,

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le fruit de la vente de ces crustacés nous dotait d’une for-tune saisonnière plutôt substantielle pour les garnements que nous étions, qui ne dépensaient leur pécule qu’en achats de confiseries et d’accessoires de jeux. De retour à la maison pour un ennuyeux mais obligatoire petit déjeu-ner en famille, il nous tardait de quitter la table pour nous adonner à d’interminables parties de football, sans arbitre ni limitation de temps et de joueurs, qu’on appelait big match. Dans la course pour la récupération d’une balle, les chocs trop intenses entre mollets ou tibias débouchaient invariablement sur des pugilats. Avec le recul, je réalise que ces parties aux équipes pléthoriques participaient plus de la mêlée de rugby que du football classique. Le soir venu, de jeux las, nous piquions à l’unisson une tête dans l’eau et barbotions des heures durant. Mais où est donc passé le charme tendre de ce vert « royaume d’enfance » ?

C’est de cette proximité prolongée avec la mer que m’est venue, en grandissant, cette inclination pour la poésie. Pour moi, moins qu’un spectacle, la mer a toujours été une écoute mystique. Il m’était impossible de la contempler plus de cinq minutes sans fermer les yeux, sentir les embruns humecter mon visage, dans le même temps que le baume du vent. Sa rumeur susurrée parvenait à mon oreille telle une ancienne mélopée surgie des profondeurs insondables, dont je ne parvenais toujours pas à déchiffrer l’idiome secret. Oui, les vents parlaient comme par distillation de poussières de voix multiples provenant de tous horizons et de toutes époques : clameur des siècles ou écho sonore des lointains : toute mer est un espace polyphonique…

Longeant aujourd’hui ces rivages éternels, je suis envahi par les mêmes sensations, mes oreilles toujours

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ouvertes comme des radars, mon corps vibrant au diapa-son même des éléments. A défaut d’une réponse, ce sont les paroles de la chanson de Bob Dylan, Blowin’ in the wind, qu’il me semble distinctement entendre :

How many roads must a man walk downBefore you call him a man?Yes and how many seas must a white dove sailBefore she sleeps in the sand?Yes and how many times must the cannon balls flyBefore they’re forever banned?The answer, my friend, is blowin’in the windThe answer is blowing in the windHow many years can a mountain existBefore it’s washed to the sea?Yes and how many years can some people existBefore they’re allowed to be free?Yes and how many times can a man turn his head?Pretending he just doesn’t see?The answer, my friend, is blowin’in the windThe answer is blowing in the wind.

Dans cette ivresse, j’ai continué ma déambulation et me suis retrouvé au niveau de la Mission française de coopéra-tion, en face de laquelle est érigée une majestueuse statue. J’ai traversé la route, m’en suis suffisamment rapproché puis, à hauteur de son piédestal, l’ai toisée de manière à en apprécier l’envergure.

Je regarde cet homme à jamais figé dans la froideur minérale de la pierre, Il est aussi monumentalement pré-sent sur cette place qu’il est absent, anonyme au-dedans

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de nous, tel un passager clandestin de notre histoire, une silhouette nocturne, un corps sagittal. Et pourtant son nom est fameux et sa vie tout auréolée de gloire n’a guère perdu de son retentissement et de sa superbe, mais c’est nous qui avons désappris à entendre, nos cœurs comme nos yeux s’affaissant piteusement devant la scène de l’histoire. Roulent les tambours de l’histoire, claironnent furieusement ses trompettes, nous demeurons sourds. C’est bien connu, l’oubli est la seconde mort des héros.

Nous allons par les chemins du monde, insouciants et désinvoltes, générations hors sol, échappés à toute généa-logie, c’est le temps des testaments trahis, où le sens de la vie s’épuise dans la célébration bientôt hystérique d’un éternel présent. De tous lieux s’entonne un hymne aux logiques de l’instant et à la sacralisation des durées courtes, deuxième mort de Braudel. Et pourtant, nous avons telle-ment à apprendre de son courage, de son patriotisme, de son éthique, par sa mort nous pouvons indéfiniment pro-longer nos vies aujourd’hui si misérables.

Alors même que je croyais me parler à moi-même, je ne sais à quel moment j’ai commencé à l’aviser, à l’interpeller, à hurler une colère viscérale en tournant autour du monu-ment comme Dom Juan autour de la statue du commandeur. Je voulais que la pierre s’anime, qu’elle devienne expressive, qu’elle fasse éclater cette pétrification dans laquelle le pays semblait enfermé, je voulais qu’il me donne un signe, une direction, mais il se contentait de demeurer là, inerte, inter-dit, inutile, résolument outre-temps…

Tout mon être bouillonne, tout le « capital des douleurs du pays », ses ressentiments et haines antérieures se ras-semblent maintenant dans l’espace de mon corps devenu

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caisse de résonance des complaintes de l’histoire. J’abrite une rage primaire, une bête hurlante qui finit par surgir au travers de ma voix, de mon cri devenu guttural, alors j’éructe, les lèvres baignées d’une écume blanchâtre… Tout tourne autour de moi, ma tête s’alourdit, le choc de mon corps sur le sol résonne comme une sourde explosion, la statue titube sur son piédestal, puis d’un mouvement brusque tombe sur moi…

Coupez ! Coupez !