recherches augustiniennes volume xx - 1985

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RECHERCHES AUGUSTINIE NES VOLUME XX ÉTUDES AUGUSTINIENNES 3, rue de l' Abbaye 75006 PARIS 1985

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Page 1: Recherches Augustiniennes Volume XX - 1985

RECHERCHES AUGUSTINIE NES

VOLUME XX

ÉTUDES AUGUSTINIENNES 3, rue de l' Abbaye

75006 PARIS

1985

Page 2: Recherches Augustiniennes Volume XX - 1985

ISBN: 2-85121-071-8

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Zenoniana

Recherches sur le texte et sur la tradition de Zénon de Vérone

Lors de sa parution en 1971, l'édition par B. Lofstedt des Tractatus de Zénon de Vérone fut saluée comme une réussite admirable1 • Le compliment est à peine exagéré, et ce volume reste aujourd'hui l'un des meilleurs de la Series Latina du Corpus Christianorum. Complété en 1975 par la publication d'une concordance2

, le travail critique de Lofstedt a suscité un regain d'intérêt pour l'œuvre de Zénon et s'est imposé comme le fondement indispensable de toutes les études ultérieures3• Le classement des manuscrits des Tractatus, l'examen de la langue et du style de l'auteur, développés dans une introduction magistrale, constituent des acquis essentiels. On serait même tenté de dire définitifs, si l'œuvre de l'évêque de Vérone avait été transmise de façon correcte. Mais tel est loin d'être le cas : la disparition dans un incendie du seul exemplaire ancien, l'absence de tradition indirecte due à la faible diffusion des sermons en dehors

!. Zenonis Veronensis Tractatus, edidit B. LôFSTEDT (Corpus Christianorum. Sertes Latina, 22), Turnholti, 1971, vrn-123*-230 p. Cette édition a modifié la numérotation traditionnelle des Tractatus, en revenant à juste titre à l'ordre transmis par les manuscrits. Elle fut qualifiée d'« ammirevole » par G. BANTERLE (dans Studi Zenoniani. In occasione del XVI centenario della morte di S. Zeno, Verona, 1974, p. 48), d'« admirable» par R.M. GRANT (dans The Journal of Theological Studies, n. s., 27, 1976, p. 223-4).

2. B.M. L6FSTEDT, D.W. PACKARD, A Concordance to the Sermons of Bishop Zeno of Verona, New York, 1975, [vi]-410 p.

3. En dehors des articles cités aux notes 4 et 49, voici les contributions les plus importantes que l'on relève dans la bibliographie récente: L. MM:oUNOWICZ, De Zenonis Veronensis ratione scribendi (en polonais), dans Eos 61, 1973, p. 273-88; G.B. PIGHI, La letteratura Zenoniana del!' VIIIe del IX secolo, dans Studi Zenoniani..., 1974, p. 13-34; W. HüBNER, Das Horoskop der Christen (Zeno I, 38 L.), dans Vigiliae Christianae 29, 1975, p. 120-37; C. TRUZZI. La litur­gia di Verona al tempo di San Zeno (ca 360-380). Riti, usanze, teologia, dans Studia Patavina 27, 1980, p. 539-64 (non vidi); H.J. FREDE, Neutestamentliche Zitate in Zeno von Verona, dans New Testament Textual Criticism. Its Signijicance for Exegesis. Essays in Honour of Bruce M. Metzger, Oxford, 1981, p. 297-304; L. PADOVESE, Eresia e verità ne! pensiero di Zeno da Verona, dans Laurentianum 22, 1981, p. 477-85; V. BoccARDI, «Quantum spiritaliter intelligi datur ''· L 'esegesi di Zenone di Verona, dans Augustinianum 23, 1983, p. 453-85 ; U. BARELLI, L'" Arcadio,, di Zenone, dans Atti e memorie del!' Accademia di Agr. Sc. e Lett. di Verona 157, 1980-81, p. 139-49.

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de Vérone, la corruption profonde de l'ensemble des témoins directs font de l'édition de Zénon un exercice périlleux. Dans ces conditions, il était difficile à B. Lofstedt d'éviter tous les pièges, et il est naturel que des progrès tangibles aient été enregistrés, depuis 1971, dans l'établissement du texte4. Deux enquêtes, que je menais simultanément sur les sources de Rathier de Vérone et sur la bibliothèque de Saint-Rémi de Reims, m'ont permis de repérer quelques documents inédits, intéressant l'histoire des sermons de Zénon. Ces trouvailles fortuites m'ayant amené à lire attentivement l'ensemble des Tractatus, j'ai cru pouvoir risquer plusieurs conjectures nouvelles. Que les spécialistes de la période veuillent bien excuser cette intrusion dans un domaine extérieur à mes préoccupations habituelles.

l - DEUX TÉMOINS NÉGLIGÉS DES SERMONS DE ZÉNON

A - La collation par Scipion Maffei du «Codex Remensis )) Dix-neuf manuscrits contenant les Tractatus de Zénon sont parvenus jusqu'à

nous5 • Sur ce nombre, quatre seulement sont antérieurs au xve siècle : P =Pistoia, Bibl. Cap. C 134, xne s.; N = Napoli, Bibl. Naz. VI D 31, XIIIe s. ; B = Vaticano, Bibl. Vat., Arch. S. Pietro F 33 et T= Venezia, Bibl. Marc. II 85 (2050), xme-xive s. Toutefois, pour leur édition parue à Vérone en 1739, les frères Pietro et Girolamo Ballerini avaient eu accès à un témoin beaucoup plus ancien, qui appartenait à l'époque au monastère bénédictin de Saint-Rémi de Reims ( = R)6 • D'après les fac-similés, diverses additions marginales et l'ex-dono publiés par les Ballerini, R avait été transcrit à Vérone vers la fin du vrne ou au début du IXe s., puis donné entre 845 et 882 par l'archevêque Hincmar de Reims à son abbaye de Saint-Rémi7. Découvert par les Mauristes qui le mentionnèrent à plusieurs reprises8, R fut examiné par un célèbre érudit

4. E. WISTRAND, Textkritisches zu Zeno Veronensis, dans Classica et Mediaevalia Francisco Blatt septuagenario dedicata, K11Sbenhavn, 1973, p. 363-70, qui valut à l'auteur une réplique de B. LoFSTEDT, Zwei Patristica, dans Arctos 9, 1975, p. 57-60; L. HAKANSON, Textkritisches zu Zeno Veronensis, dans Classica et Mediaevalia 31, 1970 (1976), p. 223-38. Ces philologues scandinaves ont proposé, à eux deux, une cinquantaine de corrections - parfois audacieuses -au texte de LOfstedt. Des retouches isolées ont également été sug~érées par M. SIMONErn, dans la Rivista di Storia e Letteratura Religiosa 9, 1973, p. 160; A. ÔNNERFORS, dans Gnomon 46, 1974, p. 369-73 ; W. HüBNER (voir n. 3) et L. BIELER, dans Scriptorium 30, 1976, p. 63-4.

5. Dix-huit ont été étudiés et classés par Lofstedt (ed. cit., p. 13*-45*). Le dix-neuvième est To­ledo, Bibl. Cap. 10. 23, 120 ff., xv< s., qui m'a été signalé par R. Étaix : cf. J.M. OCTAVIO, Cata­logo de la librerfa del cabildo toledano, Madrid, 1903, p. 207, n° 586 ; d'après une collation ra­pide, il est très proche du ms. E (Parma, Bibl. Palat. 34 7) de Léifstedt.

6. Sancti Zenonis episcopi Veronensis sermones ... recensuerunt ... Petrus et Hieronymus fratres BALLERINII, Veronae, 1739 (reproduit dans PL 11). La meilleure notice sur les Ballerini est celle d'O. CAPITAN!, dans le Dizionario biografico degli Jtaliani, t. 5. Roma. 1963, p. 575-87.

7. PL 11, col. 14-7; B. LOFSTEDT, p. 19*-22'". 8. Le volume est évoqué pour la première fois au tome V de l'édition d'Augustin (Parisiis,

1683, col. (533)). Il fut cité ensuite par Th. RUINART, Acta primorum martyrum sincera et selecta, Parisiis, 1689, p. 590; [P. CousTANT], Sancti Hilarii Pictavorum episcopi opera, Pari­siis, 1693, col. 411-4; Io., Vindiciae veterum codicum conjirmatae, Parisiis. 1715, p. 293. Les notes prises sur R par Dom Coustant sont partiellement conservées dans Paris, B.N.,

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véronais, le marquis Scipion Maffei, qui prêta sa collation aux Ballerini, ses compatriotes9

• Le volume disparut ensuite dans l'incendie du 15 janvier 1774 qui consuma la plus grande partie de la bibliothèque de Shint-Rémi10• Les éditeurs modernes de Zénon n'ont donc connu de R que les trop rares variantes explicitement citées par leurs prédécesseurs du xvme s., d'après les notes de Maffei.

Il est étonnant qu'un philologue aussi averti que M. L6fstedt n'ait pas tenté de retrouver le document prêté jadis aux Ballerini. En rendant compte de l'édi­tion de Zénon, Dom P. M. Bogaert lui en fit du reste un discret reproche : « A propos du plus ancien des témoins, le ms. de Saint-Rémi de Reims qui périt en 1774, je me demande s'il ne faudrait pas poursuivre des recherches nouvelles de collations anciennes11 ». Maffei ayant légué ses papiers à la Bibliothèque Capitulaire de Vérone, j'ai profité d'un séjour en cette ville pour vérifier l'intui­tion du Père Bogaert. J'ai pu ainsi retrouver, sous la cote Verona, Bibl. Cap. DCCCCLVI, fascicolo 1°, n° 5, la collation de R dont disposèrent les Ballerini 12

Ce document se présente sous la forme d'un cahier de 10 feuillets, paginés de 1 à 18. Deux copistes (A et B) se sont relayés pour décrire, reproduire ou colla­tionner le contenu de R. D'après l'écriture, B est certainement Scipion Maffei lui-même ; la main A correspond sans doute à celle de Lévesque de Burigny qui, selon les Ballerini, avait aidé Maffei dans son travail philologique13

.

p. 1 (A) - Nom des collaborateurs de Maffei : «Jean Lévesqu(f de Burigny Dom François Maillefer Bibliotecaire de S. Remi de Reims ».

lat. I 1622, f. 125-8v (à lire dans l'ordre 126, 125, 128, 127): elles n'ajoutent rien au document véronais signalé dans la suite de cette étude.

9. Le fait est révélé par les Ballerini, dans le titre même de leur édition : « codicibusque compluribus consultis, inter quos Remensi scripto ante annos circiter mille, per March. Scipionem Maffejum in Gallia conlato ». Des détails supplémentaires se lisent à la page v de leur introduction (PL 11, col. 14-5): « Cum [Marchio Scipio Maffejus] Lutetiam Parisiorum accessisset, egit statim cum docto et pernobili viro Joanne Levesques de Burigny ; is autem cum D. Francisco Maillefer a Bibliotheca Remensis monasterii, ut eum codicem liceret inspicere : et cum eius legendi perhumanissime facta fuisset'facultas, Maffejus noster eodem Joanne collationi opem ferente, variantes lectiones aliaque consideratu <ligna summa cum diligentia e codice descripsit, ac ut primum Veronam repetiit omnia nobis communicauit ». Sur les relations de Maffei avec les Ballerini et plus généralement avec l'ensemble de la «République des Lettres », voir G. GASPERONI, Scipione Maffei e Verona settecentesca. Contributo alla storia della cultura italiana, Verona, 1955, XXI-504 p.

10. Deux récits de cette catastrophe ont été publiés par L. PARIS, dans la Chronique de Champagne !, 1837, p.105-17; un troisième l'a été par H.JADART, dans les Travaux de l'Académie Nationale de Reims 110, 1900-1901, p. 130-44. Autres versions inédites dans Reims, B.M. 1826, f. 1-2v et 1831, p. 107-13.

I 1. Revue Bénédictine 82, 1972, p. 342. 12. Il m'est agréable de remercier ici Don Giuseppe Zivelonghi qui, avec beaucoup de

gentillesse, m'a aussitôt procuré une photocopie de ce fascicule. 13. Cf. supra, n. 9. Le polygraphe Jean Lévesque ·de Burigny (1692-1785) était d'origine

rémoise (Nouvelle biographie générale, t. 7, Paris, 1855, col. 840-1).

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(B) - Précisions d'ordre codicologique : format («in foglio piccolo»), cote médiévale (« Liber sci Remigii vol. XXXI »), ex-dono, assorties de remarques sur l'encre et l'écriture ; liste de fac-similés à faire exécuter.

p. 1-6 - « Sermo uenerabilis Coronati notarii de uita sancti episcopi et confessoris Zenonis ». Transcription intégrale reproduite par les Ballerini, p. CXLVII-CL

(= BHL 9001)14; p. 1-3, ligne 23 = B; p. 3, ligne 23-6 =A.

p. 6 (B) - Notes sur une rubrique de seconde main (« Translatio eius restat »), le nombre de feuillets (« è di carte 140 ») et le système de ponctuation.

p. 7-18 - « Tractatus sancti Zenonis Veronensis episcopi ». p. 7 (A) - « Capitula libri primi ». Texte intégral. p. 8-14 (B) - Collation du livre I. Transcriptions complètes de I 50 et 60. p. 14-15 (B) - « Capitula libri secundi >>. Texte intégra}. p. 15-18 (B) - Collation du livre II, y compris (à partir de la p. 16) des Tractatus restitués désormais à Hilaire de Poitiers, Basile de Césarée et Potamius de Lisbonne.

p. [19] - blanche. p. [20] - titre général, ajouté par une troisième main : « Vita S. Zenonis a

Coronato descripta necnon illius sermones ex cod. mss. Remensi ».

On voit par cette description que la collation proprement dite des Sermons est entièrement de la main de Scipion Maffei, soit que Lévesque de Burigny ait mis fin à sa collaboration, soit qu'il ait simplement joué le rôle de lecteur. La pagination qui apparaît sporadiquement dans les marges des pages 8 à 18 montre que le texte servant de référence à Maffei était l'édition de Zénon publiée en 1586, d'un format assez maniable15 •

Le document retrouvé à Vérone ne fait mention ni de lieu ni de date. Mais cette lacune est facile à combler grâce à la correspondance de Maffei. Dans une lettre datée de Paris, le 20 octobre 1734, l'érudit italien écrivait à l'un de ses compatriotes : << Una delle cose che mi ero prefisso di far in Francia era la collazione dell'unico Ms. antico che si trovi del nostro S. Zenone per poterne poi fare una Edizione a Verona con reputazione ... Dopo lunghissimo maneggio, disperato d'averlo qui da Rems dove si conserva, ero in punto per far tal viaggio, quando un buon' arnica per certa via secreta ha trovato il modo, e dimani arriverà e l'avro nella mia stanza16 ». Quelques mois plus tard, le 16 janvier 1735, il annonçait au même correspondant: «Ne! famoso Mss. di S.

14. Sur cette légende, voir en dernier lieu A. VECCHI, 1 luoghi comuni nell'agiografia. Saggio sulla leggenda veronese di S. Zeno, dans Augustinianum 24, 1984, p. 143-66 (qui fournit la bibliographie utile).

15. Sancti Zenonis Veronen. episcopi et martyris doctoris eximii sermones .... Veronae. Apud Hieronymum Discipulum, 1586.

16. Scipione Maffei, Epistolario (1700-1755), a cura di C. GARIBOTTO, t. 1, Milano, 1955, p. 702.

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Zenone non ho trovato quel che speravo, e nulla più dello stampato, tuttavia !'ho collazionato tutto17 ». C'est donc à Paris, entre octobre 1734 et la mi-janvier 1735 que Maffei put étudier à loisir la présentation et le contenu du codex Remensis. Le soin avec lequel il releva certains détails codicologiques ou paléographiques est remarquable pour l'époque, et c'est à lui que revient tout le mérite de l'excellente description de R que publièrent les Ballerini en 1739. Sa collation des Tractatus est de qualité plus inégale. D'abord claire et aérée, elle devient assez rapidement sommaire et embrouillée. Tout se passe comme si Maffei, déçu de ne pas trouver d'inédits, ainsi qu'il le confesse dans sa lettre du 16 janvier, avait renoncé à procurer lui-même une nouvelle édition de Zénon et s'était peu à peu dégoûté de son entreprise.

La publication de toutes les variantes reproduites par Maffei n'aurait guère de signification. Nombre de leçons, et souvent les plus intéressantes, sont déjà mentionnées dans les notes des Ballerini et sont passées de là dans les éditions postérieures. En beaucoup d'autres cas, ce n'est pas le codex Remensis mais l'édition de référence qui s'écarte du texte reçu. Les seules variantes de R qui m'aient paru dignes d'être retenues sont celles qui, restées inédites, permettent de mieux situer le manuscrit détruit par rapport aux autres témoins, et par conséquent de compléter, voire de corriger, l'apparat de M. Lôfstedt. Le sigle RD signale les leçons qui étaient attribuées jusqu'ici par erreur au codex Remensis, R* les quelques passages, discutés dans la troisième partie de cette étude, pour lesquels la collation de Maffei incite à modifier le texte' adopté par le dernier éditeur. Les chiffres imprimés en gras renvoient à la capitulation des Tractatus à l'intérieur de chaque livre, les autres font référence aux lignes de l'édition Lôfstedt.

LIBER PRIMUS

Capitula, 15 XLI: quadragesimi R Il 65 incipit liber beati Zenonis Veronensis pontificis add. R

1, 3 cognoscit: agnoscit R* Il 27 niti: coniti R conniti R 0 Il 48 age: .aie R Il 52 trahit : -hat R 11 57 appetit : adpetit R 11 88 prorsus temptat : nouum R l l 92 in se2 am. R Il 93 uultibus am. R Il 107 in Omphales: nonfalis R non falis R0 li 121 luxuria: luxoriç R l 141 absumptum iri: adsumpturi R absumpturi R 0 11142 amore: -ris R Il 159 irritata: inritata R inçitata RD Il 174 formositas: formonsitas R Il solitudine: -nem R 11 212 coaequarum : quo aequarum R

2, 13 cum idem: dum R li 27disserunt18 R1142 perniciosum: -sis19 R li 50-1 adgres­surae tempus R : et egressum R 0 Il 52 qui sit : quid s. R 11 57 at dicis : addicis R Il 65 nolentes edicant : n. se dicant R 11 98 assumpserat : adsumpserat R 11 124 inluuie : inlubie R Il 130 hic hic: hic2 expunxit R Il 169 angusti circuli : augustis circuli R

17. Ibid., p. 714-5. 18. Leçon déjà adoptée par Llifstedt, d'après le témoignage de quatre témoins plus récents.

19. Variante défendue à juste titre par L. HAKANSON, Textkritisches .... p. 225-6 (qui ignorait le témoignage de R).

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augustis circulis R 0 Il 218 ac resurrectionem: ac resurrectione R et resurrectio R 0 Il 223 pecuina: pecunia R li 229 contemnens : -tempnens R li 257 quam rationem : qua ratione R Il 259 interitum: in i. R Il 259-60 in spiritu R: om. R 0 Il 300 explicit de resurrectione add. R

3, 1 incipit add. R li 32 uacuauit: uacauit R li 56 illi: illis R li 62 adde: addo 20 R li 64 illicitum : inlicitum R 11 103 Ieremia : Hieremia R II 109 circumcidatur : -dantur R 11118 et 141 Moysi: Moysei R* li 147 phantasma: fantasma R li 191-2 a tribuenda: atribuenda R tribuenda R 0 Il 214 Amen. Expl(icit) tract(atus) de circ(umcisione) add. R

4, 1 incipit add. R li 50 litterataeque: litterataque R li 107-8 patiens a quo: patientia a quo R 11 15 7 post honore add. continuit R fort. recte 11 163 et 173 uiribus : uisceribus R

5, 1 incipit add. R Il 2 friuolum: fribulum R Il 35 obsistit: existit R Il 62 semesis: emensis R l l 82 enorme : inhormem R in hormen R 0 11142 expl(icit) de auaritia add. R

6, 1 incip(it) prçf(atio) pascalis VI R Il 4 per om. R

7, 1 tractatus Genesis R 8, 10 !ex ait R 9, 1 item tractatus sequentiae Exodi : sequen(tia) de Exodi R sequentia Exodi R 0

lOB, 3 peragrare competenti : peragere conpetenti R 11 10 labruscam : -cas R 12, 1 XLI R: XL R 0 113 nectarei: nectar R Il 4 conuolate: -lat R 116 replete: replet R

13, 6 fratris : patris21 R0 11 11 sui om. R 11 32 procurauerat : -raret R -rarat fort. legendum Il 125 exhomologesin R 14, 74 iactantur : intuemur R 0

16, 1 inc(ipit) add. R 11 2 in bis senae : bissene R

17, 1 inc(ipit) add. R

24, 1 in pasca pueris post baptisma (-mum R 0) a pontifice recitanda add. R 11 2

completa: contemplata R li 10 quo musti 22 R li 18 agninam : aginnam R aginam R 0

11 24 fluuialis : -li R 27, 1 trac(tatus) add. R

30, 1 inc(ipit) add. R

32, 1 inc(ipit) add. R

33, 5 discussa : discursa R

34, 1 inc(ipit) add. R

36, 1 incipit add. R 11 4 alia necessaria : aliç n. R aliae necessariae R 0 11 61 Moysi : Moyseo R* Il 82-7 adde: addo 23 R Il 99 facit: fallit R

20. Sur cette forme transmise par un certain nombre de recentiores, voir la discussion de LOFSTEDT, p. 18*.

21. Les Ballerini ont ici mal interprété la collation de Maffei, en attribuant à la ligne 6 une variante concernant la ligne 11.

22. R confirme ainsi le texte adopté par Llifstedt d'après un ms. isolé. 23. Cf. supra, n. 20.

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37, 1 tractatus om. R Il 13 describit: -bsit R"'

38, l tractatus om. R Il ad sanctum Stefanum ad martires ... celebrare (om. c. RD) incipiat add. R // IO usurpatione: -pati R // 18 uagitu: uagituis R uagituris RD// 23 messem : esse R

39, 2 qui: et qui R Il 3 Caesarea: Ces- R Caesareae RD Il 35 irruit: inruit R Il 54 cruciatus exerce molem : te cruciatus exerces mole R // 71-2 extendere ac super caespitem nudus : e. uere ac s. cespite tegeste (sic) nudus R // 8 7 numerent martyria : numeret martyrium R

40, 1 tractatus : inc(ipit) R

41, 4 redditu ditati: redacti d. R Il 23 aginam: edignam R

43, 1 incipit add. R // 30-1 hostiam: -tia R // 31 parat: parare R"' // festinat 24 R // 32 necessaria : -rio R

44, 1 quinta feria ... recitanda coram pontifice (c. p. r. RD) ante stationem add. R Il 7 disseminat R

45, 16 aequalitas : aequabilitas R

46A, 1 Exodo : -di R

46B, 15 at : ad R

47, 10 medio : in m. R

50, 1 inc(ipit) add. R Il 3 ex : et R Il 11 intellegunt : -ligunt R

54, 43 enixam24 R

57, 2 stabili cursu : instabilis cursus R // 2 multiformi RD: -mis R // 8 passionem : -nis R

59, 37 angelus Isaac nomen: a. ac n. R Il 65 in2 om. R Il 74-5 immanis ausi saeuitiam : immanes ausa diuitias R 60, l inc(ipit) add. R

61, 72 colloquia: conloquia R 62, 39 hac : haec R

LIBER SECUNDUS

Capitula, 9 Salomone : Salamone25 R fort. recte

1, 1 incipit liber secundus de iusticia R // 61 adeo R : ideo RD

2, 22 non om. R

3, 3 sua: suo R // 152 examinare: exhianire R exinanire RD exhaurirefort. legendum (cf. 131) // 1 78 asserit : adserit R // 186 explicit tractatus fidei add. R

4, 3 Moysei R // 9 excussam : -sum R // 138 adde : addo26 R // 165 uiuenti : -tia R // 174 induimus : -mur R fort. recte Il 346 expl(icit) de spir(itu) et corp(ore) add. R

24. Leçon retenue par les Ballerini (sans indication de provenance) et passée de là chez LOfstedt.

25. Forme attestée sporadiquement dans les manuscrits de Zénon et courante chez Maxime de Turin (éd. MUTZENBECHER, CCL 23, Turnholti, 1962, p. 493 et passim).

26. Cf. supra, n. 20.

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7, 65 occisio : -iosio R 11 115 et : ac R l l 183 expl(icit) de continentia feliciter add. R 8, 55 Ieremias : Baruc R fort. recte

10, 26 expl(icit) de bapt(ismo) amen add. R

li, 19 luxuriosi: luxoriosi R Il 20 tonduntur R Il 38 uera sarmenta R 17, 7-8 neomeniae: neumoeniy R

18, 14 expl(icit) trac(tatus) Daniel(is) in pasc(a) s(ancti) Zen(onis) R (om. sancti Zenonis R 0

)

20, 15 arripe: adripe R

21, 1 de: in R

24, 1 item om. R Il 8 accludunt27 R 0 Il 13 accludunt R Il 14 inde: de id R

26, 1 inc(ipit) add. R Il 3 captiuitatis R Il 4 Moyseo : Moseo R

29, 4 ablatus : albatus R 11 28 expl(icit) trac(tatus) paschalis feliciter add. R

Pour apprécier convenablement l'intérêt du codex Remensis, il faut se souve­nir que la présente liste de variantes n'est qu'un supplément visant à compléter les renseignements déjà inclus, par l'intermédiaire des Ballerini, dans l'édition de B. Lüfstedt. R, notamment dans ses rubriques, apparaît comme très proche de P, le plus ancien des manuscrits subsistants. Son âge vénérable explique qu'il ait seul conservé plusieurs graphies archaïques et certaines leçons supérieures à cel­les du reste de la tradition. Sans apporter beaucoup d'informations neuves, la lecture critique de la collation exécutée par Maffei en 1734 devrait permettre à un futur éditeur de Zénon de rectifier çà et là le texte adopté en 1971 et surtout de réviser sensiblement l'apparat de B. Lofstedt.

B - Un manuscrit de Tours contenant le <<De pudicitia »

Dans le codex Remensis, comme dans la plupart des dix-neuf témoins subsistants, la collection des sermons de Zénon est répartie en deux livres et renferme en appendice onze pièces(= II, 31-41), empruntées à Hilaire, Pota­mius et Basile28

• Cette disposition est certainement très ancienne, puisque les fragments d'Hilaire sont la source directe de plusieurs passages de Zénon. Il est donc probable qu'elle remonte au clerc de Vérone qui fut chargé vers 400-410 de classer les papiers de l'évêque défunt29• Sous sa forme la plus courante, la collection Zénonienne s'ouvre sur le Tractatus de pudicitia (= I, 1) et s'achève

27. En ce passage, le remplacement d'includunt par accludunt. sur la foi du seul Codex Remensis, repose sur une confusion des Ballerini, qui ont mal compris la collation de Maffeî. La variante accludunt est bien attestée dans R, mais pour la ligne 13. en accord avec cinq recentiores. Il faut donc rétablir includunt à la ligne 8, conformément au témoignage unanime de la tradition.

28. Cf. LoFSTEDT, p. 13*. C'est la raison pour laquelle un sermon de Basile (De adtende tibi) est considéré comme une œuvre de Zénon dans Wien, ÔNB 3551. f. 55-65v. xv' s.

29. Le changement de main relevé par Maffei entre II 30 et II 31 (« si muta scrivano ») a permis aux Ballerini d'écarter l'appendice pseudo-zénonien des sermons authentiques. Il n'implique pas cependant que R soit le premier représentant de la collection et donc l'archétype du reste de la tradition : voir à ce sujet A. MONTES MoREIRA, Potamius de Lisbonne et la controverse arienne, Louvain, 1969, p. 280-1.

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sur un sermon de Basile de Césarée, traduit par Rutin d' Aquilée, De auaro diuite ( = II, 41 ).

Un manuscrit de ce type me paraît l'une des sources d'un recueil de Marmoutier (Tours, B. M. 279 = Tu), dans lequel le De pudicitia et le De auaro diuite ont été insérés, à la suite l'un de l'autre, à l'intérieur d'une série de sermons composés par Maxime de Turin30• Voici l'analyse sommaire de cette petite collection, qui a malheureusement échappé à la .dernière éditrice de Maxime, A. Mutzenbecher31

:

f. 15ov_p =MAXIMUS, Sermo 22 (éd. cit., p. 83-5); f. 15 P-2 =ID., S. 81 (d'après un modèle mutilé; ibid., p. 332-4, 1. 70); f. 152 -3 =ID., S. 26 (acéphale; ibid., p. 101, 1. 5-103); f. 153rv =ID., S. 30 (ibid., p. 117-9) ; f. 153V-4V =ID., S. 32 (ibid., p. 125-6); f. 154v-6 =ZENO, Tractatus de pudicitia ; f. 156 -8 =BASILIUS, De auaro diuite (PG 31, 1744-53) ; f. 158rv =MAXIMUS, Sermones 93-94 (fusionnés avec des coupures et des

additions; éd. cit., p. 374-5, 1. 1-44 + p. 377-8, 1. 9-14, 18-21, 33-43, 52-63) ;

f. 158v_9v =Io., S. 95-96 (fusionnés avec des coupures; ibid., p. 380-1, 1. 1-19, 37-44 + p. 383-4, 1. 3-13, 15-50)32•

Le recueil de Marmoutier, qui renferme également des lettres de saint Jérôme, le seul témoin complet de l'Aduersus Fulgentium donatistam33 et quelques sermons d' Augustin34, est datable de la deuxième moitié du IXe siècle35• Depuis la destruction de R, il constitue donc le plus ancien représentant de la tradition de Zénon. En collationnant ce nouvel exemplaire complet du De pudicitia sur l'édition de M. Lêifstedt (p. 8-14), on constate deux phénomènes apparemment antinomiques :

30. Description de Tu par M. COLLON, dans le Catalogue général des manuscrits des bibliothèques publiques de France. Départements, t. 37, Paris, 1900, p. 201-5 (le texte de Zénon, dépourvu de rubrique, a été omis). Je remercie mon ami R. Étaix, qui m'a donné une nouvelle preuve de sa science et de sa générosité, en me signalant l'existence de ce document.

31. Dans CCL 23, Turnholti, 1962. 32. Les sermons 93-96 de Maxime sont rarissimes : ils ont été édités par A. MuTZENBECHER,

ed. cit., p. 373-84, d'après un témoin unique du vm< s. (St. Galien, Stiftsbibl. 188). Le recours à Tu aurait permis d'améliorer le texte (en particulier p. 384, 43-4, où il faut lire: sciens quid emo/umenti haberet pecunia, quod cum usura acceperat, cum multiplici usura restituit).

33. C. LAMBOT, L'écrit attribué à saint Augustin : Adversus Fulgentium Donatistam, dans Rev. Bén. 58, 1948, p. 177-222.

34. A. WILMART, Un sermon de saint Augustin sur le précepte de la charité, dans Revue d'ascétique et de mystique 2, 1921, p. 351-72; Io., Le sermon CCLIV de saint Augustin, dans Rev. Bén. 38, 1926, p. 151-63; C. LAMBOT, Sermon démembré de saint Augustin, dans Miscel­lanea Giovanni Mercati, t. 1, Vatican, 1946, p. 247-64 (= Studi e Testi, 121), reproduit dans Rev. Bén. 79, 1969, p. 53-69; Io., Les sermons LX et CCCLXXXIX de S. Augustin sur l'aumône, dans Rev. Bén. 58, 1948, p. 23-52.

35. E.K. RAND, A Survey of the Manuscripts of Tours, t. 1, Cambridge (Mass.), 1929, p. 184, n° 170.

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- Tu fournit des leçons excellentes (notamment à la ligne 134 la négation nec, indispensable au sens et attestée uniquement dans R) et confirme même, en des passages corrompus partout ailleurs, telle ou telle correction d'érudit (1. 11 : moechantibus ; 1. 19 : eam et qui habet ; 1. 63 : necat). - Mais d'autre part le recueil de Marmoutier fournit un exemple de réécriture généralisée. L'éditeur du sermon, d'une façon systématique, a simplifié la syntaxe et l'ordre des mots, supprimé les termes rares (à la ligne 99 affectibus est ainsi remplacé par .filiis) et plus généralement les expressions alambiquées, aligné enfin les citations bibliques sur le texte de la Vulgate. Le témoignage de Tu doit donc être utilisé avec une extrême prudence.

De longs extraits du De pudicitia (lignes 1-47 et 201-221), empruntés à une collection analogue à Tu, se sont diffusés dans plusieurs homéliaires d'origine française. B. Lofstedt en connaissait déjà trois exemplaires : Cambrai, B. M. 530, f. 229v-230, x1• s.; Paris, Arsenal 474A, f. 136-137, x1v• s.; Paris, B.N., lat. 3794, f. 168-169, xn• s.36 ; R. Étaix en a signalé depuis lors un quatrième : Cambrai, B. M. 528, f. 245rv, x1• s.37 • Après avoir consulté les deux manuscrits de Paris, je puis affirmer que ces extraits remontent à un modèle distinct de Tu. Ils sont en effet les seuls à donner la leçon uos ei amorem (1. 36), restituée depuis l'édition princeps, là où le reste de la tradition se partage entre uos iam morem (I'u) et uos et amorem (ceteri)38

• Toutefois, leur témoignage coïncidant généralement avec celui de Tu, je me contenterai de les citer de manière spora­dique.

Le fait que l'archétype des homéliaires et de Tu ait parfois seul conservé le texte original, prouve que celui-ci dépendait d'un recueil distinct de la tradition utilisée par Lüfstedt. En théorie, les leçons de Tu ont donc autant de poids que celles de R et des dix-neuf témoins conservés. En pratique, les retouches stylistiques et lexicales enlèvent à Tu beaucoup de sa valeur, ou plutôt lui confèrent un intérêt qui n'est pas d'ordre textuel. Car il est possible de localiser et même de dater ce remaniement. Dom Lambot a démontré jadis que les sermons augustiniens du recueil de Marmoutier avaient, eux aussi, subi des retouches : le sermon 254 en particulier y figure dans une recension identique à celle que reproduit Césaire39• Or il est aisé de constater que, de la même manière, les sermons 93 et 94 de Maxime apparaissent dans Tu sous une forme

36. Ed. cit., p. 40*. 37. Le sermonnaire carolingien de Beaune, dans Revue des Études Augustiniennes 26, 1979,

p. 121, 127, 130-1. Dans une lettre datée du 24/IX/1984, l'auteur me fait savoir qu'il a identifié un cinquième exemplaire, dans Paris, B.N., lat. l 1700, f. 110v, xn• s.

38. Étant donné qu'ils attestent également moechantibus (1. 11), en accord avec Tu, je com­prends mal le jugement formulé à leur sujet par B. Lôfstedt : "Der Text ist durch Ànderungen, Auslassungen und Zusiitze so korrupt, dass er für die Zenonianische Textkonstitution wertlos ist (p. 40*) ».

39. Sermon démembré de saint Augustin .. ., p. 57-8. Le sermon concerné de Césaire est le n° 162 (éd. G. MORIN, CCL 104, Turnholti, 1953, 628-31).

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ZENONIANA 13

interpolée, coïncidant avec celle que Césaire utilise dans son sermon 11540• Il

est donc assez probable que le recueil de Marmoutier remonte à une collection constituée dans l'atelier d'Arles, durant la première moitié du VIe siècle41 • La recension très particulière du De pudicitia correspondrait alors à un effort conscient de Césaire (ou d'un de ses collaborateurs) pour adapter à son public la prédication trop savante de Zénon.

Un spécialiste du milieu arlésien étudierait sans doute avec profit les rema­niements transmis par le recueil de Marmoutier. Je me bornerai ici à extraire de Tu les variantes qui peuvent aider à restituer l'original de Zénon, bien conscient du reste que la frontière entre noyau primitif et retouches délibérées est difficile à tracer. Un apparat exhaustif laisserait moins de place à la subjectivité, mais aboutirait à noyer les leçons réellement pertinentes - c'est-à-dire celles qui viennent renforcer telle ou telle forme déjà attestée - dans un magma de données sans valeur. Les chiffres employés ci-dessous renvoient aux lignes de l'édition Lofstedt (p. 8-14), qui fournit également le texte de référence. Le témoignage de Pa (Paris, B.N., lat. 3794, f. 168-9) n'est invoqué qu'en cas de désaccord entre cet homéliaire et Tu (Tours, B. M. 279, f. 154v-6).

1 De pudicitia: om. Tu 11 3 cognoscit: agnoscit Tu (cum R) Il 10 ne <non > sit am­plius quae uocatur : ne sit aliud quam uocatur42 Tu 11 11 moechantibus Tu recte : moe­tantibus uel meantibus uel metuentibus cett. 11 12 omneque : omnemque Tu 11 19 sit eam et qui Tu recte: sit si te amet qui cett. Il 34 serueris: seruaris43 Tu ll.35 aequi­paratur : -peratur Tu 11 36 uos ei amorem Pa recte : uos iam morem Tu uos et amorem cett. Il 41 <in> adolescentibus: in aduliscentibus Tu adolescentibus Pa Il 45 rigore: uigore Tu 11 partitur Pa : patitur Tu 11 45-6 sub crebrescentibus : succrescentibus Tu 11 47 fiunt: fint (?) Tu sunt Pa Il 48 aemulae: a. inpudicitiae Tu fort. recte Il 49 quidue: quaeue Tu 11 62 crimenque noscens : crimen qm;: nascentes44 Tu 11 63 negat Tu recte : necat cett. 11 affectu : -tos Tu -tus45 cett. 11 78 momenta et : m. singola Tu 11 82 par­cens: parcit Tu Il 121 Iuxuria: luxoriae Tu Il 126 causa adulterii : fornicationis Tu Il 134 nec Tu recte (cum R): om. cett. Il 136 uxor: mulier Tu Il 137 sic: si Tu Il quo­niam om. Tu Il 143 incertas Tu (cum BR): incestas cett. Il 159 irritata: inuitata Tu Il 164 ueste ... extorta: uestem ... extortam relinquens Tu Il 169 columen: culmen Tu (cf 212) 11 172 coeperant : -runt Tu 11 173-4 muro < munitam > castitatis quae certe uera

40. CCL 103, Turnholti, 1953, 459, 21-460, 15. Les sermons 95 et 96 me semblent également typiques, dans la recension de Tu, des remaniements exécutés dans le milieu de Césaire.

41. Sans avoir étudié les sermons de Maxime, Dom Lambot se demandait déjà (Rev. Bén. 79, 1969, p. 57) : " Le recueil n'aurait-il pas été fixé, sous sa forme définitive. par saint Césaire d'Arles?»

42. Dans le texte de référence, non a été inséré d'après une correction d'époque humanistique et quae est une conjecture des Ballerini (mss. quam). Les deux retouches paraissent condamnees par le témoignage de Tu. La phrase de Zénon est éclairée par les parallèles suivants : odit pudi­citiam [inpudicitia] et tamen hoc cupit'uideri quod illa est (I 1, 9 = 10, 89-90); si uerafides est, aliud esse non potest quam quod est (II 3, 11 = 156, 115).

43. Leçon déjà tenue pour plausible par Lofstedt («fort. recte »). 44. La variante nascentes, qui est attestée aussi par R et une partie des recentiores, a été

défendue par HÂKANSON, Textkritisches .. ., p. 223-4. 45. Ajfectu est une correction des Ballerini, ajfectus est adopté par HÂKANSON, Text­

kritisches ... , p. 224.

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14 FRANÇOIS DOLBEA U

et aeterna formositas : muro pudicitiae quae est et u. et a. formonsitas communitam46

Tu Il 174 solitudine: -nem Tu Il 182 ream: reatum47 Tu Il 190 irtgemescentes: -miscentes Tu li 192 solae : soli Tu l l 195 t profectitiumt : profeticum48 Tu li 210 con­summaris : -matis Tu 11218 post timetur add. mors excluditur Tu 11 inducitur · induetur Tu induitur Pa

II LA SURVIE DES (( TRACTATUS)) DE ZÉNON DU 1v• AU x• SIÈCLE

La préhistoire de Tu implique que les œuvres de Zénon circulaient en Gaule du Sud, durant la première moitié du v1• siècle. Un article récent a montré qu'elles étaient de même accessibles vers la fin du vn• à l'un des copistes (insulaires?) de l'antiphonaire de Bangor49

• C'est dire que les Tractatus, loin d'être confinés à la région de Vérone, ont connu une diffusion nettement plus large qu'on ne le pensait naguère 50

• Il faut donc s'attendre en ce domaine à d'autres découvertes, facilitées par l'existence d'une concordance complète de Zénon. En partant de ce qui était déjà connu, j'ai tenté, dans les pages qui suivent, d'ouvrir quelques pistes nouvelles dans un champ encore trop peu exploré.

A - Échos de Zénon dans l'« Appendix )) des sermons d'Augustin Les Mauristes sont les premiers, à ma connaissance, à avoir remarqué qu'il

existait une parenté étroite entre un sermon pseudo-augustinien, classé en appendice sous le n° 60, dans leur grande édition d'Augustin, et le Tractatus zénonien de sancta Susanna (Lofstedt I 40)51 • Ce rapprochement, indiscutable, se trouve signalé dans les répertoires comme chez les spécialistes de Zénon, et l'on considère le sermon App. 60 comme une amplification rhétorique, dérivée du Tractatus52• Les sermons circulent rarement de manière isolée. Je me suis donc demandé si l'Appendix 60 ne faisait pas partie d'une collection, qu'il aurait été possible d'individualiser, voire de localiser.

Une telle curiosité était facile à satisfaire. En consultant l'édition augusti-

46. Bien que l'ordre des mots ait été bouleversé, Tu a conservé deux détails intéressants : la graphieformonsitas (qui est aussi celle de R) et le participe communitam. disparu du reste de la tradition (munitam est une conjecture personnelle de Lêifstedt, substituée au circumsaeptam des éditions antérieures). · ·

4 7. La leçon reatum, qui est celle de tous les meilleurs manuscrits, est presque certainement correcte.

48. Ce passage obscur a été entièrement réécrit dans Tu. Profeticum est une tentative ingénieuse, mais probablement sans valeur, pour donner un sens à l'adjectif placé par Lôfstedt entre cruces.

49. A. GALL!, Zénon de Vérone dans l'antiphonaire de Bangor, dans Rev. Bén. 93, 1983, p. 293-301.

50. Sur la survie du texte de Zénon, voir le bilan dressé en 1971 par B. LoFSTEDT, p. l l*-12*. Depuis lors. quelques emprunts possibles ont été signalés par les éditeurs de Chromace d'Aquilée (CCL 9 A, Turnholti, 1974) et de Pierre Chrysologue (CCL 24-24 A-24 B, Turnholti, 1975-1982).

51. Sancti Aurelii Augustini ... operum tomus quintus, Parisiis, 1683, Appendix, col. [533] (=PL 39, 1857).

52. LOFSTEDT, p. 111 et 8*, n. 1 ; E. DEKKERS, Clavis Patrum Latinorum, Steenbrugge, 196 !2, p. 88 sub n° 368, etc.

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nienne des Mauristes, on apprend que le Sermo de Susanna fait partie d'un ensemble constitué des numéros App. 3, 7, 23, 27, 46-50 et 59-60, attribuable pour des raisons internes à un même auteur << incertus et ineruditus ))53. Le regroupement des Mauristes reposait sur des bases solides, puisqu'il s'est trouvé confirmé par les recherches modernes sur les homéliaires.

En analysant un manuscrit de la fin du moyen âge (Oxford, Bodl. Libr., Bodl. 199 = 0), Dom Germain Morin a repéré en effet ces mêmes numéros de l'Appendix insérés dans un recueil de sermons de Césaire54. Cette collection, intitulée : « Omelie beati Ambrosii de misteriis ueteris testamenti ))'est d'origine germanique. Son découvreur la datait du XIVe siècle, mais l'écriture du manuscrit ferait plutôt songer au xve. Il est probable cependant, comme l'écrivait déjà Dom Morin, que la collection 0 dérive de sources tardo­antiques : « Equidem partim propter recentiorem codicis aetatem, partim quia nullum aliud ms. exemplar suppetebat... diu dubitavi, antiquane esset sylloge, an arbitrio nescio cuius librarii excrevisset. Ad extremum tamen a maioribus traditam eam esse censui, praecipue quod in quibusdam procul dubio caesaria­nis sermonibus textum e recensione secus incognita profectum ... exhibebat55 ».

Deux des modèles de 0 peuvent être restitués avec une certaine vraisem­blance : le premier est une collection purement césarienne, inconnue de manière isolée, mais presque intégralement reproduite dans le fameux homéliaire d'Otto­beuren (Roma, B. N., Vitt. Emm. 1190, début IXe s.)56 ; le second est précisément l'ensemble pseudo-augustinien57, qui avait été individualisé par les Mauristes, enrichi de quelques pièces adventices. Ce deuxième ensemble est, lui aussi, inconnu à l'état pur. Mais il est aisé de prouver qu'il a largement circulé en Allemagne et en Autriche. On en retrouve en effet des lambeaux, qui ont été reclassés selon l'ordre liturgique, dans les homéliaires suivants :

Épinal, Bibl. Mun. 3 ( 16), XIIe s. ( = a)58 ; Graz, Universitiitsbibl. 88, xue s. (= b)59 ; Lambach, Stiftsbibl. 24 (nunc Oxford, Bodl. Libr., Lye!! 55), xne s.

(= c)60;

53. Ed. 1683, Appendix, col. 7, 15, 47, 55, 89-93, 106-7. La réimpression de Gaume (Paris, 1838, col. 2583-4, reprise dans PL 39, 1934) ajoute à ce noyau les numéros 99 et 135. Mais le n° 135 est restitué désormais à Maxime de Turin (CCL 23, p. 44-6). Quant au n° 99, qui commente un passage des Actes des Apôtres, il me paraît tout-à-fait étranger aux sermons sur l'Ancien Testament regroupés en 1683.

54. CCL 103, p. LIX-LXIL Cf. H.J. FREDE, Kirchenschriftsteller. Aktualisierungsheft 1984, Freiburg, 1984, p. 37 (= Vetus Latina l/lA).

55. CCL 103, p. LIX. 56. Analyse de ce ms. chez R. GRÉGOIRE, Homéliaires liturgiques médiévaux. Spoleto, 1980,

p. 321-42 (qui signale la parenté avec 0). 57. L'attribution à Ambroise semble propre à O. 58. G. MORIN, dans CCL 103, p. XCI-XCIII. 59. A. KERN, Die Handschriften der Universitiitsbibliothek Graz, t. 1, Leipzig, 1942, p. 45-9. 60. A. DE LA MARE, Catalogue of the Collection of medieval Manuscripts bequeathed to the

Bodleian Library Oxford by James P.R. Lyell, Oxford, 1971, p. 163-8.

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Melk, Stiftsbibl. 217, xn• s. (= d)61 ;

München, Bayerische Staatsbibl., lat. 4508, xn• s. (= e) ; lat. 5597, a. 1445-7 (= f); lat. 12609, xn• s. (= g); lat. 19530, xv• s. (= h); lat. 22002, xn• s. (= i)62;

Nürnberg, Stadtbibl., Cent. I 11, t. 1, xv• s. (= j)63 ;

Paris, B.N., lat. 8920, fin xr• s., provenant d'Echternach (= k). Pour chacun des sermons pseudo-augustiniens, regroupés par la cnt1que

interne et réunis dans 0, voici la liste des témoins actuellement repérés :

App. 3 : d; Nürnberg, Stadtbibl., Cent. I 85, a. 1501 ; Wien, ÔNB 4730, xv• s. ( = 0 6) ;

7 : d ; i ; Ottobeuren, Benediktinerabtei, O. 18, xn• s. (= 0 5); 23 : d ; i ( = 0 18) ; 27 : d ; Nürnberg, Stadtbibl., Cent. I 85 (= 0 23) ; 46 : a ; c ; efgh; j (= 0 42); 47 : a ; b ; c; k (= 0 48); 48 : a ; b ; c ; efgh ; k ; Frankfort, Stadtbibl., Barth., 66, xn• s. ; Zürich,

Zentralbibl., C. VI. 1, xn• s. (= 0 49) ; 49 : b; c; d; efg; k; Zürich, Zentralbibl., C. VI. 1 (= 0 50); 50 : a ; b ; c ; d ; efgh ; j ; k ; Frankfort, Stadtbibl., Barth. 66 ;

München, Staatsbibl., lat. 18361, xv• s. (= 0 45); 59 : a; b ; c; efgh ; j ; k (= 0 46) ; 60: a; b; c; efg; j ; k (= 0 47).

Ce premier inventaire, établi en collaboration avec R. Étaix, n'est certai­nement pas exhaustif64• Il suffit cependant à démontrer que, pour des raisons liturgiques, la collection primitive a été dissociée en deux blocs, dont le premier (App. 3, 7, 23, 27) est nettement plus rare.

Cette digression sur la tradition d'une série de pièces pseudo-augustiniennes ne nous écarte qu'en apparence du « Fortleben » de Zénon. Après avoir partiel­lement mémorisé les Tractatus édités par M. Lofstedt, je me suis astreint à lire d'affilée l'ensemble des sermons évoqués plus haut, afin de vérifier si l'influence zénonienne relevée pour le n° 60 ne s'était pas également exercée sur d'autres pièces de la série. La validité d'une telle hypothèse de travail me semble assurée de façon décisive par les parallèles suivants :

61. Catalogus codicum manu scriptorum qui in bibliotheca monasterii Mellicensis O.S.B. servantur, t. 1, Vindobonae, 1889, p. 287-300 (où le volume est daté par erreur du xv• s.).

62. R. KuRz, Die handschriftliche Überlieferung der Werke des Heiligen Augustinus, Band V /2, Wien, 1979, p. 299-300, 309, 344-5, 394, 400-1.

63. K. SCHNEIDER, Die lateinischen mittelalterlichen Handschriften, t. 1 (=Die Handschriften der Stadtbibliothek Nütnberg, II/l), Wiesbaden, 1967. p. 13-22.

64. Remarquons au passage que les Mauristes n'ont disposé pour cette série d'aucun manuscrit et se sont contentés de comparer les éditions antérieures.

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ZENONIANA

App. 3 (PL 39, 1744-5)

Deficiente sanguine in uenis tristis senectus [Sarae] delassatur ...

Fit sarcina... Portabat uterum grauem talis mater, quae inanis am­bulare uix posset ... Marcidae mammae, quas in uacuos folles subducti succi detrimenta la­xauerant, lactei fontis ubertate tenduntur. ..

Fit mater in partu, fit, inquam, mater, quae auia fuerat per aeta­tem ...

App. 7 (PL 39, 1752)

Vincitur innocens hostia [Isaac], ne offerentis deuotio putaret se minus aliquid exhibere, si impa­tientia doloris uictima calcitraret.

Tract. I 59, 4 (Lofstedt, p. 134-5)

17

In Sarra attractis aetate neruis et, deficiente sanguinis suco, ares­centibus uenis ...

Tract. I 62, 2 (L., p. 141)

Concepit Sarra, portat sine la­bore uteri sarcinam, quae iam am­bulare non poterat65 .

Marcidae mammae lactis ubertatem ostendunt.

Tract. I 59, 4 (L., p. 135)

Cuius aetas auiam testaretur, ma­trem partus ornauit.

Tract. I 43, 5 (L., p. 115)

Alligat man us, quas ille [Isaac] uin­ciendas libentius offert. Pedes quoque constrigit, ne in exitu mortis concita­ta uictima calcitraret ... ne dolori ali­quid liceret in mortem.

Mais ces rapprochements ponctuels rendent mal compte de la situation réelle. Je me demande en fait si l'ensemble de la série pseudo-augustinienne n'est pas influencé par la prédication - conservée ou perdue - de l'évêque de Vérone. L'un des arguments invoqués par les Mauristes pour démontrer l'unité profonde de cette série était le retour régulier d'un tic stylistique ;

Nouum probationis genus, habenti propria, exsilia indicere peregrina (App. 3, 1); Nouum praecepti genus est, homini legem sceleris dare (App. 7, 1); Nouum miraculi genus : fecit misericordiam filia parricidae (App. 23, 3)66.

Cela est précisément l'une des formules préférées de Zénon :

Nouum prodigii genus est : odit pudicitiam et tamen hoc cupit uideri, quod illa est (Lëfstedt, p. 10, 89-90) ;

65. !am ambulare est une correction de l'édition princeps pour la forme inambulare, transmise par l'ensemble des manuscrits. Je me demande s'il ne faudrait pas restituer désormais in<anis> ambulare, en supposant une haplographie.

66. PL 39, 1743, 1751, 1790.

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Nouum calamitatis est genus, quod tantummodo crescit, senescere ignorat (L., p. 57, 15-6); Nouum iudicii genus, in quo reus, si excusauerit crimen, damnatur (L., p. 182, 14-5)67•

Les thèmes des numéros 3 et 7 (naissance et sacrifice d'Isaac), 23 et 27 (passage de la Mer Rouge), 50 (histoire de Job), 59 (les hébreux dans la fournaise), sont au centre de toute la prédication de Zénon. Et c'est également aux Tractatus de l'évêque de Vérone que font régulièrement songer les citations bibliques, le style .et le vocabulaire de l'anonyme. Si l'on met à part le n° 60, les rapprochements les plus nombreux sont détectés dans les sermons App. 3, 7, 23 et 27 ; ils sont si nets qu'on serait tenté d'attribuer ces quatre pièces à un disciple de Zénon, voire à Zénon lui-même. La collection de Tractatus transmise par R fournit le plus souvent des schémas de prédication. La série pseudo-augustinienne représenterait-elle quelques sermons effectivement prononcés, qui auraient été transcrits par un auditeur de Vérone?

Voici, à titre de justification, les points de contact que j'ai notés entre les sermons de Zénon et le De beato Abraham (App. 3). Je ne répéterai pas naturellement les parallèles textuels déjà signalés dans les paragraphes précédents.

Ps. AUGUSTINUS

Credidit- iustitiam (Gen. 15, 6) cred ul i tas/1 ex radicem fidei nominis christiani tota deuotione sententiam Dei infantiae rudimenta pueriles/lasciuos libenter audiret (à la clausule) refrigerate sub arbore ista

(Gen. 18, 4) conspergitur similago (cf. Gen.

18, 6) seniles anni tumescentis uteri

lactei fontis

ZENO VERONENSIS

L., p. 25, 49-50 ; 93, 43 p. 26, 101 ; 153, 11 p.60,24 p.99,259 p.51,6 p.23,279 p. 134, 13 p. 97-8, 204-5 p. 86, 19

p.141,8

p. 141, 8-9 p.98,205 p. 13, 188 (tumescebat); p. 185,

13-4 (tumet uterus)6 8

p.71,3-4.

67. Cette même phrase (où genus est suivi de est) se lit encore p. 113. 8-9. On trouve aussi avec des variantes : Compendiosumfelicitatis genus alterius periculo discere (p. 48. 5-6) ; etenim genus insaniae est eum rationem secreti naturae disquirere (p. 78. 4-5 = 204. 4-5) ; inuincibile profecto calamitatis est genus ... (p. 146-7, 70-1).

68. Tumebat uterus se lit aussi en App. 7 (PL 39, 1752).

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L'une des caractéristiques de l'anonyme est la manière directe dont il parle du corps de Sara : en plus des exemples déjà cités, on peut extraire de ce seul sermon emortua Sarae uiscera ; defecerunt Sarae uenire mu{iebria ; emortua seni uiscera calefacto sanguine uaporata ; crescit uenter; defecta uiscera ; etc. Zénon ne se comporte pas d'une autre manière : Sarrae uterum ; cum uisceribus .frigente senio; calor genitalia iam relinquebat (p. 134, 10, 19-20, 22); dura cum uisceribus cutis (p. 135, 30); etc. Le même Sermo 3, sur le plan du vocabulaire, présente diverses particularités, assez proches de ce qu'on relève dans les Tractatus : emplois figurés de uiduare et su!care (L., p. 110, 86 ; p. 32, 53), de rediuiuus (p. 19, 156, etc.)69 , d'inquilinus entendu comme adjectif (p. 36, 172) ; utilisation enfin d'a.ffectus au sens de filius (p. 10, 99) 70 .

La critique d'attribution requiert une prudence extrême, et rien n'est plus aisé que de s'y laisser abuser par de simples coïncidences. La collection de sermons évoqués ici a-t-elle réellement un auteur unique ? Si oui, quelle est la relation entre Zénon et cet écrivain, qualifié d'ineruditus par les Mauristes ? Les problèmes soulevés par la présente étude ne pourront être réglés qu'à l'issue d'une longue enquête, exigeant au préalable l'édition critique de l'ensemble de la série pseudo-augustinienne.

B - Zénon chez Rathier de Vérone

Au cours du moyen âge, le seul écrivain de renom qui ait eu accès aux Trac­tatus de Zénon est Rathier de Liège '(t 974) qui, durant sa vie mouvementée, occupa à trois reprises le siège épiscopal de Vérone 71 • Dans l'index de son édition, M. Lôfstedt a signalé quatre références à des ouvrages de Rathier : «De contemptu canonum 1, 20 seq. ; Epistulae 16 et 25 ; Synodica ad presbyteros 572 >>. Ces renvois peuvent en réalité être ramenés à deux, car le De contemptu canonum et la Synodica ad presbyteros ne sont rien d'autre que les titres développés des Epistulae 16 et 25.

Écrites à Vérone en 963 et 966, les deux lettres citent d'ailleurs le même passage de Zénon : Omnium corrupte uiuentium diabolus pater est, emprunté au Tractatus de Juda (L., I 13, 8 = p. 54, 79-80). S'adressant à un évêque italien ou à son propre clergé de Vérone, Rathier exalte l'autorité et le talent de son prédécesseur, dans une tentative évidente de captatio beneuolentiae:

utar ut hic auctoritate Zenonis ~eati in sermone uidelicet quem de Juda patriarcha et Thamar nuru ipsius more suo luculentissime fecit (ep. 16)73 ;

specialis nos ter· doctor atque prouisor, beatus utique Zeno, dicat in

69. Également attesté en App. 7. 70. Acception commentée par LOFSTEDT, p. 57*, comme un trait de langue remarquable. 71. Pour une première approche, voir la notice d'E. AMANN, dans le Dictionnaire de

Théologie Catholique, t. 13/2, Paris, 1939, col. 1679-88. 72. Ed. cit., p. 223. 73. Ed. F. WEIGLE, dans MGH, Die Briefe der deutschen Kaiserzeit. t. 1. Weimar, 1949

(réimpr. 1977), p. 94, 1-4. La citation est reprise plus sobrement p. 95, 21-6, avec l'incise ut Zeno sanctus qffirmat.

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sermone utique quem de Iuda, filio Iacob, et Thamar nuru ipsius elegan­tissime composuit (ep. 25)74 •

Depuis 1971, un élève de M. Lôfstedt, P.L.D. Reid, a republié en deux volumes l'ensemble des œuvres de Rathier, à l'exception de sa correspondance et d'une Vie de S. Ursmer. L'index du second tome ne fait pas référence à Zénon75, mais celui du premier propose plusieurs rapprochements nouveaux qu'il convient de discuter76

• Car M. Reid, qui a consulté les Tractatus à la fois dans la Patrologia Latina et dans le Corpus Christianorum, s'est à ce point embrouillé dans son système de références qu'une mise au point ne paraîtra pas inutile. a. Le premier renvoi concerne la maternité virginale de Marie : ut ante partum, ita in partu nec minus postpartum uirgo potuit permanere (De translatione S. Metronis 8 = CCCM 46, p. 21, 365-6). La même formule, avec des variantes insignifiantes, reparaît dans deux autres opuscules ( Qualitatis coniectura et Sermo de Maria et Martha= ibid., p. 125, 349-50; p. 153, 332). A son propos, Reid cite en bas de page« Zeno 1, 54, 41 ; 2, 8, 2 ». Les deux références recouvrent en réalité un unique passage du De natiuitate Christi: Maria uirgo incorrupta concepit, post conceptum uirgo peperit, post parfum uirgo permansit (PL Il, sub II 8, 2 ou Lôfstedt I 54, 5 =p. 129, 41-3). Je ne crois pas ce rapprochement probant, car la formule employée par Rathier est banale et assez éloignée, textuellement, de ·celle de Zénon. Un sermon, publié naguère dans la Revue Bénédictine77 , contient la phrase suivante dont Rathier me semble plus proche : ostenditur quia sancta Maria semper uirgo fuerit et uirgo permanserit, uirgo ante partum, uirgo in partu, uirgo post partum. Son éditeur, le P.H. Barré, considère du reste cette affirmation comme « trop usuelle pour laisser facilement déceler une source directe 78 ». La même prudence ne s'impose-t-elle pas à propos de Rathier ?

b. Le deuxième renvoi porte sur une sentence qui figure à l'identique dans deux sermons des années 963-964 : fidem quam uerbis astruunt, moribus destruunt (CCCM 46, p. 49, 96 et 88, 847). Le modèle supposé par Reid est ce passage de Zénon : tractatus fidem cum astruit, ex eo ipso eam, quo astruit, destruit (L., II 3, 6 = p. 154, 63-4). Un tel rapprochement est au moins douteux, car la notion recouverte par moribus, si importante dans le premier cas, fait totalement défaut chez Zénon. On a plutôt l'impression que la formule de Rathier reproduit un adage, emprunté tel quel à un florilège.

74. WEIGLE, p. 129, 14-7. La formule est citée une quatriéme fois dans le Sermo II de quadragesima, qu'on date de 964 (éd. P.L.D. REID, dans CCCM 46, Turnholti, 1976, p. 88-9, 848-50) ; Zénon y est qualifié de beatus.

75. Ratherii Veronensis Praeloquiorum libri VI, Phrenesis, Dialogus Coefessionalis, Exhorta-tio et Preces ... , Turnholti, 1984 (= CCCM 46 A).

76. Ratherii Veronensis opera minora, Turnholti, 1976 (= CCCM 46), p. 220. 77. T. 67, 1957, p. 31, 29-30 (= PLS 4, 942). 78. Ibid., p. 31, n. 4. A. Olivar a rassemblé un grand nombre de références analogues, dans

CCL 24 A, Turnholti, 1981, p. 710 sub 36-7.

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c. La référence suivante à <<Zeno, Tract. 1, 3, 5 » n'est guère plus convain­cante. Pour la comprendre, il faut d'ailleurs la rectifier en I 35, passim (Lüfstedt, p. 89-91). Rathier avait évoqué dans ses Praeloquia IV 13, les quatre ordines suivant lesquels l'humanité sera partagée le jour du jugement dernier. Le thème est repris dans le Sermo II de quadragesima (CCCM 46, p. 73, 303-18), avec des développements bibliques assez voisins du Tractatus I 35, sans qu'il y ait de parallèle textuel évident79

d. Le dernier rapprochement en revanche est probable. Dans son De proprio lapsu, datable de 964, Rathier invoque un verset du Lévitique (7, 19) dans une version vieille-latine qu'il doit sans doute à Zénon. La référence de Reid (p. 110, 60-2 : cc Zeno, Tract. 1, 15 ») renvoie ici à la numérotation de la Patrologie et doit être modifiée en Lofstedt I 25, 12 (=p. 76, 108-11).

En combinant les index de Lôfstedt ( CCL 22) et de Reid ( CCCM 46), on aboutit ainsi à un bilan médiocre des contacts entre Zénon et Rathier : une unique citation explicite, répétée à quatre reprises de 963 à 966 ; quatre parallèles distincts, dont un seul (en 964) paraît réellement acceptable.

Si l'on s'en tenait à ce premier survol, on pourrait supposer que Rathier s'était contenté, vers la fin de sa vie, de glaner chez Zénon une sentence bien frappée, sans avoir véritablement lu ou médité les Tractatus de son prédécesseur. Je dois avouer que tel était mon jugement initial. Des recherches plus précises sur les sources de Rathier me font désormais penser que l'in­fluence de Zénon sur son successeur du xe siècle s'est exercée de façon durable et relativement profonde.

Aux époques où il séjournait à Vérone, Rathier disposait nécessairement d'un exemplaire différent de ceux que nous connaissons. Les témoins conservés des Tractatus sont trop récents pour être pris en compte : quant à R, il appartenait depuis plus d'un demi-siècle à une bibliothèque rémoise. La copie de Rathier devait cependant ressembler beaucoup à la recension qui nous est parvenue, car !'écrivain cite dans sa Phrenesis (c'est-à-dire vers 955-956) un passage du sermon basilien De liuore et inuidia, qui figure en appendice dans nos manuscrits de Zénon80• Rien n'interdit de considérer son volume à la fois comme un jumeau de R (offert en c·adeau à Hincmar parce qu'il faisait double emploi) et comme l'ancêtre du reste de la tradition.

La citation de Basile suggère que Rathier disposait d'un exemplaire des Tractatus avant sa troisième installation à Vérone en 961. Je croîs possible de démontrer qu'il avait lu Zénon dès son premier séjour, une trentaine d'années auparavant.

Le chef-d'œuvre de Rathier est incontestablement les Praeloquia qui furent rédigés pour l'essentiel entre 934 et 936, alors que leur auteur se trouvait

79. L'édition Reid des Praeloquia (CCCM 46 A, p. 117) ne cite sous IV 13, ni Je Tractatus de Zénon ni même - ce qui est moins pardonnable - Je Sermo II de quadragesima.

80. F. DoLBEAU, Ratheriana J. Nouvelles recherches sur les manuscrits et l'œuvre de Rathier, dans Sacris Erudiri, 27, 1984, p. 412.

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emprisonne a Pavie. J'ai eu la bonne fortune d'identifier récemment l'un des manuscrits patristiques sur lesquels méditait Rathier au cours de cette période. Il s'agit d'un recueil du rxe siècle (Trier, Stadtbibl. 149/1195 = Tr). centré sur le problème de l'âme et rassemblant des traités d'Augustin, Cassiodore et Grégoire. Les marges de ce volume renferment un grand nombre d'annotations autographes de Rathier, dont beaucoup furent insérées ensuite à l'intérieur des Praeloquia81

• C'est ainsi qu'au f. 120v de Tr, en correspondance avec le chapitre 11 du De anima de Cassiodore (où figure le mot dualitate), Rathier a ajouté les mots suivants :

sic(ut) et in serm(one) de adu(en)tu d(omi)ni beatus Zeno dixit dealita­tem.

Je ne sais s'il faut interpréter cette note comme une tentative de correction ou comme une simple association d'idée. L'abstrait dealitas est employé par Zénon en un seul passage: le sermon I 45 de Genesi (Lofstedt, p. 118, 16). Le terme est rare82 et a été partout (sauf dans R et un recentior) banalisé en deitas. Or il est attesté à trois reprises dans les œuvres de Rathier8 3• Cette constatation est intéressante à plus d'un titre. Elle prouve d'abord que le malheureux évêque de Vérone avait lu Zénon, et avec soin, dès 934-936. Ensuite elle révèle que le vocabulaire de Rathier peut avoir été influencé par celui de son lointain prédé­cesseur. Enfin elle atteste pour le Tractatus I 45 une rubrique ou un usage litur­gique (de aduentu domini) disparu dans la tradition actuelle.

Une autre trouvaille vient renforcer le poids de cette première découverte. Les Praeloquia nous ont été transmis par un témoin unique (Valenciennes, B. M. 843 = Va), qui appartenait jadis à la bibliothèque de Lobbes, c'est-à-dire à une abbaye située aux confins des anciens diocèses de Liège et de Cambrai, dans laquelle Rathier a reçu sa formation monastique et où il se retirait dans l'intervalle de ses séjours en Italie du Nord. D'après son apparence, Va n'est ni un autographe ni même un exemplaire transcrit sous la direction de l'auteur. Il doit plutôt faire partie d'une série; commanditée après la mort de Rathier par le filleul de ce dernier, Folcuin de Lobbes, et destinée à mettre au net les pièces autographes retrouvées dans les papiers du défunt. P.L.D. Reid, qui vient d'ef­fectuer une nouvelle collation de Va, ne s'est pas intéressé à la vingtaine de notes marginales, transcrites çà et là face au texte des Praeloquia. Contemporaines de la copie et souvent encadrées dans une sorte de cartouche, elles reflètent pourtant une certaine culture, puisqu'elles comprennent entre autres quatre vers d'Ovide84, deux sentences de Cicéron85 , une phrase

81. F. DoLBEAU, Ratheriana II. Enquête sur les sources des Praeloquia. à paraître dans Sacris Erudiri 28, 1985.

82. Il a été commenté par LoFSTEDT, p. 22*. 83. Praeloquia IV 17 et VI 1 (= CCCM 46 A, p. 121, 620 et 169. 8) ~ Dialogus

Corifessionalis 15 (=ibid., p. 229, 322). 84. Va, f. 25 (= Tristia II 253-6). 85. Va, f. 36 et 9JV (=De officiis I 23 et 41).

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d' Augustin86 , un long passage des Principia dialecticae ( CPL 361)87 et plusieurs emprunts à Haymon d' Auxerre88

• Mais la citation la plus remarquable et qui justifie cette apparente digression est extraite du Tractatus II 1 de Zénon (Lofstedt, p. 149, 159-60):

Non est tyranno dissimilis qui solus habet quod potest prodesse com­modis plurimorum89•

Elle se lit de manière anonyme au f. 2P, où elle se trouve parfaitement en situation, puisqu'elle y fait face au chapitre I 34 des Praeloquia (Reid, p. 35, 1160-3), dans lequel Rathier demande aux riches une attitude plus évangélique.

Deux interprétations sont théoriquement possibles. Ou bien il s'agit d'une note de lecture inscrite par un moine de Lobbes qui avait déniché dans les livres personnels de Rathier un exemplaire des Tractatus. Solution peu satis­faisante, car aucun manuscrit de Zénon n'est mentionné dans le catalogue très détaillé qui fut dressé de la bibliothèque de Lobbes en 104990 • Ou bien plutôt les citations marginales de Va sont la reproduction pure et simple de notes autographes déjà présentes dans l'exemplaire de Rathier lui-même91 • Cette seconde hypothèse ne se heurte a priori à aucune difficulté, mais je n'ai pas encore trouvé d'argument pour la confirmer. Il n'en reste pas moins que l'addition marginale du codex de Valenciennes est un témoignage inattendu de la survie des Tractatus et de leur lecture par Rathier ou l'un de ses proches.

Une étude attentive des Praeloquia permettrait sans doute d'y retrouver quelques échos supplémentaires de Zénon92• Il me semble, par exemple, qu'il existe un lien textuel entre ces divers passages :

Tract. I 1, 13 (Lofstedt, p. 11)

Non aduertentes miseri, quoniam in tali negotio iudice deo quod

Hinc li gant,

Prael. II 7 (Reid, p. 52)

adulteri hinc

uel adulterae co1-aduertant, quam

86. Va, f. 22 ( = De doctrina christiana I !). L'extrait augustinien est suivi d'une citation que je n'ai pas identifiée et qui figure également chez Hincmar (PL 126, 210 B) : Inuidiae maculam de sese non abluit qui alteri conferre denegat quod cum dederit non amittit.

87. Va, f. 13v (=PL 32, 1409, 2-6 et 14-26). 88. Va, f.66v (non identifié), 7P (=PL 117, 538 A et 565-6), 72(PL117, 549D). 89. Le texte de Va coïncide avec celui d'un recentior; Li:ifstedt imprime a tyranno d'aprés le

reste de la tradition. 90. F. DOLBEAU, Un nouveau catalogue des manuscrits de Lobbes aux XI' et XJJ< siècles,

dans Recherches Augustiniennes 13, 1978, p. 3-36; 14, 1979, p. 191-248. 91. Il serait sage de les imprimer en notes ou en appendice dans une éventuelle réédition des

Praeloquia. 92. En V 22 (Reid, p. 160, 702), le nom du saint est rapproché de celui de Martin et employé

par des adversaires fictifs pour ridiculiser Rathier : Zeno est iste sanctus, modo de celis demissus. Mais cette mention ironique renvoie naturellement à l'évêque de Vérone, en tant que figure légendaire, non en tant qu'auteur ecclésiastique.

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non licet uxoribus non licet nec maritis.

Tract. I 13, 12 (L., p. 55)

Renatus per aquam et spiritum sanctum desinit esse, quod fue­rat, et incipit esse, quod non erat.

FRANÇOIS DOLBEA U

detestabile facinus incurrant ... Quae­cumque autem feminis non licent, haec et uiris non licere manifestis­sima ratio docet... spectante atque teste iusto iudice Deo ... Si in aliquo negotio eam deceperis uel circumuene­ris, aderit uindex uelocissimus et iudex iustissimus.

Prael. II 24 (R .. p. 65)

(Maria peccatrix) conuersa esse desiit quod fuerat, et accepit (lege occepit ?) esse, quod per pie­tatem suscipientis futura erat.

Je serai toutefois le premier à reconnaître le caractère douteux de tels rappro­chements. Le second parallèle est ténu et repose sur une antithèse assez commune. Quant au premier exemple, Rathier pourrait dépendre plutôt du Sermo 42 de Césaire: Quodfeminis non licet, similiter et uiris nec licuit93 • En l'absence d'autres indices, il serait hasardeux d'édifier une construction théorique à partir de matériaux aussi fragiles.

III - NOTES CRITIQUES SUR LE TEXTE DE ZÉNON

Les recherches précédentes m'ont amené, comme on peut aisément le suppo­ser, à lire et à relire les Tractatus de Zénon. L'édition de B. Lëfstedt ( = CCL 22), excellente à bien des égards, notamment par la documentation rassemblée, se révèle parfois défectueuse en ce qui concerne la discrimination des variantes et surtout l'emendatio. Dans un compte rendu publié dans Gnomon94

, A. Onnerfors a regroupé les quinze passages qui ont été rectifiés par l'éditeur de façon conjecturale. Mais combien d'autres auraient également mérité une intervention directe ! L'archétype de notre tradition était sérieuse­ment corrompu, ainsi que M. Lëfstedt le souligne lui-même en introduction ou, dans son apparat critique, par des réflexions désabusées du type uix sanum. Dans un cas comme celui-là, le conservatisme outrancier qui caractérise la phi­lologie contemporaine, est une position intenable. Une conjecture, même erro­née, mais qui révèle une corruption textuelle ou une incohérence de la pensée, fait plus avancer la recherche qu'une acceptation timide du textus receptus. C'est dans cette perspective qu'on lira les remarques suivantes, dont la présentation m'a été suggérée par les contributions analogues d'E. Wistrand et L. Hâkanson95 • Les références, qui précèdent la discussion de chaque passage,

93. Éd. MORIN, dans CCL 103, 179, !. 94. T. 46, 1974, p. 372. 95. Citées supra, n. 4.

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renvoient d'abord à la numérotation des Tractatus, puis à la page et à la ligne de CCL 22. Les sigles employés sont aussi empruntés à B. Lofstedt, à l'exception de R (Verona, Bibl. Cap. DCCCCLVI, fasc. 1)96 et de Tu (Tours, B. M. 279), présentés au début de cet article. I 1, 1 (8, 2-3) - Pudicitiam qui colit, quantae nobilitatis sit, facillime cognoscit.

Substituer agnoscit à cognoscit d'après le témoignage de R et de Tu, confirmé par celui de B et le parallèle facillime possit agnosci (I 2; 6 = 9, 50). La présence d'un hiatus à la clausule n'est pas exclue chez Zénon (cf. I 2, 9 = 10, 90). I 3, 14 et 16 (27, 118 et 28, 141) - Moysi reprobans dictum ... secundum Moysi dictum ...

Rétablir avec R le génitif Moysei, déjà retenu en II 4, 1 (159, 3 : Moysei librum). Pour le nom de Moïse, Zénon utilise apparemment la déclinaison sui­vante:

nom. Moyses ace. Moysen gén. Moysei dat. Moyseo ab!. Moyseo

I 3, 14 ; II 26, 2, etc. I 2, 9; I 2, 10

discuté· infra, p. 30 II 26, 197 •

I 4, 6 (32, 45-6) - germinantibus pratis, messibus flauis, uitibus curuis ... Cette série de datifs symbolise les trois premières saisons de l'année. Le par­

ticipe germinantibus est mal attesté dans la tradition manuscrite, mais s'est imposé aux éditeurs par confrontation avec un autre passage, comme on peut le déduire de l'apparat :

germinantibus 0 2Z2edd. (cfr Tract. I 33, 7): gemmantibus BNTVX gemantibus P hyemantibus P 2 (in ras.).

Rappelons qu'en l'absence du témoignage de R, les seuls manuscrits antérieurs au xve siècle sont BNPT (cités supra, p. 4), qui constituent avec V le groupe a. La famille p, très inférieure à la précédente, regroupe les témoins E et Z d'époque humanistique. Le manuscrit 0 (qui représente ici Oxford, Bodl. Libr., Lat. th. d. 28) est un descendant de N, d'après le stemma de Lofstedt lui-mêrpe (CCL 22, p. 29*). Il est donc clair que la leçon gem(m)antibus, au moins dans ce passage, est la seule qui doive retenir l'attention.

Le parallèle invoqué par Lofstedt : diuersis jloribus ... diffusis germinantia undique dulce prata respirant (84, 6-8), impose-t-il réellement l'adoption de germinantia ? L'apparat y est cette fois rédigé ainsi :

germînantia X P: geminantia BNPTV (cfr Tract. I 4, 45).

96. R jusqu'ici correspondait seulement aux variantes du Codex Remensis qu'avaient reproduites les Ballerini.

97. La forme Moyse, attestée en I 29, 1 (80, 5), semble suspecte.

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Une confusion graphique gemmare/geminare serait banale (voir par exemple le Thesaurus linguae latinae [= THLL], t. VI/2, col. 1759, 43 et 64). La forme germinantia me semble en revanche la lectio facilior d'un lecteur humaniste (X est un témoin contaminé du début du xv1• s.). Le sens de gemmare convient d'ailleurs exactement aux deux contextes, puisqu'on lit gemmantem floribus hortum chez Manilius, et chez Jérôme spiritalibus gemmis prata uernantia (THLL, t. c., col. 1759, 45 et 1754, 28). I 4, 8 (33, 74-6) - spinas et tribulos sibimet comparauit (se. Adam) ultîmoque sudore turbatus posteris hereditatem îndigestae mortis, quae homicidium mox peperit, dereliquit.

Le sens de l'expression indigestae mortis, que Bigelmair traduisait jadis par «den aile Ordnung zerst6renden Tod98 », est loin d'être clair. Il aurait valu la peine de signaler en apparat la conjecture ingestae, proposée par l'un des rédac­teurs du Thesaurus (THLL, t. VII/l, col. 1178, 70-1). I 14, 3 (57, 25-6) - Quid talentorum magnas struis congeries?

Le fait que struo et congeries (au singulier) se lisent également en I 4, 14 et I 7, 1, paraît justifier au premier abord le choix de l'éditeur. L'emploi de conge­ries au pluriel est toutefois exceptionnel, puisqu'il s'agit d'un des trois exemples répertoriés par le Thesaurus pour l'ensemble de la latinité. En réalité, tous les témoins antérieurs au xv• s. (dont R) s'accordent sur une autre leçon : strues congeris, qu'il n'y a aucune raison de rejeter. Celle-ci fournit une meilleure clausule et restaure un verbe à la finale comme dans les phrases environnantes (festinat, torqueris, -, custodis, nescis, portabis). Strues congerere est une iunctura excellente, utilisée par Augustin dans le De anima et eius origine 2, 4, 8. I 16, 2 (63, 8-10) - Hic est dies, fratres, quo a domino nostro cunctus redemptus est orbis, quo aetherio semine nouellus uiuificatus est populus.

Le texte adopté par les derniers éditeurs n'est pas celui des manuscrits. Ceux-ci transmettent en effet la leçon suivante : nouellus id est noster, à l'exception de X et de P qui donnent respectivement nouellus idem noster et nouellus id est christianus. La suppression des mots id est noster est arbitraire, car la formule est caractéristique de Zénon (cf. 183, 9-10: aliam [se. uineam] sibi, id est populi nostri, sua pro uoluntate plantauit). La tournure id est n'apparaît pas en revanche dans l'une des rares gloses qui ait été introduite dans nos exemplaires des Tractatus (cf. 103, 71 in app.). Deux solutions me paraissent préférables à celle qui a été choisie :

a. La première consiste à revenir au texte même de.s manuscrits, en suppo­sant que la formule nouellus id est noster populus s'oppose implicitement au peuple de l'ancienne Alliance. Un contemporain de Zénon, Fortunatîanus d'Aquilée, écrit de façon voisine: (pullum) nouellum id est ex synagoga populum credentem futurum christianum (CCL 9, p. 369, 43-4).

98. A. BIGELMAIR, Des heiligen Bischofs Zeno von Verona Traktate (Predigten und Ansprachen), München, 1934, p. 115 (Bibliothek der Kirchenviiter, zweite Reihe, Band X).

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b. Mais ce choix ne règle pas tous les problèmes. Nouellus, que Zénon emploie une vingtaine de fois (et notamment six lignes plus haut, dans le même sermon), n'est jamais glosé ailleurs. Je serais donc tenté de proposer la correc­tion suivante :

quo aetherio semine noualis id est noster uiuificatus est populus. Noualis, qui signifie un champ mis en culture pour la première fois, est du féminin, mais l'accord du verbe avec populus ne fait pas difficulté. Si Zénon évoque, comme je le crois, les semailles de printemps, le terme noualis conti­nuerait l'image ébauchée dans aetherio semine.

Quelle que soit la solution retenue, le textus receptus est ici sans autorité.

I 20 (67, 5-6) - Iudaicum populum luxuriae aestu exuberante corruptum. Le participe exuberante n'est attesté que par les deux témoins humanistiques

qui constituent la famille ~. Les exemplaires du groupe a se partagent entre ante (NR) et exsuperante (BPTV). Étant donné l'ancienneté de R, ses leçons - même fautives - ne sont jamais à négliger, surtout quand elles sont confir­mées par un autre représentant d'a. Le texte de NR : luxuriae aestu ante devient compréhensible, à condition de le retoucher de façon minime en luxuri[a]e aestuante.

Le sens figuré d'aestuans est connu de Zénon (182, 4-5 : aestuantium delicto­rum). Une fois ce terme dissocié en aestu ante, les copistes postérieurs ont cherché désespérément à donner un sens à l'adverbe en imaginant d'abord ex(s)uperante, puis par un raffinement supplémentaire exuberante99 • Si extraordinaires qu'elles puissent paraître, de telles corrections ne sont pas exceptionnelles : la famille ~ substitue ailleurs deo spectante à deo ante (cf. 33, 78 in app.).

La confusion entre l'ablatif luxurie et le génitif luxuriae est une hypercorrection, qui tient au fait que dans le doublet luxuries/luxuria, la seconde forme était plus fréquente. Le même glissement explique, à mon sens, une autre corruption du texte de Zénon, qui n'a pas été jusqu'ici corrigée de manière satisfaisante.

Dans le Tractatus I 1, 13 (11, 120-2), on lit en effet la phrase suivante: Adeo uiris contra dei legem deique iustitiam euagandi extra legitimum torum peregrina luxuria inspirat infeliciter quasi liberam facultatem.

D'après le contexte, le sujet est impudicitia, et le groupe peregrina luxuria est à entendre comme un ablatif. Mais luxuria est en fait une correction de Lundstrom, car les manuscrits se partagent ici entre peregrina luxuriae (a et Tu)100 et peregrinae luxuriae (~). La retouche de Lundstrom est conforme au sens et à la syntaxe ; mais si l'on réfléchit à l'origine de la faute, il serait plus économique de restituer luxurie.

99. Exubero fait effectivement partie du lexique de Zénon (cf. 41, 134). 100. R et Tu donnent une graphie luxoriae, défendue par certains grammairiens tardifs : cf.

H. HAGEN, Anecdota Helvetica, Lipsiae, 1870, p. 178, 20-2.

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Les modifications que je propose pour ces deux passages sont à la vérité insignifiantes. Mais la corruption démontée ici implique un stemma dans lequel la famille ~ dépend d'un représentant déjà corrompu du groupe a (an­te -ex(s)uperante-. exuberante). Les leçons propres de ~ n'ont par conséquent aucune valeur, et les meilleures d'entre elles ne sont rien de plus que les conjectures d'un humaniste de talent101 •

I 29, 2 (80, 12-5) - subito diuina prouidentia scinditur mare, aquae dextra laeuaque gelido stupore frenatae uitreos diriguntur in muros praestolantes dei transitum populi, ut persequentibus mare sint.

Dans cet extrait qui relate le passage de la Mer Rouge, la construction uitreos diriguntur in muras est pour le moins bizarre. Un passage parallèle dans le Tractatus II 26, 1 : Finditur mare et dextra laeuaque in abruptum digestis aggeribus stupens unda solidatur (200, 6-8), invite à substituer digeruntur à diriguntur. Dirigo ne se lit nulle part ailleurs chez Zénon, tandis que digero figure également en 1 7, 4 (44, 30: qui se digessit in deum) et 1 37, 4 (101, 31-2: in unius acuminis tenuitate digestos). I 33, 3 (84, 21-5) - Aestas autem fidelis est populus, angelicus et mundus, qui sponsionis suae palmam fortiter retinens, peccatorum paleis limpidatus, semet pretiosum frumentum diuinis horreis inferre desiderans, licet suo uberet fonte, tamen aestuat semper iustae operationis ardore.

Zénon compare ici le déroulement des saisons aux progrès spirituels de l'humanité. L'hiver est le lot de ceux qui sont asservis à l'idolâtrie et par là même destinés aux ténèbres de la mort éternelle. Le printemps, c'est la fontaine sacrée du baptême qui voit éclore sous le vent de !'Esprit les douces fleurs des enfants de Dieu. L'été est le peuple fidèle, en route vers les greniers divins, qui ahane encore sous le poids du jour et de la chaleur.

L'adjectif angelicus, qui qualifie ici l'Église militante, est une correction des Ballerini, cherchant à donner un sens au substantif ange/us, unique leçon transmise par les manuscrits. « Pro angelus scripsimus angelicus, ut omnia sint epitheta uocis populus, cum de neophytis sermo sit, quos per baptisma in angelos quodam modo transmutatos, alibi autem aethereos pronuntiat (PL 11, 502) ». Je me demande ce qu'un théologien peut penser d'une telle explication, mais, en tant que philologue, il me semble incroyable qu'un copiste médiéval ait trébuché sur l'adjectif angelicus.

Dès la fin du XVIIIe s., un compatriote des Ballerini, l'érudit B. Perazzini, suggérait de lire agilis. La tentative est intéressante, mais s'accorde mal avec l'image d'un peuple écrasé par la chaleur. Pour restituer au passage sa cohé­rence, je proposerai plutôt de corriger angelus en anhelus.

Le peuple des croyants est dit mundus, parce que dans l'été de la vie il a séparé le bon grain de la paille des péchés (peccatorum palets limpidatus). Il est

101. Liifstedt (cf. p. 14*-16*) semble avoir longuement hésité sur la place à attribuer à P dans son stemma. Je me rallie ici entièrement à la position soutenue par HÂKANSON, Textkritisches .. ., p. 223, n. 2 et passim.

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qualifié d' anhelus, parce qu'il est haletant du désir de Dieu (frumentum diuinis horreis inferre desiderans) et qu'en dépit de l'eau du baptême, il suffoque sous la chaleur des moissons terrestres (aestuat semper iustae operationis ardore). Le sens figuré d'anhelus est bien attesté (Prudence, Perist. 3, 34 : et rude pectus anhela Deo), de même que sa relation étroite avec le verbe aestuare (Id., Cathem. 7, 125 : anhelus extis intus aestuantibus). L'association anhelare/desiderare/aestuare trouve du reste un parallèle exact - mais avec une signification dépréciative - dans cet extrait du De Abraham d'Ambroise (2, 9, 4 7) : Intus quasi fornax aestuat diuersis cupiditatibus et quibusdam desiderio­rum anhelat ignibus.

I 33, 3 (84, 25-7) - Autumnus quoque martyrii locus est, in quo non uitis, sed fossoris sanguis effunditur, ut uita beata pretiosae mortis uindemia comparetur.

Cette phrase suit immédiatement le passage qui vient d'être discuté. Bien que les frères Ballerini aient exprimé quelque doute sur le sens du texte (PL 11, 502 A), ni Lofstedt ni, avant lui, Bigelmair n'y ont trouvé, semble-t-il, de difficulté. Voici par exemple l'interprétation de Bigelmair : «Der Herbst ist die Stiitte des Martyriums. Darin wird nicht das Blut des Weinstockes, sondern dessen, der ihn eingegraben, vergossen : aber durch die Weinlese des kostbaren Todes wird das ewige Leben erworben102 ». Le traducteur a compris apparem­ment que la vigne représentait les chrétiens ; le fossor est alors le Christ qui a planté la vigne et dont la mort donne accès à la vie éternelle. Mais l'on discerne mal le lien entre un tel symbolisme et le contenu de la phrase initiale : Autum­nus quoque martyrii locus est.

Hâkanson, qui s'est longuement occupé de ce passage103, avait d'abord supposé qu'il fallait remplacer locus par lacus au sens de cuve à vendange (« Kufe, in die der gepresste Wein fliesst »), mais il y a renoncé après avoir découvert le parallèle suivant :

At ubi uindemiae uenerit tempus, id est persecutionis dies, passim uuae diripiuntur, id est inconsiderate sanctis hominibus uiolenta infertur manus. Ad torcular conportantur ; id est ad supplicii locum deducun­tur ... Sucus earum in ultimo preli pondere duabusque tabulis exsicca­tur ; similiter iudicii die a Christo secundum tabulas legis confessorum sanguinis uindicta usque ad ultimum quadrantem exigitur (Tract. II 11, 6-7 : p. 184, 57-65).

Dans cette citation, deux expressions, selon Hâkanson, sont spécialement éclairantes : ad supplicii locum qui doit être rapproché de martyrii locus, et confessorum sanguinis qui invite à corriger le fossoris sanguis de 1 33- en < confe>ssoris sanguis. Chez Bigelmair, le martyrium initial représentait la passion du Christfossor; pour Hâkanson, il s'agit plus simplement du martyre d'un chrétien confessor.

102. B!GELMAIR, op. cit., p. 306. 103. Textkritisches .. ., p. 229-30.

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Hâkanson a sûrement raison d'affirmer que notre textus receptus est fautif, mais son argumentation est spécieuse et l'a amené à rejeter l'excellente correc­tion lacus, à laquelle il avait songé initialement. Zénon se souvient ici de la parabole de Matthieu 21, 33-41, qui, dans la version africaine du Speculum pseudo-augustinien104

, commence par le verset: Plantauit uineam ... etfodit in ea lacum (Vulg. torcular). Contrairement à ce que pensait Bigelmair, lefossor n'est pas ici celui qui a planté le vignoble, mais celui qui y a creusé et maçonné un lacus, c'est-à-dire une cuve dans laquelle on recueillait normalement le jus de la vigne (lacus ... in quo ... uitis ... sanguis eflunditur). Il est vrai que dans la parabole, c'est le Père qui est lefossor et le Fils qui est assassiné, et que d'autre part la victime n'y est pas jetée dans le lacus. Mais Zénon joue du double sens du mot latin, qui, outre le sens technique de cuve, désigne dans le latin biblique le lieu de souffrance des justes, depuis le cachot de Joseph jusqu'à la fosse aux lions de Daniel, en passant par la citerne dans laquelle fut précipité Jérémie (Gen. 40, 15 ; Jér. 37, 15 ; Dan. 6, 7; etc.). L'automne est donc la cuve de la passion du Christ où se trouve recueilli le sang de qui l'a creusée et non le jus de la vigne. I 36, 8 (93, 61) - Haec Moysi in mari rubro terram uitream fecit.

Rétablir avec R (et quatre recentiores) le datif Moyseo. La même forme, avec valeur d'ablatif, a déjà été adoptée en II 26, 1 (200, 4). Cf. supra, p. 25.

I 36, 9 (94, 70-2) - Per hanc [fidem] apostoli multos in nitidam cutem leprae deformis contagiosis scabrosisque grassantium ulcerum spoliauere uerticibus.

Ce passage, qui semblait douteux à l'éditeur lui-même (« Il. 70 sq. uix sanae »), a été défendu par Onnerfors : « Ulcerum 'uertices 'mag auf den ersten Blick befremden, ist wohl aber bei einem so relativ affektierten Rhetor wie Zeno denkbar ais Bezeichnung für die Knoten und Beulen der Leprawun­den 105 ». Depuis lors, Hâkanson a proposé de substituer spurcitüs à uerticibus106

• La correction est ingénieuse, mais peu justifiable du point de vue paléographique. Je proposerai de lire spoliauere uestibus ou plutôt - afin de conserver une clausule correcte - spoliauere uestitibus. L'image des ulcerum uestitus a dérouté un copiste, qui s'est embrouillé dans les ligatures -st- et -rt- 107• Elle est conforme à l'imagerie de Zénon, comme le montrent les parallèles suivants :

quem diuitiis exspoliauerat magnis, magnis uestit ulceribus (I 4, 18 = 35-6, 170-1); laciniis omnibus spoliatur puella, uestitur incendio (II 2, 6 = 152, 56-7).

104. Spécialement proche de la Bible de Zénon, selon H.J. FREDE, Neutestamentliche Zitate ... (cité n. 3), p. 302-3.

105. Gnomon 46, 1974, p. 372. 106. Textkritisches ... , p. 231. 107. Un flottement analogue entre incertas et incestas s'observe en I 1, 14 (12, 143). Pour

rendre la construction moins rude, je me demande s'il ne faut pas en outre remplacer contagiosis par contagiis.

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I 37, 2 (101, 11-3) - Hanc in Apocalypsi Iohannes bis acutum gladium cum uno capulo nuncupauit, quem ex ore domini prodire describit.

La leçon describsit de R (cf. supra, p. 9) rétablit le parfait attendu et rend compte de la division postérieure de la tradition entre descripsit (TVX) et describit (cett.).

I 37, 9 (103, 70-2) - Scriba, fratres, est praedicator, pater familias Christus, thesauri eius indeminutae deitatis paterna substantia paternaque uoluntas ...

A la place d'indeminutae, on lit dans R le participe indeptae, glosé en marge : indeptus adeptus consecutus. B. Lôfstedt discute (p. 18*), puis rejette cette variante comme isolée. En réalité, le fait que la glose marginale (et elle seule) ait été reproduite par NP - c'est-à-dire par les deux plus anciens témoins d'a en dehors de R - prouve que l'archétype d'a donnait lui aussi indeptae et que l'insertion d'indeminutae est secondaire. L'emploi du participe d'indipiscor, au sens passif d'hereditate acceptus, est admissible et s'accorde avec le contexte immédiat (paterna substantia). La tournure employée par Zénon peut être rap­prochée de Victrice, De laude sanctorum 8, 15 : post indeptam diuinitatem. Les déductions que l'éditeur tire de ce lieu variant pour établir le stemma de la page 19* sont, à mon avis, erronées. I 43, 4 (114-5, 29-31) - Nec timuit, ne parricidium ei inputaretur, sed magis ut deuotioni pareret, laetabatur hoc iussisse deum. De filio hostiam parat, festinat denique inplere sacrificium, ne mora faciat peccatum.

Certains détails du texte imprimé reposent sur une base manuscrite restreinte ou nulle. Hoc est attesté, et encore de seconde main, dans un seul témoin humanistique, les autres exemplaires s'accordant sur l'adverbe et. Quant aux verbes parat etfestinat, ils remontent à une correction des Ballerini, l'ensemble de la tradition (sauf R) se partageant entre parafestina et parabatur festina. Le texte de R, connu des Ballerini mais non reproduit en note, me paraît acceptll­ble, au prix d'une légère retouche (hostiam substitué à hostia), à condition de modifier entièrement la ponctuation du passage :

Nec timuit, ne parricidium ei inputaretur, sed magis ut deuotioni pare­ret. Laetabatur et iussisse deum de filio hostiam parare. Festinat denique inplere sacrificium, ne mora faciat peccatum.

La construction régulière, mais prégnante, timeo ne ... sed magis ut .. ., mal comprise par les copistes, serait à l'origine du désordre ultérieur.

I 54, 2 (128, 15-8) - Prima itaque natiuitas domini nostri in patris et filii tantum conscientia manet, nec quicquam habet interiectum neque conscium qui ex paterni oris affectu processit uno consensu.

En apparat, B. Lofstedt commente l'adjectif conscium par les mots uix sanum, mais sans proposer de correction. La corruption est certaine et s'ex­plique par le fait que le copiste avait encore en mémoire le substantif conscientia. Le texte s'éclaire si l'on restitue consitum. Le verbe consero est régulièrement appliqué à la seconde naissance du Christ, évoquée ensuite par Zénon. Voici par exemple la façon dont Hilaire de Poitiers définit l'Incarnation dans le De trinitate 2, 24 : Dei filius natus ex uirgine ... et spiritu sancto ...

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corporis sibi initia conseuit ( CCL 62, p. 60, 6). Par opposition, la naissance du Fils avant tous les siècles est indépendante d'une semence.

I 59, 1 (134, 9-10) - in ultimis uitae curriculis Sarrae uterum filius aperuit.

A la place d'in ultimis, l'ensemble des manuscrits fournit la leçon ex intimis, apparemment dépourvue de signification. Le texte imprimé ici remonte à la correction d'un érudit du xvne siècle, Fr. Sparaverius. Il serait plus économique de lire in extimis, en rapprochant ce passage de Tertullien, Apol. 21, 6 : sub extimis curriculis saeculi (CCL 1, p. 123, 27-8).

I 59, 7 (135, 57) - elatus in immolandum gladius uibratur nec puerum mors uicina contristat.

Dans ce récit du sacrifice d'Isaac, le texte adopté par Lofstedt est assez éloigné de celui des manuscrits. Vibratur y est une conjecture personnelle, substituée à la leçon rimatur des témoins médiévaux et à la correction libratur des éditions anciennes107a. Immolandum est emprunté à p, alors qu'a dans son ensemble fournit immolatum. L'un et l'autre choix me semblent malheureux :

a. Par souci d'expressivité, Zénon considère comme achevée l'action en train de se dérouler. Immolandum est une banalisation, due à un lecteur épris de logique et rigoureux dans sa chronologie. Mais l'évêque de Vérone, évoquant ailleurs le sacrifice d'Isaac, avait déjà écrit en I 4, 15 (35, 140) : Parricida incruentus redit et qui immolatus est uiuit. De la même manière, on restituera en 135, 59 : sub hac denique immolantis immola tique constantia, là où les manuscrits se partagent entre immolandi (p, ~uivi par Lofstedt) et immo­lanti (influencé par le participe immolantis qui précède, BNPTV).

b. Il est moins facile de remédier à la corruption du verbe rimatur. Ni libratur déjà employé une ligne plus haut, ni uibratur ne s'impose. En tenant compte de l'esthétique de Zénon, je serais porté à rétablir miratur. Un père sur le point d'immoler son enfant sans trembler, un fils qui affronte la mort sans angoisse peuvent, à bon droit, susciter la stupéfaétion. L'emploi de miratur avec un sujet inanimé ne serait pas extraordinaire chez Zénon : en I 5, 3 (38, 22-3), les testaments s'étonnent des détournements d'héritage : testamenta heredes incognitos ex sese recitari mirantur ; en I 4, 9 (33, 81-3), c'est l'univers entier qui s'étonne du meurtre d'Abel, dans un contexte assez voisin du nôtre : Miratur orbis uacuus se duobus angustum; mirantur elementa hominem ... passe iugulari, et hoc a fratre 108

II 1, 19 (149, 160-2) - Quid, quod paupere cotidie moriente oppressione, fame, frigore, iniuria, amicum tibi excolis aurum, custodis argentum ?

107a. Libratur est défendu par ÔNNERFORS, dans Gnomon, t. cit., p. 372. 108. Dans Je sermon App. 27, dont j'ai essayé plus haut de montrer la relation avec la

prédication zénonienne, on lit de même : in muro suspenditur unda : insuetum iter mirantur fluctus, miratur et populus (PL 39, 1798). J. Doignon m'a fait remarquer que la substitution inverse de mirari à rimari était attestée dans les manuscrits d' Apulée et de !'Histoire-Auguste (THLL, t. VIII, col. 1063, 51).

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Amicum est attesté seulement par X et la famille ~. c'est-à-dire par trois témoins dépourvus d'autorité. Je ne vois pas ce qui amène l'éditeur à rejeter la leçon d'a : inimicum, qui offre un sens très satisfaisant.

II l, 19 (149, 165-8) - nec intelligis, quia homini inopia morienti tantis opibus qui cum possit subuenire non subuenit, ipse eum uidetur occidere ? 0 quanta­rum neces animarum in phaleris pendent ornatae matronae !

Comme dans l'exemple précédent, ornatae est une banalisation de X~, sug­gérée à un lecteur par le mot ornamentum, sur lequel s'ouvre la phrase qui suit. Le texte de R n'a pas été noté par Maffei, mais les autres représentants d'a attestent la leçon timoratae, qui est excellente et d'une puissante ironie. Timoratus fait en effet partie du lexique de Zénon (cf. 158, 176), et l'évêque de Vérone stigmatise ailleurs les bonnes chrétiennes qui se présentent à l'église, parées comme des idoles (cf. 58, 4 7-51). Notons au passage que Zénon fait ici allusion à un proverbe antique, non repéré par Lofstedt : Qui succurrere perituro potest, cum non succurrit, occidit (éd. Woelffiin, Publilii Syri Senten­tiae, Lipsiae, 1869, p. 100, n° 66). II 26, 3 (200, 21-3) - Mare fontem sacrum debemus accipere, in quo, quibus aquis dei serui liberantur, iisdem, qui non fugiunt, sed portant peccata, delen­tur.

Le passage de la Mer Rouge préfigure pour Zénon le baptême chrétien. Lofstedt reproduit ici le texte traditionnel, dont Bigelmair donne la traduction suivante : « Unter dem Meer haben wir den heiligen Tautbrunnen zu verstehen. In ihm werden von denselben Wassern, durch welche die Diener Gottes Erl6-sung finden, diejenigen, welche ihre Sünden nicht fliehen, sondern sie weiter mit sich herumtragen, vernichtet109 ». Le relatif qui n'est en fait attesté que par ~~· En l'absence du témoignage de R, les meilleurs manuscrits (BNPTV) invitent à rétablir le féminin que. La phrase prend alors un sens différent et très cohérent, à condition de ponctuer :

iisdem (se. aquis) que non fugiunt sed portant, peccata delentur.

Le verbe portare se dit communément de l'eau, par exemple en 1 34, 1 (86, 7)110• Fugere dans un tel contexte est sans doute moins banal, mais Zénon utilise précisément l'expression refugiens unda, dans une allusion à la même scène de !'Exode (Il 16 190, 9). Les eaux du baptême, en détruisant les péchés, assurent la libération des serviteurs de Dieu ; elles ne se retirent pas (fugiunt), comme l'avaient fait celles de la Mer Rouge, mais soutiennent (portant) les nouveaux chrétiens.

Bien d'autres passages de Zénon, actuellement inintelligibles, attendent tou­jours une solution satisfaisante. M. L6fstedt, me semble-t-il, a surévalué les représentants de sa famille ~ et sous-estimé ses propres talents de philologue. De nouveaux progrès dans l'édition des Tractatus zénoniens sont encore

109. BIGELMAIR, op. cil., p. 314. 110. Sur son emploi intransitif, voir THLL, t. X/2, Leipzig, 1980, p. 55, 42-6.

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possibles, à condition de ne pas être paralysé par le texte traditionnel, de raisonner à partir des leçons les plus anciennes et de se laisser guider, au cas où une retouche se révèle indispensable, par la cohérence interne du discours. Il est paradoxal que les philologues modernes, si réticents à proposer des corrections personnelles, acceptent sans sourciller les conjectures, souvent médiocres, que leur transmettent certains codices recentiores111

• L'imagination des humanistes n'était pas moins trompeuse que la nôtre et doit être jugée avec la même sévérité.

Note additionnelle

François DoLBEAU

I.R.H.T. 40, avenue d'Iéna

75116 - Paris

Alors que cet article était déjà sous presse, j'ai repéré un nouveau témoin des sermons de Zénon, en lisant l'excellent ouvrage de T. PESENT! MARANGON, La Biblio­teca Universitaria di Padova dalla sua istituzione alla fine della Repubblica Veneta (1629-1797), Padova, 1979, p. 192 n° 48. Il s'agit d'un manuscrit du xve siècle : Padova, Bibl. Univ. 239, f. 2-26\ renfermant seulement les Tractatus I 4, 5, 14, 21, 36 et II 1. Le contenu de cet exemplaire l'apparente étroitement à Firenze, Bibl. Lauren­ziana, Ashburnham 148, que B. Lofstedt, après l'avoir décrit sous le sigle G (p. 34*-35*), considère comme sans valeur pour l'établissement du texte.

Dans un prochain fascicule de la Revue des Études Augustiniennes, je rendrai compte d'un travail de C. TRuzzr (Zeno, Gaudenzio e Cromazio, Brescia, 1985), qui m'est parvenu trop tard pour que je puisse ici en faire usage.

111. L'aphorisme recentiores non deteriores est le plus dangereux de tous ceux qu'on inculque actuellement aux jeunes philologues. Employé d'abord à propos de copies ou de colla­tions érudites (ici par exemple les notes de Maffei), il a été, par un glissement progressif, indûment appliqué à n'importe quel type de manuscrit produit au xve siècle. Cette formule n'a de valeur que si on en restreint la portée à l'aide d'un adverbe : recentiores non semper deteriores.

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Paulin de Noie Etudes chronologiques (393 -397)

Meropius Pontius Paulinus (353/354 - 22 juin 431) est l'exemple type de l'aristocrate converti. Né à Bordeaux1

, fils d'un Ponti us Paulinus ami d' Ausone2, il appartient à l'ordre sénatorial3 ; très riche4, il possède de nom­breux domaines notamment en Aquitaine5 et en Campanie6 • Disciple d'Au-

NL. Que les professeurs Charles Piétri, Jacques Fontaine veuillent bien trouver ici l'expres­sion de ma reconnaissance pour leur précieuse collaboration. Cette introduction est un résumé de la notice prosopographique de Paulin de Nole, voir Prosopographie de l'Italie Chrétienne (à paraître).

1. URAN., Epist., 2, PL 53, 860 : « Igitur S. Paulinus episcopus Burdegala oppido Galliarum oriundus fuit ».

2. SIDON., Carm. 22, MGH. auct. ant. VIII, p. 24 7, vers 117 : « quem generis Paulinus Pontius olim». Voir A.H. JONES, Prosopography of Later Roman Empire, (PLRE I) s.u. Paulinus 5, p. 676.

3. AMBR., Ep. 27, 3, CSEL 82, p. 181, ligne 18 = Ep. 58, 3, PL 16, 1178: «migrasse a senatu ... »;HIER., Ep. 118, 5, CSEL 55, p. 141 : « •.. nobilitatem, paternis maternisque natalibus in senatorum purpuras admirabilanter rutilantem » ; GREG. TuR., glor. conf 108. MGH. Script. rerum Merou. I, 2, p. 367 : «Paulinus Nolanae ex nobili stirpe ortus ».

4. AusoN., Ep. 25, MGH auct. ant. V, 2, p. 193, vers 115-116: « ... centum ... Paulini regna ... »; AMBR., Ep. 27, 1, CSEL 82, p. 180, lignes 6-7 = Ep. 58, 1, PL 16, 1178 : « ... et ipse pauper ex diuite factus ... » ; HIER., Ep. 118, 5, CSEL 55, p. 441 : « Respice sanctum uirum Pammachium et feruentissimae fidei Paulinum presbyterum qui non solum diuitias sed seipsos Domino obtulerunt >>;PAUL. NOL., Carm. 21, CSEL 30, p. 174, vers 495: « ... mea praedia ... >>; URAN., Epist. 9, PL 53, 864 C : « Praeterea et opulentias diuitiarum quas propter Deum pauperibus erogavit '' ; EuTR., Epist., 2, 5, PL 30, 49 : «qui senatum, honores. diuitias reliquen­do ».

5. PAUL. NOL, Ep. 11, 14, CSEL 29, p. 72-73 (Ebromagus); AusoN., Ep. 2 L MGH. auct. ant. V, 2, p. 182, vers 15 (Ebromagus); ID., Ep. 22, l, 2, ibid., p. 183 ligne 4 : «qui apud Ebro­magum conditis mercibus ,, ; ID., Ep. 25, ibid., p. 194 vers 126: « ... Ebromagi iam tecta subit''; SIDON., Carm. 22, MGH auct. ant. VIII, p. 247, vers 114-121.

6. PAUL. NOL., Ep. 32, 17, CSEL 29, p. 291 : « Fundis nomen oppido est. quod aeque fami­liae mihi fuit, dum maneret possessio ... »

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36 JANINE DESMULLIEZ

sone7, poète8 , il reçoit la protection de celui-ci pour sa carrière9• Ayant laissé jeune (puer) l'Aquitaine pour l'Italie10, il exerce une magistrature curule qui lui ouvre le sénat11

, obtient vraisemblablement un consulat suffect avant 37912 et exerce la charge de gouverneur de Campanie13 : il assiste à Nole au Natalis de saint Félix14 auquel il consacre sa barbe (depositio barbae)15 • Revenu en Aquitaine sur les sollicitations de sa mère16 il se rend ensuite en Espagne où il épouse Therasia17 • Établi en Aquitaine, il mène une vie de grand propriétaire18

et il est mêlé aux affaires publiques19 sans que l'on puisse lui prêter le rôle d'un avocat20 • Il place lui-même pendant son séjour en Aquitaine, le début d'une conversion spirituelle qui l'amène à considérer comme stérile la vie de grand propriétaire qu'il menait jusque là 21

• Il reçoit le baptême de l'évêque Delphinus

7. PAUL. NOL., Carm. 10, CSEL 30, p. 28 vers 93-96 : « tibi disciplinas dignitatem litte­ras/linguae togae famae decus/protectus altus institutus debeo/patrone. praeceptor. pater"; Io., Carm. 10, ibid., p. 30-31, vers 148-152: « Quod tuus ille, tuis studiis et moribus ortus/Pauli­nus ... " ; Io., Carm. 11, ibid., p. 40, vers 30-32 : « ... quo tibi doctis iunctus eram studiis ... »

8. AUSON., Ep. 20, MGH auct. ant. V, 2, p. 181. 9. ID., Ep. 21, ibid., p. 183, vers 25: "honoris auctor, altor ingenii tui": Ep. 23. ibid., p. 187,

vers 34 : "Praeceptor primus, primus largitor honorum >> ; PAUL. NOL., Carm. IO. CSEL 30, p. 28, vers 94 : « linguae togae famae decus "·

10. PAUL. NoL., Carm. 21, CSEL 30, P: 170, vers 367: «Nam puer Occiduis Gallorum aduectus ab oris ,, ; sur l'aspect autobiographique de ce poème, voir S. COSTANZA. Aspetti auto­biografici nell'opera poetica di Nota, dans Giornale italiano di Filologia, 27, 1976, p. 265-277.

11. ID., Carm. IO, CSEL 30, p. 28, vers 94 (voir supra) ; Carm. 21. ibid., p. 173, vers 458 : "Cum ducerer esse senator ... "; AusoN., Ep. 24, MGH auct. ant. V, 2. p. 189. vers 56: Ep. 25, p. 192, vers 60-61 : « Paulinum Ausoniumque, uiros quos sacra Quirini/purpura et auratus trabeae uelauit amicus »; AMBR., Ep. 27, 3, CSEL 82, p. 181 Ep. 58, 3. PL 16, 1178: "migrasse a senatu " ; HIER., Ep. 58, 11, CSEL 54, p. 540-541 : « Nobilem te ecclesia habeat ut prius senatus habuit"; URAN., Epist., 9, PL 53, 864 C : «in senatorum purpuras"; SIDON., Carm. 22, MGH auct. ant. VIII, p. 247, vers 116; EUTR., Epist., 2, 5. PL 30. 49.

12. AusoN., Ep. 20, MGH auct. ant. V, 2, p. 181, vers 3-4: "sella curulis. ebur. .. »: Ep. 24, p. 189, vers 60; Ep. 25, p. 192, vers 60-61 : «hic trabeam Pauline, tuam latiamque curulem » (379: année du consulat d'Ausone).

13. PAUL. NoL., Carm. 21, CSEL 30, p. 170, vers 374 : «te duce (Felix) fascigerum gessi primaeuus honorem ».

14. ID., Carm. 13, ibidc, p. 44, vers 7-9: « [Felicis] natalem celebrare tuam tria tempore Ion go /lustra cucurrerunt, ex quo solemnibus istis/coram uota tibi ... "

15. ID., Carm. 21, ibid., p. 171, vers 398: « sollicitae matri sum redditus "· 16. ID., Carm. 21, ibid., p. 170, vers 377-378: «tune etiam primae <puerus> libamina

barbae/ante tuum solium quasi te carpente totondi "· 17. Io., Carm. 21, ibid., p.171, vers 399: «inde propinquos/trans iuga Pyrenes adii

peregrinus Hiberos"; AMBR., Ep. 27, 2, CSEL 82, p. 180 = Ep. 58, 2, PL 16. 1178; HIER., Ep. 58, 6, CSEL 54, p. 535-536 : « ligatus est uinculo ... »; GREG. TUR., glor. conf 108, MGH Script. rerum Merou. I, 2, p. 367 : « Therasiam ... similem sibi sortitus est coniugem ... ».

18. PAUL. NoL., Carm. 21, CSEL 30, p. 171, vers 406-407 : « ... orbe/qua maris Oceani circumsona tunditur aestu/Gallia ... »; AusoN., Ep. 22, MGH auct. ant. V. 2. p. 183-185.

19. PAUL. NOL., Carm. IO, CSEL 30, p. 28, vers 94 : « linguae togae famae decus ».

20. ID., Carm. 10, p. 31, vers 165-166: « ... de uani liberia curis/otia amant strepitumque fori rerumque tumultus ... " ; ID., Ep. 5, 4, CSEL 29, p. 27.

21. Io., Ep. 19, 3, CSEL 29, p. 140-141.

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PAULIN DE NOLE - ÉTUDES CHRONOLOGIQUES 37

de Bordeaux22 au plus tard en 389 comme le suggèrent les échanges épistolaires entre Ausone et Paulin : en effet, Ausone reproche en 392 à son ami d'avoir gardé le silence pendant quatre étés23

• Paulin séjourne tantôt à Saragosse, tan­tôt à Barcelone ou à Tarragone24

• C'est pendant ce séjour (entre 390 et 393) qu'il perd son fils unique Celsus25• Il décide alors avec Therasia de changer de vie et de pratiquer la continence conjugale comme il l'explique lui-même en 407 dans sa biographie 26 • Il renonce aux Muses païennes pour s'adonner unique­ment à la poésie chrétienne27

• Il décide aussi de mettre en vente ses biens et ceux de son épouse, ce qui lui vaut une lettre de reproches d' Ausone qui sou­haite que les biens de Paulin ne soient pas morcelés28 • Il perd ensuite son frère décédé de mort violente (diuulsio) à une date postérieure à l'été 39329 ; il est menacé lors de cet événement de poursuites judiciaires et de confiscation de ses biens. Il attribue plus tard sa sauvegarde à l'intervention miraculeuse de saint Felix30 • C'est alors qu'il est ordonné prêtre. L'année de cette ordination est encore très discutée: P. Fabre la place en 39431 , ce qui est repris par J.T. Lienhard32 mais contesté par P. Nautin qui la situe en 39333, en expliquant que si P. Fabre place cet événement en 394, c'est «parce qu'il s'appuie pour

22. ID., Ep. 3, 4, CSEL 29, p. 17 ligne 3 : «a Delphino Burdigala baptizatus ... >> ; Ep. 19, 4, p. I 4 I ligne 23 : " in aqua refectionis manibus tuis lauit ». -

23. AusoN., Ep. 24, MGH auct. ant. V, 2, p. 187; PAUL. NoL., Carm. IO, CSEL 30, p. 24, vers 1-8 (quarta aestas) et p. 23, vers I03: " ... tota trieteride ... »

24. ID., Ep. 24, MGH auct. ant. V, 2, p. 187-190; Ep. 25, p. 193, vers 88-89: " ... Caesara A.ugusta ... Tarraco ... Barcîno »; PAUL. NoL., Carm. IO, CSEL 30, p. 34, vers 232-233 : " Caesara Augusta ... Barcino Tarraco ... »

25. PAUL. NOL., Carm. 21, ibid., p. 327-328, vers 600-610; AMBR., Ep. 27, 2, CSEL 82, p. 185 ligne 15 = Ep. 58, 2, PL 16, 1178: « Suboles eius nulla ... »

26. PAUL. NoL., Carm. 21, CSEL 30, p. 172, vers 424 : "quo mutata mea sors ... >> et p. 173, vers 449-450 : " ... tu carnea nobis/uincula rupisti ».

27. ID., Carm. IO, ibid., p. 25, vers 19-32, p. 29, vers 106-116: « Quid abdicatas in meam curam, pater, redire Musas praecipis ? » ; cf. les poèmes 6, 7, 8, 9 sur !'Écriture, CSEL 30, p. 7-33.

28. AusoN., Ep. 25, MGH auct. ant. V, 2, p. 190, vers 1 : « Discutimus, Paulini, iugum »,et p. 193, vers 115-116 : «ne sparsam raptamque domum lacerataque centum/per dominos ueteris Paulini regna fleamus >> ; le frère de Paulin est encore vivant à cette époque comme le prouvent les vers suivants: « iam praedia fratris/uicina ingreditur » (vers 126-127, p. 194).

29. PAUL. NOL., Ep. 35, CSEL 29, p. 312-313 ; Ep. 36, 2, p. 314 (la mort du frère de Paulin est postérieure à l'Epistula 25 d'Ausone qui, durant l'année 393, présente le frère de Paulin vivant). Sur le sens de diuulsio, mort. violente (mise en pièce) voir Catulle 64, vers 257, G. Lafaye, éd. Budé 1970, p. 63.

30. ID., Carm. 21, CSEL 30, p. 171-172, vers 416-420: «tu mea colla. pater, gladio, patri­monia fisco/eximis et Christo domino mea meque reseruas >>.

31. P. FABRE, Essai sur la Chronologie de l'œuvre de saint Paulin de Nole, Paris 1948, p. 106.

32. J.T. LIENHARD, Paulinus of Nola and early Western Monasticism, dans Theophaneia 28, Bonn 1977, p. 166 et 182.

33. P. NAUTIN, Études de Chronologie hieronymienne dans Rev. Ét. Aug., 19, 1973, p. 213-219.

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38 JANINE DESMULLIEZ

cela sur la date de la consécration épiscopale d'Augustin, qu'il suppose être de l'année 396, alors que Prosper qui connaissait bien Augustin la met dans sa Chronique sous le consulat d'Olybrius et de Probinus, c'est-à-dire en 395 ... Viciée à la base par cette erreur, la chronologie de P. Fabre est à refaire34 >>. Sans avoir cette prétention, ces quelques pages se proposent d'essayer de préci­ser la chronologie de cette ordination et en conséquence celle de son premier poème en l'honneur de saint Felix (premier Natalicium) 35 et par là même celle du départ de Paulin d'Espagne pour la Campanie36• Une telle étude ne peut être menée à bien qu'en replaçant cette chronologie dans le cadre des premiers échanges épistolaires de Paulin avec Jérôme37 et avec les « Africains » Alypius de Thagaste38 et Augustin39

I - L'ORDINATION DE PAULIN

a - Sources

Paulin a été ordonné prêtre (presbyter) comme il le rappelle lui-même dans trois lettres :

- la première, Epistula 1, est envoyée à son ami gaulois Sulpice Sévère : il l'invite à Barcelone pour les fêtes de Pâques de l'année qui suit son ordination, ou après Pâques si Sulpice veut assister à son départ4°.

- la seconde, Epistula 2, est adressée au prêtre bordelais Amandus dont il sollicite la direction spirituelle41

une troisième plus tardive, l'Epistula 3, est destinée à l'évêque africain Alypius de Thagaste auquel il rappelle les conditions de son élection42•

Cet événement s'est déroulé à Barcelone43 , contre son gré44 ; c'est la foule qui a réclamé son ordination45 ; Paulin dut céder car il ne pouvait faire autrement parce qu'il y voyâit une manifestation de Dieu46

• C'est donc l'évêque de Barce-

34. Ibid., p. 225, n. 60. 35. PAUL. NoL., Carm. 12, CSEL 30, p. 42-44. 36. Io., Ep. 1, 11, CSEL 29, p. 9, lignes 18-19: ce départ se situe après Pâques:" Veni

igitur ... ante Pascha ... ».

37. HIER., Ep. 53 et 58, CSEL 54, p. 442-465 et p. 527-541. 38. PAUL. NoL., Ep. 3, CSEL 29, p. 13-18 =dans AUG., Ep. 24, CSEL 341, p. 73-78. 39. ID., Ep. 4, ibid., p. 18-24 dans AuG., Ep. 25, ibid., p. 78-83. 40. Io., Ep. 1, CSEL 29, p. 1-10, plus particulièrement Ep. 1, 8-11. p. 8-10. 41. Io., Ep. 2, ibid., p. 10-13. 42. Io., Ep. 3, ibid., p. 13-18, plus particulièrement Ep. 3, 4, p."16-17 = dans AuG .. Ep. 24.

CSEL 341, p. 73-78, plus particulièrement Ep. 24, 4, p. 76. 43. Io., Ep. 1, 10, p. 8 ligne 23 : « ... in Barcinonensi ... »; p. 9 ligne 16 ... » in Barcinonensi

ecclesia »; Ep. 3, 4, p. 17 ligne 3 =dans AuG., Ep. 24, 4, CSEL 34 1, p. 76 lignes 14-15: " ... apud Barcilonem in Hispania ... »

44. Io., Ep. !, 10, ibid., p. 8 ligne 27: « inuitus ».

45. ID., Ep. !, 10, ibid., p. 8, ligne 25 : « ui multitudinis ... >>; Ep. 3, 4. p. 17 lignes 3-4 =dans AuG., Ep. 24, 4, CSEL 341

, p. 76 ligne 15: « per uim inflammato plebis ... »

46. Io., Ep. 2, ibid., p. 10-11.

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PAULIN DE NOLE - ÉTUDES CHRONOLOGIQUES 39

!one Lampius47 qui lui conféra les ordres le jour de Noël 48• Le nouveau prêtre

Paulin avait obtenu de ne pas être attaché à l'Église de la cité49 : en effet, il avait déjà pris la décision de se retirer en Campanie dans cette province où il avait été gouverneur, comme le prouve la rédaction le 14 janvier (moins d'un mois après son ordination) de son premier Natalicium en l'honneur de saint Felix de Nole, auquel il demande la protection pour son futur voyage50•

D'ailleurs, dans la lettre à Alypius, Paulin prétend avoir reçu d'Ambroise la proposition d'être rattaché (au moins spirituellement) au clergé de Milan et d'y être compté comme prêtre51

b Sa date Rien ne permet de dater avec certitude ce fait. En effet, le seul indice chrono­

logique est fourni par la phrase : « die Domini, quo nasci carne dignatus est », c'est-à-dire le jour de Noël. Le sens de dies Domini est équivoque dans ce passage : s'il est l'équivalent de dies dominicus52, dans ce cas l'ordination de Paulin remonte à 393, puisque cette année là le 25 Décembre tombait un dimanche. C'est l'hypothèse suivie par Lebrun53, Tillemont54, Perler55 ;

P. Fabre la rejette en affirmant qu'un tel raisonnement ne vaut rien car «die Domini n'est pas l'équivalent de die dominica, et la fête de Noël, à quelque jour qu'elle tombe, est bien le dies Domini56 >>. Pour J.T. Lienhard, dies Domini est tout simplement l'équivalent de dies natalis Domini57 • Ce n'est toutefois pas une raison pour écarter la date de 393 qui reste possible. D'ailleurs, P. Fabre lui-même, qui retient comme hypothèse Noël 394, affirme« que l'ordination de Paulin n'a pu avoir lieu ... après Noël 394 ; mais rien ne prouve pour l'instant

4 7. Io., Ep. 3, 4, ibid., p. 17, ligne 3 =dans AuG., Ep. 24, 4, CSEL 341• p. 76 ligne 15 : "a Lampio ... sacratus sim ».

48. Io., Ep. !, 10, p. 8 lignes 24-25 : «die domini, quo nasci carne dignatus est». 49. Io., Ep. 1, IO, ibid., p. 9 ligne 2: «ut alio destinatus ... »; Ep. l, 10, p. 9 lignes 15-16:

" nam ea condicione in Barcinonensi ecclesia consecrata adductus sum ut ipsi ecclesia non adligarer. .. »

50. Io., Carm. 12, CSEL 30, p. 43, vers 20-24. 51. Io., Ep. 3, 4, p. 17 lignes 6-7 = dans AuG., Ep. 24, 4, p. 76 lignes 17-19 : " denique sui

Ambrosii clero uoluit uindicare, ut, etsi diuersis lacis degam, ipsius prebyter censear >>.

52. Sur l'utilisation de l'adjectif et du génitif adnominal dans le latin des chrétiens, voir F. DôLGER, Zu den Zeremonien in der Messliturgie, dans Antike und Christentum, 6, 1940, p. 110-111, pour qui dominicus a.le sens de Domini ; E. LÔFSTEOT, Syntactica L 2, Lund 1942, p. 119 ; C. MoHRMANN, Études sur le latin des chrétiens I, 2, Rome 1961, p. 169-170 ; A. SzANTYR, Lateinische Gramatik, Syntax und Stilistik 2, !, München 1963, p. 60-61.

53. LEBRUN, Vita Paulin!, dans PL 61, 47. 54. LE NAIN de TILLEMONT, Mémoires pour servir à l'histoire ecclésiastique des six premiers

siècles, t. XIV, Paris 1709, p. 40 et p. 729 n 9. 55. O. PERLER, Das Datum der Bischofsweihe des heiligen Augustinus, dans Rev. Ét. Aug.

l l. 1-2, 1965, p. 37. 56. P. FABRE, Essai sur la chronologie de l'œuvre de Saint Paulin de Nole, Strasbourg 1948,

p. IO. 57. J.T. LIENHARO, Paulinus of Nola .. ., (sup. n. 32) p. 173, n 111.

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40 JANINE DESMULLJEZ

qu'elle n'a pas eu lieu en 393 ou 39258 ». En fait, c'est l'étude de la correspon­dance avec Jérôme et avec Augustin qui permet par ricochet de dater cette ordi­nation en 393. Nous proposons cette date pour l'instant à titre d'hypothèse, selon le raisonnement suivant :

1) Paulin est ordonné prêtre à Barcelone le dimanche 25 décembre 393. Il en informe Sulpice Sévère qu'il invite à Barcelone pour les fêtes de Pâques : la lettre 1 est donc postérieure au 25 décembre 393 et antérieure au 2 avril 39459 •

2) Il écrit d'Espagne peu de temps après son ordination et donc peu après le 25 décembre 393, au prêtre bordelais Amandus.

3) Il compose en Espagne le 14 janvier 394 son premier Natalicium en l'honneur de saint Felix, dont l'anniversaire se place déjà à cette date.

4) Il quitte l'Espagne pour Nole après le 2 avril 394, dès le printemps 394.

Il - LES RELATIONS ÉPISTOLAIRES AVEC JÉRÔME

a État de la question Ces relations permettent de consolider l'hypothèse proposée ci-dessus. En

effet, P. Nautin60 modifie avec raison l'ordre des lettres de Paulin adopté par P. Courcelle61 et par J.T. Lienhard62• En fait, c'est bien l'Epistula 53 qui est la première lettre de Jérôme adressée ad Paulinum presbyterum et la seconde est l'Epistula 58 envoyée ad Paulinum monachum, suivant l'étude des manuscrits faite par A. Feder63• Dans ce cas, la première lettre de Jérôme s'adresse au prêtre Paulin, et donc, selon toute vraisemblance, avant son départ d'Espagne64,

la seconde au « moine » qui s'est retiré à Nole en Campanie.

b - Antériorité de l' (( epistula 53 >>

Les arguments en faveur de l'antériorité de la lettre 53 sont convaincants65 ;

trois exemples le prouvent : 1) dans le premier paragraphe de l'Epistula 53, Jérôme, parlant de la lettre

qu'il vient de recevoir, la présente comme le point de départ de leur amitié:« le frère Ambroise, en nous apportant tes petits présents, nous a aussi remis une lettre délicieuse, qui dès le début de notre amitié, présentait la solidité d'une amitié déjà éprouvée et ancienne66 ».

58. P. FABRE, Essai sur la Chronologie ... , (sup. n. 56) p. 22-23, n. !. 59. V. GRUMEL, Traité d'Études byzantines, l- La Chronologie, Paris 1958, p. 310. 60. P. NAUTIN, Études .. ., (sup. n. 33) p. 213-219. 61. P. COURCELLE, Paulin de Nole et saint Jérôme, dans REL 25 (1947), p. 250-280.

62. J.T. LIENHARD, Paulinus of Nota ... , (sup. n. 32) p. 98-106 plus particulièrement p. 99 : " ... The next year (after ep. 58) Paulinus writes again, but the courrier is now Ambrosius. Jérôme answers with Ep. 53 ... »

63. A. FEDER, Zusiitze zum Schriftstellerkatalog des heiligen Hieronymus, dans Biblica I, p. 502 et 507.

64. Comme le confirme 1'Ep. 53 de Jérôme, voir (inf n. 68). 65. P. Nautin (Études .. ., (sup. n. 33) p. 219-221), développe et justifie ces arguments.

66. HIER., Ep. 53, 11, CSEL 54, p. 442 lignes 3-5 : " ... in principio amicitiarum ... »

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PA ULJN DE NOLE - ÉTUDES CHRONOLOGIQUES 41

2) Dans le paragraphe 11 de la même lettre, Jérôme explique qu'après avoir lu la lettre de Paulin, il a questionné le «frater» Eusebius (Eusèbe de Crémone) sur la personnalité de l'expéditeur. C'est donc que Paulin était jusque là un inconnu pour Jérôme67 ; la lettre à laquelle celui-ci répond était donc la première reçue par lui de Paulin.

3) Dans ce même paragraphe, Jérôme s'adresse à Paulin comme à quelqu'un qui va ou veut renoncer au monde mais ne l'a pas encore fait68 , tandis que dans la lettre suivante (Epistula 58), c'est chose faite: le« moine» Paulin a renoncé au monde69. On peut donc reconstituer comme suit la chronologie des premiers échanges épistolaires entre Paulin et Jérôme70

:

numéro de la lettre Expéditeur Destinataire

lettre perdue Paulin Jérôme

Ep.53 Jérôme Paulin

lettre perdue Paulin à Nole Jérôme

Ep. 58 Jérôme Paulin à Nole

c - Date de ces deux lettres (Epist. 53 et 58)

Porteur

Ambrosius

Vigilance

Vigilance

La seconde lettre de Paulin à laquelle répond la lettre 58 de Jérôme a été apportée par le prêtre Vigilance71 • Or, cette venue du prêtre aux Lieux Saints peut être datée par l'allusion que fera plus tard Jérôme dans une lettre adressée au même Vigilance, concernant sa rencontre avec Océanus72• On sait qu'Océa­nus a quitté les Lieux Saints lors de l'approche des Huns73

: c'est donc avant Juin 395 que Vigilance est parti précipitamment avec la réponse pour Paulin. De plus, dans cette même lettre, Paulin envoie à Jérôme le Panégyrique de l'empereur Théodose74qu'il a composé après la victoire de celui-ci sur l'usurpa­teur Eugène le 6 septembre 394 et peut-être même après la mort de cet empe­reur (janvier 395). Paulin rédige d'ailleurs ce Panégyrique à la demande de son

67. Io., Ep. 53, 11,. ibid., p. 464 lignes 9-13: « habes hic amantissimum tui fratrem Eusebium " ; sur l'identification avec Eusèbe de Crémone, voir JÉRÔME, Lettres, Appendice C, Labourt, t. 3, éd. Budé 1953, p. 239-241.

68. HIER., Ep. 53, 11, ibid., p. 464 ligne 15 : « renuntiaturus saeculo ... »

69. Io., Ep. 58, 4, ibid., p. 532 lignes 14-15: "quo saeculo renuntiasti ... >>

70. Sur l'ordre des manuscrits, voir P. Nautin, Études .. ., (sup. n. 33) p. 214: «Sur ces cinq manuscrits, il en est quatre qui placent Ep. 53 avant Ep. 58 contrairement à l'affirmation de Cavallera >>. Seul le Vaticanus lat. 355 placé 1'Ep. 58 avant l'Ep. 53 : c'est sur ce manuscrit uniquement que se fonde le raisonnement de Labourt, Appendice C (sup. n. 67), p. 235.

71. HIER., Ep. 58, 11, ibid., p. 541: « sanctum Vigilantium prebyterum '" 72. P. NAUTIN, Études .. ., (sup. n. 33), p. 221-222; JiIER., Ep. 61, 3, ibid., p. 579, lignes 3-5. 73. Io., Ep., 77, 8, CSEL 55, p. 45 ligne 18 : « eripuisse Hunorum examina ... »

74. Io., Ep. 58, 8, CSEL 54, p. 537-538.

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42 JANINE DESMULLIEZ

ami Endelechius, comme il l'affirme ultérieurement à Sulpice Sévère75 • Tous les historiens s'accordent à dater de 395 cette Epistula 5876

Quant à l'Epistula 53, elle est antérieure à la précédente. Elle ne peut en effet dater de 395 et ce pour la raison suivante : compte tenu de la période de la navigation, il est très difficile d'avoir plus d'un échange de lettres entre l'Italie et les Lieux Saints, surtout si l'on considère que le retour de Vigilance s'est pro­duit avant Juin 39577• Comme cette Epistula 53 est adressée au «prêtre Paulin », elle ne peut être antérieure à son ordination. Ce premier échange de lettres entre Paulin et Jérôme se situe donc en 394, ce que confirme par un autre argument P. Nautin : en effet, dans le portrait que fait Jérôme des maîtres qui apprennent des femmes de quoi enseigner les hommes, il reconnaît sans hésiter Rufin qui vivait alors dans l'orbite de Mélanie78•

C'est donc l'ordination toute récente de Paulin qui est le motif de l'initiative de sa correspondance avec Jérôme: comme la première lettre de Paulin à Jérôme (lettre aujourd'hui perdue) est de 394, cette ordination a bien eu lieu le 25 Décembre 393. C'est très vraisemblablement de Barcelone en 394 que Paulin adresse sa première lettre. Jérôme lui répond durant l'été 394 en le félici­tant pour son ardeur à étudier les lettres sacrées 79 ; lui-même déclare que Paulin ne peut le faire seul : il lui faut trouver pour cela un compagnon, un guide en la personne de Jérôme : ce dernier l'invite alors à Jérusalem, où se trouve l'un de ses amis, Eusèbe de Crémone, et il lui conseille de renoncer au monde le plus vite possible80• Paulin, cette fois-ci, d'Italie récrit en 395 en joignant à sa lettre le Panégyrique de Théodose81

: dans cette seconde lettre, Paulin explique à Jérôme son désir d'être moine82 tout en rappelant les contraintes que lui imposent ses liens avec Therasia83

; il s'enquiert des communautés monastiques

75. PAUL. NOL., Ep. 28, 6, CSEL 29, p. 256. 76. C'est le cas par exemple de J.T. LIENHARD, Paulinus of No/a .. ., (sup. n. 32), p. 99, n. 82.

77. Les mers sont fermées du 11 novembre au IO mars. Pourtant, E. de Saint Denis (Mare clausum, dans REL, 25, 1947, p. 196-214), a bien montré que durant cette période la circulation maritime n'était pas obligatoirement arrêtée mais seulement ralentie. J. Rougé (La navigation hivernale sous l'Empire romain, dans REA, 54, 1952, p. 316-325), cite de nouveaux exemples prouvant qu'au 1v' siècle on naviguait aussi l'hiver, mais de manière exceptionnelle~ cf. O. PERLER, avec la collaboration de J.L. MAIER, Les voyages de saint Augustin, Paris 1969, p. 73 : « un voyage sur mer en hiver n'était donc pas impossible, mais comportait des risques très graves et constituait par conséquent une exception'"

78. P. Nautin (Études .. ., (sup. n. 33, p. 222-225) renforce la date de 394 pour cette lettre à partir de l'étude de l'Ep. 53, 7, CSEL 54, p. 453 : « Alii adducto supercilio grandia uerba truti­nantes inter mulierculas de sacris litteris philosophantur ». Cette attaque contre Rufin suppose que Jérôme et Rufin ont déjà rompu (rupture datant de l'été 394) : donc la lettre 53 ne peut être antèrieure à 394.

79. HIER., Ep. 53, 3, CSEL 54, p. 446 lignes 7-11 : « ardor tuus et discendi studium ... »

80. ID., Ep. 53, 11, ibid., p. 464-465. 81. ID., Ep. 58, 8, ibid., p. 537: « Librum tuum, quem pro Theodosio principe prudenter

ornateque compositum transmitisti '" 82. ID., Ep. 58, 5, ibid., p. 533-535. 83. ID., Ep. 58, 6, ibid., p. 535-536 : « quoniam sanctae sororis tuae ligatus uinculo ... '' 1

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PAULIN DE NOLE - ÉTUDES CHRONOLOGIQUES 43

de Jérusalem84 et en expliquant qu'il possède déjà le traité Contre Jovinien85 , il demande à Jérôme quelle vie choisir86 • Jérôme lui répond durant l'été 395, le félicite pour son Panégyrique87

, lui conseille de continuer à écrire88 et en lui donnant le titre de monachus89

, il lui recommande de persévérer dans son enga­gement monastique sans se rendre à Jérusalem 90 et de se référer au traité Contre Jovinien pour régler sa vie91•

C'est dans ce cadre chronologique que l'on peut aussi replacer les premières relations épistolaires de Paulin avec les évêques africains : Alypius de Thagaste, Augustin d'Hippone, Aurelius de Carthage.

III - LES PREMIÈRES LETTRES « AFRICAINES »

a - L'origine de la correspondance

C'est l'évêque Alypius qui prend l'initiative de ces échanges92• Il n'y a en effet aucune raison de penser que l'origine de la correspondance est« une lettre perdue de Paulin à Alypius de Thagaste, lettre portée par un certain Iulianus, serviteur de Paulin93 ». Car le texte latin ne fait aucune allusion à cette lettre ; bien plus, il montre qu' Alypius et Paulin ne se connaissent pas encore et que c'est bien Alypius qui a pris l'initiative d'envoyer une lettre à Paulin94 . Donc, Iulianus, messager de Paulin, revenant de Carthage, apporte à Nole une lettre d' Alypius, évêque de Thagaste. De cette lettre perdue le contenu peut être reconstitué par la réponse de Paulin et Therasia95 écrite avant l'hiver (ante

84. ID., Ep. 58, 4, ibid., p. 532-533. 85. ID., Ep. 58, 6, ibid., p. 535 : « habes aduersus Iouinianum libros de contemptu uentris ... » 86. ID., Ep. 58, 5, ibid., p. 533. 87. ID., Ep. 58, 8, ibid., p. 537: « librum tuum ... libenter iew ... » 88. ID., Ep. 58, 8-9, ibid., p. 538-539. 89. ID., Ep. 58, 4, ibid., p. 532. 90. ID., Ep. 58, 5, ibid., p. 534-535. 91. ID., Ep. 58, 6, ibid., p. 535-536. 92. P. Fabre (Essai sur la Chronologie ... , (sup. n. 56) p. 15) l'affirme. Voir PCBE (Afrique

tome I s.u. Alypius, p. 56 : « Alypius prend l'initiative de nouer des relations avec Paulin de Nole».

93. P. Courcelle (Les lacunes dans la correspondance entre saint Augustin et Paulin de Nole, dans REA, 53, 1951, p. 255, n. 1) croit en l'existence d'une lettre antérieure de Paulin:« Alypius n'utiliserait pas comme messager un homme de Paulin si ce messager n'avait été chargé au préalable de porter une lettre de Paulin à Alypius. «Le schéma de P. Courcelle est repris dans J.T. LIENHARD, Paulinus of Nola. .. , (sup. n. 32) p. 175, n 123.

94. PAUL. NoL., Ep. 3, 1, CSEL 29, p. 13 lignes 11-14, dans AuG., Ep. 24, CSEL 341, p. 73 lignes 9-12 : « accepimus enim per hominem nostrum Iulianum de Carthagine reuertentem litte­ras tantam nobis sanctitatis tuae lucem adferentes, ut nobis caritatem tuam non agnoscere, sed recognoscere uideremur ». Il y a ici un jeu platonicisant sur la connaissance qui est reconnais­sance (àvétµvricnç) : cette première lettre d' Alypius a permis à Paulin de «prendre connaissance» avec Alypius en le «reconnaissant» (comme s'il le connaissait déjà). Ce phénomène est liè à une idée de prédestination dans l'amitié.

95. PAUL. NOL., Ep. 3, CSEL 29, p. 13-18. dans AUG., Ep. 24, CSEL 34 1• p. 73 78. écrite avant l'hiver (ante hiemem).

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44 JANINE DESMULLIEZ

hiemem) comme Paulin le rappelle par la suite96 • La saison est donnée, mais pas l'année. Celle-ci peut être néanmoins déterminée. En effet, dans une lettre à Sulpice Sévère, Paulin rappelle que lors du premier été de son installation à Nole, les «Africains» lui ont écrit97 • Ce premier été est celui de 394 (selon la chronologie adoptée). De plus, il n'est peut-être pas exclu qu'Alypius se trouve à Carthage en juin 394 au moment du concile Carthaginois de cette année-là. Alypius écrit donc à Paulin durant l'été 394, et Paulin lui répond avant l'hiver 394-39598• Dans cette lettre, Alypius envoie à Paulin cinq ouvrages anti­manichéens d' Augustin99 et il lui demande la Chronique d'Eusèbe de Césarée en lui suggérant de l'emprunter auprès de Domnio qui réside à Rome; il recommande à Paulin d'adresser ladite Chronique à Aurelius de Carthage pour que copie en soit faite, par Euodius et Cornes, à Carthage même100• D'autre part, Alypius fait connaître à Paulin l'existence des monastères de Carthage, de Thagaste et d'Hippone, et il déclare à son correspondant qu'il a entendu pro­noncer son nom à Milan alors qu'il aspirait au baptême ; il connaît aussi l'un de ses hymnes (aujourd'hui perdus)101

b - Réponses de Paulin : trois lettres Paulin en compagnie de Therasia répond par un messager (puer) de Nole102

auquel il confia trois lettres : 1) l'une est adressée au prêtre Augustin qualifié de frater103 ; elle a été écrite

en premier puisque Paulin dit dans sa réponse à Alypius (Ep. 3) qu'il a osé écrire à Augustin104• Paulin, avec Therasia, écrit pour la première fois à Augustin : il loue ses ouvrages antimanichéens dont il déclare faire sa lecture

96. PAUL. NOL., Ep. 6, 1, ibid., p. 40 ligne 5 =dans AuG., Ep. 30. l. ibid., p. 123 ligne IO. 97. Io., Ep. 5, 14, ibid., p. 34 ligne 9 : « Afri quoque ad nos episcopi reuisendos prima aestate

miserunt '" 98. O. PERLER, Les voyages .. ., (sup. n. 77) p. 174 : «la consécration d' Alypius a eu lieu peu

après le printemps 394 et en tout cas avant l'hiver 395. Il est peut-être même possible que le nouvel évêque ait pu participer au concile de Carthage du 26 juin 394 et nouer à cette occasion des relations épistolaires avec Paulin de Nole>>. La liste des présents de ce concile regroupant les évêques des « diuersarum prouinciarum Numidiae, Mauritaniae utriusque, Tripolis et Proconsu­laris, Aurelius Mizonuis et c(eteri) n'est pas connue, cf. Concilium Carthaginense dans Concilia Africae, CC 149, p. 28-29. Sur la date de consécration d'Alypius, se reporter également à la PLRE I, p. 48 s.u. Alypius 8: «He returned to Africa and was consecrate bishop ofThagaste in 394 )),

99. PAUL. NOL., Ep. 3, 2, ibid., p. 14 lignes 14-17 =dans Aug., Ep. 24. 2 ibid., p. 74 lignes 13-17 : « Accepimus enim insigne praecipuum dilectionis et sollicitudinis tuae opus sancti et perfecti in domino Christo uiri, fratris nostri Augustini, libris quinque confectum ... »

!OO. Io., Ep. 3, 3, ibid., p. 15 = dans AuG., Ep. 24, 3, p. 75. 101. Io., Ep. 3, 4 et 6, ibid., p. 16 et 18 =dans AuG., Ep. 24, 4 et 6, p. 76-77: "hymnum

meum agnoueris ».

102. Io., Ep. 6, 1, ibid., p. 40 lignes 4-5 =dans AuG., Ep. 30, 1, ibid., p. 123 ligne IO:« sed morante adhuc puero '"

103. Io., Ep. 4, ibid., p. 18-24 = dans AuG., Ep. 25, ibid., p. 78-83. 104. Io., Ep. 3, 2, ibid., p. 14 lignes 18-19 = dans AuG., Ep. 24, 2, p. 74 ligne 18: "et ad

ipsum scribere ausi sumus >>.

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PAULIN DE NOLE - ÉTUDES CHRONOLOGIQUES 45

quotidienne105 ; Paulin lui réclame des conseils de direction spirituelle en se recommandant d' Alypius106• Il joint à sa lettre un pain d'eulogie107•

2) la seconde est la réponse à l'évêque Alypius108• Faute de posséder la Chronique d'Eusèbe, Paulin a obtenu l'exemplaire de Domnio qu'il a adressé à Aurelius de Carthage, en chargeant Cornes et Euodius de la transcrire à Carthage même et de réexpédier l'original109• En échange du service fourni par Alypius, Paulin demande à ce dernier de composer sa propre biographie110• Il joint aussi un pain d'eulogie111•

3) Enfin, Paulin écrit aussi à Aurelius, à la même date, une lettre, aujour­d'hui perdue, en l'informant qu'il lui transmet à Carthage l'exemplaire de la Chronique d'Eusèbe appartenant à Domnio et charge les Africains Cornes et Euodius de la transcription ; il prie Aurelius de renvoyer le plus tôt possible cet exemplaire à Domnio112•

c - Nouvel échange de lettres: l'ordination épiscopale d'Augustin 1) Une nouvelle lettre de Paulin et Therasia à Augustin113• Ne recevant point

de réponse à sa première lettre (Epistula 4), Paulin redoute qu'elle ne soit pas parvenue à destination114 et il récrit avec Therasia une seconde lettre à Augustin; elle lui est portée par les fratres Romanus et Agilis qu'il lui

105. ID., Ep. 4, l, ibid., p. 19 ligne 4 = dans Auo., Ep. 25, 1, p. 78 ligne 12 : «in quinque libris ... teneo ».

106. ID., Ep. 4, 3, ibid., p. 22 =dans Auo., Ep. 25, 3, p. 81 : « foue igitur et conrobora me in sacris litteris et spiritalibus studiis tempore ».

107. ID., Ep. 4, 5, ibid., p. 24 lignes 5-6 =dans Auo., Ep. 25, 4, p. 83 lignes 11-12: « panem unum, quem unanimitatis indicio misimus caritati tuae, rogamus accipiendo benedicas ». Paulin envoie également un pain d'eulogie à Alypius (voir inf. n. 111), à Sulpice Sévére (panem campa­num), voir inf n. 187). Sur l'eulogie, voir Reallexikon für Antike und Christentum, 6, 1966, 923; F. Dëlger, (Antike und Christentum, l, 1929, p. 44-46 et 6, 1950, p. 67) montre qu'il s'agit d'un panis trifidus, pain quotidien, auquel Paulin donne une interprétation religieuse « ... dass auch die Zeichnung auf dem Eulogienbrot des Paulinus keine Abweichung zeigte von <lem Brote des Alltags trotz der Christlichen Ausdeutung des symbolfreudigen Bischofs ». Étant donné la date de la lettre (voir sup. n. 98), le pain d'eulogie est certainement un pain campanien envoyé de Nole par Paulin à Augustin en guise d'amitié. Ce pain d'eulogie accompagne dans les trois cas la première lettre écrite de Nole par Paulin à Augustin, à Alypius, à Sulpice Sévère.

108. PAUL. NOL., Ep. 3, ibid., p. 13-18 = dans Auo., Ep. 24, ibid., p. 73-78. 109. ID., Ep. 3, 3, ibid., p. 15-16 = dans Auo., Ep. 24, 3, ibid., p. 75. 110. ID., Ep. 3, 4, ibid., p. 16 =dans Auo., Ep. 24, 4, ibid., p. 76 : « Specialiter autem hoc a

te peto, quoniam me inmerentem et inopinantem magno tui amore complesti, ut pro hoc historia temporum referas mihi omnem tuae sanctitatis historiam ... »

111. ID., Ep. 3, 5, ibid., p. 18 =dans Auo., Ep. 24, 5, ibid., p. 77-78: « panem unum sancti­tati tuae unitatis gratia misimus in quo et iam trinitatis soliditas continetur hune panem eulo­giam esse ... » (voir sup. n. 107).

112. ID., Ep. 3, 3, ibid., p. 15-16 =dans Auo., Ep. 24, 3, p. 75: « patrem nostrum Aurelium ita scripsimus ... »

113. ID., Ep. 6, ibid., p.39-42= dans Auo., Ep. 30, ibid., p.123-125. 114. ID., Ep. 6, 1, ibid., p. 40 ligne 4 = dans Auo., Ep. 30, !, p. 123 ligne 9 : « sed morante

adhuc puero >>.

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46 JANINE DESMULLIEZ

recommande115 • Cette lettre est antérieure à l'arrivée à Nole de Romanianus qui apporte la réponse de son ami Augustin à la première lettre de Paulin116•

2) La réponse d'Augustin : la venue en Italie de Romanianus. Alors que Roman us et Agilis ont quitté Nole pour l'Afrique, Paulin reçoit

l'Epistula 27 d'Augustin qui est la réponse à la première lettre de Paulin (Epistula 4 = dans Augustin, Epistula 25)117• Paulin reçoit les excuses

. d'Augustin qui l'invite en Afrique118• Il est informé par Augustin qu'il peut trouver les livres de ce dernier auprès de Romanianus119 ; il est prié de s'occu­per du fils de Romanianus, Licentius 120

, auquel Augustin a, d'autre part, donné le conseil de se rendre auprès de Paulin121 •

3) La seconde lettre d'Augustin à Paulin : Epistula 31. Paulin reçoit alors la réponse à sa seconde lettre122 : c'est l'Epistula 31,

postérieure à la consécration épiscopale d'Augustin, qu'elle mentionne123 • Cette lettre postérieure à l'arrivée de Romanianus à Nole date donc de l'année 395 - ce qui correspond pour la consécration d'Augustin à l'année mentionnée par Prosper dans sa Chronique124

• Il est même possible de resserrer la période de l'année au cours de laquelle cet événement eut lieu : on ne peut accepter le 17 janvier donné par Prosper, car le 4 mai 395, Augustin est encore prêtre125 • Il a donc été ordonné après cette date : après le 4 mai et avant la fin de juin 395,

115. ID., Ep. 6, 3, ibid., p. 41 =dans AuG., Ep. 30, 3, ibid., p. 125 : « Romanus et Agilis quos ut nos alios tibi commendamus ».

116. Se reporter à la PCBE (Afrique - tome I) s.u. Romanianus, p. 996 : "peu de temps avant l'ordination (mai/juin 395) d'Augustin à l'épiscopat, R. s'embarque de façon précipitée pour l'Italie, mais peut emporter de la part d'Augustin une lettre (Ep. 27) pour Paulin».

117. AuG., Ep. 27, CSEL 341, p. 95-102. 118. ID., Ep. 27, 1, ibid., p. 96. 119. ID., Ep. 27, 4-5, ibid., p. 99-101. 120. ID., Ep. 27, 6, ibid., p. 101-102. 121. ID., Ep. 26, 5, ibid., p. 88. 122. Io., Ep. 31, CSEL 342, p. 1-8. 123. Io., Ep. 31, 4, ibid., p. 4 ligne 12 : « ... coepiscopatus ... » 124. PROSP., Chron. 1204, MGH auct. ant., Chron. min. I p. 463 : "Augustinus ... beati

Ambrosii discipulus multa facundia doctrina excellens Hippone [regio] in Africa episcopus ordinatur », événement que l'auteur place, sous le consulat d'Olybrius et Probinus, donc à l'année 395. Cette année 395 est retenue par G. MORIN, Date de l'ordination épiscopale de saint Auf;ustin, dans RB 40 (1928) p. 366-367, par S.M. ZARB, De anno consecrationis episcopalis sancti Augustini, dans Angelicum 10 (1933) p. 261-285, par O. PERLER, Das Datum ... , (sup. n. 55) p. 25-37, par A. MANDOUZE, Saint Augustin L'aventure de la raison et de la grâce, Paris 1968 p. 141, n. 4, PCBE (Afrique, tome I) p. 996 n. 28 ; O. Perler (Les voyages ... , (sup. n. 77) p. 164-175), place cet événement entre mi-mai et fin juin 395. Notre chronologie des échanges entre Paulin et Augustin retient également cette année 395. Nous ne pouvons accepter l'année 396 proposée par P. FABRE, Essai sur la Chronologie ... , (sup. n. 56) p. 14-19, par P. COUR­CELLE, Les lacunes ... , (sup. n. 92) p. 258 et 294, par J.T. LIENHARD, Paulinus of Nola ... , (sup. n. 32) p. 77, 166-178.

125. AUG., Ep. 29, CSEL 341, p. 114-122: « epistola presbyteri Hipponensium regiorum ad Alypium episcopum Thagastensium de die Natalis Leontii quondam episcopi Hipponensis » -voir O. PERLER, Les voyages .. ., (sup. n. 77) p. 173, lettre postérieure au 4 mai 395.

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PAULIN DE NOLE - ÉTUDES CHRONOLOGIQUES 47

selon O. Perler126, en juillet-août selon S.M. Zarb127 • Mais la correspondance postérieure entre Augustin et Paulin permet d'avancer une autre hypothèse. En effet, Romanus et Agilis, les deux fratres de Nole, qui ont assisté à cette consécration d'Augustin, ne peuvent être rentrés d'Hippone avant l'automne 395. De plus, cette ordination épiscopale d'Augustin n'était pas encore connue en Italie lorsqu'ils sont rentrés, porteurs de !' Epistula 31, puisque le lendemain de la réception de cette lettre, Paulin écrit à Romanianus, très vraisemblable­ment à Rome, pour lui annoncer cette nouvelle128• Il est possible de dater le retour de Romanus et Agilis par les deux brefs billets postérieurs (Epistula 42 et 45) qu'Augustin adresse à Paulin. En effet, dans le premier, Augustin s'étonne de ne pas avoir eu de nouvelles de Paulin, alors que Romanus et Agilis sont rentrés depuis deux étés129 ; ces deux étés sont ceux de 396 et 397 : donc, la lettre 42 a été écrite par Augustin pendant l'été de 397. Mais il n'y a pas deux ans qu'ils sont revenus. De fait, quelque temps plus tard, n'ayant toujours pas reçu de lettre de Paulin, Augustin lui écrit et il lui dit qu'il y a maintenant deux ans révolus (totum biennum) que Romanus et Agilis sont rentrés d'Hippone130• Ces deux messagers sont donc revenus d'Afrique au plus tôt à la fin de l'été 395 ou au début de l'automne. Or, d'après O. Perler,« par la suite on célébrait chaque année l'anniversaire du sacre ... Toutefois, Augustin fut sou­vent empêché de célébrer ce jour avec ses ouailles, car cette fête tombait pour lui à une saison où il fut fréquemment absent d'Hippone, en raison de sa parti­cipation aux conciles africains 131 ». Ces conciles se tiennent soit en avril, en juin, en août ou en septembre132• Si l'on accepte notre raisonnement, il convien­drait de retenir plutôt août ou septembre 395 comme date de la consécration épiscopale d'Augustin. Celle-ci s'est en tout cas déroulée entre mai 395, date du départ de Romanus et Agilis pour Hippone, et avant la fin de l'automne 395, date de leur rentrée.

Dans cette Epistula 31, expédiée très vraisemblablement à la fin de l'été ou de l'automne 395, Paulin est invité de nouveau en Afrique par un message ami­cal d' Augustin133, auquel s'associe Seuerus de Milev134• Paulin reçoit avec un

126. O. PERLER, Les voyages .. ., (sup. n. 77), p. 171-173. 127. S.M. ZARB «De anno consecrationis .. ., (sup. n. 123) p. 261-285 : « Credimus Augusti­

num euectum fuisse ad dignitatem episcopalem mense lunio vel Iulio anno 395 "· 128. PAUL. NOL., Ep. 7, 1-2, CSEL 29, p. 42-43 =dans AuG., Ep. 32, 1-2. CSEL 34 2

, p. 8-9. Voir PCBE (Afrique, tome I) p. 996.

129. AuG., Ep. 42, ibid., p. 84 ligne 8 : « duas aestates >>.

130. ID., Ep. 45, 1, ibid., p. 122 lignes 5-7: « Nequaquam nos nescio quo uestra cessatio qua ecce per totum biennum, ex quo nobis dulcissimi fratres Romanus et Agilis ad uos remeauerant, nullas a uobis litteras sumpsimus ... »

131. O. PERLER, Les voyages ... , (sup. n. 77) p. 172-173. 132. P. BROWN, Augustinus of Hippo, a biography, London 1967, p. 76-184-186. (1 en avril,

1 en septembre, 4 en juin, 4 en août). 133. AuG., Ep. 31, 5, CSEL 342, p. 5, ligne 8: « corporaliter adesse ».

134. ID., Ep. 31, 9, ibid., p. 8 lignes 5-8 : « Beatissimus frater Seuerus de condiscipulatu nostro Mileuitanae antistes ecclesiae ... sanctitatem uestram salutat... »

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""" OO

Numéro de la lettre Expéditeur Destinataire Messager Contenu Date

PAULIN AUGUSTIN (A= Augustin (CSEL 29) (CSEL 34) P =Paulin)

lettre perdue connue par : ALYPIVS PAULIN et Iulianus - Alypius noue des relations avec P. Ep.3 Ep.24 THERASIA revenant de - lui envoie 5 livres antimanichéens été 394

Carthage d'A. lui réclame la « Chronique » d'Eusèbe

-Ep.4 =Ep. 25 PAULIN et AUGUSTIN puer P. loue A. pour ses écrits antimani-

THERASIA (de Nole) chéens avant espère entretenir des relations avec A. l'hiver 394/395 son « directeur spirituel »

Ep.3 =Ep. 24 PAULIN et ALYPIVS puer P. répond à Alypius, lui envoie la avant THERASIA (de Nole) «Chronique» d'Eusèbe et lui réclame l'hiver 394/395

sa biographie

lettre perdue connue par : PAULIN et AVRELIVS puer - P. envoie la «Chronique» d'Eusèbe à avant l'hiver Ep.3,3 =Ep. 24, 3 THERASIA de Carthage (de Nole) Aurelius 394/395

nouvelle lettre de Paulin PAULIN et AUGUSTIN fratres de - P. répète la lettre 4 de façon plus printemps ou Ep.6 =Ep. 30 THERASIA Nole= Romanus pressante, cette lettre s'est croisée début été 395.

avec la réponse d' A. (avant mai/juin 395) et Agilis

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Numéro de la lettre Expéditeur Destinataire Messager Contenu Date

Ep. 27 AUGUSTIN PAULIN Romanianus A. s'excuse printemps ou (rép. àEp. 4 ami d'Augustin - il écrira la biographie d' Alypius début été 395 sans avoir se rendant P. peut trouver ses livres auprès de (avant mai/juin 395)

reçu Ep. 6) en Italie Romanianus il doit s'occuper du fils de celui-ci :

1 re réponse d'Augustin Licentius

Ep.31 AUGUSTIN PAULIN et Romanus et - A. annonce sa consécration après été 3 9 5 (2< réponse THERASIA Agilis de il envoie De liberio arbitrio automne 395 él' Augustin) retour à Nole réclame Aduersus Paganos et Libri

Platonis d'Ambroise - invite P. en Afrique

Ep. 7

l PAUL. TH. ROMANIANVS de Nole P. communique la consécration èpis- automne 395

Ep.32 à Rome copale d'A. (le lendemain Ep.8 PAULIN L!CENTIVS ? de la réception

de l'Ep. 31)

Ep.42 AUGUSTIN PAULIN et Seuerus Colère d' A. qui est sans nouvelles de fin de l'été 397 THERASIA deMilève P. depuis 2 étés

P. ne doit pas attendre d'avoir ter-miné son Traité contre les Païens pour lui écrire A. salue Romanus et Agilis

Ep.45 ALYPIVS et PAULIN et unperlator Il y a deux ans révolus que Romanus fin de AUGUSTIN THERASIA =frater et Agilis sont rentrés ; A. réclame une l'automne 397

d'Hippone? réponse à l' Ep: 31 et à l' Ep. 42

.j>..

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50 JANINE DESMULLIEZ

pain d'eulogie135 les trois livres sur le Libre Arbitre136• Augustin lui réclame l'envoi d'un Traité Contre les Païens que Paulin serait en train de composer, aux dires de Romanus et Agilis137 ainsi que les ouvrages d'Ambroise traitant des Libri Platonis138

• Il apprend plus concrètement par les porteurs que par la lettre les circonstances de la consécration d'Augustin comme coepiscopus de Valerius d'Hippone139. Paulin est également le destinataire de messages, aujourd'hui perdus, rapportés également par Romanus et Agilis et provenant des évêques Aurelius de Carthage, Alypius de Thagaste, Profuturus de Cirta et Seuerus de Milev cités ici par Paulin dans l'ordre de leur ordination140. Le len­demain141 de la réception de tout ce courrier, Paulin s'empresse d'annoncer cette ordination épiscopale d'Augustin à Romanianus 142. Il envoie cinq pains pour Romanianus et son fils Licentius 143, auquel, suivant les conseils d'Augus­tin, Paulin adresse une lettre accompagnée d'un poème144.

d - Suite de ces relations épistolaires, les Epistulae 42 et 45. En ce qui concerne la suite des relations épistolaires entre Paulin et Augus­

tin, nous ne sommes pas complètement démunis145. Nous disposons de deux lettres faisant suite à l'Epistula 31. La première est l'Epistula 42, portée très vraisemblablement par le frater Seuerus de Milev146. Augustin s'étonne sur un ton proche de la colète147 de ne pas avoir reçu de réponse à son Epistula 31, alors qu'il y a 2 étés (396-397) que Romanus et Agilis sont rentrés 148. Augustin s'interroge sur la cause de ce retard : s'il est dû au fait que Paulin n'ait pas ter­miné son traité Contre les Païens, qu'il écrive une lettre d'ici là149. Il salue Romanus et Agilis150. N'ayant toujours pas de réponse de Paulin, Augustin lui récrit : il y a deux ans révolus que Romanus et Agilis sont rentrés (donc après

135. Auo., Ep. 31, 9, ibid., p. 8 lignes 10-12. 136. Io., Ep. 31, 7, ibid., p. 7 ligne 6 : « nam quaestio eorum est de Libero Arbitrio ... »

137. Io., Ep. 31, 8, ibid., p. 7, lignes 19-23. 138. Io., Ep. 31, 8, ibid., p. 7 ligne 23, p. 8 lignes 1-4. 139. Io., Ep. 31, 4, ibid., p. 4, lignes 9-12. 140. PAUL. NOL., Ep. 7, 1, CSEL 29, p. 42-43 =dans Auo., Ep. 32, L CSEL 34 2• p. 8-9 : " ...

epistolas receperamus, id est Aurelii, Alypii, Augustini, Profuturi, Seueri. iam omnium pariter episcoporum '"

141. Io., Ep. 7, 1, ibid., p.42 ligne 14= dans Auo., Ep. 32, l, ibid., p.8 lignes 18-19: « Pridie quam has daremus reuersis ex Africa fratribus nostris '"

142. Io., Ep. 7, 2, ibid., p. 43 lignes 17-18 = dans Auo., Ep. 32, 2, ibid., p. 9. lignes 18-20. 143. Io., Ep. 7, 3, ibid., p. 45 lignes 4-5 dans Auo., Ep. 32, 3, p. 11. lignes 3-4 : "panes

quinque sibi pariter et filio nostro Licentio misimus '" 144. Io., Ep. 8, ibid., p.45-52= dans Auo., Ep. 32, 4, p.11-16. 145. C'est ce qu'a bien vu P. Courcelle (Les lacunes .. ., (sup. n. 92) p. 259). 146. Auo., Ep. 42, CSEL 34', p. 84 lignes 6-7 : « per fratrem Seuerum ».

147. ID., Ep. 42, ibid., p. 84 ligne 19: « irascuntur ».

148. Io., Ep. 42, ibid .. p. 84, lignes 8-9 : « duas aestates '" 149. Io., Ep. 42, ibid., p. 84 ligne 11 : « aduersus daemonicolas '" 150. Io., Ep. 42, ibid., p. 84 ligne 18: « Salutate fratres maxime Romanum et Agilem ».

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PAULIN DE NOLE - ÉTUDES CHRONOLOGIQUES 51

l'automne 397)151 , Augustin juge ce silence intolérable152 ; il pense que sa lettre antérieure n'est pas parvenue à destination153 et adjure Paulin .de lui donner signe de vie154• Sur ce silence s'achèvent, du moins pour nous, les relations épis­tolaires entre Paulin et Augustin durant cette période. Elles peuvent être résu­mées par le tableau qui se trouve p. 48-49.

IV - LES RELATIONS AVEC AMBROISE

Dès cette époque, Paulin a établi avec Ambroise des relations dont il est impossible de préciser la nature orale ou épistolaire, l'origine et la chronologie. Mais ces relations sont en tout cas antérieures à avril 397, date de la mort d'Ambroise.

a - Les sources

Paulin mentionne Ambroise dans quatre pièces : 1) dans la lettre (Epistula 3) qu'il adresse avant l'hiver 394-395 à Alypius,

évêque de Thagaste, Paulin assure qu'Ambroise «l'a nourri et élevé dans la foi1 55 >> ; il se félicite de ce qu' Alypius avait entendu parler de Paulin, lui-même, au moment où Alypîus se préparait au baptême156 ; il affirme même avoir été réclamé par Ambroise comme membre du clergé de Milan 157•

2) dans la lettre (Epistula 32) qu'il adresse en 403-404 à Sulpice Sévère, Paulin affirme qu'il possède les reliques de Nazaire et celles de Gervais et de Protais qu'Ambroise a révélées après de longs siècles158•

3) Dans le Carmen 27 composé le 14 janvier 403, Paulin rappelle qu'il a reçu d'Ambroise les reliques du martyr Nazaire, martyr milanais inventé par Ambroise en 395 159•

4) Enfin, Paulin cite à nouveau Ambroise parmi les saints, dans un poème composé en 405 160, et rappelle dans la même pièce la translation des martyrs

151. Io., Ep. 45, 1, ibid., p. 122 lignes 5-6 : « totum biennum ».

152. Io., Ep. 45, 1, ibid., p. 122 ligne 11 : «minus ferimus »; ligne 14 : "dolore,,; ligne 17 : " querelas ».

153. Io., Ep. 45, 1, ibid., p. 122 lignes 14-16. 154. Io., Ep. 45, 2, ibid., p. 122 lignes 20-22. 155. PAUL. NoL., Ep. 3, 4, CSEL 29, p. 17 lignes 4-5 = dans AuG., Ep. 24. 4. CSEL 341,

p. 76 ligne 16 : « tamen Ambrosii semper et dilectione ad fidem innutritus sum >>.

156. Io., Ep. 3, 4, ibid., p. 16 lignes 14-15 =dans AuG., Ep. 24, 4, ibid., p. 76, lignes 8-9: " quod enim indicasti iam de humilitatis nostrae nomine apud Mediolanium te didicisse ».

157. Io., Ep. 3, 4, ibid., p. 17 lignes 6-7 = dans AuG., Ep. 24, 4, p. 76 lignes 17-19 : " denique suo me clero uoluit uindicare, ut etsi diuersis locis degam, ipsius presbyter censear ».

158. Io., Ep. 32, 17, ibid., p. 292 ligne 26 et p. 293 lignes 1-2 : "hic pater Andreas et magno nomine Lucas/martyr et inlustris sanguine Nazarius/ ; quosque suo deus Ambrosio post longa reuelat/saecula, Protasium cum pare Geruasio ».

159. Io., Carmen 27, CSEL30, p. 281, vers 436-437: «hic et Nazarius martyr quem munere fido/nobilis Ambrosii substrata mente recepi ».L'épisode se place en 395. voir J.R. PALANQUE, Saint Ambroise et l'Empire romain, Paris 1933 p. 554.

160. Io., Carmen 19, ibid., p. 123, vers 152-154: «nec minor Occiduis effulsit gratia terris-. Ambrosius Latio, Vincentiu_s extat Hiberis. /Gallia Martinum, Delphinum Aquitania sumpsit ».

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52 JANINE DESMULLIEZ

Gervais et Protais dans la nouvelle basilique, malgré l'opposition de l'impéra­trice Justine161

Paulin est aussi mentionné dans une lettre écrite par Ambroise à Sabinus de Placentia : Ambroise y exprime une admiration pour Paulin, ce personnage, issu d'une noble famille d'Aquitaine, qui a renoncé à ses biens, et qui, dit-on, a choisi de se retirer à Nole162•

b - Essai de chronologie163

Paulin affirme dans sa lettre à Alypius, évêque de Thagaste, (écrite avant l'hiver 394-395) qu'Ambroise l'a toujours nourri dans la foi1 64• Cela laisserait supposer des rapports entre eux avant le baptême, avant la conversion et plus certainement encore avant l'ordination de Paulin, puisque celui-ci aurait reçu d'Ambroise la proposition d'être rattaché au clergé de Milan et d'y être compté parmi les prêtres165

• Mais c'est Paulin qui l'affirme, dans une autobiographie qu'il souhaite parallèle à celle d' Alypius. D'ailleurs, dans la lettre au prêtre bordelais Amandus où Paulin annonce sa propre ordination, il rappelle que c'est Amandus qui l'a nourri dans la foi1 66 • De la lettre à Alypius, on peut donc conclure que le nom de Paulin était connu à Milan au moment du baptême d'Alypius qui eut lieu dans la nuit de Pâques, du 24 au 25 avril de l'année 387167.

En tout cas, Paulin ne connaît pas Ambroise, lorsque l'évêque de Milan adresse une lettre à Sabinus de Placentia, comme le prouve le vocabulaire employé : Ambroise a « appris » que Paulin a renoncé à ses biens et choisi, à ce que l'on «assure», la ville de Nole comme retraite168 •

Du point de vue chronologique, la lettre d'Ambroise à Sabinus est donc anté­rieure à celle de Paulin à Alypius, sans qu'il soit possible de préciser si elle a été écrite avant ou après l'arrivée de Paulin en Italie. Peut-être même l'a-t-elle été avant son ordination comme prêtre dans la mesure où Ambroise ne souille mot de sa proposition169•

161. Io., Carmen 19, ibid., p. 129 vers 324-328 : « ••. ut sancto non olim antistite factum/nouimus Ambrosio, qui fultus munere tali/postquam ignoratos prius et tune iridice Christo/detectos sibimet mutata transtulit aula/reginam prompta confudit luce furentem ».

162. AMBR., Ep. 27, !, 3, CSEL 82, p. 180-181 Ep. 58, PL 16. 1178. 163. Sur ce sujet, se reporter à l'étude de S. CosTANZA, I rapporti .. ., (sup. n. 10) p. 220-232. 164. Voir (inf n. 98 et 155). 165. Voir (inf. n. 157). 166. PAUL NoL., Ep. 2, 3, ibid., p. 11 lignes 23-25: « ennutritus enim sermonibus fi.dei et

bonae doctrinae, quam a puero in sacris litteris subsecutus es ».

167. Voir PCBE (Afrique, tome I) p. 55, n. 4 7. 168. La démonstration a été faite par S. CosTANZA, I rapporti .. ., (sup. n. 10) p. 222, 226-227. 169. AMBR., Ep. 27, 1, CSEL 82, p. 180 lignes 5 et 9 = Ep. 58, PL 16, 1178: « Paulinum ...

elegisse autem secretum adfirmatur Nolanae urbis ». S. Costanza (J rapporti ... , (sup. n. 10) p. 223 et 227), la place même avant son ordination comme prêtre à Barcelone - ordination qu'il place en suivant le schéma de P. Fabre, en 394.

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PAULIN DE NOLE - ÉTUDES CHRONOLOGIQUES 53

c - A propos d'une éventuelle rencontre entre Paulin et Ambroise P. Fabre se demande: «Comment Ambroise aurait-il pu ne pas connaître

personnellement Paulin à un moment où celui-ci déclare qu'il fait partie du clergé de l'évêque de Milan, mieux, même, que cet évêque l'a «réclamé» comme membre de son clergé ?170 ». Cela peut en effet paraître étonnant, pourtant rien ne prouve que Paulin et Ambroise se soient rencontrés.

1) Il faut rejeter l'hypothèse d'une rencontre avant 387 : selon cette hypo­thèse, Paulin, après s'être acquitté de sa charge de gouverneur de Campanie, aurait pu rencontrer Ambroise au cours de son voyage de retour en Gaule171 •

Rien ne prouve que cette rencontre ait eu lieu : on peut tout aussi bien penser que Paulin reçut par lettre les instructions d'Ambroise le préparant au baptême172• On peut aussi penser que, comme Rutilius Namatianus (partant de Rome) en 417, Paulin est rentré en Gaule par voie de mer 173•

2) Paulin aurait-il pu dès lors rencontrer Ambroise lors du voyage qui le mène d'Espagne en Campanie ? donc après la lettre d'Ambroise à Sabinus de Placentia ? Certains auteurs ont placé une rencontre entre Paulin et Ambroise à Florence avant août 394, lorsqu'Ambroise, fuyant l'usurpateur Eugène, s'y trouvait avant son retour à Milan en juillet-août 394174• S. Costanza nie ce fait dans la mesure où il adopte la chronologie de P. Fabre qui reporte à 395 l'ar­rivée de Paulin en Italie; il démontre aussi que, même si la date de 394 était maintenue, cette rencontre n'est guère possible175 • Le détour de Paulin par Florence et la rencontre avec Ambroise semblent, d'autre part, bien improba­bles dans la mesure où :

- Paulin n'en souille mot (argument a silentio) dans son deuxième Natali-

170. P. FABRE, Saint Paulin de Nole et l'amitié chrétienne, Paris, 1949, p. 30-31 n. 7. 171. C'est l'hypothèse de J.T. LIENHARD, Paulinus of Nota .. ., (sup. n. 32) p. 26 et p. 86 n. 58,

qui suppose une rencontre entre Ambroise et Paulin à son retour en Gaule, en renvoyant à JONES, PLRE I, 682 : « The bit of information suggests that Paulinus had met Ambrose before he returned to Gaul. '"

172. S. Costanza (I rapporti .. ., (sup. n. 10) p. 229), émet cette hypothèse. 173. RUTIL. NAMAT., redit. sua, I et Il, J. V,essereau et F. Préhac, ed. Budé 1933. introduction

p. XII-XVI. R. part le 31 Octobre de Porto jusqu'à Centumcellae, I, vers 327, p. 14: «ad Centumcellas forti defleximus austro » ; puis le 7 novembre, il admire Triturra, l, vers 527 p. 27 : « Triturritam petimus » et le portus Pisaurus (Pise), I, vers 531. p. 28 : « Pisaurum ... emporio »; Luna est sa dernière escale le 11 novembre au plus tard, II. vers 63-64. p. 37. Si Paulin suit l'itinéraire terrestre le menant de Nole à Rome par la Via Appia, de Rome à Milan par la Via Flaminia et Aurelia, de Milan par les Alpes à Arles, puis à Nîmes et à Narbonne [sui­vant l'ltinerarium Burdigalense, dans ltineraria Romana, t. I, ed. Cuntz, Leipzig 1929. p. 86-87, l 0 l - l 02], il ne rencontre pas pour autant Ambroise à Milan, puisque ce dernier ne connaît pas Paulin lorsqu'il écrit à Sabinus de Placentia (voir inf n. 168).

174. C'est Je cas de Chiffiet, PL 16, 864 : Le nain de Tillemont, (Mémoires ... , (sup. n. 54) p. 43) évoque la possibilité d'une telle rencontre : «Ainsi saint Paulin vit apparemment Ambroi­se à Florence ... » voir aussi F. LAGRANGE, Histoire de Saint Paulin de Nole, Paris 1877, p. 193.

175. P. FABRE, Saint Paulin de Nole .. ., (sup. n. 170) p. 37, n. 6 ; S. COSTANZA, l rapporti ... , (sup. n. 10) p. 228, n. 17.

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54 JANINE DESMULLIEZ

cium, Carmen 13 composé le 14 janvier 395 ; dans ce poème, il remercie Felix, le saint campanien, d'avoir protégé son voyage176•

- De plus, bien que Paulin hésite, dans son premier Natalicium, Carmen 12 composé le 14 janvier 394, sur l'itinéraire qui le mènera en Campanie177, on peut penser qu'il a finalement choisi la route maritime ; en effet, l'ennemi (invi­dus hostis) rend peu sûres les routes du nord de l'Italie178 ; Paulin a donc dû très vraisemblablement emprunter la route maritime, le menant de Narbonne à un port italien que l'on ne peut préciser avec certitude: Pise179 ou Centum­cellae, port où débarque vers 400 le moine Martinianus se rendant de Gaule en Campanie180

; Paulin passe ensuite par Rome181 avant de se rendre à Nole, en suivant la Via Appia jusque Capoue182•

Ainsi les relations de Paulin avec Ambroise restent bien hypothétiques. Il n'en est pas de même en ce qui concerne le maintien de ses relations avec ses amis gaulois, en particulier avec Sulpice Sévère et avec Delphinus et Amandus.

V - LES AUTRES LETTRES DE PAULIN ÉCRITES

PENDANT LA PÉRIODE ÉTUDIÉE (393-397)

a - Les premières lettres à Sulpice Sévère Parmi les treize lettres connues de la correspondance entre Paulin et Sulpice

Sévère (Ep. 1, 5, 11, 17, 22, 23, 24, 27, 28, 29, 30, 31, 32), seules les trois pre­mières intéressent la période concernée (393-397)183•

176. PAt!L. NOL., Carm. 13, CSEL 30, p. 44-45, vers 12-19 : « nam te mihi semper ubique propinquum/inter dura uiae uitaeque incerta uocaui/et maria intraui duce te. quia cura peri­cli/cessit amore tui, nec te sine ; nam tua sensi/praesidia in domino superans maris aspera Christo ; /semper eo et terris te propter tutus et undis ».

177. Io. Cann. 12, ibid .. p. 43, vers 25-31 : « seu placeat telluris iter. cornes aggere tuto/esto tuis ; seu magna tui fiducia longo/suadet ire mari, da currere mollibus undis ... »

178. Io., Cann. 12, ibid., p. 43, vers 22-23 : « Pande uias faciles et. si properantibus ad te inuidus hostis obest, ... » : il y a peut-être là une allusion à l'usurpateur Eugène dont l'armée sera vaincue par Théodose sur le Frigidus près d'Aquilée en septembre 394.

179. C'est l'hypothèse émise par D. GORCE, Les voyages et le port des lettres dans le monde chrétien des IV• et v• siècles, Paris 1925, p. 120-121 : «C'est là (à Narbonne) que Paulin et Therasia ... prennent le bateau ... C'est vraisemblablement dans un port d'Italie du Nord que débarquent Paulin et sa femme en route pour Nole ... on peut supposer qu'il s'agit plutôt que de Gênes du port voisin de Pise où aborde Rutilîus Namatianus » (voir sup. n. 173).

180. Paulin (Carm. 24) rappelle que Martinianus envoyé par l'aquitain Cytherius à Nole s'embarque à Narbonne (p. 207 vers 27 : « Narbone per trucem ponte uiam fragili carinae credulus »); victime d'un naufrage, Martinianus échoue à Marseille (p. 216-217 vers 305-318). repart par voie de mer, débarque à Centumcellae (p. 218, vers 363 : « longinquiorem portem ab urbe adlabitur cui Centumcella nomen est»), gagne Romt; (p. 218, vers 369-370). puis par la Via Appia, il arrive à Capoue (p. 219 vers 405-422).

181. PAUL. NoL., Ep. 5, 13, CSEL 29, p. 33, lignes 6 et 14: « denique a nobis Romae zelo­typorum incendia clericorum longuinquitas urbis extinguit ... Romae quoque pauci etiam in clero ipso, a quo solo uidemur scandalizari, morsu inuidiae commouentur "·

182. Se reporter à Itineraria Romana I : Itineraria Antonini Augusti et Burdigalense, (sup. n. 173) p. 15 et 101.

183. Pour l'étude de cette correspondance, se reporter à: P. FABRE, Saint Paulin de Nole .. .,

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PAULIN DE NOLE - ÉTUDES CHRONOLOGIQUES 55

Sulpice Sévère est né, comme Paulin, en Aquitaine. Lorsque Paulin revient d'Italie, Sulpice était alors un jeune avocat, plein de talent, que Paulin a dû fréquenter. Sulpice, lui aussi, se convertit et finit par se fixer définitivement à Prémillac. Nous ne possédons aucune lettre antérieure à l'Epistula 1, envoyé par Paulin de Barcelone à son ami gaulois, après son ordination : donc après le dimanche 25 décembre 393 et avant le 2 avril 394, puisque dans cette lettre, Paulin invite son ami à le rejoindre à Barcelone, soit avant Pâques, pour célébrer avec lui les fêtes pascales, soit tout de suite après Pâques pour le rencontrer au moment où il se mettra en route184• Dans cette lettre, il recom­mande avec insistance à son ami de se défier des relations mondaines, et de se retrancher du monde185 • Paulin, à Nole, reçoit une lettre de Sulpice Sévère (lettre perdue) ; celui-ci lui écrit par l'intermédiaire de deux messagers, dont Vigilantius, et il invoque la maladie pour ne pas le rejoindre186• L'Epistula 5 est la réponse à la lettre perdue de Sulpice Sévère : c'est la première que Paulin lui écrit de Nole, comme le prouve la mention du «pain campanien 187 ». Selon P. Fabre, il est probable qu'il avait déjà correspondu avec son ami depuis son arrivée en Italie : mais cette première correspondance ne nous serait pas parve­nue 188 pure conjecture, rejetée à raison par J.T. Lienhard189•

Quelle est la date de cette lettre, la première de tout notre dossier conservé de la correspondance de Paulin à Sulpice Sévère? : selon P. Fabre, «lorsque Paulin l'écrit, il n'est pas installé à Nole depuis bien longtemps190 ». En fait, un certain délai s'est écoulé entre la réception de cette lettre par Paulin et la réponse de celui-ci191 • Paulin était malade lorsqu'il a reçu cette lettre192 et ce n'est pas seulement cette maladie de Paulin qui est la cause du retard de sa lettre ; en effet, Vigilantius qui lui avait apporté la lettre de Sulpice Sévère est lui aussi tombé malade193 • De plus, Paulin rappelle l'accueil chaleureux que lui

(sup. n. 170) p. 277-288; R. ÉTIENNE, Histoire de Bordeaux I, Bordeaux 1962, p. 285-289; J.T. L!ENHARD, Paulinus of Nola .. ., (sup. n. 32) p. 178-182 ~et plus récemment, l'ouvrage de G. STANCLIFFE, S, Martin and his hagiography, Oxford 1983, plus particulièrement l'index p. 393.

184. PAUL. NOL., Ep. 1, Il, CSEL 29, p. 9 lignes 18-21 : "Veni igitur si placet. ante Pascha, quod nobis optatius est, ut sacras ferias, me sacerdote, concelebres, quod si iam ad itineris ingressum propitio Deo uis occurrere, post Pascha in nomine Christi proficiscere ».

185. PAUL. NOL., Ep. 1, 9, ibid., p. 7-8.

186. ID., Ep. 5, 1, ibid., p. 24 et Ep. 5, 4, p. 27 lignes 13-15: « praeterea corpus infirmius ».

187. ID., Ep. 5, 21, ibid., p. 38 ligne 16: « Panem campanum ... pro eulogia misimus ... »;voir (inf. n. 107).

188. P. Fabre (Essai sur la Chronologie .. ., (sup. n. 31) p. 19), appuie son hypothèse sur l'argument suivant : la façon dont Paulin parle de l'accueil reçu à Rome paraît bien indiquer que Sulpice Sévère est déjà au courant.

189. J.T. Lienhard, (Paulinus of Nola .. ., (sup. n. 32) p. 182) rejette cette hypothèse.

190. P. FABRE, Essai sur la Chronologie .. ., (sup. n. 31) p. 19.

191. Comme le note à juste titre J.T. Lienhard, Paulinus of Nola .. ., (sup. n. 32) p. 179-180.

192. PAUL. NoL., Ep. 5, 9, CSEL 29, p. 31 ligne 12 : « litteras aegrotantes accepimus ».

193. ID., Ep. 5, 11, ibid., p. 32 lignes 7-15: «Nam Vigilantius quoque noster. .. ui. febrium laborauit, et aegritudini nostrae, quia et ipse sociale membrum erat, socio labore compassus

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56 JANINE DESMULLIEZ

ont réservé, lors de son installation, les évêques, les prêtres et les moines de Campanie194. Il signale aussi que lors du premier été passé à Nole, les évêques d'Afrique lui ont envoyé un courrier195. Tout cela suppose un certain délai : la lettre ne peut être antérieure à la fin de l'été 395, sans que l'on puisse préciser davantage. Paulin, après avoir décrit la vie communautaire à Nole, renouvelle son invitation, afin que Sulpice Sévère puisse venir dans son petit jardin (hortu­lus meus)196• Il lui envoie du «pain de Campanie» et une écuelle de buis en lui réclamant de l'extrait de nigelle (nigellatum) - un condiment - et du vin de Narbonne197.

Il est tout aussi aisé, semble-t-il, de retrouver, dans la correspondance avec Sévère, la lettre qui a suivi l'Epistula 5, c'est l'Epistula 11. En effet, dans son Epistula 5, Paulin fait allusion au «petit jardin» qu'il espère voir un jour cul­tivé par Sévère198 ; et dans la lettre suivante, il répond à une plaisanterie con­cernant ce petit jardin qui lui avait fait abandonner ses riches domaines d'Ebro­màgus199. Ce rapprochement vient toutefois d'être mis en cause par A.D. Booth, selon qui, « il se peut que Sulpice Sévère n'ait fait une plaisanterie sur le jardin qu'après avoir reçu plusieurs invitations antérieures, mais sembla­bles à celle qui lui a été faite dans la lettre 5 ». Ainsi, selon cet auteur, la let­tre 11 n'est pas incontestablement fixée à l'année qui suit l'envoi de la lettre 5200, mais un autre indice chronologique est fourni par la lettre 11 : Sulpice Sévère annonce qu'il a entrepris de rédiger la Vita Martini201

- donc cette lettre est antérieure à la mort de Martin le 11 novembre 397 202•

Sulpice Sévère s'excuse à nouveau de ne pouvoir se rendre à Nole. Paulin lui répond en renouvelant encore son invitation : il n'a pas perdu l'espoir de voir

est...». Ce Vigilantius, qualifié par Paulin de puer, Ep. 5, 11, p. 32 ligne 3 « pueros nostros », ne peut donc être identifié avec le Vigilantius messager de Paulin auprès de Jérôme : celui-ci se trouvait d'aîlleurs au printemps et au début de l'été 395 dans les Lieux Saints (voir inf. n. 72-73).

194. PAUL. NOL., Ep. 5, 14, ibid., p. 34, lignes 1-3, « ... quam sedula sollicitorum fratrum monachorum antistitum clericorum atque etiam ipsorum saepe saecularium officia toto illo nostro aegritudinis tempore celebrauerint... »

195. ID., Ep. 5, 14, ibid., p. 34 ligne 9 : « Afri quoque ad nos episcopi reuisendos prima aestate miserunt ». Voir p. 44.

196. ID., Ep. 5, 15-16, ibid., p. 35 lignes 8-9: « Videre ergo iam mihi uideor hortulum meum aduentantibus tecum domini mercennariis ... »

197. ID., Ep. 5, 21-22, ibid., p. 38-39. 198. Voir inf. n. 196. 199. PAUL. NOL., Ep. 11, 14, ibid., p. 72 lignes 26-27, p. 73 lignes 1-3: "Ebromagum enim

non hortuli causa, ut scribis, reliquimus, sed paradisi ilium hortum praetulimus ... et patrimonio et patriae ». P. Fabre, (Essai sur la Chronologie .. ., (sup. n. 3 J) p. 23, n. 3), et J.T. Lienhard (Paulinus of No/a .. ., (sup. n. 32) p. 180), acceptent ce rapprochement.

200. A.D. BOOTH : Quelques dates hagiographiques: Mélanie !'Ancienne, Saint Martin, Mélanie la Jeune dans Phoenix 37, 1983, Toronto, p. 148.

201. PAUL. NoL., Ep. 11, 11, ibid., p. 70 ligne 7 : « ennarare Martinum ». 202. Ainsi J. Fontaine, (Vie de Saint Martin, t. 1, SC 133, Paris 196 L Introduction p. 18-19)

s'appuie sur 1' Epistula 11 de Paulin, accusant réception de la biographie de Martin pour fixer en 397, du vivant même du héros, l'année de diffusion de la Vita Martini.

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PAULIN DE NOLE - ÉTUDES CHRONOLOGIQUES 57

Sulpice Sévère à Nole : «Pour moi, je ne cesserai pas de désirer ta venue203 ». Au contraire, dans les lettres postérieures, Paulin a perdu tout espoir de voir venir Sulpice. Nous maintenons donc cette lettre à la date de 397 204• Elle a même été composée très vraisemblablement au printemps, comme le prouve la mention du « retour » vers la Gaule, « durant l'été », des messagers porteurs de la lettre 11 205 • En conclusion, il convient donc de dater ainsi les trois lettres de Paulin à Sulpice Sévère :

Epistula 1 : après le 25 décembre 393 - avant le 2 avril 394

Epistula 5 : fin de l'été 395

Epistula 11 : avant le 11 novembre 397 - printemps 397

b - Échanges avec l'évêque bordelais Delphinvs et avec le prêtre Amandvs Delphinus est l'évêque de Bordeaux qui avait administré le baptême de

Paulin206• Amandus est le prêtre qui avait catéchisé Paulin207• De cet ensemble des onze lettres bordelaises208, Ep. 2, 9, 12, 15, 21, 36 à Amandus, et Ep. 10, 14, 19, 20, 35 à Delphinus, entre 393 et 397, deux lettres (Ep. 2 et 12) appar­tiennent à la période considérée. En effet, la lettre 2 à Amandus, dans laquelle Paulin informe le prêtre bordelais de son ordination à Barcelone et sollicite sa direction spirituelle, date de l'hiver 393-394209 • Il est évident qu'il y a eu entre eux des rapports antérieurs, puisque c'est Amandus qui l'avait catéchisé210•

Quatre lettres sont antérieures à l'ordination : 1) les deux lettres de condoléances de Delphinus et d' Amandus envoyées à

la suite de la mort violente (diuulsio) de son frère, alors que Paulin se trouve en Espagne en 393211 ;

203. PAUL. NoL., Ep. 11, 14, ibid., p. 72 lignes 22-25 : «Ego certe ... sicut desiderare te. ita et inuitare non desinam. Veni ad nos, et, si potes, aduola >>.

204. Il n'est donc pas possible de suivre la démonstration de A.D. Booth (Quelques dates hagiographiques .. ., (sup. n. 200) p. 148-149), qui refuse la date de 397 donnée par Grégoire de Tours pour la mort de Martin, qu'il place en 402. Il date la lettre 11 du printemps ou de l'été 403. Il est bien évident que huit ans après son installation à Nole, Paulin n'espère plus la visite de Sulpice Sévère, comme le prouve le ton 'de la lettre 17.

205. PAUL. NOL., Ep. 17, 1, ibid., p.125 lignes 13-14: «Nam et illam aestatem quae puerorum nostrorum ad te reditum consecuta est... »

206. ID., Ep. 3, 4, ibid., p. 17 lignes 2-3 : « a Delphino Burdigalae baptizatus ». 207. ID., Ep. 2, 3, ibid., p. 11 lignes 23-25. 208. Leur chronologie a été étudiée par P. FABRE, Essai sur la Chronologie .... (sup. n 31)

p. 57-65 ; P. FABRE, Saint Paulin de Nole .. ., (sup. n 170) p. 252-276. 209. PAUL. NOL., Ep. 2, 2, ibid., p. 10-11 ligne 22 et Ep. 2, 3, ibid .. p. 11 lignes 22-23:

« praeterea ipse epistolis tuis nos saepe instrue necessariis supplernentis ». Voir p. 38. 210. ID., Ep. 2, 3, ibid., p. 11 lignes 22-25 : « enutritus enim serrnonibus fidei et bonae doc­

trinae. quam a puero in sacris litteris subsecutus es». 211. ID., Ep. 35, ibid., p. 312-313 et Ep. 36, 2, p. 314 ; J.T. Lienhard (Paulinus of Nota .. .,

(sup. n. 32) p. 188), propose 390 ou 392. Pour la justification de l'année 393 et sur le sens de diuulsio, voir irif. n. 29.

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2) Les deux lettres : Epistulae 9 et 10 ont été écrites d'Espagne après la conversion de Paulin et avant son ordination. En effet, c'est pendant son séjour en Espagne que Paulin reçoit une lettre de Delphinus de Bordeaux, qui lui réclame un petit traité inspiré de l'Écriture Sainte ; une autre missive lui vient alors d' Amandus qui relate comment il célèbre la « conversion » de Paulin212

Ce dernier répond à Delphinus avant son installation à Nole pour se récuser. se comparer à un «champ inculte» et pour lui demander ses prières213 • Paulin répond aussi à Amandus pour lui réclamer également le secours de ses prières : elles permettront à Paulin, confiant en l'aide divine, d'atteindre « les montagnes » dont parle le psalmiste214• La lettre 12 date, semble-t-il, de 397 : elle fait partie d'une autre série de lettres (Ep. 12, 14, 15, 19, 20). Elle mentionne la requête d'un prêtre de Capoue, Basilius. Comme cette lettre précède le premier voyage de Cardamas à Nole, qui se déroule par voie de terre durant l'hiver 398-399, il n'est pas exclu qu'elle soit de 397 215

c - Échanges avec d'autres amis entre 393 et 397 1) Une certitude : la lettre de consolatio à Pammachius date de cette

période, puisque c'est durant l'hiver 396-397 que Pammachius devient veuf. En effet, c'est dans la deuxième année suivant son veuvage que Jérôme lui envoie sa lettre de consolatio ; il fait, pour la première fois, allusion à la mort de Paulina dans une lettre postérieure à l'Apologia, cette lettre est donc de 398-399216

2) Des hypothèses : Paulin poursuit en Italie des relations amicales avec d'autres amis aquitains, sans qu'il soit possible d'en fixer avec certitude la chro­nologie; en effet, Paulin écrit de nombreuses lettres (aujourd'hui perdues) à l'un de ses parents, l'aquitain Iouius, puisque Paulin en 400 répond à une lettre de Iouius qui elle-même, comme il le dit dans cette réponse conservée, était une réponse à une autre lettre perdue de Paulin217

Durant cette période, il n'est pas exclu que Paulin se soit adressé à un autre Aquitain, Sanctus. En effet, il lui écrit et ne reçoit en réponse qu'un petit billet

212. PAUL. NOL., Ep. 9, 1, ibid., p. 53 et Ep. IO, 1, ibid., p. 57. 213. ID., Ep. IO, 2, 3, ibid., p. 58-60 : « ager sterilis ».

214. ID., Ep. 9, 4, ibid., p. 55 : « donec perueniamus ad montes ... montes enim. inquit, excelsi ceruis ... ». Cette chronologie est celle adoptée par P. FABRE, Essai sur la Chronologie .. ., (sup. n. 31) p. 62-63 et par J.T. LIENHARD, Paulinus of Nola .. ., (sup. n. 32) p. 188 : « Epp. 9 and 10 are probably prior to Paulînus's ordination ; the memory of his baptism is fresh but his ordina­tion is not mentionned ».

215. P. FABRE, Essai sur la Chronologie .. ., (sup. n.31) p.60-61; et notice PAVLINVS, dans PCBE (Italie, tome 2) à paraitre.

216. PAUL. NOL., Ep. 13, ibid., p. 84-I07 datée par P. FABRE, Essai sur la Chronologie .. ., (sup. n. 31) p. 65-67, de l'hiver 395-396 ; cf. HIER. Ep. 66, 1, CSEL 54, p. 647-648 : « Ita et ergo serus' consolator qui importune per biennum tacui »; voir PCBE (Italie, tome 2 à paraître) s.u. Pammachius.

217. PAUL. NoL., Ep. 16, 1, ibid., p. 115 ... : « omnem ... scribendi tibi occasionem diligens '" C'est à ce même Iouius que Paulin envoie vers 400 le carmen 22; P. FABRE, Essai sur la Chronologie .. ., (sup. n. 31) p. 47 et 116.

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PAULIN DE NOLE - ÉTUDES CHRONOLOGIQUES 59

(également perdu) ; cela explique que Paulin affirme ultérieurement vers 400, qu'il a interrompu cette correspondance par un trop long silence218 • Enfin, il reste pour cette période, les poèmes composés en l'honneur de saint Felix de Nole : les Carmina natalicia.

VI - LES <<CARMINA NATALICIA »

a - Schéma de P. Fabre repris par J.T. Lienhard219

Ed Hartel Date

Natalicium 1 Carmen 12 14 janvier 395 Natalicium 2 Carmen 13 14 janvier 396 Natalicium 3 Carmen 14 14 janvier 397 Natalicium 4 Carmen 15 14 janvier 398 Natalicium 5 Carmen 16 14 janvier 399 Natalicium 6 Carmen 18 14 janvier 400 Natalicium 7 Carmen 23 14 janvier 401 Natalicium 8 Carmen 26 14 janvier 402 Natalicium 9 Carmen 27 14 janvier 403 Natalicium 10 Carmen 28 14 janvier 404 Natalicium 11 Carmen 19 14 janvier 405 Natalicium 12 Carmen 20 14 janvier 406 Natalicium 13 Carmen 21 14 janvier 407 Natalicium 14 ou Carmen 29 14 janvier 408 ou 409

15

b Le « Carmen 21 » date du 14 janvier 407

Un problème se pose à notre chronologie : si nous plaçons le premier Natali­cium le 14 janvier 394, comment expliquer que le Carmen 21 (Natalicium 13 selon P. Fabre) soit de 407? Ce poème est daté de manière certaine. Il se situe le 14 janvier qui suit la défaite de Radagaise à Fiesole, puisque Paulin attribue à Felix cette victoire220• Or, cet événement s'est produit le 23 août 406 (date justifiée par les décrets d'Honorius de mars-avril 406)221 • D'après notre chrono­logie qui place le 1er Natalicium en janvier 394, le Carmen 21 ne peut être que le quatorzième et non le treizième :

218. Io., Ep. 40, 3, ibid., p. 341 : « Iterum me diuturnae taciturnitate refuderam ». Selon P. FABRE, Essai sur la Chronologie .. ., (sup. n. 31) p. 84: «C'est soit dans la dernière période de son séjour en Espagne, soit de Nole, que Paulin avait écrit à Sanctus '"

219. P. FABRE, Essai sur la Chronologie ... , (sup. n. 31) p. 114 : nous reproduisons son schéma adopté par J.T. LIENHARD, Paulinus of Nola ... , (sup. n. 32) p. 159-161 et p. 190-191.

220. PAUL. NOL., Carm. 21, CSEL 30, p. 158, vers l : «Candida pax», p. 159 vers 20-22: " mactatis pariter cum rege profano/hostibus Augusti pueri victoria pacem reddidit '"

221. Cod. Theod., 7, 13 = Contra hostiles impetus et Cod. Theod .. 7. 16. pro immentibus necessitatibus : décrets sur la levée des troupes et les mobilisations sous certaines conditions d'hommes libres et d'esclaves. O. Seeck (Regesten der Kaiser und Papste, Stuttgart 1919, p. 310) confirme cette datation.

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Mais, dans ce cas, il faut accepter l'hypothèse tout à fait vraisemblable de la perte de l'un de ces Natalicia222• D'ailleurs, le Carmen 29 dans le manuscrit Ambrosianus B 102223 qui contient des extraits des œuvres de Paulin et qui seul nous ont transmis ces fragments, leur donne le numéro XV224 • Dans ce cas, le Carmen 21 est le 14e Natalicium. En tout cas, ce poème perdu225 l'est avant le Carmen 26 (9e Natalicium) dont la date de 402 doit être maintenue: en effet, c'est dans une période troublée par les invasions barbares d'Alaric, donc avant la victoire de Stilicon à Pollentia, à Pâques 402, que Paulin prie Félix de lui accorder sa protection226• En résumé, nous obtenons les résultats suivants :

Carmen 12 Natalicium 1 14 janvier 394 Carmen 13 Natalicium 2 14 janvier 395 Carmen 14 Natalicium 3 14 janvier 396 Carmen 15 Natalicium 4 14 janvier 397 Carmen 16 N atalicium 5 14 janvier 398 Carmen 18 Natalicium 6 ou 7 14 janvier 399 ou 400 Carmen 23 Natalicium 7 ou 8 14 janvier 400 ou 401 Carmen 26 Natalicium 9 14 janvier 402

Entre 399 et 402, un poème a été perdu, très probablement après le Carmen 16 et avant le Carmen 26.

Carmen 27 Natalicium 10 14 janvier 403 Carmen 28 Natalicium 11 14 janvier 404 Carmen 19 Natalicium 12 14 janvier 405 Carmen 20 Natalicium 13 14 janvier 406 Carmen 21 Natalicium 14 14 janvier 407 Carmen 29 Natalicium 15 14 janvier 408

222. Cette hypothèse n'est·pas nouvelle: se reporter au tableau sur les essais de classement chronologique des œuvres de Paulin reproduit par P. FABRE, Essai sur la Chronologie ... , (sup. n. 31) p. 138-139.

223. Dans Hartel manuscrit Li Ambrosianus Dungal B 102 du IX' siècle: Ce manuscrit de Dungal est le seul à transmettre les fragments du Carmen 29 : il leur assigne le numéro XV. Sur ce manuscrit, voir P. FABRE, Essai sur la Chronologie .. ., (sup. n. 31) p. 114 et J.T. LIENHARD, Paulinus of Nola .. ., (sup. n. 32) p. 157-158.

224. P. Fabre (sup. n. 222) refuse cette numérotation : « mais dans le numérotage des diffé­rentes pièces de ce manuscrit, un certain nombre d'erreurs paraissent s'être glissées. de sorte qu'on ne saurait rien conclure de cette indication'"

225. J.T. Lienhard (Paulinus of Nola .. ., (sup. n. 32) p. 178) montre bien que seule la perte d'un poème permet de maintenir en 395 la consécration épiscopale d'Augustin, ce qu'il refuse.

226. PAUL. NOL., Carm. 26, CSEL 30, p. 246, vers 4-8: « anxia tempora ... ; inter proelia ... ; bella fremant ... » P. Fabre (Essai sur la Chronologie ... , (sup. n. 31) p. 115, n 1-6) fait à juste titre ce rapprochement.

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PAULIN DE NOLE - ÉTUDES CHRONOLOGIQUES 61

c - Leur contenu Dans le premier Carmen (=Carmen 12), Paulin demande à Félix de le

protéger durant son voyage227 • Dans le second(= Carmen 13), il le remercie et rappelle qu'il y a 15 ans, en 380, il était déjà en Campanie228• Dans le troisième (=Carmen 14), il décrit la foule de pèlerins venus de toute la Campanie «en liesse» pour célébrer saint Félix229• Dans les quatrième (=Carmen 15) et cin­quième(= Carmen 16), il compose, en l'honneur de la fête du saint, un premier Natalicium (=Carmen 15) dans lequel il décrit la vie exemplaire de Félix, sa vocation, son sacerdoce, son apostolat, ainsi que la persécution et la délivrance de l'évêque Maximus230, et dans le poème suivant(= Carmen 16), il poursuit le 14 janvier 398 le récit de la vie du saint jusqu'à la mort du confesseur231

Bref, nous proposons la nouvelle chronologie suivante : Paulin est ordonné prêtre à Barcelone le dimanche 25 décembre 393 ; il compose son premier Natalicium le 14 janvier 394, en Espagne. Après le 2 avril 394, Paulin part pour Nole, qu'il atteint (en passant d'abord par Rome). Il compose son second Natalicium le 14 janvier 395 à Nole. L'ordination épiscopale d'Augustin a eu lieu à la fin de l'été ou au plus tard à l'automne 395. C'est en fonction de ces dates, que l'on peut récapituler ainsi la chronologie des œuvres de Paulin entre 393 et 397 : se reporter aux tableaux p. 62-64.

L'étude des lettres et poèmes de Paulin de Nole entre 393 et 397 permet de proposer les hypothèses suivantes : Paulin est ordonné prêtre à Barcelone le dimanche 25 décembre 393; il compose son premier Natalicium en Espagne le 14 janvier 394. Les lettres (53 et 58) que lui adresse Jérôme datent de 394 et 395. Avant l'hiver 394/395, Paulin écrit à Augustin, à Alypius, à Aurelius ; ne recevant pas de réponse d'Augustin, il envoie deux moines de Nole qui assistent à Hippone à la consécration épiscopale d'Augustin et rentrent à Nole au plus tôt à la fin de l'été 395. Il faut alors admettre la perte d'un poème entre 399 et 402. Un tableau récapitulatif de ses lettres et de ses poèmes, en particulier de ses relations avec Jérôme, Augustin, Ambroise, Sulpice Sévère permet de comparer cette chronologie avec les différentes datations proposées jusqu'alors.

Janine DESMULLIEZ

227. Io., Carm. 12, ibid., p. 42-44. 228. Io., Carm. 13, ibid., p. 44-45, vers 7-9 p. 44 : «tria tempore longe/lustra cucurrerunt. ex

quo solemnibus istis/coram uota tibi coram mea corda dicaui ».

229. Io., Carm. 14, ibid., p. 45-50. 230. Io., Carm. 15, ibid., p. 51-67. 231. Io., Carm. 16, ibid., p. 67-81.

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I LETTRES DE PAULIN Nouvelle datation (393-397)

Ep. 1 à Sulpice Sévère après 25.12.393 et avant le 2.4.394

Ep. 2 à Amandus après 25.12.393-hiver 393/394 Ep. 3 à Alypius avant hiver 394/395 Ep. 4 à Augustin avant hiver 394/395 Ep. 5 à Sulpice Sévère après été 394 : fin été 395 Ep. 6 à Augustin printemps-été 395

Ep. 7 à Romanianus automne 395

Ep. 8 à Licentius automne 395 Ep. 9 à Amandus 392/393

avant décembre 393 Ep. 10 à Delphinus 392/393 Ep. 11 à Sulpice Sévère avant 11 novembre 397 Ep. 12 à Amandus avant hiver 398/399 Ep. 13 à Pammachius hiver 396/397 Ep. 35 à Delphinus 393, après mort du frère de

Paulin et avant 25 décembre 393 Ep. 36 à Amandus 393 Les autres lettres sont postérieures

Anciennes datations Fabre Lienhard

fin hiver 395 395 avant Pâques

fin hiver 395 printemps 395

automne 395 avant l'hiver 395

automne 395 avant l'hiver 395

fin été 396 été 396

printemps 396 fin printemps 396

fin 396 ou début 397 fin printemps 396

fin 396 ou début 397 fin printemps 396

393 ou 394 entre 392 et 394

393 ou 394 entre 392 et 394

printemps 397 printemps 397

397 397 ou 398

hiver 395/396 au début de l'année 396

entre 390 et 392 entre 390 et 392

entre 390 et 392 entre 390 et 392

0\ N

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Il - LES «CARMINA» (393-398)

Carmen IO à Ausone

Carmen 11 à Ausone

Carmen 12 Natalicium 1

Carmen 13 = Natalicium 2

Carmen 14 = Natalicium 3 Carmen 15 = Natalicium 4 Carmen 16 = Natalicium 5

Ill - CORRESPONDANCE AVEC JÉRÔME

lettre perdue de P. à J.

Ep. 53, réponse de J. à P.

lettre perdue de P. à J.

Ep. 58, réponse de J. à P.

IV - AMBROISE

Paulin est mentionné par Ambroise dans Ep. 27, 1, 2, CSEL 82, p. 180-181=Ep.58, PL 16, 1178. Ep. adressée à Sabinus de Placentia

été 392

été 393

Nouvelle datation

14.1.394 en Espagne

14.1.395 à Nole

14.1.396

14.1.397 14.1.398

Nouvelle datation

394?

394

395

395

Nouvelle datation

393/394?

Anciennes datations Fabre Lienhard

début été 393 393 394 394

14.1.395 14.1.395

14.1.396 14.1.396

14.1.397 14.1.397

14.1.398 14.1.398 14.1.399 14.1.399

Anciennes datations Nautin Courcelle

Lienhard

De Barcelone-fin hiver 394

printemps/été 394

début 395

Ep. 58, réponse de Jérôme antérieure à l'Ep. 53 (395)

395

395

Fabre

après décembre 394

396

Ep. 53 (396)

Lienhard Costanza

395 juste avant l'ordination de Paulin comme prêtre avant décembre 394 = 393/394

°' w

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°' """'

V - CORRESPONDANCE AVEC LES « AFRICAINS »

Lettres Nos dates Perler PCBEI Courcelle Fabre Lienhard (Afrique)

Paulin à Alypius (lettre perdue) n'existe pas n'existe pas n'existe pas début 395 n'existe pas printemps 395 Alypius à Paulin (lettre perdue) été 394 394 avant hiver 395 été 395 395 été 395 Ep. 3 = Ep. 24 à Alypius avant hiver 394/395 avant hiver avant hiver 395 automne 395 automne 395 avant hiver

394/395 395 Ep.4 Ep. 25 à Augustin avant hiver 394/395 avant hiver avant hiver 395 automne 395 automne 395 avant hiver

écrite avant Ep. 3 mais 394/395 395 portée en même temps par un puer d'Hippone

lettre perdue à Aurelius avant hiver 394/395 avant hiver avant hiver 395 automne 395 automne 395 avant hiver de Carthage 394/395 395

Ep. 6 = Ep. 30 à Augustin fin printemps- entre mi-avril avant mai/juin printemps 396 (! re fin printemps début été 395 et mi-mai 395 395 396 ' partie de 396

l'année)

Ep. 7 Ep. 32 à Romanianus automne 395 fin été/automne fin été/automne début 397 fin 396 ou été 396 395 395 début 397

Ep. 8 = Ep. 32 à Licentius automne 395 fin été/automne fin été/automne début 397 fin 396 ou été 396 395 395 début 397

Ep. 27 Augustin à Paulin fin printemps- printemps 395 avant mai/juin début été début été fin printemps début été 395 395 396 396 396

Ep. 31 Augustin à Paulin automne 395 395 guère après après été, début397 fin 396 ou fin printemps et à Therasia la fin juin automne 395 début 397 396 Ep. 42 Augustin à Paulin fin été 397 397 après été 397 automne 398 et à Therasia

Ep. 45 Alypius et Augustin fin automne 397 398 début 399 à Paulin et à Therasia

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The Text of Saint Augustine\~

«De Genesi ad litteran1 imperfectus liber»*

The text of St. Augustine's De Genesi ad litteram impeifectus liber presents a dilemma which is familiar to ail philosophers, theologians and historians who approach the study of the works of St. Augustine : shall we read the text as it appears in the venerated but unreliable seventeenth-century Maurist edition or instead in a late nineteenth-century critical edition whose principles have been widely and justifiably criticized for many decades ? The edition of the Bene­dictine scholars of the Congregation of St. Maur was published in Paris in 1689 in volume III of the Maurists' opera omnia sancti A ugustini and reprinted by Jacques-Paul Migne in the Patrologia Latina (34. 219-246). The critical edition of De Genesi ad litteram impeifectus liber prepared by Joseph Zycha appeared in 1894 in the Corpus Scriptorum Ecclesiasticorum Latinorum (28/1. 459-503). Both editions reflect the best scholarship of their respective eras, but the higher standards of textual criticism in force today make us see only their shortcomings and forget their merits.

The Maurists' edition of the works of St. Augustine is essentially a revised version of the Louvain edition of 1577 which itself derives from the editio princeps of Johannes Amerbach published in Basle in 15061

• Perhaps

* This study was completed during the preparation of the critical edition of St. Augustine's De Genesi ad litteram, a project which has been generously supported for several years by the National Endowment for the Humanities, Washington, D.C. ; I wish to thank Harold Cannon, George Farr, Helen Agüera and Marcella Grendler who have supported my studies of the manuscript traditions of the works of St. Augustine sin ce 1980. I am very grateful to Johannes Divjak for kindly sending me the list of manuscripts of De Genesi ad litteram imper:fectus liber in France which will eventually be published by him in Die handschriftliche Überlieferung der Werke des heiligen Augustinus. I wish to thank T.S. Pattie of the British Library who procured for me a photograph of the London fragment as well as Françoise Bibolet and Michel Vuillemin of the Bibliothèque Municipale at Troyes, Antonietta Morandini of the Biblioteca Medicea Laurenziana, and Stanley Dedman of the Cathedra! Library in Salisbury who sent me microfilms of the manuscripts in their care.

1. For some remarks on the texts which are found in the earliest printed editions of St. Augustine's works, see my article, « The Oldest Manuscripts of St. Augustine's De Genesi ad litteram », Revue Bénédictine 90 (1980), p. 30-33.

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66 MICHAEL M. GORMAN

because De Genesi ad litteram impeifectus liber is one of St. Augustine's least studied works, the Benedictine editors did not take the trouble to discover a sin­gle manuscript in France which contained the work. However, they made ca­reful use of their copy of a collation of a codex Vaticanus2•

A critical edition of De Genesi ad litteram impeifectus liber was included by Joseph Zycha in the volume which contained his edition of De Genesi ad litte­ram (CSEL 27/1). Zycha examined four manuscripts of the work. However, only one of these, TROYES Bibliothèque Municipale 40 (1) (T), dates from as early as the twelfth century, and nearly half the text of the work in this manus­cript is missing. Zycha depended heavily on a Renaissance codex, VATICAN CITY Biblioteca Apostolica Vaticana Vat. Lat. 445 (V), whose text appeared to him to be superior to that found in the other manuscripts he examined. Zycha collated two additional Renaissance manuscripts, PARIS Bibliothèque de !'Arsenal 350 (L) and PARIS Bibliothèque Mazarine 636 (M).

Thanks to the efforts of the late Rudolf Hanslik and the scholars at the University of Vienna who are responsible for preparing the volumes of the monumental project, Die handschriftliche Überlieferung der Werke des heiligen Augustinus, a list of extant manuscripts containing St. Augustine's De Genesi ad litteram impeifectus liber can now be drawn up. Of these eighteen items, seven are located in England, six in Italy and five in France. There does not appear to be a copy of De Genesi ad litteram impeifectus liber in Germany.

CAMBRIDGE University Library 2026, f. 5-13, saec. xv CAMBRIDGE University Library 2151, f. l-17v, saec. xv CESENA Biblioteca Malatestiana D. XXI, V, f. 104v_114v, saec. xv FLORENCE Biblioteca Medicea Laurenziana XIII, V, f. 229v_245, saec. xv FLORENCE Biblioteca Medicea Laurenziana Med. Fesul. XXI, f. 247v-257, saec. xv

F FLORENCE Biblioteca Medicea Laurenziana San Marco 637, f. 185v-197v, saec. XII. LIBER SANCTI AVGVSTINI DE GENES! AD LITTERAM INPERFECTVS on f. 185v; EXPLICIT LIBER EXPOSITIONVM AD LITTERAM INPERFECTVS on f. 197v. The running title is : « Augustini in Genesi ad litteram i~erfectus. »

LINCOLN Cathedra[ Library 208, f. 68V-80, saec. XIV

OXFORD Brasenose College 12, f. 13JV-141, saec. xv OXFORD Merton College 36, f. 173-180v, saec. XIII ex

L PARIS Bibliothèque de !'Arsenal 350, f. 257v_265v, saec. xv M PARIS Bibliothèque Mazarine 636, f. 23v_3p, saec. XIV

2. Note the Maurists' remarks at PL 34.222 : « Aliquot hic uerba restituuntur, aliique passim redintegrantur loci ope Vaticani codids ; quod unum exemplar huius operis manu exaratum nan­cisci potuimus. » See also their comments at PL 34.230 and 232. For the Maurist edition of the works of St. Augustine, see my article, «The Maurists' Manuscripts of Four Major Works of St. Augustine: With Sorne Remarks on Their Editorial Techniques», Revue Bénédictine 91 (1981), p. 238-279.

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THE TEXT OF DE GEN. AD LITT. IMPERFECTUS LIBER 61

PARIS Bibliothèque Nationale lat. 14295, f. 165v-172v, saec. XIV

P PARIS Bibliothèque Nationale lat. 16725, f. 163-168, saec. xu. Preceded by the selection from the Retractationes 1. 17 (CSEL 36. 86-87). « Jncipit liber beati Augustini episcopi de Genesi ad litteram imperfectus » on f. 163 ; "Explicit liber beati Augustini episcopi de Genesi ad litteram imperfectus » on f. 168 The running title is : « liber de Genesi ad litteram imperfectus. »

s SALISBURY Cathedra! Library 197, f. 25-32V, saec. XII

+ LONDON British Library Royal App. 1, f. 15v, «Liber augustini contra Mani chaeos ad litteram » on f. 15v. Missing : 460, 10 ipsis - 464,23 ipsam, and 502,20 nostram -503,6 sunt.

T TROYES Bibliothèque Municipale 40 (1), f. 198v-203, saec. xu. «Incipit liber sancti Augustini episcopi de Genesi ad litteram imperfectus » on f. 198v. Missing : 483,2 est - 494, 7 uolant, and 499,22 multo - 503,6 sunt.

V VATICAN CITY Biblioteca Apostolica Vaticava Vat. lat. 445, f. 23P-237V, saec. xv VATICAN CITY Biblioteca Apostolica Vaticana Urb. lat. 69, f. 313-327, saec. xv

ln 1982, while preparing a new edition of St. Augustine's De Genesi ad litte­ram, 1 collated the four twelfth-century manuscripts of De Genesi ad litteram imperfectus liber: SALISBURY Cathedra! Library 197 (S), FLORENCE Biblioteca Medicea Laurenziana San Marco 637 (F), PARIS Bibliothèque Nationale lat. 16725 (P), and TROYES Bibliothèque Municipale 40 (1) (T). Thee of these manuscripts were unknown to Zycha. On the basis of the analysis of the lec­tiones uariantes which are found in these four manuscripts, 1 offer a stemma codicum:

400

500

600

700

800

900

!000

1100

s F p T

Of these, the three important manuscripts are SALISBURY 197 (S), FLORENCE San Marco 637 (F) and PARIS lat. 16725 (P). TROYES 40 (I) (T), being defective and very closely related to PARIS lat. 16725 (P), is discussed here only for the sake of completeness. Note that the three oldest manuscripts of the work were unknown to Zycha and the Maurists ! I assume that the twelfth-

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68 MICHAEL M. GORMAN

century manuscripts of St. Augustine's De Genesi ad litteram imperfectus liber were copied from ninth-century exemplars.

The discovery of the text of De Genesi ad litteram imperfectus liber in SALISBURY Cathedra! Library 197 (S) was the key to reconstructing the authentic text of the work3• Sorne of its readings are unique but they must be accepted. Many of the correct readings found only in SALISBURY 197 (S) concern the quotations of the version of the first chapter of Genesis which is cited in the work by St. Augustine. St. Augustine's quotations were naturally corrupted and transformed by generations of scribes into the corresponding Vulgate readings.

One example is the quotation of Gen. 1.2 as presented by Zycha at 466,5 -6 : Et tenebrae erant super faciem abyssi. This passage as quoted by St. Augustine always reads : Et tenebrae erant super abyssum. And yet the rea­ding, super faciem abyssi, is supported by FLORENCE San Marco 637 (F), PARIS lat. 16725 (P), and TROYES 40 (I) (T). The correct reading, super abyssum, is found only in SALISBURY 197 (S) ! An indication of the extra­ordinary abilities of the Benedictine scholars of the Congregation of St. Maur, of their remarkable sensitivity to textual problems and their rational approach in editorial matters, is offered by their handling of this quotation. The Mau­rists' text reads : super abyssum. The Maurist scholars adopted the correct reading in this passage even though they did not find it in a single manuscript !

Another case is presented by the citation of Gen. 1. 2 at 465, 7 The correct reading, et spiritus dei superferebatur super aquam, which is given also at 466,22, is found only in SALISBURY 197 (S). Other manuscripts offer fereba­tur, the Vulgat't! reading.

At 482, 13, the words of Gen. 1.9, congregetur aqua quae est sub caelo, are in SALISBURY 197 (S) while we find the Vulgate reading, congregentur aquae quae sub caelo sunt, in FLORENCE San Marco 637 (F), PARIS lat. 16725 (P) and TROYES 40 (I) (T). The same citation, congregetur aqua quae est sub caelo, may be read in SALISBURY 197 (S) at 482,25, where a different corrupt reading, congregetur aqua quae sub caelo est, is found in FLORENCE San Marco 637 (F), PARIS lat. 16725 (P) and TROYES 40 (I) (T).

A final example may be taken from St. Augustine's citation of the words of Gen. 1. 11 at 484,25. Only in SALISBURY 197 (S) do we find the correct reading, cuius semen sit in se. The other manuscripts read, cuius semen in se. There can be no doubt that the reading of SALISBURY 197 (S) is alone

3. SALISBURY 197 (S) is discussed by Neil KER, «The Beginnings of Salisbury Cathedra! Library >>, Medieval Learning and Literature: Essays Presented ta Richard Ujlliam Hunt, ed. J.J.G. Alexander and M.T. Gibson (Oxford 1976), p. 23-49. On p. 27-28 of thiS'inasterful study, Ker mentions the use of the H-like sign for enim in the earliest manuscripts of Salisbury, noting, " Many Salisbury scribes, whether their writing looks English or Norman, are behind the times, uncertain about what they ought to do, and careless about what they did. " The H-like sign for enim occurs on f. 32, Iine 7, of SALISBURY 197 (S), at 498,4, an example not cited by Ker.

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THE TEXT OF DE GEN. AD LITT. IMPERFECTUS LIBER 69

correct at 484,25 sin ce the same passage appears at 484, 12 where all witnesses read, cuius semen sit in se.

I count fifteen instances where the readings of SALISBURY 197 (S) are to be prefered to what is found in ail the other twelfth-century manuscripts. Incor­rect readings adopted by Zycha are marked throughout this article with an asterisk(*).

*465,7 superferebatur S] ferebatur FPTmz *466,5 abyssum Sm] faciem abyssi FPTz *470,22 tenebrosae abyssi nomine S] tenebrarum et abyssi nomine PTmz tenebras abyssi

nomine F *473,23 aliud qua S] aliudque z aliud quia F alia qua PTm *478,28 nam ipsam rationem S] nam non ipsam rationem z non ipsam rationem F nam in

ipsa ratione PTm *482, 13 congregetur aqua quae est sub caelo S] congregentur aquae quae sub caelo sunt

FPTmz *482,25 est sub caelo S] sub caelo est FPTmz *484,25 semen sit in se S] semen in se FPmz *486,7 ut luceant super terram S] ut luceant FPz *486,8 de uagis dictum est S) de uagis FPmz *492,8 uolantibus S) uolatilibus Fz uolatibus Pm *495, 17 de significatis S) significatis FPTmz *496,2 et factum est sic S) et sic est factum FPTz et sic factum est m *498,3 etiam similes sint necesse est ei cuius imagines sunt. Homines autem duo etiam si inter

se similes sint S) etiam similes sunt mz etiam similes sint FPT *499,28 et aquam partem qualibet similem S) et aquam qualibet quaque parte similem Pz et

eaquamlibet quae partem F et aquam qualibet quoque parte similem m

In fact, the excellent testimony of SALISBURY 197 (S) confirms a few of the emendations offered by the Maurists and Zycha.

*466,5 abyssum Sm] faciem abyssi FPTz *485,8 ut Sm] ut et Pz et F 486,25 ut nunc Sz] et nunc F ut Pm 492,2 quod non Smz] non quod P quod F 494,15 infirma Smz] intima FPT

Nevertheless, many readings in SALISBURY 197 (S) seem to be errors. Sorne of these mistaken readings in SALISBURY 197 (S) apparently began as marginal annotations which later scribes copied into the text. Other errors are probably due to the scribe who copied the book (from a difficult exemplar ?) in Salisbury in the twelfth century. I count 140 errors unique to SALISBURY 197 (S) in the apparatus criticus on p. 75-83.

The second best manuscript of St. Augustine's De Genesi ad litteram imper­fectus liber is FLORENCE Biblioteca Medicea Laurenziana San Marco 637 (F). When the text of De Genesi ad litteram impeifectus liber is supported by SALISBURY 197 (S) and FLORENCE San Marco 637 (F), the readings of PARIS lat. 16725 (P) and TROYES 40 (I) (T) may usually be left out of consideration. Nevertheless, the scribe who wrote the book which is now

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70 MICHAEL M. GORMAN

FLORENCE San Marco 63 7 (F) committed many blunders while copying the text. There are 70 errors unique to FLORENCE San Marco 63 7 (F) in the apparatus criticus on p. 75-83. One has the impression that the text in the exemplar of FLORENCE San Marco 63 7 (F) was nearly as good as what was found in the exemplar of SALISBURY 197 (S).

It seems that Zycha's codex optimus, the Renaissance volume now in the Vatican Library, Vat. lat. 445 (V), descends from (and was perhaps even copied directly from) FLORENCE San Marco 637 (F). Vat. lat 445 (V) may have been the same manuscript whose collation was studied carefully and utilized by the Maurist scholars4

Errors common to both SALISBURY 197 (S) and FLORENCE San Marco 637 (F) are very few, as is clear from the following list :

4 70,3 illud] illa SF 471,11 ut] ne SF 472,14 istam] ista SF 483,2 adpareat Pmz] pareat SF 483,9 adparuit Pmz] paruit SF 486, 13 aetheream P] etheriam SF 491,8 uolatilia uolantia] uolatilia et uolantia SF 496, 19 qua] quod SF.

A series of conjunctlve errors shows that PARIS Bibliothèque Nationale lat. 16725 (P) and TROYES Bibliothèque Municipale 40 (I) (T) are closely rela­ted. How many of these may be due to a recension, deliberately prepa­red? PARIS lat. 16725 (P) and TROYES 40 (I) (T) belong to the same family as PARIS Bibliothèque de !'Arsenal 350 (L) and PARIS Bibliothèque Mazarine 636 (M), manuscripts used by Zycha for his edition. The text of the editio princeps of Amerbach, from which the Maurists' edition descends, also belongs to this family.

460, 1 scripturarum diuinarum SF] diuinarum scripturarum PT *460,2 ex SF] a PTmz 460,5 aut SF] atque PT 461,9 quorum - 10 explicari F] am. PT 462,23 uolunt] nolunt PT 462,23 cum caelo et terra] ante caelum et terram PT 465,1 et terrae] am. PT 465,1 et caelum et terra] om. PT

*465,5 adfirmare oportuit SFm] adfirmari potuit PTz

'4. This point must remain conjectural since I did not examine the Vatican manuscriî;t. The only other Vatican manuscript which contains De Genesi ad litteram imperfectus Liber is Urb. lat. 69.

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THE TEXT OF DE GEN. AD LITT. IMPERFECTUS LIBER

465,8 aquam SF] aquas PT 465,13 sic - 14 terram SF] am. PT 466,22 superferebatur SF] ferebatur PT 467,9 id est SF] am. PT

71

467,9 caeli et terrae materies uocaretur F] caeli et terrae nomine uocaretur PT caeli et terrae nomine caeli et terrae materies uocaretur (nomine caeli et in mg.) S

467,14 est] am. PT 468,20 habitum SF] habitandum PT 468,28 superferebatur] superferatur PT 469,9 ipsis etiam SF] etiam ipsis PT

*469,15 quemadmodumcumque SF] quomodocumque PTmz 469,16 optime in huius modi cogitatione SF] in huius modi cogitatione optime PT

*470,9 ex deo SF] a deo PTmz 470,12 potest hoc loco] hoc loco potest PT

*470,20 illa materia SF] illius materiae PTz illis materiae m *470,22 tenebrosae abyssi nomine S] tenebrarum et abyssi nomine PTmz tenebras abyssi

nomine F 470,23 istarum sententiarum] sententiarum istarum PT 4 71,6 carnem autem SF] autem carnem PT

*4 71,21 surrecturis SFm] resurrecturis PTz 4 71,22 quidquid] quicquid PT 4 72,4 debemus] debere PT

*472,16 nullo SF] ullo PTmz *4 73,2 sicut ista ineffabilia Sm] sicut ineffabilia PTz sicut in ista ineffabilia F 473,14 lux possit intellegi SF] possit intelligi lux PT 4 73,21 graueolentia SF] putentia PT

*473,23 aliud qua S] aliudque z aliud quia F alia qua PTm 474,2 ista lux] lux ista PT

*474,19 dicamus SF] dicimus PTmz *4 74,22 generis corporale sentimus SF] generis per corporales sensus adtingimus PTmz 475,3 haec] hacPT

*476,2 ordinat SF] ordinauit PTmz 476,11 dici etiam] etiam dici PT 477,IO si] am. PT 4 78,21 arte ipsa] ipsa arte PT 478,27 temporis] temporalibus PT 4 78,28 nam ipsam rationem S] nam non ipsam rationem z non ipsam rationem F nam in

ipsa ratione PTm 4 79,8 est factum SF] factum est PT 479,11 supra SF] super PT 479,11 sunt] sint PT 479,17 uocat] uocauit PT 480,5 caeli superficiem SF] superficiem caeli PT 480,15 est factum SF] factum est PT 480, 16 est factum SF] factum est PT 480,22 est factum SF] factum est PT 481,3 quod SF] am. PT 481,4 est factum SF] factum est PT 481,5 factum SF] facta PT

*481,5 corporis SF] corpori PTmz 481,8 operatio SF] cooperatio PT 481, 11 supra SF] et supra PT

*481,12 numerare SF] rimari PTmz 481,19 quia SF] quod PT 482,IO facta SF] factum PT 482, 14 appareat arida PTmz] appareant aride F pareat arida S

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72

482, 15 est factum SF] factum est PT 495,11 est factum] factum est PT

MICHAEL M. GORMAN

*495,24 facta est, tamen F] facta est, est tamen PTmz tamen facta est S *495,25 accipere potest SF] accipi potest PT accipi etiam potest mz 496,4 superius] om. PT 496,11 de] om. PT

*496,13 occurrit SFm] occurrerit PTz 496,17 et - 18 genus] om. PT 498,9 aliud 1] et aliud PT 498,12 sint SF] sunt PT

*498, 19 sapientia SF] sapiens PTmz 499,5 sunt pulchra] pulchra sunt PT

*499, 19 occurrit SFm] occurrerit PTz 499,20 uniuersitatis SF] unitatis PT

On very rare occasions, however, the readings preserved by PARIS lat. 16725 (P) and TROYES 40 (I) (T) seem to command belief.

4 70,3 illud] illa SF 471,11 ut] ne SF 472,14 istam] ista SF 482, 14 appareat arida PTmz] appareant aride F pareat arida S 483,2 adpareat Pmz] pareat SF 483,4 congregatur ut adpareat Pmz] congregatur ut pareat F congregetur et pareat S 483,9 adparuit Pmz] paruit SF 490,1 tamen pennis nituntur Pmz] pennis nituntur tamen F tamen pinnis mittuntur S 491,8 uolatilia uolantia] uolatilia et uolantia SF 498,2 est eius PT! eius est S est ius F

That neither PARIS lat. 16725 (P) nor TROYES 40 (I) (T) was copied from the other is demonstrated by the many errors which are unique to the scribe of PARIS lat. 16725 (P) and to the scribe of TROYES 40 (I) (T). In the apparatus criticus on p. 75-83 one finds 62 errors unique to PARIS lat. 16725 (P) and 19 errors unique to TROYES 40 (I) (T).

Finally, I note that the readings of TROYES 40 (I) (T) were reported inaccurately by Zycha on several occasions.

As reported by Zycha 4 72,21 controuersia] controuersiam T 4 76,2 diuisit Tl 478,27 temporis Tl 495,3 numeros] numero T

*495,25 accipere Tl 497, l 1 dicitur, postquam] dicitur, cui postquam T ! 499,20 uniuersitatis Tl

Correct reading ofT controuersia T

diuidit T temporalibus T

numeros T accipi T

dicitur postquam T unitatis T

It would seem that the archetype from which the twelfth-century manuscripts descend was not without errors itself.

461,12 aetiologiaml athimologia FPT 461,15 aetiologia] athimologia FPT 487,25 splendorem mz] splendore SFP

Page 73: Recherches Augustiniennes Volume XX - 1985

THE TEXT OF DE GEN. AD LITT. IMPERFECTUS LIBER 73

There is not the slightest authority in our oldest manuscripts of De Genesi ad litteram imperfectus liber for the Greek words which by tradition ail editors have placed in the text.

466,8 xuoçl chaos SFPT 480,8 cpaivmvl faeton S fenon FPT 487,16 cpat0ovTa] faetonta SF phetunta P 487,17 cpaivmvl faeton S foenon F phoenon P

I propose the following corrections to Zycha's text of St. Augustine's De Genesi ad litteram imperfectus liber. They number 73. Zycha's reading is denoted by z, the Maurists' by m.

*460,2 ex SF] a PTmz *461,16 factorum dictorumque FPJ dictorum factorumque Tmz *464,23 de materia informi FPT1 de informi materia mz def S *465,5 adfirmare oportuit SFm] adfirmari potuit PTz *465,7 superferebatur S] ferebatur FPTmz *466,5 abyssum Sm] faciem abyssi FPTz *467,26 quia SFPTm) qua z *469,15 quemadmodumcumque SF] quomodocumque PTmz *470,9 ex deo SF] a deo PTmz *4 70,20 illa materia SF] illius materiae PTz illis materiae m *470,22 tenebrosae abyssi nomine S] tenebrarum et abyssi nomine PTmz tenebras abyssi

nomine F *4 71,21 surrecturis SFm l resurrecturis PTz *472,16 nullo SFl ullo PTmz *4 72,23 et SFPTm l ac z *4 73,2 sicut ista ineffabilia Sm] sicut ineffabilia PTz sicut in ista ineffabilia F *473,23 aliud qua S] aliudque z aliud quia F alia qua PTm *473,25 est. Tamen huic SF] tamen est. Huic Tz est tamen. Huic Pm *474,5 illo modo SFPTm] eo modo z *474,19 dicamus SF] dicimus PTmz *474,22 generis corporale sentimus SF] generis per corporales sensus adtingimus PTmz *4 76,2 ordinat SF] ordinauit PTmz *476,2 diuidit SFPT1 diuisit mz *476,9 alio SFP] alio quoque Tmz *4 77 ,21 tenditur SFPT1 tendit mz *478,2 eo SFP] eodem Tmz *4 78,28 nam ipsam rationem S) nam non ipsam rationem z non ipsam rationem F nam in

ipsa ratione PTm *479,10 aquam SFPT1 inter aquam mz (sed cf textum ad 480,18 et 481,8) *479,22 quam naturam SFPT1 quae natura mz *480,23 lucem illam SPTm] illam lucem Fz *481,5 corporis SF] corpori PTmz *481,12 numerare SF] rimari PTmz *482,13 congregetur aqua quae est sub caelo S) congregentur aquae quae sub caelo sunt

FPTmz *482,25 est sub caelo S) sub caelo est FPTmz *483,3 confusione SF] a confusione Pmz *483,10 esset dictum SFP] dictum esset n;zz *484,4 suum genus SFJ genus suum Pmz *484,12 sit in se SFPm] in se sit z *484,18 eo die SF] eodem die Pmz *484,25 semen sit in se S) semen in ~e FPmz

Page 74: Recherches Augustiniennes Volume XX - 1985

74

*485,8 ut Sm] ut et Pz et F *486,4 alia SFP] illa mz *486,7 ut luceant super terram S] ut luceant FPz *486,8 de uagis dictum est S] de uagis FPmz *487, 14 fortasse SFPm] fortassis z *487,15 solis SF] lunae Pmz *491,4 sumptum SF] sumtum z scriptum Pm *491,5 summitate SF] a summitate Pmz *491,9 tributa SF] adtributa Pmz *491,23 quod SF] quo Pz qua m *491,28 densetur SF] condensatur mz densatur P *492,5 dicit SFP] dicitur mz *492,8 uolantibus S] uolatilibus Fz uolatibus Pm

MICHAEL M. GORMAN

*494,8 generaliter uolantia ët uolatile pennatum SP] et uolatile pennatum uolantia generaliter z uolantia generaliter et uolatile pennatum FTm

*494,15 quae SF] qua Pz qui m *495,7 usque SF] a fine usque Pmz *495,17 de significatis S] significatis FPTmz *495,24 facta est, tamen F] facta est, est tamen PTmz tamen facta est S *495,25 accipere potest SF] accipi potest PT accipi etiam potest mz *496,2 et factum est sic S] et sic est factum FPTz et sic factum est m *496,13 occurrit SFm] occurrerit PTz *497,29 similis est SFPTm] est similis z *498,3 etiam similes sint necesse est ei cuius imagines sunt. Homines autem duo etiam si

inter se similes sint S] etiam similes sunt mz etiam similes sint FPT *498, l l ita SFPTm] ita et z *498, l 9 sapientia SF] sapiens PTmz *499, 19 occurrit SFm J occurrerit PTz *499,25 aut SF] at Pmz *499,28 et aquam partem qualibet similem S] et aquam qualibet quaque parte similem Pz et

eaquamlibet quae partem F et aquam qualibet quoque parte similem m *500,I lucis suae SFP] lucisue mz *500,8 quae similibus SFPm] similibus z *500,16 incommutabilem SF] incommutabilem et incontaminabilem mz incontaminabi­

lem P *501,4 aliquid etiam SFPm] etiam aliq.liid z *501,14 tamen SFPm] tantum z (cf textum primi libri Retractationum, CSEL 36.87,4)

Many of these improvements to Zycha's edition involve quotations of the version of the first chapter of Genesis which is quoted by St. Augustine in De Genesi ad litteram impeifectus liber.

*465, 7 superferebatur S] ferebatur FPTmz *466,5 abyssum Sm] faciem abyssi FPTz *479,10 aquam SFPT] inter aquam mz (sed cf textum ad 480,18 et 481,8) *482, l 3 congregetur aqua quae est sub caelo S] congregentur aquae quae sub caelo sunt

FPTmz *482,25 est sub caelo S] sub caelo est FPTmz *484,4 suum genus SF] genus suum Pmz *484,12 sit in se SFPm] in se sit z *484,25 semen sit in se S] semen in se FPmz *486,7 ut luceant super terram S] ut luceant FPz *496,2 et factum est sic S] et sic est factum FPTz et sic factum est m

Page 75: Recherches Augustiniennes Volume XX - 1985

THE TEXT OF DE GEN. AD LITT. IMPERFECTUS LIBER 75

Unhappily, these mistaken readings were considered authentic by Bonifatius Fischer in his edition of the Vetus Latina text of Genesis5 •

To allow readers to reach conclusions which may differ from those presented here, I give the complete apparatus criticus for this brief work of St. Augustine based on the testimony of the four oldest manuscripts.

APPARATVS CRITICVS

Augustinus, De Genesi ad litteram imperfectus liber

S SALISBURY Cathedra! Library, f. 25-32v +LONDON British Library Royal App. I, f. ! SV

F FLORENCE Biblioteca Medicea Laurenziana San Marco 637, f. 185v-197v P PARIS Bibliothèque Nationale lat. 16725, f. 163-168 T TROYES Bibliothèque Municipale 40 (I), f. 198v-203 m ed. Maurinorum, PL 34. 219-246 z ed. Zycha, CSEL 28/1. 459-503

459,8 opinionis] opinioni S 459, 11 expositionem] expositionum S 459, 11 scripturarum diuinarum] diuinarum scripturarum P 459,12 consueuerunt] consuerunt T 459,14 omnipotentem patrem] patrem omnipotentem T 459,15 suum) am. S 459,18 trinitatem] trinitatatem P 459,19 disciplina catholica] catholica disciplina T 459,21 siue corporalis] siue animalis siue corporalis S 460, 1 scripturarum diuinarum SF] diuinarum scripturarum PT

*460,2 ex SF) a PTmz 460,3 esse] sit S 460,5 aut SF] atque PT 460, 10 ipsis 464,23 ipsam] def. S 460,2 2 per] post F 460,22 lapsi sumus] am. F 461,9 quorum - 10 explicari F] am. PT 461,11 secundum historiam, secundum allegoriam] secundum allegoriam secundum

historiam P 461, 12 aetiologiam) ethimologiam FPT 461,15 aetiologia] ethimologia FPT

*461, 16 factorum dictorumque FP] dictorum factorumque Tmz 461,17 deus] am. T 461,22 utrum in principio) in principio utrum P 461,24 se dixit] dixit se P 462,2 pater est) est pater P 462,7 alicuius) alicui F

5. Many erroneous readings for Zycha's edition of De Genesi ad litteram were also treated with respect by Fischer and included in his edition, Vetus Latina: Genesis (Freiburg 1951). See my comments, "The Oldest Manuscripts of St. Augustine's De Genesi ad litte­ram >>, Revue Bénédictine 90 (1980), p. 46, note 3. (intend to discuss the matter fully in a forthcoming article, «St. Augustine's Versions of the First Three Chapters of Genesis. »

Page 76: Recherches Augustiniennes Volume XX - 1985

76 MICHAEL M. GORMAN

462,15 dixit) dicit F 462, 17 sunt) sunt angeli. Quaeri potest utrum in tempore facti sunt F 462,22 coeperit) coepit T 462,23 uolunt) nolunt PT 462,23 cum caelo et terra] ante caelum et terram PT 462,26 deus) dominus F 463,5 esset tempus] tempus esset T 463,15 corporum] corporeum F 464, 15 earum l eorum F 464,19 dixerit caelum et terram] dixerit in principio fecit deus caelum et terram F

*464,23 de materia informi FPT1 de informi materia mz def S 464,25 etiam] iam S 465,1 et terrae) om. PT 465,l et caelum et terra] om. PT 465,5 enim horum] horum enim P

*465,5 adfirmare oportuit SFm] adfirmari potuit PTz *465, 7 superferebatur S) ferebatur FPTmz 465,8 aquam SF] aquas PT 465,!0 et) om. F 465, 11 subiunctum SFP] subiectum T 465,12 iam FTJ om. PS 465,13 sic - 14 terram SF] om. PT 465,13 est) om. S 465, 15 deus fecit] fecit deus S 465,26 si] sic S

*466,5 abyssum Sm] faciem abyssi FPTz 466,8 xcioç) chaos SFPT 466,10 subiecta) subiuncta F 466, 17 profunditas) in profunditas P 466,18 ueluti - 19 terrael om. S 466,20 proponere] ponere S 466,20 materie) materiae F 466,22 superferebatur SF] ferebatur PT 466,24 deum] deus F 466,24 iam] non S 466,25 ille) ipse S 467,3 uoluit) noluit F 467,9 id est SF] om. PT 467,9 caeli et terrae maieries uocaretur F] caeli et terrae nomine uocaretur PT caeli et

terrae nomine caeli et terrae materies uocaretur (nomine caeli et in mg.) S 467,14 est] om. PT 467,17 quam aqua] aquis S 467,24 manifeste moueat] moueat manifeste T

*467,26 quia SFPTm] qua z 467,27 autem] enim S 467,28 possint] possunt S 468,7 caelum] om. S 468,11 subdita] subiecta S 468,13 insinuatus est] insinuatur S 468,20 habitum SF] habitandum PT 468,22 fabricabilem] fabricalem P 468,24 fabricabilis] infabricabilis S 468,28 superferebatur] superferatur PT 468,28 ita] enim ita S 469,9 ipsis etiam SF] etiam ipsis PT 469, 11 excellentior) excelsior S

Page 77: Recherches Augustiniennes Volume XX - 1985

THE TEXT OF DE GEN. AD LITT. IMPERFECTUS LIBER

*469,15 quemadmodumcumque SF] quomodocumque PTmz 469, 16 optime in hui us modi cogitatione SF] in huius modi cogitatione optime PT 469, 19 superabit] superualebit S 469,20 ineffabili] inefficabili F 4 70,3 illud] illa SF

*470,9 ex deo SF] a deo PTmz 470,12 potest hoc loco] hoc loco potest PT 470,16 tertia] tertio S 4 70,20 orna ta] ordinata S

*470,20 illa materia SF] illius materiae PTz illis materiae m

77

*470,22 tenebrosae abyssi nomine S] tenebrarum et abyssi nomine PTmz tenebras abyssi nomine F

470,23 471,6 471,9 471,11 471,12

istarum sententiarum] sententiarum istarum PT carnem autem SF] autem carnem PT dictum] om. S ut] ne SF credamus. Verbum] desistunt. Verbum S

471,15 dici] dicit F

credamus. Talia enim mox ut prolata fuerint transeunt et esse

471,18 spiritalem] spiritalemque S *4 71,21 surrecturis SFm] resurrecturis PTz 4 71,22 quidquid] quicquid PT 472,2 ratiocinando] in ratiocinando S 472,4 debemus] debere PT 4 72,6 deus fuisse] fuisse deus S 472,9 inquit] inquit deus S 4 72, 9 est] est ergo S 472,14 istam] ista SF 472,15 exponuntur] exponitur F

*472,16 nullo SF] ullo PTmz 472,17 distincta] distenta S 4 72,21 controuersia] controuersiam F 4 72,22 su nt] sint S

*472,23 et SFPTm] ac z 4 72,25 significari] significare P

*4 73,2 si eut ista ineffabilia Sm] sicut ineffabilia PTz sicut in ista ineffabilia F 473,3 omnibus] in omnibus S 473,6 existimet] estimet P 473,8 quo] quod F 473,11 interest autem] inter autem est F 473,14 lux possit intellegi SF] possit intelligi lux PT 4 73,21 graueolentia SF] putentia PT 473,22 Alia est] Aliud est S

*473,23 aliud qua S] aliudque z aliud quia F alia qua PTm 473,23 ut] om. F 473,24 in] om. S

*473,25 est. Tamen huic SF] tamen est. Huic Tz est tamen. Huic Pm 474,1 possent] possunt F 474,2 illa] illam F 474,2 ista lux] lux ista PT

*474,5 illo modo SFPTm] eo modo z 474,8 non sentit] consentit S 474,11 si tamen eas uel talem habere] 474,14 rationem] ratione S

*474,19 dicamus SF] dicimus PTmz *474,22 generis corporale sentimus SF]

si tamen eas uel tamen eas uel tamen habere S

generis per corporales sensus adtingimus PTmz

Page 78: Recherches Augustiniennes Volume XX - 1985

78

474,26 inrationabilitas] inratiocinabilitas P 475,l aetheream] etheriam SFT 475,3 haec] hac PT 475,9 ab eo tamen] tamen ab eo T 475,10 inter] om. S 475,13 moderatisque] moreratisque S 475,22 iustos] iustos autem F 475,25 constituit] constituet F 475,25 ire] iri S 475,26 ita] ista S 475,28 tantum] tamen S

*4 76,2 ordinat SF] ordinauit PTmz *476,2 diuidit SFPTJ diuisit mz *476,9 alio SFP] alio quoque Tmz 476,10 enuntiaretur J enuntiari S 476,11 dici etiam] etiam dici PT 476,12 ei] enim S 476,12 respondebimus] respondimus F 476,15 enuntiantur] nuntiantur FP nunciantur T 476,24 ita hoc] hoc ita T 477,10 si] om. PT 477,11 dico diem] diem dico T 477,12 quae - 13 intellegas] om. F 477,13 et ne] aut S 477,19 istum] istam S

*4 77,21 tenditur SFPTJ tendit mz 477,22 horarum] morarum S 477,27 sed] om. F

*4 78,2 eo SFP] eodem Tmz 478,4 hic] hoc F 4 78,6 a nocte] et nocti S

MICHAEL M. GORMAN

478,8 factam esse uesperam et factum esse mane] factum uesperam et factum mane S 4 78,9 scilicet] silicet F 478,9 a coepto] accepto S 478,17 in arte] incerte S 478, 17 sunt] sint S 478,21 arte ipsa] ipsa arte PT 4 78,22 occurrit] currit S 4 78,23 faciat deus] deus faciat S 4 78,26 prospicitur] perspicitur F 478,27 temporis] temporalibus PT

*4 78,28 nam ipsam rationem S] nam non ipsam rationem z non ipsam rationem F nam in ipsa ratione PTm

479,7 in medio aquae] in medio aquarum S 479,8 est factum SF] factum est PT

*479,10 aquam SFPTJ inter aquam mz (sed cf textum ad 480,18 et 481,8) 479,11 supra SF] super PT 479,11 sunt] sint PT 479,12 uisibiles] uisibilis F 479,17 uocat l uocauit PT 479,19 alia l et alia S 479,20 corpus possit] possit corpus S 479,22 qua] quae S

*479,22 quam naturam SFPTJ quae natura mz 479,26 incorporeae] in corpore F 480,5 caeli superficiem SF] superficiem caeli PT

Page 79: Recherches Augustiniennes Volume XX - 1985

THE TEXT OF DE GEN. AD LITT. IMPERFECTUS LIBER

480,8 q>aivrov] faeton S fenon FPT 480, 11 subtilissime] subtillissime et operosissime et otiosisime S 480, 15 est factum SF] factum est PT 480,16 est factum SF] factum est PT 480,20 addidit] addit F 480,20 rursus] rursum P 480,22 est factum SF] factum est PT 480,22 hinc] hic S

*480,23 lucem illam SPTm] illam lucem Fz 481,3 quod SFl om. PT 481,4 est factum SF] factum est PT 481,4 in] om. F 481,5 factum SF] facta PT

*481,5 corporis SF] corpori PTmz 481,8 operatio SF] cooperatio PT 481, 11 supra SF] et supra PT

*481,12 numerare SF] rimari PTmz 481, 14 operibus] operis F 481,19 quia SF] quod PT 481,19 est] om. S 481,25 factum l factum est S 482,2 cogimurl cogitemur S 482,4 hic - imposuit] om. F 482,4 primo] prius S 482, IO facta SF] factum PT

79

*482, 13 congregetur aqua quae est sub caelo S] congregentur aquae quae sub caelo sunt FPTmz

482,14 appareat arida PTmz] appareant aride F pareat arida S 482, 15 est factum SF] factum est PT 482, 18 si] sed F

*482,25 est sub caelo S] sub caelo est FPTmz 483,2 est - 494,7 uolant] def. T 483,2 adpareat Pmz] pareat SF

*483,3 confusione SF] a confusione Pmz 483,4 congregatur ut adpareat Pmz] congregatur ut pareat F congregetur et pareat S 483,5 cohibetur] cohibeatur S 483,5 quod] om. S 483,9 adparuit Pmz] paruit SF

*483, IO esset dictum SFP] dictum esset mz 483, IO est factum SF] factum est Pm · 483,22 suum genus SF] genus suum P 483,24 postquam] po.stquam enim S 483,26 esse accipiendum SF] accipiendum esse P 484,2 est 2] om. P

*484,4 suum genus SFl genus suum Pmz 484, 7 non l om. F 484,8 illa] om. P 484,9 aut terra aut mare] aut mare et terra S 484,IO sibi] om. P

*484, 12 sit in se SFPm] in se sit z 484, 17 ista] iusta F 484, 18 narratione] narrationem F

*484,18 eo die SF] eodem die Pmz 484,20 est factum SF] factum est P 484,22 est factum SF] factum est P 484,22 et1

] om. S

Page 80: Recherches Augustiniennes Volume XX - 1985

80

484,23 semen] am. P *484,25 semen sit in se S] semen in se FPmz 484,26 dicit, uidit] dicitur, et uidit S 485,5 spiritalis] spiritalibus S 485,7 possent] possunt F

*485,8 ut Sm] ut et Pz et F 485,9 tamen] et tamen S 485,11 praetermissum] praemissum S 485,13 animaduertemus] animaduerterimus S 485,25 istorum] istarum F 486,I formosa] formata S

*486,4 alia SFP] illa mz 486,5 atque] et P

*486, 7 ut luceant super terram S] ut luceant FPz 486,8 etiam] et S

*486,8 de uagis dictum est S] de uagis FPmz 486,9 sidera] siderum F 486, 12 sicuti] sicut S 486,12 et] am. P 486, 13 aetheream P] etheriam SF 486, 17 iam] etiam P 486,25 ut nunc Sz] et nunc F ut Pm 486,27 informitati] infirmitati S 487,4 in] am. F 487,5 illud] illo S 487,10 in] am. F 487,11 cum sol] quidem cum sol S 487,12 peragit SF] peragat P 487,13 siderum] siderorum S

*487,14 fartasse SFPmJ fortassis z 487,15 duodeéim] xii P

*487,15 solis SF] lunae Pmz 487,16 <pai\0ovta] faetonta SF phetunta P 487,16 eius] eiusdem F 487,17 <paivrov] faeton S foenon F phoenon P 487,18 idem] diem P 487,25 splendorem mz] splendore SFP 487,26 supra 488,1 terram] am.Pin mg. S 488,3 ut - 4 genus] am. S 488,4 hic] hinc S 488,6 est factum] factum est P 488,22 dissertationibus] disertionibus P 488,28 ut] am. S 489,4 et] ac P 489,5 hoc est quod] am. P 489,6 noctis] nocti F 489,8 sole] sole et S 489,9 nocte] noctem S 489,9 illa etiam] etiam illa P 489,11 quia bonum est] quod esset bonum S 489,20 est nox] nox est F est S 489,25 est factum] factum est P 489,26 reptilia] repentia S 489,27 alia] aliqua S 489,28 pennata in] pinnata an S 489,28 squamasJ squammas F scamas P squihas S

MICHAEL M. GORMAN

Page 81: Recherches Augustiniennes Volume XX - 1985

THE TEXT OF DE GEN. AD LITT. IMPERFECTUS LIBER 81

490, 1 tamen pennis nituntur Pmz J pennis nituntur tamen F tamen pinnis mittuntur S 490,5 sunt2

) om. P 490,5 et') om. S 490,6 si) om. F 490,8 nonnullae usque) nonnulla eiusque S 490,8 remotael reremote F 490,13 nebulas] nubilas S 490,16 tenuitate sua] tenuitatem suam S 490,18 uertice] uerticem F 490,24 scripturis diuinis SF] diuinis scripturis P 490,25 pertinere] peruenire P

*491,4 sumptum SF] sumtum z scriptum Pm *491,5 summitate SF] a summitate Pmz 491,8 uolatilia uolantia) uolatilia et uolantia SF

*491,9 tributa SF] adtributa Pmz 491,15 quis] qui F 491,18 deus] om. P

*491,23 quod SF] quo Pz qua m

491,26 ea] eam S *491,28 densetur SF condensatur mz densatur P 491,29 coactionem] quoactionem F 491,19 in densitatem] intensitatem F 492,2 quod non Smz] non quod P quod F

*492,5 dicit SFP] dicitur mz 492,7 effici] efficit F 492, 7 superiore J supero S

*492,8 uolantibus S) uolatilibus Fz uolatibus Pm 492, 17 dulcem J dulcem aquam S 492,17 dicunt] ductum F 492,18 uaporem his) uaporeas S 492,19 possumus] possimus F 492,20 insudarel in sudore S 492,22 flumibibus gignendis] gignendis fluminibus P 493,6 superfluol pluo S 493,6 diceret] diceretur S 493,9 emanant) et manat F 493,10 uiuarum) uiuarum cunctarum S 493,12 manifestiorem] manifestatiorem S 493,13 stirpes] tirpes S 493,18 est factum] factum est P 494,2 quando] quandoquidem P 494,2 ubi sit factum] ubi factum est S 494,3 potest] non potest S

*494,8 generaliter uolantia et uolatile pennatum SP] et uolatile pennatum uolantia generali­ter z uolantia generaliter et uolatile pennatum FTm

494,14 ea] a F *494, 15 quae SF] qua Pz qui m 494,15 infirma Smz] infima FPT 494, 18 carent] careat S 494,19 haec] am. S 494,20 compellet] compellit F 494,20 tamquam] tam F 494,26 sicut] sicut ea S 495,l tardus] tardius S 495,3 numeros] numero F

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495,5 quaeque] am. P 495,5 gerant] generant S

*495,7 usque SF] a fine usque Pmz 495,8 et] am. T 495,8 uno die potuerunt] potuerunt uno die P 495,11 est factum] factum est PT

*495, 17 de significatis S) significatis FPTmz 495,18 materia et specie] materiam et speciem S

MICHAEL M. GORMAN

*495,24 facta est, tamen F] facta est, est tamen PTmz tamen facta est S 495,25 formarum] formarum quas S

*495,25 accipere potest SF) accipi potest PT accipi etiam potest mz 495,26 nomine ipsum omnino nihilum] .autem materiae ipsum omnino S 495,27 quaecumque] quae utique S

*496,2 et factum est sic S) et sic est factum FPTz et sic factum est m 496,3 sint) sit S 496,4 superius] am. PT 496,4 dictum] ita dictum S 496,11 de] am. PT

*496,13 occurrit SFm) occurrerit PTz 496,17 et - 18 genus] am. PT 496,19 qua] quod SF 496,19 sic] am. T 496,21 animal] anima S 496,24 indomita - 25 quadrupedia] am. F 497,1 superiorem] priorem T 497,3 uiuunt] uiuant S 497,3 accipienduml accipi accipiendum F 497,11 postquam] cui postquam F 497,16 insinuare] et insinuare S 497,21 pater] pariter S 497,26 effectionem] et perfectione S 497,29 nostram. omnis imago] luminis imago S

*497,29 similis est SFPTm] est similis z 498,2 est eius PT1 eius est S est ius F 498,3 sunt2] sint SFPT

*498,3 etiam similes sint necesse est ei cuius imagines sunt. Homines autem duo etiam si inter se similes sint S] etiam ·similes sunt ·mz etiam similes sint FPT

498,4 tune] am. S 498,6 quasi possit esse] am. S 498,9 aliud1] et aliud PT 498,11 sunt casta1] casta T

*498,11 ita SFPTm) ita et z 498,12 sint SF) sunt PT 498, 15 casta) castitate S 498, 17 casta - participatione] am. S 498,17 casta - 18 sunt] am. P

*498,19 sapientia SF] sapiens PTmz 498,19 sed cuius] am. F sed eius S 498,25 ad similitudinem - 26 esset] am. FPT 499,1 cuius] cui F 499,5 sunt pulchra] pulchra sunt PT 499,7 quidem] am. S 499,13 perfectissimeque J perfectissime S

*499,19 occurrit SFm] occurrerit PTz 499,20 uniuersitatis SF] unitatis PT 499,22 multo - 503,6 sunt] def T

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THE TEXT OF DE GEN. AD LITT. IMPERFECTUS LIBER 83

*499,25 aut SF) at Pmz *499,28 et aquam qualibet similem S] et aquam qualibet quaque parte similem Pz et

eaquamlibet quae partem F et aquam qualibet quoque parte similem rn * 500, 1 lucis suae SFP] lucisue mz *500,8 quae similibus SFPm] similibus z 500,11 haec omnia] omnia haec P 500, 15 eius profecto] profecto eius S

*500,15 qui] qua P *500,16 incommutabilem SF] incommutabilem et incontaminabilem mz incontaminabilem P 500,18 omnia non facta sint] non omnia facta sunt S 501,3 ad] om. P 501,3 intuendum] contuendum S

*501,4 aliquid etiam SFPm] etiam aliquid z 501,7 corpora anîmalium] animalium corpora S 501,9 omni modo] omnino P 501,10 in illa uero similitudine] in illam uero similitudinem F 501,13 dissimilia] dissimilia sunt P

*501,14 tamen SFPmJ tantum z (cf textum libri Retractationum) 501,24 non] nam S 501,24 eadem] eumdem F 501,25 aequalis patri. est tamen] aequalis patri et coaetema sed ad ipsam factus sed ad

ipsam factus sit. est tamen et homo S 502,8 patris aut solius] om. S 502, 11 filio] filius F 502,12 ad imaginem tuam] tuam ad imaginem P 502, 19 est] erit S 502,20 nostram - 503,6 sunt] def ,S

Although we possess the celebrated codex in Leningrad containing De doc­trina christiana and three minor works of St. Augustine, the codex Veronensis of De ciuitate dei, and the codex Sessorianus of De Genesi ad litteram, all of which were written within a century of St. Augustine's death, the manuscript traditions of most works of St. Augustine begin in the ninth century as a result of the Carolingian revival of learning6• There may be a few other examples, but De Genesi ad litteram imperfectus liber is a rare instance of an Augustinian work whose oldest manuscript date only to the twelfth century. Nearly a millenium elapsed between its composition in 393 and the time when the oldest surviving copies were written. This phenomenon raises an interesting ques­tion : was its survival due merely to a desire to possess every work by St. Augustine, that is, to acquire his opera omnia, rather than to a genuine interest in its contents ?

I have noted only one entry in a pre-1100 catalogue for St. Augustine's De Genesi ad litteram imperfectus liber7 and I have not yet found a quotation of the work in any exegetical or theological work which was composed before the

6. For a survey of the oldest extant manuscripts of St. Augustine's works, see my article, « Aurelius Augustinus : The Testimony of the Oldest Manuscripts of St. Augustine's Works ». Journal of .Theological Studies 35 (1984), p. 475-480.

7. For the item at Pomposa, see Gustav BECKER, Catalogi bibliothecarurn antiqui (Bonn 1885), p. 163.

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twelfth century. The scholar with the widest knowledge of the exegesis of Genesis in the early Middle Ages was, without doubt, the Venerable Bede8• Bede followed the Institutiones of Cassiodorus as a guide to discovering the works of previous commentators on Genesis and he found most of the works mentioned by Cassiodorus, but Cassiodorus did not refer to De Genesi ad litteram imperfectus liber9

• Nor is De Genesi ad litteram imperfec­tus liber cited by Isidore of Seville, the other great early medieval commentator on the first book of the Bible. The official commentary on Genesis for Char­lemagne was compiled by Wigbod10• De Genesi ad litteram imperfectus liber was unknown to Wigbod as it was to Claudius of Turin who wrote a commen­tary on Genesis for Louis the Pious11 • St. Augustine's unfinished work was not cited by other Carolingian commentators on Genesis such as Hrabanus Maurus, Walafrid Strabo, Angelom of Luxeuil, Haimo of Auxerre or Remigius of Auxerre12• Thus, the traditio indirecta of the work suggests that its popularity was even more limited than its exiguous manuscript tradition would indicate.

Why was De Genesi ad litteram imperfectus liber so uncongenial to early medieval scholars ? If they could have found a copy of it, would they have studied it ? The extreme form of litera! exposition espoused by St. Augustine in this work was evidently of little interest to scholars in the early Middle Ages. This brief, unfinished work was dwarfed by St. Augustine's massive commentary on Genesis, De Genesi ad litteram 13

• De Genesi ad litteram imperfectus liber apparently owes its survival to the collections of opera omnia sancti Augustini which were made for the first time in the twelfth century. In fact, TROYES 40 (I) (T) belongs to the most famous of ail these collections, the opera omnia prepared at Clairvaux at the time of St. Bernard14

8. Charles W. JONES, « Sorne Introductory Remarks on Bede's Commentary on Genesis >>,

Sacris Erudiri 19 (1969-1970), p.115-198. 9. Pierre COURCELLE, Les lettres grecques en Occident (Rome 1943), p. 374-375 ; = Late

Latin Writers and Their Greek Sources (Cambridge, Mass. 1969), trans. Harry E. Wedeck, p. 395.

10. For a survey of early medieval commentaries on Genesis, see my article, « The Encyclopedic Commentary on Genesis Prepared for Charlemagne by Wigbod », Recherches Augustiniennes 17 (1982), p. 173-201.

11. See my forthcoming article, « The Commentary on Genesis Prepared for Louis the Pious by Claudius of Turin. »

12. The commentary on Genesis of Haimo of Auxerre appears under the name of Remigius of Auxerre in PL 131.54-134. See my note in «The Encyclopedic Commentary on Genesis Prepared for Charlemagne by Wigbod, » Recherches Augustiniennes 17 (1982), p. 201. The authentic commentary on Genesis written by Remigius of Auxerre has been edited as a doctoral dissertation by Burton Van Name Edwards for the Department of History at the University of Pennsylvania.

13. See the intrcoduction to the French edition of De Genesi ad litteram, La Genèse au sens littéral, éd. Aimé Solignac & Paul Agaësse, Bibliothèque Augustinienne: Œuvres de saint Augustin 48 (Paris, 1972), p. 11-50.

14. See Joseph DE GHELLINCK, «Une édition ou une collection médiévale des opera omnia de

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De Genesi ad litteram imperfectus liber is important to Augustinian scholars primarily because of its relationship to St. Augustine's De Genesi ad litte­ram. Its value may be greater if we consider how few unfinished works sur­vive from Late Antiquity. When we consider the enormous quantity of patris­tic literature which has corne down tous from Late Antiquity, it is remarkable how little we know about the ways in which such literature was produced and distributed. Should we picture a great patristic author, such as St. Augustine, composing a work dictating it to a scribe or should we see him alone, writing and revising in silence ? W as the first draft frequently revised or sent into circulation essentially untouched ? How many drafts were created before the author chose one to publish and how were these various drafts produ­ced ? Did the author alter the manuscript himself or merely indicate the desired changes to a sècretary who occupied himself with carrying out the author's wishes ? Did the author begin with a written outline of topics he wished to cover or did he write as he spoke, from memory ? If he did not work from an outline, what factors influenced his division of prose writing into various libri ? Finally, did the author often remain dissatisfied with the final result of all his labour : how much patristic literature was created but never put into circulation ?

St. Augustine's De Genesi ad litteram imperfectus liber was put into circulation for a special reason, as St. Augustine himself informs us. Cum de Genesi duos libros contra Manicheos condidissem, quoniam secundum allego­ricam significationem scripturae uerba tractaueram non ausus naturalium rerum tanta secreta ad litteram exponere, hoc est quemadmodum possent secundum historicam pro­prietatem, quae ibi dicta sunt, accipi, uolui experiri in hoc quoque negotiosissimo ac difficillimo opere, quid ualerem. Sed in scripturis exponendis tirocinium meum sub tantae sarcinae mole succubuit, et nondum perfecto uno libro ab eo, quem sustinere non poteram, labore conquieui. Sed in hoc opere cum mea opuscula retractarem, iste ipse, ut erat inperfectus, uenit in manus, quem neque edideram et abolere decreueram, quoniam scripsi postea duodecim libros, quorum titulus est : de Genesi ad litte­ram. In qui bus quamuis multa quaesita potius quam inuenta uideantur, tamen eis iste nÙllo modo est conparandus. Verum et hune posteaquam retractaui, manere uolui, ut esket index, quantum existimo, non inutilis rudimentorum meorum in enucleandis atque scrutandis diuinis eloquiis, eiusque titulum esse uolui : de Genesi ad litteram inperfectus. Inveni quippe euro usque ad haec uerba dictatum: pater tamen pater est, nec filius aliud est quam filius, quia et cum dicitur similitudo patris, quamquam ostendat nullam interuenire dissimilitudinem, non tamen solus est pater, si habet simili­tudinem. Post haec repetiui uerba scripturae rursus consideranda atque tractanda : et dixit deus, faciamus hominem ad imaginem et similitudinem nostram. Huc usque dictatum librum inperfectum reliqueram. Quod autem ibi sequitur, addendum putaui, cum euro retractarem, nec sic tamen perfeci, sed hoc quoque addito inperfectum reliqui. Si enim perfecissem, saltem de omnibus operibus et uerbis dei, quae ad sextum diem pertinent, disputassem. In hoc libro eadem notare, quae mihi displicent, uel defendere,

saint Augustin »,Liber Floridus: Mittellateinische Studien: Paul Lehmann, zum 65. Geburtstag (St. Ottilien 1950), p. 63-82, and William M. GREEN, « Mediaeval Recensions of Augustine'" Speculum 29 (1954), p. 531-534.

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quae aliis non bene intellecta displicere possunt, superfluum mihi uisum est. Breuiter enim potius admoneo, ut illi duodecim libri legantur, quos longe postea feci. Ex ipsis de isto iudicetur15 •

Soon after completing the allegorical exposition of the first three chapters of Genesis which is presented in De Genesi contra Manichaeos, published in 389, St. Augustine began to compose a commentary on Genesis which would follow exclusively the historica proprietas of the work and avoid the easy path of alle­gorica sign(ficatio. He was unequal to the task. Sorne years later, about 401, St. Augustine began another literai explanation of Genesis. After more than a decade of work, the commentary was published in 4 I 5 as De Genesi ad litte­ram in twelve books. St. Augustine did not refer to his earlier, incomplete exposition of Genesis while writing De Genesi ad litteram ; from his comments in the Retractationes, it seems that the first attempt had been forgotten until he came across it in 426 when he was re-examining his füerary production : cum mea opuscula retractarem, iste ipse, ut erat inpeifectus, uenit in manus. His first thought was that this unfinished work should be destroyed since its con-

. tents were superseded by the twelve books of De Genesi ad litteram. Then, in an act of characteristic self-consciousness, St. Augustine decided in favour of its preservation so that future generations of readers of De Genesi ad litteram would appreciate the difficulty his literai commentary on Genesis had encoun­tered. De Genesi ad litteram impeifectus liber is thus not the first draft of a great work, but merely an index non inutilis of St. Augustine's progress in bibli­cal exegesis. Before publishing the unfinished work as De Genesiad litteram impeifectus liber, St. Augustine added a brief discussion of the text of Gen. 1. 26 (ed. Zycha, 501, 18-503, 6). In the Retractationes, we are told precisely where the text had ended when St. Augustine rediscovered it : similitudinem (ed. Zy­cha, 501, 17).

De Genesi ad litteram impeifectus liber was published by St. Augustine to document for posterity an important phase of his intellectual development : his attempts to transcend allegorical interpretation and understand the first three chapters of Genesis in the light of the scientific and literary theories of his day. He realized that his first attempt would interest readers of De Genesi ad litte­ram. St. Augustine's discussion of De Genesi ad litteram impeifectus liber in the Retractationes guaranteed its physical survival although medieval scholars did not display any concern for its contents. Now that we can avoid the shortcomings of the editions of the work which were prepared by the Maurists and Zycha and read the text of De Genesi ad litteram impeifectus liber as St. Augustine wrote it, philosophers and theologians will want to examine it in conjunction with the subsequent masterpiece, De Genesi ad litteram, and thus fulfil the purpose for which it was published.

15. CSEL 36, p. 86-87.

Michael M. GORMAN 287 Harvard Street

Cambridge, Massachusetts

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L'homéliaire de Saint-Pierre du Vatican

au milieu du VIIe siècle et sa postérité

L'homéliaire1 renferme, dans l'ordre des fêtes liturgiques, les homélies et les sermons des Pères lus aux offices de nuit. Le plus connu de ces recueils a été composé vers 790 par Paul Diacre, moine du Mont-Cassin, à la demande de Charlemagne, mais sous des formes assez diverses ce livre liturgique existait au moins depuis le milieu du vue siècle. En particulier, celui qui a été rédigé vers 650 pour l'usage de Saint-Pierre du Vatican se laisse atteindre à travers un groupe d'une quinzaine de manuscrits, mais sa reconstitution manque jusqu'à présent de clarté, car le hasard des découvertes lui a donné pour point de départ les témoins les plus anciens, qui attribuent l'ouvrage à Alain abbé de Farfa (761-770) et qui représentent malgré leur antiquité, une forme remaniée de l'homéliaire primitif. Pour obtenir un meilleur résultat, il · convient de déterminer avec exactitude le rapport que chaque témoin entretient avec cet ancêtre commun du vue siècle, dont les traits caractéristiques pourront ensuite être mis en évidence. Auparavant une brève présentation des travaux originaux concernant ce vieil homéliaire romain s'impose afin de suivre les différentes étapes de sa découverte.

1. - NOTICE BIBLIOGRAPHIQUE

l. Dans les compléments au catalogue des manuscrits de l'abbaye de Benediktbeuern, Bernard PEZ, Thesaurus anecdotorum nouissimus, t. 3, Vienne 1721, pars 3, col. 629-630 (= P.L., 89, 1197-1198), mentionne la découverte d'un nouvel exemplaire de l'homéliaire qui, dans un manuscrit de Tegernsee, est attribué à Alain abbé d'un monastère dédié à la Vierge Marie :

Alani Abbatis S. Mariae Homiliarium. In Cod. membr. in 4. ms., saeculi vm vel IX. Opus in duas partes tributum est. Prior continet Homilias Patrum ab Adventu Domini usque ad Pascha : posterior reliquas usque ad anni ecclesiastici finem. Hoc videtur esse Sermonarium, quod in Descriptione pecuniae et librorum a Kisyla Regina

* Je remercie vivement R. Étaix, qui a relu attentivement ce texte. 1. Nous utiliserons régulièrement le terme : homéliaire, même si plusieurs auteurs préfèrent

appeler : homiliaire, sermonnaire ou sermonaire ce même livre liturgique.

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Ecclesiae Cochalonensi oblatorum recensetur. Caeterum hoc idem opus in aeque antiquo codice in folio asservatur in Bibliotheca Tegernseensi, ubi auctor Alanus vocatur. Ex hoc Tegurini agentes integram Praefationem exscripsimus.

Cette préface, transcrite d'après le manuscrit de Tegernsee, aujourd'hui Munich, Clm 18092, a été éditée dans le recueil de B. PEZ, Codex Diplomatico-Historico-Epistolaris, Vienne 1729, pars 1, col. 83-85. L'abbaye de Benediktbeuern possédait les deux parties de l'homéliaire d'Alain, - aujourd'hui Munich, Clm 4564 (Hiver) et 4547 (Été), - mais les remarques de B. Pez s'appliquent plutôt, comme l'a noté R. Étaix (cf. infra, n° 10, p. 5, note 10) à l'exemplaire du recueil de Paul Diacre que constituent les manuscrits de Munich, Clm 4533 et 4534.

2. Dans la très longue notice consacrée au manuscrit Berlin, Deutsche Staatsbibliothek, Phillipps 1676, Valentin RosE (Verzeichniss der lateinischen Handschriften der kôniglichen Bibliothek zu Berlin. I. Die Meerman -Handschriften des Sir Thomas Phillipps, Berlin 1893, pp. 77-95, n° 50) signale les différents témoins bavarois du même homéliaire mis sous le nom d'Alain, et montre la parenté que ces derniers entretiennent avec le recueil copié vers 796 dans le manuscrit de Berlin, à l'intention de l'évêque Eginon de Vérone. Les informations réunies dans cette notice ont profondément influencé les travaux postérieurs, jusqu'à ce que R. Étaix (infra, n° 13 et 18) découvre de nouveaux témoins qui permettent de départager les deux lignes concurrentes (homéliaire d'Eginon et homéliaires bavarois d'Alain) identifiées par Rose.

3. Achille RATTI, L 'omeliario detta di Carlo Magno et l'omeliario di Alano di Farfa, in Reale Istituto lombardo di scienze e lettere. Rendiconti, Serie 2, vol. 33, 1900, pp. 480-489. La découverte dans un manuscrit du Vatican, Ottob. lat. 2546, du texte fragmentaire de la préface d'homéliaire connue par les manuscrits bavarois (supra, n° 1), dans lequel sont insérées quelques lignes complémentaires qui mentionnent le nom de l'abbé Fulquandus, prédé­cesseur d'Alain à la tête de l'abbaye de Farfa, permet d'identifier complètement ce dernier personnage et de dater de son abbatiat (761-770) l'homéliaire qui lui est attribué et qui apparaît antérieur à celui d'Eginon.

4. Friedrich WIEGAND, Ein Vorliiufer des Paulus homiliars, in Theologische Studien und Kritiken, 1902, pp. 188-205. Première synthèse des recherches sur les anciens homéliaires latins, par l'auteur de la fondamentale étude sur le recueil de Paul Diacre2 : Das Homiliarium Kqrls des Grossen auf seine ursprüngliche Gestalt in untersucht (Studien zur Geschichte der Theologie und der Kirche, 1, 2), Leipzig 1897.

5. La première description de l'homéliaire d'Alain de Farfa a finalement été publiée par Edoardo HosP, Il sermonario di Alano di Farfa, in Ephemerides

2. La reprise la plus récente de l'étude de Wiegand se trouve chez R. GRÉGOIRE, Homéliaires liturgiques médiévaux, Spolète 1980, pp. 423-478. Selon R. ÉTAIX, L'homéliaire d'Ebrardus retrouvé (Paris, B.N., lat. 9604), in Revue d'histoire des textes, 8, 1978, pp. 309-317, quelques manuscrits français présentent un état de l'homéliaire plus proche de l'original que les manuscrits allemands connus de Wiegand.

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L 'HOMÉLIAIRE DE SAINT-PIERRE DU V AT/CAN 89

Liturgicae, 50, 1936, pp. 375-383, et 51, 1937, pp. 210-24li Cette reconstitu­tion, fondée uniquement sur les manuscrits bavarois, sans remarquer que l'un d'entre eux (Munich, Clm 7953) est une copie de l'homéliaire d'Eginon (ms. de Berlin), souffre d'imprécisions et de fautes d'inattention, mais elle a donné un nouvel élan aux recherches en permettant de constater la parenté du recueil d'Alain avec celui d'Eginon et avec la première copie médiévale de l'homéliaire de Saint-Pierre du Vatican.

6. Précisément, ce manuscrit de l'homéliaire de Saint-Pierre a fait l'objet d'une excellente étude de Giuseppe Lôw, Il piu antico sermonario di san Pietro . in Vaticano, in Rivista di archeologia cristiana, 19, 1942, pp. 143-183. La description minutieuse du manuscrit Vatican, Arch. S. Pietro, C 105 (fin IXe-début x• s.), qui conserve, avec des mutilations, seulement la première partie (Avent - Pâques) de l'homéliaire, est suivie d'un essai de restitution des parties manquantes, à l'aide de l'homéliaire d'Eginon. En conclusion, l'auteur montre que les trois formes connues de l'homéliaire (Saint-Pierre ; Eginon ; Alain) dérivent indépendamment l'une de l'autre (voir p. 183) du même archétype qui remonte au VIe siècle et qui aurait été déjà à l'usage de Saint-Pierre du Vatican. Malheureusement, l'étude de Lëw aura beaucoup moins d'influence que celle de Hosp.

7. Antoine CHAVASSE, Le calendrier dominical romain au sixième siècle, in Recherches de science religieuse, 38, 1952, pp. 234-246 et 41, 1955, pp. 96-122, voir surtout pp. 111-122 : III. Un homéliaire romain du sixième ou du septième siècle. Poursuivant en quelque sorte le travail de Low, l'auteur cherche à caractériser l'archétype des trois homéliaires de Saint-Pierre, Eginon et Alain. «Il s'apparente <cet archétype> plus particulièrement à la forme prise à partir de 640-650 par l'évangéliaire grégorien II, dont il possède les additions les plus caractéristiques, et il offre des affinités particulières avec la seconde famille (P. etc.) de cet évangéliaire. Comme il ne contient aucune particularité d'âge plus récent, on y verra une production de la seconde moitié du vn• siècle» (p. 115). Par contre l'existence d'un« Prototype de la seconde moitié du v1• siècle )) est loin d'être' prouvée, car les traits archaïques qui se rencontrent dans l'homéliaire indiquent commertt ce dernier s'enracine' dans une tradition ancienne, et non pas à quelle date il a été composé.

8. Antoine CHAVASSE, Le sermonaire des Saints -Philippe- et-:-Jacques sermonaire de Saint-Pierre, in Ephemerides liturgicae, 69, 1955, pp. 17-24. Le prêtre Agimundus3 a écrit au début du vme s. pour l'usage de la basilique romaine des Saints-Philippe-et-Jacques un homéliaire en trois volumes dont les deux derniers seulement sont conservés (Vatican, Vatic. lat. 3835 et 3836). Cet ouvrage appartient à une tradition << liturgico - littéraire » distincte de celle que représente la source commune des homéliaires de Saint-Pierre, d'Eginon de Vérone et d'Alain de Farfa, sauf dans une partie importante du troisième volume (Vatic. lat. 3836), où 45 pièces sont-identiques de part et d'autre. Sans aucun doute, Agimond a utilisé la source commune des trois homéliaires cités

3. R. GRÉGOIRE, Homéliaires liturgiques ... , pp. 343-392.

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plus haut, et garantit par son antiquité la présence de celle-ci, à Rome, avant le début du VIIIe siècle.

9. Siegfried BACHMANN, Ein Bamberger Unzialfragment des sogenannten Alanus-Homiliars, in Jahrbuch für frankische Landesforschung, Band 23, 1963, pp. 17-44. Minutieuse description d'un folio, qui a été écrit vers le milieu de la seconde moitié du VIIIe siècle et qui provient très probablement du modèle utilisé par le scribe Dominicus pour copier l'homélfaire d'Alain de Farfa conservé dans le manuscrit Munich, Clm 18092. Pour situer le contenu du fragment qu'il étudie, l'auteur présente brièvement l'ancien homéliaire romain du type Saint-Pierre, Alain, Eginon, et dresse un utile inventaire de ses témoins, mais sans proposer aucun classement.

10. Raymond ÉTAIX, Le prologue du sermonnaire d'Alain de Farfa, in Scriptorium, 18, 1964, pp. 3-10. Le prologue de l'homéliaire d'Alain, conservé dans des manuscrits bavarois et édité par Pez (cf. supra, n° 1), comporte vers la fin une seule «notice biographique». Le fragment Ratti (cf. supra, n° 3) transmet la première partie de ce prologue en insérant après le premier para­graphe une autre «notice» concernant le copiste qui a travaillé sur l'ordre de Fulquandus, prédécesseur d'Alain à la tête de l'abbaye de Farfa. Dans l'homéliaire d'Eginon, le prologue ne possède ni le premier paragraphe transmis par les témoins précédents, ni les notices biographiques, mais il ajoute quelques phrases complémentaires en finale. L'éditeur de ce texte difficile complète à juste titre le témoignage des manuscrits bàvarois par celui du fragment Ratti, mais il soutient, à la suite de Wiegand (cf. supra, n° 4), qu'Alain est utilisé par Eginon, qui semble reprendre quelques mots à la notice biographique transmise par le fragment Ratti ; il pense enfin qu'Alain a peut-être pour l'essentiel repris un prologue placé en tête du vieil homéliaire romain, qui lui a servi de modèle. Ce travail aura une influence particulièrement importante, en faisant tenir pour prouvée la dépendance d'Eginon à l'égard d'Alain, au contraire de Low et de Chavasse, qui écrivait (cf. supra, n° 8, p. 20): «L'âge du Vat. 3836 (première moitié du vme siècle) nous garantit la présence à Rome, avant 760, du sermon­naire d'où dérivèrent successivement et semble-t-il, indépendamment les uns des autres, Alain (vers 760), Igin (= Eginon, vers 800) et le codex de Saint-Pierre lui-même (1xe-xe s.) ».

11. Réginald GRÉGOIRE, Les homéliaires du Moyen Age. Inventaire et analyse des manuscrits. Préface par Dom Jean Leclercq. (Rerum ecclesiasticarum documenta. Series maior. Fontes VI), Rome 1966. Ouvrage de compilation, qui reprend les diverses études antérieures et les ordonne dans le cadre d'une histoire des anciens homéliaires latins. Le premier chapitre (pp. 17-70) intitulé : L 'homéliaire de Farfa, reproduit l'édition du prologue procurée par R. Étaix (cf. supra, n° 10) et analyse le contenu de l'homéliaire d'après Hosp (cf. supra, n° 5). A noter (pp. 18-21), une brève analyse du manuscrit Troyes, B.M. 853 (fin du vme s.), témoin de la seconde partie de l'homéliaire d'Alain, et (pp. 231-236) un Tableau comparatif des homéliaires d'Alain, d'Eginon, de Saint-Pierre, d'Agimond et de Troyes.

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12. Antoine CHAVASSE, Le prologue des sermonnaires d'Alain et d'Eginon. Source et dérivé, in Revue Bénédictine, 84, 1974, pp. 66-74. A partir de l'édition procurée par R. Étaix (cf. supra, n° 10), l'auteur estimant que les deux notices biographiques du prologue d'Alain sont incompatibles entre elles, suppose une double rédaction, à quelque dix années d'intervalle, de l'homéliaire de Farfa, dont Alain serait responsable d'abord comme moine et copiste au temps de Fulquandus (seul le début du prologue est conservé= Fragment Ratti), ensuite comme abbé de Farfa, dont les manuscrits bavarois font connaître le travail. Le prologue d'Eginon dépend de la première copie de Farfa, puisqu'il reprend quelques termes à la notice biographique transmise par le seul fragment Ratti. Enfin, la manière dont les notices biographiques tranchent par leur style et leur vocabulaire sur le texte du prologue montre qu'Alain utilise une source.

13. Raymond ÉTAIX, Le lectionnaire liturgique de la cathédrale de Clermont au Xe siècle, in Bulletin historique et scientifique de l'Auvergne, 88, 1977, pp. 239-253. Notice du manuscrit Clermont-Ferrand, Bibl. mun. et univer. 1512.

14. Antoine CHAVASSE, Du nouveau sur le prologue d'Alain de Farfa, in Revue Bénédictine, 88, 1978, pp. 153-158. Ayant reçu de Raymond Étaix la copie inédite du prologue d'Alain conservé dans le manuscrit Bourges, B .M. 44 (x1e s.), A. Chavasse maintient son hypothétique distinction entre deux recensions de l'homéliaire de Farfa (cf. supra, n° 12), alors que l'argument principal de l'incompatibilité des deux notices biographiques s'est évanoui, puisque celles-ci figurent toutes les deux dans le texte du nouveau témoin. L'argumentation subtile incline à découvrir une correction d'auteur sous chaque variante, dont bon nombre sinon toutes proviennent de transcriptions fautives, et aboutit à distinguer trois états (A-B-C) du texte du prologue, les deux premiers A (fragment Ratti) et B (ms. de Bourges) provenant d'Alain, tandis que le troisième C (mss. bavarois) pourrait lui être postérieur.

15. Antoine CHAVASSE, «In nomine Dei summi )). Une pièce composée par Alain de Farfa, in Revue Bénédictine, 89, 1979, pp. 308-309. Dans le manuscrit de Bourges et dans l'homéliaire d'Eginon, à la suite des Capitula, figure une courte introduction dont le texte reprend en partie celui du prologue. La conviction de l'auteur est que cette pièce a été rédigée par Alain.

16. Antoine CHAVASSE, Le Sermonnaire Vatican du VIIe siècle, in Sacris Erudiri, 23, 1978-1979, pp. 225-289. Dans cet article touffu, l'auteur élucide bon nombre de problèmes mais ne réussit pas à présenter dans son ensemble l'état primitif de l'homéliaire de Saint-Pierre du Vatican ni à décrire parfaite­ment sa postérité, même si une réponse définitive est donnée, pour le moins, à quatre questions importantes : 1) l'homéliaire primitif est romain et lié particulièrement à la basilique de Saint-Pierre du Vatican (parenté avec l'Ordo XIV ; célébration spéciale de saint Martin sous le vocable duquel était placé le nouveau monastère fondé au vue siècle auprès de la basilique vaticane); 2) le manuscrit Troyes, B.M. 853 appartient au même groupe que les manuscrits

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bavarois de l'homéliaire d'Alain de Farfa (cf. pp. 259, 260, 264) ; 3) les témoins bavarois de l'homéliaire d'Alain, et eux seulement, ont subi dès la seconde moitié du vm• siècle plusieurs modifications importantes, pour les adapter à l'organisation liturgique du lieu et du temps où ils ont été en usage, si bien que A. Chavasse peut écrire (p. 285) : « Manifestement secondaire cette forme bavaroise du Sermonnaire n'a comme telle rien à voir avec Farfa et avec Alain»; malheureusement toute l'étude, - d'où ses faiblesses-, se fonde sur une reconstitution de l'homéliaire d'Alain effectuée uniquement à partir de ces mêmes manuscrits bavarois ; 4) le rédacteur de l'homéliaire primitif, vers le milieu du vn• siècle, ne s'est pas contenté de transcrire les textes anciens, mais il les a volontiers retouchés et il a composé des pièces nouvelles sous forme de centon (cf. pp. 269-283).

17. Réginald GRÉGOIRE, Homéliaires liturgiques médiévaux. Analyse de manuscrits, Spolète 1980. Ce volume est une nouvelle édition considérablement augmentée de celui que le même auteur avait publié en 1966 (cf. supra, n° 11). Le quatrième chapitre (pp. 127-221) s'intitule sans hésitation: L'homéliaire romain. Double erreur : d'une part plusieurs homéliaires très différents entre eux, étaient en même temps utilisés dans les différentes églises romaines, et d'autre part ce titre ouvre une étude· consacrée seulement à l'œuvre d'Alain de Farfa. L'édition du prologue procurée par R. Étaix (cf. supra, n° 10 et 11) laisse la place (pp. 132-134) à une absurde reconstitution du Prologue de l'homéliaire romain, qui intègre la totalité du texte que fournissent les différents témoins (mss. bavarois + fragment Ratti + Eginon). L'analyse du prétendu homéliaire romain reproduit, avec quelques détails complémentaires, celle de l'homéliaire de Farfa dans l'édition de 1966, qui finalement remonte au travail, imparfait, de Hosp. En appendice (pp. 189-221), analyse de l'homéliaire d'Eginon de Vérone. Le cinquième chapitre (pp. 223-244), consacré à !'homéliaire de Saint-Pierre au Vatican, est purement descriptif et n'enlève rien de sa valeur à l'étude de Low (cf. supra, n° 6). On retrouve vers la fin du volume (pp. 479-486) le Tableau comparatif des témoins de l'homé!iaire romain, c'est-à-dire les manuscrits bavarois, l'homéliaire d'Eginon et celui de Saint-Pierre.

18. Raymond ÉTAIX, L 'homéliaire de Chezal-Benoît (Bourges, B.M. 44), in Revue des sciences religieuses, 58, 1984, pp. 24-30. Notice détaillée d'un nouveau témoin de l'homéliaire d'Alain de Farfa, très caractéristique d'un groupe de manuscrits français, qui transmet l'œuvre d'Alain plus fidèlement que le groupe des manuscrits bavarois.

2. - TRADITION MANUSCRITE

Il aura donc fallu plus de deux siècles pour identifier cet ensemble de manus­crits dont l'organisation et le contenu attestent l'existence à Rome, au moins au début du vm• siècle, d'un homéliaire festif de type particulier, dont l'original ne nous est pas parvenu. Sa reconstitution demande de répertorier ses dérivés et de

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L'HOMÉLIAIRE DE SAINT-PIERRE DU VATICAN 93

déterminer quel rapport chacun d'entre eux entretient avec lui. La descendance de cet homéliaire comporte quatre sortes de témoins, dont trois sont directement accessibles (Agimond ; Eginon ; Saint-Pierre), tandis que le quatrième (Alain de Farfa) doit lui-même faire l'objet d'une reconstitution à partir de deux groupes de manuscrits l'un d'origine bavaroise, l'autre d'origine française. Nous allons présenter ces quatre témoins selon l'ordre chronolo­gique4.

Ag.= HoMÉLIAIRE D'AGIMOND

VATICAN, Vatic. lat. 3835 et 3836, début du vme siècle. Homéliaire en trois volumes, composé et copié par le prêtre Agimundus, pour l'usage de la basi­lique des Saints-Philippe-et-Jacques; seuls les second et troisième volumes sont conservés et contiennent les lectures depuis le 6• dimanche de Carême jusqu'à la fin de l'année liturgique (Bibliogr., n° 8). Le troisième volume renferme, dans un contexte tout différent, une série d'au moins 43 pièces qui se retrouvent selon le même ordre dans les homéliaires d'Alain ou d'Eginon. Agimond a pro­bablement puisé à la même source en d'autres occasions, en particulier pour établir le texte de quelques lectures de la Semaine Sainte (Bibliogr., n° 16, pp. 245-247; cf. A. CHAVASSE, Le sermonnaire d'Agimond. Ses sources immé­diates, in Kyriakon. Festschrift Johannes Quasten, vol. 2, Münster Westf., 1970, pp. 800-810).

Al. = HOMÉLIAIRE D'ALAIN, ABBÉ DE FARFA

Cet homéliaire, dont le prologue mentionne le nom de deux abbés de Farfa, Fulquandus (744-757) et Alain (761-770), et qui par conséquent a été copié entre les dates extrêmes (744-770) de l'abbatiat de ces deux personnages, n'est pas èonservé, mais diffusé très tôt en Bavière et un peu plus tard en France, ses copies dérivées sont assez nombreuses et complètes pour rendre possible sa reconstitution.

1. Groupe de manuscrits bavarois

- BAMBERG, Stadtarchiv (Cimeliensammlung), Fragment sans cote; milieu de la seconde moitié du vm• siècle. Un folio recto et verso, qui contient les pièces numérotées 84 et 85 (la fin manque) dans la première partie de l'homéliaire d'Alain, mais en leur affectant les numéros 97 et 98 ; de cette manière le fragment de Bamberg se rapproche de l'homéliaire d'Eginon où les deux lectures dont il s'agit sont regroupées sous le capitulum 95. Le manuscrit d'où provient ce folio unique semble avoir servi de modèle pour la transcription de l'exemplaire suivant (Bibliogr., n° 9).

D =MUNICH, Bayer. Staatsbibl., Clm 18092, seconde moitié du vme siècle, copié par le scribe Dominicus. Ce manuscrit est originaire de Tegernsee et contient la première partie de l'homéliaire d'Alain. Le prologue a été édité par Pez (Bibliogr., n° 1).

4. Les travaux analysés ci-dessus sont rappelés par leur numéro d'ordre à la suite de l'abréviation : Bibliogr.

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- MUNICH, Bayer. Staatsbibl., Clm 18091, XIe s., Tegernsee; copie du précédent.

M =MUNICH, Bayer. Staatsbibl., Clm 17194, premier tiers du IXe siècle. Ce manuscrit provient de Schaftlarn, mais il a appartenu primitivement à Freising ; il contient la première partie de l'homéliaire d'Alain. Par suite de la perte d'un folio, la fin du prologue manque.

B2 = MUNICH, Bayer. Staatsbibl., Clm 4564; écrit entre 810 et 830, ce manuscrit est originaire de l'abbaye de Benediktbeuern et contient la première partie de l'homéliaire d'Alain.

Tr = TROYES, Bibl. Mun. 853 ; fin du vme s. Originaire, semble-t-il, d'Italie du Nord et peut-être de la région de Ravenne, ce manuscrit appartenait au xe siècle à une église dédiée à la vierge Marie selon un ex-libris inscrit au f. 6r : «Hune librum sce marie qui abstulerit maledictus sit », et au xvne s. à l'église Saint-Paul de Besançon, où le Jésuite Pierre-François Chifflet (1592-1682) l'a vu, avant qu'il ne soit acquis par la famille Bouhier de Dijon5 • Quelques particularités du contenu (Bibliogr., n° 16) permettent de rattacher cette copie de la partie d'été de l'homéliaire d'Alain au groupe bavarois. Une analyse brève a été publiée par R. Grégoire (Bibliogr., n° 11).

B1 = MUNICH, Bayer. Staatsbibl., Clm 4547, fin du VIIIe ou début du IXe siècle. Ce manuscrit appartenait à l'abbaye de Benediktbeuern et contient la partie d'été de l'homéliaire d'Alain.

E = MUNICH, Bayer. Staatsbibl., Clm 14368, première moitié du IXe siècle. Ce manuscrit appartenait à l'abbaye de Saint-Emmeran, où il a été copié, et contient la partie d'été de l'homéliaire d'Alain.

2. Groupe de manuscrits français

Ch = BOURGES, Bibl. Mun. 44, XIe siècle. Ce manuscrit provient de l'abbaye de Chezal-Benoît et contient le prologue de l'homéliàire d'Alain avec les deux notices biographiques, la table des capitula de la partie d'hiver, et la transcrip­tion de: Alain I, 2-7, lüf, 8-lüe, 11-15d, 17 (Bibliogr., n°18).

R = Fragment Ratti : VATICAN, Ottob. lat. 2546, f. 233-234 (olim 232-233), xe-x1e siècle. Ce témoin conserve (f. 233v) la première partie du prologue de l'homéliaire d'Alain avec la notice biographique qui fait mention de Fulquandus. Cet état du texte permet de classer ce fragment, dont la provenance est inconnue, dans le groupe des manuscrits français (Bibliogr., n° 3 et 10).

Cl= CLERMONT-FERRAND, Bibl. mun. et univ. 1512 (Phillipps 21737), deuxième moitié du xe siècle. Ce manuscrit, qui a appartenu d'abord à la cathé­drale de Clermont, puis à l'abbaye Saint-Allyre, contient, sans prologue ni

5. R. ÉTAIX - B. DE VREGILLE, Les manuscrits de Besançon, Pierre-François ChifJlet et la bibliothèque Bouhier, in Scriptorium, 24, 1970, pp. 27-39, voir p. 29. Dans Journal of Theo!. Studies, 28, 1927, p. 122, note 2, A. WILMART indiquait à tort que ce manuscrit provenait du Chapitre de la cathédrale de Laon.

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table de capitula, les deux parties de l'homéliaire d'Alain, avec quelques lacunes par suite de l'état défectueux du modèle et de la perte de cahiers ou de feuillets (Bibliogr., n° 13). Cette copie appartient au même groupe que le manuscrit de Bourges, comme suffit à le prouver la comparaison des pièces, malheureusement peu nombreuses, qu'ils possèdent en commun.

P = PARIS, B.N., lat. 3783, transcrit à Moissac au milieu du XIe siècle. Homéliaire complet, dont le contenu correspond à celui de l'homéliaire de Fàrfa enrichi d'emprunts au recueil de Paul Diacre et de plusieurs autres pièces assez rares6• Malgré ces interpolations, les traits essentiels du recueil d'Alain sont bien conservés, avec cette particularité propre aux manuscrits du groupe français 7 , le déplacement de la pièce I, 10 f qui est transcrite ici après 1, 7.

Eg. = HOMÉLIAIRE D'EGINON DE VÉRONE

- BERLIN, Deutsche Staatsbibliothek, Phillipps 1676, écrit vers 796-799 pour la cathédrale de Vérone, à la demande de l'évêque Eginon8 • Comme le manuscrit de Clermont, cet homéliaire couvre en un seul volume toute l'année liturgique (Bibliogr., n° 2).

Eg1 = MUNICH, Bayer. Staatsbibl., Clm 7953, fin du XIe ou début du XIIe siècle. Ce manuscrit provient du monastère de Kaishaim et représente une forme abrégée de l'homéliaire d'Eginon; cf. Bibliogr., n° 17, pp. 194-221,

S.P. = HoMÉLIAIRE DE SAINT-PIERRE

- VATICAN, Archivio di S. Petra, C 105, fin du IXe ou début du xe siècle (Bibliogr., n° 17, pp. 223-244). Homéliaire pour la première partie de l'année, dont l'organisation a été harmonisée avec celle de la liturgie romaine au 1:x;e siècle. Le texte de ce manuscrit a été revisé et corrigé au XIe ou XIIe siècle, puis transcrit au xue siècle dans le manuscrit Vatican, Archivio di S. Pietro, C 107.

Avant de rechercher comment les quatre recueils dérivés (Ag., Al., Eg., S.P.) se situent à l'égard de leur source commune, il convient de déterminer la base sur laquelle l'homéliaire d'Alain de Farfa (Al.) doit être reconstitué, puisque ce dernier, contrairement aux trois autres, n'a pas été conservé jusqu'à nous sous sa forme originale. Faut-il prendre en considération uniquement les manuscrits bavarois, comme Hosp qui a été suivi sans être discuté, ou bien uniquement les

6. J.-P. BouHOT, Ancienne version latine du sermon "'De Joseph et de Castitate» d'un Pseudo-Jean Chrysostome, in ANTI!lO.PON. Hommage à Maurits Geerard, I, 1984, pp. 47-56.

7. A. CHAVASSE (Bibliogr., n° 16, p. 256) écrit: "C'est d'ailleurs pour "mettre à sa place» Al. 1, 10 f, traitant de l'annonciation par 1' Ange, que Ch., Cl. et P, ont avancé cette pièce et l'ont insérée entre !es pièces 7 et 8, de même contenu » ; cette explication est vraisemblable, cependant il importe surtout de remarquer que ce changement remonte seulement à l'archétype des témoins du groupe français de l'homéliaire de Farfa, et non pas à ce dernier lui-même, puisque les manuscrits bavarois ignorent cette modification.

8. Au x• siècle, l'évêque Rathier de Vérone, entrera en possession de ce livre ; cf. CCCM, 46, pp. VIll-IX.

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manuscrits français ? ou encore compléter l'un par l'autre le témoignage de chacune des branches de la tradition? A. Chavasse (Bibliogr., n° 16, pp. 237-241) a fourni une réponse: dans les manuscrits bavarois l'organisation de la période quadragésimale comparée à celle que présentent aussi bien les manuscrits français du recueil d'Alain que les homéliaires Eg. et S.P., est mani­festement secondaire. Pareillement, la préface dans les manuscrits bavarois ne comporte que la seconde notice biographique qui donne le nom d'Alain ; la première notice, qui nomme Fulquandus prédécesseur d'Alain, n'est conservée que dans le groupe des manuscrits français : sans aucun doute la tradition bavaroise a supprimé une notice devenue sans intérêt, tandis que les manuscrits français ont transmis le texte original, souvent sans bien le comprendre.

La comparaison avec S.P., et surtout avec Eg. parce qu'il couvre toute l'année liturgique, permet d'apprécier la valeur des manuscrits du groupe français, à partir desquels l'homéliaire d'Alain doit être reconstitué, et montre la fidélité avec laquelle le copiste de Farfa a reproduit son modèle. Mais cette conclusion ne serait pas valable s'il était prouvé que Eg. a été copié à partir de Al., comme on l'admet depuis 1964 (Bibliogr., n° 10). Il ne serait pas invraisemblable que l'évêque de Vérone, Eginon, ait demandé un modèle d'homéliaire à une abbaye plutôt qu'à l'une des plus importantes basiliques romaines, mais la preuve d'indépendance la plus sûre est fournie par R. Étaix (Bibliogr., n° 13) qui, comparant le manuscrit de Clermont-Ferrand (Cl.) avec celui d'Eginon (Eg.), affirme qu'ils appartiennent à la même recension (p. 250), c'est-à-dire diffèrent l'un et l'autre de la tradition bavaroise d'Alain, mais que « pourtant il ne semble pas que le codex de Clermont dépende plus ou moins directement de l'œuvre d'Eginon » (p. 251). Il y a donc entre Eg. et Cl., témoin français le plus complet de l'homéliaire d'Alain, parenté évidente car ils repro­duisent un même modèle, et en même temps indépendance dans la tradition textuelle, car ils ne dérivent pas l'un de l'autre. En outre, les notices biographiques d'Alain se distinguent dans le Prologue, comme des retouches introduites dans un texte d'un autre auteur (Bibliogr., n° 12). Mais la source d'Alain, - c'est-à-dire tout le texte qui ne possède pas les caractéristiques propres aux notices biographiques -, constitue le prologue d'Eginon. Ce dernier en conséquence ne peut dépendre d'Alain, dont il n'aurait pu restituer la source, sans même en connaître l'existence. Ces remarques viennent confirmer les conclusions de G. Lôw (Bibliogr., n° 6) : Saint-Pierre, Eginon, Alain, et l'on doit maintenant ajouter Agimond, dérivent indépendamment l'un de l'autre du même archétype.

Quel est cet archétype ? Il ne peut s'identifier ni avec l'homéliaire de Farfa (vers 760), ni avec celui d'Eginon (vers 796), puisque Agimond, vers 720-730 l'utilise déjà, non sans en modifier un peu l'ordonnance. L'homéliaire d' Agi­mond, témoin partiel, et pour le reste d'une tradition liturgico-littéraire différente, ne peut évidemment représenter cet archétype, mais sûrement indiquer qu'il s'agit d'un homéliaire en usage à Rome, dont l'organisation liturgique est antérieure à la sienne, sans d'ailleurs que l'on puisse remonter

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au-delà du milieu du vue siècle (Bibliogr., n° 7). Dans ces conditions et d'après les témoins dont nous disposons, cet archétype du vne siècle ne peut être que le premier homéliaire de Saint-Pierre du Vatican, dont S.P. est à la fin du IXe s. une copie adaptée à l'organisation liturgique de cette époque. Cette explication, proposée d'abord par J. Low (Bibliogr., n° 6), a été reprise et développée par A. Chavasse (Bibliogr., n° 7, 8, 16), et paraît désormais tout à fait sûre.

La situation des différents témoins de l'homéliaire d'Alain (manuscrits bava­rois ; manuscrits français) et les rapports qu'entretiennent Ag., Al., Eg. et S.P. avec l'archétype dont ils dérivent, peuvent se représenter dans un stemma relativement simple, à propos duquel cependant quelques remarques s'imposent.

- Rien ne permet de supposer l'existence d'une ou plusieurs copies intermé­diaires entre le premier homéliaire de Saint-Pierre (milieu vue s.) et le second (S.P., fin du IXe s.). Cependant l'usage liturgique de l'ancien homéliaire aurait pu être modifié au cours des siècles par l'introduction de notes marginales ou de signes divers pour indiquer une nouvelle affectation des textes ou marquer les limites d'une série de lectures, mais ces additions ou corrections restent hypothétiques car elles ne paraissent pas avoir passé dans les trois témoins Ag., Al. et Eg.

L'homéliaire d'Alain est affecté d'une double datation, car sa transcrip­tion a été entreprise sur ordre de l'abbé Fulquandus, donc avant 757, et son achèvement se situe sous l'abbatiat d'Alain, donc après 761.

Les témoins du groupe bavarois peuvent être classés en fonction de leur contenu : le ms D est plus proche de la forme primitive de l'homéliaire de Farfa que les manuscrits M et B2, qui ont abandonné un certain nombre de pièces (Bibliogr., n° 16, p. 227). Cependant aucun d'entre eux ne dépend directement de l'autre. Un témoin de la Pars aestiua est associé à chacun de ceux de la Pars hiemalis, mais de façon conjecturale à partir de l'âge des manuscrits ou de leur provenance : Tr avec D, E avec M et B1 avec B2• Le modèle de D, dont un feuillet est conservé par le fragment de Bamberg (vers 770-775), est peut-être l'intermédiaire entre l'homéliaire de Farfa et les manuscrits bavarois.

- Les témoins du groupe français se rattachent à l'homéliaire de Farfa par un même intermédiaire puisque les trois manuscrits Ch, Cl et Pont au moins en commun un déplacement de texte : Al. I, 10 f transcrit après Al. I, 7, selon les analyses de Hosp et de Grégoire. Pour simplifier, le fragment R, trop court pour être classé, figure près de Ch, auquel il s'apparente davantage.

A partir de ces quatre témoins indépendants Ag., Al., Eg., S.P., il est relativement facile de retrouver le premier homéliaire de Saint-Pierre du Vatican. Mais cette reconstitution, contrairement à celle que propose R. Grégoire (Bibliogr., n° 17) doit exclure les manuscrits bavarois dérivés de l'homéliaire d'Alain. Tandis que Ag., Al. d'après le groupe des manuscrits français et S.P. possèdent quelques caractéristiques propres qui les distinguent de leur modèle commun, Eg. n'en renferme aucune, excepté entre Eg. 175 et Eg. 176 l'omission de la première lecture pour la fête de saint Michel, empruntée

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Ag. ~-----1 Agimond (Saints­Philippe-et-Jacq .)

Premier homéliaire de Saint-Pierre

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r---.-:-------,. Al. Homéliaire

Eg.~-----1 Eginon de Vérone

S.P.

R

Homéliaire de Saint-Pierre (xn• s.)

Homéliaire de Saint-Pierre (xiv• s.)

de Farfa

p

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L'HOMÉLIAIRE DE SAINT-PIERRE DU VATICAN 99

aux Sentences d'Isidore de Séville (=Al. II, 72). D'où la conclusion : l'homéliaire d'Eginon fournit à lui seul la meilleure image que nous puissions atteindre du premier homéliaire de Saint-Pierre du Vatican, dont nous avons ainsi la chance de posséder une copie complète et probablement immédiate. Même si l'homéliaire d'Eginon n'est pas dépourvu de fautes de copiste ou a corrigé quelques erreurs que son modèle pouvait comporter, c'est cependant sans aucun doute en référence à ce manuscrit que doit être présentée l'analyse de tous les autres témoins du premier homéliaire de Saint-Pierre et jugée la valeur des textes qu'ils contiennent.

3. - L'HOMÉLIAIRE DE SAINT-PIERRE DU VATICAN AU MILIEU DU vu• SIÈCLE

Ainsi restitué dans son intégralité, l'homéliaire en usage à Saint-Pierre du Vatican est le plus ancien livre liturgique de ce type parvenu jusqu'à nous : son prologue, sa composition et ses traits particuliers méritent donc de retenir tour à tour l'attention.

Le prologue

L'homéliaire S.P. possède un prologue propre, qui n'est pas antérieur à la copie du manuscrit (Ixe-xe s.). Il n'a, dans la présente recherche, d'autre intérêt que de rendre probable la présence d'un texte analogue en tête du premier homéliaire de Saint-Pierre, si ses dérivés les plus anciens en ont gardé la trace. Précisément Al. et Eg. s'ouvrent sur une pièce semblable de part et d'autre, à l'exception des notices biographiques propres au recueil de Farfa. Selon le& données de la tradition manuscrite le prologue du premier homéliaire de Saint­Pierre doit s'identifier avec celui qu'a transcrit Eginon, mais il faut restituer en tête de ce dernier deux phrases conservées seulement par quelques témoins de l'un et l'autre groupe des manuscrits d'Alain (R, D, M, B). D'après les éditions procurées par R. Étaix (Bibliogr., n° 10 et 18), nous proposons tout d'abord une reconstitution du prologue primitif de l'homéliaire de Saint-Pierre. A la diffé­rence de l'éditeur, qui a retenu le plus souvent les leçons des manuscrits bava­rois, nous faisons davantage confiance aux manuscrits français d'Alain ; nous avons modifié la ponctuation en quelques endroits (en particulier dans le premier paragraphe) et proposé trois conjectures ; enfin nous avons tenté d'établir une traduction de ce texte difficile.

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1. Domini et Saluatoris nostri Ihesu Christi gratia rutilante opacitatis tenebris ab agro legis depulsis", atque mortiferib uirus legis litterae excluso<res> quasi quidam euangelici uerbi aratores extiterunt apostoli, atque post hos multitudo subsecuta docto­rum : ita eiusdem uerbi uomere erutis dumis opaci, agrum legis repleuerunt segetem sua doctrina, ut pened non solum legendo demeti, sed nec perspici ualeat tantarum copia messium, si totius mundi lectorum multitudo aggregetur•. In qua uidelicet messe quasi quidam uiribus destitutus ignauiaque torpens qui hoc uolumen adnectere conor apparui, operator mente quidem auidus, sed ingenio minime ratus. Et quia fortitudo messorum manu defuit, pauca quae pugillo arripere potui, nisu quo ualui uoluminis manipulum astrinxir. Dum precepta diuina tractamus dumque apostolica doctrina rimamur, ad implenda maiorum praecepta iurea caritatis constringimur. Pro qua de re, ipsa quae nescit timere1 cogente caritate, promptissima cupiens uenerabilibus patribus obtemperare uoluntate, quia id me fieri iusserunt, quamquam pauperculus ingenii, hoc opusculum indoctus adsumpsi. 2. Et reuoluens paginas librorum uenerabilium catholicorum patrum, quas diuinitus inspirati ex diuinis scripturarum fontibus haurientes ediderunt, et ex ipsis hoch uolumen prona condere studui uoluntate, u~quidquid in sollempnitatibus Christi Domini nostri apostolorumque eius ac martyrum et confessorum pertinet ad causas quae1 rationabi­lium ex eorum dictis mirabiliter fulgent, quidue copiosum est, uel quod super propheta­rum uaticinia <quae> obtecta obscuritate uidentur, seu super euangelicam ueritateml necnon et apostolicam doctrinamk ad instructionem christianorum1 a praedictis patribus tractatum est, quamuis tam multa sint ut in uno uolumine nequeant compraehendi, uerum tamen quod sufficienter credimus abundare, uno in corpore quidquid luculentius inuenire potui, inquantum repperi, adgregare curaui, ut quisquis ad laudem et nomine Saluatoris Domini nostri Ihesu Christi ad confirmandam fi.dei stabilitatem promere uoluerit sermonem, laborem sibi amputet nec per plurimas requirendo paginas iterando lassescat, hic sufficienter inueniet quod repperire desiderat. Nam cum omnis scriptura diuinitus inspirata, ut ait apostolus, utilis sit ad docendum, ad erudiendum, ad iusticiam, ut perfectus sit homo Dei ad omne opus bonum instruc­tus2, et quaecumque sunt actenus scripta ad nostram doctrinam scripta sunt, ut per patientiam et consolationem scripturarum spem habeamus 3

, ita ex praedictis scriptura­rum fontibusm per singulis festiuitatibus quod aptum ex his uel conpetens esset, et plurima excerpsi uolumina et quodammodo distinctissime conlocaui.

3. Incipiens itaque a natiuitate Christi, in uigiliis de nocte, et deinceps sequentibus festiuitatibus ecclesiae oportunitate omnia secundum suum tempus legenda in suo ordi­ne conlocaui, id est in primis de jncarnatione et Christi natiuitate, ut catholica fi.des inconcussa firmitate ab omnibus tçneatur, ut uerum Deum et uerum hominem in una persona absque ulla ambiguitate christiana religio inseparabiliter credat. Dein <in>

a) depulsisJ R repulsis Étaix b) mortiferd R mortiferum Étaix c) exclusores sçripsi excluso Étaix d) peneJ, R poene Étaix e) a$gregetud R adgregetur Etaix _ f) astrinxij R adstrinsi Etaix g) iure scripsi iurae Etaix h) hocj Eg2 R hune Etaix i) pertinet ad causas quae scripsi pe;tinentibus causasque Étaix j) e-uangelicam ueritatemj R 1 Eg Ch euangelica ueritate Etaix k) apostolicam doctrinamj E_g apostolica doctrina Etaix 1) christiaporum add. atque confirmandam fidelium fidem Etaix m) fontibusj Eg2 Ch montibus Etaix

!. Cf. 1 Jn 4, 18: «Timor non est in caritate ».

2. 2 Tim 3, 16-17. 3. Ra 15, 4.

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1. Lorsque la splendeur de la grâce de notre Seigneur et Sauveur Jésus Christ eut dégagé le champ de la Loi des ténèbres de l'ombre, d'abord parurent les arracheurs du mortel poison de la lettre de la Loi, véritables laboureurs de la parole évangélique, les apôtres, puis après eux vint la foule des docteurs : ainsi lorsque le soc de cette parole même eut déraciné les buissons de l'ombre, ceux-ci ont fait du champ de la Loi une terre fertile par leur enseignement, de sorte qu'il serait à peu près impossible de recueillir par la lecture et simplement d'examiner des moissons d'une telle abondance, si on réunissait la foule des lecteurs du monde entier. Devant cette moisson, c'est bien un homme dépouillé de force et accablé de faiblesse qu'en tâchant de composer ce volume je me suis découvert, ouvrier plein de bonne volonté mais dépourvu de talent. Comme la force des moissonneurs fait défaut à ma main, du peu que j'ai pu serrer dans mon poing, avec toute la force dont je suis capable, j'ai lié la gerbe d'un volume. Lorsque nous exposons les enseignements divins et que nous scrutons les dogmes apostoliques nous sommes contraints par la puissance de la charité d'accomplir les ordres des anciens. Pour cette raison, comme cette charité qui ignore la crainte est pressante, désirant obéir avec une volonté très prompte aux vénérables pères, puisqu'ils m'ont ordonné de le faire, bien que je n'en sois guère capable, je me suis chargé moi un ignorant de ce petit ouvrage. 2. Parcourant donc les pages des livres, que les vénérables Pères catholiques divine­ment inspirés ont écrites en puisant aux sources divines de !'Écriture, je me suis appliqué selon l'inclination de mon esprit à en extraire le contenu de ce volume : de cette manière, tout ce qui touchant les fêtes du Christ notre Seigneur et celles de ses apôtres, martyrs et confesseurs, appartient aux exposés les plus brillants parmi les écrits de ces hommes spirituels, tout ce qui est d'une grande éloquence, et tous les éclaircissements apportés par les mêmes Pères sur les oracles des prophètes tout enveloppés d'obscurité, sur la révélation évangélique ou sur l'enseignement apostolique, pour l'instruction des chrétiens, bien que des textes en si grand nombre ne puissent être resserrés en un seul volume, - mais nous croyons cependant avoir été assez abon­dant-, de cette manière donc j'ai pris soin de réunir tout ce qui m'a paru remarquable, dans la mesure où je l'ai découvert, afin que quiconque voudrait exprimer des paroles de louange et au nom du Sauveur notre Seigneur Jésus Christ affermir la base solide de la foi, ait un moindre labeur et ne s'épuise pas en recherche au fil des pages sans nombre, mais qu'il trouve ici à sa suffisance ce qu'il désire découvrir. En effet, comme toute Écriture divinement inspirée, selon la parole de l' Apôtre, est utile pour l'enseigne­ment, pour l'instruction, pour la justice, afin que parfait soit l'homme de Dieu, instruit de toute œuvre bonne, et comme tout ce qui a été écrit jusqu'à présent a été écrit pour notre instruction, afin que nous trouvions l'espérance par la patience et la consolation de !'Écriture, ainsi à partir des susdites sources écrites, en y prenant ce qui correspond ou ce qui convient à chacune des fêtes, j'ai tiré des extraits de nombreux volumes et je les ai en quelque sorte mis en ordre. 3. Commençant donc avec la nativité du Christ aux vigiles de la nuit et suivant la série des fêtes de l'Église par commodité, j'ai mis dans leur ordre toutes les lectures selon leur temps. En premier lieu, sur l'incarnation et la nativité du Christ, que tous tiennent avec une fermeté inébranlable la foi catholique, selon laquelle sans aucune équivoque la religion chrétienne croit inséparablement au vrai Dieu et vrai homme dans une seule

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sanctorum epiphaniorum die", quod est apparitio Christi, de magorum munere0 et gentium uocatione necnon et de crudelitate Herodis, et quod omnium martyrum fore pro Christi nomine sanguis esset fundendus. Item in capite quadragesimae de absti­nentia escarum et sobrietate. Item in quadragesima de patientia, de pudicitia, de remis­sione inimicitiarum uel alia plurima quae ad sanctitatis pertinet continentiam. Rursum de passione secundum carnem uel resurrectione secundum diuinitatem. Seu et de glo­riosa ascensione et in dextera Patris Filii consedente persona et inseparabili deitate cum eo et cum Spiritu Sancto aequaliter in saecula saeculorum regnante. Et in quin­quagesima pentecosten de aduentu in discipulis in igneis linguis Sanctum discendisse Spiritum. 4. Haec enim et alia quae infra tenentur uel secuntur ob multorum equidem utilitatem, iussioni obtemperans, in hoc corpore adgregare curaui, uelutiP ex plurimis pretiosis­simis opibus plenum thesaurum, et quasi ex auro splendiflua gratissimaque uerba, uel ex argento luculentissima eloquia Domini, eloquia casta4 , igne examinata5 , seu ex praetiosissimis margaritisque gemmarum refertus, hic reppereatur thesaurus Christi. Te denique oro legentemq, ut si aliquid preterii, quod minus studiose gessi, per luculentum tuum ingenium suppleantur ea que desunt, et. non ut emulus uituperes, sed ut beniuolus emendes, quia sicuti nauiganti portus, ita mihi indocto optabilis fùit nouissimus uersus. Illud tamen humili praece deposco, ut in cuius hoc uolumen manu deuenerit, pro me ultimo Dei clementiam exorare non pigeat, ut quamdiu subsisto Dei faciam uolunta­tem, de carne iturus, perfrui uitam merear beatam. Explicit prologus.

n) diej Eg Ch diem Étaix o) munerej Ch munera Étaix Étaix Ch q) legentemj Ch legenti Étaix

4. Ps 11, 17 : « Eloquia domini, eloquia casta ».

5; Ps 17, 31 : « Eloquia domini igne examinata ».

p) uelutij Eg ut ueluti

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personne. Ensuite au jour saint de l'épiphanie, qui est la manifestation du Christ, sur les présents des mages, la vocation des païens et aussi la cruauté d'Hérode, et sur le fait que pour le nom du Christ le sang de tous les martyrs devait être répandu. Ensuite, au début du carême, .sur l'abstinence de nourriture et la sobriété. Ensuite pendant le carême, sur la patience, la pureté, la réconciliation des adversaires, et les nombreuses autres choses qui appartiennent à une conduite sainte. De nouveau, sur la passion selon la chair et la résurrection selon la divinité. Ou encore, sur la glorieuse ascension, sur la personne du Fils qui siège à la droite du Père et sur l'indivisible déité qui dans l'égalité règne avec lui et avec le Saint-Esprit pour les siècles des siècles. Et pour la cinquantaine de Pentecôte, sur la venue de !'Esprit : dans les disciples, en langues de feu, !'Esprit-Saint est descendu. 4. Tout cela, en effet, et tout ce qui vient ci-dessous et suit logiquement c'est bien dans l'intérêt de beaucoup d'hommes, qu'en obéissant à l'ordre donné, j'ai pris soin de le rassembler en ce volume, comme un trésor rempli de toutes les richesses les plus précieuses, et pour ainsi dire les plus agréables paroles, étincelantes comme l'or ou brillantes comme l'argent, les paroles du Seigneur, paroles pures, à l'épreuve du feu, et pour que l'on trouve ici, enrichi des plus précieux et des plus rares joyaux, Je trésor du Christ. Je te prie enfin, lecteur, si j'ai oublié quelque chose par manque d'application, que ta lumineuse intelligence supplée ce qui manque, et ne blâme pas en rival mais corrige en ami, car de même le port au navigateur, de même la dernière ligne a été agréable à un ignorant comme moi. J'adresse encore cette humble demande : quiconque aura en main ce volume, qu'il n'hésite pas à implorer Je Dieu clément pour moi le dernier de tous, pour que jusqu'à la fin de mon existence je fasse la volonté de Dieu et que je mérite, quand je quitterai la chair, de jouir de la vie bienheureuse. Fin du prologue.

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L'auteur de ce prologue, qui semble faire partie d'une communauté de clercs, dans laquelle il doit obéissance aux << vénérables pères », admire la richesse de la prédication chrétienne et avoue son impuissance à en prendre connaissance dans sa totalité, mais poussé par la charité qui convient à celui qui explique les Écritures, il s'est efforcé de réaliser l'œuvre demandée(§ 1) : recueillir dans les ouvrages des « Pères catholiques >> les plus beaux textes concernant les fêtes du Christ et des saints, pour rendre plus facile la tâche de ceux qui louent Dieu et veulent faire croître la foi (§ 2). Ces textes ont été classés selon l'ordre de l'année liturgique, qui commence à la vigile de Noël, et choisis pour évoquer spécialement le mystère du salut apporté aux hommes par Jésus-Christ vrai Dieu et vrai homme (§ 3). En conclusion, l'auteur rappelle le souci qui l'a animé (ob multorum equidem utilitatem), demande le pardon pour les imperfections de son travail, qu'il vaut mieux corriger que critiquer, et la prière des lecteurs en sa faveur(§ 4). Pour son auteur, l'homéliaire doit donc présenter en résumé, à partir des textes des Pères, la foi et la pratique chrétiennes dans le cadre de l'année liturgique. Ce fil conducteur peut sans doute éclairer le choix des textes retenus par le compilateur et les retouches qu'il leur a éventuellement apportées.

Sources et composition

Les sources de l'homéliaire de Saint-Pierre et leur traitement par le rédacteur ont été analysées assez longuement par A. Chavasse (Bibliogr., n° 16, pp. 269-283). Comme l'a découvert R. Étaix9

, le rédacteur de l'homéliaire de Saint-Pierre a largement utilisé une ancienne collection césairienne, mais sans retenir l'ordre des pièces que cette dernière présentait et sans hésiter à abréger ou à modifier les textes. Tout aussi considérable est l'apport d'un recueil de sermons de saint Léon, qui en tant que tel n'a pas été transmis, semble-t-il, indépendamment de l'homéliaire de Saint-Pierre10• Mais il est tout à fait remarquable que dans onze cas (Léon, Serm. 22, 33, 34, 39, 40, 42, 58, 59, 61, 76, 90) où il existe une tradition indépendante, le texte transmis par l'homéliaire de Saint-Pierre est plus ou moins profondément retouché : pour A. Chavasse, saint Léon a publié lui-même une « seconde édition » de ces

9. R. ÉTAIX, Nouvelle collection de sermons rassemblée par saint Césaire, in Rev. Bén., 87, 1977, pp. 7-33.

10. La tradition manuscrite de ce recueil (=deuxième collection) des sermons de saint Lèon est ètudiée de façon approfondie par A. Chavasse: CCL, 128 (1973), pp. XLVI-LXIX. Le savant éditeur des Tractatus de saint Léon pense toutefois que la « Collection triforme » A-B-C (ibid., pp. Lxxxv-cxux) a reçu cette seconde collection de sermons indépendamment des homéliaires, mais sans fournir une démonstration convaincante. La « Collection triforme », en effet, d'après l'âge et l'origine des nombreux manuscrits qui la contiennent, a été constituée pour entrer dans «l'édition » médiévale de la littérature patristique latine réalisée par les Cisterciens avant le milieu du xrr• siècle. Le compilateur a eu à sa disposition au moins un exemplaire de la première collection des sermons de saint Léon ET différents homéliaires de type P (Paul Diacre) ou S (Saint-Pierre); il a organisé de façon originale en une seule série les sermons attribués à saint Léon dans ces différentes sources, et en a revisé et corrigé Je texte.

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sermons11, mais le rédacteur de l'homéliaire de Saint-Pierre ne serait-il pas, dans quelques cas du moins, le véritable auteur de ces textes remaniés ? n'au­rait-il pas utilisé les sermons de saint Léon comme ceux de la collection césairienne ? Dans cette hypothèse, les discours de saint Léon, pour lesquels le contrôle d'une tradition indépendante de l'homéliaire n'est pas possible, ont peut-être également subi des retouches.

S'il est vrai que ces deux sources, sous les noms de saint Léon, et de saint Augustin pour la collection césarienne, ont fourni le cadre de l'homéliaire, d'importants compléments proviennent d'ailleurs : plusieurs textes sont empruntés à Maxime de Turin et quelques-uns peut-être à la collection d'Eusèbe gallican ; enfin les œuvres de Grégoire le Grand et d'Isidore de Séville mais aussi de Jérôme ou d'Ambroise ou d'autres auteurs ont fourni la matière pour la composition de véritables centons de structure complexe comme le montrent les analyses de R. Grégoire ou de A. Chavasse (Bibliogr., n° 17 et 16). Ces compositions développent spécialement les thèmes exposés dans le prologue de l'homéliaire et sont affectées soit aux fêtes trop récemment entrées dans le calendrier liturgique pour avoir été traitées dans la littérature patristique (par exemple, les fêtes de la Vierge au 2 février et au 15 août), soit pour résumer l'enseignement d'une série de lectures (par exemple, les centons d'Isidore qui marquent la fin des deux sections quadragésimales de dix-sept pièces chacune ; cf. A. Chavasse, Bibliogr, n° 16, pp. 233-235 et 272-273).

Le rédacteur de l'homéliaire de Saint-Pierre est donc le véritable auteur de plusieurs centons que renferme son recueil, mais plus souvent encore sa main peut se reconnaître dans l'état particulier que présentent de nombreux textes et dont nous allons fournir deux exemples12•

PREMIER EXEMPLE : Alain I, 2 e, Sermo : Praedicamus hodie natum ; des. : cohaeredes Christus Dominus noster qui ... ; éd. Liverani (P.L.S., 3, 180-182).. Dans le sermon pseudo-augustinien App. 121 (P.L., 39, 1987-1989), dont la source manuscrite exacte n'est pas déterminée, le Père H. Barré 13, à la suite des

11. René DOLLE, Les sermons en double édition de S. Léon le Grand, in Rech. de Théo!. anc. et méd., 45, 1978, pp. 5-33. Essai ingénieux pour expliquer l'origine des changements que saint Léon aurait apporté lui-même au texte de ses sermons, mais une revision par un clerc romain deux siècles plus tard expliquerait aussi bien, sinon mieux, l'origine des rédactions secondaires.

12. Il serait facile de multiplier les exemples. R. ÉTAIX, Sermon inédit de saint Augustin sur la Circoncision dans un ancien manuscrit de Saragosse, in Rev. ét. aug., 26, 1980, pp. 62-87: dans cet article, l'édition critique de Ps. Aug., Sermo app. 128, permet de mesurer les modifications que le rédacteur de l'homéliaire de Saint-Pierre, qui l'utilise à deux reprises (Eg. 1 et 55), lui a apportées. - De même, Ps. Aug., Sermo app. 245 (Eg. 192) pourrait être une composition du rédacteur de l'homéliaire de Saint-Pierre, à partir de : Antonius Honoratus, Epist. cohortatoria ad Arcadium (Clauis, n° 426), et Ps. Aug. Sermo Caillau 1, 7 ; cf. H. BARRÉ, Le sermon « Exhortatur" est-il de saint Ildefonse? in Rev. Bén., 67, 1957, pp. 10-33. R. ÉTAIX (Textes inédits tirés des homiliaires de la bibliothèque capitulaire de Bénévent, in Rev. Bén., 92, 1982, pp. 324-357) a publié (pp. 331-333) les deux sermons Meminit et Haeret que le compilateur de l'homélîaire de Saint-Pierre a utilisés pour composer un sermon du commun des confesseurs (Eg. 207).

13. H. BARRÉ, Le sermon pseudo-augustinien App. 121, in Rev. ét. aug., 9, 1963, pp. 111-137.

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Mauristes a distingué deux éléments :

- Ps. Aug., Sermo 121, § 1 lig. 1-20 et § 4-5, inc.: Quis tantarum rerum uerborumque copia, dont le témoin le plus ancien estl'homéliaire de Fleury­sur-Loire (Orléans, B.M. 154, f. 8-9v) écrit vers 750; ce texte a connu une assez large diffusion, mais il n'est entré ni dans l'homéliaire de Saint-Pierre14, ni dans celui que Paul Diacre a composé.

- Ps. Aug., Sermo 121, § 1 (fin) 3, inc. : Praedicamus hodie natum de uirgine Saluatorem, des. : Christus uobis hodie redemptor apparuit, que l'on trouve sous cette forme dans Montpellier, B.U. Méd. 59, 1xe-xe s., Saint-Bénigne de Dijon, f. 8Fv; mais l'homéliaire d'Ottobeuren (Rome, Bibl. Naz. Vitt. Em. 1190, début rxe s., f. 80-81 v), contrairement à ce qu'indique H. Barré, transmet le texte de l'homéliaire de Saint-Pierre. Ce sermon Praedicamus, comme les sermons pseudo-augustiniens Caillau 1, 13 (Si natiuitatem; P.L.S., 2, 931-934) et Fior. cas. II, 168-169 (Dominus noster), mais indépendamment de ces derniers, dérive d'un sermon africain du v• siècle assez proche du temps de saint Augustin, et il est naturellement antérieur à son utilisation vers le milieu du vn• s. dans l'homéliaire de Saint-Pierre.

Ce n'est pas, en effet, Alain de Farfa qui a complété son modèle en introduisant ce sermon Praedicamus sous une forme nouvelle dans son recueil, comme le croit H. Barré trompé par des analyses insuffisantes de Eg. et de S.P., car ces deux témoins contiennent cette pièce (Eg. 2 d; S.P. 16 d), mais c'est une composition du rédacteur de l'homéliaire de Saint-Pierre lui-même, un siècle avant l'exécution de la copie à l'usage de Farfa. Le texte du sermon Praedica­mus a été abrégé et muni d'une longue finale, dont la source principale n'est pas à la fois le sermon pseudo-augustinien Caillau 1, 10 et les dernières phrases du sermon Quis tantarum rerum, comme s'est efforcé de le démontrer H. Barré, mais une forme complète du sermon Caillau 1, 10: Diei huius aduentum, encore inédite15 •

SECOND EXEMPLE : Alain 1, 17, Sermo inc. : Hiesus filius Naue in heremo ; des. : oraueris ad Dominum (Augustin, Sermo dub. 382 ; P.L., 39, 1684-1686).

Ce texte dérive indépendamment du sermon Dominus et saluator16 d'une prédi­cation de saint Césaire d'Arles, avec un exorde propre et quelques

14. Ce texte cependant semble être une des sources utilisées dans deux des trois sermons " in natale sanctae Mariae " (Alain, II, 64-66), dont l'auteur est sans doute le rédacteur de l'homéliaire de Saint-Pierre, puisque ces trois centons n'ont pas de témoin plus ancien, et qu'ils sont affectés à la fête mariale du 15 août introduite à Rome vers 650 seulement ; cf. H. BARRÉ, Prières anciennes de l'Occident à la Mère du Sauveur, Paris 1963, pp. 38-42.

15. Ce texte, non sans quelques détériorations, est conservé dans ces quatre manuscrits du XII' siècle: Paris, Arsenal 471, f. 12rv; B.N., lat. 3788, f. 187-188; Rouen, B.M. 1390 (U. 36), f. 75v_76v; Vendôme, B.M. 42, f. 16v-17v, Ce sermon, qui utilise plusieurs textes de saint Ambroise (De fide I, 4, 32 et 31 ; De Virg. I, 6, 31), a probablement circulé sous le nom de l'évêque de Milan, et Cassien vers 439/430 en a tiré (De incarnatione Domini contra Nestorium, VII, 25) le prétendu fragment ambrosien In natali Domini; Clauis, n° 183. Sous cette forme longue, qui remonte sans doute aux premières années du v• siécle, le sermon Diei huius aduentum est la source de : Quis tantarum rerum.

16. J.-P. BouHOT, Le sermon « Dominus et saluator '"première forme dérivée d'un sermon perdu de saint Césaire, in Rev. Bén., 80, 1970, pp. 201-212.

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interpolations, dont la principale indique que le diacre Étienne lisait les Évangiles17• Un tel anachronisme suppose que cette lecture apparaisse comme caractéristique de la fonction diaconale ; or, à Rome, c'est au synode de 595 que le pape saint Grégoire le Grand (Reg. Epist. V, 57 a) a décidé que les diacres n'auront plus que l'Évangile à chanter pendant la messe. Par consé­quent, le sermon Hiesus filius Naue, attribué à saint Augustin, mais en réalité d'origine romaine et postérieur à la fin du v1• siècle, provient très probablement du rédacteur de l'homéliaire de Saint-Pierre, d'autant plus qu'il n'a pas de témoin antérieur à ce recueil. L'attribution à Augustin n'est pas entièrement erronée, puisque le sermon de Césaire qui est à sa source a repris un florilège constitué de divers textes de l'évêque d'Hippone (Serm. 90 et 31 7 ; Enarr. in Psalm. 33 et 85 ; Ps. Aug., Sermo (africain et ancien) App. 215) sur le thème de l'amour des ennemis.

Caractéristiques liturgiques

Les textes de Grégoire de Tours, Grégoire le Grand et Isidore de Séville (t 636) empêchent de faire remonter la composition de l'homéliaire de Saint­Pierre au premier tiers du vu• siècle, mais fa présence des fêtes mariales du 2 février, De purificatione sanctae Mariae (Eg. 53-56) et du 15 août, De natalitia sanctae M ariae (Eg. 168-170) oblige à la situer après 650. De ce point de vue en effet, l'homéliaire s'accorde exactement avec le Capitulare euangeliorum du manuscrit M. p. th. fol. 62 de l'Université de Würzburg, qui «offre, selon Dom Morin 18, une idée exacte du cadre de la liturgie romaine >> à l'époque du pape Vitalien (657-672). Cependant l'introduction à Rome des deux fêtes mariales du 2 février et du 15 août, qui est probablement l'œuvre du pape Théodore (24 nov. 642-14 mai 649) remonte aux dernières années de la première moitié du vu• siècle19 •

17. Les Mauristes avaient déjà noté : « Nobis, praeter alia quaedam, uenit in suspicionem etiam illud in num. 3, « Diaconus erat, Euangelia legebat, » etc. Quippe Euangelia scripta ante Stephani passionem non exstiterunt ».

18. Dom G. MORIN, Le plus ancien "Cames» ou lectionnaire de l'église romaine, in Rev. Bén., 27, 1910, pp. 41-74, voir p. 44. L'auteur a complété cet article, consacré principalement à !'Épistolier, par une nouvelle étude : Liturgie et basilique de Rome au milieu du VII' siècle d'après les listes d'évangiles de Würzburg, in Rev. Bén., 28, 1911, pp. 296-330, dans laquelle il propose la même datation (p. 319): «Il est permis d'en déduire que notre liste a chance de remonter, pour le fond, à cette même période 642-672, c'est-à-dire environ au troisième quart du vn• siècle)), - Bibliographie: Clauis, n° 1985 ; COMBS ROMANUS WIRZIBURGENSIS. Facsimile ausgabe des Codex M. p. th. f 62 der Universitots-Bibliothek Würzburg. Einführung : Hans THURN. Graz, Akademische Druck - und Verlagsanstalt, 1968. (Codices selecti, 17); William G. Rusch, A possible Explanation of the Calendar in the Würzburg Lectionary, in Journal of Theo/. Studies, 71, 1970, pp. 105-111; A. CHAVASSE, L'épistolier romain du codex de Wurtzbourg, in Rev. Bén., 91, 1981, pp. 280-331.

19. A. CHA VASSE, Les plus anciens types du lectionnaire et de l'antiphonaire romains de la messe, in Rev. Bén., 62, 1952, pp. 3-94, voir p. 30. - I DEUG - Su, Lafesta della purificazione in Occidente (secoli IV-VIII), in Studi medievali, 3• serie, 15, 1974, pp. 143-216.

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Après les travaux de A. Chavasse, nous retiendrons trois particularités de l'homéliaire : a) l'anticipation du jeûne quadragésimal ; b) la célébration de la fête de saint Martin ; c) l'accord particulier avec l'ordo romanus XIV.

L'homéliaire de Saint-Pierre contient deux sermons en étroit rapport l'un avec l'autre :

inc.: Hos sanctae quadragesimi dies fr. kar. = Eg. 60; Ps. Aug., Sermo 145 (P.L., 39, 2027-2029); Ps. Maxime, Sermo 20 (P.L., 57, 573-576). inc. : Permotos esse uos credo fr. dil. = Eg. 58; Ps. Aug., Sermo Caillau 1, app. 1 ou 2, app. 24; Ps. Léon, Sermo 3 (P.L., 54, 488-490); Ps. Fauste, Sermo 26 (C.S.E.L., 21, pp. 328-330). - Clauis n° 972.

Comme l'a découvert A. Chavasse 20 , le premier, Hos sanctae, a été prononcé une semaine avant le premier dimanche de Carême, pour demander aux fidèles de commencer dès le lendemain le jeûne quadragésimal, afin que celui-ci compte effectivement 40 jours, au lieu de 34 dans la pratique traditionnelle puisque le Carême comporte six dimanches pendant lesquels le jeûne est interdit. Dans le second sermon, Permotos, le même prédicateur repousse et réfute les critiques qu'a fait naître la pratique nouvelle, qui impose cinq jours supplémentaires de jeûne. Ce calcul est exact aux conditions suivantes : - le Carême commence six semaines avant Pâques, du premier dimanche inclusivement au jeudi-saint inclusivement, soit 40 jours dont six dimanches, qui réduisent à 34 les jours de jeûne ; - le jeûne précisément est devenu l'exercice majeur du temps de Carême; - pendant toute l'année, chaque semaine comporte un jour de jeûne, de sorte que la Quarantaine se trouve complétée si elle débute le lundi avant le premier dimanche de Carême (34 + 6), en imposant seulement cinq nouveaux jours de jeûne.

Telle était la situation à Rome, où la coutume de jeûner le samedi était fort ancienne. Aussi bien, cette anticipation du jeûne quadragésimal a laissé une trace dans le Liber Ponttficalis21

, dont le rédacteur vers 530 attribue à un pape du second siècle, Télesphore, d'avoir établi que << le jeûne avant Pâques soit célébré pendant sept semaines». En réalité, cette pratique ne s'est pas imposée, car en 591 Grégoire le Grand explique le symbolisme du jeûne quadragésimal de 36 jours, en justifiant cette durée : Voici encore une autre explication de cette durée du Carême : d'aujourd'hui jusqu'aux joies de la Solennité pascale vont se dérouler six semaines c'est-à-dire quarante-deux jours. Si nous soustrayons à l'abstinence les six dimanches, il ne reste plus que trente-six jours pour cette abstinence. Ainsi mâter sa chair pendant trente-six jours

20. A. CHAVASSE, A propos d'une anticipation du jeûne quadragésimal, in Rev. des se. rel., 52, l 978, pp. 3-13 ; Io., Les sermons quadragésimaux « Hos » et « permotos », Ibid., 5 3, l 979, pp. l 77-179.

21. Liber Pontificalis, éd. Duchesne, I, p. l 29 : « Hic <Telesphorus> constituit ut septem ebdomadas ante Pascha ieiunium celebraretur. »

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L'HOMÉLIAIRE DE SAINT-PIERRE DU VATICAN 109

dans une année qui en compte trois cent soixante-cinq, c'est donner à Dieu la dîme de notre année. De la sorte, nous qui avons vécu pour nous-mêmes pendant l'année qui vient de s'écouler, nous en mortifions la dixième partie dans l'abstinence pour notre Créateur. Par conséquent, mes très chers frères, tout comme la Loi vous a ordonné d'offrir la dîme de vos biens (Lv 27, 30ss.), efforcez-vous également de lui offrir la dîme de vos journées 22

L'homéliaire de Saint-Pierre, qui est le plus ancien témoin des sermons Hos sanctae et Permotos, a tâché d'intégrer la pratique des sept semaines de jeûne en donnant une importance particulièce au dimanche avant le début du Carême. Cette particularité dont témoignent Al., Eg. et S.P., a disparu dans le groupe bavarois des témoins de l'homéliaire d'Alain de Farfa.

Les sermons Hos sanctae et Permotos appartenaient-ils aux archives de la basilique de Saint-Pierre du Vatican? Cette hypothèse est peu probable, car c'est à une initiative papale que le Liber Ponttficalis rattache cette réforme, mais un siècle plus tard le rédacteur de l'homéliaire de Saint-Pierre a bien été le seul à reprendre ces textes.

Seconde particularité : dans l'homéliaire de Saint-Pierre, les lectures empruntées à la Vila Martini de Sulpice Sévère et à !'Historia Francorum de Grégoire de Tours, donnent à la fête de saint Martin le caractère spécial des célébrations de Patron ou de Titulaire d'églises, selon la coutume romaine. En effet, les lectures des passiones ou des gesta, jusqu'au temps du pape Hadrien 1er (772-795), n'étaient admises dans les églises de Rome que pour célébrer le patron local23• D'ailleurs les livres liturgiques romains les plus anciens ignorent la fête de saint Martin ; dans ceux qui l'accueillent, à partir du milieu du vue siècle, elle a un caractère adventice ; enfin plusieurs dérivés de l'homéliaire de Saint-Pierre, - par exemple Ag.-, ne l'ont pas conservée, car les églises dans lesquels ils étaient en usage n'avaient pas saint Martin pour titulaire. S'il en allait de même pour la basilique vaticane, il existait cependant auprès d'elle, depuis la première moitié du vue siècle, sous le vocable de saint Martin, un monastère chargé de la célébration de l'office à Saint-Pierre. «Qu'une fête spéciale de saint Martin, comme l'écrit A. Chavasse (Bibliogr., n° 16, p. 267), soit entrée dans le sermonnaire en usage à Saint-Pierre, et qu'elle l'ait fait sous la forme qui convient à un Patron, c'est on ne peut plus normal. » Cette explication est la plus sûre et la plus satisfaisante parmi toutes celles que tour à tour A. Chavasse a présentées et examinées.

La troisième particularité, comme la précédente, caractérise un livre liturgique en usage à Saint-Pierre. A. Chavasse (Bibliogr., n° 16, pp. 241-245), en effet, a rapproché l'organisation quadragésimale de l'homéliaire avec la répartition dans le cycle liturgique des lectures bibliques que propose !'Ordo

22. GRÉGOIRE LE GRAND, Hom. 16, 5; traduction René WASSELYNCK, Saint Grégoire le Grand. Homélies pour les dimanches du cycle de Pâques, (Les écrits des saints), Namur 1963, pp. 37-38. - CASSIEN, Collat. XXI, c. 25 et 28 (Sources chrétiennes 64, pp. 100 et 103-104), comptait pour un jour et demi le jeûne de la vigile pascale prolongé jusqu'au dimanche matin, afin de donner à la « dîme » du Carême la valeur exacte de 36 jours et demi.

23. M. ANDRIEU, Les ordines romani du haut moyen âge, t. 3, pp. 29-30.

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romanus XIV, qui selon Andrieu24, «pourrait bien représenter la coutume particulière des monastères desservant la basilique de Saint-Pierre, dans la seconde moitié du vue siècle ». Par exemple, la lecture du livre de la Genèse qui commence traditionnellement au début du Carême, est fixée par !'Ordo XIV en ces termes : « Tempore ueris, hoc est VII diebus ante initium quadragesimae »,

c'est-à-dire une semaine avant le Carême officiel. Cette anticipation correspond à celle que les sermons Hos sanctae et Permotos tentaient pour leur part de remettre en pratique.

Cette analyse trop rapide du prologue, du contenu et de quelques particula­rités de l'homéliaire de Saint-Pierre suffit pour mettre en évidence l'originalité et la relative homogénéité de ce recueil, que structurent à la fois un cadre liturgique déterminé (l'office de nuit à la basilique vaticane vers le milieu du vue siècle) et quelques thèmes théologiques autour du mystère de l'Incarnation. Dans ces conditions, malgré la faible proportion d'emprunts aux textes d'auteurs relativement récents et la présence de. certaines formules archaïques, il paraît difficile d'admettre, comme l'a naguère pensé A. Chavasse (Bibliogr., n° 7) à la suite de Law, que cet homéliaire du vue siècle ait eu un ancêtre du vie siècle, auquel il apporterait seulement quelques compléments. Pour l'ensemble de son contenu, l'homéliaire de Saint-Pierre atteste une tradition littéraire particulière : les leçons propres à ce témoin proviennent très probablement non de l'auteur que cite le rédacteur de l'homéliaire, mais de ce dernier lui-même.

Malgré son particularisme liturgico-littéraire, l'homéliaire de Saint-Pierre est resté en usage jusqu'à la fin du moyen âge à la basilique vaticane25 et il a plus ou moins influencé, surtout par l'intermédiaire de Farfa, plusieurs homéliaires liturgiques occidentaux26 • En effet, celui de Paul Diacre, qui s'est imposé à partir de la fin du vrne siècle, a parfois été complété avec des éléments qui provenaient des recueils déjà en usage et que ces derniers avaient eux-mêmes empruntés, directement ou non, à l'homéliaire de. Saint-Pierre. Faisant cette constatation, Dom J. Leclercq a publié, pour faciliter le travail des chercheurs, des Tables pour l'inventaire des homiliaires manuscrits27, qui contenaient seulement l'analyse des homéliaires d'Alain de Farfa et de Paul Diacre d'après Hosp (Bibliogr., n° 5) et Wiegand (étude signalée dans Bibliogr., n° 4). Une telle diffusion s'explique surtout par le rayonnement de la basilique vaticane à Rome et dans la chrétienté occidentale, mais sans aucun doute le prestige de

24. M. ANDRIEU, o.c., p. 35. 25. Le manuscrit S.P. (Vatican, Archivio di S. Pietro, C 105) de la fin du 1x• s., a été repro­

duit après revision, au xn• s. dans le manuscrit Vatican, Arch. di S. Pietro, C 107, à partir duquel un nouvel homéliaire a été confectionné au x1v' s. : Vatican, Arch. di S. Pietro, C. 106.

26. Son influence se fait sentir sur d'autres recueils, comme le manuel pour la prédication que paraît être le Sermonnaire carolingien récemment retrouvé: J.-P. BouHOT, Un sermonnaire carolingien, in Revue d'histoire des textes, 4, 1974, pp. 181-223; G. FOLLIET, Deux nouveaux témoins du Sermonnaire carolingien récemment reconstitué, in Rev. ét. aug., 23, 1977, pp. 155-198.

27. Scriptorium, 2, 1948, pp. 195-214.

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l'homéliaire de Saint-Pierre lui vient également de son antiquité et de l'originalité de sa composition bien structurée. Si avant le milieu du vue siècle, et surtout depuis saint Césaire "(t 542), les prédicateurs faisaient volontiers usage de sermonnaires, imitant les textes anciens ou se contentant de les lire aux fidèles, rien n'atteste avant cette date l'existence de l'Homéliaire liturgique, dans lequel se trouvent les lectures patristiques pour l'office, de la même manière que !'Épistolier et !'Évangéliaire contiennent les lectures bibliques pour la messe. Même si quelques recueils de sermons destinés aux prédicateurs ont pu servir comme homéliaires, ils ne sauraient soutenir la comparaison avec le livre liturgique conçu pour la basilique vaticane au milieu du vne siècle qui par son ampleur, sa particulière adaptation à la liturgie locale et son unité d'inspiration, tranche sur le plus grand nombre des homéliaires parvenus jusqu'à nous.

4. - L'HOMÉLIAIRE DE FARFA

La copie de l'homéliaire de Saint-Pierre, effectuée au début de la seconde moitié du vrne siècle, pour l'abbaye de Farfa en Sabine à cinquante kilomètres environ au nord de Rome, a éclipsé son modèle depuis sa reconstitution par Hosp en 1936-37. Comme les deux branches bavaroise et française de sa tradition manuscrite ne s'accordent pas ensemble contre le témoignage de l'homéliaire d'Eginon, sauf le cas où ce dernier est fautif, son contenu ne présentait aucune différence avec celui de son modèle, à l'exception du prologue, dont un passage est remanié et un autre interpolé. Dans le premier, le copiste a voulu indiquer les conditions dans lesquelles, au temps de l'abbé Fulquandus (744-757), il a entrepris par obéissance son travail ; dans· le second, une courte interpolation dont l'origine peut être une note marginale passée ensuite dans le texte, attribue à l'abbé Alain (761-770) la confection du recueil. Manifestement ces deux notices biographiques n'ont pas été écrites à la même date, mais avant de chercher à les interpréter, il faut en établir le texte particulièrement maltraité dans la tradition manuscrite.

La première notice n'est conservée que dans les manuscrits R (fragment Ratti) et Ch (Bourges, B.M., 44). Dans l'édition, l'italique indique les expressions communes entre le texte remanié de Farfa et sa source romaine transmise, en ce passage, seulement par Eg. Le témoignage partiel de ce troisième témoin permet de situer l'un par rapport à l'autre R et Ch : le premier paraît plus fidèle à son modèle que le second, qui tente de donner un sens à ce qu'il transcrit28 •

28. Comme précédemment nous utilisons les éditions procurées par R. Étaix (JJibliogr., n°' 10 et 18 ). Les restitutions proposées par R. Étaix sont placées entre crochets < ... >

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Mss.: R, Ch Multi quidem paruo intellectui• capientes, dum maiorum suorum imperatibusb parere desiderant, in angorem uersic multa cogitare coguntur. Idcîrco et ego pari conditione constrictus, dum aliquandiud tacîtus residerem, priuata examinatione de imperata michi coepi cogitare iussione, et reuoluens cogitansque animo0 quia nonnulli iuniorum obtemperantes imperio seniorum ad premia perueneruntr perpetua, et quia8 aecontrah plurimP, obdurata inobedientiae <mente>J gehennae ergastulis trusik, sustinere incendia. Pro qua de re, ego' quidem imperitus scriptor, quae nescit timere"', caritate cogente, obtemperare cupiens uenerabili patri meo Fulquandon, abbati praesidenti cenobio sanctae Matris Domini intemeratae uirginis beatae Mariae, territorio Sauiniense0

,

nuncupato AcutianoP, <quem>q uices Christi in ipso sanctissimo loco agere certissime credimus, quamquam pauperculus' ingenii, quia id me fieri iussit, hoc opusculum' indoctust assumpsi.

a) paruo intellectuij paruum intellectum Ch b) maiorum suorum imperatibus J maioribus sibi imperantibus Ch c) angorem uersij angore uersuum Ch d) aliquandiu] ab eo tam diu Ch e) cogitansque animoJ animo cogitans Ch ante corr. animo Ch post corr. f) perueneruntj peruenissent Ch g) quia om. Ch h) aecontraj contra Ch ante corr. i) plurimij plurimos Ch j) obdurata inobedientiae

<mente>J. ob induratan: inobedientiae mentem Ch k) ergastulis trusiJ trusos Ch !) de re ego] re ego R Etaix detegenti Ch m) quae nescit timereJ quod temere nescio R Étaix quae ne ista temere Ch n) FulquandoJ domno Fulcaldo Ch o) territorio Sauiniensel terreciniosa uicisse Ch p) nuncupato Acutiano Étaix nuncupato aucut... R nuncupante ac uiciano Ch q)<quem:>J cuius Ch r) pauperculusj pauperculi Ch s) opusculumJ opus Ch t) indoctusj de obedientia confius Ch

Traduction

Beaucoup à la vérité jouissant d'une médiocre intelligence, en voulant obéir aux ordres de leurs anciens, pris par l'angoisse sont contraints de remuer de nombreuses pensées. Pour cette raison, moi aussi qu'enchaîne une semblable condition, après m'être tenu silencieux un certain temps, par une recherche personnelle je me suis mis à penser à l'ordre qui m'avait été donné, en retournant dans mon esprit cette pensée : quelques-uns des plus jeunes par soumission à l'autorité des anciens sont parvenus aux récompenses éternelles, et beaucoup au contraire, poussés au gouffre de la géhenne par leur esprit endurci dans la désobéissance, ont subi le feu. C'est pourquoi, moi inhabile écrivain à la vérité, comme la charité qui ignore la crainte se fait pressante, en désirant obéir à mon vénérable père Fulquandus, abbé qui préside le monastère de la sainte Mère de Dieu la bienheureuse Marie toujours vierge, dans la région de Sabine, au lieu-dit Farfa, - nous croyons avec certitude qu'il tient en ce lieu très saint la place du Christ-, bien que je n'en sois guère capable, mais parce qu'il a ordonné que je le fasse, je me suis chargé, moi un ignorant, de ce petit ouvrage.

La seconde notice, attestée par Ch et les manuscrits bavarois D et B2, est insérée dans la première phrase du quatrième paragraphe du prologue de l'homéliaire de Saint-Pierre. Dans l'édition ci-dessous, nous la transcrivons en italique. En rapport, semble-t-il, avec cette insertion, l'expression << iussioni obtemperans » a disparu dans les témoins de l'homéliaire de Farfa.

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Mss. : Ch, D, B2 (notice ajoutée) ; Eg. (texte original) Haec enim et alia quae infra tenentur uel• secuntur, ego A/anus, ultimus omnium seruorum Dei seruus indignus, gratia Dei nomine non opere uocatus abba in cenobio sanctae Matris Domini intemeratae uirginis beatae Mariae, ob multorum equidem utili­tatem, [iussioni obtemperansb], in hoc corpore adgregare curauic.

a) uel add. quae Ch b) iussioni obtemperans Eg am. Ch D B2 c) sic desinit D B2

sed Ch prosequitur sicut Eg

Traduction

Tout cela, en effet, et tout ce qui vient ci-dessous et suit logiquement, moi Alain, le plus indigne serviteur de tous les serviteurs de Dieu, par la grâce de Dieu appelé, en nom mais sans mérite, abbé dans le monastère de la sainte Mère de Dieu la bienheureuse Marie toujours vierge, c'est bien dans l'intérêt de beaucoup d'hommes qu'(en obéissant à l'ordre donné), j'ai pris soin de le rassembler en ce volume.

Dans les manuscrits bavarois, qui furent repérés en premier lieu (Bibliogr., n° 1 et 2), le prologue qui ne contient que la seconde notice biographique ne soulève aucune difficulté d'interprétation : Alain, abbé d'une abbaye dédiée à Notre-Dame, est l'auteur de l'homéliaire. Le fragment Ratti (Bibliogr., n° 3), qui, mutilé, transmet seulement la première .notice, indique qu'un scribe (ego quidem imperitus scriptor) anonyme a entrepris la confection de l'homéliaire sur l'ordre de l'abbé de Farfa, Fulquandus. Dans l'une et l'autre notice, le sujet désigne-t-il la même personne, à deux moments différents de sa vie, c'est-à-dire Alain moine au temps de Fulquandus, puis Alain abbé de Farfa? La réponse est, semble-t-il, fournie par la Constructio Faifensis29• En effet, cet opuscule, qui contient une courte notice sur chacun des quatorze premiers abbés de Farfa, et qui a été rédigé après 847 et avant 857 sous l'abbé Perto, transmet l'information suivante : Sextus denique in hac congregatione ALANUS extitit pater, praecipuae sanctitatis uir, qui tam spiritalis philosophiae quam etiam saecularis astutiae prudentissimus fuit ( ... ) In Motilla quoque monte, qui hoc supereminet monasterium, iuxta oratorium beati Martini confessoris per annos deguit multos inclausus ; ubi inter alia bonae operationis exercitia multos etiam mirifice exarauit codices.

Pour le rédacteur de la Constructio Faifensis, au milieu du IXe siècle, Alain d'abord reclus pendant de nombreuses années près d'un oratoire dédié à saint Martin, avait exercé avec talent l'activité de copiste, puis était devenu eflsuite abbé de Farfa. Les deux notices biographiques du prologue de l'homéliaire peuvent donc concerner toutes les deux Alain, mais il faut admettre, - ce que les copies conservées ne permettent plus de vérifier-, que la seconde est une addition un peu postérieure à la rédaction de la première. A. Chavasse (Bibliogr., n° 12), imaginant que la partie manquante, par mutilation, dans le fragment R ne comportait pas le texte de la seconde notice biographique, a cherché à démontrer qu'Alain a donné deux recensions de son homéliaire : la première sous l'abbé Fulquandus, entre 744 et 757, est le lointain ancêtre du

29. M.G.H., Script., t. 11, Hannouerae 1854, pp. 519-590.

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fragment R, la seconde sous son propre abbatiat, après 761, est transmise par les manuscrits bavarois. Enfin, comme nous l'avons indiqué, (Bibliogr., n° 14), A. Chavasse a maintenu son interprétation après la découverte du manuscrit de Bourges.

Depuis la publication du fragment Ratti, il est donc admis sur la foi de la Constructio Farfensis, que le sujet dans les deux notices biographiques du pro­logue de l'homéliaire de Farfa, est Alain. Mais le témoignage de la Constructio est-il recevable? Peut-être pas, car il est sur ce point peu croyable. Comment, en effet, un reclus (inclausus) aurait-il copié avec un art étonnant (mirifice exarauit) beaucoup de manuscrits (multos codices), alors que de nombreux monastères ne possédaient pas de scriptorium ? En particulier, la transcription d'un livre liturgique comme l'homéliaire, demande des conditions matérielles qui ne peuvent être facilement réunies dans un ermitage30• L'auteur dè la Constructio Farfensis a très probablement tiré ce renseignement étrange de l'homéliaire de Farfa lui-même et a été le premier à rapporter à Alain les deux notices biographiques du prologue. Cette interprétation, communément admise aujourd'hui, est à peine postérieure d'un siècle à l'abbatiat d'Alain, mais son antiquité ne lève pas le doute qui pèse sur elle.

Il est probable que les retouches apportées au prologue se rapportent à deux personnages différents, et que les deux notices biographiques n'ont pas toutes les deux Alain pour sujet, mais elles peuvent renseigner sur l'origine de l'homé­liaire de Farfa, puisqu'elles seules le distinguent de son modèle en usage à Saint-Pierre. Elles suggèrent, en effet, l'explication suivante: l'abbé Fulquandus (744-757), ayant décidé de doter son abbaye d'un homéliaire liturgique, rencontra quelques difficultés dans la réalisation de son projet, puisqu'un certain temps (aliquandiu) de réflexion a été nécessaire au jeune moine qui a finalement accepté d'entreprendre cet important travail, surtout pour faire preuve de son obéissance dont il vante les mérites avec quelque naïveté, en développant (première notice biographique) dans le prologue de son modèle un passage qui rappelait à tous ceux qui étudient ou enseignent le message évangélique, la nécessaire soumission aux anciens. A la fin de l'abbatiat de Fulquandus, la copie de l'homéliaire est soit inachevée, soit terminée mais inutilisée. Quelques années plus tard, du moins après 761, l'abbé Alain s'attribue la confection de l'homéliaire (seconde notice biographique31

) et par son autorité le fait entrer en usage. Au bout de peu de temps et peut-être avant la fin de l'abbatiat d'Alain, puisque le fragment de Bamberg appartient au milieu de la seconde moitié du vme siècle, une copie de l'homéliaire de Farfa

30. Jacques STIENNON, Paléographie du Moyen Age, Paris 1973, pp. 137-146, note en parti­culier (p. 140) que jusqu'au xn• siècle la copie des manuscrits se présente comme une activité généralement communautaire.

31. Cette seconde notice comporte une addition : « Ego Alanus ... uirginis beatae Mariae », et une suppression : « iussioni obtemperans ». A cela se réduit l'activité littéraire de l'abbé Alain, puisqu'il n'est sans doute pas l'auteur de la première notice, et encore moins de l'introduction « In nomine Dei summi » (Bibliogr .. n° 15), qui, attestée par Eg et Ch, provient certainement de l'ancien homéliaire de Saint-Pierre.

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L'HOMÉLIAIRE DE SAINT-PIERRE DU VATICAN 115

est arrivée en Bavière. La première notice biographique du prologue, qm gardait le souvenir d'un incident particulier à Farfa, a été supprimée et l'organisation du recueil mise en accord avec des usages qui ignoraient les particularités propres à la basilique vaticane. Au cours du IXe siècle, enfin, une autre copie, mais absolument intégrale, de l'homéliaire de Farfa, a été le point de départ en France de plusieurs homéliaires comme ceux de Clermont­Ferrand, de Moissac, de Chezal-Benoît et sans doute de beaucoup d'autres, mais sans être pour autant l'intermédiaire nécessaire entre l'homéliaire de Saint-Pierre et tous ses dérivés plus ou moins lointains.

CONCLUSION

En coordonnant entre eux les résultats de recherches diverses et dispersées, nous avons reconnu dans l'homéliaire d'Eginon, écrit dans les dernières années du vrne siècle, une réplique exacte de l'homéliaire de Saint-Pierre du Vatican vers le milieu du vue siècle. Ce dernier est une composition originale par son organisation conforme aux usages liturgiques de la basilique vaticane, et par son contenu car les textes qu'il renferme ont été choisis dans les œuvres des Pères, révisés et compilés en fonction de quelques thèmes exposés brièvement dans le prologue. L'homéliaire de Saint-Pierre, vers 650, est le plus ancien livre liturgique de ce type parvenu jusqu'à nous, et sans doute le premier homéliaire liturgique constitué comme tel dans l'Église latine, où il a d'ailleurs connu une diffusion assez large. A Rome tout d'abord puisque vers 720-730 Agimond lui a emprunté une longue section et quelques autres pièces pour compléter l'homéliaire destiné à la basilique des Saints-Philippe-et-Jacques. Un peu plus tard, vers 750, l'abbé de Farfa Fulquandus a décidé de faire adopter par son abbaye, sans le modifier, l'homéliaire en usage à Saint-Pierre, mais ce projet n'a été complètement réalisé qu'après 760 sous l'abbé Alain. Dès 770 ou 775, l'homéliaire de Farfa a servi de modèle pour doter de ce livre liturgique plusieurs abbayes de l'Allemagne du Sud, et de même à partir du IXe ou xe siècle dans plusieurs églises du Centre de la France. Un peu avant 800 l'évêque de Vérone Eginon, comme naguère l'abbé de Farfa, a fait transcrire pour sa cathédrale l'homéliaire de Saint-Pierre. La basilique vaticane, quant à elle, est demeurée fidèle à sa tradition particulière, car ses trois homéliaires conservés du Ixe-xe siècle, du xue et du XIVe siècle, gardent les traits spécifiques de la rédaction primitive du vue siècle. Cette énumération est bien loin de fournir un tableau complet. Parmi les homéliaires latins connus, beaucoup entretiennent, souvent il est vrai de façon indirecte à travers des intermédiaires perdus ou difficiles à identifier, quelque rapport avec l'homéliaire de Saint-Pierre, dont par conséquent la place dans l'évolution de la pensée spirituelle du moyen âge n'est pas négligeable.

Jean-Paul BOUROT

C.N.R.S. Lyon

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Le De musica de saint Augustin

et l'organisation de la durée musicale du IXe au XIIe siècles

En 1954, William Waite publiait un ouvrage important sur le rythme de la polyphonie parisienne du xue siècle, analysé d'après les traités des théoriciens du xme s. et d'après les témoins notés du Magnus Liber organi de Notre-Dame de Paris 1• Pour Waite, la théorie du rythme, condensée dans les six modes rythmiques transposant en rythme musical les pieds de la prosodie latine les plus usités (trochée, ïambe, dactyle, anapeste, molosse, tribraque), aurait été élaborée à partir du De ordine et surtout du De musica de saint Augustin.

Il ne nous appartient pas de prendre parti dans la discussion des théories de Waite, sur lesquelles nous sommes d'accord dans l'ensemble. Notre objectif présent se bornera à approfondir deux points qui rattachent le De musica de saint Augustin à la musique médiévale : la théorie de numerose canere exposée dans Scolica enchiriadis et, deuxièmement, la liste des pieds métriques du De musica II vm 15 en tant que source possible des six modes rythmiques tradi­tionnels du xne siècle.

La Scolica enchiriadis, traité de musique du IXe siècle rédigé en trois parties sous forme de dialogue, commence par la question fondamentale : « Musica quid est ? »2 à laquelle le didascale répond, comme dans la Musica d'Augustin :

1. William G. WAITE, The Rhythm ofTwe{fth Century Polyphony. Its Theory and Practice (New Haven, 1954), pp. 29-39 (Yale Studies in the History of Music, 2).

2. GERBERT, Scriptores ecclesiastici de Musica sacra, St. Blasien, I, 1784, l 73a-l 78 ; Hans ScHMID, Musica et Scolica enchiriadis una cum aliquibus tractatulis adiunctis. Recensio nova post Gerbertinam altera ad fidem omnium codicum manuscriptorum quam edidit Hans Schmid. München, Verlag der Bayerischen Akademie der Wissenschaften in Kommission der Beck'schen Verlagsbuchhandlung, München, 1981, XV-307 p. (Verôffentlîchungen der Musikhistorischen Kommission, Band 3), p. 60. Sur cette édition, voir les comptes rendus de Michel HUGLO dans Scriptorium XXXVI, 1982, p. 338-341, reproduit sans le relevé des manuscrits dans Revue de Musicologie 68, 1982, p. 421-423; de Nancy PHILLIPS dans Journal of the American Musicological Society 36, 1983, n° 1, p. 128-142; d'A. STAUB dans Mittellateinisches Jahrbuch XVIII, 1983, pp. 353-355.

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«Bene modulandi scientia3 ». Dans 1' Antiquité et au Moyen-Age, le terme Musica désigne habituellement une science spéculative (disciplina, scientia), qui a pour objet les rapports proportionnels des nombres en relation avec les hau­teurs des sons. Dans la seconde partie de Scolica, intitulée De symphoniis, l'auteur prendra une position toute semblable lorsqu'il expliquera la distinction fondamentale entre Armonia et Musica.

Armonia putatur concordabilis inaequalium vocum commixtio, Musica ipsius concordationis ratio4

Exceptionnellement, chez saint Augustin et chez quelques auteurs latins, ces rapports des nombres sont appliqués à la durée des sons. Cette position a pour origine la perception de la musique envisagée comme divisible en trois parties : armonica, rhythmica, metrica5• Dans De nuptiis, IX, intitulé Harmonia, Martia­nus Capella envisage les pieds métriques6 • Aussi, dans le De musica d' Augus­tin, ne sera-t-il pas question de la mélodie7

, mais de la durée des syllabes et des pieds métriques, qui seront organisés suivant des proportions numériques définies (que nous avons soulignées dans les citations suivantes) :

considero in quibus una brevis est et duae longae, id est bacchium, creticum et palimbacchium, sesquialteri numeri ratione levationem ac positionem in his fieri video ... Reliqui sunt quatuor epitriti similiter ex ordine nuncupati, quorum levationem ac positionem sesquitertius numerus continet (De musica II x 18, p. 134).

Quare illud in primis approbandum est in pedibus, cum tantumdem habent partes ad invicem : deinde copulatio simpli et dupli eminet in uno et duobus ; sesquialtera vero copulatio in duobus et tribus apparet ; jam sesquitertia, tribus et quatuor (II x 19, p. 136).

Omnis enim legîtima pedum connexio numerosa est (V I 1, p. 294).

3. De musica I II 2. Cf. Œuvres de saint Augustin, 7, l" série Opuscules. VII. Dialogues philosophiques. IV. La musique " De musica libri sex '" Texte de l'édition bénédictine. Intro­duction, traduction et notes par Guy FINAERT, A.A. et F.J. THONNARD, A.A., Paris 194 7, p. 24. Cette édition et celle du De ordine, dans la même collection, sont malheureusement aujourd'hui épuisées. La définition de la musique qui remonte à Varron, est également donnée par Censori­nus (De die natali I0,3 ; éd. SALLMANN, p. 16 ; cf. G. ROCCA-SERRA, Censorinus, Le jour natal. Paris, 1980, p. 13); elle lui a été empruntée par Cassiodore (Inst. II v 1 : éd. MYNORS p. 143). On la retrouve dans Martianus Capella IX, 930 (éd. DICK-PRÉAUX, p. 494. 1. 11) et enfin chez Isidore de Séville, Etymol. III, IV. Il n'est donc pas sûr qu'ici Scolica dépende directement d'Augustin.

4. ScHMID, p. 106 ; GERBERT, I, p. 193. " L'Harmonie est considérée comme la fusion compatible de sons inégaux, tandis que la Musique est l'explication scientifique de cette compati­bilité"·

5. Cassiodore, lnstitutiones II v 5, éd. MYNORS, p. 144, li. 5-6. Isidore. Etymolog. I xxvn 26-27, identifie les pieds métriques avec les rapports proportionnels des nombres; cependant, les termes sescupli (sesquialter) et epitriti sont inclus dans son livre de grammaire.

6. De nuptiis ... IX, éd. DICK-PRÉAUX, pp. 520-532. 7. Dans sa lettre 101 à Memorius, Augustin écrit : " ... volui per ista, quae a nobis desiderasti,

scripta proludere, quando conscripsi de solo rhythmo sex libros et de melo scribere alios forsitan sex, fateor, disponebam ... » (P.L. XXXIII, c. 369). Sur ces questions générales. voir Guy H. ALLARD, "Arts libéraux et langage chez saint Augustin»: Arts libéraux et Philosophie au Moyen-Age, Montréal-Paris 1969, pp. 481-492; Edmund J. DEHNERT, «Music as Liberal in Augustine and Boethius »: ibid., pp. 987-991.

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LE <r DE MUS/CA » DE SAINT AUGUSTIN 119

Pour Augustin, ce sont les rapports des nombres, les proportions telles que sesquialtera et sesquitertia, qui donnent l'intelligence de la musique. Une pensée semblable se trouve exprimée aussi bien dans le De ordine8 que dans le De musica. En effet, c'est au De ordine que l'auteur de Scolica reviendra à la fin de la Pars II3 pour introduire le disciple aux techniques consacrées à la doctrine des sons lorsque le maître expliquera à son disciple que les nombres constituent le fondement des quatre disciplines de la Mathesis9•

Cependant, l'influence la plus marquante de la pensée augustinienne sur l'auteur de la Scolica ressort du passage final de la Pars I3 où le maître et le disciple tentent de définir ce qu'il faut entendre par numerose canere10

• C'est sur ce passage que nous allons concentrer notre première investigation. Il faut préalablement observer qu'ici la Scolica ne cite pas explicitement Augustin, quoique la terminologie et quelques procédés didactiques soient dépendants du dialogue De musica. Le maître oriente l'exposé en annonçant à son disciple qu'il va explorer les moyens de procéder à l'« exornatione melodiae » : d'où la question du disciple : « Quid est numerose canere ?11 ».

Il va ressortir du contexte que le terme essentiel de la question, numerose, et également le mot numerositas, doivent être entendus ici au sens de « propor­tionnellement », comme chez Augustin pour la prosodie, et comme chez Boèce (et peut-être chez Jean Scot au 1xe siècle) pour les rapports des nombres 12. Mais on verra aussi qu'il n'est question dans Scolica que de la proportion double, 2 : 1, et non des proportions plus complexes - sesquialtera, sesquitertia, etc. Ces deux mots, numerose et numerositas, sont strictement limités à ces passa­ges de Scolica13 directement inspirés par le De ordine et le De musica où ces deux termes reviennent plus souvent que dans les autres ouvrages d'Augustin,

8. " Deinde quis bonus cantator, etiamsi musicae sit imperitus, non ipso sensu naturali et rhythmum et melos perceptum memoria custodiat in canendo, quo quid fieri numerosius potest? » De ordine II XIX 49, éd. W.M. GREEN (Corpus Christianorum, XXIX), p. 134.

9. SCHMID, p. 114, l. 263 ss. ; GERBERT, I, 196 (l'expression Matheseos disciplinae est empruntée à Boèce, Inst. Mus. I, 1, éd. FRIEDLEIN, p. 179, l. 21). Il faut remarquer que le passage du De ordine d'Augustin a été cité dans Scolica non pas d'après l'opuscule lui-même, mais d'après un florilège de textes augustiniens sur les nombres, qui figure dans les manuscrits de la famille ..:\ des Institutiones humanarum litterarum de Cassiodore, après cet ouvrage, et aussi dans un fragment de cette collection (Paris, B.N. lat. 12958, Corbie), mais avec des variantes considérables. Cf. à ce sujet, Nancy PHILLIPS, Musica et Sco/ica enchiriadis. Its Musical, Theoretical and Literary Sources. Ph. D. Dissertation New York, 1984, chap. VIII. M. Louis Holtz compte éditer ce florilège dans sa nouvelle édition de Cassiodore pour le Corpus Christianorum.

10. SCHMID, p. 86, l. 384-389, l. 415 ; GERBERT, l, pp. 182-184. 11. SCHMID, p. 86. Il. 382 et 384; GERBERT, l, p. 182. 12. Pour Augustin, voir par exemple dans l'èdition FINAERT-THONNARD aux pp. 30-32,

82-84, 146, 418, et passim. Pour Boèce, voir !'éd. FRIEDLEIN, pp. 248, 1. 2: 249, 2; 260, 20 etc., et Michael BERNHARD, Wortkonkordanz zu Anicius Manlius Severinus Boethius De Institutione musica, München 1979, p. 425. Enfin, pour Jean Scot, voir P.L. CXXII, c. 129 B, 130 C, 131 C, 310 D, 602 D, 1006 A-C (six fois!): malheureusement, le philosophe ne donne pas d'exemples pour éclaircir sa position.

13. Cf. ScHMID, Index verborum, p. 279.

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comme on peut le constater sur la liste des fréquences du Thesaurus augusti­nianus14. Les deux termes sont encore employés dans un passage inspiré de Scolica qui figure dans le petit traité de psalmodie faisant suite à Scolica en­chiriadis dans quelques manuscrits du XIe siècle : la Commemoratio brevis de tonis et psalmis modulandis15 .

A la question « Quid est numerose canere ? » le maître répond qu'il faut observer où et quand seront placées les syllabes longues et brèves. Il faut encore déterminer quels sons doivent être longs et lesquels seront brefs, de sorte que ceux qui sont longs puissent marcher conformément aux règles (legitime concurrant), avec ceux qui ne sont pas longs (quae non diu)16 . Le chant sera alors battu comme si on avait affaire à des pieds métriques : « veluti metricis pedibus cantilena plaudatur » (Schmid, p. 86, Il. 384-389). Puis le maître invite le disciple à chanter avec lui un exemple1 7 :

f .... V uu- \.) V V u u .., \) u li u V u u v : -~·

.. -Il -: l ... ,~ (- Ill .. .. .. .. .. .. ... ..

"' - .. E-go sum VI -a ve - ri - tas et vi-ta Al - le - lu - ia al - le lu - ia

Le maître continue en déclarant que seules dans les trois membres les derniè­res doivent être longues, les autres brèves. Ainsi donc, numerose canere, c'est mesurer les sons par des longues et des brèves 18

• Un peu après, il spécifie que la proportion des longues par rapport aux brèves est une proportion double : « ut productam moram in duplo correptiore, seu correptam immutes duplo longio­re. »

L'antienne Ego sum via est présentée deux fois dans Scolica, cette première fois avec la notation dasiane19 et les signes prosodiques longs et brefs, et une

14. Nous remercions ici Paul Tombeur, Directeur du Centre de transcription et de Documen­tation automatique de l'Université de Louvain-la-Neuve, d'avoir mis à notre disposition le Thesaurus A ugustinianus.

15. SCHMID, pp. 176 et 177 ; GERBERT, l, pp. 227-228. 16. L'auteur va traiter ici des allongements des syllabes du texte à l'intonation et aux caden­

ces : ces allongements doivent être calibrés proportionnellement, c'est-à-dire par rapport à la durée de la brève de façon à retrouver le rapport 2 : 1, soit pour la longue une durée double de la brève.

17. Cette pièce - qu'il ne faut pas confondre avec une autre antienne présentant le même incipit (R.H. HESBERT, Corpus Antiphonalium Ojficii, t. III, n° 2601) - figure habituellement à la fête des Apôtres Philippe et Jacques, le 1er mai (cf. ibid., n° 2602): elle n'est pas universel­lement répandue mais se trouve seulement dans la tradition parisienne (Paris, B.N. lat. J 7296, f. 152 et 153; lat. 15181, tî. 311, 317v, 322v, 481, 487v), à Worcester (Paléographie musicale, t. XII, fî. 62, 63, 307) et à Bénévent (Benevento, Bibl. chap. 8, f. 63v; V 21, f. 156v). Cette rencontre de Saint-Denis et de Bénévent sur une mélodie très particulière s'observe encore ailleurs, par exemple dans le Graduel de la Messe (cf. Michel HuoLO, Les Tonaires, Paris 1971, p. 98, n. 1).

18. SCHMID, p. 87; GERBERT, l, p. 183.

19. Sur la notation dasiane, issue de la notation antique transmise par Boèce, voir Nancy

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LE (( DE MUS/CA >> DE SAINT AUGUSTIN 121

seconde fois, un peu plus loin, avec la notation, mais sans les signes prosodi­ques.

Prenons un chant quelconque, ... Chantons ainsi : nous prendrons la pre­mière fois dans un mouvement vif ; on enchaînera avec un mouvement plus allongé ; enfin, à nouveau, avec un mouvement vif :

Ego sum via, veritas et vita, alleluia, alleluia Ego sum via, veritas et vita, alleluia, alleluia Ego sum via, veritas et vita, alleluia, alleluia

Le maître continue en soulignant que cette proportionnalité des mouvements reste valable en toutes circonstances : que le débit du chant soit rapide ou soit retenu ; qu'il s'agisse d'un chant de soliste ou d'un chant d'ensemble ; que l'on débite un chant antiphonique, etc. A la fin de cette exposition il répète encore que les changements de durée seront contrôlés par l'usage de la proportion double : « duplo mora longiore aut duplo breviore20 ».

Il y a d'autres mots dans ce passage sur numerose canere qui sont inspirés par Augustin, De musica II, aussi bien que par les opuscules de grammaire ou de prosodie :

ea quae diu ad ea quae non diu legitime concurrant (Scolica, Schmid, p. 86, l. 388). quid sit ad diu et non diu ... quod ad diu et non 'diu pertinet (De music a II II 2, pp. 98

et 100)

ita qui soni producti quique correpti esse debeant... ut productam moram in duplo correptiore, seu correptam immutes duplo longiore ... nunc correptius, nunc produc­tius... prima sit mora correptior, subiungatur producta, tune correpta (Scolica, pp. 86-88, 11. 387-402)

si nescis quae syllaba corripienda, quae producenda sit (De musica II II 2, p. 96).

Mais c'est plutôt la seconde présentation de l'antienne Ego sum via qui désigne comme source de ce passage sur numerose canere le De musica II d'Augustin. En effet, cette seconde présentation offre le même texte, et la même mélodie, mais trois fois en bloè, avec seulement la première ligne notée21 • Pour les copistes, ce second exemple posait un réel problème : pourquoi copier trois fois le même texte ? La plupart des manuscrits et l'édition de Gerbert (I, 183) se sont contentés de transcrire seulement la première ligne, tandis que les plus anciens manuscrits22 reproduisaient trois fois l'antienne Ego sum via. C'est ici le seul endroit de Musica et Scolica enchiriadis où on rencontre un tel exemple

PHILLIPS, « The Dasia Notation and its Manuscript Tradition " : Musicologie médiévale : Nota­tions et Séquences. Actes de la Table ronde de Paléographie musicale tenue à l'l.R.H.T. Centre Augustin-Thierry, Orléans-La Source, Septembre 1982. Paris, 1986, pp.157-173.

20. SCHMID, pp. 87-89 ; GERBERT, l, p. 183. 21. SCHMID, p. 88 ; GERBERT, l, p. 183. 22. Valenciennes, Bibl. mun. 337, x• siècle; Einsiedeln, Stiftsbibliothek 79, x• s. (Bruckner),

xi• in. (Schmid); Cologne, Stadtarchiv W 331, x•-x1• siècle; Bruxelles, Bibliothèque royale 10078, xi• siècle.

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122 N. PHILLIPS - M. HUGLO

trois fois répété. Cependant, au Livre II du De musica d'Augustin, deux exem­ples sont semblablement proposés avec triple répétition 23

• Voici le second : Attende in hune numerum propter judicandi facilitatem cum plausu tertio repetitum :

Sumas optima, facias honesta Sumas optima, facias honesta Sumas optima, facias honesta

La triple répétition, ici, est un procédé didactique, qui doit remonter fort loin dans l'histoire de l'enseignement. Quoique cette triple répétition ait dans Scoli­ca un but différent, c'est sûrement dans le De musica d'Augustin que son auteur a puisé l'idée d'un tel exemple : non pas dans le florilège des textes d'Augustin sur le nombre, ni dans l'Epitome du De musica24 , mais au De musica lui-même dont il reste trois copies du IXe siècle 25 .

Augustin s'applique à la métrique et au rythme proportionnel ; le terme de musica dans le titre de son traité se restreint donc à cet aspect de la propor­tionnalité appliqué à la poésie ou à la prose rythmique. Dans Scolica, par contre, la numerositas s'applique dans tous les cas à la musique vocale :

numerose quodlibet melum ... numerose canere numerose est canere, longis brevibusque sonis ratas morulas metiri

Haec igitur numerositas ratio doctam semper cantionem decet dum numerose canendo

Item in alternando seu respondendo per eandem numerositatem

(Scolica, ed. Schmid, pp. 86-88, Il. 383-384, 392-393, 405, 407 et 410). En outre, dans les deux exemples de l'antienne Ego sum via, les mots sont

surmontés de la notation musicale et tous les deux sont précédés de l'invitation à chanter: « Canamus. »

Une telle invitation ne laisse aucun doute sur l'usage de cet exemple dans la pratique du chant. Mais, une controverse s'est élevée entre spécialistes : la discussion a été alimentée par le fait de l'apposition des signes prosodiques au­dessus des notes de musique et chacun a cherché dans cet exemple la justifica­tion de sa théorie du rythme à l'exclusion des autres26

23. Il XII 23, éd. FINAERT-THONNARD, p. 142; Il XIII 25, ibid., p. 148. 24. Pour le florilège, voir plus haut p. 119, note 9. Pour cet Epitome du De musica, voir

Giuseppe VECCHI, Praecepta artis musicae dans Reale Accademia delle Scienze dell'Istituto di Balogna. Classe di Scienze morali. Memorie Ser. V/I, 1950. Bologna, 1951, pp. 91-159. Un tel exemple comportant trois répétitions identiques ne se rencontre pas dans les autres sources anciennes utilisées par les auteurs anonymes de Musica et Scolica enchiriadis : Censorinus, Calcidius, Cassiodore, Boèce, etc.

25. Paris, B.N. lat. 13375 de Corbie (le Corbeiensis de l'édition bénédictine; ce manuscrit porte encore les coups de crayon rouge des Mauristes qui soulignaient les leçons et variantes remarquables); Tours, Bibl. mun. 286; Valenciennes Bibl. mun. 384-385 de Saint-Amand. Dans ce dernier manuscrit, Aug. et Lie. sont remplacés par M(agister) et D(iscipulus). Au f. 28v, le dicton est scandé ainsi :

Sümiis optima, fâciiis hônëstii.

26. Les travaux relatifs à ce passage numerose canere sont trop nombreux pour être tous cités ici. Nous nous contenterons de signaler seulement Heinrich SowA, Quellen zur Transformation der Antiphonen (Kassel, 1935), pp. 161-189; Jan W.A. VOLLAERTS, Rhythmic Proportions in

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Revenons pour le moment sur le premier exemple, celui pourvu de longues et de brèves : « solae in tribus membris ultimae longae, reliquae breves sunt »27• Le sens littéral de cette phrase est : « seules dans les trois membres, les dernières sont longues, les autres sont brèves». «Les dernières» (ultimae), se rapporte évidemment au dernier mot du genre féminin qui précède : syllabae (p. 86, 1. 386). Mais s'agit-il d'une syllabe à la fin de chaque incise, ou des deux derniè­res? D'après la glose des manuscrits de Paris, BN. lat. 7210 et de Chartres, Bibl. mun. 130, qui indiquent : -a, -ta, et -ia, il s'agit seulement d'une syllabe de chaque incise. Mais cette glose est d'environ deux siècles postérieure à l'époque de composition de Scolica.

Le témoignage des manuscrits sur la pièce elle-même est très restreint, puis­que deux seulement sur la trentaine de témoins complets de Scolica ont reporté les lignes prosodiques au-dessus de la notation dasiane : le fragment de Düssel­dorf, Universitiitsbibl. H. 3, du 1xe siècle, qui provient de St. Liudger de Werden, et le manuscrit de Munich, Bayerische Staatsbibliothek Clm 18914 de Tegernsee 28

Dans le fragment de Werden, très détérioré, on ne peut lire que le premier signe long et les première, seconde, quatorzième, quinzième, dix-huitième et dix-neuvième brèves29• Dans ces conditions, l'édition de cet exemplaire par Schmid'{~,} 86) doit être considérée comme une reconstitution basée sur le con­texte qui ~st lui-même sujet à différentes interprétations. Dans le manuscrit de Tegernsee" les longues portent sur les deux dernières notes de vi-a, ... vi-ta, ... allelu-ia : ces deux signes longs sont soudés ensemble comme une barre d'allongement des livres notés solesmiens. Cette solution correspond, elle aussi, aux indications du contexte mais elle laisse entendre qu'ultimae désigne les deux dernières notes de chaque incise. C'est là une option conforme à la fois aux règles de la prosodie latine et à celles du cantus mensurabilis de Francon de Cologne30•

Donc, quoique subsiste une certaine ambiguïté dans l'intention de l'auteur au sujet de ce premier exemple, cette ambiguïté ne regarde que la pénultième de chaque incise : est-elle longue ou brève ? Pour le reste, l'enseignement de numerose canere est très clair : les signes prosodiques ne sont pas liés à la

Early Medieval Ecclesiastical Chant, Leiden 1958, pp. 201-208; Peter WAGNER, Einführung in die gregorianischen Melodien, Band II, Neumenkunde, Leipzig, 1912, p. 412; Lukas KUNZ, Aus der Formenwelt des gregorianischen Chorals III Münster in Westphalen, 1949 ; id.« Dürfen die Melodietone des gregorianischen Chorals gezahlt werden? » Die Musiliforschung V (1952), pp. 332-336 ; réponse d'Ewald JAMMERS, même titre, même revue, VII (1954), pp. 68-70 ; et enfin, du même,« Gregorianische Studien, I »,Die Musikforschung, V (1952), pp. 31-32.

27. ScHMID, p. 87. Voir plus haut la traduction de ce passage. 28. Sur ces deux manuscrits et sur les douze autres témoins de Musica et Scolica Enchiriadis

conservés en Allemagne, voir M. HUGLO et Ch. MEYER, The Theory of Musicfrom Carolingian Era up to 1500, R.I.S.M., B III 3 (München, 1985), sous presse.

29. Cf. n. 28. 30. Ed. REANEY-GILLES, CSM. 18, p. 81.

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quantité des syllabes du texte, mais à la constitution de la phrase ; si l'auteur avait voulu traiter Ego sum via comme un vers latin, il l'aurait scandé ainsi : ·

Ego süm vïii, vërïtàs ët vïtii, àllëlüià, àllëlüià.

En somme nous constatons que cet enseignement ne peut être utilisé pour soutenir une théorie en faveur du mensuralisme dans le plain chant. Par ailleurs, l'auteur de Scolica n'a pas choisi un endroit isolé pour utiliser la proportion double ; il a seulement cherché - comme souvent dans les exposés théoriques médiévaux - à condenser en un ou deux exemples tout un éventail de cas : première et dernière notes d'un chant, fin d'incise, fin de phrase, en somme, tous les points d'articulation importants d'une pièce de chant. Sem­blables nuances agogiques ou rythmiques sont signalées dans la notation neumatique au moyen de lettres significatives ou grâce aux épisèmes, notam­ment à Saint-Gall. Mais dans Scolica, ces «nuances» ne sont pas de rythme libre ; elles sont réglées par la proportion double.

Verum si aliquotiens causa variationis mutare moram velis, id est circa initium aut finem protensiorem vel incitatiorem cursum facere, duplo id feceris, id est ut productam moram in duplo correptiore, seu correptam immutes duplo longiore. (Scolica, p. 87, Il. 395-398). .

Haec igitur numerositatis ratio doctam semper cantionem decet. .. sive tractim seu cursim canatur, sive ab uno seu a pluribus ... Item in alternando seu respondendo per eandem numerositatem ... sive pro competenti causa duplo mora longiore aut duplo breviore. (Scolica, pp. 88-89, Il. 405-415).

Aussi, l'auteur laisse-t-il une certaine latitude à celui qui voudrait modifier le mouvement (« si... mutare moram velis ») en vue d'imposer un rythme plus lent ou au contraire plus vif (incitatiorem), soit à l'intonation, soit à la cadence31 .

Mais ces changements de durée doivent tous être faits dans la proportion double, 2 : 1.

A propos de « plaudem pedes » dans ce passage sur numerose canere, il faut encore se référer au De musica d'Augustin où le verbe plaudere indique une mesure du temps faite par élévation et abaissement de la main. Plaudere est un geste qui doit surtout être regardé. Augustin parle de l'audition des sons (des mots) et de l'observation des mouvements des mains32•

Fais donc attention, l'oreille tendue vers le son et le regard attaché à la mesure. Il ne faut pas seulement entendre les sons, mais encore voir la main qui bat la mesure (plaudentem manum), en même temps qu'on observe de près les temps du levé (leva­tione) et du posé (positione).

En fait, la pratique de ce chant proportionnel (numèrose canere), telle qu'elle est décrite dans Scolica, est indépendante de la quantité prosodique des mots : il peut même, comme on l'a vu, s'élever un conflit entre les deux, ainsi qu'on

31. ScHMID, p. 87, li. 395-397 ; cf. Commemoratio brevis, ib., p. 176, Il. 306-307. 32. " Intende ergo et aurem in sonum et in plausum oculos : non enim audiri, sed videri opus

est plaudentem manum et animadverti acriter quanta temporis mora in levatione, quanta in positione sit »De musica II xiii 24: éd. FINAERT-THONNARD, p. 144.

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pourra encore le constater, par exemple pour les trois mots initiaux de l'exem­ple et sur les dernières syllabes de l'alleluia. Les critères déterminant leur usage ne sont pas - nous l'avons bien remarqué - d'ordre prosodique, mais des cri­tères d'articulation. A cet égard, les théories de Scolica sont davantage liées aux enseignements d'Augustin sur la lecture orale des textes en prose de la Bible ou des écrits des auteurs chrétiens, autrement dit de la Kunstprosa, arti­culant les divisions du discours au moyen de clausules rythmiques33• Augustin en avait lui-même parlé dans ses ouvrages, tout en déplorant que les auteurs chrétiens n'en fissent pas usage : «Sane hune elocutionis ornatum, qui nume­rosis fit clausulis, deesse fatendum est auctoribus nostris 34 ».

En fin de compte, il semble que les points les plus importants de cet ensei­gnement concernant le numerose canere sont : premièrement l'introduction dans la pratique de changements de rythmes mesurés par la proportion double et, deuxièmement, l'emploi de ces changements rythmiques aux principales arti­culations du texte et de la musique, c'est-à-dire aux intonations et réintonations, mais surtout aux cadences principales et secondaires. Cette manière de chanter ne s'applique pas à toutes les pièces, partout et toujours, mais doit se moduler en fonction de critères très divers :

Ergo moram quae cuique melo conveniat, aptam exhibebis dumtaxat secundum temporis ac loci et causae cuilibet extrinsecus occurrentis rationem35 •

L'allongement des durées convenant à chaque mélodie ne sera vraiment valable que dans les cas où il cadrera avec les circonstances de temps et de lieu ou encore en relation avec un événement extérieur quelconque.

Il faut remarquer que les mots « circonstances de temps et de lieu » peuvent être entendus dans un sens très général, par exemple, « le jour » ou « la nuit » ; «une grande église» ou« une petite chapelle» (les dimensions d'un local modi­fient souvent le mode d'articulation du chant et son débit). Ces mots peuvent encore être interprétés dans un sens plus précis, lié plus étroitement à la Litur­gie : ainsi « les Heures » ou « le Temps liturgique » (les chants de la Semaine sainte par exemple, ne se débitent pas comme ceux du Temps pascal). Enfin, pour «loci», on peut penser qu'il s'agit d'un endroit précis de la liturgie: un « chant d'entrée » ou un « chant à l'ambon » tels que graduel et alleluia, plus amples que les antiennes de l'office. Il est probable que nous sommes ici en présence du principe théorique qui a inspiré les prescriptions pratiques des Instituta patrum (GERBERT, I, pp. 5-8) du xne siècle, ou celles des Ordinaires et Coutumiers demandant un débit du chant plus lent les dimanches et fêtes.

Durant deux siècles la Musica et la Scolica enchiriadis, copiées souvent à la suite de l'Institutio musica de Boèce, ont formé la base de l'enseignement de la

33. Sur la Kunstprosa, en particulier dans celle qu'emploient les théoriciens de la musique, il faut se reporter aux travaux de J. SMITS VAN WAESBERGHE dans Archivfür Musikwissenschaft, 28, 1971, pp. 155-200 et 29, 1972, pp. 64-86. Cf. Dia-pason, Ausgewiihlte Aufsiitze von Joseph Smits van Waesberghe, Buren, 1976, pp. 71-90.

34. De doctrina christiana IV xx 41, éd. Joseph MARTIN, p. 148; cf. IV xx 44, ibid., p. 150 (Corpus christianorum, XXXII).

35. SCHMID, p. 89, !. 423 ; GERBERT, l, p. 183.

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126 N. PHILLIPS - M. HUGLO

Musique dans les écoles cathédrales et claustrales. Vers 1030, Guy d'Arezzo a composé son Micrologus en s'inspirant du « Dialogue sur la musique >> d'un anonyme lombard mais aussi, dans plusieurs endroits, du de Musica et Scolica enchiriadis. Au chap. XV de son traité, Guy a dû se souvenir de la théorie de numerose canere36

• Il reprend les mêmes idées et parfois les mêmes expressions que Scolica, par exemple :

Scolica, Pars 1 Quae sillabae breves quaeque sint longae

et veluti metricis pedibus cantilena plaudatur

moram in duplo correptiore seu correptam immutes

duplo longiore

Guy d'Arezzo ... Sicque opus est

... ut quasi metricis pedibus ... cantilena plaudatur

... et aliae voces ab aliis ... morulam

... duplo longiorem ... vel duplo breviorem.

Schmid, pp. 86-87, Il. 386, 389, 397-398 Micrologus, c. XV, éd. Smits van Waes­berghe, CSM. 4, p. 164.

Au xne siècle, le <léchant et l'organum improvisés se chantaient suivant le même rythme que dans le chant grégorien, avec toutefois des conventions un peu plus précises au sujet des « pauses » (pausationes) et des « respirations ))37 •

Il semble que c'est en raison de l'écriture d'une troisième, puis d'une qua­trième voix pour l'organum que la nécessité d'une plus grande précision du rythme et partant de la notation de ce rythme se soit manifestée. Les six « manières )) ou « modes rythmiques » de l' Ars antiqua étaient constitués à la fin de la seconde moitié du xne siècle, puisqu'ils sont énumérés par Alexandre de Villedieu au chapitre X de son Doctrinale38 , rédigé en vers latins en 1199, non pas sous leur numéro de mode et la désignation de leurs éléments, mais sous le nom du pied métrique à l'image duquel ils ont été formés. Aux vers 1561-1564, Alexandre de Villedieu énumère ainsi les six modes rythmiques :

« Distinxere pedes antiqua poemata plures sex partita modis satis est divisio nobis : dactylus et spondeus, exinde trocheus, anapestus iambus cum tribracho possunt praecedere metro. >>

Le lien entre prosodie et rythme musical est établi par cette citation. Il est encore mis en relief par le texte d'un traité anonyme qui semble apparenté au

36. Cf. dans Jan W.A. VoLLAERTS, Rhythmic Proportions, p. 209, la concordance des textes de la Musica enchiriadis et de Guy.

37. Cf. le traité d'organum de Saint-Martial, n° 15-17: éd. Albert SEAY dans Annales musi­cologiques V, 1957, p. 35 ; Consuetudines Sub/acenses, VII, éd. Bruno ALBERS, Consuetudines monasticae II, p. 132.

38. Rudolf FLOTZINGER, « Zur Frage der Modalrhythmik ais Antike Rezeption » : Archiv für Musikwissenschaft XXIX, 1972, pp. 203-208.

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LE <<DE MUS/CA » DE SAINT AUGUSTIN 127

De musica des. Augustin39• Ce texte figure après le traité d'Amerus40 rédigé en 1271, dans le manuscrit d'Oxford, Bodleian Library, Bodley 177 (2265), f. 139; il a été signalé en 1909 par Dom Pierre Blanchard 41 et a été édité en 1983 par Max Haas, en appendice à son étude sur l'enseignement de la musique à l'Uni­versité42 : nous citerons ici seulement le début :

Pes est syllabarum et temporum certa dinumeratio ... pedes disyllabi sunt quattuor, trisyllabi octo, du pli ces sedecim. ergo disyllaba quatruor hi su nt, pyrrichius ex duabus brevibus tempornm duum, ut fügà ~ huic contrarius est spondeus ex duabus longis temporum quattuor, ut aëstâs "a : iambus ex brevi et longa temporum trium, ut pàrëns r.. ; huic contrarius est trochaeus ex longa et brevi temporum trium, ut mëtà lillt. trisyllabi octo sünt, tribrachys ex tribus brevi­bus temporum trium, lit maculà ~; huic contrarius est molossus ex tribus longis temporum sex, ut Aënêàs S ; anapestus ex duabus brevibus et longa temporum quattuor, ut Eratô 18-. ; huic contrarius 'est dactylus ex longa et duabus brevibus temporum Ej1.lattuor, ut MaënJ/us i•.,: amphibrachys ex brevi et longa et brevi tem· porum quattuor, ut càrlnà (;

Le traité commence donc par une définition du pied (syllabarum et tempo­rum certa dinumeratio) qui est empruntée à Donat43 puis se poursuit par la liste des pieds métriques latins en indiquant pour chacun le nombre de temps proso­diques ; puis vient l'exemple latin avec la scansion par longues et par brèves ; enfin vient la ligature c'est-à-dire un groupe de deux, trois ou quatre notes carrées liées entre elles. Cette liste est condensée dans les colonnes 1-4 du tableau de l'exemple 3, hors texte.

Sur ce tableau, la liste du manuscrit d'Oxford est comparée à quelques sources classiques (colonnes 5 et suivantes) qui pourraient avoir inspiré l'auteur de cette liste, entre autres Censorinus, Donat, Augustin, et enfin les deux listes d'Isidore44 • A première vue, on constate que Censorinus et Isidore (liste A) ou

39. Livre Il, c. VIII, n° 15: éd. FINAERT-THONNARD, pp. 126-128. 40. Édité par Cesare RUINI, Ameri Practica artis musicae, [Dallas] 1977, CSM. 25. L'auteur

n'a pas édité cet appendice concernant les· pieds de la prosodie latine. 41. «Alfred le Musicien et Alfred le' Philosophe»: Rassegna gregoriana, VIII, 1909,

c. 422-424. 42. « Studien zur mittelalterlichen Musiklehre, I »:Forum musicologicum, 3, 1983, p. 425

(appendix F). 43. Ed. H. KEIL, Grammatici latini, IV, p. 369. Cf. Louis HOLTZ, Donat et la tradition de

l'enseignement grammatical. Étude sur l'Ars Donati et sa diffusion (1v-1x• siècles) et édition criti­que, Paris, 1981 [Documents, études et répertoires publiés par l'Institut de Recherche et d'His­toire des Textes], p. 607.

44. Censorinus Epitome, XIII. De metris id est de numeris, ed. N. SALLMANN, p. 77-78 ; Donat, Ars grammatica, I, ed. H. KEIL GL VI, p. 646 (éd. L. Holtz, p. 607); Augustin, De musica II viii 15, ed. FtNAERT-THONNARD, p. 126-128; Isidore, dans Etymol. 1 xvii (P.L. LXXXII, c. 90-92) donne deux listes : la première (A) donne seulement l'étymologie des termes gréco-latins désignant les pieds ; la seconde (B), inspirée de Donat, donne la liste des pieds avec un exemple, mais sans totaliser les durées. Sur Je tableau on constate que l'ordre de cette seconde liste diffère sensiblement de celle de Donat.

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128 N. PHILLIPS - M. HUGLO

bien ne donnent pas d'exemples ou bien citent des exemples différents de ceux qui figurent dans le traité anonyme d'Oxford. Restent en compétition pour la source du manuscrit Bodley 77 : Donat, Augustin, et Isidore, liste B, mais finalement c'est Donat qui, par sa concordance absolue dans l'ordre et le choix des exemples avec le traité anonyme anglais reste la seule source possible de

Ex. 3 : PIEDS MÉTRIQUES & NOTATION MODALE

Tableau de la notation modale du traité anonyme d'Oxford, Bodleian Bodley 77

Pieds DurCe Exemple Censorinus Isidore Mode:,

Donat Augustin A B rythmiques

1er pyrrichus 2 t ut fügii " (1er) 1er (1 ") (1) 2'

2'spondeus 4 t ut ëstüs ... (4') 2' (4') (2) 1"

3' iambus 3 t ut piirens ra (2') 3' (2') (4) 12' 2'

4' trocheus 3 t utmëtii ' (3e: cht1riu~ 4' (3') (3) 11' l"

5' tribrachus 3 t ut miicülii l\ (13') 5' (5') (5) 14' 6'

6' molossus 6t ut eneiis s- (9'& 14') 6' (12') (6) 13' 5'

7' anapestus 4 t ut Èriitô 1\. (6') 7' (8') 4' 4'

8' dactylus 4t ut Meniilüs , .. (5') 8' (6') (8) 3' 3'

9' amphibrachus 4t ut ciirïnii ~· (7') 9' (7') (9) 17'

10' amphimacrus1 5 t ut ïnsülâe ' (12') 10' (10') (IO) 18'

Il' bacchius 5 t ut Àchâtês 5, (10') l l' (9') (11) 19'

l 2' antibacchius2 5t ut nâtürii ~· (11') 12' (10') (12) 20'

duplices

l 3 e proceleumaticus 4t utiivicülii ~ 13' (13') (13) 6'

14' dispondeus 8t ut ôrâtôrës ~ 14' (28') (14) 5'

15' diiambus 6t ut prôpïnquitâs.,.. 15' (21 ') 7'

16' ditrocheus 6t ut cântilenii ···~ 16' (22') 8'

17' antispastus 6t ut ligâtürii ~ . (17') (23') (15) (9')

18' choriambus 6t ut ârrnipôtens"'1 18' ( 19') (16) 10'

19' ionicus minor 6 t ut Diônedes fi 19' (18') (17) 16'

20' ionicus maior 6 t ut Iünôniüs ~ 20' (20') - 15'

2 le peon primus 5 t ut lëgïtimüs "'Il 21' (14') (18) 21'

22' peon secundus 5 t ut côlôniii =' 22' (15') - 22•

( ) Exemple absent ou exemple différent.

1. Creticus vel amphimacrus dans Censorim,is (12') et dans Augustin (10'). 2. Palinbacchius dans Censorinus, après bacchius (10') et dans Augustin (11 '). Antibacchius

vel palimbacchius dans un Ms. de Donat.

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LE «DE MUSICA >> DE SAINT AUGUSTIN 129

celui-ci. Cette conclusion pouvait d'ailleurs être pressentie dès le début de l'enquête, puisque le texte commence par la définition du pied métrique empruntée au célèbre grammairien du IVe siècle.

Le seul exemple de Donat qui ait été modifié est le 17e : Ut Saloninus a en effet été remplacé par Ut ligatura, c'est-à-dire par le terme technique qui désigne l'assemblage des figures de notes dessinées sur le tableau.

Revenons maintenant au De musica d'Augustin. Il nous faut comparer la liste du manuscrit d'Oxford avec celle du texte reçu d'Augustin qui présente les mêmes exemples. Il faut bien souligner « le texte reçu », car les manuscrits du 1xe au x1e siècles du De musica se contentent d'énumérer les pieds sine addito45 : « Primus pes vocatur Pyrrichius. Secundus ïambus. Tertius ... » etc. C'est seulement dans les manuscrits du xrne au xve siècles46 qu'on découvre la liste des pieds complétée par le comptage des temps et illustrée par un exemple scandé. C'est très probablement Donat, qui directement - ou par l'intermé­diaire d'une liste analogue à celle du manuscrit d'Oxford - a servi de source pour l'interpolation dans le De musica.

Où et quand s'est effectuée cette interpolation du De musica ? Il est évi­demment difficile de répondre à une telle question : on peut néanmoins suppo­ser que ce travail d'addition complémentaire a été entrepris à une époque d'activité dans l'étude des écrits philosophiques du grand Docteur, c'est-à-dire au XIIe et au xme siècles, à l'Université de Paris. C'est au XIIe siècle qu'on commente le De musica47 et c'est au xme qu'on transcrit son traité dans un livre enchaîné à l'usage des maîtres et étudiants de la Sorbonne48

.

45. Les Mauristes avaient déjà observé le fait : « Libri veteres absque explicatione et exemple ullo sic pedes recensent : "Primus pes vocatur Pyrrichius, Secundus » etc. Manuscrits français du IXe siècle sans l'interpolation des exemples de Donat: Paris, B.N. lat. 13375 (Corbie); Tours, Bibl. mun. 286 (St.-Martin), f. 31 ; Valenciennes, Bibl. mun. 384-385 (St-Amand), f. 25. Mss du XIe siècle: Paris, B.N. lat. 7200 (écrit à Fleury au temps d'Abbon), f. l 70v; Paris, B.N. lat. 7231 (cf. Jean VEZIN : " Un nouveau manuscrit autographe d' Adémar de Chabannes (B.N. lat. 7231) » dans le Bulletin de la Société nationale des Antiquaires de France, Séances du 24 février 1965, pp. 44-52). Les manuscrits italiens (Ivrea, Bibl. Capitolare LII, XIe siècle, et Ver­celli, Biblioteca Capitolare CXXXVIIII, xe siècle), qui nous ont été signalés par M. François Dolbeau, donnent la liste des pieds sans exemples. Il faut encore signaler que la tradition manus­crite espagnole ignore totalement le De musica d'Augustin, mis à part deux manuscrits de Valence qui n'ont d'ailleurs copié que le Livre VI: cf. Johannes DIVJAK, Die handschriftliche Überlieferung der Werke des heiligen Augustinus, Band IV, Spanien und Portugal, Wien 1974, p. 55 (Ôsterreichische Akademie der Wissenschaften, Philosophische-Historische Klasse, Sitzungsberichte, 292. Band).

46. Par exemple dans le ms. Vaticane Barberini 510 de Villeneuve-les-Avignon (xme siècle), on trouve seulement le descriptif des pieds, mais non les exemples scandés.

4 7. Bamberg, Staatsbibliothek Class. 11 : voir notice sur ce manuscrit dans Michel HUGLO et Christian MEYER, The Theory of Music from the Carolingian Era up ta 1500, München 1985 (R.I.S.M. B III 3).

48. Paris, B.N., lat. 16662, f. 2 De musica d'Augustin. Ce liber cathenatus, légué à la Sor­bon.ne par Géroud d'Abbeville (f. 81 v), est important pour connaître les « autorités » qui étaient glosées ou commentées à la Faculté des Arts.

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130 N. PHILLIPS M. HUGLO

Ainsi, à cette époque, la jonction entre grammaire et musique a été accom­plie une nouvelle fois. Le tableau du manuscrit Bodley, important pour l'his­toire des lettres, est également très éclairant pour le musicologue, car d'une part il confirme le fait de la création des modes rythmiques à partir des règles de la prosodie classique et, d'autre part, il permet de mieux comprendre les conven­tions simples qui ont présidé à l'invention de la notation modale et à son appli­cation dans les ligatures.

Dans la seconde moitié du xne siècle, les modes rythmiques étaient de consti­tution binaire, parce que fondés sur les règles de la prosodie latine dans laquelle une longue vaut deux brèves et donc deux temps49• Quoique nous disposions encore pour base de discussion de la proportion double (2 : 1), comme dans les textes de Scolica et de Guy d'Arezzo, nous avons pénétré désormais dans un nouveau domaine, car les pieds métriques eux-mêmes sont directement utilisés pour calibrer la durée de chaque note. C'est ici précisément qu'on saisit tout le sens d'une petite phrase de Francon à propos du chant «mesurable » : « Mensu­rabilis dico, quia in plana musica non attenditur talis mensura50 ».

Il n'y aura pas de problèmes dans la notation des figures simples : longue, brève, semi-brèves : mais dans la notation des figures liées ou ligatures, comment exprimer clairement la valeur mesurée de chaque note carrée ? Le tableau du manuscrit d'Oxford est à cet égard un témoin important d'une élaboration des règles de «propriété » et de « perfection >> codifiées en détail par Jean de Garlande, par Francon de Cologne, et par d'autres maîtres du xrne siècle51 .

Enfin, le tableau du manuscrit d'Oxford nous invite à repenser le problème posé naguère par Ludwig en deux termes Peripherie und Zentrum, autrement dit les relations entre Notre-Dame de Paris et les églises avoisinantes, y compris celles d'Angleterre. En effet, dans les exemples de notation modale, nous remarquons en sixième lieu (molossus ... ut Eneas) un groupe de trois notes, le pes stratus, dont la morphologie est propre à la seule notation anglo­normande. Il serait néanmoins imprudent de conclure sur ce seul indice à l'ori­gine anglaise de la notation modale.

Dans ce mouvement de recherche qui, à la fin du xne siècle, dans les écoles parisiennes fréquentées par nombre d'étudiants de la nation anglaise, aboutit à la création des modes rythmiques binaires52, on ne saurait affirmer que la Musica d'Augustin a dû exercer une influence directe dans cette élaboration des six modes. Il est possible que cette insertion d'exemples dans le De musica a pu

49. "Longa autem apud priores organistas duo tantum habuit tempora, sicut in metris, sed postea ... >>Walter Odington, Summa VI 13 (CSM. 14, p. 127). Cf. E. SANDERS," Binary Rhythm and alternate Third Mode in the 13th and 14th Centuries» : Journal of the American Musico­logical Society, XV, 1962, pp. 249-291.

50. Ars cantus mensurabilis, c. 1 : éd. REANEY-GILLÉS, CSM. 18, p. 25. 51. Fritz RECKOW, " Proprietas et perfectio. Zur Geschichte des Rhythmus, seiner

Aufzeichnung und Terminologie im 13. Jahrhundert »: Acta musicologica 39, 1967, p. 116-143.

52. Cf. note 49.

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LE ((DE MUSICA » DE SAINT AUGUSTIN 131

être faite après coup, comme pour soutenir la doctrine des modes rythmiques déjà en usage. Mais la constitution de trois ordines - c'est-à-dire le groupement coordonné des longues et des brèves dans une ligature - est issu de la doctrine du rapport des nombres exposée dans le De musica et dans le De ordine. Durant le renouveau des écoles cathédrales au xne siècle, dû en partie au remplacement des chanoines séculiers par des Augustins au cours du xne siècle, les travaux sur les textes et sur les notations musicales examinés dans cette étude ont très bien pu s'élaborer dans un milieu parisien ou anglais qui avait pris pour normes de pensée et de vie la Règle et les écrits de saint Augustin.

Nancy PHILLIPS

et Michel HUGLO

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Un sermon du XIIe siècle en quête d'auteur :

Richard de Saint-Victor, Geoffroy de Melrose, Geoffroy d'Auxerre ou Aelred de Riel vaux ?

Au Père Gaetano Raciti O.C.R.

Les réponses apportées aux problèmes que posent l'origine, la genèse et l'attribution des textes sont loin d'être toujours .. définitives. La littérature médiévale, pour ne parler que d'elle, nous en offre d'innombrables exemples. Les efforts de la critique, en ce domaine, ont sans doute fréquemment abouti à de remarquables résultats. Mais il arrive que les progrès de la recherche débou­chent sur des hypothèses ou des interprétations contradictoires, entre lesquelles on a quelque peine à choisir. De tels résultats font ainsi ressortir la complexité de questions que l'on croyait plus simples et remettènt en cause des conclusions que l'on croyait assurées. Il faut alors reprendre l'examen du problème, sans prétendre résoudre prématurément toutes les difficultés, mais avec l'espoir que de cet effort de clarification jaillira un jour ou l'autre la lumière. Telle est, semble-t-il, la seule manière dont il soit possible d'aborder les problèmes d'his­toire littéraire et d'authenticité posés par un sermon en l'honneur de saint Grégoire le Grand, connu depuis longtemps, mais qui a fait l'objet de recherches nouvelles dont les résultats sont, pour l'instant, difficiles à accorder.

I - LES ATTRIBUTIONS SUCCESSIVES DU ((Clama ne cesses))

Il y aura bientôt un siècle, en effet, Barthélemy Hauréau signalait la présence, dans deux manuscrits parisiens (B.N. lat. 17469 = F, et Arsenal 550 = L), d'un sermon en l'honneur de saint Grégoire le Grand, qui avait pour thème le texte suivant : Clama ne cesses, quasi tuba exalta vocem tuam, et

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134 JEAN CHÂTILLON

annuniia populo meo scelera eorum, et domui Jacob peccata eorum (Is. 58, 1). Cette homélie, dans ces deux témoins, était anonyme, mais elle était mêlée à d'autres écrits de Richard de Saint-Victor. Hauréau avait cru y reconnaître le style et les méthodes d'exposition propres à ce théologien dont la rhétorique l'avait toujours agacé. C'est donc à lui, sans grande hésitation, qu'il avait attribué cette pièce : «On rechercherait vainement dans ce sermon, écrivait-il, une phrase simple et claire. Ce ne sont qu'interprétations inattendues d'allégo­ries supposées. C'est le regret qu'on éprouve en lisant presque toutes les œuvres de Richard ; aussi n'hésitons-nous guère à le croire auteur de ce sermon partout anonyme1 ».

Sans partager cette appréciation aussi sévère qu'injuste, je m'étais rallié naguère d'autant plus volontiers à l'attribution proposée par Hauréau que plusieurs autres témoins, retrouvés par la suite, semblaient la confirmer. Les mss Saint-Omer 118 (= P) et 307 (= Q), tout en laissant également ce sermon anonyme, le mêlent en effet, eux aussi, à divers ouvrages de Richard, et c'est à ce dernier que trois autres manuscrits conservés à Cambridge (University Libr. Ff. 1.16 =Cu), à Bruxelles (B.R. 1216-34 =X) et à Utrecht (Université 280 = Ut), en font don explicitement. C'est donc sous le nom de Richard que j'avais publié quelques extraits de cette homélie, dans un bref article destiné à en présenter le contenu2 • L'examen de ces manuscrits avait conduit J.-B. Schneyer aux mêmes conclusions : le Clama ne cesses, avec l'indication des témoins que l'on vient de citer, figure en effet dans la liste des sermons de Richard qu'il a établie dans son répertoire des sermons médiévaux3•

Le Clama ne cesses avait été pourtant recopié, dès le xne siècle, par un autre manuscrit, le Paris B.N. lat. 18178 ( = G), sans que cette transcription ait été identifiée avec celles des témoins précédents. Hauréau l'avait pourtant rencon­trée. Il l'avait même mentionnée dans ses célèbres Initia scriptorum latinorum, et il en avait très exactement indiqué, après les premiers mots du thème, l'incipit réel : Quid turbati estis ... 4 Malheureusement, dans le même inventaire, et à la même page, il avait également signalé les transcriptions contenues dans les mss F et L, mais il leur avait donné comme incipit réel, par inattention, le début de la seconde phrase du prologue au lieu de la première : An uobis uideor ... 5 Il ne s'était donc pas aperçu que l'homélie contenue dans le ms. G

1. Cf. B. HAURÉAU, Notices et extraits de quelques manuscrits latins de la Bibliothèque natio­nale, V, Paris, 1892, p. 281-282. Les manuscrits du Clama ne cesses cités ici seront brièvement décrits plus loin, dans la dernière partie de cet article.

2. Cf. J. CHÂTILLON, Contemplation, action et prédication d'après un sermon inédit de Ri­chard de Saint-Victor en l'honneur de saint Grégoire le Grand, dans L'homme devant Dieu: Mé­langes offerts au Père Henri de Lubac, t. II, Paris, 1964, p. 89-98.

3. Cf. J.-B. SCHNEYER, Repertorium der lateinischer: Sermones des Mittelalters für die Zeit von 1150-1350, t. 3, Münster in W., 1974, p. 169.

4. B. HAURÉAU, Initia scriptorum latinorum, t. II, ms. Paris, B.N. Nouv. acq. lat. 2393, p. 114.

5. Ibid.

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UN SERMON DU 12• S. EN QUÊTE D'AUTEUR 135

était identique à celle des mss F et L qu'il avait attribuée ailleurs à Richard. Il faut ajouter que ce sermon se présentait, dans le ms. G, d'une manière particu­lière. Il y était en effet précédé d'une rubrique dont on ne connaît pas d'autre témoin et selon laquelle il aurait ét6 prononcé In capitula beati Medardi Suesioniensis, c'est-à-dire en l'abbaye des moines noirs de Saint-Médard de Soissons. Cette indication, à elle seule, ne pouvait compromettre l'attribution proposée par Hauréau. Il n'y aurait rien eu d'invraisemblable, après tout, à ce que Richard de Saint-Victor s'en fût allé un jour prêcher à Soissons. Mais il y avait plus grave. Dans ce même ms. G, en effet, le Clama ne cesses fait partie d'une collection de sermons, primitivement anonyme, qu'une seconde main tar­dive a donnée à un Galjridus abbas dont l'identité n'est pas autrement précisée. Pour des raisons sur lesquelles on reviendra plus loin, Bourgain, qui avait examiné ce manuscrit, avait cru, autrefois, qu'il s'agissait d'un certain Geoffroy, abbé du monastère cistercien de Melrose, en Écosse, vers le milieu du xue siècle. C'est à lui qu'il avait donc donné la collection du ms. G et le Clama ne cesses qu'il y avait remarqué6

Cette attribution, il est vrai, n'avait pas trouvé beaucoup d'écho. Schneyer, qui pourtant la mentionne, ne la retient pas et fait don de la collection du ms. G au Cistercien Geoffroy d'Auxerre7• Il suit en cela Dom Jean Leclercq8 et le P. Ferruccio Gastaldelli9, selon lesquels le tardif Galjridus abbas du ms. G ne serait autre que le célèbre Geoffroy, secrétaire et biographe de saint Bernard, qui fut successivement abbé des monastères d'Igny, de Clairvaux, de Fossa Nova et de Hautecombe10• Le caractère global de cette attribution ne paraissait pourtant pas inattaquable. Il ne s'agit pas de nier, sans doute, encore que je n'aie jamais examiné ce problème, que beaucoup d'homélies de cette collection puissent être l'œuvre de Geoffroy d'Auxerre. Mais rien ne prouve, à ma connaissance, qu'elles le soient toutes. Jusqu'à preuve du contraire, la mention tardive d'un Galjridus abbas, dans le ms. G, ne nous obligeait pas à rejeter l'attribution explicitement attestée par d'autres manuscrits. Je n'avais donc pas renoncé au projet, formé depuis longtemps, de joindre le texte du Clama ne cesses à celui de quetques autnes opuscules inédits de Richard dont j'espère pouvoir donner. bientôt une édition.

Des faits nouveaux obligent pourtant à rouvrir ce dossier. Récemment, en

6. Cf. L. BOURGAIN, La chaire française au XIP siècle d'après les manuscrits, Paris, 1879 (Repr. Genève, 1973), p. 86.

7. Cf. J.-B. SCHNEYER, op. cit., t. 2, 1970, p. 142-146. 8. Les écrits de Geoffroy d'Auxerre, dans Recueil d'études sur saint Bernard et ses écrits, I,

Rome, 1962, p. 40-42. 9. Ricerche per l'edizione dei Sermones di Goffredo d'Auxerre. Il manoscritto Troyes 503,

dans Salesianum, 35 (1973), p. 649. IO. Pour la biographie de Geoffroy, voir entre autres F. Gastaldelli, dans Goffredo di

Auxerre, Super Apocalypsim, Roma, 1970, Introduzione, p. 11-18, ou A. DIMIER, art. Geoffroy d'Auxerre, dans Dictionnaire d'histoire et de géographie ecclésiastiques, 20, fasc. 115-116, 1983, col. 529-531.

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effet, le P. Gastaldelli a publié le texte intégral du Clama ne cesses11 •

L'introduction qui l'accompagne apporte d'éclairantes précisions sur les cir­constances dans lesquelles cette homélie a été prononcée et en offre, en même temps, une interprétation inattendue. L'auteur ne s'est malheureusement pas aperçu que ce sermon avait fait l'objet de recherches antérieures. Il n'en a connu, de ce fait, qu'un seul témoin, ce ms. G, précisément, qui contient la collection d'homélies attribuée auparavant à Geoffroy d'Auxerre par Dom Jean Leclercq et par lui-même. C'est donc à Geoffroy d'Auxerre qu'il a donné ce sermon, sans aucune hésitation et sans que fussent abordés les problèmes d'authenticité que la tradition manuscrite ne permet pourtant pas d'esquiver.

Plus récemment enfin, le P. Gaetano Raciti a fait une nouvelle découverte. Étudiant le ms. Paris B.N. nouv.acq.lat. 294 (= C), venu de l'abbaye de Cluny, mais d'origine anglaise, il .a examiné d'abord une collection d'homélies qui n'avait jamais été analysée de près et il a estimé que la plupart des sermons qu'elle contenait pourraient être l'œuvre d'Aelred de Rielvaux12• Relisant alors, l'une après l'autre, ces homélies, il a remarqué une version brève du Clama ne cesses dont l'édition du P. Gastaldelli lui avait fait connaître la version longue et dont il constata bientôt que certains manuscrits l'attribuaient à Richard. Le P. Raciti se réserve, bien entendu, d'exposer lui-même les raisons qui le portent à donner cette version brève à Aelred. Mais il m'a amicalement demandé ce que je pensais des attributions dont la version longue avait fait l'objet et de celle qu'il suggérait pour la version brève. Le problème est en réalité fort complexe. Nous sommes en effet en présence d'une version longue donnée suc­cessivement à trois auteurs différents, et d'une version brève qui pourrait être attribuée à un quatrième. Pour tenter d'y voir plus clair il fallait chercher d'abord à savoir quelles pouvaient être les relations qui unissent ces deux versions l'une à l'autre. A partir de là, plusieurs explications peuvent être envisagées. Les deux versions peuvent être l'œuvre de deux auteurs distincts, l'un ayant amplifié ou abrégé un texte emprunté à I'autr~. Mais elles peuvent être aussi, l'une et l'autre, l'œuvre d'un seul et même auteur qui aurait remanié lui-même son texte, soit en abrégeant une première version longue, soit en amplifiant une première version brève. Un examen attentif des deux versions était donc nécessaire. Avec une générosité dont je tiens à le remercier, le P. Raciti m'a autorisé à reproduire le texte de la version brève qu'il a découverte, en même temps que celui de la version longue que j'avais établi depuis longtemps. Il m'a également permis de tirer profit de plusieurs observations que ses propres recherches l'avaient amené à faire. C'est dire que cette étude doit beaucoup à son savoir et à son amitié. Il n'était que juste qu'elle lui fût dédiée.

11. F. GASTALDELLI, Spiritualità e missione del vescovo in un sermone inedito di Goffredo di Auxerre su san Gregorio, dans Salesianum, 43 (1981), p.119-138.

12. G. R.Acm, Deux collections de sermons de saint Aelred - une centaine d'inédits -découvertes dans les fonds de Cluny et de Clairvaux, dans Collectanea Cisterciensia, 45 (1983), p. 165-184.

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II - LE CONTENU DES DEUX VERSIONS DU (( Clama ne cesses )) ET LES CIRCONSTANCES DE LEUR RÉDACTION

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Avant d'en venir aux problèmes qu'on vient d'évoquer, il faut dire quelques mots du contenu des deux versions du Clama ne cesses et de ce que nous pouvons savoir des circonstances dans lesquelles elles ont dû être rédigées. Pour faciliter l'examen des textes, les deux versions ont été mises plus loin en parallèle. La numérotation des lignes de la version longue a été reproduite, entre parenthèses, dans les marges de la version brève. Les références aux lignes qui seront données tout au long de cet article permettront donc de retrouver aisément, dans les deux versions, les textes allégués.

1. Le genre littéraire, le thème et le contenu

Comme l'indiquent les deux versions, dans leur conclusion (1. 220), il s'agit ici d'un sermon. Dès les premières lignes, d'autre part, aussi bien dans la ver­sion brève que dans la version longue, nous avions été avertis que ce sermon avait été composé pour la fête de saint Grégoire le Grand (1. 4-7). Les copistes s'en étaient parfaitement rendu compte. Six manuscrits sur neuf ont en effet donné à cette pièce un titre qui en indique l'objet et dont les plus anciens exem­ples sont ceux que nous offrent les mss G (ln natali sancti Gregoriz), L (Sermo in nathali beati Gregorii pape) et Q (Sermo in sollempnitate sancti Gregorii). Une indication analogue apparaîtra plus tard, dans le ms. F. Celui-ci était pri­mitivement dépourvu de titre. l\1ais une seconde main tardive lui en a donné un, précisant même que ce sermoµ festif se rapportait aussi au temps du Carême : In die sancti Gregorii. In XLma de laudibus eiusdem et canendis eu/pis.

Bien loin de contredire les autres titres, celui-ci met en relief l'habileté avec laquelle l'orateur a fait choix de son texte initial. Le verset d'lsaïe (58,1) qui sert de thème à ce sermon, en effet, n'est pas sans rapport avec l'enseignement de saint Grégoire qui l'a cité et commenté à deux reprises au moins 13• Mais il est emprunté aussi à l'office férial du temps du Carême où il était lu, il n'y a pas si longtemps encore, au capitule de Laudes du Bréviaire romain. Le choix de ce texte s'explique donc aisément. La fête de saint Grégoire était célébrée le 12 mars. Elle tombait donc inévitablement en Carême, c'est-à-dire à une époque de l'année où ce verset, constamment répété, était présent à toutes les mémoires. Le prédicateur sait sans doute qu'en prenant pour thème un texte qui ne se rapporte pas directement à la solennité du jour il s'expose aux critiques de ses auditeurs, plus disposés à écouter l'éloge du saint qu'à entendre une exhor­tation relative au péché et à la pénitence. Il va donc se justifier dans un préam­bule dont les premières lignes, particulièrement soignées, sont communes aux

13. Cf. Reg. Pastoralis, II, 4, PL 77, col. 31 A, et, exactement dans les mêmes termes, Epist., I, 25, PL 77, col. 472 D (=Reg. Epist. I, 24, Corp. Christ., 140, pp. 26, 157-166).

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deux versions (1. 3-14) : nous ne pouvons jamais nous abandonner sans réserve à la joie, explique-t-il, parce que notre justice n'est jamais parfaitement pure ; notre rire, comme le rappelle !'Écriture (Prov. 14, 13), est toujours mêlé de tristesse, et les jours de fête eux-mêmes sont remplis d'amertume. Cette justifi­cation, à vrai dire, n'est qu'une captatio benevolentiae. Préparée probablement d'avance, rien ne permet de croire qu'elle réponde à des mouvements d'humeur que le prédicateur aurait réellement perçus dans son auditoire. Lorsqu'il s'agissait d'un sermon en l'honneur d'un saint, nous disent en effet certains Artes praedicandi, les prédicateurs pouvaient choisir leur texte avec la plus grande liberté ; une de leurs habiletés pouvait consister à emprunter ce thème à l'office du temporal «et à faire porter ensuite le gros du développement du thème sur ce saint dont la fête » était « tenue pour plus solennelle14 ».

Nous reviendrons plus loin sur les compléments que la version longue, mais elle seule, apporte au préambule qu'on vient de citer. Dans la recension brève, en effet, l'orateur passe immédiatement à un développement dont la structure est la même dans les deux versions15 • Selon un procédé fréquemment employé, le texte initial est divisé en trois membres de phrase qui seront expliqués dans les trois points du sermon. La première partie sera ainsi consacrée aux mots Clama ne cesses (!. 60-120). La clameur que l'âme fidèle est invitée à faire entendre n'est autre que la prière, clameur intérieure à laquelle Dieu consent à prêter l'oreille16• Il ne s'agit donc pas de la prière des lèvres que l'Évangile réprouve (Matt. 15,8), mais de celle de Moïse qui demeurait en silence et à qui Dieu s'adressa, néanmoins, en lui demandant : « Pourquoi cries-tu vers moi ? (Ex. 14,15)17 ».C'est la prière persévérante à laquelle saint Grégoire s'est exercé durant toute sa vie. Cette clameur intérieure doit être incessante. Elle doit, pour cela, trouver son prolongement dans l'action, c'est-à-dire dans la pratique des vertus dont elle est inséparable. Nul ne peut en effet, ici-bas, persévérer dans la contemplation sans le secours de l'action, et celle-ci ne peut être séparée à son tour de la contemplation, sans laquelle elle perdrait toute force et toute fécon­dité.

14. Cf. Th.-M. CHARLAND, Artes praedicandi. Contribution à l'histoire de la rhétorique au moyen âge (Publications de l1nstitut médiéval d'Ottawa, VII), Paris-Ottawa, 1936, p. 115-116. Les artes praedicandi sur lesquels se fondent les observations de Charland datent. il est vrai, de la fin du moyen âge. Mais ils n'ont fait sans doute que codifier des pratiques plus anciennes.

15. On trouvera une analyse plus détaillée du contenu de cette homélie dans J. CHÂTILLON, art. cit., p. 91-97. J'ai repris ici les éléments essentiels de cette brève étude. Voir aussi les analyses de F. GASTALDELLI, Spiritualità .. ., p. 124-128.

16. Ce thème de la clameur intérieure et silencieuse apparaît déjà chez ·saint Augustin. Voir p. ex. Sermo 156, PL 38, col. 858 ; Enarr. in Ps. 3, 4, PL 61, col. 74 (Corp. Christ., Ser. lat., 38, p. 8-9); ln Ps. 5, 2, ibid., col. 83 (Corp. Christ., /oc. cit., p. 19-20); ln Ps. 30, En. II, S. III, IO, ibid., col. 254 (Corp. Christ., loc. cit., p. 220, 1. 35-39), etc ...

17. La figure de Moïse, dont le silence est une prière, avec référence à Ex. 14, 15, apparaît déjà dans saint Grégoire, Moral., XXII, 43, PL 16, col. 238 C (Corp. Christ., Ser. lat., 143 A, p. 1123, 1. 44-49): « Hinc est quod in eremo populus vocibus perstrepit, et Moyses a strepitu verborum tacet ; et tamen silens aure divinae pietatis auditur, cum dicitur : Quid clamas ad me ? Intus ergo in desiderio est clamor secretus, qui ad humanas aures non pervenit, et tamen auditum conditoris replet>>. Voir également In I Regum, III, 17, PL 19, col. 209.

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Cet enseignement sera développé, avec plus de détails, dans la seconde partie de l'homélie, consacrée aux mots suivants : Quasi tuba exalta vocem tuam (1. 121-191). La voix représente à nouveau la prière, et l'instrument qui l'ampli­fie signifie l'action. Étroite à son embouchure, plus large au niveau de la main qui la tient avant de s'élargir encore à son extrêmité, la trompette figure !'agir humain qui trouve son origine et son inspiration dans la prière. L'aumône, le souci des pauvres, la patience dans les épreuves, la sainteté de la vie sont les fruits que doit porter une vie contemplative digne de ce nom. Grégoire encore en a donné l'exemple. Dans un long passage inspiré de la biographie du saint par Jean Diacre, l'orateur évoque les vertus que le grand docteur a pratiquées dès son enfance, ses mortifications, ses aumônes, les souffrances que la débilité de son corps lui a imposées, l'activité oratoire et littéraire à laquelle il s'est livré, son zèle à fonder des monastères, le souci qu'il eut du salut de l'âme de l'empereur Trajan. Tout cela est l'expression visible et éclatante de cette clameur persévérante qui, sans cesse, du fond de son âme, s'élevait jusqu'à Dieu.

Grégoire s'est donc appliqué à la prière, il s'est exercé à l'action. C'est la raison pour laquelle, accédant au souverain pontificat, il a pu assumer le ministère de la prédication et être appelé par Dieu à annoncer au peuple ses crimes et ses péchés. L'auteur du Clama ne cesses en vient ainsi à la troisième partie de son exposé, consacrée aux derniers mots de son texte initial : Et annuntia populo meo scelera eorum, et domui Jacob peccata eorum (1. 192-219). Cette dernière partie, plus courte que les précédentes, a quelque chose d'assez saisissant, surtout dans la version longue où l'orateur se met lui­même en scène. Il se dit en effet rempli de confusion, car il n'est pas capable de faire monter vers Dieu, du fond de son cœur, la clameur incessante dont il a précédemment parlé, ni d'accomplir les œuvres bonnes auxquelles il a fait allu­sion. Il a pourtant la présomption d'annoncer aux autres leurs crimes et leurs péchés. Il se contentera donc de dire à ceux qui l'écoutent, dans une phrase assez embarrassée qui apparaissait déjà dans la version brève (1. 212-217) et sur laquelle nous reviendrons plus loin, à quel point il serait inconvenant pour eux de prétendre reprocher au peuple ses négligences ou ses péchés, sans mener eux-mêmes une vie exemplaire. C'est là ce que saint Grégoire a expliqué dans son Pastoral, auquel il renvoie ses auditeurs. Dans une sorte de péroraison dont les termes sont assez semblables dans les deux versions (1. 220-243), il mettra encore ceux-ci en garde contre les négligences ou les fautes apparemment légères dans lesquelles ils peuvent tomber mais auxquelles leur profession et leur état confèrent une très grande gravité.

2. Saint-Médard de Soissons

Le ms. C, le seul qui contienne le texte de la version brève du Clama ne cesses, ne dit rien du lieu dans lequel cette homélie a dû ou devait être prononcée. La plupart des manuscrits de la version longue, à l'exception du

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ms. G, ne nous en disent pas davantage. Un passage de cette version, reproduit par tous les manuscrits que nous en possédons, nous apporte cependant une indication significative. Dans un long développement ajouté à l'exorde commun aux deux versions, mais qui n'apparaît que dans la recension longue (1. 14-59), l'orateur fait clairement allusion à la présence corporelle du saint dont on célèbre la fête, au milieu de l'assemblée qui l'écoute. Si le souvenir de Grégoire est plein de douceur pour tous, déclare-t-il d'abord à ses auditeurs, il l'est bien davantage pour eux qui ne sont pas privés de sa présence, pour eux au milieu desquels on croit que repose sa chair et, beaucoup plus encore, que veille son esprit : Dulcis memoria ... , dulcis omnibus, sed dulcissima uobis, quibus nec ·praesentia deest, in quorum media secundum carnem dormire creditur sed multo magis secundum spiritum uigilare (1. 16-20)18• Plus loin, se souvenant de l'introït de la fête de la Dédicace, il ajoute que « ce lieu est redoutable, où est caché un tel trésor, le trésor du Christ (thesaurus Christi), que le Christ lui-même viendra rechercher à la fin des temps» (l. 21-23). Un siège sublime, un trône, sera en effet préparé, au jour du jugement, pour ce corps enfermé en attendant (interim) dans une châsse ou un reliquaire (locu!us, theca). Ce saint qui est maintenant caché parmi nous (qui nunc latet in media nostri) apparaîtra un jour dans toute sa gloire, et il aura. alors pitié de ceux qui lui auront accordé l'hospitalité ici bas (1. 24-27). Il semble même que ces reliques de saint Grégoire reposaient sous l'autel ou tout près de l'autel de l'église où parlait l'orateur. Avec quelle sollicitude ne devons-nous pas approcher de l'autel qui a part aux restes sacrés de cet homme céleste, s'écrie-t-il en effet quelques lignes plus loin : ... attendamus quanta sollicitudine ad a/tare praesens accedere debeamus, quod cum illo caelesti exenia sacra partitur (l. 52-53).

Ayant cru longtemps, à la suite d'Hauréau, que ce sermon était l'œuvre de Richard de Saint-Victor, et ne connaissant pas encore le ms. G, j'avais cru aussi que cette homélie avait été prononcée à Saint-Victor, devant un auditoire de chanoines réguliers19• Cette supposition n'était pas invraisemblable. Un inven­taire des reliques conservées dans l'abbaye parisienne, au x1ve siècle, publié autrefois par Fourier Bonnard, nous apprend en effet que ce monastère possé­dait alors des reliques de saint Grégoire20• On pouvait penser que c'était à elles,

18. Ce texte est cité ici d'après le ms. G. Si on se reporte à celui qui est donné dans l'édition, à la fin de cet article, on verra que les autres manuscrits de la version longue nous offrent une leçon différente, affirmant d'une manière plus catégorique la réalité de la présence corporelle et de la protection spirituelle de Grégoire ( ... in quorum media secundum camem dormiens indubi­tanter credendus est secundum spiritum vigilare ... : 1. 18-19). L'adverbe indubitanter, il est vrai, semble se rapporter aux mots qui le suivent plutôt qu'à ceux qui Je précèdent. Credendus est est néanmoins beaucoup plus fort que creditur. On a donc le sentiment que les moines de Saint-Médard avaient craint que la première leçon, celle du texte qui leur avait été plus spécialement destiné, ne parût pas assez affirmative et qu'ils ont obtenu qu'on lui en substituât un autre.

19. J. CHÂTILLON, art. cit., p. 92. 20. F. BONNARD, Histoire de l'abbaye royale et de l'ordre des chanoines réguliers de Saint­

Victor de Paris, t. II, Paris, 1907, p. 290.

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dès le xne siècle, que le sermon attribué à Richard avait fait allusion. Mais on ne peut plus s'en tenir à cette explication. C'est aux indications fournies par le ms. G et signalées plus haut, selon lesquelles le Clama ne cesses était destiné à l'église de Saint-Médard de Soissons, qu'il faut s'en tenir. Le P. Gastaldelli l'a magistralement démontré.

Ce dernier nous a en effet rappelé que l'abbaye de Saint-Médard de Soissons se flattait de posséder le corps de saint Grégoire le Grand21 . Selon une ancienne tradition, que nous fait connaître une Translatio sancti Sebastiani, d'origine carolingienne, publiée par les Acta sanctorum22, un prévôt de Saint-Médard, du nom de Rodoin, se serait rendu à Rome, sous le règne de Louis le Pieux, afin d'obtenir qu'on lui donnât le corps de saint Sébastien, conservé en la basilique Saint-Pierre. Au cours de ce voyage, Rodoin se serait également emparé du corps de saint Grégoire et l'aurait ramené secrètement à Soissons, en même temps que celui de saint Sébastien. De nombreux miracles se seraient bientôt produits sur la tombe des deux saints, mais, dans l'ignorance où se trouvaient les fidèles de la présence des restes de saint Grégoire, ces faits merveilleux auraient tous été attribués à saint Sébastien. Celui-ci serait alors apparu à l'évêque de Laon pour dissiper cette équivoque. Il lui aurait révélé que la tombe située à la gauche de celle de saint Médard était bien la sienne, mais que celle de droite était celle de saint Grégoire. Ce tombeau devint dès lors, à son tour, un lieu de pèlerinage fréquenté, et il l'était encore au xue siècle. F. Gastaldelli cite à ce propos le témoignage de Jean de Salisbury. Ce dernier nous rapporte en effet, dans une de ses lettres, que Thomas Becket s'était rendu à Soissons afin de se recueillir auprès du corps de saint Grégoire, le « fondateur de l'église anglicane», et lui recommander le combat qu'il livrait: Archiepiscopus vero noster... iter arripuerat ad urbem Suessionum, orationis causa, ut beatae Virgini... et beato Drausio ... et beato Gregorio Anglicanae Ecclesiae fundatori, qui in eadem urbe requiescit, agonem suum precibus commendaret23

• La démonstration de F. Gastaldelli paraît vraiment convaincante. On ne peut donc douter que la version longue du Clama ne cesses ait été destinée à être prononcée à Saint-Médard de Soissons, auprès des restes de saint Grégoire que ce monastère croyait conserver et auxquels ce sermon fait clairement allusion.

3. L'auditoire

Mais si l'on n'hésite pas à accepter ces explications si éclairantes, on a plus. de peine à admettre l'interprétation que le P. Gastaldelli nous donne de ce ser­mon. Selon lui, en effet, le Clama ne cesses, tel qu'il l'a retrouvé dans le ms. G, c'est-à-dire toujours dans sa version longue, aurait été destiné à un auditoire

21. Cf. F. GASTALDELLI, Spiritualità .. ., p. 122-123. 22. Cf. Translatio sancti Sebastiani, auctore Suessionensi monacho anonymo, Acta

sanctorum, Ian. II, p. 278-295, et F. GASTALDELLI, ibid. 23. Epist. 145, ad Bartolomeum episc. Exoniensem (A.D. 1166), PL 199, col. 136 D.

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d'évêques, réunis à Saint-Médard à l'occasion d'un concile ou d'un synode. Au lieu du panégyrique de saint Grégoire que ceux-ci attendaient, l'orateur leur aurait proposé « une réflexion ou un examen de conscience » se rapportant à leur mission. Il aurait ainsi présenté à ses auditeurs les éléments d'« une spiri­tualité épiscopale >> axée tout particulièrement sur cc le devoir de la prédica­tion24 )).

Il est exact, sans doute, qu'il est ici question de la prédication et des condi­tions que doivent remplir ceux qui veulent s'y livrer. Le P. Gastaldelli a juste­ment remarqué, d'autre part, que l'orateur s'était excusé d'avoir pris pour thème de son homélie un texte d'Isaïe où il était question du péché et qui ne semblait avoir aucun rapport direct avec la fête de saint Grégoire25 • Mais outre qu'il faut faire icî la part de la rhétorique, comme on l'a dit plus haut26, il faut surtout observer qu'on ne t.rouve pas la moindre allusion, dans l'homélie de Saint­Médard de Soissons, à la présence d'évêques. Une comparaison avec le sermon destiné cc à des prélats réunis en Concile ))' prononcé par Geoffroy d'Auxerre lors de l'ouverture du Concile de Tours, en 1163, est à cet égard instructive27. Dans ce discours, Geoffroy admoneste les évêques qui l'écoutent. Il leur explique longuement que la prédication est un de leurs principaux devoirs, et il se réfère à ce propos, comme le fera le Clama ne cesses, au Pastoral de saint Grégoire28. Il ne manque pas de leur rappeler, cependant, au moins par mode allusif, qu'ils président aux destinées du peuple de Dieu29 , qu'ils sont « pasteurs >> et c< recteurs ))30• Il évoque également leur « profession )), c'est-à-dire leur engagement au service de Dieu. Cette profession est celle des Apôtres, celle de saint Pierre disant au Christ que lui-même et les autres Apôtres ont tout quitté pour le suivre (Matt. 19, 27), mais il prend soin de préciser que si cette « profession >> peut être émise par des subditi, soumis à de plus hautes autorités, elle est aussi celle des «prélats >> qu'ils sont eux-mêmes31 • Ailleurs encore il donne à ses auditeurs le titre de Patres Reverendissimi32

• Bref, l'identité de ceux auxquels il s'adresse est clairement affirmée.

24. Cf. F. GASTALDELLI, Spiritualità .. ., p. 119: « .. .l'argomento del sermone ... traccia le linee di una spiritualità episcopale in rapporto particolarmente al dovere della predicazione. Non si tratta dunque di un panegirico, corne si aspettavano gli ascoltatori, ma di una riflessione o di un esame de coscienza sulla figura morale del vescovo, di cui Gregorio costituisce il referimento esemplare ». Sur les arguments proposés par F. Gastaldelli pour justifier son interprétation, voir ci-dessous, n. 33-36.

25. Ibid., p. 119-120. 26. Cf. ci-dessus, n. 14. 27. Ad praelatos in concilio convocatos sermo, PL 184, col. 1095-1102. Sur l'attribution de

ce sermon à Geoffroy d'Auxerre et les circonstances dans lesquelles il a été prononcé, voir J. LECLERCQ, Les écrits de Geoffroy d'.Auxerre, !oc. cit., p. 41.

28. Sermo cit., 9, col. 1100 C. 29. Ibid., col. 1100 B. 30. Ibid., 2, col. 1096 B ; 9, col. 1100 AB; 10, col. 1101 B. 31. Ibid., 8, col. 1099-11 OO A. 32. Ibid., 11, col. 1101 B. L'édition de Migne écrit simplement P.R., mais on ne peut douter

de la signification de ces initiales.

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Rien de tel n'apparaît dans le Clama ne cesses. Tout semble montrer, au con­traire, aussi bien dans le texte de la version longue que dans celui: de la version brève, que l'orateur a devant lui des moines ou des chanoines qui sont ses frères en religion. Il donne en effet à ses auditeurs les noms de «frères» (l. 9, 14, 48, 202) ou de «bien-aimés» (l. 69, 161, 208), et ces appellations ne pourraient qu'être difficilement destinées à des évêques par des prédicateurs tels que Ri­chard de Saint-Victor, Geoffroy d'Auxerre ou Aelred de Rielvaux qui ne l'étaient pas. Il parle aussi à ceux qui l'écoutent de leur profession religieuse, mais en leur laissant entendre que celle-ci est aussi la sienne (professio nostra : 1. 227), et s'il s'explique sur les conditions qu'il faut remplir pour pouvoir se li­vrer à la prédication, c'est avant tout pour insister, auprès de ses auditeurs, sur les obligations de leur état. n mentionne d'abord, à ce propos, les ((offices di­vins » qui sont pour eux comme pour lui leur « occupation » (diuinis occupamur o.fficiis : 1. 69-70), et il fait ainsi allusion, semble-t-il, aux offices liturgiques, car tout ce passage se rapporte à la prière où les pensées du cœur doivent s'accorder aux paroles et au chant (l. 69-72). Plus loin il mentionne également les devoirs de la vie commune (1. 115-116). Dans sa péroraison enfin (1. 230-240), dans un passage sur lequel nous reviendrons dans un instant, ses allusions au mode de vie, au comportement et aùx activités de ses auditeurs semblent beaucoup mieux convenir à une communauté monastique ou canoniale qu'à une assem­blée d'évêques.

Il est vrai que dans une note rapide le P. Gastaldelli rassemble quelques textes qui, selon lui, justifieraient son opinion. Mais les interprétations qu'il en suggère en trahissent manifestement le sens. Il pense ainsi, tout d'abord, que l'orateur invite ses auditeurs « à ne pas se disperser dans l'activité pastorale», au risque de compromettre leur vie intérieure, et il se réfère à ce propos au texte suivant33 : Ne te nimis implices actioni,. et dum omnibus satisfacere cupis, interius inanescas ... (l. 113-114). Mais je remarque que l'épithète «pastorale» n'apparaît pas ici, pas plus d'ailleurs que dans d'autres passages de ce sermon. Le contexte montre en outre que le mot action est entendu ici dans un sens très général. Il s'agit, dans tout ce développement (1. 101-139), de l'équilibre à établir entre vie active et vie contemplative. L'activité inconsidérée dont l'ora­teur veut détourner ceux qui l'écoµtent ~e paraît être cette agitation à laquelle serait exposé, au sein d'une communauté, un religieux trop prompt à se mêler des affaires des autres sous prétexte de leur rendre service. Les lignes suivantes le montrent bien. Si les auditeurs de ce sermon sont invités à mener une vie contemplative, ils sont invités tout aussitôt à ne pas négliger pour autant les obligations de la vie commune et à ne pas s'enfermer dans la recherche de leur propre confort spirituel, au détriment de celui des autres, sous prétexte de s'adonner entièrement à la contemplation : ... et ne totum eatenus studio

33. Cf. F. GASTALDELLI, Spiritualità ... , p. 119, n. 1 : «Che si tratti di un'assemblea di vescovi (o di vescovi e di abati) Io si deduce da vari indizi, in particolare dagli argomenti trattati ne! ser­mone, che non convengono a semplici monaci e talvolta nemmeno ai soli abati. Per esempio l'invito a non disperdersi nell'attività pastorale (ne te nimis implices actioni, etc ... )».

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contemplationis addicas, ajoute en effet l'orateur, ... et communis uitae iura non serues, quaerens tantum quod tibi utile est, non quod muftis (1. 114-116).

Ailleurs, à propos des trompettes d'argent que mentionne le livre des Nombres, l'orateur exhorte ses auditeurs à faire de généreuses aumônes et à ne pas accumuler des richesses dont ils ne savent à qui elles profiteront : melius in argentea tuba Domino canif, qui pecunias dispergit et erogat, et dum miseretur pauperis Domino feneratur, quam qui abscondit et congregat, qui thesaurizat et ignora! cui congregabit ea (l. 158-160). Le P. Gastaldelli signale ce texte et il y voit à juste titre une exhortation à la générosité, mais il estime que l'auteur du Clama ne cesses invite en même temps ceux qui l'écoutent « à ne pas se soucier de leurs héritiers34 ». A vrai dire, s'il y a bien ici une double réminiscence biblique (Prov. 19,17 et Ps. 38,7), on ne voit pas qu'il soit question d'«hé­ritiers » ou d'« héritage». On peut être surpris qu'un prédicateur exhorte des religieux qui ont fait profession de pauvreté à ne pas thésauriser et à avoir souci des pauvres. Mais le contexte montre que l'orateur, dans tout ce dévelop­pement, se souvient de l'exemple de saint Grégoire dont il énumérera plus loin les générosités. Peut-être n'était-il d'ailleurs pas inutile de rappeler à une communauté dont un pélerinage assurait sans doute la prospérité, que la richesse avait ses dangers et que la profession individuelle de pauvreté de chacun de ses membres ne la dispensait pas de pratiquer l'aumône.

Le P. Gastaldelli cite encore d'autres textes à l'appui de son interprétation. L'un d'entre eux contiendrait une allusion au « devoir professionnel de la prédication» (officium praedicationis assumitur: 1. 201) ; un autre donnerait à penser que la prédication dont il est question aurait pour objet d'admonester ceux qui vivent dans le siècle (saecularempopulum increpare: 1. 213) et qu'elle serait donc du ressort des évêques35 • Mais outre que le mot « professionnel » n'apparaît pas non plus dans les passages cités, il faut replacer à nouveau ces formules dans leur contexte. L'orateur n'oublie pas ici saint Grégoire, ni sur­tout le verset d'Isaïe dont il est en train d'expliquer les derniers mots : Annuntia populo meo scelera eorum ... Cette dernière partie de son discours veut montrer

34. Ibid., (suite de la n. 1) : « .. .l'esortazione alla generosità nelle elemosine e a non curarsi di eredi (melius in argentea tuba etc ... ) ».

35. Ibid., (suite de la n. 1) : « ... il dovere professionale della predicazione (officium praedicationis assumitur) ; la predicazione ai secolari (secularem populum increpare - Doctrina morum, que tam crebra uobis etc ... ) ». On verra dans un instant que les mots Doctrina morum, etc. (1. 237-238 de mon édition) ne peuvent se rapporter à l'enseignement que les auditeurs de ce sermon étaient censés devoir distribuer, mais à celui, au contraire, que ceux-ci recevaient. Le P. Gastaldelli voit encore une confirmation de son argumentation dans un texte où il est question du « combattimento contro le potenze spirituali del male, non contro quelle terrene (non adversus camem et sanguinem ... continua colluctatio) '" cité dans la même note. Mais on peut difficilement voir, dans ce passage(!. 210-211 de mon édition), une allusion au combat que mèneraient des évêques par leur prédication. Ce combat, dont l'auteur du Clama ne cesses nous dit qu'il est à la fois celui de ses auditeurs et le sien (Nos quidem, dilectissimi, nos ... quibus non aduersus carnem et sanguinem etc ... ), est celui de moines ou de chanoines réguliers dont toute la vie est une lutte contre les puissances du mal.

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qu'on ne peut se livrer à la prédication qu'après s'être adonné à la prière et à la pratique des œuvres, comme l'avait fait saint Grégoire : Congrue, ... post stu­dium orationis, post exercitium actionis, officium praedicationis assumitur, écrit-il (1. 200-201). Nul ne peut en effet reprocher au peuple ses péchés s'il ne mène une vie exemplaire et si sa propre conduite n'est pas en accord avec son enseignement. Ce sont là des propos de caractère très général, qui témoignent de la haute idée que l'auteur de ce sermon se faisait de la prédication, mais qui peuvent avoir été adressés à d'autres qu'à des évêques.

Nous ne savons pas si les moines de Saint-Médard prêchaient, et il y a tout lieu de croire qu'ils ne prêchaient pas tous. Il est sûr cependant que des moines et des chanoines prêchaient, au xue siècle, à commencer par l'auteur de ce sermon, moine ou chanoine lui-même, qui s'accuse, dans le même passage de la version longue, d'être de ceux qui ont la présomption d'annoncer la parole de Dieu et de dénoncer les crimes et les péchés du peuple, sans avoir rempli les deux conditions préalables dont il avait affirmé la nécessité, c'est-à-dire sans s'être suffisamment consacré à la prière et aux œuvres (l. 201-206). Les derniers paragraphes du Clama ne cesses, d'ailleurs, tout en célébrant la grandeur du ministère de la prédication, me paraissent être aussi une mise en garde adressée à des moines trop prompts à s'y engager. La péroraison de ce sermon, si je la comprends bien, le montre avec évidence (1. 225-240). L'orateur rappelle à ses auditeurs que leur profession, qui est aussi la sienne (professio nostra), fera que leurs négligences les plus légères seront jugées par Dieu comme aussi coupables ou peut-être même comme plus coupables que les crimes des séculiers. Tout concourt en effet à aggraver leurs fautes, écrit-il : le lieu si saint où ils vivent, le vêtement d'innocence et d'humilité qu'ils ont revêtu, le fait que leur subsistance soit assurée par les offrandes des fidèles, la célébration des saints mystères et l'enseignement moral et spirituel (doctrina morum) qui leur est prodigué à temps et à contretemps, comme le demande l' Apôtre (II Tim. 4,2). Le P. Gastaldelli, qui cite ce dernier texte, sans pourtant s'y attarder, y trouve une confirmation de l'interprétation qu'il propose du Clama ne cesses36

• Je suppose donc qu'il voit là, dans cette doctrina morum, un enseignement moral destiné aux séculiers et qu'il appartiendrait aux évêques de dispenser. Sans doute la réminiscence de saint Paul, sous-jacente à ce passage, peut-elle suggérer un instant cette interprétation. Mais il est clair qu'il ne s'agit pas ici d'un enseignement donné au peuple. Le pronom uobis, ou nabis dans quelques manuscrits, montre bien que cet enseignement est celui dont bénéficiaient ceux­là même qui écoutaient ce sermon (doctrina ... morum quae tam crebra uobis ... ingeritur: l. 237-238). Les lignes qui suivent le confirment encore. A tout ce qui peut accroître la gravité des négligences de ses auditeurs, l'orateur ajoute en effet la « discipline des anciens » (disciplina maiorum) et les « exemples des saints» (exempta sanctorum) (l. 239-240), c'est-à-dire tout ce que la règle, les usages et les modèles de leur tradition religieuse leur ont appris à respecter et à pratiquer.

36. Cf. ci-dessus, n. 35.

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Ces textes jettent un peu de lumière, semble-t-il, sur la phrase obscure et embarrassée (!. 212-217) à laquelle on a fait allusion plus haut. L'orateur veut rappeler à ses auditeurs que nul ne peut dénoncer les fautes des autres sans mener lui-même une vie sans reproche. Se souvenant alors des paroles du Christ (Matt. 23, 24), il leur explique à quel point il serait inconvenant pour ceux qui avalent un chameau de filtrer le moucheron en reprochant de légères négligences au peuple vivant dans le siècle ; se souvenant ensuite de saint Paul (Eph. 5, 3-4), il ajoute qu'il serait aussi indigne de vouloir dénoncer les crimes de ce peuple ou de vouloir mettre celui-ci en garde contre eux, si les mots même qui servent à désigner la fornication, l'impureté ou toute autre espèce de turpi­tude et de grossièreté, n'étaient pas bannis de leur langage, comme il convient aux saints. Que veut dire au juste cette longue phrase, et à quoi surtout peut-elle bien faire allusion? Je ne pense pas qu'elle signifie que les moines de Saint-Médard menaient une vie dissolue. Il faut faire ici la part des exagéra­tions oratoires que les réminiscences de l'Évangile et de saint Paul font ressor­tir. Mais ne peut-on penser que c'est à ces moines de Saint-Médard que l'auteur du Clama ne cesses suggérait de faire l'examen de conscience évoqué par le P. Gastaldelli, et qu'il voulait par là calmer le zèle intempestif de quelques-uns d'entre eux, trop désireux de se livrer à la prédication dans le lieu de pèlerinage dont ils avaient la garde et trop prompts à adresser des remontrances au peuple fidèle, sans avoir songé qu'ils devaient commencer par mener eux-mêmes une vie irréprochable.

4. La date de rédaction du « Clama ne cesses»

On ne peut douter, on l'a vu, que ce sermon ait été destiné à être prononcé le jour de la fête de saint Grégoire, c'est-à-dire un 12 mars, et donc durant le temps du Carême dont la liturgie a fourni à l'orateur son texte initial. Le P. Gastaldelli a tenté de préciser davantage. Persuadé que ce sermon, prononcé à Saint-Médard de Soissons, l'avait été en présence d'évêques réunis en synode ou en Concile, il a remarqué qu'une assemblée d'évêques et d'abbés avait été effec­tivement réunie à Soissons, en mars 1201, pour tenter d'apporter une solution au problème posé par le renvoi d'Ingeburge de Danemark et le remariage du roi Philippe Auguste. Il a donc émis l'hypothèse, non sans réserve d'ailleurs, que le sermon Clama ne cesses aurait pu être prononcé à cette occasion37 •

Si nous renonçons à admettre que cette homélie ait été destinée à un audi­toire d'évêques, il faut également renoncer à la date ainsi suggérée. D'autres raisons d'ailleurs nous y obligent. Si nous en croyons Barthélemy Hauréau, en effet, et rien ne permet de mettre ici en doute son jugement, le ms. F qui a mêlé le Clama ne cesses à plusieurs écrits de Richard de Saint-Victor a été copié dès le xue siècle38• C'est de la même époque qu'il faut dater aussi le ms. G, celui-là

37. Art. cit., p. 129-130. 38. Cf. B. HAURÉAu, Notices et extraits, V, p. 267.

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même dont la rubrique nous a appris que ce sermon avait été prononcé à Saint-Médard de Soissons. F. Gastaldelli, il est vrai, à la suite de Léopold Delisle, a daté ce recueil du xme siècle39• Mais Dom Jean Leclercq s'était prononcé auparavant pour .le xne40, et c'est certainement cette indication qu'il faut retenir. C'est donc que le Clama ne cesses a été transcrit et par suite rédigé bien avant que ne se tienne le Concile de Soissons. Il semble qu'il soit tout à fait impossible d'en dire davantage, aussi longtemps du moins que nous ne saurons pas quel est l'auteur de cette pièce.

Ill - LES RAPPORTS DE LA VERSION BRÈVE

ET DE LA VERSION LONGUE

Le plan et la structure des deux versions, on vient de le voir, sont assez sem­blables. Il reste à nous interroger sur la nature des rapports qui unissent la ver­sion longue, la plus répandue, à la version brève retrouvée par le P. Gaetano Raciti dans le seul ms. C. Celle-ci peut n'être en effet qu'un abrégé de la ver­sion longue. Mais elle peut être aussi une première rédaction dont la version longue serait une amplification. Cette question est inséparable d'une autre. Nous aurons en effet à nous demander si les deux versions sont d'un même auteur ou si l'auteur de l'une d'entre elles n'aurait pas emprunté à un autre un texte qu'il aurait ensuite modifié, soit en l'abrégeant, soit en l'amplifiant.

1. La cohérence interne du texte des deux versions

Une lecture tant soit peu attentive des deux versions du Clama ne cesses donne aussitôt l'impression qu'elles ont été rédigées, l'une et l'autre, avec soin. Toutes deux sont parfaitement cohérentes. Les différentes parties de l'exposé s'y succèdent sans heurts ou raccords trop apparents. Le style de la version brève, il est vrai, est moins recherché que celui de la version longue. On y remarque également quelques fautes. Mais il faut faire ici la part des maladresses et des négligences dont le copiste du ms. C est probablement le seul responsable. Il est très vraisemblable, notamment, qu'au lieu d' affectatione, deux fois répété aux 1. 73-74, le scribe aurait dû écrire ajfectione et deuotione comme l'a fait la version longue, et que, à la 1. 89, il aurait également fallu affectio plutôt qu'affectatio. De même observera-t-on que dogmate, au lieu de domate (1. 180), est une faute grossière que l'auteur n'aurait certainement pas voulu commettre. Les copistes de la version longue ont d'ailleurs commis des fautes, eux aussi,

39. Art. cit., p. 130, se référant à L. DELISLE, Inventaire des manuscrits latins de Notre-Dame et autres fonds, Paris, 1871, p. 84.

40. Les écrits de Geoffroy d'Auxerre, !oc. cit., p. 40.

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mais l'existence de plusieurs témoins nous permet de les déceler et de les corri­ger plus aisément.

On a donc le sentiment, dès la première approche, que les deux versions se suffisent à elles-mêmes et qu'elles ne peuvent être, ni l'une ni l'autre, le résultat d'un travail hâtif. La version brève, notamment, ne peut être regardée comme un simple brouillon, ni comme un abrégé maladroit, effectué par un copiste que la longueur d'une version primitive aurait lassé. Si elle était un abrégé de la version longue, l'abréviateur se serait vraiment donné beaucoup de mal pour établir le texte que nous livre le ms. C, et on pourrait se demander pour quel motif il aurait bien pu se décider à entreprendre un tel travail.

2. Examen comparatif des deux versions

Il est vrai qu'une explication peut être aussitôt suggérée. La première différence importante que l'on observe en effet, entre les deux recensions, consiste en la présence, dans la version longue, d'un développement d'une cinquantaine de lignes(!. 14-59) que nous avons déjà remarqué et qui n'a aucun équivalent dans la version brève. C'est là que l'orateur fait allusion aux restes de saint Grégoire le Grand, conservés dans le lieu où il parle, et qu'il s'attarde longuement sur la protection que cette présence physique du saint apporte à ses auditeurs. Il est donc évident que les deux versions ont été destinées à des auditoires différents. La version brève nous livre le texte d'un sermon qui aurait pu être prononcé, le jour de la fête du saint, dans n'importe quelle église. La version longue, en revanche, ne pouvait être destinée qu'au sanctuaire où était conservé le corps du grand docteur.

Deux hypothèses peuvent alors être proposées. On peut d'abord supposer que ce sermon avait été primitivement rédigé pour être prononcé à Saint-Médard de Soissons, en présence du corps de saint Grégoire, et que le texte de cette première version aurait été abrégé par la suite, pour pouvoir être utilisé ailleurs. On en aurait alors supprimé toutes les allusions aux reliques du saint, c'est-à-dire les 1. 14-59. Il faudrait pourtant expliquer encore, dans ce cas, pourquoi l'abréviateur aurait également supprimé ou raccourci d'autres passages de cette homélie, avec tant d'habileté et d'ingéniosité.

On peut donc supposer aussi, et c'est la seconde hypothèse, que la version brève, destinée à un auditoire qu'on ne peut identifier, a été rédigée la première, et qu'un prédicateur, appelé à prêcher à Saint-Médard, a ensuite adapté ce panégyrique, qui n'était pas nécessairement de lui, à l'église où il devait se rendre. On peut trouver un argument favorable à cette hypothèse dans la manière dont le développement des 1. 14-59 est relié au texte de la version brève. Les premières lignes de ce passage, qui renvoient au texte initial (Attamen uerbum hoc ... : 1. 14), sont sans doute habilement rattachées à celles, communes aux deux versions, qui les précèdent immédiatement. La conclusion de ce développement complémentaire, en revanche, est moins adroitement raccordée à ce qui suit. Au terme de cette digression, en effet, l'orateur revient

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à son thème initial, mais il ne rattrape son commencement qu'avec une certaine gaucherie: Sed iam quia ad clamorem nos sermo reduxit, écrit-il (!. 57-59), audiat caritas uestra quid causae juerit, ut tale fecerimus loquendi principium. Cette transition ne compromet pas la cohérence du discours, mais la suture n'est pas tout à fait invisible. Celle-ci pourrait ainsi indiquer, sans qu'on puisse cependant en être certain, que le développement précédent est une pièce rapportée et que la version longue est donc une amplification de la version brève.

La version longue ne se distingue pourtant pas seulement de la version brève par les allusions au corps de saint Grégoire que nous avons remarquées aux !. 14-59. Elle s'en sépare également de deux autres manières. Il lui arrive d'abord de développer longuement certains passages, comme cela se produit notamment aux 1. 124-168 où le texte de la version longue est environ deux fois plus développé que celui de la version courte, et aux 1. 184-206 où ses amplifi­cations, proportionnellement, sont plus considérables encore. Dans ces diffé­rents passages, tous les thèmes et le plus souvent les termes même de la version brève reparaissent dans la version longue. Celle-ci ajoute cependant, ici ou là, des mots, des membres de phrases ou des phrases entières qui finissent par allonger considérablement le texte de la version brève. Que l'on compare, pour s'en rendre compte, les deux versions aux 1. 129-141. La recension longue change parfois quelques mots. Elle substitue ainsi operationis à actionis (1. 130), sans qu'on puisse deviner les raisons d'une telle modification, ou encore Haec à Tuba (ibid.), probablement pour éviter une répétition. Ailleurs elle ajoute des conjonctions, des adverbes ou de courtes incises (Nam et: 1. 129; enim: 1. 130; nifallor: 1. 131; quoque: 1. 137; ut puta: 1. 137), qui ont apparemment pour objet de nuancer, d'adoucir ou au contraire de renforcer certains propos. Parfois la version longue modifie la construction de la phrase, comme cela se produit aux 1. 131-134, où l'orateur interpelle directement ses auditeurs au lieu de s'en tenir, comme le fait la version brève, à un. simple énoncé. Ailleurs encore elle prolonge une phrase ou en ajoute une nouvelle, ren­dant ainsi plus agréable un développement plus sec de la version brève (1. 140-144). Il arrive également à l'auteur de la version longue d'adopter un ton plus personnel et de se livrer à des sortes de confidences, à la première personne du singulier, comme cela se produit aux 1. 134-136, et d'une manière plus appuyée encore, vers la fin du sermon (1. 201-206). Ces amplifications ne modifient pas la structure et le sens général du développement. Mais si elles allongent le texte de la version brève, elles témoignent en même temps d'une recherche certaine. Elles donnent aussi plus de vie à l'exposé et elles y sont comme le signe d'une communication plus étroitement établie entre l'orateur et son auditoire.

Dans bien des cas, cependant, les différences qui séparent les deux recensions l'une de l'autre sont beaucoup plus légères. La version longue ne se distingue alors de la version brève que par l'adjonction ou la modification d'un ou deux mots, d'une courte phrase tout au plus, selon un procédé dont nous avons observé déjà l'emploi dans les textes qu'on vient de signaler, mais qui ne

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s'accompagne pas des changements plus considérables que nous avions en même temps remarqués. A la l. 7, exemple parmi d'autres, la version longue ajoute le mot praeconia, qui rend la construction moins boiteuse, et à la 1. 81 les mots Auris Dei de la version brève redeviennent Auris zeli, par fidélité sans doute à la lettre du texte de l'Écriture (Sap. 1,10) qui est ici cité. Plus loin (l. 105-108), les deux épouses de Samuel (I Reg. l, 2) sont associées à Lia et Rachel et à Marthe et Marie, que seules mentionne la version brève, pour repré­senter la vie active et la vie contemplative. Mais les changements les plus fréquents viennent de l'adjonction presque constante de conjonction, d'adverbes ou de courtes incises, dont nous avions déjà remarqué l'apparition aux l. 129-13 7 et dont le nombre, au total, dans la version longue, est assez considérable. Etiam est ainsi ajouté sept ou huit fois, et quatre ou cinq, mais il faudrait compter aussi les .aliquando (1. 93, 109, 126), les uel (1. 199, 214, 216), les interim (l. 101, 162), les autem (1. 62, 101), les magis (l. 117, 241), ou encore les sed et les enim (1. 130-131), les utique (1. 106), les nam (1.129), lesprorsus (l. 214), les fere (1. 183), les inquam (l. 200, 232), les ut notissimum est (1. 146), et les termes ou expressions analogues dont la liste pourrait être encore allongée.

Ces modifications et additions, à leur tour, améliorent généralement le texte. Elles lui donnent une tenue littéraire que la version brève, pourtant soignée, ne possède pas au même degré. La manière dont elles sont introduites s'explique donc plus aisément si nous admettons que la version longue est une amplifica­tion de la version brève. L'argument, certes, n'est pas décisif. Il confirme cependant l'impression que nous avaient laissée les observations précédentes. On a quelque peine à imaginer qu'un abréviateur, si soigneux qu'il pût être, se soit donné la peine d'éplucher, en quelque sorte, le texte long dont il disposait pour en supprimer des mots ou des expressions qui lui auraient paru inutiles, alors que le plus souvent, à notre jugement du moins, ceux-ci rendent plus harmonieux, moins abrupts et plus agréables à lire les développements où ils apparaissent.

3. Le recours à la « Vita Gregorii Magni )) de Jean Diacre

Cette interprétation des faits se heurte pourtant à une difficulté. Comme le font en effet ressortir les notes de l'édition, les deux versions de ce panégyrique utilisent largement, l'une et l'autre, la Vita sancti Gregorii Magni de Jean Diacre. Sans la citer à proprement parler, elles en reprennent plus ou moins fidèlement, ici ou là, quelques mots, se contentant parfois de modifier les désinences de certains substantifs ou de certains verbes. Ces emprunts apparaissent principalement dans le long passage qui va des l. 161 à 194. Les deux versions utilisent généralement Jean Diacre en des termes identiques. Il arrive pourtant que la version longue emprunte à cette Vita des mots ou des expressions qu'on ne retrouve pas dans la version brève. Pour faire ressortir ces différences on a mis ces textes en parallèle. Les mots empruntés à Jean Diacre par les deux versions ont été imprimés en italiques. Ceux que la version longue est seule à lui avoir repris l'ont été en petites capitales.

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Citons d'abord un court passage où les deux versions reproduisent un certain nombre de mots qui, dans la Vita Gregorii, sont dispersés dans un assez long développement (1, 38, PL, 75, col. 78 B-79 A). On remarquera que la version brève omet les mots corporis et animae que la version longue em'prunte au texte de Jean Diacre, tel du moins que l'édition de Migne nous le fait connaître :

Version brève (ms. C)

Quam bene clamasti, cuius precibus puer inquietus ualde et extrema iam corporis parte praemortuus, liberatus a dracone cui ad deuo­randum datum se esse uocifetabatur, et morte caruit, et salutem acquisiuit.

Version longue (!. 172-17 5)

Quam bene clamasti, cuius precibus puer inquietus ualde et extrema iam corporis parte praemortuus; liberatus a dracone cui ad deuorandum datum se esse uociferabatur, et morte CORPORIS caruit, et salutem ANIMAE acquîsiuit.

Plus loin, si l'on ne tient pas compte de nanctus, variante purement orthographique, ni surtout du mot dogmate qui ne peut être qu'une faute de copiste, les emprunts fait à la Vita de Jean Diacre (1, 3-6, col. 64 A-65 B) par la version brève sont à peu de chose près identiques à ceux de la version longue. Deux différences significatives, cependant : la version longue reprend à Jean Diacre le mot desideratum, négligé par la version brève, et en écrivant monachicum, elle retrouve une leçon qui, toujours d'après l'édition de Migne, semble avoir été la leçon de Jean Diacre, délaissée par la version brève qui écrit monachi:

Version brève (ms. C)

Quam celeriter buccinasti in neomenia tuba, cui inerant in acerba aetate matura iam studia, et ubi patre defuncto liberam dispo­nendarum rerum_ nanctus es facultatem, sex monasteriis in Sicilia fabricatis, in proprio dogmate intra urbem septimum exstruxisti, et ibidem monachi habitum suscepisti.

Version longue (!. 177-181)

Quam celeriter etiam buccinasti in neome­nia tuba, cui inerant et in acerba aetate matura iam studia, et ubi patre defuncto liberam disponendarum rerum nactus es facultatem, sex monasteriis in Sicilia fabrica­tis, in proprio domate intra urbem septimum extruxisti, DESIDERATUM ibidem monachiCUM habitum suscepisti.

La phrase suivante est plus significative encore que les précédentes. La version brève, en effet, n'y emprunte que deux mots à Jean Diacre (1, 7-8, col. 65 BC), alors que la version longue ajoute quelques lignes dont une douzaine de mots sont directement inspirés du texte de Jean Diacre :

Version brève (ms. C)

Quam fortiter iubilasti in tuba ductili et uoce tubae corneae, cum sic corpus castigans et in seruitutem redigens affiixisti, ut uitalis tibi spiritus intercluderetur.

Version longue (1. 181-186)

Quam fortiter iubilasti in tuba ductili et uoce tubae corneae, cum sic corpus castigans et in seruitutem redigens affiixisti, ut fere uita­lis tibi spiritus intercluderetur, et uno SALTEM DIE per multas LACRIMas UIRTUtem postulans !EIUNANDi, MIRAReris ipse QUIS FUER!S et QUIS ESSES, cum tibi FUNDITUS CIBi MEMORIA tolle­retur.

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152 JEAN CHÂTILLON

Un dernier texte doit être encore examiné. Aux 1. 186-190, aussitôt après les courts passages qu'on vient de citer, les deux versions s'inspirent à nouveau assez librement de Jean Diacre (II, 23, col. 96 AD), sans en reproduire exactement les termes, pour évoquer un épisode de la vie de Grégoire. Celui-ci avait en effet donné un jour à un pauvre un plat ou une soucoupe d'argent qu'il avait lui-même reçu de sa mère. Plus tard, recevant chez lui douze pauvres, selon son habitude, il en aperçut un treizième et s'en étonna. Ce dernier lui révéla alors qu'il était un ange, mais qu'il était aussi le pauvre, autrefois secouru, et il s'entretint seul à seul avec Grégoire pour le réconforter et l'instruire. La version brève n'en dit pas davantage. Mais la version longue, quelques lignes plus loin, s'inspire à nouveau du récit de Jean Diacre. Après s'être manifesté, poursuit en effet la Vita Gregorii (col. 96 BC), l'ange avait révélé à Grégoire que depuis le jour où celui-ci l'avait secouru, le Seigneur l'avait destiné à devenir le chef de son Église et à faire de lui le successeur de Pierre. C'est bien ce récit que la version longue, mais elle seule, résume en deux lignes lorsque, interpellant en quelque sorte saint Grégoire lui-même, elle écrit : ... ab illa die, sicut idem ange/us ait, ad summum sacerdotium electus es et designatus (1. 193-194). Il est donc évident que la version longue utilise, ici encore, des passages de la Vita sancti Gregorii Magni de Jean Diacre que la version brève a négligés.

4. Premières conclusions

Les conclusions que l'on peut tirer de ces faits dépendent de la manière dont on se représente les relations qui unissent entre elles les deux versions. Deux hypothèses, on s'en souvient, pouvaient être envisagées, la première consistant à admettre que la version courte du ms. C était un abrégé de la version longue, plus ancienne. Si c'est à cette explication que l'on s'arrête, la manière dont cette version courte cite la Vita Gregorii de Jean Diacre s'explique aisément. Voulant à la fois supprimer tout ce qui avait un rapport avec les circonstances particulières dans lesquelles la première version avait été rédigée et raccourcir un texte qu'il trouvait trop long, l'abréviateur aurait supprimé du même coup quelques unes des réminiscences de la Vita Gregoriî que contenait la première version, sans peut-être en soupçonner l'origine. La version brève, dans ce cas, pourrait être l'œuvre du même auteur que la version longue, mais elle pour­rait être, tout aussi bien, celle d'un auteur différent.

Un premier examen comparatif des textes nous avait cependant porté à consi­dérer comme plus vraisemblable l'hypothèse inverse, selon laquelle la version longue serait une amplification de la version brève, rédigée antérieurement. S'il en est ainsi, il faut alors admettre : 1) Que l'auteur de la version longue savait que la version brève s'était inspirée de Jean Diacre ou qu'il s'en était aperçu ; 2) Qu'il avait lui-même sous la main, soit la Vita Gregorii de Jean Diacre, soit une autre Vita Gregorii dépendant de celle de Jean Diacre ; 3) Qu'il a enfin pris la peine de compléter les récits empruntés par la version brève à Jean Diacre en puisant à son tour à la même source. L'élaboration de la version longue, dans

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ces conditions, exigeait de celui qui l'a entreprise une connaissance du texte de la version brève, de son contenu et de ses sources dont il est peu vraisemblable qu'elle ait appartenu à un prédicateur qui n'était pas l'auteur de cette première version. On peut sans doute imaginer que Richard de Saint-Victor ou Geoffroy d'Auxerre, allant prêcher à Saint-Médard de Soissons pour la fête de saint Gré­goire, ait emprunté à un homiliaire un canevas de sermon qui aurait été l'œuvre d'un autre, et qu'il l'ait poli et amplifié pour l'adapter aux circonstances. Bien des orateurs, après tout, ont travaillé de cette manière, au cours des âges, en ayant sous la main des sermonnaires destinés à cet usage. Mais on a peine à croire qu'un prédicateur recourant à cette méthode, qu'il s'agisse de Richard de Saint-Victor, de Geoffroy d'Auxerre ou de tout autre, ait pu s'apercevoir que son modèle s'inspirait de la Vita Gregorii et que, s'en étant aperçu, il ait recouru à son tour à cette Vita pour y chercher les compléments qu'on a signalés et les ajuster au texte qu'il remaniait et amplifiait. Ces difficultés disparaîtraient, en re­vanche, si l'on admettait que l'auteur de la version longue, quelle que soit son identité, était le même que celui de la version brève. On comprendrait parfaite­ment qu'après avoir rédigé une première version du Clama ne cesses, un prédi­cateur désireux de redonner ailleurs le même sermon l'ait retravaillé pour l'adapter à un autre auditoire, qu'il en ait amélioré le style et qu'il en ait amplifié plusieurs passages en puisant à nouveau à la source dont il s'était une première fois inspiré.

Jusqu'à plus ample informé, et sans pouvoir exclure absolument d'autres hypothèses, je suis donc porté à croire que la version longue est une amplifica­tion de la version brève et que, de ce fait, les deux versions sont l'œuvre d'un seul et même auteur.

IV - RICHARD DE SAINT-VICTOR, GEOFFROY DE MELROSE, GEOFFROY D'AUXERRE OU AELRED DE RIELVAUX ?

Il reste à examiner si nous avons quelque moyen d'identifier l'auteur, ou éventuellement les auteurs, de ces deux versions. Les noms de Richard de Saint-Victor, de Geoffroy de Melrose, de Geoffroy d'Auxerre ont été prononcés pour la version longue, celui d' Aelred de Rielvaux pour la version brève. Voyons quels peuvent être les titres de chacun d'eux.

1. Richard de Saint-Victor ?

Commençons par Richard, dont j'ai cru longtemps, à la suite d'Hauréau, qu'il était l'auteur de la version longue, la seule qui ait été connue jusqu'à la découverte, par le P. Gaetano Raciti, de la version brève contenue dans le ms. C. Cette attribution était apparemment justifiée, on l'a vu, par la critique

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externe. A l'exception du ms. G, en effet, tous les témoins de la version longue, à commencer par les plus anciens, les mss F et L (xue et xme s.), mêlent le Clama ne cesses à d'autres ouvrages de Richard, et c'est à lui que trois d'entre eux, les mss Cu, Ut et X, l'attribuent explicitement. En fait, ces témoignages prouvent surtout que la version longue a été mêlée de bonne heure, peut-être par hasard, à d'autres écrits de Richard, et les attributions proposées par F. Gastaldelli et par le P. Raciti nous obligent à nous demander si ce voisinage n'est pas à l'origine de confusions qu'il faudrait essayer de dissiper. A défaut d'autres indices externes, c'est donc à la critique interne qu'il faut recourir.

Notre recherche doit s'engager ici dans deux directions. Si nous examinons en premier lieu l'enseignement du Clama ne cesses, nous devons reconnaître, d'une manière générale, qu'il s'accorde fort bien avec celui que Richard a lui-même proposé dans plusieurs de ses écrits. Notons d'abord que ce panégy­rique de saint Grégoire recourt à des méthodes d'interprétation spirituelle de !'Écriture et à une typologie familières à Richard. On remarquera par exemple l'allusion à Lia et à Rachel, à Marthe et à Marie, commune aux deux versions, et complétée, dans la version longue, par la mention des deux épouses du père de Samuel (1. 106-108). Ce sont là des figures bibliques de la vie active et de la vie contemplative que Richard évoque bien souvent lui-même41 • Elles sont trop traditionnelles, cependant, pour que l'on puisse attacher à leur présence dans le Clama ne cesses une portée démonstrative. Mais en affirmant avec insistance, dans le même passage, que la vie contemplative et la vie active sont insépa­rables l'une de l'autre (1. 101-110), en expliquant à ses auditeurs qu'on ne peut s'engager dans l'action et prendre soin de son prochain en négligeant la contemplation, ni oublier ce qu'on doit au prochain sous prétexte de se livrer à la contemplation (!. 110-120), en rappelant la nécessité de la prière et en affir­mant avec force que nul ne·peut se livrer à la prédication et reprocher au peuple ses fautes s'il ne mène une vie exemplaire (l. 198-200 et 212-217), l'auteur du Clama ne cesses insiste sur des thèmes qui apparaissent souvent dans certains écrits de Richard, et notamment dans ses Sermones centum42• Ce recueil contient en effet plusieurs sermons qui traitent de la pr6dication, de sa nécessité et de ses exigences. Nous ne savons à qui son:t adressées ces homélies où il est question des devoirs des « pasteurs » et des « prélats », de ceux des « recteurs »,

des << prêtres » et des << docteurs » à qui incombe le ministère de la parole. Mais Richard y redit à plusieurs reprises que le prédicateur doit mener une vie accordée à ce qu'il enseigne43 , qu'il ne doit pas se laisser absorber, fût-ce avec

41. Voir p. ex. sur Lia et Rachel, De patriarchis (Benjamin minor), 1-4, PL 196, col. 1-4; Liber exceptionum, II, lib. II, 12, éd. J. Châtillon, Paris, 1958, p. 241, l. 38-39 ; Sermones' centum, 32, PL 177, col. 972 C. Sur les deux épouses de Samuel, Phenenna et Anna, Lib. except., II, lib. V, 2, ed. cit., p. 282, !. 10-26 ; Serm. cent., loc. cit. Sur Marthe et Marie, Lib. except., II, lib. XIV, 5, p. 503-504, 1. 1-37; Serm. cent., toc. cit.

42. Sur l'attribution de ce recueil de sermons à Richard de Saint-Victor, voir J. CHÂTILLON, Le contenu, l'authenticité et la date du "'Liber exceptionum » et des « Sermones centum" de Richard de Saint-Victor, dans Revue du moyen âge latin, 4 (1948), p. 343-366.

43. Cf. p. ex. Sermo 57, PL 177, col. 1070 BC : « Doctrina sine vita arrogantem reddit, vita

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UN SERMON DU 12• S. EN QUÊTE D'AUTEUR 155

les meilleures intentions, par les soucis extérieurs44 • Se référant à saint . Grégoire, il rappelle, lui aussi, que nul ne doit négliger la contemplation sous prétexte de prendre soin du prochain, ni négliger le prochain sous prétexte de se livrer à la contemplation45 • Il s'agit, pour lui aussi, d'unir la contemplation, l'action et la prédication dans une vie religieuse équilibrée. L'idéal qu'il définit de la sorte est celui des chanoines réguliers, et donc celui que Richard, chanoine régulier lui-même, cherchait à atteindre et à promouvoir. C'est de cet idéal que j'avais retrouvé les éléments essentiels dans le Clama ne cesses, et d'autres les y ont également remarqués46

• De tels rapprochements ne peuvent sans doute justifier, à eux seuls, l'attribution du Clama ne cesses à Richard. Ils montrent cependant que l'enseignement spirituel de cette homélie ne contredit jamais celui de Richard et que, de ce point de vue, celle-ci pourrait fort bien être son œuvre.

Mais il faut examiner aussi les structures littéraires propres au Clama ne cesses et les procédés dont use cette homélie. Le style de Richard présente un certain nombre de caractéristiques que d'autres ont déjà étudiées47 • Le P. Gervais Dumeige a pu observer, par exemple, que Richard aimait agrémen­ter ses développements de parallèles, de répétitions et d'antithèses dont son De quatuor gradibus violentae caritatis offre de nombreux exemples48• Il a noté également que Richard introduisait volontiers, dans ses exposés, des proposi­tions interrogatives et exclamatives où les parallèles, les répétitions et les antithèses tiennent aussi une large place49 • Ce sont là des procédés dont l'auteur du Clama ne cesses fait à son tour un large usage, et son style, sur ces

sine doctrina inutilem facit. Sacerdotis praedicatio operibus confirmanda est, ut quod docet verbo demonstret exemplo, etc.» De même, ibid., col. 1070D-1071 B; 1073 A.

44. Cf. p. ex. Sermo 32, qui écrit, à propos précisément des prédicateurs, ibid., col. 971 D-972 A : « Sed ... nos cernimus multos ... sanctae quietis et internae contemplationis penitus oblitos, exterioribus negotiis tractandis absque omni bona intentione irnpudenter ac turbulenter se inferre ... »

45. Cf. Sermo 35, ibid., col. 982 D-983 A: «Et, ut ait beatus Gregorius : Rector non debet propter curam proximi postponere contemplationem Dei, nec propter contemplationem Dei negligere curam proximi >>. Il ne semble pas, malgré les apparences, que Richard se réfère ici à un passage précis des œuvres de saint Grégoire. Il s'exprime d'ailleurs dans des termes iden­tiques, mais en se référant d'une manière plus générale aux« livres de saint Grégoire»(« sicut in libris sancti Gregorii legimus »), dans son Lib. except., II, lib. XIII, 3, ed. cit., p. 481, 1. 22-25. J'ai cité dans les notes de cette édition du Liber exceptionum plusieurs textes de saint Grégoire qui correspondent à ce que Richard lui fait dire.

46. Cf. J. CHÂTILLON, Contemplation .. ., p. 98; C.W. BYNUM, The Spirituality of Regular Canons in Tweifth Century, dans Jesus as Mother. Studies in the Spirituality of the High Middle Ages, Berkeley, Los Angeles, London, 1982, p. 33-34.

47. Voir notamment G. Dumeige, dans Ives, Épitre à Séverin. Richard de Saint-Victor, Les quatre degrés de la violente charité (Textes philosophiques du moyen-âge, III), Paris, 1955, Introd., p. 118-122; L. NEGRI, Poesia e mistica in Riccardo di San Vittore. La tecnica compositiva del «De IV gradibus violentae charitatis », dans Convivium, N.S., III (1955), p. 522-532.

48. Op. cit., p. 120-121. 49. Ibid.

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différents points, est certainement très proche de celui de Richard. On a eu d'autre part l'occasion, dans les pages précédentes, de remarquer l'apparition fréquente, au moins dans la version longue de cette homélie, de conjonctions, d1adverbes, de locutions adverbiales ou de courtes incises qui ne sont pas indispensables au sens mais qui assouplissent, renforcent ou nuancent le dis­cours. Aux exemples précédemment cités on peut ajouter l'emploi assez caractéristique de la conjonction et, précédée de sed (l. 14 7) ou de immo (!. 164), destinée à souligner ou à durcir une affirmation ou une injonction. Ces procédés apparaissent souvent dans les écrits de Richard. Le P. Gervais Dumeige a notamment remarqué l'emploi, toujours dans le De quatuor gradibus violentae caritatis, de celui dont on vient de donner un double exemple et auquel, à la suite de Marbode, il a donné le nom de correptio50• Ces ressem­blances et ces similitudes ne doivent pourtant pas nous faire illusion. Les procédés littéraires qu'on vient d'indiquer, s'ils sont fréquents dans les écrits de Richard, ne leur appartiennent pas en propre. On ne peut donc conclure de leur seule présence dans le Clama ne cesses que cette homélie est certainement l'œuvre de Richard.

Une telle conclusion serait d'autant plus imprudente qu'il est un autre procédé dont l'apparition, dans le Clama ne cesses, est loin d'avoir la fréquence et la régularité à laquelle les autres ouvrages de Richard nous ont habitués. Dans ses écrits d'origine oratoire et dans ses traités spirituels, celui-ci use en effet, presque constamment, d'une prose rythmée et rimée, respectueuse du cursus, marquée par une grande abondance d'assonances et d'homéotéleutes disposés selon des combinaisons multiples et variées ; le recours à ce procédé n'est guère limité que par l'apparition de citations bibliques qui ne peuvent être modifiées ou encore, quoique plus rarement, par la nécessité où se trouve Richard d'introduire des divisions ou de ménager des transitions. L'auteur du Clama ne cesses n'utilise ce genre de prose, au moins d'une manière systématique, qu'exceptionnellement. On peut citer cependant les premières lignes de son prologue, communes aux deux versions, dont le style particulière­ment soigné a été remarqué F. Gastaldelli51 • Ce passage est ainsi fait de sortes de strophes. En voici un échantillon (1. 5-9), disposé d'une manière semblable à celle qu'a adoptée F. Gastaldelli :

Non nostra nobis hodie improperanda sunt scelera, non annumeranda peccata,

sed beati patris nostri Gregorii narranda praeconia, merita commendanda.

50. Ibid., p. 121-122 et 41, qui renvoie à Marbode, De ornamentis verborum, XX, PL 171, col. 1691 AB. La correptio ou correction est une figure de style bien connue. Elle est définie de la maniére suivante dans l'ancien manuel de P. FoNTANIBR, Les figures du discours, réédition de G. Genette, Paris, 1977, p. 366 : «Figure par laquelle on rétracte en quelque sorte ce qu'on vient de dire à dessein, pour y substituer quelque chose de plus fort, de plus tranchant ou de plus convenable ».

51. Spiritualità .. ., p. 120.

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UN SERMON DU 12e S. EN QUÊTE D'AUTEUR

Quod loqueris quadragesimale est, non sollemne, lugubre uerbum, non celebre, tempori congruum, non diei.

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Cette strophe est tout à fait comparable à celles que G. Dumeige et L. Negri ont reconstituées naguère à partir du texte du De quatuor gradibus violentae caritatis de Richard52• De telles structures rythmiques pourraient confirmer l'authenticité ricardienne du Clama ne cesses si elles y étaient plus nombreuses et plus régulières. Il est vrai que plus loin, vers la fin du sermon (l. 168-188), on voit reparaître, dans les deux versions, des rimes, des assonances et des répétitions assez semblables à celles que nous avions rencontrées dans le prologue et qu'on peut faire ressortir en disposant le texte de la manière suivante:

Quam bene clamasti ad Dominum, pater beatissime, qui ... nullam ... corpori tuo cupiebas requiem <lare,

quominus aut orares, aut legeres, aut scriberes, aut dictares !

Quam bene clamasti, cuius precibus puer inquietus ... ... extrema iam corporis parte praemortuus,

liberatus a dracone ... et morte corporis caruit, et salutem animae acquisiuit !

Quam bene clamasti, qui ... Quam celeriter etiam buccinasti,

in neomenia tuba, cui inerant et in acerba aetate matura iam studia,. .. in proprio domate ... septimum [monasterium] extruxisti, desideratum ibidem monachicum habitum suscepisti !

Quam fortiter iubilasti .. ., cum sic corpus ... affiixisti, ut fere uitalis tibi spiritus intercluderetur, ... et cum tibi funditus cibi memoria tolleretur !

Quam feliciter denique ... exaltasti uocem,. .. cum argenteum ... discum ... egeno porrigens angelo tribuisti ...

Ce passage témoigne d'une volonté évidente d'associer des assonances, des rimes et des homéotéleutes à des parallélismes et à des exclamations. Il supporte mal la comparaison, cependant, soit avec les l. 5-9 citées plus haut, soit surtout avec les pages de prose rythmée et rimée que nous trouvons si souvent sous la plume de Richard et dont nous pourrions donner tant

52. Cf. G. DUMEIGE, op. cit., p. 118-120; L. NEGRI, art. cit., p. 524-529.

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d'exemples. Les phrases qui s'y succèdent sont en effet moins harmonieuses et moins mélodiques. Les assonances y sont distribuées avec moins de soin et de recherche. Alors que dans les écrits authentiques de Richard, en effet, celles-ci coïncident, le plus souvent, avec les finales et constituent ainsi de véritables rimes, elles sont disposées ici avec moins de régularité. Si l'on observe aussi que les ensembles dont on vient de donner deux exemples sont beaucoup plus rar..es, dans ce sermon, que dans les ouvrages de Richard, on doit reconnaître que la main de ce dernier ne s'affirme pas ici avec netteté.

Les conclusions auxquelles nous conduisent ces observations sont donc beaucoup moins favorables à une attribution du Clama ne cesses à Richard de Saint-Victor que celles auxquelles avait abouti l'examen du contenu et de l'enseignement spirituel de ce sermon. Par bien des aspects, sans doute, le style de cette homélie est proche de celui de Richard. Mais la pauvreté et surtout l'irrégularité des rimes, des rythmes et des assonances créent une difficulté réelle. Celle-ci a pu échapper à l'attention de la critique aussi longtemps que le nom de Richard était le seul à être proposé. Mais d'autres attributions ayant été suggérées, les données du problème en sont profondément modifiées.

2. Geoffroy de M elrose ?

Avant Hauréau, déjà, L. Bourgain avait remarqué le Clama ne cesses dans la collection de sermons qu'a reproduite le ms. G et qu'il avait donnée sans hésiter à Geoffroy de Melrose53• Il ne nous avait pas dit grand chose, cependant, des raisons qui l'avaient décidé à proposer cette singulière attribution. L'abbaye cistercienne de Melrose, en Écosse, est sans doute bien connue54• Geoffroy de Melrose, en revanche, me paraît l'être beaucoup moins. Je n'ai pas poussé très loin mes recherches, il est vrai, et je me suis contenté de consulter les ouvrages que je pouvais avoir aisément sous la main. Mais je n'ai retrouvé le nom de ce personnage, ni dans la Bibliotheca scriptorum sacri Ordinis Cisterciensis de Ch. de Visch (édition de 1656), ni parmi les Geoffroy ou les Godefroy que mentionnent la Bio-bibliographie d'Ulysse Chevalier (t. I, Paris, 1905) ou le Dictionnaire des auteurs cisterciens publié sous la direction de E. Brouette, A. Dimier et E. Manning (Rochefort, 197 5-1978), ni dans la très récente livrai­son du Dictionnaire d'histoire et de géographie ecclésiastiques (fasc. 115-116, Paris, 1983) qui mentionne pourtant un nombre considérable de Geoffroy.

Les explications elliptiques de Bourgain permettent néanmoins de compren­dre ce que dut être sa réflexion critique. Comme tous ceux qui ont feuilleté le

53. Cf. L. BouRGAIN, La chaire française au XJJ• siècle (ci-dessus, n. 6), p. 86. Bourgain, s'inspirant de l'orthographe du ms. G, écrit « Mailros ». J'ai adopté ici l'orthographe devenue courante aujourd'hui en français.

54. Cf. CornNEAU, Répertoire topo-bibliographique des abbayes et prieurés, t. II. Mâcon, 1939, col. 1814, selon lequel l'abbaye de Melrose, au diocèse de Glascow, comté de Roxburgh (Écosse), fondée en 660, avait été agrégée à l'ordre cistercien, comme fille de Rielvaux, en 1136.

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ms. G, cet historien de la prédication médiévale avait pu voir qu'une main tardive avait fait figurer le nom d'un Galfridus abbas dans la marge supérieure du f. 2r, en tête de la collection retrouvée dans ce recueil55 • Parcourant ensuite les sermons qu'il avait sous les yeux, il avait remarqué la présence, dans l'un d'entre eux, d'une allusion à l'abbaye de Melrose, et il en avait cité les mots suivants, dans une brève note, sans les accompagner d'aucun commentaire : In monasterio nostro quod Mailros appellatur, f. 6656 • C'est cette indication, de toute évidence, qui l'avait décidé à admettre que l'auteur des sermons contenus dans cette collection était un moine de Melrose, et puisque celui-ci, au xvne ou au xvme siècle, avait reçu le nom de Galfridus, il n'y avait plus qu'à l'appeler Geoffroy de Melrose.

Bourgain avait cherché cependant à en savoir davantage. Poursuivant la lecture de la collection d'homélies du ms. G, il avait encore noté la présence de deux allusions au schisme de Pierre de Léon (Anaclet II). Il en avait conclu que l'auteur de cette collection vivait au temps de cet antipape èt c'est de là aussi qu'il avait sans doute pu déduire que Geoffroy de Melrose était mort « vers 115057 ». S'inspirant ensuite des sermons qu'il lui avait attribués, il avait pu brosser, de ce personnage, un portrait dont je ne puis m'empêcher de citer quelques lignes : «On reconnaît dans toutes ses homélies, écrivait-il, une figure suave et mélancolique. Raoul Ardent et Geoffroy Babion sont touchés des maux de leur époque; ils ont la verve, l'élan et l'audace pour les dénoncer. Geoffroy de Mailros est, lui aussi, vivement ému, mais il gémit surtout. Il se plaint douloureusement, il ne s'emporte jamais. S'il regarde les autres siècles, il n'y trouve pas de consolation ; il revient plus désolé encore à son époque. II n'enseigne qu'un remède, celui de lever les bras vers les cieux, de jouir d'avance de l'éternité et le mot de prière revient à chaque instant sur ses lèvres ... Dans cette contemplation des choses célestes, Geoffroy montre à découvert une âme légèrement souriante au milieu de la tristesse, et qui semblait créée pour vivre en des temps plus heureux58 ».

Assez curieusement, Bourgain semble avoir attaché une certaine attention au personnage dont il décrit ainsi les états d'âme. On pourrait sans doute être surpris de voir la place ainsi accordée à un Cistercien écossais dans un ouvrage consacré à «la chaire française». Mais l'auteur prend soin de s'en expliquer et nous livre en même temps ses arrière-pensées. S'il a «étudié ce prédicateur, malgré son origine étrangère», nous dit-il, c'est« afin de comparer ses homélies à des homélies faussement attribuées à Geoffroy d' Auxerre59 ». De fait,

55. Cf. L. BouRGAIN, lac. cit., n. 3. C'est bien au f. 2', et non au f. l, comme l'écrit Bourgain, que ce nom a été ajouté.

56. Ibid., n. 4. 57. Ibid., p. 86-87. 58. Ibid., p. 87-88. 59. Ibid., p. 86, n. 5. Bourgain avait d'ailleurs remarqué l'incipit selon lequel ce sermon avait

été destiné au monastère de Saint-Médard de Soissons. Il en avait conclu que Geoffroy de Melrose avait «prononcé quelques-uns de ses sermons en France».

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160 JEAN CHÂTILLON

quelques pages plus loin, traitant cette fois de l'œuvre de Geoffroy d'Auxerre, Bourgain reproche à Combefis d'avoir attribué à ce dernier trois sermons qui « sont évidemment des sermons de Geoffroy de Mailros » ; il suffit en effet de comparer le texte de Combefis, ajoute-t-il, avec celui que donne, de ces mêmes homélies, le ms. lat. 18178, c'est-à-dire notre ms. G, pour constater que «les textes ne diffèrent pas d'un seul mot, si ce n'est dans les titres que Combefis semble avoir faits à son gré60 ».

Quoi qu'il en soit, non seulement l'attribution proposée par Bourgain n'a pas retenu l'attention, mais elle n'a jamais été examinée et critiquée, au moins à ma connaissance. Il faut reconnaître, il est vrai, que la démonstration dont on vient de rassembler les éléments est fort peu convaincante. Elle suppose d'abord que tous les sermons contenus dans la collection du ms. G sont d'un même auteur, ce qui, à mon avis, reste encore à démontrer. Elle suppose également que l'attribution tardive de cette collection à un Galfridus abbas dont le nom est mentionné au f. 2 du ms. G est vraiment digne de foi, ce dont je voudrais être sûr. Elle propose enfin, de l'allusion au monastère de Melrose, à laquelle Bourgain a attaché tant d'importance, une interprétation discutable. Cette allusion apparaît en effet au f. 66ra, dans un sermon pour la fête de l' Ascension (f. 65va_67ra) qui a échappé à l'attention de Schneyer et n'est donc pas mentionné dans la liste des homélies contenues dans cette collection que ce dernier a établie61 • Elle a pour objet de localiser un fait merveilleux, présenté à titre d'exemplum. Les mots in monasterio nostro quod Mailros appellatur pourraient sans doute signifier, comme l'a pensé Bô'Urgain, que le monastère de Melrose où s'était produit cet événement était celui du prédicateur. Dans ce cas, pourtant, celui-ci aurait pu se contenter de dire : in monasterio nostro. Les trois mots ajoutés : quod Mailros appellatur, semblent indiquer plus simplement qu'il s'agit d'un monastère dépendant de l'ordre auquel l'auteur de cette homélie appartenait. L'abbaye de Melrose. ayant été agrégée à l'ordre cistercien, comme fille de Rielvaux, en 1136, on peut en conclure que ce sermon pour l' Ascension est sorti de la plume d'un Cistercien et qu'on pourrait attribuer le Clama ne cesses à ce Cistercien si la collection du ms. G était vraiment, tout entière, l'œuvre d'un même personnage. Mais aucun argument satisfaisant ne nous permet de retenir le nom de Geoffroy de Melrose, dont l'identité exacte resterait d'ailleurs à établir. L'hypothèse de Bourgain est donc bien fragile et fort peu vraisemblable.

60. Ibid., p. 111, n. 3. Cf. F. COMBEFIS, Bibliotheca patrum concinatoria, Paris, 1662, qui a publié deux sermons sur saint Jean Baptiste (t. VII, p. 147-150) et un sermon sur saint Martin (t. -VIII, p. 480); c'est à J. LECLERCQ, Les écrits de Geoffroy d'Auxerre, !oc. cit., p. 42, que j'em­prunte ces dernières références.

61. Cf. ci-dessus, n. 7. Ce sermon oublié devrait figurer entre les n°' 148 et 149 de la liste de SCHNEYER, Repertorium, t. 2, p. 145.

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3. Geoffroy d'Auxerre?

Faut-il alors retenir l'attribution proposée ces dernières années par Dom Jean Leclercq, par le P. Ferruccio Gastaldelli et par J.-B. Schneyer qui ont fait don au Cistercien Geoffroy d'Auxerre de la collection de sermons du ms. G, et donc aussi du Clama ne cesses qui en fait partie62 ? Cette attribution globale a paru si évidente, à ces critiques, qu'aucun d'entre eux, malheureusement, n'a pris la peine de la justifier. F. Gastaldelli s'est borné à la réaffirmer, une fois de plus, dans l'introduction de sa récente édition du panégyrique de saint Grégoire63 • Je m'en voudrais de discuter l'opinion d'un éminent spécialiste qui nous a donné des éditions critiques de plusieurs ouvrages de Geoffroy d'Auxerre et qui connaît donc celui-ci mieux que personne. Mais cette attribu­tion paraît moins évidente à ceux qui ne sont pas aussi familiarisés que lui avec les écrits de Geoffroy et qui retombent dès lors, à ce propos, dans les per­plexités où les affirmations de Bourgain les avait précédemment jetés.

Nous connaissons bien mal, en effet, la tradition manuscrite des sermons de Geoffroy. Plusieurs témoins en ont sans doute été signalés, ces dernières années, dans les études auxquelles on s'est référé plus haut. Un seul, cependant, le ms. Troyes 503, de la fin du xne siècle ou du début du xrne, a fait l'objet d'une description et d'une étude critique approfondies64• L'attribution à Geoffroy d'Auxerre des 104 sermons que contient ce recueil est attestée par des rubriques anciennes et je ne pense pas qu'il y ait lieu d'en contester l'autorité65 •

Ces rubriques affirment que les sermons contenus dans le manuscrit de Troyes ne constituent que . « la troisième partie », couvrant la période de Pâques au temps de l' Avent, de l'œuvre oratoire de Geoffroy. Elles nous permettent donc de supposer qu'il existait « deux autres parties », contenant des homélitls se rapportant aux temps de l' A vent à !'Épiphanie d'une part, et du Carême à Pâques d'autre part66 • Mais si l'authenticité des sermons du ms. Troyes 503 semble bien établie, celle des homélies transcrites dans les quatre autres manuscrits actuellement connus me paraît l'être beaucoup moins. C'est F. Gastaldelli qui nous donne le plus de renseignements sur le contenu de ces témoins. Il se borne pourtant à nous dire que les Sermones de Geoffroy y sont beaucoup moins nombreux que dans le ms. Troyes 503. On en trouve 48 dans le ms. Clermont-Ferrand 33, écrit-il, 44 dans le ms. Cambridge, Fitzwilliam Museum, Mac Clean 121, 58 dans le Paris B.N. lat. 18178 et 59 dans le Paris B.N. Nouv. acq. lat. 147967 • Nous n'avons aucune raison de mettre en doute l'exactitude de ces chiffres, mais rien ne nous est dit des raisons qui justifient

62. Cf. ci-dessus, n. 7-9. 63. Cf. F. GASTALDELLI, Spiritualità ... , p. 130. 64. Cf. F. GASTALDELLI, Ricerche ... (ci-dessus, n. 9), p. 649-666. 65. Voir le texte de ces rubriques anciennes, ibid., p. 651. Le texte de l'une d'entre elles a été

également reproduit par J. LECLERCQ, Les écrits de Geoffroy d'Auxerre (ci-dessus, n. 8), p. 40. 66. Cf. F. GASTALDELLI, ibid., p. 649. 67. Ibid.

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l'attribution à Geoffroy d'Auxerre des pièces ainsi décomptées. Nous sommes simplement avertis que ces diverses collections, à la différence de celle du ms. Troyes 503, couvrent toute l'année liturgique et qu'aucune d'entre elles n'est une copie de l'autre68

Si nous nous en tenons alors à.la collection du ms. G (Paris B.N. lat. 18178, f. 2ra_99vb), la seule qui nous intéresse ici, parce qu'elle est la seule, parmi celles que signale F. Gastaldelli, à reproduire le texte du Clama ne cesses, nous n'avons d'autre preuve de son attribution globale à Geoffroy d'Auxerre que cette mention tardive d'un Galfridus abbas dont nous ne savons, ni quel crédit nous pouvons lui accorder, ni même si elle désigne certainement Geoffroy d'Auxerre. Le lecteur innocent est d'autant plus méfiant que Dom Jean Leclercq a signalé lui-même une mention assez semblable, dans un autre manuscrit, et qu'il a pris soin d'en dénoncer le caractère trompeur69•

Il n'est pas douteux pour autant que la collection du ms. G contienne un certain nombre de sermons de cet illustre Cistercien. Schneyer a en effet dressé la liste des incipit des homélies contenues dans les collections de Troyes, de Paris et de Cambridge attribuées avant lui à Geoffroy d'Auxerre 70 • Un examen comparatif nous montre que six ou sept homélies du ms. Troyes 503 reparais­sent dans la collection du ms. G. On peut donc espérer très légitimement que d'autres sermons de Geoffroy d'Auxerre ont été reproduits parmi les 58 homé­lies que contient cette même collection. On hésite cependant à admettre que toutes soient également l'œuvre de ce prédicateur, et ce doute est d'autant plus justifié, en ce qui concerne le Clama ne cesses, qu'il s'agit là d'un sermon dont l'attribution à d'autres est attestée, comme on l'a vu, par d'autres manuscrits.

La critique interne peut-elle alors venir à notre aide ? Trop peu de sermons de Geoffroy d'Auxerre ont été imprimés pour que l'on puisse tirer d'une con­frontation avec ceux qui l'ont été des conclusions certaines71 • Reconnaissons

68. Ibid. : «A differenza di T [Troyes 503], queste collezioni si estendono lungo l'intero arco dell'anno liturgico, ma nessuna è copia dell'altra. »

69. Cf. J. LECLERCQ, Les écrits de Geoffroy .. ., p. 40: "Dans le ms. Troyes 868 (xu• s., Clair­vaux), f. 51, en tête d'une collection de sermons monastiques, f. 51-83 V, une main du xv1•­xvu• siècle a écrit : Sermones Gaufridi Clarevallensis religiosi. Mais rien, ni dans le style ni dans le contenu des sermons, ne rappelle ceux de Geoffroy ; les sermons de ce ms. ne se retrouvent d'ailleurs pas dans les autres collections de sermons authentiques de Geoffroy ». Cette collection contenue dans le ms. Troyes 868 est une de celles dans lesquelles le P. Raciti a reconnu la main d'Aelred. Cf. G. RACITI, Deux collections ... (ci-dessus, n. 12), p. 171-173.

70. Cf. J.-B. ScHNEYER, Repertorium, t. 2, p. 134-150. 71. Seuls ont été publiés depuis longtemps le Sermo in anniversario sancti Bernardi, dans

Bibliotheca hagiographica latina, n. 1229, dont je donne ici la référence d'après J. LECLERCQ, art. cil., p. 29, le sermon Ad praelatos in concilia convocatos, PL 184, col. 1095-1102 (ci-dessus, n. 27), et les trois homélies imprimées par Combefis qui ont été signalées plus haut (n. 60). Nous devons à F. Gastaldelli, depuis peu, des éditions critiques des sermons de Geoffroy Super Apocalypsim (Terni e testi, 17), Rome, 1970, et des sermons contenus dans son Expositio in Cantica canticorum (Terni e testi, 19-20), Rome, 1974. Plus récemment encore, F. Gastaldelli nous a donné le texte de trois homélies inédites sur saint Benoît dans Regola, spiritualità e crisi dell'ordine cisterciense in tre sermon! di Goffredo di Auxerre su san Benedetto, dans Cîteaux.

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cependant que l'auteur du Clama ne cesses recourt à des procédés littéraires qu'on retrouve dans les sermons imprimés de Geoffroy. La plupart de ces procédés, il est vrai, sont communs à bien des auteurs de ce temps. Mais il faut ajouter que, dans ses écrits, Geoffroy introduit d'une manière beaucoup moins fréquente et moins régulière que Richard de Saint-Victor ces rimes, ces rythmes et ces assonances qui caractérisent si fortement le style de ce dernier, comme on l'a vu plus haut. Le style du Clama ne cesses apparaît donc plus proche, à cet égard, de celui de Geoffroy que de celui de Richard. En attribuant le panégyrique de saint Grégoire à Geoffroy d'Auxerre, nous n'éprouverions donc pas les difficultés que nous avions dû soulever plus haut lorsque nous nous étions demandé si cette homélie pouvait être l'œuvre de Richard. Il s'agit là d'une constatation bien négative et d'assez peu de poids. Elle mérite néanmoins d'être signalée.

Il faut pourtant noter encore que F. Gastaldelli a établi entre un passage du Clama ne cesses et quelques lignes de 1'In Apocalypsim de Geoffroy un rapprochement qui n'est pas dépourvu d'intérêt. Parlant des souffrances que sa mauvaise santé et ses austérités avaient imposées à saint Grégoire le Grand, le Clama ne cesses utilise une formule dont on retrouve un assez proche équiva­lent dans le Sermon I sur l' Apocalypse que F. Gastaldelli a lui-même édité. Afin de pouvoir en juger, mettons ces deux textes en parallèle :

Clama ne cesses (Versio longior, 1. 164-167)

animaduertere est... quam longum duxit in continua corporis afflictione martyrium ...

Super Apocalypsim., S. I (ed. Gastaldelli, p. 63, l. 191-195)

Longum enim duxit Iohannes marty­rium in contemptu vitae praesentis et tolerantia multiplicis ajJUctio­nis ... Longum duxit martyrium qui ...

Ce rapprochement mérite certainement d'être pris en considération. Je ne pense pourtant pas qu'on puisse en tirer argument. Il peut ne s'agir là, en effet, que d'une réminiscence commune. Le P. Gaetano Raciti me fait d'ailleurs remarquer que la formule longum martyrium appartient à une tradition hagiographique qui remonte à saint Jérôme, et qu'elle correspond au thème si répandu du martyre de la vie ascétique. Dans sa lettre 108, éloge funèbre de sainte Paule adressé à sa fille Eustochium, Jérôme écrit en effet : «Ta mère a été couronnée après un martyre prolongé (longo martyrio coronata est). Ce n'est pas seulement l'effusion du sang qui compte, dans la 'confession', mais le service sans tache de l'âme fidèle est aussi un quotidien martyre (devotae quoque mentis seruitus inmaculata cotidianum martyrium est)72 ». Le P. Raciti

Commentarii cistercienses, 31 (1981), p. 205-225. Ces trois homélies, absentes des mss Troyes 503 et Paris B.N. lat. 18178, ont été publiées à partir des mss Clermont-Ferrand 33, Cambridge Fitzwilliam Museum, MacClean 121 et Paris, B.N. Nouv. acq. lat. 1476. Mais rien ne nous est dit, malheureusement, d.~s raisons qui justifient l'attribution à Geoffroy d'Auxerre des pièces contenues dans ces différents recueils.

72. Saint Jérôme, Epist.108, 31, éd. et trad. J. Labourt, t. 5, Paris, 1955, p. 200, !. 3-6, oued.

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me rappelle encore, à ce propos, un texte de saint Bernard qui évoque égale­ment « les longs et multiformes martyres (longa et multimoda ... martyria) » qu'ont endurés les confesseurs73 •

Ni la présence du Clama ne cesses dans la collection du ms. G, ni les rapprochements effectués entre un passage de cette homélie et quelques lignes du Super Apocalypsim ne suffisent donc à établir, à mon sens, que la version longue de ce panégyrique de saint Grégoire puisse être l'œuvre de Geoffroy d'Auxerre. Cette attribution n'a pourtant rien d'invraisemblable. Mais elle reste à démontrer. Il nous manque encore, en ce qui concerne les sermons de ce célèbre Cistercien, une étude d'ensemble qui devrait examiner de près le contenu des diverses collections d'homélies qu'on lui a attribuées. Une étude de ce genre permettrait sans doute d'aborder les problèmes que pose l'existence de plusieurs versions d'une même homélie et dont la solution n'est certainement pas dans tous les cas la même. F. Gastaldelli nous a déjà fait connaître, en effet, une version abrégée du Super Apocalypsim de Geoffroy, et il a montré que celle-ci, loin d'être une ébauche de la version longue, n'en était qu'un abrégé assez maladroit dont Geoffroy ne pouvait être l'auteur74• Son édition de l'Expositio in Cantica Canticorum de ce même Geoffroy prouve en revanche qu'il a existé plusieurs rédactions de cet ouvrage et que toutes, apparemment, sont le résultat de remaniements successifs effectués par l'auteur lui-même75 •

Une comparaison entre le texte des sermons contenus dans le ms. Troyes 503 et celui que procurent d'autres témoins montre également que ces textes ont été, eux aussi, remaniés et modifiés 76 • Souhaitons donc que le P. Gastaldelli, à qui nous devons ces découvertes, poursuive ses recherches. Peut-être nous fournira-t-il alors, en faveur de l'attribution de la version longue du Clama ne cesses à Geoffroy d'Auxerre, des arguments nouveaux et convaincants. Ceux-ci pourraient aussi jeter une lumière nouvelle sur les relations qui unissent la version longue de ce sermon à la version brève découverte par le P. Gaetano Raciti. C'est à cette version brève, en attendant, et à l'attribution à Aelred de Rielvaux qui en a été proposée, qu'il faut en venir.

Hilberg, CSEL 55, p. 349, !. 12-13. Sur le thème du martyre de la vie ascétique, voir J. LE_CLERCQ, La vie parfaite, Turnhout, 1948, p. 148-168.

73. Sermo in natali sancti Benedicti, dans Sancti Bernardi Opera, ed. J. Leclercq-H. Rochais, vol. V, Rome, 1968, p. 12, 1. 17-18, ou PL 183, col. 382 D. Ce texte a été cité par J. LECLERCQ, op. cit., p. 153, n. 100.

74. Cf. F. GASTALDELLI, Ricerche su Goffredo d'Auxerre (Pontif. Institutum altioris latinitatis. Bibliotheca « Veterum sapientium >>, Ser, A, vol. XII), Rome, 1970, Introd., p. 7-16. On trouvera dans ce volume le texte de cet abrégé.

75. Expositio in Cant., ed. cit., Introd., t. I, p.1x-cxxv1. 76. Cf. Ricerche per l'edizione .. ., art. cit. (ci-dessus, n. 9), p. 654-665.

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4. Aelred de Rielvaux ?

On a dit plus haut, au début de cet article, dans quelles conditions le P. Gaetano Raciti avait découvert, dans le ms. C (Paris B.N. nouv. acq. lat. 294, f. l 78vb_ 180va), la version brève du Clama ne cesses. Ce recueil contient en effet une collection de 96 sermons, dont la liste a été dressée une première fois par Schneyer dans le volume où il a classé les Sermones monachorum Ordinis sancti Benedicti, et une seconde fois dans un de ceux où il a regroupé les collections de sermons anonymes77 • Schneyer avait déjà remarqué la présence, dans ce manuscrit, de quatre sermons d' Aelred dont l'authenticité semble incontestable. Examinant les listes ainsi publiées, le P. Raciti devait en identifier un cinquième et noter en outre l'étroite parenté d'un sixième avec une autre homélie d' Aelred78

• Encouragé par ces découvertes, il prit la peine d'examiner ce manuscrit sur place puis d'entreprendre sur microfilm« une étude analytique et comparative, plusieurs fois répétée, de tous les textes » contenus dans la collection considérée. Cette analyse ne devait pas tarder, nous dit-il, à confirmer et fonder à ses yeux « les premières impressions retirées de la lecture directe du manuscrit » et le conduire à cette conclusion qu'il était « en présence d'une nouvelle et importante collection de sermons d' Aelred de Riel vaux 79 ». Il pensa même être en mesure de préciser la nature du recueil dont il avait ainsi abordé l'étude : cc En réalité, écrit-il, tout porte à croire que nous avons là un document assez exceptionnel. A savoir, la copie d'un dossier personnel et privé d' Aelred, préparé par lui, en fonction surtout de ses prédications hors de son propre monastère!K> ». Dans ces conditions, il y avait également tout lieu de croire que la version brève du Clama ne cesses, contenue dans la même collection, était, elle aussi, l'œuvre d' Aelred.

Il est trop tôt pour porter un jugement sur les suggestions formulées par le P. Raciti. Ce dernier nous a d'ailleurs averti lui-même que l'article qu'il vient de publier n'avait pas l'intention d'entrer dès maintenant « dans des détails techniques » et il nous a dit réserver pour cc plus tard une analyse d'ordre philologique et littéraire, accompagnée de minutieuses comparaisons de textes » dont il ne pouvait nous donner, dans cette première étude, qu'un avant-goût81 •

Compte tenu pourtant de ce qu'il nous a déjà appris et des arguments de critique interne favorables à l'attribution du Clama ne cesses à Aelred qu'il a bien voulu me communiquer, je pense qu'on peut déjà dresser un premier bilan des arguments propres à justifier sa thèse et des questions que celle-ci néan­moins soulève.

Commençons donc par les objections. La première et la plus importante est identioue à celle que nous avions formulée lorsqu'il s'était agi d'accepter l'attri-

77. Cf. SCHNEYER, Repertorium, t. 6, p. 328-335, et t. 9, p. 258-263. 78. Cf. G. RACITI, Deux collections .. ., art. cit. (ci-dessus, n. 12), p. 168. 79. Ibid., p. 167. 80. Ibid., p. 169. 81. Ibid., p. 173.

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bution globale, à Geoffroy d'Auxerre, de toutes les homélies contenues dans la collection du ms. G. La seule présence de quelques sermons dont l'authenticité est certaine, dans des collections de ce genre, ne peut garantir l'authenticité de l'ensemble. De telles collections, le plus souvent anonymes, au moins à l'origine, ne peuvent être considérées comme des« œuvres littéraires», au même titre que les Sermones super Cantica de saint Bernard ou les sermons Super Apocalypsim de Geoffroy d'Auxerre, véritables ouvrages dont leurs auteurs ont préparé eux-mêmes la publication, dont ils ont pris la responsabilité et qu'ils ont en quelque sorte authentifiés. Les collections des mss G et C ont été consti­tuées à des fins pratiques. Elles ne sont pas nécessairement homogènes. Des pièces d'origines diverses peuvent fort bien y avoir été mêlées à celles dont on a réussi à identifier l'auteur. On a d'autant plus de raisons de le penser, dans le cas du ms. C, que si l'on a retrouvé plusieurs homélies d'Aelred, dans ce recueil, on y a signalé aussi la présence de sermons attribués à tort ou à raison à Maurice de Sully, à Geoffroy Babion et à Odon de Cantorbéry. Ces attribu­tions, il est vrai, comme celles de beaucoup d'autres sermons médiévaux demeurés inédits ou qui n'ont pas encore fait l'objet d'études critiques précises, sont peut-être sujettes à caution. On ne peut s'en débarrasser pourtant à la légère.

Voyons ce qu'il en est par exemple des deux homélies dont Schneyer nous dit qu'elles figurent ailleurs sous le nom de Maurice de Sully. Nous savons, certes, que l'authenticité des sermons qui sont souvent attribués à cet illustre évêque de Paris pose des problèmes délicats et que, dans bien des cas, ceux-ci ne peuvent être tranchés, pour l'instant, «de façon définitive82 ». Il semble donc qu'on ne peut rien dire, à ma connaissance, de l'authenticité de la première des deux homélies que l'on retrouve dans le ms. C (Ecce veniet propheta magnus) et qui est parfois attribuée à Maurice de Sully par d'autres manuscrits83 • Je constate, en revanche, que la seconde (Petra refugium herinaciis) a été donnée récemment à ce dernier, sans hésitation apparente, par J. Longère84

• Je remarque également que le sermon Omnis gloria eius, que Schneyer nous dit être de Geoffroy Babion, figure bien, lui aussi, dans la liste des sermons authentiques de ce prédicateur, établie naguère par J.-P. Bonnes85 • Quant au sermon Petrus Jesu Christi electis advenis, l'attribution à Odon de Cantorbéry qu'en proposent d'autres manuscrits n'a pas été mise en doute par Ch. de Clercq qui vient d'éditer les homélies de ce moine anglais et qui recourt très explicitement et

82. Cf. J. LoNGÈRE, Œuvres oratoires de maîtres parisiens au XIIe siècle, Paris, 1975, t. I. p. 16, et du même auteur La prédication médiévale, Paris, 1983, p. 70.

83. N° 1 des listes de Schneyer citées plus haut, n. 77. 84. N° 8 des listes de Schneyer, attribué explicitement à Maurice de Sully par J. LONGÈRE,

Œuvres oratoires, op. cit., t. II, p. 138-139, et 386. 85. Un des plus grands prédicateurs du XIJ• siècle: Ge(ljfroy du Loroux dit Geoffroy

Babion, dans Revue bénédictine, 56 (1945-1946), p. 202, n° 40. La liste de J.-P. Bonnes a été reproduite par ScHNEYER, Repertorium, t. 2, p. 150-157, où cette pièce porte le même numéro (mais n° 79 dans les listes citées ci-dessus, n. 77). Ce sermon a été publié autrefois par Beaugendre sous le nom de Hildebert de Lavardin (PL 171, col. 901-905).

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sans hésitation au ms. C pour l'établissement du texte de cette pièce86• Ces faits n'ont sans doute pas échappé au P. Raciti. Pensant probablement au sermon attribué à Odon dont il vient d'être question et à la version longue du Clama ne cesses qu'il ne connaissait alors que par l'édition de F. Gastaldelli, il note en effet que quelques-uns des sermons de la collection du ms. C «ont été démarqués par Odon de Cantorbéry et par Geoffroy d' Auxerre87 ». Cette explication reste pourtant bien rapide ; elle demanderait à être justifiée.

Mais si les objections qu'on vient de formuler mettent en cause l'attribution globale de la collection du ms. C à Aelred, elles ne concernent pas directement la version brève du Clama ne cesses contenue dans ce recueil. Elles ne nous permettent donc pas de rejeter d'emblée une attribution éventuelle de cette version brève à l'abbé de Rielvaux. Elles nous invitent seulement à en reprendre par d'autres voies l'examen. Il faut pourtant aller plus loin encore et nous demander s'il ne faudrait pas donner aussi à Aelred la version longue que nous ont fait connaître les autres manuscrits. Face aux difficultés que j'éprouvais à laisser à Richard de Saint-Victor cette version longue qui lui avait été longtemps attribuée et aux perplexités dans lesquelles m'avait plongé l'attribution de cette même version à Geoffroy d'Auxerre, le P. Raciti en a comparé le texte avec celui de plusieurs homélies inédites que contient le ms. C et avec celui de différents passages empruntés aux écrits certainement authentiques d' Aelred. Il a bien voulu me communiquer quelques-uns des résultats auxquels ces confrontations l'ont conduit, et je dois reconnaître que certains rapprochements m'ont paru assez saisissants. Je ne puis ni ne veux les présenter ici, car la primeur en revient à celui qui a eu le mérite de les découvrir et qui saura beaucoup mieux que moi en faire ressortir la portée. Leur auteur me permettra néanmoins de signaler brièvement ceux d'entre eux qui se rapportent plus directement aux questions dont on a entrepris l'examen et qui m'ont semblé plus significatifs.

Il faut d'abord citer des parallèles que le P. Raciti me propose d'établir entre certains passages appartenant aux sermons inédits du ms. C et des textes qui apparaissent déjà dans la version ·brève du Clama ne cesses mais qu'on retrouve tout naturellement, à peu de choses près, dans la version longue. Quelques lignes des deux versions du panégyrique de saint Grégoire rappellent tout d'abord que Dieu n'écoute que la prière intérieure. Elles recourent à ce sujet à des formules très voisines de celles qu'emploie un des sermons du ms. C, dépourvu de titre :

86. Cf. Ch. DE CLERCQ, The Latin Sermons of Odo of Canterbury, Bruxelles, 1983, p. 185-187. L'attribution de ce sermon à Odon est attestée au moins par deux des cinq manuscrits qu'en connaît Ch. de Clercq. Comme le remarque ce dernier, dans la brève descrip­tion qu'il nous donne de notre ms. C (Paris B.N. Nouv. acq. lat. 294, op. cil., p. 11), cette collec­tion contient en réalité deux sermons d'Odon de Cantorbéry. Celui qu'on vient de mentionner (n° 66 des listes citées ci-dessus, n. 77), d'ailleurs incomplet, qui a été recopié au f. 128'•-v•, est en effet prècédé, au f. 127'b, d'un sermon Petrus interpretatur agnoscens qui a échappé à l'atten­tion de Schneyer mais dont le texte est publié par Ch. de Clercq, op. cil., p. 191-192.

87. G. RACITI, Deux collections ... , art. cit., p. 171, n. 22.

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Clama ne cesses Version brève

(1. 64-66)

Si eut homo videt in facie, Deus autem intuetur cor ... Qu am felix anima, cui dicit: Son et vox tua in auribus meis ...

Clama ne cesses Version longue

(1. 64-66)

Si eut homo uidet in facie, Deus autem intuetur cor ... Et quam felix anima, cui dicit: Son et uox tua in auribus meis ...

JEAN CHÂTILLON

Ms. C, f. 79ra

Homo nempe uidet in facie, Deus in corde ... 0 quam felix, quam bea­ta anima quae audit uo­cem non alienorum, sed Spiritus sancti...

Plus loin, remarque encore le P. Raciti, dans ce même passage, aux 1. 68-69, développant la même idée, la version brève du Clama ne cesses, suivie toujours par la version longue, cite le texte de !'Exode (14, 15) où il est écrit que Moïse, voyant le peuple poursuivi par l'armée des Égyptiens, mais pourtant silencieux, entendit la voix de Dieu lui disant : Pourquoi cries-tu vers moi (Moy ses forts tacet, et audit : Quid clamas ad me) ? Or il se trouve que trois sermons du ms. C, dans un contexte semblable, citent le même texte et en tirent les mêmes enseignements88• Ces rapprochements n'ont qu'une valeur assez relative, il est vrai. L'interprétation du texte de !'Exode qu'on vient de relever n'était pas nouvelle. Elle apparaissait déjà chez saint Grégoire, à deux reprises pour le moins89, et on la retrouve chez d'autres, notamment chez saint Bernard90• Pour que de telles similitudes puissent constituer un argument favorable à l'authenti­cité aelrèdienne du Clama ne cesses, il faudrait d'ailleurs que les homélies du ms. C qui ont servi de termes de comparaison soient bien elles-mêmes d' Aelred, ce qui n'a pas encore été démontré.

On doit dès lors considérer comme beaucoup plus significatifs les rapproche­ments que le P. Raciti me suggère d'effectuer avec des textes d' Aelred connus depuis longtemps et dont l'authenticité ne semble faire l'objet d'aucun doute. Ces rapprochements ont néanmoins ceci de particulier qu'ils concernent tous, à deux ou trois exceptions près, des passages du Clama ne cesses qui n'apparaissent que dans la version longue de ce panégyrique et sont absents de la version brève. On n'a pas oublié, en effet, que le prologue de la version longue était caractérisé par l'adjonction d'un ample développement (1. 14-59), dans lequel l'orateur faisait très clairement allusion à la présence du corps de saint Grégoire dans le lieu même où il prenait la parole, c'est-à-dire, comme nous l'a appris le ms. G, à Saint-Médard de Soissons. Dans ce long passage, que nous avons déjà remarqué mais sur lequel il faut revenir, l'orateur recourait à l'opposition memoria-presentia, associée à un jeu de comparatifs et de superlatifs destiné sans doute à embellir son exposé et à le rendre plus frappant. Le souvenir (memoria) de Grégoire nous est doux, expliquait-il, mais ses

88. Ms. C, f. 79'", 84'", 167'". 89. Cf. ci-dessus, n. 17. 90. In Ps. Qui habitat, 16, 1, éd. Leclercq-Rochais, vol. IV, p. 482, 1. 1-5 (PL 183,

col. 247 C).

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paroles, plus douces que le miel, rendent présent parmi nous son esprit si rempli de douc'eur : dulcissimum eius animum dulciora super mel et fauum eius eloquia repraesentant (1. 16-17). A cela il ajoutait, on s'en souvient, que si cette présence spirituelle était douce pour tous, elle l'était beaucoup plus pour ceux qui l'écoutaient, puisque le corps du saint, qui reposait parmi eux, leur était véritablement présent et les assurait de sa vigilante protection (l. 17-20). Comme pour rendre plus claire cette allusion aux restes de Grégoire, l'auteur du Clama ne cesses proclamait encore (1. 21-23) que ce lieu était redoutable, où était caché un tel trésor (terribilis est locus iste, ubi talis thesaurus latet), le corps du saint, conservé dans une châsse, en attendant le retour du Christ, et enfermé dans un reliquaire : quod praesens interim continet !oculus, contegit theca (l. 25-26).

Remarquant autrefois ce passage, j'avais été frappé par l'opposition memo­ria-praesentia dont la première strophe. du célèbre Jubilus sur le nom de Jésus, «dit de saint Bernard», est le témoin le plus connu91 • Mais, sans s'attarder à une attribution de ce Jubilus à Aelred qui a été parfois évoquée92

, le P. Raciti observe que le thème de la memoria-praesentia est fréquent dans les écrits authentiques de l'abbé de Rielvaux. Il me communique à ce propos de nom­breuses références, qui renvoient aux œuvres imprimées d' Aelred93

• L'examen de quelques-uns des textes qu'il me signale de la sorte montre effectivement que ce thème y est souvent développé dans un contexte et avec un vocabulaire

91. Cf. Contemplation ... (ci-dessus, n. 2), p. 92, où je renvoyais à A. WILMART, Le« Jubilus >>

sur le nom de Jésus dit de saint Bernard (Ephem. liturgicae, 57, 1943, p. 3-285), reproduit sous un titre un peu différent : Le « Jubilus » dit de saint Bernard (Étude avec textes), Rome, 1944.

92. Le P. Raciti me renvoie à ce sujet à Ch. Dumont, dans Aelred de Rielvaux, La vie de recluse. La prière pastorale (Sources chrétiennes, 76), Pàris, 1961, Introd., p. 19, qui renvoie lui-même à A. Wilmart, op. cit., p. 225. C'est bien Wilmart, en effet, qui avait prononcé le nom d' Aelred, à propos de ce Jubilus. Mais il ne l'avait fait qu'en formulant les plus expresses réserves et en nous donnant en même temps une leçon de prudence qui reste, ici même, de la plus évidente actualité. Ayant montré, en effet, que l'attribution de ce poème à saint Bernard ne pouvait être retenue, il écrivait (ibid., p. 225-226) : « ... je dois mettre en garde l'amateur de l'histoire contre un autre piège, tendu droit devant ses pas. Admis que le poète oublié était un cistercien anglais de la fin du xn< siècle, ... entre tous les candidats rêvés, c'est Aelred, le pieux abbé de Rielvaux (t 1166), écrivain distingué par surcroît, qu'on nommerait de préférence. Comme se plaisait à dire le liturgiste Bishop à propos des sujets de cette sorte, il serait aisé de créer un cas en faveur d' Aelred, à défaut de preuves objectives ; un peu d'ingéniosité, avec une médiocre science, suffit pour éblouir autrui, en s'éblouissant soi-même. On fera, par exemple, remarquer après tout le reste, que l'un de nos plus anciens exemplaires d'origine anglaise, peut-être cistercien, incomplet toutefois et désordonné [Oxforf, Bodl. Libr., Laud. Mise. 648], se présente aussitôt après les sermons d' Aelred sur les oracles d'Isaïe. Mais ce fait, isolé et peu distinct, n'a proprement aucune portée. Aelred, finalement, ne pourrait être proposé avec sérieux comme l'auteur possible du rythme que si l'on relevait dans ses ouvrages des pensées et des expressions qui engageassent étroitement celui-ci. Sans songer pour ma part à faire cette enquête trop douteuse, je me contente de clore la discussion en déclarant que le poète reste inconnu, mais qu'il était très probablement un cistercien anglais'"

93. Cf. surtout Sermones de oneribus, 5, PL 195, col. 238 D-239 ; Sermones inediti, éd. Talbot, Rome, 1952, p. 136 ; De Iesu puera duodenno, I, 6, Corp. Christ., Cont. med., I, p. 254, I. 140; Vita sancti Edwardi regis, PL 195, col. 789 B.

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proches de ceux que nous retrouvons dans le Clama ne cesses. Les références les plus intéressantes, cependant, sont celles qui se rapportent au De sanctis Ecclesiae Hagulstadensis où Aelred parle longuement des reliques des saints que possédait la ville d'Hexham d'où il était originaire. L'abbé de Rielvaux y explique que ces précieux restes rendent en quelque sorte présents les saints auxquels ils appartiennent et qu'ils confèrent une véritable « sainteté » aux lieux dans lesquels ils sont vénérés. Il recourt à ce propos à la notion de sanctitas loci qui reparaît dans la conclusion commune aux deux versions du Clama ne cesses94 • Plus loin surtout, dans le même ouvrage, et à plusieurs reprises, parlant à nouveau de la présence des saints, de leurs reliques et des lieux, des châsses ou des reliquaires dans lesquels celles-ci étaient conservées, Aelred utilise les mots locus, thesaurus, !oculus et theca qui apparaissent également dans le passage du prologue de la version longue du Clama ne cesses (1. 22-26) que nous venons de relire95• Certains de ces mots, notamment !oculus et theca, sont des mots relativement rares. Leur présence dans un passage de la version longue du Clama ne cesses qui développe les mêmes thèmes que le De sanctis Ecclesiae Hagulstadensis n'en est que plus significative.

Ces rapprochements nous suggèrent une conclusion importante. Si quelques­uns d'entre eux, en effet, se rapportent à des textes appartenant simultanément aux deux versions du Clama ne cesses, d'autres, en revanche, plus nombreux et plus frappants, ne concernent que la version longue. Ils tendent donc à montrer que si Aelred peut être l'auteur de la version brève, comme la présence de cette

94. Cf. De sanctis ecclesiae flagulstadensis et eorum miraculis, 6, que je cite d'après L. d'ACHÉRY et J. MABILLON, Acta sanctorum Ordinis sancti Benedicti, saec. III, Pars l', éd. Paris, 1772, p. 209* : « Nemo sane aestimet quod pretiosi sancti Domini, quorum reliquiae hic continentur, quasi minus sufficientes alios adscriverint ; sed ut potius fides confirmaretur credentium, devotio augeretur, commendaretur insuper loci sanctitas, pro quo non solum praesentes sancti, sed et hi qui videntur absentes, certis indiciis probarentur esse praesentes ». Les formules relatives à la « sainteté du lieu », à vrai dire, sont un peu différentes dans les deux versions du Clama ne cesses (L 232-233 : «Locus, ... ob suae tam multiplicis reverentiam sancti­tatis ... »). De plus, il semble bien qu'il n'y ait pas d'allusion directe, dans ce passage, à la présence des reliques de saint Grégoire, au moins dans la version brève où celles-ci, on s'en souvient, ne sont pas évoquées.

95. Voir notamment, pour les mots locus, !oculus et theca, op. cit., 12, p. 212*-213*, à propos de l'invention des reliques de deux saints : « ••• sub sancto altari dua thecae referantur inventae » ; ibid., 16, p. 215*, à propos d'un abbé qui avait entrepris la restauration de l'église: «Indigne autem ferens sacras reliquias loco inferiori obrutas, placuit ei eas evulsas tumulo digno honore retro altare majus in theca operta pallio honestius reponere »; ibid., 18, p. 217*, à propos de !'ostension de certaines reliques : « ... reverendasque reliquias cum loculo in quo hactenus servabantur ante gradum altaris exponentes ... in pavimento cum summa reverentia collocarunt ». Voir aussi, ibid., 23, p. 220*, 221 *, et à propos de la « présence » des saints dont on conserve les reliques, ibid., 18, p. 216*. Le texte le plus caractéristique est sans doute celui où l'on retrouve à la fois cette affirmation de la présence des saints et les mots locus, !oculus et thesaurus remarqués aux 1. 22-26 de la version longue du Clama ne cesses ; on lit en effet, ibid., 25, p. 222*, à propos des reliques de saint Wilfrid : « Prosternunt se ante loculum, qui thesaurum ilium caelestem servabant ; plorant, rogant ne se desereret, ne divitias Eboracenses suae paupertati praeferret, ne locum, quem vivus excoluerat et sua ditaverat sepultura, sua praesentia destitueret ».

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version dans la collection du ms. C a porté le P. Raciti à le croire, il devrait être également l'auteur de la version longue que huit autres manuscrits nous ont fait connaître. C'est là une conclusion que les arguments fournis par les confrontations qu'on vient de signaler ne suffisent pas à établir d'une manière décisive. Ces arguments ne sont pourtant pas négligeables. Les constatations auxquelles ils nous conduisent s'accordent bien avec celles que nous avions faites lorsque, après avoir comparé l'une à l'autre les deux versions du Clama ne cesses, nous avions estimé, sans pouvoir l'affirmer pourtant en toute certitu­de, que la version brève était très probablement antérieure à la version longue et que celle-ci était aussi, très probablement, du même auteur que celle-là.

5. Remarques et conclusions

En dépit de tout ce que nous avons pu rassembler de positif, tout au long de cette enquête, il faut bien reconnaître qu'il n'est pas possible d'apporter dès maintenant des réponses définitives à toutes les questions relatives à l'origine des deux versions du Clama ne cesses que nous nous sommes posées. Nous ne pouvons que dresser un rapide bilan des résultats auxquels nous sommes parve­nus et un bref tableau des solutions qui pourraient être envisagées mais entre lesquelles nous n'avons pas la possibilité de choisir, au moins pour l'instant, en attendant que de nouvelles recherches ou d'autres découvertes nous apportent d'autres lumières.

En ce qui concerne les problèmes d'attribution, il apparaît tout d'abord que le don de l'une ou l'autre des deux versions du Clama ne cesses, fût-ce celui de la seule version longue, à Geoffroy de Melrose, ne peut être sérieusement défendu. L'identité de cet inconnu est trop incertaine et les arguments pro­posés par Bourgain ont trop peu de poids pour qu'on puisse s'arrêter longtemps à une telle hypothèse.

Pour des raisons de critique interne, et malgré les indications objectives fournies par les manuscrits, j'éprouve beaucoup de difficulté à laisser la version longue du Clama ne cesses à Richard de Saint-Victor, comme l'avait suggéré Hauréau et comme je l'avais cru autrefois après lui. Il n'y aurait en soi rien d'impossible, sans doute, à ce que Richard ait prononcé une homélie en l'honneur de saint Grégoire à Saint-Médard de Soissons. Il aurait même fort bien pu, à cette occasion, remanier et amplifier un sermon plus court qu'il aurait emprunté à quelque sermonnaire ou qui, plus probablement, aurait été son œuvre. Nous connaissons en effet des recensions brèves qui paraissent bien être les canevas d'où sont issus, par la suite, plusieurs ouvrages ou opuscules spirituels de Richard96• Les différences que nous avons observées, cependant, entre le style du Clama ne cesses, aussi bien dans sa version longue que dans sa

96. Cf. J. CHÂTILLON, Autour des« Miscellanea »attribués à Hugues de Saint-Victor. Note sur la rédaction brève de quelques ouvrages ou opuscules spirituels du prieur Richard, dans Revue d'ascétique et de mystique, 25 (1949), p. 301-305.

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version brève, et celui des autres écrits de Richard, rendent peu vraisemblables de telles hypothèses, même si celles-ci ne peuvent être rejetées absolument et sans appel.

L'attribution de l'une ou l'autre de ces deux versions, et notamment celle de la version longue, à Geoffroy d'Auxerre ne se heurte pas aux mêmes difficultés, et l'on pourrait retenir en faveur de Geoffroy, mais avec beaucoup plus de vraisemblance, les hypothèses formulées à l'instant à propos de Richard : prédication à Saint-Médard de Soissons, avec réutilisation d'une version courte qui pourrait être de Geoffroy lui-même ou venir de quelque homéliaire plus ancien. Pour que l'on puisse admettre ces explications, il faudrait cependant que l'attribution de la collection du ms. G à Geoffroy d'Auxerre et son homogénéité soient plus sérieusement établies, et que de solides arguments nous prouvent ainsi que le Clama ne cesses, au moins dans sa version longue, est bien l'œuvre de cet illustre Cistercien. Si le P. Gastaldelli poursuit les recherches relatives aux sermons de Geoffroy d'Auxerre qu'il a entreprises, il nous procurera certainement, sur tous ces points, les éclaircissements et les précisions dont nous ressentons le besoin.

Dans l'état actuel de la question, c'est donc l'attribution des deux versions du Clama ne cesses à Aelred de Rielvaux qui a pour elle le plus d'arguments favorables et qui rencontre le moins d'objections. Elle pourrait même nous apporter un peu de lumière sur les conditions dans lesquelles ce panégyrique a été donné à Richard de Saint-Victor. Dans le ms. L (Paris, Arsenal 550), en effet, comme on le verra dans la description donnée plus loin de ce témoin, le Clama ne cesses fait partie d'un groupe d'opuscules inédits de Richard. Ceux-ci sont suivis d'un Sermo magistri Richardi de euuangelio Cum esset Ihesus annorum duodecim qu'il faut identifier avec le De Iesu puera duodenno dont l'attribution à Aelred ne peut faire de doute. Il a donc dû y avoir quelque part, à une époque ancienne, un scribe qui a confondu certains écrits d' Aelred avec ceux de Richard. Ni cette erreur d'un copiste inconnu, ni même les parallèles beaucoup plus significatifs qùe nous a s·uggérés le P. Raciti ne nous autorisent pourtant à donner dès maintenant et sans réserve le Clama ne cesses à Aelred. Le style, les moyens d'expression, les sources d'inspiration et l'enseignement lui-même des auteurs et des prédicateurs du xne siècle présentent souvent de grandes ressemblances, surtout lorsqu'il s'agit, comme c'est ici le cas, d'auteurs ou d'orateurs appartenant à la même famille religieuse ou à des familles très proches. Ils ont tous en effet fréquenté !'Écriture, ils l'ont interprétée selon les mêmes méthodes, ils ont eu recours aux mêmes commentateurs. Ils avaient appris la grammaire et la rhétorique dans des écoles qui se réclamaient des mêmes autorités. La critique interne peut sans doute confirmer les témoignages de la critique externe. Elle peut contribuer aussi à exclure certaines attributions. Si elle peut montrer parfois que celles-ci sont hautement vraisemblables ou même probables, elle a plus de peine à parvenir, à elle seule, à des certitudes. Le recours à l'informatique permettra peut-être un jour de procéder avec plus de sécurité en mettant à notre disposition des relevés exhaustifs de mots, d'expressions ou de tournures caractéristiques. Mais nous n'en sommes pas

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encore là, ni pour Richard de Saint-Victor, ni pour Geoffroy d'Auxerre, ni pour Aelred de Rielvaux. C'est dire que malgré toutes les réserves qu'il fallait exprimer, nous n'en attendons pas moins, avec beaucoup d'impatience, que le P. Gaetano Raciti mène à son terme l'étude critique de la collection du ms. C qu'il a annoncée et qu'il développe l'argumentation, si pleine d'intérêt et de promesses, dont il a bien voulu me communiquer les premiers résultats.

V - L'ÉTABLISSEMENT DES TEXTES

Malgré les incertitudes relatives à l'attribution des deux versions du Clama ne cesses et à la nature exacte des rapports qui les unissent l'une à l'autre, les manuscrits dont nous disposons nous permettent d'établir les textes dans des conditions aussi satisfaisantes que possible.

1. Les manuscrits

Ces manuscrits sont au nombre de neuf. Le premier d'entre eux nous a fait connaître le texte de la version brève, les huit autres celui de la version longue. On donnera ici, de chacun de ces témoins, une courte description, accompagnée elle-même d'une bibliographie sommaire.

1. Paris, Bibliothèque nationale, Nouv. acq. lat. 294 (= C)

Seconde moitié du xn• s., 187 ff., 200 x 135 mm., deux colonnes. Ce recueil, dont le contenu a été décrit à deux reprises par Schneyer, m'a été aimablement signalé par le P. Gaetano Raciti qui en a donné lui-même une description. Comme l'indique une note du début du xm• siècle (f. 1 '), ce volume, vraisemblablement d'origine anglaise, a appartenu à l'abbaye de Cluny. Il avait été donné à ce monastère par Hugues, abbé de Reading, devenu abbé de Cluny en 1199. Schneyer y signale la présence de quelques sermons de Maurice de Sully, de Geoffroy Babion, d: Aelred de Rielvaux et d'Odon de Cantorbéry. D'autres sermons d'Aelred ont été identifiés par le P. Gaetano Raciti. La version brève du Clama ne cesses, dépourvue de titre et d'explicit, y occupe les ff. 178""-180va.

Bibl. : L. DELISLE, Inventaire des manuscrits de la Bibliothèque nationale. Fonds de Cluni, Paris, 1884, p. 137-138, n° 69; Id., Bibliothèque nationale. Manuscrits latins et français ajoutés aux fonds des Nouvelles acquisitions pendant les années 1875-1891, Paris, 1891, p. 609; J. SCHNEYER, Repertorium der latein. sermones des Mittelalters, 6, Münster, 1975, p. 328-335, et 9, Münster, 1980, p. 258-263; G. R.Acm, Deux collections de sermons d'Aelred - une centaine d'inédits - découvertes dans les fonds de Cluny et de Clairvaux, dans Collectanea Cisterciensia, 45, (1983), p. 165-184; Ch. DE CLERCQ (with the Assistance of Raymond Macken), The Latin Sermons of Odo of Canterbury, Bruxelles, 1983, p. 11.

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2. Paris, Bibliothèque nationale lat. 18178 ( = G)

Seconde moitié du XIIe s., 154 ff., 240 x 165 mm, deux colonnes. Ce recueil, d'origine inconnue, mais probablement venu du Nord de la France, a appartenu aux Frères mineurs (Cordeliers) du Couvent de Paris. Les catalogues, suivis par F. Gastaldelli, le datent généralement du xme siècle, mais Dom Jean Leclercq estime qu'il a été copié dès le xne siècle, date que m'ont confirmée plusieurs paléographes. Dans la marge supérieure du f. 2r, une seconde main tardive (XVIIe ou xvme s.) a ajouté la mention suivante : Galfridus abbas et Odo abbas. La première partie de cette double indication se rapporte à une collec­tion de 58 sermons anonymes, recopiée du f. 2r au f. 99v ; la seconde, à une autre collection, de 53 sermons (ff. 100'-155v), attribuée explicitement par la préface (f. 10ora) à Odon de Morimond. C'est dans la première de ces deux col­lections, donnée à Geoffroy d'Auxerre par Dom J. Leclercq et par F. Gastal­delli, puis analysée par Schneyer, que la version longue du Clama ne cesses a été reproduite (ff. 13rb_20vb). Elle est ici précédé de la rubrique suivante : ln natali sancti Gregorii. De uerbis Ysaie : Clama ne cesses. In capitula beati Medardi Suesionensis.

Bibl. : L. DELISLE, Inventaire des manuscrits latins de Notre-Dame et d'autres fonds conservés à la Bibliothèque nationale sous les numéros 16719-18613, Paris, 1871, p. 84 ; J. LECLERCQ, Les écrits de Geoffroy d'Auxerre, dans Recueil d'études sur saint Bernard et ses· écrits, t. l, Rome, 1962, p. 40; SCHNEYER, Repertorium, 2, Münster, 1970, p.142-146; F. GASTALDELLl,Ricerche per l'edizione dei Sermones di Goffredo d'Auxerre: Il manoscritto Troyes 503, dans Salesianum, 35 (1973), p. 649 ; Id., Spiritualità e missione del vescovo in un sermone inedito di Goffredo di Auxerre su san Gregorio, dans Salesianum, 43 (1981), p. 130-131.

3. Paris, Bibliothèque nationale lat. 17469 (= F)

XIIe s., 111 ff. à 2 col., 290 x 205 mm. Vient du monastère parisien de Saint-Martin-des-Champs. On y trouve d'abord le premier livre du De eruditione interioris hominis (ff. ira_43ra) de Richard de Saint-Victor, puis son De exterminatione mali et promotione boni (ff. 49ra_ 72vb). Comme l'a remarqué Hauréau, le Clama ne cesses (ff. 81'b_34vb) est ici rapproché de trois opuscules inédits de Richard auxquels il est associé dans plusieurs autres manuscrits : l'/n illa die et le Carbonum et cinerum (ff. 73rb_8 l rb), qui le précèdent immédiatement, le Causam quam nesciebam (ff. 84 vb-86ra) qui le suit. Bien que ces opuscules soient ici privés de toute attribution explicite, ils apparaissent comme faisant partie intégrante d'un ensemble dont l'origine ricardienne n'est pas mise en doute. Comme aux trois opuscules qui l'accompagnent, une seconde main tardive, du xv1e s. d'après Hauréau, a donné au Clama ne cesses un titre dont il était primitivement dépourvu en ajoutant les mots suivants, en marge du f. 81'b: In die sancti Gregorii. In Quadragesima. De laudibus eiusdem et canendis culpis. A la suite des opuscules précédents, on trouve encore le De Emmanuele de Richard, incomplet (ff. 33ra_ 104 vb), et son sermon De missione Spiritus sancti (ff. 105 va-111 vb).

Bibl. : B. HAURÉAU, Notices et extraits de quelques mss latins de la Bibliothèque nationale, V, Paris, 1892, p. 266-283.

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4. Paris, Bibliothèque de l' Arsenal 550 <'= L)

xme s. 184 fî., 2 col., 313 x 225 mm. Origine inconnue. A appartenu au couvent des Grands Augustins, à Paris, qui l'a acheté en 1338. On y trouve d'abord le De exterminatione mali et promotione boni de Richard de Saint-Victor, immédiatement suivi des quatre opuscules recopiés par le manuscrit précédent. Le Clama ne cesses (ff. 23va_26ra), intitulé Sermo in nathali beati Gregorii, est donc, ici encore, précédé de l'In il/a die et du Carbonum et cinerum, et suivi du Causam quam nesciebam. Aussitôt après, on trouve un Sermo magistri Richardi de euuangelio Cum esset Ihesus annorum duodecim (ff. 29vb_36vb). Il s'agit en réalité d'un traité d' Aelred de Rievaulx, imprimé depuis longtemps parmi les spuria de saint Bernard (PL 184, col. 849-870) et réédité à deux reprises, sous le nom de son véritable auteur, par A. Hoste (Sources chrétiennes, 60, Paris, 1958, et Corpus Christ., Cont. med., 1, Turnhout, 1971, p. 247-278). On remarque ensuite le De Emmanuele de Richard (ff. 37ra_5ovb). La fin du volume contient le Speculum caritatis d'Aelred de Rielvaux, suivi d'ouvrages de divers auteurs (Hugues de Saint-Victor, Hugues de Fouilloy, saint Augustin, etc.).

Bibl.: H. MARTIN, Catalogue des mss de la Bibl. de !'Arsenal, t. I, Paris, 1885, p. 413-414; A. Hoste, dans Aelred de Rielvaux, Quand Jésus eut douze ans (Sources chrétiennes, 60), Paris, 1958, Introd., p. 34-35 ; Id., Bibliotheca aelrediana (Instrumenta patristica, II), Steenbrugge, 1962, p. 42 et 51.

5. Saint-Omer, Bibliothèque municipale 307 (= Q)

xne-xrne s. 172 fî., 250 x 150 mm., plusieurs mains d'époques différentes. Vient de l'abbaye de Saint-Bertin. Les ff. 81-154, d'une écriture de la fin dù xue ou du début du xme, sur deux colonnes, contiennent une série d'ouvrages de Richard de Saint-Victor dont la liste a été établie par J. Ribaillier. On y retrouve, entre autres, le De statu interioris hominis (ff. 3 pa-95rb) et le De ex­terminatione mali et promotione boni (ff. 95va_ 111 '8

), suivis, aux ff. ll 1'8-l18va, des trois opuscules inédits de Richard, recopiés par les manuscrits F et L, mais présentés ici dans un ordre différeht (Carbonum et cinerum, Causam quam nes­ciebam, In il/a die). Ces opuscules sont eux-mêmes suivis du De sacrificio A bra­hae (ff. 113vq 12va) de Richard et de son De duodecim patriarchis (ff. 131'8 -

153va). Le Clama ne cesses, toujours dans sa version longue, a été transcrit par une autre main, à la fin du recueil (ff. 153vq54m). Il est précédé de la rubrique suivante : Incipit sermo in sollempnitate sancti Gregorii.

Bibl.: Catalogue général des mss des bibliothèques des départements, t. III, Paris, 1861, p. 153-154; J. RIBAILLIER, Richard de S.-V. De Statu interioris hominis, dans Archives d'histoire doctrinale et littéraire du moyen-âge, XXXV (1967), Paris, 1968, p. 49.

6. Saint-Omer, Bibliothèqué municipale 118 (= P)

xve s., d'après le Catalogue général des départements. 168 ff., longues lignes, 330 x 240 mm. Comme le précédent, ce manuscrit vient de l'abbaye de Saint-

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Bertin. On y trouve d'abord le De mistico somnio Nabuchodonosor (ff. 2q8'), puis une série d'Adnotationes in quosdam psalmos et quasdam sententias scrip­turarum de Richard de Saint-Victor (ff. 43v_53v), dont la liste a été établie par J. Ribaillier. A partir du f. 59', le manuscrit reproduit d'autres ouvrages de Richard, contenus également dans le volume précédent, quoique dans un ordre différent. Après le De duodecim patriarchis (ff. 59'-95'), on retrouve en effet le Clama ne cesses (ff. 95'-98'), précédé de la rubrique suivante : Incipit sermo in sollempnitate sancti Gregorii. Puis, à la suite du De statu interioris hominis (ff. 98'-122') et du De exterminatione mali et promotione boni (ff. 122'-146'), on voit reparaître les trois opuscules inédits de Richard (ff. 146'-157Y), dans le même ordre que celui qu'avait adopté le ms. Q. Les derniers feuillets du manuscrits (ff.157v-168') ~ont occupés par le De sacrificio David de Richard.

Bibl. : Catal. gén. des mss des bibl. des départ., t. III, Paris, 1861, p. 67-68 ; J. RIBAILLIER, art. cit., p. 49.

7. Cambridge, University Library Ff. 1.16 (1149) (= Cu)

xve s. 175 ff., papier, in 4°, longues lignes. D'origine peut-être française, ce recueil contient une série d'ouvrages, assez disparates, mais présentés comme étant l'œuvre de Richard de Saint-Victor, bien que l'authenticité de quelques-uns d'entre eux doive être rejetée. La plupart de ces pièces ont été identifiées par J. Ribaillier. On retrouve là un des opuscules inédits de Richard, le Causam quam nesciebam (ff. 63'-69'), et beaucoup plus loin (ff. 15P-158'), le Clama ne cesses. Ce sermon est précédé de l'indication suivante : Cuius supra de sancto Gregorio papa, où les mots Cuius supra désignent évidemment Richard.

Bibl. : A Catalogue of the mss preserved in the Library of the University of Cambridge, vol. II, Cambridge, 1857, p. 300-305 ; Richard de S.-V., Sermons et opuscules spirituels inédits, I, L'édit d'Alexandre, éd. J. Châtillon-W.!- Tulloch, B_ruges-Paris, 1951, Introd., p. Lxxxrn­LXXXIV; Richard de S.-V., Les quatre degrés de la violente charité, éd. G. Dumeige, Paris, 1955, Introd., p. 96; Richard de S.-V., Opuscules théologiques, éd. J. Ribaillier, Paris, 1967, Introd., p.40.

8. Utrecht, Université 280, Eccl. 169 (ancien 294) (= Ut)

xve s. 181 ff., 198 x 144 mm., 2 col. Comme l'indiquent les dates qu'on remarque dans les marges inférieures des ff. 1 ', 43v et 49', ce recueil a été copié de 1487 à 1493. Un colophon, à la fin du volume (f. 181'), nous apprend d'autre part qu'il a été copié à la Chartreuse de Nieuwlicht, près d'Utrecht, par Hermann d'Amsterdam, religieux de ce monastère, et que ce dernier a achevé son ouvrage le lendemain du jour de la tëte de saint Maurice (22 septembre) de l'année 1493. Ce recueil est tout entier consacré à des ouvrages de Richard de Saint-Victor, énumérés sommairement par Tiele et Hubshof, plus récemment par J. Ribaillier. A la suite des deux opuscules inédits de Richard, le Carbonum et cinerum et l'In illa die (ff. 132rb_139•b), explicitement attribués à Richard, on retrouve le Clama ne cesses (ff. 139rb_142rb), attribué à son tour au même

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UN SERMON DU 12e S. EN QUÊTE D'AUTEUR 177

auteur en ces termes : Incipit sermo magistri eiusdem de beato Gregorio papa et doctore glorioso.

Bibl. : P.-A. TIELE-A. HUBSHOF, Cat. codicum manu scriptorum Bibl. Universitatis Rheno-Trajectinae, t. I, Utrecht, 1887, p. 91; Richard de S.-V., Les quatre degrés de la violente charité, éd. G. Dumeige, Introd., p. 98; Id., De Trinitate, éd. J. Ribaillier, Paris, 1958, Introd., p. 46-47; Id., Opuscules théologiques, éd. J. Ribaillier, Introd., p. 46 ; J. RIBAILLIER, Richard de S.-V. De statu interioris hominis, lac. cit., p. 51.

9. Bruxelles, Bibliothèque royale 1216-34 (Van den Gheyn 1129) (= X)

xve s. 202 ff., 290 x 210 mm., deux colonnes, à l'exception des ff. 117-198, à longues lignes. Ce manuscrit a appartenu aux chanoines réguliers de Rouge-Cloître, près de Bruxelles. Mêlé à des ouvrages d'auteurs très divers, on y remarque un Tractatus de incarceratione sancti Petri et ereptione eiusdem (ff. 183v-194r) qui n'est autre qu'une explication d'un passage des Actes des Apôtres (12, 1-11 : Misit autem Herodes rex manus etc.), imprimée parmi les œuvres de Fulbert de Chartres (PL 141, col. 277-306), mais dont on a montré ailleurs (Revue du moyen-âge latin, 6, 1950, p. 287-298) qu'elle était l'œuvre de Richard de Saint-Victor. Cette exposition, reproduite également par le ms. Ut (Utrecht Université 280, ff. 106-119 ; ci-dessus, n° 8), est attribuée ici très explicitement à Richard. Elle est immédiatement suivie du sermon Clama ne cesses (ff. 194'-196T), précédé du titre suivant : Sermo magistri R ichardi de Sancto Victore de sancto Gregorio papa.

Bibl. : J. V AN DEN GHEYN, Cat. des mss de la Bibliothèque royale de Belgique, t. II, Bruxelles, 1902, p. 161-162.

2. Classification des manuscrits

Divers critères externes et plus encore l'examen des leçons et des variantes relevées dans chacun des manuscrits qu'on vient d'énumérer nous permettent de découvrir l'existence de plusieurs témoins ou groupes de témoins appartenant à des traditions textuelles distinctes.

(1) Le manuscrit de la version brève (ms. C)

Une place particulière doit être évidemment accordée au ms. C qui est le seul à nous avoir transmis le texte de la version brève. Celle-ci fait partie, dans ce recueil, d'une collection beaucoup plus ample dont nous ne connaissons pas le statut exact, dans l'état actuel de notre information. Nous pouvons donc considérer que le texte de la version brève, tel que nous le découvrons dans ce ms. C, dépend plus ou moins directement d'un manuscrit d'auteur ou d'un origi­nal que nous désignerons ici par le sigle 0 1• Les huit manuscrits de la version longue, en revanche, nous offrent des transcriptions très semblables, en dépit de quelques leçons et variantes divergentes. Ces transcriptions doivent donc dériver d'un ancêtre commun que nous appellerons 0 2• S'il est exact, comme on croit l'avoir montré, que la version longue est une amplification de la version

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178 JEAN CHÂTILLON

brève, on peut représenter les relations qui unissent les deux traditions, corres­pondant respectivement à la version brève et à la version longue, à l'aide du schéma simplifié suivant :

01

l~c 02

~ mss de la

version longue

Notons que si la version brève était un abrégé de la version longue, le schéma précédent serait évidemment inversé, 0 2 prenant la place attribuée à 0 1, mais, dans cette hypothèse peu vraisemblable, les textes de la version brève et de la version longue seraient établis à partir des mêmes manuscrits. Une telle inversion, de ce point de vue, serait donc sans conséquence.

(2) Le manuscrit G

Ce témoin de la version longue présente des caractéristiques qui lui sont propres. Il est d'abord le seul à avoir introduit la version longue du Clama ne cesses dans une collection d'homélies qui a pu être attribuée, à tort ou à raison, à Geoffroy d'Auxerre. Il est le seul également à avoir fait précéder ce sermon d'une rubrique indiquant le lieu où il avait été prononcé. Il nous offre en outre une cinquantaine de leçons ou variantes qu'on ne retrouve dans aucun autre manuscrit de la version longue et qui l'opposent donc aux mss F L P Q X Cu Ut. A ces variantes, on peut encore en ajouter quatre ou cinq qu'il partage, soit avec le seul ms. X (!. 235), soit avec le seul ms. L (1. 239), soit avec le seul ms. Ut(!. 216). Ces rencontres avec les mss L, X et Ut sont sans grande portée. Elles peuvent être le fruit du hasard. On peut donc estimer que le ms. G se sépare très nettement des autres manuscrits de la version longue et que ceux -ci, tout en nous offrant également le texte de la version longue, dépendent néan­moins d'une tradition différente.

Ces différences entre les leçons et variantes du ms. G d'une part, et celles des mss. F L P Q X Cu Ut d'autre part, proviennent sans doute, le plus souvent, de fautes d'inattention commises par le copiste du ms. G ou par celui du modèle dont dépendent les autres témoins de la version longue. L'une d'entre elles, pour le moins, trouve cependant son origine dans une retouche apportée délibéré­ment au texte que nous fait connaître le ms. G. Comme nous l'avions en effet déjà remarqué, aux lignes 18-19, c'est-à-dire dans cette seconde partie du prologue qui n'apparaît que dans la version longue, l'orateur fait allusion à la présence, dans le lieu où il parle, du corps de saint Grégoire, et il évoque à ce propos la protection vigilante que le saint exerce sur ceux « au milieu desquels » il dort ainsi « selon la chair ». Mais le texte donné par le ms. G se borne à mentionner cette présence corporelle du saint sans beaucoup y insister et en

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UN SERMON DU 12e S. EN QUÊTE D'AUTEUR 179

soulignant surtout la réalité de la protection spirituelle exercée par le grand docteur. La version des mss F L P Q X Cu Ut, en revanche, adopte une formulation plus affirmative, destinée ·sans doute à couper court à toute hésitation relative à la présence corporelle du saint97• Tout indique dès lors que les mss F L P Q Cu Ut X nous transmettent un texte qui a été retouché, peut-être par les moines de Saint-Médard qui pouvaient difficilement supporter que l'on doutât, si peu que ce fût, de l'authenticité des reliques dont ils étaiènt les gardiens, plus probablement pourtant par l'auteur lui-même agissant à la demande des moines de Saint-Médard. Si cette hypothèse est exacte, on pourrait alors admettre que le modèle 0 2 dont le ms. G est issu aurait été lui-même transformé en un modèle 0 3 d'où dériveraient tous les autres mss de la version longue. On pourrait alors proposer la généalogie suivante :

01

l~c 02

03~ ~G ~

F L P Q X Cu Ut

(3) Les manuscrits F L P Q X Cu Ut

Ces sept manuscrits appartiennent certainement à une même famille. Tous les sept s'accordent en effet contre G, d'une manière unanime, à quelques très rares exceptions près, dans la cinquantaine de cas que l'on a mentionnés plus haut. Des caractéristiques externes nous invitent d'ailleurs à rapprocher les uns des autres la plupart d'entre eux. Comme l'ont en effet indiqué les brèves des­criptions proposées précédemment, tout d'abord, les quatre mss F L P Q ont mêlé le Clama ne cesses à des ouvrages attribués à Richard de Saint-Victor. Les copistes ont en outre rapproché le Clama ne cesses de trois opuscules inédits dont l'attribution à Richard ne semble pas contestable, l'In illa die, le Carbonum et cinerum et le Causam quam nesciebam. Dans les mss F et L, il est vrai, le Clama ne cesses constitue avec ces opuscules une série dont les éléments se succèdent dans un ordre identique, alors que ces textes se présen­tent d'une manière un peu différente dans le ms. Q et surtout dans le ms. P, plus tardif. Mais on constate que le Clama ne cesses, dans ces quatre témoins, est divisé en quatre ou cinq sections dont le début est marqué, soit par des alinéas, soit par des initiales de plus grande dimension à l'intérieur même des lignes, soit encore par des blancs. Ces divisions, qui apparaissent au début des para­graphes 3, 5, 7 et parfois 8 du texte publié plus loin, marquent le début de cha­cune des trois parties principales du développement et celui de sa conclusion.

97. Cf. ci-dessus, n. 18.

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180 JEAN CHÂTILLON

Ces caractéristiques externes n'ont été que très partiellement conservées par les mss Cu et Ut. On remarquera cependant que le ms. Ut a recopié le Clama ne cesses à la suite du Carbonum et cinerum de Richard et que le ms. Cu a encore recopié le Causam quam nesciebam. Seul le ms. X n'a reproduit aucun des trois inédits de Richard présents dans les mss F L P Q et l'appartenance du ms. X à la même tradition textuelle que les témoins précédents ressort surtout des données de la critique interne.

Bien que les leçons communes à ces sept manuscrits témoignent déjà d'une parenté que confirment au moins partiellement les observations précédentes, un examen plus attentif des leçons et des variantes proposées par ces différents témoins nous conduit à distinguer les uns des autres les trois sous-groupes F L, P Q et Cu Ut X. Le tableau suivant présentera les leçons qui justifient une telle distinction. On y a relevé les principaux cas où ces trois sous-groupes se séparent, en tenant compte aussi de ceux où certains manuscrits hésitent. Afin que ce tableau puisse être utilisé plus loin lorsque le moment sera venu d'établir le texte du Clama ne cesses, on a indiqué également, non seulement les choix du ms. G dans tous les cas considérés, mais aussi ceux de la version brève du ms. C partout où celle-ci nous offrait un texte correspondant à celui de la version longue. On a également signalé, dès maintenant, les leçons qui seront

F L p Q Cu Ut X

1. 2 quasi*+ G C et quasi quasi* Cu Ut et quasi X 1. 6 nostri* + G C uestri nostri* 1. 12 miscebitur miscetur* + G C miscetur* 1. 24 Deus*+ G Dominus Deus* 1. 26 loculus0 + G locus locus Cu Ut

loculus0 X 1. 41 defunctionis sue sue defunctionis0 + G sue defunctionis0

1. 53 exenia sacra0 + G xenia sacra Q sacra xenia Cu xena sacra P sacra uenia Ut

exenia sacra0 X 1. 68 audit0 + G C auditur auditur 1. 76 ille0 + G iste illeo

1. 86 et uel0 + GC uel0

1. 129 considerare est0 + G considerare debemus considerare est0

considerate L considera C

1. 148 intelligere uelis* + G intellige uel intelligere uelis* 1. 177 reciperes0 + G C receperis reciperes0

1. 206 aliis* + G alii aliis* 1. 222 exemplo0 L + G C exemplis exemplo0

exempli F 1. 230 concurrunt0 + G C occurrunt concurrunt0

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UN SERMON DU 12e S. EN QU°PTE D'AUTEUR 181

adoptées plus loin, dans l'édition. Un astérisque("') marque celles qui seront retenues pour des raisons de critique interne, parce que la leçon opposée paraissait fautive ou peu satisfaisante. Un o minuscule en exposant (0

) marque celles dont le choix ne s'imposait pas absolument mais qui ont été néanmoins préférées à d'autres, dans l'édition, pour des raisons qui seront exposées plus loin.

Les seize exemples donnés dans ce tableau montrent donc que les deux sous-groupes F L et P Q s'opposent fréquemment l'un à l'autre. En revanche, les mss Cu Ut X s'accordent tantôt avec un des deux sous-groupes précédents, tantôt avec l'autre. Ils rejoignent en effet neuf fois les mss F L ou au moins celui de ces deux témoins où apparaît la leçon qui s'impose(!. 6, 24, 76, 129, 148, 1 77, 206, 222, 230), mais ils offrent des leçons identiques à celles des mss P Q dans quatre autres cas (!. 12, 41, 68, 86). Il leur arrive enfin, à trois reprises, de se séparer les uns des autres (!. 2, 26, 53), Cu et Ut rejoignant alors un des deux sous-groupes opposés et X s'accordant avec l'autre.

(a) Les mss F et L

Si nous examinons de plus près le tableau précédent, nous constatons que tout en s'opposant fréquemment aux mss P et Q, le sous-groupe F L ne nous offre que trois leçons qui lui soient vraiment propres et qu'on ne retrouve donc dans aucun autre témoin(!. 12, 41 et 86). Toutes les autres leçons communes à ces deux témoins et opposées à P Q reparaissent, soit dans les mss Cu, Ut et X ou dans l'un ou l'autre d'entre eux, soit au moins dans le ms. G (p. ex. !. 2, 6, 24, 26, 53, 68, etc.). L'examen des variantes enregistrées plus loin dans l'apparat critique du texte de la version longue montre en outre que les deux manuscrits F et L comportent l'un et l'autre des leçons qui leur sont propres et qui, tout en les séparant des autres manuscrits, les opposent également l'un à l'autre. On peut relever une douzaine de variantes de cette sorte dans le ms. F (!. 18, 24-25, 321- 2, 67, 80, 93, 125, 146, 168, 194, 200, 222, 226), une trentaine. dans le ms. L (!. 13, 16, 34, 40, 54, 56, 63, 72, 74, 86, 90, 95 1- 2, 99, 115, 119, 121-122, 129, 130, 132, 148, 155, 156, 170, 171, 172, 173, 180, 185, 210, 211, 222, 229, 235, 238, 240, 241). La plupart de ces leçons, aussi bien en F qu'en L, sont dépourvues d'importance. Quelques-unes ne sont visiblement que des fautes, et des fautes parfois grossières. Elles montrent néanmoins que ces deux manuscrits, en dépit d'une parenté que d'autres variantes avaient attestée, sont assez éloignés l'un de l'autre. Le ms. L n'a certainement pas été copié sur le ms. F. On a tout lieu de croire qu'il y a eu au moins un intermédiaire, et peut-être même plusieurs, entre Let le modèle commun dont F et L sont issus.

L'existence d'une certaine distance entre ces deux témcins est confirmée par d'autres variantes qui tout en les séparant l'un de l'autre, les rapprochent d'autres manuscrits. Du tableau suivant, établi avec les mêmes conventions que le précédent et dans lequel on a signalé, pour chaque cas, le parti choisi par les mss G P Q Cu Ut X et éventuellement C, il ressort que les leçons proposées par F reparaissent fréquemment dans quelques-uns de ces témoins, alors que celles de L sont beaucoup moins souvent partagées :

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F L

1. 17 uestigetur0 + P Q X G inuestigetur + Cu Ut 1. 18 uobis0 + Q Ut Cu G nobis +PX !. 43 illud sequitur0 + Q Cu Ut X sequitur illud + P

illud sequetur G 1. 49 nec* + Q Cu Ut G ne+ PXC 1. 63 eiusmodi0 + P Q Cu Ut G huiusmodi + X C 1. 155 supra0 + P Q Cu Ut G super+ X !. 215 uos0 + P Q Cu Ut G nos+ XC !. 238 uobis0 + P Q Cu Ut G nobis +XC 1. 239 uos0 + P Q Cu Ut nos+ G C 1. 240 uobis0 + P Q Cu Ut G nos+ XC

(b) Les mss P et Q

Les relations qui unissent entre eux mss P et Q sont beaucoup plus étroites. Ces deux témoins viennent l'un et l'autre de l'abbaye de Saint-Bertin à Saint-Omer. Leur structure interne et leur contenu sont très semblables. Le premier des deux tableaux dressés plus haut y fait apparaître une dizaine de leçons qui leur sont communes et qu'on ne retrouve dans aucun autre témoin (1. 6, 24, 53, 76, 129, 148, 177, 206, 222, 230). Ces leçons sont généralement dépourvues d'importance. Quelques-unes sont manifestement fautives. Toutes témoignent cependant de la parenté qui existe entre ces deux manuscrits. L'apparat critique du texte montrera d'autre part l'absence complète de leçons propres au seul ms. Q, alors qu'il en a enregistré une vingtaine pour le ms. P (!. 15, 22, 28, 29, 53, 75-76, 771- 2, 80, 99, 113, 146, 147, 148, 151, 161, 171, 175, 179, 181, 207, 214). On peut conclure de ces observations que la transcription du ms. P a dû être effectuée, soit directement sur le ms. Q, soit sur le modèle dont s'était servi avant lui le copiste de Q, mais qu'elle a introduit de nombreuses fautes dans le texte qu'elle recopiait.

(c) Les mss Cu Ut X

Il est difficile de situer les trois mss Cu, Ut et X dans la généalogie qu'il faudrait essayer d'établir. Ces témoins sont en effet tardifs. Chacun d'eux présente des caractéristiques ou des variantes qui lui sont propres et qui ne reparaissent qu'irrégulièrement, soit dans les deux autres, soit dans les manuscrits plus anciens. Deux d'entre eux, Ut et X, viennent de contrées géographiquement voisines et il n'est pas impossible que Cu soit originaire des mêmes régions. Le premier des deux tableaux établis plus haut a montré que ces trois manuscrits présentaient souvent des leçons identiques. Il a montré également qu'ils rejoignaient plus souvent F L que P Q et que le ms. X se séparait parfois de Cu Ut. Le second tableau a confirmé ces observations en montrant que lorsque les mss F et L se séparaient, Cu et Ut s'accordaient le

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UN SERMON DU 12e S. EN QUÊTE D'AUTEUR 183

plus souvent avec F ou F Q et se séparaient alors de X, celui-ci rejoignant plus volontiers L ou L P. L'apparat critique montrera en outre que X et P omettent l'un et l'autre quatre mots (quis tam affectuose amauit: 1. 9,1). Il n'est pas impossible que cette omission soit le fruit du hasard. On ne peut donc en tirer des conclusions décisives. Ces faits tendent néanmoins à montrer : 1° Qu'il existe des affinités évidentes entre les trois mss Cu Ut X et que ceux-ci doivent donc dériver d'un modèle commun qui peut être assez lointain ; 2° Que les mss Cu et Ut sont certainement plus proches l'un de l'autre que de X ; 3° Que ce ms. X enfin a subi des contaminations provenant vraisemblablement des mss du type L et du type P. On peut tenter de rendre compte de tous ces faits en proposant, pour les mss F L P Q Cu Ut X, le stemma théorique suivant :

Si l'on ajuste ce schéma à celui qui avait été proposé plus haut pour les mss C et G, on obtient alors le stemma suivant:

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3. L'établissement des textes

Une édition critique doit avoir pour objectif d'établir un texte qui soit aussi proche que possible de celui que l'auteur avait l'intention de diffuser ou qu'il avait accepté de rendre public. Mais nous avons constaté qu'il existait deux ver­sions du Clama ne cesses, dues vraisemblablement toutes deux au même auteur, la version longue paraissant être une amplification de la version brève.

(1) Le texte de la version brève

Cette première rédaction, on l'a vu, se présente sous la forme d'un discours déjà très cohérent et qui se suffit à lui-même. Très différente de la version longue, il était nécessaire d'en donner le texte. Il n'y avait à cela aucune difficulté particulière. Le seul manuscrit qui nous fait connaître cette version brève, le ms. C, semble avoir été copié avec soin. Sans doute commet-il quelques fautes, comme on l'a noté plus haut. Mais celles-ci restent difficiles à déceler et plus encore à corriger. On s'est donc contenté de reproduire le texte du ms. C en en respectant l'orthographe et en n'y apportant qu'une seule correction, à la ligne 180, où il faut évidemment lire domate au lieu de dogmate. Pour le reste, il a semblé qu'il n'y avait pas lieu de modifièr un texte qui est partout intelligible, même si l'on soupçonne le scribe de s'être rendu coupable, ici ou là, de quelques négligences.

(2) Le texte de la version longue

L'établissement du texte de la version longue posait des problèmes plus délicats. On se souvient en effet que le ms. G nous offre un texte issu d'un modèle que nous avons affecté du sigle 0 2 mais qui a été par la suite retouché. La modification la plus apparente est celle que nous avons remarquée aux 1. 18-19, où les mss F L P Q Cu Ut X affirment plus fortement que le ms. G 1 a réalité de la présence du corps de saint Grégoire en l'abbaye de Saint-Médard de Soissons. Nous avons donc admis l'existence d'un troisième état textuel, représenté par un modèle 0 3 d'où seraient issus tous les autres témoins de la version longue. Fallait-il alors tenter de restituer le modèle 0 2 , ou le modèle 0 3 ? En fait, la nature exacte des leçons et variantes propres au ms. G est difficile à déterminer. Certaines sont des fautes évidentes, qui ont d'ailleurs été corrigées par F. Gastaldelli dans son édition du Clama ne cesses, fondée, on s'en souvient, sur ce seul témoin. D'autres, en revanche, ont pu appartenir à l'état textuel représenté par 02, avant que celui-ci ait été retouché. Une restitution du modèle 0 2 eût appelé des conjectures dont un grand nombre seraient demeurées incertaines. De plus, le texte du modèle 0 3, selon toute pro­babilité, est postérieur à celui du modèle 0 2• On peut le considérer comme représentant le texte définitif, établi soit par l'auteur lui-même, soit au moins sous son contrôle et avec son assentiment. C'est donc ce texte 0 3 qu'il fallait restituer, tout en prenant soin d'enregistrer dans l'apparat critique toutes les leçons et variantes propres au ms. G afin que l'on puisse aisément retrouver la version dont ce manuscrit reste l'unique témoin.

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UN SERMON DU 12• S. EN QUSTE D'AUTEUR 185

Cette restitution était relativement aisée. Sans doute ne pouvait-il être question de choisir ce qu'on appelle parfois un manuscrit de base auquel on se serait fié, quitte à lui apporter quelques corrections. Pas un seul des sept mss F L P Q Cu Ut et X, issus de 0 3, n'est en effet exempt de fautes. Les trois sous-groupes F L, P Q et Cu Ut X que les variantes présentées dans le premier des deux tableaux dressés plus haut nous ont permis de distinguer sont eux-mêmes assez fréquemment en désaccord. Il faut noter en outre que le témoignage unanime de ces sept manuscrits ne nous donne pas nécessairement la leçon authentique qu'il faut tenter de retrouver. Des erreurs ou des fautes, en effet, ont pu se glisser dans un de leurs ancêtres communs. Mais si nous nous reportons aux classifications et aux stemmas présentés plus haut, nous constatons aisément que pour retrouver la leçon cherchée nous pouvons recourir efficacement, dans un grand nombre de cas, soit au ms. C, c'est-à-dire au manuscrit de la version brève, dans toutes les zones textuelles où celle-ci peut-être mise en parallèle avec la version longue, soit aussi au ms. G. En effet :

1. Dans tous les cas où la leçon donnée par les mss F L P Q Cu Ut X s'accordent avec celles de C contre G, il y a tout lieu de croire que cette leçon est la bonne et qu'elle a appartenu aux trois états textuels 01, 0 2 et 0 3• Son abandon par G ne peut être que le résultat d'un accident. La leçon de G doit donc être abandonnée sans hésiter.

2. Pour des raisons identiques, dans les cas où l'un au moins des trois sous-groupes F L, P Q ou même Cu Ut X s'accorde avec les mss C et G, il y a toutes chances que la leçon partagée avec C et G soit la bonne et que celles des autres témoins doivent être rejetées. Cette constatation nous a conduit à retenir toutes les leçons propres à l'un ou l'autre de ces trois groupes lorsqu'elles étaient confirmées par les mss C et G, notamment celles qui satisfaisaient à ces critères et qui avaient été présentées à titre d'exemple dans le premier des deux tableaux dressés plus haut.

3. Dans les cas où les mss F L P Q Cu Ut X étaient unanimes ou quasi-unanimes à se séparer de C et de G, aucune décision, au moins en principe, ne pouvait être prise au seul .vu de cette situation. La leçon de F L P Q Cu Ut X peut être en effet une leçon, authentique, issue du modèle 0 3 et subs­tituée délibérément, par l'auteur lui-même, à une leçon plus ancienne de 0 1 et de 0 2• Mais elle peut être aussi une faute venue d'un ancêtre commun à ces sept manuscrits. Il faut donc examiner cas par cas chacune de ces leçons. En fait, sur les douze cas correspondant à cette situation, on a conservé cinq fois les leçons de F L P Q Cu Ut X, parce que celles-ci paraissaient aussi satisfaisantes que celles de C G et pouvaient être considérées comme résultant de modifications apportées au texte de 0 1 et de 0 2 par l'auteur lui-même. Il ne s'agit d'ailleurs que de leçons dépourvues d'importance, qu'on trouvera aux 1. 61 où il s'agit d'une simple inversion, 110 et 199 où les manuscrits considérés suppriment ou ajoutent un adverbe, 120 où C et G écrivent rursum au lieu de rursus, et 239 où il est bien difficile de choisir entre le nos de C G Let le uos de F P Q Cu Ut X. Partout ailleurs, les leçons de F L P Q Cu Ut X paraissaient

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trop peu satisfaisantes pour être maintenues. On les a donc abandonnées au profit de celles des mss G C dans les sept cas suivants :

- 1. 65 : à la leçon diuina auris (F P Q Cu Ut X) qui n'est pas dépourvue de sens mais qui introduit une répétition désagréable, et sans tenir compte, bien entendu, de la faute commise par L (diuine auris), on a substitué la leçon diuinus autem (C G), beaucoup plus satisfaisante, l'adjectif diuinus s'accordant ici avec le substantif auditus qui apparaît à la ligne suivante.

- 1. 71 : avec les mss C G on a ajouté le pronom ei, omis par F L P Q Cu Ut X et dont la présence ne s'imposait pas, parce que les pronoms ei ou illi reparaissent aux 1. 73 et 74, dans une phrase dont la structure est tout à fait semblable, et que cette présence paraît nécessaire à l'équilibre de l'expression.

- 1. 84 : au parfait dixit (F L P Q), qui serait acceptable, on a préféré le présent ait (C G), tous les autres verbes introduisant des citations bibliques, dans ce passage, étant au présent. On a renoncé en même temps à dicit, attesté par les mss Cu et Ut.

1. 121 : avec les mss CG on a ajouté la préposition in que semble appeler un parallélisme avec la préposition cum, deux fois répétées dans les lignes suivantes.

- 1. 124 : à la leçon per seipsam (F L P Q Cu Ut X), qui aurait pu être défendue, on a préféré la leçon ipsa per se (C G), apparemment plus satisfai­sante.

- 1. 181 : avec les mss C G on a ajouté la conjonction et, omise par tous les autres témoins et dont la présence ne s'imposait pas absolument, mais qui a paru mieux équilibrer la phrase.

- 1. 235 : aux leçons oblatis omnibus (F P Q Cu Ut) ou oblatis (L), qui pourraient être à la rigueur défendues mais qui sont peu satisfaisantes, on a préféré la leçon oblationibus, proposée à la fois par les mss C et G, et par le ms.X.

Les choix qu'on vient d'énumérer sont pour une part arbitraires. Ils introdui­sent dans un texte qui a pour objet de restituer le modèle 0 3 des leçons qui ne figurent dans aucun des témoins actuellement connus de cette tradition textuelle ou qui n'apparaissant qu'exceptionnellement dans l'un ou l'autre d'entre eux. Ces leçons doivent être ainsi considérées comme des conjectures ou des correc­tions. Elles ont donc été présentées entre crochets obliques dans le texte de l'édition.

4. Dans les cas très nombreux où le texte de la version longue n'a aucun équivalent ou parallèle dans la version brève et où les mss F L P Q Cu Ut X se séparent de G, il était plus difficile encore de choisir la leçon qu'il fallait conserver. Aux 1. 18-19, évoquées précédemment à plusieurs reprises, les divergences observées sont sans doute le résultat d'une intervention délibérée. La leçon du ms. G vient certainement du modèle 0 2

, celle des mss F L P Q Cu Ut X du modèle 0 3• Partout ailleurs il était permis d'hésiter. En fait, les leçons

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de G m'ont paru souvent fautives et il n'y avait généralement aucune raison de conserver celles qui ne le paraissaient pas, à l'exception d'une seule : à la l. 97, en effet, non sans hésitation d'ailleurs, j'ai cru devoir substituer la leçon lectione, venue de G, à la leçon locutione proposée par les mss F L P Q Cu Ut X et qui aurait pu être à la rigueur défendue. Partout ailleurs, cependant, j'ai conservé, contre G, les leçons des mss F L P Q Cu Ut ou celles de celui des trois sous-groupes isolés plus haut qui paraissaient les plus satisfaisantes lorsque ceux-ci se séparaient les uns des autres. Ici encore, les choix auxquels je me suis arrêté pourront paraître parfois discutables. Mais on remarquera qu'il ne s'agit, au total, que de leçons dépourvues d'importance et que, en toute hypothèse, le texte établi ici ne peut s'écarter que très exceptionnellement de l'ultime rédaction à laquelle l'auteur de la version longue s'était lui-même arrêté. Toutes les variantes des mss G, F, L, P et Q ont d'ailleurs été enregistrées dans l'apparat critique98• Celles des mss Cu, Ut et X, en revanche, très nombreuses, ne présentaient ia plupart du temps aucun intérêt, aussi n'ont-elles été notées que lorsqu'elles contribuaient à justifier les décisions prises dans les conditions indiquées plus haut99• De toute manière, le lecteur aura donc la possibilité de choisir des leçons différentes de celles que j'ai proposées s'il croit avoir des raisons de le faire.

L'orthographe des anciens manuscrits étant relativement homogène, sans pourtant l'être parfaitement, j'ai pris le parti de suivre de préférence celle du ms. F, ce qui m'a conduit à écrire par exemple sollemne ou sollemnitas, alors que d'autres témoins ont choisi sollempne ou sollempnitas. J'ai renoncé cependant à quelques particularités, à vrai dire extrêmement rares, rencontrées dans ce manuscrit. C'est ainsi, notamment, que j'ai abandonné opptaverunt au profit d'optauerunt (1. 100). Je me suis efforcé d'autre part d'unifier certaines graphies et, pour ce motif, je me suis conformé à nos habitudes modernes en préférant m à n devant b, mou p. Les plus anciens témoins usent largement, et

98. Ma lecture du ms. G s'écarte parfois de celle que propose F. Gastaldelli dans son édition du Clama ne cesses (Spiritualità, art. cit., p. 131-138). L'examen direct du manuscrit m'a en effet conduit à interpréter différemment certaines abréviations. J'ai lu ainsi annumeranda (1. 6 de mon édition) au lieu d' annuncianda (1. 8 de l'édit. Gastaldelli), salutare (1. 3 7) au lieu de salutem (1. 38), cum (I. 38) au lieu de eum (1. 38), exultatura (1. 56) au lieu d'exultata (1. 55). Ailleurs, il est vrai, l'abréviation spâliter, fort ambiguë, prêtait au doute. A la 1. 63 de mon édition, j'ai préféré specialiter à spiritaliter (éd. Gastaldelli, 1. 61), non seulement parce que cette interpréta­tion m'était suggérée par le ms. F, mais aussi parce que specialiter me paraissait mieux s'accorder avec le sens général de la phrase et avec l'adverbe singulariter qui précède immédiate­ment. En revanche, à la 1. 209 de mon édition, j'ai choisi spiritaliter plutôt que specialiter (éd. Gastaldelli, 1. 203), non par esprit de contradiction, mais parce que cette interprétation était celle du ms. F. Reconnaissons que cette abréviation a laissé les copistes, eux aussi, hésitants. Dans le second des deux cas que je viens de citer, par exemple, le ms. L, comme F. Gastaldelli, a lu specialiter. Le plus souvent d'ailleurs les scribes ont résolu la difficulté en évitant d'interpréter une abréviation qui les embarrassait autant que nous.

99. Je remercie le P. Reiner Berndt S.J. qui a bien voulu vérifier pour moi, à Cambridge, plusieurs leçons du ms. Cu (Cambridge, University Libr. Ff. 1.16) que j'avais collationné sur place. il y a de longues années, mais que je n'avais pu revoir.

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188 JEAN CHÂTILLON

souvent même abusent de l'e çédillé. Sans m'astreindre à suivre sur ce point les fantaisies des copistes, j'ai substitué la diphtongue ae à e partout où nos grammaires le demandent.

Jean CHÂTILLON Institut Catholique de Paris.

RÉSUMÉ : Le sermon Clama ne cesses pour la fête de saint Grégoire le Grand a été destiné à l'abbaye de Saint-Médard de Soissons qui se flattàit de posséder Je corps du grand docteur. Demeurée longtemps inédite, cette homélie était attribuée à Richard de Saint-Victor ou mêlée à d'autres écrits du même auteur par plusieurs manuscrits, mais elle avait été imprudemment donnée par Bourgain, autrefois, au Cistercien Geoffroy de Melrose. Depuis lors, en 1981, elle a été publiée par F. Gastaldelli qui n'en a connu qu'un seul manuscrit et qui en a fait don à Geoffroy d'Auxerre. Plus récemment enfin, le P. Gaetano Raciti en a découvert une version brève dans une collection d'homélies qu'il pense être d'Aelred de Rielvaux. Une confrontation des deux versions, entreprise ici, tend à montrer que la recension brève est antérieure à la recension longue et que toutes deux sont du même auteur. Ce dernier ne peut être Geoffroy de Melrose dont l'identité demeure incertaine. L'attribution à Richard de Saint-Victor, en dépit des arguments de critique externe qui pourraient la justifier, se heurte à de sérieuses difficultés de critique interne. L'attribution à Geoffroy d'Auxerre n'est pas invraisemblable, mais elle ne repose, jusqu'à ce jour, que sur des arguments fragiles et peu convaincants. A défaut de témoignages externes, divers rapprochements avec d'autres œuvres authentiques d'Aelred, suggérés par le P. Gaetano Raciti, permettent de croire que les deux versions pourraient être l'œuvre de l'abbé de Rielvaux. Il est cependant impossible, dans l'état actuel de notre documen­tation, d'en décider d'une maniére définitive. Au terme d'une longue étude critique, on a donc laissé la question en suspens, mais afin de rendre possibles de nouvelles confrontations et de nouvelles recherches, on a établi le texte de la version longue en recourant à tous les manuscrits connus et on a présenté parallèlement, avec l'aimable autorisation du P. Gaetano Raciti, le texte de la version brève que ce dernier a découverte.

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UN SERMON DU 12e S. EN QUÊTE D'AUTEUR

LES DEUX VERSIONS DU SERMON POUR LA F~TE

DE SAINT GRÉGOIRE LE GRAND

Remarques préliminaires et sigles

189

1° Version longue : Le texte en a été établi, dans les conditions indiquées plus haut, à l'aide des manuscrits suivants :

F Paris, B.N. lat. 17469, ff. 8l'b-84"'. G Paris, B.N. lat. 18178, ff. 18'b-2Qvb L Paris, Arsenal 550, ff. 23va-26'" P Saint-Omer, B.M. 118, ff. 95'-98' Q Saint-Omer, B.M. 307, ff.153v•-154vb X Bruxelles, B.R. 1216-34 (Van den Gheyn 1129), ff. 194'-196' Cu = Cambridge, Universit. Libr. Ff. 1.16 (1149), ff. 15F-158' Ut = Utrecht, Université 280, Eccl. 169, ff. 139'b-142'b Toutes les variantes des mss F G L P Q ont été enregistrées dans l'apparat critique.

Celles des mss X Cu Ut ne l'ont été qu'occasionnellement. Pour les références bibliques, patristiques et médiévales, on a utilisé les sigles suivants :

CSEL Corpus scriptorum ecclesiasticorum latinorum PL = Patrologiae cursus completus, Series latina (Migne) Vg Biblia sacra iuxta Vulgatam versionem, ed. R. Weber, Stuttgart, 1969 VgSH Biblia sacra iuxta latinam Vulgatam versionem, ed. monachorum Sancti­

Hieronymi, Rome, 1926ss. 2° Version brève : Le texte en a été imprimé en bas de page. Il reproduit celui du

seul manuscrit actuellement connu: C = Paris, B.N. Nouv. acq. lat. 294, ff. 178vb_ 180v•

Les chiffres entre parenthèses, dans la marge de gauche du texte de la version brève, correspondent aux numéros des lignes de la version longue. Ils permettent de retrouver aisément les passages communs aux deux versions et de comparer celles-ci l'une à l'autre.

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< Sermo in natali beati Gregorii >

1. Clama ne cesses, quasi tuba exalta uocem tuam, et annuntia populo meo scelera eorum, et domui Iacob peccata eorum. Quid turbati estis et cogitationes ascendunt in corda uestra ? An uobis uideor hodiernae sollem-

5 nitatis oblitus et dicitis intra uos : Non nostra nobis hodie improperanda sunt scelera, non annumeranda peccata, sed beati patris nostri Gregorii narranda praeconia, merita commendanda? Quod loqueris quadragesi­male est, non sollernne, lugubre uerbum non celebre, tempori congruum non diei. Sed nulla adhuc nostra sollemnitas, fratres mei, puram nobis potest

10 exhibere laetitiam, quia nec puram in nobis est inuenire iustitiam. Omnes iusticiae nostrae tanquam pannus menstruatae, ideo omnis risus noster dolore miscetur ; omnes etiam dies festi amaritudine pleni sunt. Quando

2-3 Is. 58, 1 (In Quadragesima, Capitulum ad diuersas horas). De interpretatione huius uersi-culi ap. Gregorium, uide supra, n. 13 3-4 Le. 24, 38 10-11 Cf. ls. 64, 6 11-12 Cf. Prou. 14, 13 12 Cf. Tob. 2, 6; Amos, 8, !O; I Maee. L 41

1 Tit. : om. F In die sancti Gregorii. In XLm• de laudibus eiusdem et canendis culpis add. ait. man. mg. F In natali sancti Gregorii. De uerbis Ysaie. Clama ne cesses. In capitula beati Medardi Suesionensis G Sermo in nathali beati Gregorii pape L Incipit sermo in sollempnitate sancti Gregorii P Q Sermo magistri Richardi de sancto Victore de sancto Gregorio papa X Cuius supra <se. Ricardi de sancto Victore > de sancto Gregorio papa Cu Incipit sermo magistri eiusdem < se. Ricardi de sancto Victore > de beato Gregorio papa et doctore glo­rioso Ut 2 cesses : et add. P Q 3 meo : tuo G 4-5 sol!. : festiuitatis G 6 nostri : uestri P Q 12 miscebitur F L

l. Clama ne cesses, quasi tuba exalta uocem tuam, et annuntia populo meo scelera eorum, et domui Iacob peccata eorum. Quid turbati estis et cogitationes

(5) ascendunt in corda uestra? An uobis uideor hodiernae sollem Il nitatis oblitus et dicitis intra uos : Non nostra nobis hodie improperanda sunt scelera, non annun­tianda peccata, sed beati patris nostri Gregorii narranda merita, commendanda ? Quod loqueris quadragesimale est, non sollemne, lugubre uerbum non sollemne, tempori congruum non diei. Sed nulla adhuc sollemnitas nostra, fratres mei,

(10) puram nobis potest Il exibere laetitiam, quia nec puram in nobis est inuenire iusti­tiam. Omnes iustitiae nostrae tanquam pannus menstruatae, ideo omnis risus noster dolore miscetur ; omnes dies festi amaritudine pleni sunt. Quando ueniet

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« SERMO IN NATAL! BEAT! GREGOR!!)) 191

ueniet plena illa et pura festiuitas quam desiderabat, qui dicebat : Vt cantet tibi gloria mea, et non compungar ? Attamen uerbum hoc, fratres, quod

15 diximus, ea etiam ipsa uobis quae desideratis poterit exhibere, si diligentius uestigetur. Dulcis memoria patris huius, quia dulcissimum eius animum dulciora super me! et fauum eius eloquia repraesentant ; dulcis omnibus sed dulcissima uobis, quibus nec praesentia deest, in quorum medio secun­dum carnem dormiens indubitanter credendus est secundum spiritum uigi-

20 lare, ut sui impleat nominis ueritatem. Nam Gregorius uigilem sonat. Vigilate animo qui assistitis ei. Euigilate, et nolite peccare ; terribilis enim est locus iste, ubi talis thesaurus latet, thesaurus Christi, quem repetere ipse ueniet in extremis. Et nunc ubi est thesaurus eius, ibi sine dubio et cor eius. Domine Deus noster, quam sublimis illi corpori in iudicio tuo exhibe-

25 bitur sedes, quam insignis praeparabitur thronus, quod praesens interim continet !oculus, contegit theca ! Quam gloriosus supra nos apparebit, qui nunc latet in medio nostri ! Putas hospitum suorum miserebitur ? Putas re­cordabitur deuotae suae familiae ? Putas proderît nobîs quod tam crebro suggerimus : Memento nostri dum bene tibi fuerit ?

30 2. Siquidem timenti Deum bene erit in extremis, et qui iam in die defunctionis suae benedictus est secundum animam, idem etiam, sicut sapiens idem asserit, in die consummationis illius benedicetur secundum corporis glorificationem. Vtrumque enim ait Ihesus, filius Syrac ; utrumque facit Ihesus, Filius Dei : Timenti Deum bene erit in extremis, et in die

35 defunctionis suae benedicetur. Et paulo post: Timenti Deum bene erit, et in die consummatîonis illius benedicetur. 0 beata extrema, in quibus bene erit timentibus Deum ! 0 dies et dies ! Annuntîate de die in diem salutare

13-14 Ps. 29, 13 17 Ps. 18, 11. Cf. Ps. 118, 103 20 Cf. Paulus Diaconus, Sancti Gregorii Magni Vita, 1, PL 75, col. 41 : « Gregorius namque ex graeco eloquio in nostra lingua vigilator seu vigilans sonat »;et Ioannes Diaconus, Sancti Gregorii Magni Vita, I, 2, PL 75, col. 63-64 21 I Cor. 15, 34. Cf. Ps. 4, 5 ; Eph. 4, 26 21-22 Cf. Gen. 28. 17 : In Dedica­tione Ecclesiae, Resp. (Hesbert, Corpus antiphonale, vol. IV, Roma. 1970, p. 433, n° 7763) 23-24 Cf. Matt. 6, 21 29 Cf. Gen. 40, 14 30-31 Cf. Ecc!i. 1, 13 32 Ibid. 1, 19; 18, 24; 33, 24 34-35 Ibid. 1, 13 35-36 Ibid. 1, 19: 18. 24: 33, 24 37-38 Cf. Ps. 95, 2 (salutare eius Vg)

13 desiderabat: ille add. L 15 uobis: nobis P 16 uest: inuestigetur L 17 re-presentat G 18 uobis : nobis E P deest : deesse F 19 dormiens ind. cred. est : dor-mire creditur sed multo magis G 22 est om. P 24 Deus : Dominus P Q 24-25 exhi-betur F 26 !oculus : locus P Q cont. th. : theca concludit G 28 fam. sue deuote L deuote fam. sue P suae : sibi G 29 dum : cum P 32 idem sapiens F asserit : dicit F 34 facit : agit L 36 die : diebus G in 2 : est G

(14) plena ilÎa et pura festiuitas quam desiderabat, qui dicebat : Vt cantet Il tibi glo­ria mea, et non compungar ?

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192 UN SERMON DU ne S. EN QUÊTE D'AUTEUR

Dei. Diescit iusto cum moritur, amplius cum resurgit. Stulto quid dicitur? Bac nocte animam tuam repetent a te. Et quid deinde ? Ligatis manibus

40 eius et pedibus, proicite eum in tenebras exteriores, et cetera .. Timenti autem Deum bene erit, non modo in die suae defunctionis, sed etiam in die consummationis illius. Ipsa est consummatio, cum compleuerit opera sua Deus, et plenissimum illud sequitur sabbatum, et aeterna iam requies quam miseri non intrabunt. Ipse est finis, de quo Apostolus, cum de resurrectione

45 loquitur : Deinde finis, ait, cum tradiderit regnum Deo et Patri. Finis uenit, uenit finis, dies defunctionis nostrae, dies consummationis diuinae. Finis uenit, uenit finis, uenit mortis dies, uenit iudicii dies. Cogitemus hos fines, prouideamus haec nouissima, fratres mei, memoremur, inquam, nouissima, ne peccemus. Honoremus amicos Dei, nec consideremus in eis quae uiden-

50 tur, infirma, sed quae non uidentur, aeterna, sublimia, gloriosa. Si carnales sumus nec cogitamus praesentiam ciuium supernorum, moueat nos sancto­rum reuerentia corporum, ut attendamus quanta sollicitudine ad altare praesens accedere debeamus, quod cum illo caelesti exenia sacra partitur. Quorum enim ibi animae eorum, hic corpora requiescunt, et si illic animae

55 clamant, mementote quis dixit : Sanguis Abel clamat ad me de terra. Vtinam sacer hic puluis et exultatura aliquando ossa olim humiliata cla­ment ad Deum, non aduersum nos, sed pro nobis. Sed iam quia ad clamo­rem nos sermo reduxit, audiat caritas uestra quid causae fuerit, ut tale fece­rimus loquendi principium.

60 3. Clama, ne cesses, et cetera: Verbum hoc ad prophetam locutus est Deus, et nunc usque ad fidelem animam loquitur, cuius clamorem et audiat et semper uelit audire. Ego autem huic beato patri, etsi non singulariter, specialiter tamen eiusmodi uerbum arbitror conuenire. Clama, ne cesses : Sicut homo uidet in facie, Deus autem intuetur cor, sic auris hominis ad

38-39 Cf. Le. 12, 20 39-40 Cf. Matt. 22, 13 40-41 Cf. Eccli. L 13 40-42 Ibid. !, 19 41-42 Ibid. 18, 24; 33, 24 43 Cf. Lev. 23, 3 45 I Cor. 15, 24 48-49 Cf. Eccli. 1, 40 49 Cf. Ps. 138, 17 49-50 Cf. I Cor. 12, 22 50 Cf. II Cor. 4, 18 55 Cf. Gen. 4, IO (vox sanguinis fratris tui clamat Vg) 56 Cf. Ps. 50, IO 60 Is. 58, l 64-69 De clamore interiori ap. Augustinum et Gregorium, uide supra n. 16 et 17 64 I Reg. 16, 7 (VgSH)

40 et cet. : om. G ibi erit fletus et stridor dentium L 41 defunctionis sue F L 43 se-quitur illud L P sequetur G 45 loqueretur G 49 nec : ne L P 50 non : om. P exp. Q 51 nos s./. Q 52 quanta mg. Q 53 exenia : xena P xe!Ùa Q 54 si : sic L 56 exaltatura L 56-57 clamarent G 60 et cet. : quasi tuba ex.u.t. G 61 loquitur animam G 62 huic: hinc G patri : Petri G 63 specialiter : spàliter G eiusm. : huiusmodi L

(60) Il 3. Clama, ne cesses, et cetera : Verbum hoc ad prophetarn locutus est Deus, et nunc usque ad fidelem loquitur anirnarn, cuius clarnorern et audiat et semper uelit audire. Ego huic patri nostro, etsi non singulariter, specialiter tarnen huius­modi uerbum arbitror conuenire. Clama, ne cesses : Sicut homo uidet in facie,

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65 sonum uocis, < diuinus autem > interna penetrat et interiora comprehendit auditus. Et quam felix anima, cui dicit : Sonet uox tua in auribus meis, ostende michi faciem tuam ; uox enim tua dulcis, et facies tua decora. Multi foris perstrepunt, intus muti ; Moyses foris tacet, et audit : Quid clamas ad me ? Caueamus, dilectissimi, caueamus qui diuinis occupamur

70 , officiis, ne de nobis etiam dicat Deus : Populus hic labiis me honorat, cor autem eorum longe est a me. Non est < ei > dulcis uox nostra, si interior exteriori non concinat, si mens nostra non concordauerit uoci nostrae. Sed nonnulli ei loquuntur quasi uoce submissa, prece humili, exili affectione, modica deuotione. Denique et opus illi est qui sic loquitur ut inclinet illi

75 Deus auditum, ut dignanter attendat, ut misericorditer condescendat. Vide­ris autem ne forte in eo spiritu psalmus ille cantetur : Inclina, Domine, au­rem tuam et exaudi me, quoniam inoos et pauper sum ego. Longe enim ali­ter uidetur sonare quod habet alius psalmus : Domine, exaudi orationem meam, et clamor meus ad te ueniat. Et quidem uniuersa uidet et audit, de

80 quo Propheta : Qui plantauit aurem non audiet ? aut qui finxit oculum non considerat ? Denique, si euidentius uultis audire : Auris zeli audit omnia, ut sapiens ait, sed obturat aurem ne audiat sanguinem, reprobat, execratur, nec eiusmodi animae dicit : Clama, ne cesses. Non bene ei in illius clamore complacuit, cui < ait > : Obmutesce, et exi ab eo. Sed nec eius clamorem

66-67 Cf. Cant. 2, 14 68-69 Cf. Exod. 14, 15 70-71 Matt. 15, 8; Mc. 7, 6 72 Sancti Benedicti Regula, 19: «sic stemus ad psallendum, ut mens nostra concordet uoci nos-trae » 76-77 Ps. 85, 1 78-79 Ps. 101, 2 80-81 Ps. 93, 9 81 Sap. 1, 10 82 Cf. Prou. 21, 13 ; Is. 33, 15 83 Is. 58. 1 84 Cf. Mc. 1, 25 (ab eo : de homine Vg)

65 diu. aut. G : diuina auris F P Q Ut Cu X diuine auris L 67 faciem tuam mi-chi F 68 foris 1 : foras G audit : auditur P Q X Cu Ut 71 ei G : om. F L P Q Ut Cu X 72 uoci nostre non concordauerit L 74 illi opus L illi 2 : ei G 75-76 Videris : Videns P 76 ille: iste P Q 17 et exaudi me om. P quo-niam : quia P 80 audiat P . . qui2 om. F finxit : fixit G 81 Auris : auri G 84 ait G : dixit F L P Q nec : nunc G

(65) Deus autem intuetur cor, sic auris hominis ad Il sonum uocis. Diuinus autem inter­na penetrat et interiora comprehendit auditus. Quam felix anima, cui dicit : Sonet uox tua in auribus meis, ostende michi faciem tuam. Vox enim tua dulcis. et facies tua decora. Multi foris perstrepunt, intus muti ; Moyses foris tacet, et audit : Quid

(70) clamas ad me? Caueamus, dilectissimi, caueamus qui occupamur Il officiis. ne de nobis dicat : Populus hic me labiis honorat, cor autem eorum longe est a me. Non est ei dulcis uox nostra, si interior exteriori non concinat, si mens nostra non concordauerit uoci nostrae. Nonnulli Iocuntur ei quasi uoce submissa, prece humi­li, exili affectatione, modica affectatione. Denique opus est illi qui sic loquitur ut

(75) inclinet ei Il Deus auditum, ut dignanter attendat, ut misericorditer condescendat.

Auris Dei omnia audit. Et tamen obturat aurem ne audiat sanguinem ; reprobat. execratur, nec huiusmodi animae dicit: Clama, ne cesses. Non bene ei in illius

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194 UN SERMON DU 12• S. EN QUÊTE D'AUTEUR

85 recipit, cui dicit : Quid clamas ad me ? Insanabilis est plaga tua. Moyses uocem suam gracilem uel exilem esse causatur ; sed quamlibet humilem non aspernatur, nec audire dissimulat uocem pietatis Deus, et si ascendere illa non praeualet, sed non ipse descendere dedignatur. Vox ei grata quaeuis affectio pietatis, sed acceptior est uox clamoris ubi feruor dilectionis, ubi

90 uehementia desiderii, ubi flagrantior uis amoris. 4. Et quis ita clamauit, quis tam affectuose amauit, quis tam pie orauit,

quis supernos sic oblectauit auditus, ut beatus iste Gregorius ? Quid enim aliquando petiit quod non meruerit obtinere ? Merito proinde ei dictum putamus : Clama, ne cesses. Non enim auertit aurem a clamore eius, non

95 nubem opposuit ne transiret oratio. Quod dicitur : Clama, prouocat ad fiduciam ; quod : Ne cesses, ad perseuerantiam cohortatur. Sicut enim quidam in diuina < lectione > uel uerbi eius auditione aliquatenus studiosi, sed in sua conuersatione remissi, merito comparantur homini consideranti uultum suum in speculo sed quis appareat mox oblito, sic multorum uultus

100 in diuersa mutantur, et post orationem negligunt quod optauerunt, iterant quod planxerunt. Nemo autem in studio contemplationis persistere interim potest sine exercitio actionis, sicut ipsa nichilominus actio sine contempla­tione minus accepta, minus discreta est, minus utilis, minus pura. Vnde etiam habes : Ne fueris nimis iustus, et ne sis nimis sapiens, ne obstupes-

85 Exad. 14, 15 Cf. Ier. 30, 12 (Insanabilis fractura tua, pessima plaga tua Vg) 85-86 Cf. Exad. 4, 10 94 Is. 58, 1 94-95 Cf. Thren. 3, 44 98-99 Cf. lac. I, 23-24 104-105 Cf. Eccl. 7, 17 (Noli esse iustus multum, neque plus sapias quam necesse est, ne obstupescas V g)

86 suam am. L uel : et F L 90 flagrantia L 91 quis2 -4- amauit am. P X 93 meruit F 95 opposuit nubem L transiret : eius add. L 97 lectionè G : locutione F L P Q X Cu Ut 99 in speculo uultum suum P quis : quid. L 104 habes : habemus G sis : fueris L

(85) clamore complacuit, cui ait: Obmutesce et exi ab eo. Sed nec eius clamorem Il re­cipit, cui dicit : Quid clamas ad me ? Insanabilis est plaga tua. Moyses uocem suam gracilem uel exilem causatur ; sed quamlibet humilem nec aspernatur. nec audire dissimulat uocem pietatis Deus, et si ascendere illa non praeualet. ipse descendere non dedignatur. Vox ei grata est quaeuis affectatio pietatis, sed accep-

(90) tior est uox clamoris ubi feruor dilectionis, ubi Il uehementia desiderii, ubi flagran­tior uis amoris.

4. Quis ita clamauit, quis tam affectuose amauit, quis tam pie orauit quis supernos sic oblectauit auditus, ut beatus iste Gregorius ? Quid enim petiit quod non meruit optinere ? Merito proinde ei dictum putamus : Clama, ne cesses. Non

(95) enim auertit Deus aurem a clamore eius, non Il nubem opponit ne transeat oratio. Quod dicitur : Clama, prouocat ad fiduciam ; quod : Ne cesses, ad perseuerantiam cohortatur.

(101) Il Nemo in studio contemplationis persistere potest sine exercitio actionis, sicut ipsa actio sine contemplatione minus accepta, minus discreta est, minus utilis, minus pura. Vnde habes : Ne fueris nimis iustus, et ne sis nimis sapiens, ne obstu-

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<< SERMO IN NATAL! BEAT! GREGOR!!» 195

105 cas. Iusticia enim in operatione, sapîentîa in contemplatione uersatur. ln quarum utique significatione duas olim sanctus Iacob, duas etiam pater Samuel uxores legitur habuisse, duas etiam Domino obsecutas esse sorores Euangelia sacra testantur. Et ut uerum fatear, nec in Nouo, nec in Veteri Testamento aliquando me legisse recorder alteram in hac uita sine altera

110 commendari. Sane arguitur uitula Effraim docta diligere trituram. Sed qui dicit quia diligo Deum et mandata eius non seruat, mendax esse probatur. Tale est et quod supra protulimus : Ne sis iustus nimis, et ne sis nimis sapiens, ne obstupescas. Quod est : Ne te nimis implices actioni, et dum omnibus satisfacere cupis, interius inanescas, et ne totum eatenus studio

115 contemplationis addicas, ut quasi obliuiscaris te hominem, et communis uitae iura non serues, quaerens tantum quod tibi utile est, non quod multis. Optimum magis utraque moderari, ut secundum quod legitur : Sapientiam concupiscens serues iusticiam, et Dominus dabit illam tibi. Quas nobis uices, etiam ille sermo commendat : Si dormiero, dico : Quando consur-

120 gam ? Et rursus expectabo uesperam. Ad hoc pertinet quod infertur :

5. Quasi tuba exalta uocem tuam. Vt enim uox < in > instrumente ualidior, sic efficacior cum operatione oratio est, et fructuosior contempla-

106 Cf. Gen. 29, 1-30 106-107 Cf. I Reg. !, 2 107-108 Cf. Le. 10, 38-42 !IO Cf. Os. 10, 11 110-111 Cf. Ilo. 2, 4; 4, 20 112-113 Cf. Eccl. 7, 17 (supra: 1. 104-105) 116 Cf. I Cor. 10, 33 117-118 Eccli. 1. 33 (concupiscens sapientiam, conserua iustitiam, et Deus praebebit illam tibi Vg) 119-120 lob, 7, 4 121 ls. 58, 1

110 Sed: et add. G 112 pr.: pretulimus G 113 implicas P 115 hominem te L 119 sermo ille L 120 rursum G 121 in G: om. F L P Q X Cu Ut 121-122 ualidior instrumento L 122 ual.: ualidorum G

(105) pes Il cas. Iustîtia in operatione, sapientia in contemplatione uersatur. In quarum significatione duas olim sanctus Iacob uxores habuisse legitur, duas Domino obse­cutas esse sorores Euangelia sacra testantur. Et ut uerum fatear, nec in Nouo. nec

(110) in Veteri Testamento me legisse recordor alteram in hac uita sine altera Il com­mendari. Sane arguitur uitula Effraim docta diligere trituram. Et qui dicit quia diligo Deum et mandata eius non seruat, mendax esse probatur. Tale est quod supra protulimus : Ne sis iustus nimis, et ne sis nimis sapiens, ne obstupescas. Quod est : Ne te nimis implices actioni, et dum omnibus satisfacere cupis, interius

(115) inanescas, et ne te totum studio Il contemplationis addicas, ut quasi obliuiscaris te hominem, et communis uitae iura non serues, quaerens. tantum quod tibi utile est, non quod multis. Optimum est utraque moderari, ut secundum quod legitur : Sapientiam concupiscens serues iustitiam, et Dominus dabit illam tibi. Quas nobis

(120) uices, etiam ille sermo commendat: Si dormiero, dico: Quando consur Il gam ? Et rursum expectabo uesperam. Ad hoc pertinet quod infertur :

5. Quasi tuba exalta uocem tuam. Vt enim uox in instrumenta ualidior. sic

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196 UN SERMON DU 12e S. EN QUÊTE D'AUTEUR

tio cum actione. Alioquin, qui auertit aurem ne audiat legem, oratio eius erit execrabilis. Vnde < ipsa per se> Veritas ait : Quid uocatis me,

125 Domine, Domine, et non facitis quae dico? Clama ergo, fidelis anima, et ne cesset aliquando clamor tuus, sicut Propheta ammonet, dicens : Qui reminiscimini Domini, ne taceatis. Quotiens ex humanae infirmitatis pon­dere decidis a contemplatione, in sacra actione te recipe ut resumptis exinde uiribus, redeas fortior in idipsum. Nam et considerare est in tubae

130 specie formam aliquam sacrae operationis. Haec enim est in ore strictior, in manu latior, sed latissima ultra manum. Iam, ni fallor, aduertitis quid­narn sibi uelit quod in ea parte sit strictior quae applicatur ori, et in ea quae tenetur manu tuba ista sit latior, ut amplius quisque faciat quam loquatur. Ego autem, licet nec hoc michi sim conscius, et ultra manum lati-

135 tudinern habere consulo ampliorem, ut fidelis quisque minus dicat, plus faciat, plurirnurn cupiat et conetur. Et quidem inuenire est pro diuersitate rnateriae genera quoque diuersa tubarum, ut puta ligneas alias, alias lateri­cias, corneas quoque uel aeneas, sed nunc singula prosequi curiosum forsi­tan uideretur. Poterunt scrutari talia, si forte libuerit quibus uacat.

140 6. Legimus tarnen apud Moysen tubis argenteis populum conuocari. Quin etiam Psalmista nunc quidem iubilare in uoce tubae corneae, nunc uero buccinare nos ammonet in neomenia tuba, in insigni die sollemnitatis

123-124 Cf. Prou. 28, 9 124-125 Le. 6, 46 126-127 /s. 62, 6 134 Cf. I Cor. 4, 4 140 Cf. Num. 10, 2 141 Cf. Ps. 97, 6 142-143 Cf. Ps. 80, 4

123 aurem G X Cu Ut: suam add. F L P Q 124 ipsa perse G: per seipsam F L P Q X Cu Ut 125 ergo: igitur F 126 Propheta: cum add. G 129 considerare est: considerate L est: debemus P Q 130 sacrae: bone L 132 ea2 : parte add. L 134 hoc : huius G et : etiam G

efficacior cum operatione est oratio, et fructuosior contemplatio cum actione. Alioquin, qui auertit aurem ne audiat legem, oratio eius erit execrabilis. Vnde ipsa

(125) per se Veritas ait : Quid uocatis me, Il Domine, Domine, et non facitis quae dico ? Clama ergo, fidelis anima, ne cesses, sicut Propheta admonet, dicens : Qui remi­niscimini Domini, ne taceatis. Quotiens ex humanae infirmitatis pondere decidis a contemplatione, in sacra actione te recipe, ut resumptis exinde uiribus, redeas

(130) fortior in idipsum. Considera in tubae Il specie formam aliquam sacrae actionis. Tuba est in ore strictior, in manu latior, latissima ultra manum. In ea parte quae applicatur ori tuba strictior est, in ea quae tenetur manu latior, ut amplius quisque

(135) faciat quam loquatur. Vitra manum lati Il tudinem habere debet ampliorem tuba, ut fidelis quisque minus dicat, plus faciat. Diuersa sunt genera tubarum. Aliae enim sunt ligneae, aliae lateritiae, aliae corneae, aliae aenaee.

(140) Il 6. In populo Israel argenteis tubis uocabatur populus. Buccinare etiam nos ammonet scriptura sacra in neomenia tuba, in die sollemnitatis nostrae. Neomenia

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« SERMO IN NATAL! BEAT! GREGOR!!}) 197

nostrae. Brat autem neomenia tuba qua solebant in noua luna initium men­sis designare Iudaei, unde et nomen ipsum lunae exprimit nouitatem. Quod

145 si per tubam, ut superius dictum est, operatio designatur, erit deinceps argentea tuba si diuinis concordet eloquiis, quia haec, ut notissimum est, congrue satis comparantur argento. Sed et si cornutam apparuisse Moysi faciem recorderis, et in noua luna intelligere uelis Ecclesiae nouitatem, buccinabis iam, si non desipis, et in neomenia tuba et in uoce tubae

LSO corneae, testamenti uidelicet utriusque praecepta custodiens. Poteris tamen, si forte tibi uidetur, in argentea tuba largitionem elemosinarum, in cornea tolerantiam intelligere tribulationum, in neomenia sanctimoniam uitae. Innouatur etenim luna quotiens caro per continentiam reflorescit, sed cornea quaedam uirtus in exhibitione patientiae et tolerantia tribulationis

155 apparet. Sicut enim cornu supra carnem excrescit et doloris sensum non habet, sic est omnis qui fragilitatem carnis excedens quodammodo iam molestias eius ignorat, dum eas non reputat, non refugit, non ueretur. Sed et longe melius in argentea tuba Domino canit, qui pecunias dispergit et erogat, et dum miseretur pauperis Domino feneratur, quam qui abscondit

160 et congregat, qui thesaurizat et ignorat cui congregabit ea.

7. Iam uero, dîlectissimi, quam excellenter in his omnibus tubis hic uir beatissimus exaltauerit uocem suam impossibile est breui interim sermone complecti, quandoquidem ni! pene aliud nobis uitae eius historia satis copiosa commendat. In ea siquidem animaduertere est, immo et legere

165 euidenter expressum, qualiter ab annis puerilibus sanctimoniain colere

143-144 Cf. Glossa, In Ps. 80, 4 : «In initio mensis iussi sunt Iudaei tuba canere, id est in ini­tio nouae lunae, quae significat nouam uitam » 145 superius: cf.!. 129-130 146 ut notissimum est : cf. Ps. 11, 7 : « Eloquia Domini casta, argentum igne examinatum » ; Grego­rius, Moralia in lob, XVI, 18, 23, PL 75, col. 1131 D (CCL 143 A, p. 812); XVIII, 16, 24, PL 76, col. 50 A (CCL 143 A, p. 900); XVIII, 45, 73, PL 76, col. 81 A (CCL 143 A, p. 937); XXVIII, 7, 17, PL 76, col. 457 D - 458 A, etc. 147-148 Cf. Exod. 34, 29-35 159 Cf. Prou. 19, 17 160 Ps. 38, 7 162 Cf. Is. 58, 1 165-166 Cf. Paulus Dia­conus, Sancti Gregorii Magni Vita, 2, PL 75, col. 42-43

143 neomenie G 146 tuba : tua F ut: satis add. P 147 et om. P uelis : uel P Q uel add. L noui-148 recorderis faciem P intellige P Q

tate G 149 neom.: neomeniali G 150 uidelicet : et add. G 151 tibi forte G tuba: tua P 152 neomenie G 153 sed: et add. G 155 super L 156 car-nis fragilitatem L 161 uere P

tuba erat qua solebant in noua luna initium mensis designare Iudaei. unde et (145) nomen ipsum lunae exprimit nouitatem. Il Si per tubam, ut superius dictum est.

operatio designatur, erit argentea tuba si diuinis concordet eloquiis. Eloquia enim diuina satis congrue argento comparantur.

(150) Il Possumus in argentea largitionem intelligere eleemosinarum. In cornea tole­rantiam tribulationum. In neomenia sanctimoniam uitae.

(158) Il In argentea tuba Domino canit, qui pecunias disperdit et erogat. Dum enim miseretur pauperis Domino feneratur.

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198 UN SERMON DU J2• S. EN QUÊTE D'AUTEUR

studuit et amplecti, quam longum duxit in continua corporis affiictione martyrium, quam denique prae omnibus fere mortalibus et ante apostola­tum et in apostolatu fuerit in elemosinarum largitione profusus. Quam bene clamasti ad Dominum, pater beatissime, nec cessasti, ,qui ut legitur,

1 70 quamquam pene cotidiano languore tabescens, nullam tamen corpori tuo cupiebas requiem dare, quominus aut orares, aut legeres, aut scriberes, aut dictares ! Quam bene clamasti, cuius precibus puer inquietus ualde et extrema iam corporis parte praemortuus, liberatus a dracone cui ad deuo­randum datum se esse uociferabatur, et morte corporis caruit, et salutem

175 animae acquisiuit ! Quam bene clamasti, qui super errore piissimi principis Traiani tamdiu fleuisse legeris, donec responsum de tua etiam super hoc exauditione reciperes ! Quam celeriter etiam buccinasti in neomenia tuba, cui inerant et in acerba aetate matura iam studia, et ubi patre defuncto liberam disponendarum rerum nactus es facultatem, sex monasteriis in

180 Sicilia fabricatis, in proprio domate intra urbem septimum extruxisti < et > desideratum ibidem monachicum habitum suscepisti ! Quam

166-167 Ibid., 5, col. 43 C; 15, col. 48 D - 49 A; Ioannes Diaconus, Sancti Gregorii Magni Vita, I, 7, PL 75, col. 65 BC. De lohanne Apostolo scribit Gaufridus Autissiodorensis. Super Apoca~vpsim, Sermo I (ed. F. Gastaldelli, Rome, 1970, p. 63, 1. 191-193):" Longum enim duxit Iohannes martyrium in contemptu vitae praesentis et tolerantia multiplicis affiictionis "· Vide etiam Hieronymus, Epist. 108, 31, ed. Hilberg, CSEL 55, p. 349, 1. 12-13, et supra, n. 72-73 167-168 Cf. Paulus Diac., op. cil., 3-4, col. 43 C; 16, col. 49 BC: Ioannes Diac., I, 6, col. 65 A 169-172 Ioannes Diac., op. cil., I, 8, col. 66 A (fere ad litteram) ; Paulus Diac., op. cil., 15, col. 49 A 172-175 Cf. Ioannes Diac., op. cit .. I. 38, col. 78 B -79 B (similibus uerbis), et Gregorius, Dialog., IV, 38, PL 17, col. 389 D - 392 B 175-177 Cf. Ioannes Diac., op. cit., Il, 44, col. !05 B (similibus uerbis), et Paulus Diac., op. cil., 27, col. 57 BC 177 Cf. Ps. 80, 4 178 Cf. Ioannes Diac., op. cil., I, 3, col. 64 A (fere ad lit-teram) 178-181 Ibid. 5-6, col. 65 AB (similibus uerbis) ; Paulus Diac .. op. cit., 3-5, col. 43 AC

168 larg. : largitate F 170 tuo am. L 171 dare am. P aut legeres am. L 172 clamasti : ad Dominum pater beatissime nec cessasti add. L 173 liberatur L 175 piis-simi am. P 176 fl. leg. : fleuisti G 177 receperis P Q 179 nactus es : nactus-que p 180 domate: dogmate L sept.: VII G 181 et G: om. F L P Q X Cu Ut mon. : monachalem P

(168) Il 7. Quam bene clamasti ad Dorriinum, beatissime pater, nec cessasti, qui. ut (170) legitur, Il quamquam pene cotidiano languore tabescens, nullam tamen corpori tuo

cupiebas requiem <lare, quominus aut orares, aut legeres, aut scriberes. aut dicta­res ! Quam bene clamasti, cuius precibus puer inquietus ualde et extrema iam corporis parte praemortuus, liberatus a dracone cui ad deuorandum datum se esse

(175) uociferabatur, et morte caruit, et salutem Il acquisiuit ! Quam bene clamasti, qui super errore piissimi principis Traiani tamdiu fleuisse legeris, donec responsum de tua super hoc exauditione reciperes ! Quam celeriter buccinasti in neomenia tuba, cui inerant in acerba aetate matura iam studia, et ubi patre defuncto liberam dis-

( 180) ponendarum rerum nanctus es facultatem, VI monasteriis in 11 Sicilia fabricatis. in proprio domate [ms. : dogmate] intra urbem septimum exstruxisti, et ibidem monachi habitum suscepisti ! Quam fortiter iubilasti in tuba ductili et uoce tubae

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« SERMO IN NAT ALI BEAT! GREGORII )) 199

fortiter iubilasti in tuba ductili et uoce tubae corneae, cum sic corpus castigans et in seruitutem redigens affiixisti, ut fere uitalis tibi spiritus intercluderetur, et uno saltem die per multas lacrimas uirtutem postulans

185 ieiunandi, mirareris ipse quis fueris et quis esses, cum tibi funditus cibi memoria tolleretur ! Quam feliciter denique in argentea tuba exaltasti uocem, cum argenteum matris discum, diuinam humanae pietatem praefe­rens pietati, egeno porrigens angelo tribvisti, quem et postea tertium decimum inter susceptos hospicio peregrinos solus intueri, solus alloqui,

190 solus ab eo consolari et iristrui meruisti, propter quod congrue satis tibi dictum putamus etiam quod subinfertur :

8. Et annuntia populo meo scelera eorum, et domui Iacob peccata eorum. Nam et ab illa die, sicut idem angelus ait, ad summum sacerdotium electus es et designatus ! Harum siquidem et aliarum eiusmodi uirtutum

195 dote beatus, non erat iam quod audires : Quare tu enarras iusticias meas, dignus magis cui tanquam uere amanti tam amati committeret Dominus curam gregis, et dilectas oues pascendas suo traderet dilectori. Annuntia populo meo scelera eorum, et domui Iacob peccata eorum. Congrue enim ex oculis proximorum uel trabes iam trahere et eicere poterat uel festucas,

200 qui suas ipsius purgauerat ab utrisque. Congrue, inquam, post studium orationis, post exercitium actionis, officium praedicationis assumitur. In meam ipsius confusionem id dixerim, fratres mei, cui nec primum adhuc capitulum suppetit, nec secundum, et ad tercium forsitan male promptulus uideor praeuolasse. Necdum quippe ad Dominum cordis intentione cla-

182 Cf. Ps. 97, 6 182-183 Cf. I Cor. 9, 27 183-186 Cf. Ioannes Diac., op. cit., 7, col. 65 BC 186-187 Cf. ls. 58, 1 187-190 Cf. Ioannes Diac., op. cit., II, 23, col. 96 AD 192 Is. 58, 1 193-194 Cf. Ioannes Diac., lac. cit., col. 96 C 195 Ps. 49, 16 196-197 Cf. Io. 21, 17 197-198 Is. 58, 1 199-200 Cf. Matt. 7, 3-5; Le. 6, 41-42 204-205 Cf. Ps. 3, 5; 76, 2; 141, 2 204-206 Cf. Is., 58, 1

185 quis1 : qui L 194 eiusmodi : huiusmodi F 198 enim am. G 199 iam am. G 200 inquam : enim F

corneae, cum sic corpus castigans et in seruitutem redigens afflixisti, ut uitalis tibi spiritus intercluderetur.

( 186) Il Quam feliciter denique in argentea tuba exaltasti uocem tuam, cum argenteum matris discum egeno porrigens angelo tribuisti, quem postea tertium decimum

(190) inter susceptos hospitio peregrinos solus intueri, solus alloqui, Il solus ab eo conso-lari et instrui meruisti. ·

(196) Il 8. Dignus itaque extitisti, cui tanquam uere amanti curam gregis et oues pas­cendas Domini committeret.

(198) 11 Congrue enim ex oculis proximorum trabem et festucam expellere poterat, qui (201) suos purgauerat ab utrisque. Congrue itaque post studium Il orationis, post exer­

citium actionis, officium praedicationis assumitur.

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200 UN SERMON DU 12• S. EN QUÊTE D'AUTEUR

205 maui aut clamorem continuaui, necdum quasi tuba in exhibitione operis exaltaui uocem, et iam sua aliis annuntiare scelera uel peccata praesumo. Annuntia, ait Dominus, populo meo scelera eorum, et domui Iacob peccata eorum. Nos quidem, dilectissimi, nos, ut arbitror, per hanc domum Jacob a populo Dei praesens scriptura distinguit, quorum spiritaliter omnis

210 interim super terram uita miliciam profitetur, quibus non aduersus carnem et sanguinem, sed aduersus spiritalia nequiciae continua colluctatio et iugis debet esse conflictus. Proinde, quam incongruum est de negligenciis leuiori­

' bus saecularem populum increpare et glutientes camelum de culice ammo­nere liquando, tam indignum prorsus si de grauiori quolibet scelere uel

215 cauendo inter uos quispiam uelit habere sermonem, si fornicatio aut immunditia, si turpitudo uel scurrilitas sanctos dedecens uel nominetur in uobis. Quam uero sollicite sanctus hic pontifex conuenientia singulis prae­dicamenta praebuerit, exhibuerit documenta, liber eius indicat Pastoralis, totus, ut liquet, in eiusmodi distinctione consistens.

220 9. Iam ut suo fine sermo claudatur, in his omnibus uerbis illud nobis considerandum, illud est animo commendandum, ut ex diuina pariter ammonitione et tanti patris exemplo curemus pia semper intentione et desiderii feruore interni iudicis aures continuis pulsare clamoribus, atque,

207-208 Ibid. 210 Cf. lob. 7, l 210-211 Cf. Eph. 6, 12 213 Cf. Matt. 23, 24 215-217 Cf. Eph. 5, 3-4; Gal. 5, 19; Col. 3, 5 217-219 Cf. Gregorius, Regu/ae Pastoralis liber, PL 77, col. 9-128

205 quasi : in add. G 206 alii P Q presumo scelera uel peccata G 207 meo am. P 209 spirit. : specialiter L spâliter G 210 uita super terram profitetur militiam L 211 iugis: magis L 214 liquando : aliquando P 215 uos : nos LX 216 uel1: aut G Ut 222 exempli F exemplis P Q semper pia L

(207) Il Annuntia, ait Dominus, populo meo scelera eorum, et domui Iacob peccata eorum. Nos, fratre$ dilectissimi, nos, ut arbitror, per hanc domum Iacob a populo

(210) Dei praesens scriptura distinguit, quorum spiritaliter omnis 11 interim super terram uita militiam profitetur, quibus non aduersus carnem et sanguinem, sed aduersus spiritualia nequitiae continua colluctatio et iugis esse debet conflictus. Proinde, quam incongruum est de negligentiis leuioribus saecularem populum increpare et glutientes camelum de culice admonere liquando, tam indignum est si de grauiori

(215) quolibet corrigendo scelere 11 cauendo inter nos quispiam habere uelit sermonem, si fornicatio aut immunditia, si turpitudo uel scurrilitas sanctos dedecens nomi­netur in nobis. Quam uero sollicite sanctus iste pontifex conuenientia singulis praedicamenta praebuerit et exhibuerit documenta, liber eius indicat Pastoralis.

(220) ·11 9. Iam ut suo fine sermo claudatur, in his Qmnibus uerbis illud nobis consi-derandum est, illud est et animo commendandum, ut ex diuina pariter ammoni­tione et tanti patris exemplo curemus pia semper intentione et desiderii feruore

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« SERMO IN NATAL! BEAT! GREGORII >> 201

ut efficacior et acceptior nostra inueniatur oratio, sacris illam actionibus 225 roborare, postremo ut tanquam domus Iacob contendentes in agone, ab

omnibus abstineamus et paueamus etiam super minimis quibuscunque pec­catis, scientes professionis nostrae mediocria quaeque delicta, si a nobis forsitan negliguntur, diuino quidem iudicio saecularium hominum aequipa­randa uel etiam praeferenda sceleribus. Valde etenim, si nescimus, ad

230 culparum exaggerationem uniuersa concurrunt: locus, habitus, uictus, celebratio sacramentorum, doctrina morum, disciplina maiorum, exempla sanctorum. Locus, inquam, ob suae tam multiplicis reuerentiam sanctita­tis ; habitus, quod innocentiae atque humilitatis indicium et speciem praeferat pietatis ; uictus quia, ut sollicite semper meminisse debemus, de

235 fidelium elemosinis est et < oblationibus > pro peccatis ; celebratio autem sacramentorum, quia in his, sicut humilis quisque et timoratus optinet gra­tiam, sic irreuerens et indignus iram meretur ; doctrina etiam morum, quae tam crebra uobis etiam opportune, importune, ut Apostolus monet, ingeri­tur ; disciplina maiorum, quae tam sedula circa uos exercetur ; exempla

240 sanctorum, quorum uobis cotidie abundantia multiplex exhibetur. Vtinam tamen haec omnia omnibus nobis cooperentur magis in bonum, praestante eo qui solus bonus est, solus benedictus super omnia Deus, in saecula sae­culorum. Amen.

225-226 Cf. I Cor. 9, 25 236-237 Cf. I Petr. 5, 5 238 Cf. II Tim. 4. 2 241 Cf. Rom. 8, 28 242 Cf. Matt. 19, 17; Mc. 10, 17-18; Le. 18, 19 242-243 Cf. Rom. 9, 5

224 illam : illa G 226 etiam om. F 229 etenim : enim L 230 con-currunt : occurrunt P Q 235 oblationibus G X : oblatis omnibus F P Q Ut Cu oblatis (omnibus om.) L 238 uobis : nobis L X 239 uos : nos G L 240 uobis : nobis L X 241 magis cooperentur L

interni iudicis aures continuis pulsare clamoribus, atque, ut efficacior et acceptior (225) nostra inueniatur oratio, sacris illam actionibus Il roborare. Postremo ut tanquam

domus lacob contendentes in agone, ab omnibus paueamus et quantum possumus (227) abstineamus pec Il catis.

(229) Il Valde, namque, ad culparum exaggerationem universa nobis concurrunt, si negligentes fuerimus : locus, habitus, uictus, celebratio sacramentorum, doctrina morum, disciplina maiorum, exempla sanctorum. Locus, propter assuetam sancti­tatis reuerentiam. Habitus, quod innocentiae atque humilitatis indicium et speciem

(235) praeferat pietatis. Victus quia, sollicite semper meminisse debemus, quod de Il fide­lium est elemosinis et oblationibus pro peccatis. Celebratio autem sacramentorum, quia in his, sicut humilis quisque et timoratus optinet gratiam, sic irreuerens et indignus meretur iram. Doctrina morum, quae tam crebra nobis opportune et importune, ut Apostolus monet, ingreditur. Disciplina maiorum, quae tam sedula

(240) circa nos exercetur. Exempla Il sanctorum, quorum nobis cotidie abundantia mul­tiplex exhibetur. Vtinam tamen haec omnibus nobis cooperentur in bonum, praes­tante illo qui solus est bonus, sine quo nemo bonus, qui est benedictus super omnia Deus, in saecula saeculorum. Amen.

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Les sermons donnés à Laon, en 1242,

par le Chanoine Jarqut>~ de Troyes,

futur Urbain IV

A la mémoire de ma Mère

Les sermons, qui seraient parole figée s'ils n'étaient accompagnés de notes, de gloses et de renvois, livrent aux historiens des mentalités des témoignages précieux. Les prédicateurs, bien conscients des discordances inhérentes à chaque époque, étaient confrontés à des auditoires composites et divers, subis­sant, bon gré mal gré, l'évolution du droit et des institutions. Ils proposaient à chacun de revenir aux sources originelles de la pureté de la vie de l'esprit et du corps, transmises par les Écritures, pour sceller l'unanimité des parrochiani ou des groupes selon leur status. Au xrne siècle, la nouveauté se rattachait à la tradition en offrant l'aspect de son épanouissement1•

Quelques cinquante mille sermons ont été recensés pour ce siècle2• La ren­contre d'un anonyme étudiant en théologie, ayant des attaches avec Laon et sa région, avec un chanoine du chapitre cathédral de cette ville, dont la valeur lui permettrait toute l'ambition possible, nous a valu la conservation de trois sermons d'un futur pape. Celui-là les a reportés dans son codex avec d'autres sermons laonnois anonymes, qui forment ainsi une documentation d'un rare intérêt sur l'homilétique extra-parisienne du milieu du xme siècle.

1. Les idées de renouveau et de réforme ont inspiré les institutions et le droit de chaque siècle de l'histoire du moyen âge, dans la perspective soit d'une restauration, soit d'une évolution. Voir Gerhart Burian LADNER, The Idea of Reform: its Impact on Christian Thought and Action in the Age of the Fathers, Cambridge-Massachusetts, 1959, p. 9-34; observations de Charles Dereine, dans La vita comune del clero nei secoli XIe XII. Atti della Settimana di studio : Mendola, settembre 1959, t. I, Milan, 1962 (Pubblicazioni dell'università cattolica del S. Cuore, serie terza, scienze storiche, 2. Miscellanea del centra di studi medioevali, III), p. 407 ; Jacques Fov1Aux, De l'Empire romain à la féodalité, Paris, 1985 (Histoire du droit et des institutions, I), p. 10-24.

2. Johannes Baptist ScHNEYER, Repertorium der Lateinischen Sermones des Mittelalters für die zeit von 1150-1350, t. 1-IX, Münster, 1969-1980 (Beitriige zur Geschichte der Philosophie und Theologie des Mittelalters. Texte und Untersuchungen, XLIII= RLS).

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204 JACQUES FOVIA UX

l - LE CODEX

Le codex, qui contient les trois sermons inédits, est passé à la Bibliothèque nationale de Paris en 1 796 avec le fonds de la Sorbonne, où il est conservé, depuis le 22 septembre 1869, dans le fonds latin sous la cote 16502.

Un certain nombre de sermons de ce codex se retrouvent aussi dans un codex de l'abbaye cistercienne d'Aulne-Sainte-Marie du début du x1v• siècle, conservé à la Bibliothèque royale de Bruxelles, sous la cote II.1142 (VdG 1886).

L'examen des deux codices permettra de compléter les indications de lieux et d'auteurs contenues dans l'un par des indications chronologiques contenues dans l'autre.

Le sermonnaire de la Sorbonne

Paris, Bibl. nat. lat. 16502 : Parch., réglure à la pointe sèche, 248 folios+ fol. 96 bis, 97 bis et 120 bis; 220 x 150 mm; reliure en parchemin peint en vert (pièce de titre: Sermones/Jo <h>annis/ de Rupella, cote : 918), sur ais de carton, du début du xvme siècle.; fol. 1-6 : table sur deux colonnes et notes (fol. 6 blanc) ; fol. 7-38 v0 et 4 7-78 v°: 45/48 longues lignes, justification : 150 x 100 mm; fol. 39-46 v0 et 79-247 v0

:

deux colonnes 40/44 lignes, justification : 150 x 108 mm; annotations sur le dernier folio ; initiales noires et rouges, emplacements pour des initiales non exécutées, initiales rouges au fol. 140 vb et à partir du folio 163, lettres filigranées, pieds de mouche, noms de personnes et de lieux rubriqués, trous et coutures; timbres, fol. 3, 162 v0 et 245 v0

Le sermonnaire est entré dans la Bibliothèque de la Sorbonne avant 1338 (cote du catalogue de 1338: Sermones [déchirure], fol. 1 ; Precium xi. soli­dorum, ibid.; cote de l'inventaire du xvm• siècle: 918, fol. 1). Avec la cote, le codex a reçu un titre : Sermones lo<h>annis/de Rupella de tempore/et de sanctis/m.s., porté sur le folio 248 v0

, par identification de l'ensemble des cahiers - le codex3 n'avait alors ni reliure ni titre - avec la mention marginale du nom de l'auteur d'un sermon : Sermo fratris Iohannis de Rupella. In annun­tiatione dominica f. vi0 portée au folio 159.

En fait, ce codex est composite. Il comprend bien une collectio sermonum entièrement écrite de la même main, mais la plupart des sermons restent ano­nymes (fol. 7-162 v0

), avec, en partie d'une autre main, des Extractiones de

3. Le ms. fut coté dans l'inventaire de 1338, mais la mention a disparu avec une partie du premier folio; il n'a pu être retrouvé dans le catalogue de la Sorbonne, d'ailleurs lacunaire, édité par Léopold Delisle, (Le Cabinet des manuscrits de la Bibliothèque nationale, t. II, Paris, 1874, p. 142-208, t. III, Paris, 1881, p. 8-72. Histoire générale de Paris. Collection de documents). Le prix du ms. servait à établir le gage que devait déposer l'emprunteur; les statuts de 1321 avaient décidé qu'il serait au moins égal au prix du volume emprunté (Cf. Richard H. RousE, The early library of the Sorbonne, in Scriptorium, t. XXI (1967), p. 42-71 et 227-251, et en dernier lieu André TUILIER, La bibliothèque de la Sorbonne médiévale et ses livres enchaînés, dans les Mélanges de la Bibliothèque de la Sorbonne, t. II (1981), p. 7-41).

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summa uiciorum (fol. 163-196 va) de Guillaume Peyraut OP et les Omelie super Euangelia (fol. 196 va-247 vb) d'Hugues de Saint-Cher OP4, œuvres considérées comme des sources d'inspiration pour la prédication dans cette fin de première moitié du xme siècle, où l'accent était mis sur la dépravation d'une société en mutation : la Summa en était le catalogue ou l'aide-mémoire.

Notes marginales

Ces renseignements seraient insuffisants pour reconstituer l'histoire du codex s'ils n'étaient complétés, dans la collectio sermonum, par quelques mentions marginales donnant le nom du prédicateur, parfois aussi le lieu où fut prononcé le sermon, et par un très grand nombre de gloses et de notes, tant sur les marges de queue et de gouttière que sur celles de tête et intérieures, des marques de l'usage personnel qui fut fait de ce codex. En examinant la strati­graphie des surcharges manuscrites à la reportatio, il est possible de tenter de reconstituer le climat dans lequel les sermons ont été prêchés. Quelques-unes n'ont aucun rapport direct avec le texte des sermons ; en latin ou parfois en français, elles révèlent des réflexions personnelles ou des préoccupations morales ou spirituelles :

« Hediey que ferai, comment finerai au jor dou juisse, comment conterai au juge verai au roi de justise » (fol. 10) ; « illi qui toto tempore uite sue uacant epulis et trufis ociosi reputantur, cist pue ent bien dire et li tans sen vait et je nai rien fait in quo habeam fiduciam uenie »(fol. 79 v0) 5 ; « Lendoit en son bon point le bien a commencier, car qui plus tost commence miey desert son Iouier, ne faisons pas ausi corn li mauuais ouvrier

4. Aucune note n'indique, ce que l'on aimerait bien savoir, comment l'étudiant s'est procuré les Extractiones de summa uiciorum. (Sur la Summa, voir Antoine DONDAINE, Guillaume Peyraut. Vie et œuvres, in Archiuum Fratrum Praedicatorum, t. XVIII (1948), p. 162-236; RLS 2, p. 533-575 ; Thomas KAEPPELI, Scriptores ordinis Praedicatorum medii aeui, t. II, Rome, 1975, n° 1623, p. 143-147) et les Omelie super Euangelia (RLS 2, p. 758-785; Th. KAEPPELI, Scriptores ... , t. II, n° 1991, p. 280). Ces textes occupent deux quaternions, un trinion et sept quaternions à la fin du codex; la main des reportationes reprend au fol. 239 v0

5. Dans les années 40 du xm• siècle, la chanson qu'avait entendue frère Guerric de Metz était encore à la mode à Paris. Dans son recueil <l'exempta, Étienne de Bourbon rapporte l'histoire de ce riche clerc, étudiant près de la fenêtre de son logement à Paris pour profiter de la lumi~re. Ayant entendu ce chant en français, qui peut être ainsi restitué :

Le temps s'en vait, Et rien n'ai fait ; Le temps s'en vient, Et ne fais rien.

il s'interrogea d'abord sur la douceur de la mélodie (qui n'a pas été notée), puis sur le sens des mots, les appréciant comme le sermon envoyé par Dieu. Dès le lendemain, il abandonna tout pour entrer chez les Frères Prêcheurs de Paris. C'était Guerric, le premier prieur (Anecdotes historiques, légendes et apologues tirés du recueil inédit d'Étienne de Bourbon, dominicain du XIII• siècle, publiés pour la Société de l'histoire de France par A. Lecoy de La Marche, Paris, 1877, n° 395 (de ociositate), p. 345-346).

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206 JACQUES FOVIAUX

qui commencent si tart qui! fallent aupauier » (fol. 80) ; « On pert plus en une eure, sos je bien tesmoignier con ne puet en .II. ans telle eure en gahainnier » (fol. 80 v0

) ... On retrouve l'indication du prix du manuscrit : «Pretium huius libri est .xi. sol. par. (fol. 248), au milieu de dictons de la vie quotidienne : Si uis esse leuis, sit tibi cena breuis/Venales census inprobus emptor habet... Vinum subtile creat in sene cor iuuenile/ et uinum uile reddit iuuenile senile. /Voir dist fromons foie chose a en femme, / tous ses talens · a en luel con li enfes, / tout cuide faire quonques ces cuers li pense, / trop aves mis en Gerbert vostre entente, ! souvent vous sert et en lit et en chambre ( ... ) Nous sommes tuit issu dun homme cler et vil [ ] et conte, cil sont de parage tenu qui riche homme sont de[ venu]».

Ces dernières lignes du codex font écho à une note, plus complète, dans la marge de gouttière du folio 18 : « Clerici et milites et rustici omnes sunt ex uno patre. Tout sont issu 'dun homme scilicet Adam, mais li uns a plus grant poisance et richesse que li autres, cil sont de parage tenu qui riche homme sont devenu, tuit sommes dun parage se Dieus eust formé .II. hommes au commen­cement del monde, si eust el monde gens de .II. parages, mais il nen fist que un6 ». Entrevue à l'aube du XIe siècle par deux évêques du nord : Gérard de Cambrai'(t 1048) et Adalbéron de Laon U 1031) dans les commentaires de textes scripturaires mais aussi dans la spatialisation des ordines dans la ciuitas sur la montagne de Laon, auprès et au pied de celle-ci', la figuration tripartie de la société a pris avec le temps nature idéologique, puisque la réalité historique a changé. La vision, élaborée dans les écoles capitulaires, est toujours généalo­gique, donc universelle, compartimentant la société pour la dégager de l'em­prise féodale envahissante. Mais, en deux siècles à peine, la filiation d'Adam a renforcé la bipolarité préexistante entre la classe supérieure et la paysannerie ; l'harmonie première est bouleversée, maintenant que l'on recherche les motiva­tions sociales : puissance et richesse. Depuis quelques décennies, les trois ordres ont cessé d'être idéalisation de clercs pour devenir réalité socio-poli­tique. Les sermons de Jacques de Troyes, reportés dans le codex, reflète­raient-ils aussi ce débat qui n'est pas seulement d'idées mais a des implications juridiques ?

Le compilateur du sermonnaire reste à ce jour anonyme ; une mention : Magister Nicolaus Basius debet habere scolas (ces trois derniers mots sont cancellés) est énigmatique (fol. 248). Mais le rapprochement de notre codex (Paris, Bibl. nat., ms. lat. 16502) avec une collectio sermonum composite également (Bruxelles, Bibliothèque royale, ms. II.1142 (VdG 1886) permet de

6. Note en face du vingtième sermon du codex : Praeuenisti eum in benedictionibus (Ps 20, 4). Hodie duplex festum fit, sci/icet de puera nato et de beato Stephano protomartyre ( ... ) et emamus dicit, meliorem quam boni mercatores (RLS 9, n° 20, p. 211).

7. La société des ordres est topographiquement inscrite sur la montagne de Laon dans des limites de pierres et de privilèges (Cf. Jacques FOVIAUX, L'organisation d'un« oppidum" devenu « ciuitas » : !'« Institutio pacis », origine de la commune de Laon ? in Actes du colloque pour l'anniversaire de la charte de Beaumont-en-Argonne, Nancy 22-25 septembre 1982, éd. Jean Coudert, Nancy, à paraître.

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TROIS SERMONS DE JACQUES DE TROYES 207

dégager quelques renseignements quant au scribe des reportationes et quant à la datation des sermons de Jacques.

Le sermonnaire d'Aulne-Sainte-Marie

Le sermonnaire de Bruxelles, d'une écriture gothique textuelle de deuxième classe sur deux colonnes (230 x 175 mm; justification : 185 x 115 mm) du début du x1ve siècle, provient d' Aulne-Sainte-Marie, abbaye de moines noirs, fondée, dans le diocèse de Liège, par saint Landelin (?), vers 656, et devenue cistercienne en 1147 (comm. de Gozée, arr. de Thuin, province de Hainaut). Il est passé dans la collection de sir Thomas Phillipps, à Cheltenham (reliure anglaise de basane brune et toile ; côte : 6939 Ph. (fol. 1); titre : Hugonis et aliorum sermones festiuales, sur le dos collé sur un plat de la reliure moderne) avant d'être acquis, en 1888, par la Bibliothèque royale de Bruxelles (reliure moderne (1974), en chagrin vert de style gothique, avec boulons et fermoir, signée : Marchoul). Ce codex8 contient un grand nombre de sermons parisiens, surtout universitaires, des sermons de Jean de La Rochelle OM '(t 1245), de Bonaventure OM (t 1274), d'Eudes Rigaud OM '(t 1275) et d'Hugues de Saint-Cher OP '(t 1263). Des rubriques permettent d'établir une chronologie stricte de certains sermons : 1° - Dominicales de anno preterito, rubrique écrite à la mine de plomb dans la marge de queue du folio 39 en correspondance avec le sermon rubriqué Dominica .xiii. (fol. 39 rb-41 va; RLS 7, n° 52, p. 192); 2° - Dominicales huius anni (fol. 42 ra), en correspondance avec la men!ion (qui ne se lit qu'à la lampe de Wood) des Sermones Ioh[annis] Pictauensis (le compilateur (?) du codex) de anno presenti post Pentechostes (marge de quel'te du folio 42 ; RLS 7, n° 53, p. 192); 3° - Sermones festiuales huius anni (fol. 115 rb ), en correspondance avec un sermon indiqué comme sermo nota­bilis/in exaltatione s. Crucis (fol. 115 ra-116 ra; RLS 7, n° 140, p. 197).

Datation des sermons

Une mention apporte un indice important pour la datation, qui confirme les présomptions : au folio 42 ra, le sermon est rubriqué Dominica .XV. post octauas Pentecostes (fol. 42 ra-42 va; RLS 7, n° 53, p. 192) alors que la rubrique suivante porte Collatio sancti Michaelis, avec une autre rubrique dans la marge de tête In uigilia sancti Michaelis,/eodem die in sero. Ces indications ne sont compatibles que si le dimanche coïncide avec la vigile de Saint-Michel, donc messe du dimanche et sermon du matin sur l'évangile de ce jour, et pre­mières vêpres de la Saint-Michel le soir, avec collatio sur ce dernier: ceci n'arrive que si Pâques tombe le 20 avril. Or, au cours du xme siècle, cela n'ar­riva qu'en 1242, en 1253 et en 1264.

8. Classé par J.B. Schneyer dans les Sermones Fratrum Minorum, RLS 7, p. 188-202.

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La prédication n'était pas intemporelle ; l'allusion à un fait contemporain permet de préciser l'année. Un sermon pour la Saint-Laurent (10 août) Domi­nica .XVI. de frère Jean de La Rochelle contient un souhait : Credo quod si nos haberemus aliquam sintillam pietatis quod Deus moueretur misericordia ad fletum ecclesie maxime et daret nabis bonumpapam (fol. 43rb,1. 34-37). Frère Jean étant mort en 1245 et les vacances du siège à la mort d'innocent III et d'Honorius III n'ayant duré tout au plus que deux jours, il ne peut s'agir que d'une allusion à la longue vacance entre la mort de Grégoire IX, le 22 août 1241, et l'élection d'innocent IV, le 25 juin 1243, avec le règne intermédiaire et éphémère de Célestin IV, du 25 octobre au 10 novembre 1241. C'est un sermon pour le XVIe dimanche après l'octave de Pentecôte, qui tombait en 1241 le 15 septembre et en 1242 le 5 octobre; en 1241, la mort de Grégoire IX était à ce jour à peine connue de la chrétienté alors que la parole du frère évoque plutôt la longue attente, l'année 1242 convient au cycle des sermons de l'année annoncé par la rubrique écrite à la mine de plomb et confirme les précédentes présomptions.

Veut-on d'autres indices? Le sermon pour la Dominica prima in aduentu Domini (fol. 51 va-52 rb; RLS 7, n° 65, p. 193) est suivi d'une rubrique: Eodem die collatio, avec l'indication sur la marge de tête (fol. 52 rb) : Sermo beati Andree apostoli, die eodem (3 nov.), ce qui signifie que la Saint-André tombait le premier dimanche de l' Avent, ce qui arriva précisément en l'année 1242. En face d'un autre sermon rubriqué Dominica . Jxa. infra octaue assumptionis (fol. 96 vb-97 vb ; RLS VII, n° 119, p. 196), l'indication est donnée suivant l'usage attesté à Paris à cette époque où on comptait les diman­ches à partir de la Trinité. Le rxe dimanche après la Trinité correspond au xe dimanche après la Pentecôte, avec l'Évangile du jour : Homo quidam erat diues qui habebat uilicum (Le 16, 1), ce qui convient encore à l'année 1242, ainsi qu'aux années 1234, 1237 et 1248, Pâques tombant pour ces années entre le 19 et le 24 avril9•

Argument déterminant, la plupart des sermons communs aux deux sermon­naires sont dans le codex de Bruxelles dans la partie bien datable de l'année 1242; les autres ne peuvent être guère postérieurs, puisque Hugues de Saint­Cher OP a été fait cardinal-prêtre du titre de Sainte-Sabine le 28 mai 1244 et qu'Eudes Rigaud est devenu archevêque de Rouen en 1248.

Les notes d'un étudiant laonnois

Les sermons de tempore qui se trouvent dans les deux sermonnaires sont sur les thèmes suivants : Praeparare in occursum Dei tui lsrahel (Am 4, 12), Et

9. Sur les lectures au xm• siècle et l'organisation du cycle liturgique, on consultera Dom René-Jean HESBERT, Les séries d'évangiles des dimanches après la Pentecôte, dans La Maison­Dieu, 46: Les Dimanches verts (1956), p. 35-59 et S. J. P. V AN DuK, Sources of the Modern Roman Liturgy, 2 vol., Leiden, 1963 (Studia et documenta Franciscana, I-II).

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intrantes domum (Mt 2, 11), Christus assistens pontifex (Hbr 9, 11), Erat Iesus eiciens daemonium (Le 11, 14), Nuptiae factae sunt (Io 2, 1), Ductus est Iesus (Mt 4, 1), Exaltent eum - id est Christum - in ecclesia plebis (Ps 106, 32), Ego sum pastor bonus (Io 10, 11), Estote prudentes et uigilate (1 Pt 4, 7), Sic Deus dilexit mundum (Io 3, 16), Spiritus, ubi uult, spiral (Io 3, 8), In die illo ponam duces Juda sicut caminum ignis (Za 12, 6).

La forme n'est pas rigoureusement identique, ce qui révèle l'intervention du reportateur, qui a noté, selon son humeur et ses centres d'intérêt, la parole des différents prédicateurs. Le compilateur du codex de Bruxelles a surtout copié des sermons universitaires, ainsi que quelques sermons de circonstance, comme celui de l'ouverture du chapitre des Frères Prêcheurs par l'évêque de Paris, Guillaume d'Auvergne (fol. 26 rb-26 va ; RLS 7, n° 35, p. 191), ce qui laisse entrevoir un Frère Prêcheur. Le compilateur du codex de Paris a manifesté un intérêt plus large : parmi les sermons localisés figurent ceux prononcés dans les églises parisiennes de Saint-Nicolas par maître Eudes Rigaud OM (fol. 54 v0

),

de Montmartre par l'archidiacre Raymond (foi. 71), dans le grand centre de la parole qu'était alors Saint-Victor par le chancelier de l'Université et d'autres prédicateurs (fol. 84 vb, 101 ra, 104 rb et 130 rb), et chez les moniales cister­ciennes de Saint-Antoine par frère Geoffroid, par Guiard de Laon, évêque de Cambrai, et par frère Hugues de Saint-Cher OP (fol. 114 ra, 120 ra, 122 ra et 160 ra). Dans la collectio de Paris, parmi les sermons identifiés figurent ceux de l'évêque de Paris, Guillaume d'Auvergne (fol. 14-14 v0

; Schneyer, RLS 9, n° 14, p. 211), d'Hugues de Saint-Cher OP (fol. 15-15 v0

, 145 ra-146 vb et 160 va-161 vb; Schneyer, RLS 9, n° 17, 249 et 273, p. 211, 224 et 225), de Guiard de Laon, évêque de Cambrai (fol. 25, 28 v0 -29 et 160 rab ; Schneyer, RLS 9, n°s 33, 39 et 272, p. 212 et 225), du chancelier Gauthier de Château­Thierry (fol. 27 v0 -28 ; Schneyer, RLS 9, n° 36, p. 212), de Philippe le Chance­lier (fol. 33-33 v0 et 35-36; Schneyer, RLS 9, n°s 48 et 51, p. 213), d'Étienne Bérout, doyen de Laon de 1239 à 1242 (fol. 38-39 ; Schneyer, RLS 9, n° 54, p. 213), de Jourdain de Saxe OP (fol. 49-49 v0

; Schneyer, RLS 9, n° 76, p. 214), d'Eudes Rigaud OM (fol. 54 v0 et 157 ra-158 ra; Schneyer, RLS 9, n°s 87 et 267, p. 215 et 225), de Jean de La Rochelle OM (fol. 63-63 v0

, 67-67 v0,

68-69, 69 v0~ 70 v0 et 159 rab ; Schneyer, RLS 9, n°s 96, 99, 100, 102 et 269, p. 215 et 225), Geoffroid de Bléneau OP (fol. 73 v0 -74 v0 et 114 rab; Schneyer, RLS 9, n°110 et 193, p.216 et 221), d'Henri de Cologne l'Ancien OP (fol. 133 ra-133 vb et 133 vb~134 va; Schneyer, RLS 9, n°s 226-227, p. 223), de Guerric de Saint-Quentin OP (fol. 144 rab ; Schneyer, n° 240, p. 224), de Maurice de Sully, évêque de Paris (fol. 153 rb ; Schneyer, RLS 9, n° 258, p. 225), d'Eudes de Châteauroux (fol. 159 vb; Schneyer, RLS 9, n° 271, p. 225); trois sermons sont attribués par des mentions marginales 10

, dans le

10. J.-B. Schneyer a attribué les deux derniers sermons à Jean de Troyes 0 Cist., c. 1300 (RLS 3, p. 792), après !'Histoire littéraire de la France, t: XXVI, Paris, 1873, p. 398-399, LECOY DE LA MARCHE, La chaire française au moyen âge, 2• éd., Paris, 1886, p. 518, et Jean-Barthélemy HAuRÉAU, Initia operum scriptorum latinorum medii potissimum aevi ex

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210 JACQUES FOVIAUX

codex de Paris, à Jacques de Troyes (Dominus Jacobus apud Minores in dedi­catione ecclesie, fol. 37; Dominus I[acobus] de Trecis i[n] Saluatorium, ad uin[culam] sancti Petri, fol. 137 rb; De sancto Bernardo. I[acobus] de Trecis apud Saluatorium, fol. 140 vb). Ceux-ci font partie de l'ensemble des sermons laonnois, interrompus, après un sermon intermédiaire sur In reliquiis tuis praeparabit uultum eorum (Ps 20, 13), par un sermon pour la Saint-Michel sur Omnes sunt administratorii spiritus (Hbr 1, 14). Cette disposition amène à penser à des devoirs de vacances d'un étudiant en théologie originaire du Laonnois, qui profitait des loisirs d'été pour enrichir son codex (RLS 9, n°s 237-238, p. 223).

codicibus manuscriptis et libris impressis alphabetice digessit, Turnout, s.d., t. IV, fol. 238, t. II, fol. 97 yO et 125 V0

,

Le Père Louis-Jacques Bataillon, qui a étudié ce ms. (Bulletin d'histoire des doctrines médiévales. Le treizième siècle, dans Revue des sciences philosophiques et théologiques, t. 65 (1981), p. 117, n. 50), a signalé ces sermons prêchés à Laon (doyen Étienne Bérout, Mulier gratiosa inueniet gloriam (Prv 11, 16). Lex temporalis dicit, quod familia sequitur con­ditionenL. et colfigere fructum gloriae, fol. 38, RLS 5, n° 3, p. 463. Nisi habundauerit iustitia uestra (Mt 5, 20). Legitur in Eccli., quod in sermone domini siluit uentus. Cor hominis appellatur mare( ... ) de istis quaere in hoc sermone : Sint lumbi uestri, donné ad s. Georgium uillam, église située sur la montagne de Laon, au sud du beffroi communal, fol. 136 va-137 rb, RLS 9, n° 231, p. 223; Venit sponsus de sancta Margareta et Istud estote misericordes sicut Pater uester (Le 6, 36), ad sanctum .Laz arum, duo, non reporté dans le codex, fol 13 7 vb ; Nisi granum frumenti (In 12, 24), apud Saluatorium in festo s. Laurentii, non reporté; Exiit, qui seminat (Mt 13, 3). Beatus Matth. narrat nabis in euangelio sua quod unus homo exiit, ut seminaret semen suum ( ... ) in granario Domini, fol. 137 vb-139 va, RLS 9, n° 233, p. 223; Homo quidam fuit diues et habebat uil/icus (Le 16, 1). Narrai beatus Lucas, immo Dominus per Lucam, quod erat quidam diues homo( ... ) Ps Numquid in tenebris mirabilia tua, fol. 139 va-140 vb, RLS 9, n° 234, p. 223, in parrochia de Montibus (Mons-en-Laonnois, à 6 km à l'ouest de Laon) ; Paenitentiam agite, appropinquauit enim regnum caelorum (Mt 3, 2). Beatus Matthaeus narrat nabis euangeliis suis statum et conuersationem beati Iohannis Baptistae ( ... ) regnum aeternum, quod promittit Deus poenitentibus uere propter ipsum, fol. 141 vb-143 ra, In decollatione Iohannis Baptistae apud Saluatorium, ad s. Georgium, apud Semilliacum (faubourg de Laon), RLS 9, n° 236, p. 223). Il nous a chaleureusement encouragé à publier les trois sermons attribués à Jacques de Troyes.

Nous signalons deux sermons omis dans la recension du Repertorium de J.-B. Schneyer : 98 bis Stetit Ihesus in media discipulorum (Le 24, 36). Dictum est supra quod uenit Ihesus ad discipulos congregatos ( ... ) id est intentionem rectam in Deum, qui cum patre sedentis iuste iudicare nequibis. Statuai ergo nos in media mediator, Deus et hominum qui cum paire et filio et spiritu sancto uiuit, et cetera, fol. 66-67 (98 ... bonitatis Dei, qui nabis prestare dignetur). 139 bis Est tempore spargendi lapides et est tempore colligendi (Ecl 3, 5). In Ecclesiaste scribuntur hec per lapides qui duri sunt et fortes( ... ) lapides uiui quos Dominus preparauit ad constructionem edificii celestis, nec lapides mortui qui se ipsi deficiunt et cadunt ( 139 ... ad quod nos perducat Deus, et cetera).

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II - JACQUES DE TROYES, CHANOINE DE NOTRE-DAME DE LAON

Jacques de Troyes avait obtenu entre 1215 et 1217 un canonicat dans le chapitre cathédral le plus important de France, celui de Laon 11 • Le grand nombre des chanoines en garantissait l'indépendance et faisait du corps cano­nial, conforté par ses anciens privilèges, une puissance féodale avec laquelle il fallait bien compter pour la réalisation du nouvel équilibre politique, alors que les institutions de la centralisation, qui se renforçait, superposaient les nouveaux liens de dépendance.

Jacques, qui avait été baptisé à Saint-Jacques-aux-Nonnains de Troyes, n'appartenait ni au premier ni au deuxième ordre mais bien au troisième, sans que le métier de son père attestât une extrême pauvreté, comme l'auraient voulu ses biographes contemporains12 ; il n'appartenait pas toutefois à la classe des rectores. C'était le modèle traditionnel, qu'on représenta sur une tapisserie disparue dans la première moitié du XVIe siècle : le père, Pantaléon (un saint anargyre) de Curtis Palatii (d'après la localisation de la maison familiale à Troyes) est au métier, avec deux compagnons, derrière la devanture où s'étalent brodequins et souliers, tandis que, dans un coin de l'échope, une femme file la quenouille en posant son regard sur le petit garçon qui lui porte un vase fermé, symbole de sa foi1 3 ; ses père et mère reposeront tous deux dans une abbaye : lui, dans Notre-Dame-aux-Nonnains; dont dépendait Saint-Jacques, elle, dans Notre-Dame-des-Prés, proche de Troyes14•

Ses dispositions musicales lui valurent d'être accueilli à l'école capitulaire de sa ville natale. Mais les biographes contemporains ne nous donnent guère de renseignements sur le milieu qui fut celui du jeune Jacques à Troyes : faisant l'éloge du pape dans sa uita, on comprend aisément qu'ils n'avaient pas la préoccupation de nos modernes esprits de rechercher les motivations

11. On renvoit à notre thèse d'histoire du.droit sur Le chapitre cathédral de Laon pendant la période communale (1128-1331), à paraître1

12. Les deux biographies, l'une de Grégoire de Naples, doyen de Bayeux, l'autre d'un prêtre lorrain, Thierry de Vaucouleurs, furent déposées en 1279 au Trésor de la collégiale Saint-Urbain, fondée par Urbain IV à l'emplacement occupé jadis par la maison familiale; elles ne sont connues que par l'édition de Jean-Papire Masson (Papirii Massoni libri sex de episcopis Vrbis, qui Romanam ecclesiam rexerunt..., Paris, Apud Sebastianum Nivellum, 1586, fol. 223-227 et 227-246). Selon l'usage déplorable des premiers temps de l'édition savante, les manuscrits ne regagnèrent pas Troyes, J.-P. Masson ayant pensé avoir acquitté suffisamment sa dette par l'envoi de son De episcopis ... (Cf. Agostino Paravicini-Bagliani, Gregorio da Napoli, biografo di Urbano IV, dans Riimische Historische Mitteilungen, t. 11 (1967-1968) (1969], p. 59-78.

13. Étienne GEORGES, Histoire du pape Urbain IV et de son temps (1185-1264), Paris­Troyes, 1866, p. 3.

14. Cf. la dernière biographie du pape Urbain IV par Wilhelm Sievert, Das Vorleben des Papstes Urban IV, dans Riimische Quartalschrift, t. 10 (1896), p. 451-505; t. 12 (1898), p. 127-161.

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profondes15• Il est simplement dit de lui qu'il aurait répondu à quelqu'un qui lui faisait reproches de ses basses origines qu'une naissance noble était don de nature, mais que devenir noble était le prix de la vertu et du jugement16•

Les chanoines de Troyes avaient remarqué les facilités du puerulus. Ils l'envoyèrent à Paris poursuivre à l'Université des études dans les disciplines scolastiques. Là, il étudia les arts libéraux puis le droit canonique, obtenant peut-être le grade de magister17• Ses études en théologie ne furent pas aussi brillantes, malgré une éloquence qui mettait en œuvre un don certain de persua­sion que rendait plus efficace encore son don des larmes.

Jacques suivit sur la montagne de Laon un compatriote pour lors plus fortuné que lui: Anselme de Mauny, qui venait d'accéder au siège de Laon, après avoir été archidiacre dès 1217. L'évêque s'était attaché comme clerc-secrétaire le compatriote talentueux qu'il estimait ; il fut parrochiae rector avant d'obtenir un canonicat à Notre-Dame. En 1223, il achetait la maison qui s'était libérée au cloître pour la somme de quatre cent trente livres et la rénovait bientôt, en transformant d'une « manière somptueuse » sa chapelle privée.

Procureur du chapitre cathédral, il en mena à bien les affaires. En mai 1226, il négociait la libération d'un homme du chapitre emprisonné à Saint-Quentin ; dans l'un des conflits qui opposaient l'impétueux Enguerran III, le ·sire de Coucy qui, une douzaine d'années plus tôt, n'avait pas hésité à enlever le doyen du chapitre, Adam, il intervenait à propos d'un vinage dont Notre-Dame de Laon était exempte. Jusqu'en 1242, Jacques continua de s'occuper des affaires du chapitre. Sa charge, très lourde, l'avait amené à examiner de très près les pièces du chartrier. La multiplication des affaires rendait nécessaire sa mise en ordre par un classement méthodique : en 123 7, il avait commencé à rédiger un cartulaire qu'il annota de sa main18• Ces gloses personnelles sont de précieuses indications, en particulier pour un procès qui, à propos du patronage de la chapelle d' Any en Thiérache19, opposa le chapitre de Laon au monastère des moniales d'Oeren, fondé, près de Trèves, par sainte Irmine20 •

15. Les exagérations de la Renaissance nourriront l'idée d'une extraction très basse de Jacques : «Urbano ... fu di vile nazione, siccome uno figliuolo d'uno ciabattiere, tanto vuole dire, corne uno calzolajo •• (Ricordano MALESPINI, Lodovico Antonio Muratori. Rerum Italicarum Scriptores, col. VIII, p. 997).

16. J.-C. COURTALON-DELAISTRE, La vie du pape Urbain IV, Troyes-Paris. 1782, p. 3 ; Histoire littéraire de la France, t. XIX, Paris, 1838, p. 50.

17. César Egasse Du BOULAY, Historia universitatis Parisiensis ... , t. III (1200-1300), Paris, 1666, p. 364 et Pierre FERET, La faculté de théologie de Paris et ses docteurs les plus célèbres, t. I, Paris, 1894, p. 262-268 le comptent parmi les professeurs.

18. Le cartulaire, qui comprend 904 actes : l acte du 1x• siècle, 2 actes du x1• siècle, 187 actes du xn• siècle, 682 actes du xm• siècle, 25 actes du x1v• siècle, l acte du xv• siècle, l acte du xv1• siècle et 5 actes du xvn• siècle, reçut une reliure de veau sur ais de bois au xv• siècle ; il est actuellement conservé aux Archives départementales de l'Aisne, sous la cote G 1850 (358 fol. sur deux colonnes, 300 x 206 mm).

19. Comm. d' Any-Martin-Rieux, arr. de Vervins, c0 " d'Aubenton (à 65 km au nord de Laon). 20. Les éléments de cette affaire viennent d'être analysés avec beaucoup de perspicacité par

Dietrich Lohrmann (Ein .- Teutonicus furibundus » aus Trier Ostern 1242 in Laon, dans

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TROIS SERMONS DE JACQUES DE TROYES 213

Le chapitre voulut lui donner pour sa peine une somme de cent livres parisis, qu'il déclina, n'acceptant d'autre salaire que la fondation de son anniversaire dans l'Église de Laon. Jacques était bien de son temps, puisqu'il pensait qu'il était préférable d'investir « dans le Ciel21 ».

III - LES SERMONS DE JACQUES DE TROYES

Les sermons, auxquels les nombreuses gloses et notes contribuent à restituer de leur vie première, intéressent à plus d'un titre. Ils permettent non seulement d'entrevoir la doctrine du prédicateur, mais aussi de percevoir une théologie pour la ville médiévale, qui ne pouvait manquer de s'y faire jour, puisqu'ils étaient un moyen privilégié de contact avec la foule et entretenaient avec elle des rapports qu'on peut encore deviner dans la trame des textes. C'est toute une vision du monde - d'un petit monde de la communauté médiévale - qui est offerte ainsi.

Les lieux de prédicati_on

Le premier sermon est prononcé lors de la fête de la dédicace de la première église des Frères Mineurs de Laon : c'est une grande fête dans la ville, qui a attiré un important concours de peuple. Les deux autres sermons sont donnés au Sauvoir (Saluatorium), implantation cistercienne toute nouvelle au pied oriental de la montagne de Laon : le public est réduit aux moniales et à quelques clercs.

La première église des Frères Mineurs à Laon Les Frères Mineurs se sont implantés sur le plat sommet de la montagne de

Laon, dans les Champs Saint-Martin, grâce à l'appui du chapitre cathédral qui, en 1234, leur avait abandonné intuitu caritatis un terrain à l'écart de la ciuitas.

Jahrbuch für westdeutsche Landesgeschichte, t. 10 (1984), 107-137). Le jour de Pâques (20 avril) de l'année 1242, un Teutonicus furibundus faisait irruption dans la cathédrale pour lire, devant les chanoines assemblés pour l'office, une sentence d'excommunication contre le doyen et le chapitre. Les origines du litige étaient lointaines ; alors que le culte de sainte Irmine était orga­nisé à la fin du XIe siècle, les moniales d'Oeren s'étaient souvenu opportunément de l'existence de biens donnés jadis par la fille du roi Dagobert, leur patronne-fondatrice dans le diocèse de Laon. L'affaire avait rebondi au temps du chanoine Jacques, alors que celui-ci, usant de son don de persuasion et de ses talents de juriste pour convaincre les moniales, venait d'obtenir leur renonciation à tout droit sur la chapelle litigieuse, contrariant par ce compromis la procédure en cours et provoquant les violences verbales.

21. Sur ce mouvement, qui embrase toute la société du xm• siècle, cf. J. FOVIAUX, «Amassez-vous des trésors dans le ciel!»: les listes d'obits du chapitre cathédral de Laon, dans Documents nécrologiques et liturgie. Actes du colloque de l'IRHT, Orléans, 14 juin 1983, Paris, à paraître.

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Celui-ci était situé dans la partie de la ville que ne protégeaient pas encore d'épaisses murailles, le long d'un chemin qui conduisait d'un pressoir à la porte Soibert, nom d'un bourgeois bienfaiteur de la Paix de Laon. On peut présumer que les titulaires de cette église étaient les saints Pierre et Paul (29 juin), auxquels fut consacrée en 1269 une seconde église avec la deuxième implanta­tion, cette fois bien insérée dans l'ancien cœur de la ciuitas, dans le périmètre de la (( viez court le roi », l'ancien palais carolingien de Laon, désaffecté depuis près d'un siècle22•

L'abbaye Notre-Dame du Sauvoir L'implantation des moniales cisterciennes est plus ancienne de quelques

années. Parmi les ordres nouveaux suscités à la fin du XIe siècle, Cîteaux avait essaimé à Foigny (1121 ; comm. de La Bouteille, Aisne, arr. de Vervins, c0 n

de Vervins), à Vauclair (1134; comm. de Bouconville-Vauclair, Aisne, arr. de Laon, c0 n de La Capelle), c'est-à-dire dans les limites septentrionales du diocèse de Laon. Quelques moniales de ce dernier établissement auraient été accueillies, en 1220, par l'évêque de Laon, Anselme de Mauny '(t 1238), pour occuper la uilla d'un domaine épiscopal sise dans les limites de la Paix de Laon, à Briconville (Ardon-sous-Laon, faubourg méridional de la ville). Mais le domaine, trop restreint, ne pouvait assurer l'autonomie d'un saluatorium : le vivier des moniales et de leurs âmes23

• Vingt ans plus tard, le bourgeois de Laon déjà mentionné, Soibert, leur cèdera son alleu de La Ramée, vaste ferme fortifiée avec des prés, des bois et les étangs indispensables, et la première abbesse, Helvide, achètera au fils de Soibert, Robert, une terre proche de l'abbaye24 •

Style et structure littéraire des sermons

Le latin était langue savante. A Labn, les sermons ont été prononcés en langue vernaculaire23•

Dans l'église toute neuve des Frères Mineurs, la grande fête de la dédicace a attiré la foule vaste et composite de la communauté médiévale26 • En l'abbaye

22. John R. H. MooRMAN, Medieval Franciscan Houses, New York, 1983 (Franciscan Institute Publications. History Series n° 4, éd. par G. Mareil), p. 254. Le premier couvent des Frères Mineurs était situè dans le bourg, à l'emplacement occupé partiellement par les maisons sises aux n°' 44-48 de l'actuelle rue du 13-0ctobre-1918. Le dossier concernant l'arrivée et l'implantation des Frères Mineurs à Laon sera donné dans un prochain numéro d'Archivum Franciscanum Historicum.

23. Cf. Anselme DIMIER, A propos du vocable de l'abbaye du Sauvoir-sous-Laon, dans Cîteaux. Commentarii Cistercienses, t. XIX (1968), p. 96-99.

24. J. FOVIAUX, Le chapitre ... (n. 11). 25. Deux guides pour l'étude des sermons latins : ceux de Louis-Jacques BATAILLON,

Approaches to the Study of Medieval Sermons, dans Leeds Studies in English, New Series, t. 9 (1980), p. 19-34 et de Jean Longère, La prédication médiévale, Paris, 1983.

26. La liturgie de la dédicace est puissamment évocatrice (cf. Lee BOWEN, The Tropology of mediaeval dedication Rites, dans Speculum, t. 16 (1941), p. 469-479).

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Notre-Dame du Sauvoir, le public était composé de moniales. Peut-être y eut-il aussi quelques hommes dont l'un, un clerc, aurait assuré la reportatio ? Ensuite seulement les sermons furent traduits en latin par l'étudiant dont nous gardons le codex décrit plus haut. La langue primitive ne transparaît qu'une fois, dans une note du troisième sermon, qui cite saint Augustin et qui, éclairant le texte, n'en doit pas être séparé.

Les règles de la rhétorique, acquises sur les bancs des écoles urbaines et de l'Université, ne permettent plus la montée du lyrisme, qui faisait le charme des sermons du xue siècle à l'inspiration plus vive et spontanée. Elles incitaient à bâtir un canevas, dans le cadre duquel le prédicateur talentueux pouvait faire digression et animer sa démonstration scolastique par des exempla ou des allusions à la vie quotidienne.

Mais écoutons le chanoine Jacques, qui prêche en un jour dont la date reste imprécise, peut-être le dimanche 29 juin 1242, jour de la fête des titulaires saint Pierre et saint Paul, pour la dédicace de l'église, puis chez les moniales cisterciennes de Notre-Dame du Sauvoir sous Laon, le jour de la Saint-Pierre­aux-Liens, le vendredi ier août 1242, et pour la fête de saint Bernard, le mercredi 20 août suivant.

Les sermons commencent par l'énoncé du thème, un verset scripturaire extrait de la péricope du jour: le psaume 145 pour la fête de la Saint-Pierre­aux-Liens (SERMON II), un verset du livre 1er des Maccabées approprié à la fête de la Dédicace (SERMON I) et un verset de la prophétie d'Osée pour la fête de saint Bernard, que la célébration du jour rendait suggestif (SERMON III). En outre, le très court prothème du deuxième sermon comporte une invocation à !'Esprit Saint, qui insère un verset des Actes (Act 10, 44), particulièrement évocatrice ce jour. Cette prière veut obtenir, au prédicateur, la grâce de faire mi exposé profitable et, aux auditeurs, celle de bien comprendre la parole et de la mettre en pratique. Pour courte qu'elle soit, Jacques, en pédagogue averti, a ressenti la nécessité de capter à nouveau l'attention de son auditoire en revenant sur le thème du jour.

Le style des sermons atteste une excellente maîtrise des règles de la rhétorique en usage au milieu du xrne siècle. Jacques donne d'abord un premier éclairage du thème par l'évocation du contexte historique, l'historia, histoire éternelle, et annonce aussitôt les parties de son développement, littéralement dégagées du verset scripturaire à partir des mots ou groupes de mots selon la technique de la glose ordinaire. Le plan du premier et du troisième sermon est quadriparti ; celui du deuxième sermon, plus bref que les deux autres dans sa reportatio, directement suggéré par l'historia du thème, est triparti.

Hormis une réminiscence littéraire d'un texte de Virgile, ce dernier sermon est un enchaînement de textes exclusivement scripturaires, aérés de courtes gloses. Ces constatations permettent d'évoquer les circonstances de la prédica­tion : le public est moins vaste, bien sûr, que celui qui entend le sermon de la dédicace (SERMON I) ou même le sermon pour la Saint-Bernard (SERMON III) ; il n'est formé que de moniales et tout au plus de quelques clercs.

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Malgré des nuances dans la formulation, c'est le même type d'exégèse que celle qu'enseignait déjà maître Anselme ~(t 1117) et son frère Raoul dans la célèbre école urbaine de Laon. On part de l'historia pour en découvrir l' allego­ria, la moralitas et l'anagogia27• Utilisée dans la prédication, la technique des quatre sens a cet avantage de tenir l'attention de l'auditoire et d'éviter son égarement. En ce sens, elle valorise peut-être la prédication. Dans une perspective toute augustinienne, Jacques donne une vision d'espérance, qui doit être tonique pour l'auditoire, celle de la cité céleste et éternelle de Jérusalem. Pour y accéder, et c'est la quête de tous, il y a un chemin sûr pour ceux qui savent le prendre et s'y maintenir. L'histoire de la première Dédicace précise les conditions de la purification du Temple, en décembre 164, après qu' Antiochus Epiphane l'eût pillé cinq ans auparavant. « On orna la façade du temple de couronnes d'or» (I Mec 4, 57). Jacques s'attarde sur le sens allégorique du Temple de Salomon, de sa façade et des couronnes d'or. Ce Temple renvoie à quatre autres, qui chacun ont façade et couronne, et abritent un autel (SERMON I).

Le thème de la libération des entravés permet d'évoquer tout un univers carcéral, dont le diable est geôlier, fort riche d'enseignement spirituel. Au sens historique, le diable gère deux prisons, celle de l'enfer et celle du péché, dont Hérode est institué geôlier et où Pierre, image du pécheur entravé, est gardé dans ses liens par deux soldats postés à l'intérieur comme à l'extérieur. Aussitôt se développe l' allegoria. Les deux chaînes sont l'amour du péché et l'ignorance ; les deux soldats à l'intérieur de la prison sont en fait au service du pécheur, les deux soldats postés à l'extérieur ont reçu mission du diable de s'opposer à son évasion de la prison de son péché (SERMON II, 2). Pour la Saint~Bernard, le chanoine livre d'abord à l'assemblée l'historia du verset de la prophétie d'Osée (Os 2, 14) et l'applique au saint fêté ce jour: le Seigneur lui révèle les secrets de !'Écriture dans la solitudo claustri et religionis cisterciensis ordinis. Cette révélation se nourrit de la vision allégorique des rapports à Dieu ainsi exprimée, qui assure la continuité de l'Ancien et du Nouveau Testament.

Quand il évoque le monde quasi aliena nutrix, Jacques a une image qui étonne et a dû produire son effet sur le public des moniales laonnoises. Il parle de l'animal psychopompe par excellence, du cheval ou plutôt d'une jument. Elle a quatre mamelles, dit Jacques, faisant violence à l'histoire naturelle pour les nécessités de la démonstration28• Comme elle, le monde allaite ses enfants de quatre laits : les deux premières mamelles donnent le lait de la science séculière

27. Le chanoine Jacques, comme les prédicateurs de son temps, développe particulièrement le sens allégorique et tropologique (Cf. Henri DE LUBAC, Exégèse médiévale. Les quatre sens de !'Écriture, 4 t., Paris, 1959-1964 (Théologie, 41, 42 et 59).

28. Les réalités de la scolastique sont étrangères aux réalités zoologiques : les juments sont pourvues de deux complexes glandulaires, prolongés par deux trayons (Charles MONNET, Les mamelles des équidés domestiques, thèse de médecine vétérinaire, Lyon, 1955, p. 18; Pierre-P. GRASSÉ, Traité de zoologie, t. XVI, fasc. 6, Paris, 1969, p. 33).

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et le lait de la flatterie, les deux autres, à l'arrière (ubi immundicie decurrunt), donnent la volupté de la chair et la cupidité ou l'avarice. Cette représentation zoomorphique est probablement d'origine mendiante. Guillaume Peyraut OP avait lui-même décrit la cavalcade des vices dans sa Summa contenue également dans le codex de Paris. Elle devait permettre une mémorisation aisée de l'enseignement.

Une autre image était tout aussi familière au public laonnois : celle de la mère, qui met de l'amertume sur son sein quand elle veut sevrer son petit. Ainsi est expliquée l'amertume du monde, de ses richesses et de ses honneurs.

M adèle de sermon

Peut-on faire la part de ce qui est repris, par tradition, au passé et de ce qui est original ou propre à celui qu'on pourrait appeler, sans paradoxe aucun, un auctor de la parole ?

L'étudiant laonnois a noté en marge du SERMON II : Vide alibi et inuenies ser­monem istum in sermonibus prouincialis Parisiensis. xiii. Le thème en est : Do­minus soluit compeditos ... (Ps 145, 7). Si la référence est précise et bien contem­poraine du sermon, il s'agit d'un renvoi à un sermon d'Hugues de Saint-Cher OP, provincial de France pour la deuxième fois de 1236 à1244, peut-être le ser­mon sur Dirupisti uincula mea ... (Ps 115, 17), conservé dans deux manuscrits inédits : Clm 12660, fol. 120-121, et Innsbruck UB 312.

S'agit-il d'un développement sur le même thème ou bien du même sermon? Pour tenter une réponse, il ne faut pas oublier qu'en ce siècle, où la parole prend la dimension que l'on sait, des clercs, qui, tout au long des Heures ruminaient !'Écriture, couraient les prônes pour en chercher le reflet, notant, comme notre étudiant laonnois, des sermons, avec l'espoir de nourrir ainsi leur prédication personnelle. Dans la mentalité du temps, il n'y avait aucune diffi­culté, tout au moins en apparence, à utiliser des arguments ou des constructions élaborées à partir des textes scripturaires, puisque le profit de cette quête intellectuelle retombait sur la chrétienté médiévale pour le plus grand bien de la propagation de la foi. Aussi est-il souvent hasardeux de tenter de remonter la chaîne des « emprunts », dont beaucoup trouvent leur siège dans la glose ordinaire, prodigieuse somme de réflexion, dont la matrice fut d'abord !aonnoise, sous la férule d'Anselme et de son frère Raoul29•

29. Les dernières études sont de Bernard MERLETTE, Écoles et bibliothèques, à Laon, du déclin de !'Antiquité au développement de l'Université, dans les Actes du 95' congrès national des sociétés savantes, Reims, 1970, t. I, Enseignement et vie intellectuelle (IX'-XVI' siècle}, Paris, 1975, p. 43-53; de Guy LoBRICHON, Une nouveauté: les gloses de la Bible, et de Jean CHÂTILLON, La Bible dans les écoles du XII' siècle, dans Le moyen âge et la Bible, sous la dir. de Pierre Riché et de Guy Lobrichon, Paris, 1984 (Bible de tous les temps, 4), p. 104-107, 175-177 et 188-197.

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S'agit-il d'un sermon de Pierre Comestor (t 1179), qui avait été professeur avant d'être chancelier de Paris30 ? Il est précisément l'auteur du sermo XIII. dans une collectio anony ma sermonum (Bibl. mun. de Troyes, ms. 1251, fol. 149 vb-151 ra) du début du xme siècle (Verbum adbreuiatumfecit propheta per nos( ... ) iudicare uiuinos et mortuos et seculum per ignem. Amen. Ce sermon31 ,

également sur Dominus soluit compeditos, Dominus illuminat cecos (Ps 145, 7-8), qui se trouve aussi dans un manuscrit de la fin du xue siècle (Bibl. mun. de Tours, ms. 344, fol. 182 ra-183 ra), trace, dans une première partie, le chemin vers la porte de fer avant d'exposer les quatre dédales qu'il faut franchir : la mort, le monde (intrigues, honneurs, puissance et gloire), le démon (orgueil), le corps (séduction) ... des thèmes que l'on retrouve aussi dans le SEE.MON II.

IV - < Sermones domini Iacobi de Trecis >

L'étudiant laonnois, qui a transmis les reportationes des sermons du chanoine Jacques de Troyes, a relu son texte à plusieurs reprises pour l'amélio­rer, le compléter ou le prolonger par des notes ou des références supplémentai­res, qui sont publiées à la suite des sermons. Les corrections qui s'imposent au lecteur ont été incorporées à l'édition du texte ; elles sont indiquées dans l'apparat critique. D'autres corrections révèlent sa méthode de travail person­nelle et n'apportent donc rien à la connaissance du texte des sermons ; pour ne pas alourdir inutilement l'apparat critique, celles-ci sont regroupées dans la liste qui suit :

Sermo I 18 qui sup. lin. quod exp. 21 sunt] lapides exp. 33/34 propter ... petram add. marg. 52 iustiniana] iustinia cod. 55 conqueritur] in Psalmista cancel!. 64 fuit] bene add. cod. 75 mundum] decet cancel!. 76 esse] pasc. cancel!. 86 de se] dicens cancel!. 87 ad se] dicit exp. 104 faciei] deberet cancel!. 107 multi non] reuerentur cancel!. l 09 nec Deum] blas cancel!. 131 facies] est cancel!. 134 expressum] si cancel!. 137 secunda] corona cancel!. 139 Synagoga] Signagoga cod. // corona] corono cod. 147 sit] unumque cancel!. 157 nobis] prestare cod. iterare uid.

Sermo II 3 Vtinam] spectus cancel!. 12 opus] nec cancel!. 14 peccati] in hac cancel/. 39 retrudunt] en cancel!. 49 impetrent] et d cancel!. 61 quod] peccatorum cancell. 64 mortis] erga cance!l. //et hec] portat cancel!. Herodes aposuit in maiorem de diabolus hodie heu ponet in maiores quas uinculis suis et incarcerat add. marg. cancell.

Sermo III 5 Dominus] docebat cancel!. 7 ablacti] sunt cancel/. 9 quem] tel cancel!. 12 duxit] ducit cod. 17 secreta] sua cancel!. 34 Deus Pater ne] item flueret cancell. 44 Dominus] nos qui cancell. 47 lactantur] an exp. 55 mundanis] pri cancel!. 88 solitudinem] ista cancel!. 91 loquelam] et auditam cancell. 94 solitudinem] que dicitur Zir cancel/. 114 misericordiam] sicut sanguis cancel!.

30. Cf. M.-M. LEBRETON, Recherches sur les manuscrits contenant des sermons de Pierre le Mangeur, dans Bulletin d'information de l'Institut de recherche et d'histoire des textes, n° 2 (1953), p. 25-44.

31. M.-M. LEBRETON, Recherches .. ., ajouter: n° 35 bis, p. 31.

Page 219: Recherches Augustiniennes Volume XX - 1985

TROIS SERMONS DE JACQUES DE TROYES 219

Le texte des sermons et les notes sont présentés par un bref résumé schéma­tique destiné à visualiser, autant que possible, la parole du chanoine Jacques.

SERMON I

Sermon en l'église des Mineurs à Laon, le jour de la Dédicace en la fête de Saint Pierre et Saint Paul (29 juin)(?) 1242.

La présentation du thème retenu pour la fête de la Dédicace de la première église des Frères Mineurs de Laon - la Dédicace du premier temple (I Mec 4, 57) suggère à Jacques quatre interrogations : sur la signification du temple, de sa façade, de son ornementation et de son autel.

Le temple de Salomon symbolise quatre temples, auxquels correspondent quatre façades, quatre couronnes, quatre autels :

l - Les quatre temples a) la sainte Église construite avec les âmes des fidèles, bien polies et équarries

par les vertus et les bonnes œuvres, en largeur : par la charité ; en longueur : par la persévérance ; sur des fondations intangibles qui sont au ciel, que ni les hérétiques qui disputent de la foi et des sacrements, ni les avocats des contre-vérités, ne peuvent saper ;

b) l'humanité du Christ dans laquelle reposait la divinité, et par l'ouverture duquel s'écoulèrent les sacrements de l'Église ;

c) le corps humain, blanc d'innocence et caché par ses vertus, comme la pyxide d'ivoire où repose le corpus Domini ;

d) l'âme, édifiée tout au long de la vie pour la demeure de Dieu (1).

2 - Les quatre façades a) la façade religieuse, ornée des peintures de la nativité du Christ et de sa pas­

sion, des représentations des martyrs et des assimilés (les confesseurs) que Dieu aime à contempler mais devant laquell~ les ribauds n'ont aucune retenue au point de blasphémer Dieu ; ceux qui devraient être la façade de l'Église n'ont ni nez pour sentir l'odeur de la renommée ni mains pour les bonnes œuvres ;

b) la double façade, - merveilleuse et resplendissante dans la Transfiguration, comme le soleil, que les Juifs couvrirent de crachats, - glorieuse, que les anges désirèrent contempler et que Moïse voulut voir ;

c) la façade humaine, les orifices du corps : narines, yeux et bouche. d) la façade pure : la bonne conscience (2).

3 - Les quatre couronnes a) la couronne d'or, métal de la patience, plus malléable que tout autre métal,

couronne des martyrs, marque de la sainteté et de la perfection ;

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220 JACQUES FOVJAUX

b) la couronne d'épines des Juifs ; la couronne de gloire dans le ciel ; c) la couronne d'humilité; d) la couronne de grâce, parure de l'âme quand elle s'élève par la prière (3).

4 Les quatre autels a) au ciel, dans l'Église triomphante ; b) «Corpus Christi», consacré chaque jour sur l'autel ; c) le cœur; d) lafoi, pure et saine de toute déviance, habitée, comme l'âme, par Dieu et les

anges saints (4).

DOMINUS IACOBUS <DE TRECIS> APUD MINORES IN DEDICATIONE ECCLESIE

, Ornauerunt faciem templi coronis aureis et dedicauerunt altare nouum Domino

etc. Legitur in libro primo Machabeorum .IIII0• quod, priusquam Anthiocus pro­

phanauit templum Domini, Iudas Machabeus cum fratribus suis eiecerunt eum et 5 ydola sua de templo et elegerunt sacerdotes sine macula, habentes uolontatem in

lege Dei, et mundauerunt sancta, et postquam mundatum fuit interius, exterius adinplerunt uerbum propositum : Ornauerunt faciem templi et cetera. Quare autem coronis aureis ratio est literalis, quia tempore Solomonis in automno uel septembre dedicatum fuit templum illud, et tune non poterant habere coronas

l 0 rosarum, uel aliorum f1orum, et ideo loco illorum florum fecerunt coronas aureas, propter excellenciam templi. In uerbo autem proposito tria notandum est. Primum, quid significat hoc templum, secundum, quid facies huius templi, tertium, quid corone auree quibus ornauerunt faciem templi.

1. Per templum Solomonis quatuor templa designantur. 15 Primum templum est sancte ecclesie, quod per templum Solomonis designatur:

nam, sicut in edificatione templi Solomonis, non sunt audita malleus uel securis, ita nec in edificatione templi sancte ecclesie. Legitur enim in Hystoriis quod cum Salomon uoluit edificare templum, et haberet lapides groscisimos et cornutos qui malleo non passent polliri, tinxit lineam quandam in sanguine cuiusdam uermis,

20 qui uocatur thamis, et extendit lineam super lapides, et ad tactum sanguinis scisse sunt petre, et quadrate, et polite, et sic in edificio templi posite. Christus uermis

2 ornauerunt ... dedicauerunt: I Mec 4, 57. // altare nouum: cf. I Mec 4, 47. 5/6 et elege-runt ... sancta : I Mec 4, 42-43. 16 non sunt ... securis : III Rg 6, 7

7/11 quare ... templi// 17-21 legitur ... posite: cf. Petrus Comestor, cap. VIII, De operariis templi, Historia libri III Regum, Historia scholastica, PL 198, col. 1353-1354 (1345-1722). 20 thamis: "Fabulantur iudaei, ad eruderandos lapides celerius, habuisse Solomonem uermiculi, qui tamir dicitur, aspersa marmora facile secabantur, quem inuenit hoc modo" (loc. cit., col. 1353 D).

Znouum add. sup. lin./! primo add. sup. lin. //.!III. add. sup. lin. 3 prophanauit corr. sup. lin. probauit cancel!. 4 Domini add. sup. lin. 5/6 habentes ... sancta add. sup. lin., ut mundarent sancta cod. 8/9 uel septembre add. marg.

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TROIS SERMONS DE JACQUES DE TROYES 221

est, qui dicit : Ego sum uermis et non homo et cetera. Qui in sanguine huius uermis intingeret lineam intentionis sue per memoriam passionis Christi, non est cor adeo durum quod non perderet omnem gibositatem et non polliretur, et tam-

25 quam lapides uiui in edificio templi Domini poneretur. Lapides enim huius templi sunt fideles anime, que polite et quadrate sunt uirtutibus et bonis operibus. In fundamento huius templi positus est magnus ille lapis quem Nabugodonosor uidit descendentem de monte, excisum sine manibus, et creuit in montem magnum ita ut impleret totum mundum. Hec est illa petra de qua biberunt filii Israel, unde

30 Apostolus : Bibebant de spirituali, consequenti eos, petra : petra autem erat Christus. Hoc est rectum fundamentum ecclesie, de quo Apostolus .I. <ad> Corinthios .III0

• f. : Fundamentum aliud nemo potest ponere, preter id quod posi­tum est, quod est Christus Ihesus. Propter hoc cantatur hodie : «Bene fundata est domus Domini supra firmam petram ». Super isto fundamento collocantur qua-

35 drati lapides uiui, id est sancte anime fideles que late sunt per caritatem, longe per perseuerenciam, et sic crescit templum usque in celum, unde dicitur ad Ephesios : Super quo fundamento omnis edificatio constru.cta crescit in templum sanctum in Domino. Sed tantum distat inter templum materiale et templum sancte ecclesie, quod fundamentum templi materialis in terra est, fundamentum ecclesie Christus

40 in celis est, unde Psalmista : Fundamenta eius in montibus sanctis. Et certe bene opus erat ut fundamentum huius templi altum esset, quia si fuisset in terris totum modo subtus bouatum esset et cecidisset. Nam duo genera hominum sunt qui subtus bouare nituntur fundamenta ecclesie, id est fidem Christi, scilicet aduocati

45 falsi et heretici. Heretici inquirendo de fide et sacramentis ecclesie sancte, et iam disputant de clauibus ecclesie, dicentes quod delictum tantum modo excommuni­cat hominem et non prelatus. Licet aperte mentiantur, quia licet mille adulteria commiserit homo, non propter hoc excommunicatur uel si hominem interfecerit, et nisi uenerit ad diem sibi assignatam excommunicatur, nihilominus primum factum in centuplo grauius est et maius quam secundum. Constat ergo quod factum non

50 excommunicat hominem, sed ille qui habet potestatem et actoritatem clauium, et ideo tales frustra nituntur destruere ecclesiam quia fundamentum non possunt attingere. Alii sunt aduocati falsi qui pro sua lege iusti<ni>ana exaltanda legem Domini immaculatam nituntur subuertere, et specialiter illud preceptum magnum : Non accipies nomen Domini tui in uanum, et proponunt falsa quando deficiunt

55 uera, et inducunt homines iid periurium, unde de istis conqueritur in spiritu: Narrauerunt mihi iniquifabulationes, sed non ut !ex tua. Omnia enim mandata tua ueritas et cetera. Isti nituntur ecclesiam sanctam subuertere subtrahendo lapides de templo sancte ecclesie.

22 ego ... homo: Ps 21, 7. 24/25 tamquam ... uiui: I Pt 2, 5. 27/28 lapis ... manibus: Dn 2, 45. 29 hec est... Israel: cf. Nm 20, 8. 30/31 bibebant ... Christus: I Cor 10, 4. 32/33 : fundamentum ... Ihesus: I Cor 3, 11. 37/38 super ... Domino: Eph 2, 21. 40 fundamenta ... sanctis: Ps 86, !. 54 non ... uanum: Ex 20, 7. 56/57 nar-rauerunt ... ueritas: Ps 118, 85.

33/34 bene ... Domini : alleluia missae dedicationis (uid. Laon 224, fol. 40-43 ; ind. V. Lero-quais, Les pontificaux .. ., t. 1, p. 165). 42 bouatum: uid. infra. n. 43, p. 244.

3 1. .I. < ad > Corinthios .III. sup. lin. 33/34 propter hoc ... petram add. marg. sinist.

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222 JACQUES FOVIAUX

Secundum templum est humanitatis Christi quia in humanitate eius diuinitas 60 latebat, unde Apostolus : Deus erat in templo mundum sibi reconcilians. Hoc

etiam significatum fuit in Iohanne, ubi dixerunt apostoli ad Ihesum : Quod signum dabis nabis ut credamus tibi, et dicit Ihesus : Soluite templum hoc, et in triduo reedificabo illud ; ipse autem dicebat de templo corporis sui, sicut dicit glossa. Hoc etiam bene significatum fui<t> .III. Regum ubi dicitur quod in latere dextro

65 templi Solomonis fuit factum ostium sic ab<s>conditum quod nullus posset scire nisi qui intraret: per illud erat ascensus ad cenaculum templi. Ad cuius similitu­dinem fuit [fO 37 v0

] factum ostium in latere dextro Christi : Vnus enim militum lancea latus eius aperuit, et signanter dicit : Aperuit, non percussit, de quo ostio nobis sacramenta ecclesie fluxerunt.

70 Tertium templum est corporis nostri, unde Apostolus : An nescitis quoniam corpora uestra templum sunt Spiritus sancti, quem habetis a Deo, et non estis uestri ? Empti enim estis precio magna. Glorificate et portale Deum in corpore uestro. Ibi dicit Augustinus in glossa : « 0 homo, parce tibi a peccatis, et si non propter te saltem propter Deum qui de te fecit sibi templum ». Hoc templum

75 mundum decet esse sicut pissidem ubi reponitur Corpus Domini, quia debemus esse quasi uas eburneum, candidi per innocenciam, celati uirtutibus.

Quartum templum est templum anime nostre. Propter istud templum omnia ista templa materialia facta sunt et totam uitam nostram debemus ponere in edificatio­nem huius templi ; in hoc templo habitat Dominus et quiescit, scilicet in cordibus

80 fidelium. Psalmista : Dominus in templo sancto suo et cetera. Apostolus : Templum sanctum Dei est, quod estis uos, ibi inuenitur Dominus hiis qui querunt eum, quod significatur in Euangelio ubi legitur quod beata Virgo inuenit filium suum in templo disputantem cum iudeis, unde Malachias.: Veniet ad templum sanctum suum dominator quem uos queritis. Ibi enim maxime querendus est et

85 hoc in oratione, confessione et meditatione et contemplatione, sed multi sunt qui nesciunt intrare hoc templum, unde conqueritur Augustinus de se cum exterius quesiisset, cum tandem reuersus ad se inuenit eum intra se, et tune clamauit dicens : « Sero te amaui, plenitudo tam antiqua et tam noua, sero te amaui, intus eras et foris eram, mecum eras et tecum non eram, tandem uocasti, clamasti et

90 rupisti surditatem meam ». Et certe qui intraret hoc templum inueniret eum ita

60 Deus ... reconcilians: II Cor 5, 19. 61/63 Quod ... illud: Io 2, 18-19. 65/66 quod ... templi: cf. III Rg 6, 8. 67/68 unus ... aperuit: Io 19, 34. 70/73 an nescitis ... uestro: I Cor 6, 19-20. 80Dominus ... sancto sua: Ps 10, 5. 81 templum ... estis uos: I Cor 3, 17. 82/83 beata Virgo ... iudeis : cf. Le 2, 46. 83/84 ueniet ... queritis : Mal 3, !.

63 templo corporis : "Quia hoc templum significat templum corporis in quo nulla est macula et merito hoc figurale purgo, qui illud ab hominibus morte solutum diuina potentia suscitare queo » ; dicerunt ergo : " Hic ponitur sue prenunciationis interpretatio ... Ideo non fuerunt digni ut prediceret eis resurrectionem corporis sui manifeste, sed occulte, uocans corpus suum templum » (Glossa ordinaria). 65 ostium : «id est ostium quod erat in medio lateris Templi ... ascensus tortuosus qui gallice uocatur uiç » (Glossa ordinaria). 68/69 et signan-ter ... fluxerunt: cf. Beda, De Templo, I, CCL, t. 119 A, p. 166, l. 764-766. 73/74 « 0 homo templum »: cf. Augustinus, Sermo LXXXII, 10, PL, t. 38, col. 512. 88/90: Confessiones, X, 27(38), CCL, t.27, p.175, 1.1-6.

64 fui< t >] bene add. cod.

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TROIS SERMONS DE JACQUES DE TROYES 223

latum et magnum quod nihil posset eum implere nisi solus Deus. Hoc etiam templum tanta gaudet libertate quod qui uiolat eum destruitur, sicut est etiam de templo materiali, unde Apostolus .I. ad Corinthios .III. f. : Si quis templum Dei uiolauerit, disperdet eum Deus, et loquitur de templo spirituali, scilicet anime.

95 2. Restat uidere que sit unaquaque facies cuiuslibet templi. Facies primi templi est religiosa, unde proprie religiosi sunt facies sancte eccle­

sie, quia sicut in facie templi materialis pinguntur ymagines, scilicet natiuitas Christi, passio, apostoli, martires et huiusmodi, sic in istis uiris religiosis, depingi­tur natiuitas Christi per gratiam que in eis oritur, passio Christi per carnis mace-

100 rationem, martires depinguntur ibi per penitenciam, confessores per confessionem, apostoli per predicationem, unde sicut erga faciem ecclesie inclinatur propter reuerentiam sanctorum quorum ymagines ibi sunt, ita erga istos deberent homines inclinare propter reuerentiam Dei et sanctorum quos sequuntur et quorum ymagi­nem gerunt. Ad plenitudinem huius faciei inclinat Dominus et delectatur inspicien-

105 do hanc faciem, et capitur plenitudine eius, ita quod facit quidquid tales uolunt et petunt, unde dicit <in> Canticis : Ostende mihi faciem tuam, sonet uox tua in auribus meis, uox enim tua dulcis et facies tua decora. Sed heu! Multi non reuerentur faciem istorum. Immo coram istis non erubescunt facere mala sicut nec ribaldi erubescunt ludere coram facie ecclesie, nec Deum blasphemare. Sed heu!

110 Illi, qui deberent esse facies ecclesie, habent nasos abscisos quia non sentiunt odorem bone fame, nec manus habent ad bene operandum, unde eis potest dici : Manus habent et non palpabunt et cetera. Hec est enim una causa quare Dominus iratus est filiis Israel, sicut dicitur in Threnis, quia facies sacerdotum non erubuerunt, facies Domini diuisit inter eos.

115 Facies secundi templi duplex est, scilicet graciosa uel miserabilis et gloriosa. Gratiosa, inquam primo, quia, sicut dicitur in Luca, habebat faciem euntis in Iherusalem ; ista facies resple<n>duit in transfiguratione sicut sol; istam faciem gratiosam conspuebant ipsi iudei. Facies secunda fuit gloriosa, quam habuit in quantum Deus, in quam desiderant angeli conspicere ; hanc desiderabat Moyses

120 uidere qui dicebat: Si inueni gratiam coram, ostende mihi faciem tuam. Facies tertii templi est corporea siue humana. Hec est facies nostra, de qua

Genesis : Jnspirauit in faciem eius spiraculum uite. Hec dicitur recte facies templi corporis nostri, quia sicut per faciem templi est ingressus in templum materiale, ita quidquid ingreditur corpus humanum per faciem ingreditur uel per nares, uel

125 per oculos, uel per os.

93/94 si quis ... Deus: I Cor 3, 17. 106/107 ostende ... decora: Ct 2, 14. 112 manus ... palpabunt: Ps 113, 7. 113/114/acies ... eos: Lam 4, 16. 116/117 euntis ... in Jheru­salem: Le 9, 53. 117/acies ... sol: Matt. 17, 2. 117/118istam ... iudei: cf. Mc 14, 65. 120 Si ... tuam: Ex 33, 13. 122 Inspirauit ... uite: Gn 2. 7.

94 Cf. Glossa ordinaria interlinearia. 118 conspuebant... iudei: cf. Victimae paschali laudes immolent christiani, Repertorium hymnologicum, n° 21505. 122 in faciem eius: « Quia sensus magis apparent in facie quam in aliis partibus, sicut apparet in uisu, auditu, olfatu et gustu » ( Glossa ordinaria).

93 .I. ad Corinthios .III. f. add. marg. sinist. 101/102 propter. .. sunt add. marg dext. 103/104 propter... gerunt add. marg. 106/107 sonet... meis add. sup. lin. 115 uel miserabilis add. marg. sinist. 116 in Luca add. sup. lin.

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224 JACQUES FOVIAUX

Facies quarti templi debet esse pura, unde : Facies anime est puritas conscien­cie. In hac facie conspicienda delectatur Deus, unde dicit sponse sue in Canticis : Ostende mihi faciem tuam et cetera. De ista etiam facie dicitur in Euangelio : Vnge capud tuum, et faciem tuam laua.

130 3. Modo restat uidere que sit corona cuiuslibet faciei. Prima corona qua debet ornari prima facies debet esse aurea. Per aurum pa­

ciencia designatur, quia aurum dulcius respondet malleo quam alia metalla, de qua dicitur in Ecclesiastico : Opus fortitudinis expressa signa sanctitatis. Hoc est enim expressum signum sanctitatis paciencie, unde corona aurea coronantur beati

135 martires qui per pacienciam uincerunt, et hoc est signum sanctitatis et perfectio­nis, unde huiu$modi corona maxime competit religiosis.

Secunda facies duas habuit coronas. Prima fuit de spinis, qua coronauerunt eum iudei, unde Canticum : Filie Iherusalem uenite et uidete regem cum corona qua coronauit eum mater sua, Synagoga. Secunda coron<a> est corona glorie, qua

140 coronatus est in celis. Facies tercii templi debet ornari corona humilitatis ; nam humilem spiritum

suscipiet gloria. Hec enim est mater et auriga uirtutum, sicut dicit Gregorius. Facies quarti [fO 38] templi debet ornari corona gratie, de qua Prouerbia : Dabo capiti tuo augmenta gratiarum et cetera. Hac corona coronatur anima quando

145 surgît ab oratione ; hec autem corona tripliciter lucratur in presentî, scilicet per tolerantiam temptationum, per carnis affiictîonem, per mundi contemptum.

4. Modo restat uidere quod sit altare cuiuslibet templi quod debet dedicari Domi­no.

Altare primi templi est in celo, in ecclesia triumphanti, de quo dicitur : Iube hec 150 Domino perferri per manus angelorum in sublime altare tuum, in conspectu tuo.

Altare secundi templi est corpus Christi quod cotidie consecratur in altari, de quo dicit Apostolus : Habemus a/tare, de quo non licet edere et cetera.

Altare tertii templi est cor nostrum. Ecclesiastes : Oblatio iusti inpingat a/tare et cetera.

155. Altare quarti templi est fides, et istud altare debet esse integrum et sanum ne polluatur per aliquam hereticam prauitatem ; istud altare debemus dedicare Domi-

128 ostende ... tuam: Ct 2, 14. 129 unge ... laua: Mt 6, 17. 133 expressa ... sanctitatis: Sir 45, 14. 138/139filie ... sua: Ct 3, 11. 141/142 humilem ... gloria: Pru 29, 23. 143/144 dabo... gratiarum: Pru 4, 9. 152 Habemus... edere: Hbr 13. 10. 153 oblatio ... altare: Sir 35, 8.

126 Facies ... consciencie: Sermo 40 super Cantica, cf. S. Bernardi opera, éd. J. Leclercq, C. H. Talbot et H. M. Rochais, Rome, 1958, p. 24, l. 21-23: Tu vero spiritualem essentiam spirituali, si potes, attinge intuitu, et ad cooptandum propositae similitudinis schema cogita animae faciem, mentis intentionem. 149/150: cf. Augustinus, Enarr. in Ps. XL, 12 (Il), CCL, t. 38, p. 457, !. 11-12; Caeserius, Sermo LXXXV, CCL, t. 103, p. 352, !. 17-30. 141/142 Nam humilem ... Gregorius: cf. Gregorius, Moralia in lob, XXIII.

134 paciencie sup. lin., unde ... perfectionis add. marg. 137 duas rep. cod. 139 corona] corono cod. 145 in presenti add. marg. dext. 147 altare corr. sup. lin.

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TROIS SERMONS DE JACQUES DE TROYES 225

no cum altari cordis nostri, ita ut Deus dignetur ibi habitare cum angelis sanctis, quod nobis prestare dignetur. <Notae>

1 [supra fol. 37] Matthaeus .XXI. : Domus mea domus orationis uocabitur, uos autem fecistis eam speluncam latronum et cetera. Thema in dedicatione ecclesie. [marg. dext. fol. 37] Et statuit Iudas et universa ecclesia Israel ut agatur dies dedicationis altaris temporibus suis de anno in annum cum leticia et gaudio, et ex

5 tune inoleuit usus in sancta ecclesia occidentali ut dies dedicationis ecclesie ubique celebraretur quolibet anno.

Notandum quod .XL. et . VI. annis edificatum fuit templum Domini in Ierusa­lem. [inf. fol. 37] Ps. Teuma in dedicatione ecclesie: Domum tuam decet sanctitudo,

IO Domine et cetera. Glossa : Sanctitudo, id est aduentus tui benedictio. Nulli credenti dubium est quin hodie super domum istam quam licet indigni

dedicauimus Deo pateant ianue superne ciuitatis, et licet Deus semper uota fidelium suscipiat, hodie tamen cunctis presentibus se exorabilem prebet. [fol. 37 v0

] Beda: « Sacrosanctam ecclesiam impugnat inuidus hostis, sed qui 15 ipsam proprio cruore redemit Dei filius sanguine membrorum suorum eam conser­

uat et regit quorum doctrina compacti quorum extra roborati quorum sanguine quasi consolidati uiui lapides in edificio ecclesie positi sunt ut per eos ecclesia crescat et dilatetur numerus fidelium. Et cum omnes martires prerogatiuam habeant glorie titulus tamen illorum illustrior est et corona clarius radiat qui

20 duplici honore digni surguntur doctorum officio et pastorum et tempore necessi­tatis animam pro ouibus posuerunt ».

SERMON II

Premier sermon en l'abbaye des moniales cisterciennes du Sauvoir-sous­Laon, le jour de la Saint-Pierre-aux-Liens (1er août) 1242.

Après un très court prothème, Jacques reprend le thème du jour:« Le Seigneur libère les entravés» (Ps 146, 7) et interroge l'assistance sur les prisons du diable, sur les entraves de la prison du péché et sur les conditions de la libération par le Seigneur.

1) Les prisons du diable : enfer et prison du péché

Jacques envisage a contrario comment le diable entrave doublement dans ses deux prisons:

. l'enfer, sous la terre,

. la prison du péché, sur la terre.

De la première aucun ne sort. Dans la seconde, peuplée des vers et des serpents des remords de conscience et de la torture sans fin, le diable entrave, comme Hérode entrava Pierre avec

1/2 domus .. .latronum: Mt 21, 13. 9/10 domum ... Domine: Ps 92, 5.

13/20 sacrosanctam ... posuerunt : Ps Beda, non identifié.

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226 JACQUES FOVIAUX

des doubles chaînes, deux soldats pour le garder en prison et deux autres soldats postés à l'entrée de celle-ci.

2) Les entraves de la prison du péché

Les entraves de la prison du péché ont toutes leur signification : les deux chaînes, qui entravent dans cette prison, sont l'amour du péché et l'ignorance ; les deux soldats dans la prison sont l'espoir ou l'assurance de la miséricorde sans pénitence et l'espérance d'une plus longue vie ; les soldats postés préviennent toute sortie du pécheur : ils sont : - la honte de confesser le péché et - la défiance ou la crainte de résister au péché ou de récidiver.

3) Comment « le Seigneur libère les entravés »

Pour savoir comment le Seigneur libère les entravés, nous devons considérer comme Il a libéré Pierre.

Comme lui, il faut que !'entravé fasse prier par la prière universelle de l'Église (Act 12, 5) ; alors l'ange du Seigneur pénètre son cœur, illumine sa nuit, et le frappe au côté. Les chaînes tombent, les liens sont rompus et l'ange lui dit : « Lève-toi vite ! » et lui ordonne de se passer le baudrier de la continence et de la chasteté. Sorti du sommeil du péché, après avoir franchi la première et la seconde garde, le pécheur est conduit à la porte de fer, porte de la mort sur la Jérusalem céleste.

DOMINUS IACOBUS DE TRECIS I[N] SALUATORIUM, AD UIN[CULAM] SANCTI PETRI

Dominus soluit compeditos. Vtinam Spiritus sanctus in sermone caderet super nos, sicut legitur : Quod

loquente Petra, cecidit Spiritus sanctus super omnes qui audiebant uerbum eius. 5 Rogetis modo Dominum et cetera.

1. Dominus soluit compeditos. Sic e contrario diabolus ligat solutos ; ligat diabo­lus dupliciter, sub terra et super terra, et habet duos carceres, in quibus ligat priso­nes suos.

Vnus carcer, a quo nullus exit qui intrat, est infernus. Hic est carcer iuratus. Ibi 10 ligat diabolus eos qui in mortali decedunt absque ullo termina, et propter hoc dicit

in Ecclesiastie : Salomon fili quantumcumque potest manus tua instanter operare quia nec opus benefaciendi, nec ratio excusandi, nec scientia conuersandi in medio praue nationis, nec sapientia saporandi quam bonus est Dominus est apud iriferos. Secundus carcer est peccatum uel carcer peccati ; carcer iste ualde est oscurus et

15 adeo quod illi qui in hoc carcere sunt non uident super se Deum uocantem et

2 Dominus ... compeditos : Ps 145, 7 3/4 quod ... uerbum: Act 10, 44 11/13 quan-tumcumque ... inferos: Ecl 9, 10 12/13 in medio nationis: Phil 2, 15

6 sic ... solutos add. sup. lin. 7 /8 in qui bus ... suos add. sup. lin. 9 hic ... iuratus add. sup. lin. 10 eos rep. cod. 11 in Ecclesiastice add. sup. lin. li fili add. marg.

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TROIS SERMONS DE JACQUES DE TROYES 227

dicentem : Venite ad me omnes, qui laboratis et cetera, nec sub se uident infernum qui expectant eos et dila<ta>uit os suum absque ullo termina, ut dicit lob, ad eos deuorandum, nec iuxta se uident proximos fame morientes, nec intra se uident statum suum et miseriam in qua sunt et magnum periculum, excecauit enim eos

20 malitia eorum ; in hoc etiam carcere sunt uermes et serpentes, id est remorsus consciencie et cruciatus continuus, qui inest eis, qui in hac carcere sunt, quod est eis maximum tormentum ; bene esset eis saltem nisi esset huius remorsus quia sal­tem cum gaudio descendent ad infernum, nunc autem de dolore ad dolorem transeunt, de tristitia ad tristitiam.

25 2. [ f" 13 7va l In hoc carcere, ligat diabolus, qui significatur per Herodem, cautiuos suos sicut ligatus fuit beatus Petrus in carcere Herodis, et ideo, si uolu­mus uidere quomodo ligat diabolus cautiuos suos, uideamus quomodo Herodes ligauit Petrum in carcere, qui gerit figuram peccatorum : ligatus fuit in carcere cathenis duabus, et preterea traditus fuit duobus militibus qui eum custodiebant in

30 carcere ; tertio appositi fuerunt alii duo milites ad ostium carceris. Hoc modo ligat diabolus peccatorem in carcere suo. Primo ligat eum cathenis

duabus que sunt amor peccati et ignorancia sequens ex amore peccati, quia sicut dicit poeta : « Omnis amans cecus >>. Secundo tradit eum duobus militibus ad custodiendum eum ; isti duo milites sunt spes uel confidencia misericordie haben-

35 de sine penitencia, et spes uel propositum longioris uite ; isti duo milites pecca­torem seruant in carcere peccati. Tertio aponit diabolus duos milites, qui custo­diunt ostium carceris ne peccator inde exeat ; isti duo milites sunt pudor confitendi peccatum et diffidentia uel timor resistendi peccato uel timor recidiuandi ; isti duo milites peccatorem maxime retrudunt in carcerem ita quod, quando ipse peccator

40 illa uincula disrupit et <primos> custodes euasit, tune ad ultimum isti duo milites ipsum retrudunt in carcerem et faciunt eum morari in carcere peccati.

3. Sed non propter hoc est diffidendum, quia Dominus soluit compeditos et Jiga­tos uinculis, dilecti, et si uolumus uidere quomodo Dominus soluit compeditos, uideamus quomodo soluit Petrum ; legimus in Epistola, Actus. XII., quod oratio

45 fiebat ab ecclesia ad Deum pro eo ut Deus eum liberaret, et quod postea ange/us Domini ap<p>aruit ei in carcere et percusso latere eius excitauit eum dicens: « Surge uelociter ! )), et ceciderunt cathene de manibus eius. Vide cetera per ordi­nem, sic soluit Dominus ligatos. Oportet enim quod faciat orari pro se ut quod per se non possunt impetrare meritis et precibus aliorum impetrent, et tune angetus

50 Domini, qui interpretatur bonus nuncius, id est gratia Dei, intrat cor eius et illu­minat tenebras eius ut cognoscat statum in quo sit, et percutit eum in latere. Tune

16 uenite ... laboratis: Mt li, 28 17 dila<ta>uit ... termina: Is 5, 14 ref alias 19/20 excecauit ... eorum: Sap 2, 21 25130 in hoc carcere ... carceris: cf. Act 12, 6 42 Domi-nus ... compeditos: Ps 145, 7 44145 oratio ... pro eo : Act 12, 5 45147 postea ... mani-bus eius : Act 12, 7

33 "Omnis-cecus »: cf. Verg., Aen. I, 349 («Auri caecus amore »).

38 resistendi peccato corr. marg., uel desperatio de uenia et misericordia optinenda cancell. Il uel timor recidiuandi add. marg. 38139 duo milites] sic litant aduersus ani add. marg. 44 Actus . XII. add. marg., quod angelus Domini a<p>paruit Petro in carcere cancel/.

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percutit eum Dominus in. latere, quando <lat ei dolorem et contrictionem de pecca­tis et de offensa Creatoris, [f" 137 vb] et tune cadunt cathene et runpuntur uincula, et tune dicit ei : « Surge velociter ! », et tune precipit ei ut precingat se et caligat

55 caligas suas. Cingulum, quo debet precingi peccator, est cingulum continentie et castitatis, et ideo in ordine cisterciensi iacent homines cincti et calciati caligis in signum huius quod continentiam debent semper seruare illi qui Christum sequi uolunt. Sequitur : Et exiens sequebatur eum, et nesciebat quid hoc esset, credens fantasma esse. Et transeuntes primam et secundam custodiam, uenerunt ad

60 portam ferream, quae ultro aperta est eis, et Petrus ad se reuersus dicit : "Nunc scio uere » et cetera. Sic est quod peccator quamdiu est in peccato nescit ubi sit et quod agat, sed quando Dominus percussit eum et excitauit a sonpno peccati, et transit primam et secundam custodiam, et ducit eum usque ad portamferream, id est portam mortis, que ei facilis est quem intrat sine uiolentia, et hec porta ducit

65 eum ad ciuitatem supernam Ierusalem, et tune percipit peccator quod Dominus eum eripuit de manu Herodis. Tune potest dicere cum Petro : « Nunc scio uere quia misit Dominus angelum suum et cetera. Tune potest dicere cum Psalmista : Anima mea sicut passer ere<p>ta est de laqueo uenantium; laqueus contritus est et cetera, ad illam supernam Ierusalem ducat nos Dominus. Amen.

<Notae> Vide alibi et inuenies sermonem istum in sermonibus prouincialis prioris Pari­

sensis .XIII0•

Nota quod sicut legitur de Herode quod misit manum in maiores de ecclesia, sic facit hodie diabolus, et uinculis suis ligat eos.

SERMON III

Deuxième sermon en l'abbaye des moniales cisterciennes du Sauvoir-sous­Laon, le jour de la Saint Bernard (20 août) 1242.

Le thème de la lactation, à partir de la prophétie d'Osée : « C'est pourquoi je vais l'allaiter, la conduire au désert et, là, parler à son cœur (Os 2, 14), permet à Jacques d'expliquer son accomplissement en Bernard, d'opposer les mamelles divines aux mamelles du monde, pour finir sur la conduite au désert et l'entretien avec Dieu.

1) <<C'est pourquoi je vais l'allaiter» s'accomplit en Bernard La prophétie d'Osée fut accomplie en saint Bernard, que le Seigneur nourrit du lait de

sa doctrine et de sa science, à qui le Seigneur révéla la science des Écritures, dans les

58/61 et exiens ... uere: Act 12, 9-11 66/67 nunc ... suum: Act 12, 11 68 anima ... est: PS 123, 7 3/4 de Herode ... eos: cf. Le 13, 31

68 erepta] erecta cod.

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TROIS SERMONS DE JACQUES DE TROYES 229

meilleures conditions possibles, puisqu'il avait renoncé aux mamelles du monde pour la solitude du cloître et de la religio de !'Ordre cistercien.

2) « C'est pourquoi je vais l'allaiter » avec les mamelles divines. Le Verbe peut habiter en nous, la parole s'applique à chacun de nous, à notre âme. Dieu le Père a deux mamelles, avec lesquelles il allaite ses enfants : . l'une donne le lait de la science, . l'autre, le miel de la sagesse divine. Avant l'Incarnation de notre Seigneur, les deux mamelles étaient pleines au point

qu'un torrent de science et de sagesse inonda la Terre de la Sainte Vierge quand le Fils de Dieu descendit en elle. Le lait a ainsi coulé jusqu'à!' Ascension du Seigneur. Alors, Dieu le Père a bandé ses mamelles, interrompant ainsi l'incarnation et la lactation de sa science et de sa sagesse, mais poursuivant seulement la lactation de ses bons enfants - ceux qui tendent la bouche de leur cœur - par les bienfaits de la charité et de l'amour.

3) Les quatre mamelles du monde et les quatre laits du Seigneur. Mais le monde est nourrice étrangère aux quatre mamelles, comme la jument :

science et sagesse séculière, flatterie, volupté de la chair, cupidité ou avarice.

Le Seigneur allaite semblablement ses enfants de quatre laits : la consolation terrestre, la consolation spirituelle, l'innocence, pureté et netteté de l'esprit et du corps, la doctrine.

Dieu veut que nous nous détournions des mamelles du monde pour les siennes plus douces. Mais, tels des infirmes et des insensés, nous réputons amer ce qui est doux et inversement.

4) « C'est pourquoi je vais ( ... ) la conduire au désert, et là parler à son cœur »

Dieu conduit l'âme de ses enfants ainsi allaités au désert pour parler à son cœur, à l'écart du tumulte du siècle, par quatre bienfaits :

pour la vivifier, alors qu'elle était quasiment morte avant le péché, pour lui rendre la parole pour confesser ses péchés, pour la garantir des ennemis, pour s'entretenir avec elle plus librement.

Le Seigneur ne s'entretient qu'avec un cœur solitaire, et demeure et se délecte avec lui.

L'homme s'entretient avec Dieu par trois moyens : la prière,

. les plaintes,

. les larmes. Un dialogue s'instaure, de trois façons :

par la prédication, . par le Sang du Christ, qui appelle le pardon, . par l'inspiration secrète de l'âme.

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DE SANCTO BERNARDO. l(ACOBUS] DE TRECIS APUD SALUATORIUM

Ecce ego lactabo eam, et ducam in solitudinem, et ibi loquar ad cor eius, in Osee. l. Verbum istud dicit Dominus per Prophetam Osee, ubi loquitur ad Ierusalem et ad illos de Ierusalem, qui totiens eum offenderant, et ista prophecia inpleta fuit in

5 beato Bernardo, quem Dominus lactauit et nutriuit !acte doctrine et sciencie sue ; nec est mirum, quia Dominus promittit per Ysaiam quod illos Dominus lactabit !acte doctrine sue et illis reuelabit intelligentiam scripturarum qui ablactati fuerint a !acte secularis sciencie, et ab uberibus mundi : Quem docebit, inquit Ysaia, Dominus scienciam et quem intelligere faciet auditum? Abla<c>tatos a !acte,

10 apulsos ab uberibus, mundi scilicet, et ideo beatum Bernardum docuit Dominus scienciam scripturarum et expositionem planissime, ita quod nichil ei difficile erat ad intelligendum, quia separatus erat ab uberibus consolationis mundane, et duxit eum in solitudinem clau.stri et religionis cisterciencis ordinis, quem ipse primus incepit cum paucis monachis, quia, ut dicitur in uita sua, non fuerunt in principio

15 nisi .XV. monachi in conuentu suo, et ita Dominus ducit quasi in solitudinem, et erat, ut dicitur, .XXV. annorum tune quando ordinem instituit, et in illa solitudine Dominus locutus fuit ad cor eius, reuelando ei secreta scripturarum ita quod plana erant ei omnia ad intelligendum.

2. [f' 141 ra] Modo uidimus quomodo uerbum istud pertinet beato Bernardo. 20 Modo uidere possumus quomodo pertinet cuilibet nostrum ; nam illud idem

uerbum quod Dominus dicit Ierusalem que totiens eum offenderat, ita idem dicit ipse cuilibet nostrum benignisimus pater lhesus Christus : Ecce ego lactabo eam, id est animam, et cetera. Deus Pater habet ubera duo quibus lactat pueros suos : unum quod plenum est Jacte sciencie per quam cognoscitur quantum potens et

25 magnus est Dominus, quia non faceret tot et tanta nisi sciens et potens ; aliud uber plenum est melle sapientie diuine, et per illud saporatur quam bonus et dulcis est Dominus. Et adeo plena erant ista duo ubera ante Christi aduentum in terram, quod ex nimia superhabundantia lactis sciencie et sapiencie Dei Patris, quod riuus sciencie et sapiencie decurrit usque in terram Beate Virginis quando Filius Dei

30 descendit in eam. Sicut accidit mulieri aliquando quod ex habundancia lactis fluit lac de mamillis suis etiam dormiendo, ita de mamillis Dei Patris fluxit lac sciencie et sapiencie Dei Patris. Vnde possumus dicere quod Deus quasi recin<c>tus erat ubera sua, et fuit recinctus usque ad ascensum Christi in celum, sed priusquam ascendit in celum precinxit ubera sua Deus Pater ne amplius diuinitas incarneretur

35 et descenderet in terram et ne lac sciencie et sapiencie eius de cetero cum tant;l habundancia decureret in terram. Et hoc est quod dicit lohannes in Apocalipsin : Vidi Hominem indutum podere, id est alba ueste, et cin<c>tum ad mamillas zona aurea, id est uinculo caritatis et amoris quo colligata est humanitas diuinitati ne

2 ecce ... eius: Os 2, 14 8/10 quem ... uberibus: Is 28, 9 22 ecce... eam : Os 2, 14 37/38 uidi ... aurea: Apc 1, 13

14 in uita sua: cf. infra, p. 241 37 indutumpodere: Est autem poderis uestris sacerdotalis linea que communiter dicitur alba ( Glossa ordinaria).

-6-lactabit... doctrine corr. sup. lin. 7 fuerint corr. sup. lin. 8 docebit] inquit Ysaia add. sup. lin. 11 erat add. sup. lin. 27 ante Christi ... in terram add. marg. 34 ubera sua add. sup. lin. 37 ueste add. sup. lin.

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Paris, Bibl. nat., ms. lat. 16502, fol. 140 v0

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--Paris, Bibl. nat., ms. lat. 16502, fol. 141

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iterum in terram descendat, et tamen per medium illorum uinculorum Deus Pater 40 adhuc lactat bonos pueros suos qui clamant post eum sicut pueri post mamillam

matris, et qui bene arcant eum in oratione et tendunt os cordis, id est desiderium, post mamillas eius quia esurientes impleuit bonis ; hoc Jacte lactatus erat Psal­mista, qui dicebat : Quam dulcia faucibus meis eloquia tua. Isto Jacte non lactat Dominus nisi filios suos [f" 141 rb] qui alienam nutricem non habent.

45 3. Mundus est quasi una aliena nutrix, que habet .IIII0'. ubera, sicut iumentum,

quibus lactat pueras suos. Primum uber est sciencia et prudencia secularis quo lactantur mundani homines, et ita aliquando immorantur ad mamillam istam quod moriuntur; et hoc bene fuit significatum per Sysaram in libro <ludicum> .V. quem interfecit Iahel. Secundum uber est adulatio ; hoc ubere lactantur plurimi

50 quia pauci sunt qui non libenter audiant se laudari et bene de ipsis dici ; hanc enim scilicet uanam gloriam uel laudem hominum repellere cum offertur difficili­mum est, sicut dicit Augustinus, et propter hoc dicit Solomon : Fili, si te lactaue­rint peccatores, ne et cetera.

Hec sunt duo prima ubera mundi que sunt in parte anteriori ; alia duo sunt ex 55 parte posteriori ubi immundicie decurrunt, et sunt ista ubera dulciora mundanis.

Vnum uber est uoluptas carnis ; hoc est peccatum luxurie quo multi inebriantur et lactantur et clerici et laici. Quartum uber est cupiditas uel auaricia, que dicitur immoderatus amor habendi diuicias terrenas ; hoc est illa que omnium oculos excecat, sicut dicit Solomon : Munera excecant oculos imprudentum.

60 Hiis. IIII0'. uberibus lactat mundus pueros suos, et contra ista .IIII0

' . ubera quibus lactat mundus pueros, Dominus quadruplici Jacte similiter lactat pueros suos, ne uideatur aliquibus quod mundus plura habet ubera quam Christus et melius lactet pueros suos quam Christus. Primum lac quo Dominus pueros suos lactat est lac consolationis terrene quod Deus aliquando <lat pueris suis ne

65 deficiant in tribulationibus. Secundum lac est consolatio spiritualis quo Deus lactat et pascit pueros suos in oratione et in contemplatione. Tercium est inno­cencia, puritas et mundicia mentis et corporis ; isto Jacte debent nutriri pueri Dei qui de nouo <uocati> sunt ad penitenciam. Quartum lac est lac doctrine ; su[ mere] hoc Jacte debent illi qui sunt de n[ ouo] ad Deum sicut de quasimodo

70 genit[il ; isto Jacte erat Apostolus nutritus, qui dicebat : Nichil mihi conscius sum, et de hoc habebat gaudium, et dicebat quod gaudium eius erat bonum testimonium consciencie. Isto quadruplici !acte lactat Dominus pueros suos qui est quasi nutri-

42 esurientes ... bonis : Le 1, 53 43 quam ... tua: Ps 118, 103 52153.fi/i ... ne : Prv 1, 10 59 munera .. . imprudentum : Ex 23, 8 70 nichil ... sum: I Cor 4, 4 71 testi-monium consciencie : II Cor !, 12 72 quasi ... Ejfrain: Os 11, 3

50151 hanc ... difficilium : « Vanam gloriam uel laudem hominum repellere cum offertur diffici­lium est, et saepe de ipso uanae gloriae contempta uanius gloriatur ideoque non iam de ipso

·contemptu gloriae gloriatur: non enim eam contemnit, cum gloriatur » (Confessiones, X, 38 (63), CCSL, t. 27, p. 190, 1. 8-10).

45 ubera] sicut iumentum add. marg. 48 in libro Iudic .. V. add. marg. Il Iahel corr. sup. lin., Abysay cancel/., Iahelus sup. lin. cancell. 67168 qui de nouo .. . ad penitenciam add. marg., uocati coni. llpenitenciam] et de isto !acte dicit Petrus : Quasimodo geniti infantes lac concupiscite ut in eo rescatis in salutem cancel/. 68169 lac ... geniti corr. marg., securitas consciencie et pax cordis cancel/.

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Paris, Bibl. nat., ms. lat. 16502, fol. 141 v0

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cius [f" 141 va] Effrain maxime illorum qui separati sunt ab uberibus mundi propter eum ; ab istis uberibus uult Deus quod separemur, et ipse sua ubera dul-

75 ciora nobis dabit, et ipse mirabiliter de[siderat] quod separemur ab uberibus, et sicut mater aliquid amarum ponit super mamillam suam quando uult filium suum ablatare et separare ab ubere, ita benignisimus pater Ihesus Christus ubera mundi, scilicet delicias et honores, amaritudine respersit qui bene auerteret, et ad quid ? Vt nos separet ab uberibus mundi et fugamus delicias et honores mundi ; et tamen

80 adhuc nolumus dimitere ubera mundi. lta execati sumus et insensati quod amarum reputamus dulce et e converso, de quibus dicit lob esse sub centibus delicias repu­tabant, et talibus comminatur Dominus per Ysaiam: Ve qui dicitis bonum malum et e conuerso, ponentes amarum in dulce et e conuerso. Mirum est quod mundus plures inuenit qui magis uolunt quod ipse lactet eos uberibus suis quam Christus.

85 4. Ista sunt .IIII0'. genera lactis quo Deus pueros suos lactat, et quando ita eos

lactauit, tune ducit eam, scilicet animam, in solitudinem, et separat a consorcio aliorum et tumultu curarum secularium, et tune loquitur ad cor eius, et propter .IIII0

'. bona ducit eam in solitudinem. Primum est ut eam uiuificet que quasi mortua erat prius peccato, et significatum fuit in Euangelio per filiam <lairi>

90 quam Dominus suscitauit eiecta primo turba de domo. Secundum bonum est ut ei reddat loquelam confitendi peccata, et auditum, ut audiat uerbum Dei, et hoc significatum in Euangelio quando Dominus sanauit surdum et mutum. Tercium est ut eam securam faciat ab inimicis eius, unde legimus in libro Regum quod quando Dauid fugiit a facie Saulis fuit in solitudinem in montem que dicitur Ziz.

95 Quartum est ut familiarius cum ea loquatur, et hoc significatum fuit in Genesi ubi legitur quod cum Agar fugiisset in solitudinem aparuit ei ange/us Domini iuxta fontem, et dixit ei : Agar : « Quid ploras, quo uadis ? » Propter hoc .IIII0

'. bona ducit lhesus sponsam in solitudinem, et tune ibi [f" 141 vb] loquitur ad cor eius. Nam sicut sponsus immaterialis sponsam suam non alloquitur familiariter coram

100 hominibus alienis, sed in secreto, et tune cum ea delectatur, sic Dominus pudorem habet nec delectatur cum corde quod inuenit plenum curis temporalibus et familia­ritate humana ; sed quando inuenit cor solum quod nullus ibi est nisi ipse, tune cum eo moratur et delectatur Dominus, qui dicit : Delicie mee esse cum filiis hominum. Tune loquitur Dominus ad cor sponse sue, et sponsa eius, ei. Similiter

105 tripliciter loquitur homo ad Deum : oratione, sicut Psalmista qui dicit: Et mane oratio mea preueniet te, gemitibus, sicut infirmus loquitur gemitu custodi infirma­rie, Psalmista : Domine, ante te desiderium meum, et gemitus meus a te non est ab<s>conditus, lacrimis, Psalmista: Auribus percipe lacrimas meas. Sed quomodo audit Deus auribus lacrimas ? Quia lacrime peccatoris pondera uocis

110 habent, et sicut anima Deo loquitur ita Deus qui curialis est ei non dedignatur loqui. Et loquitur ei tripliciter : - predicatione per illos qui uerbum eius dicunt,

81 esse ... delicias : lob 30, 7 82/83 ue qui ... conuerso : Is 5, 20 86/87 ducit ... eius : Os 2, 14 89/90 per filiam ... domo: cf. Mt 9, 48; Mc 5, 22-43; Le 8, 41-56 92 sanauît... surdum: cf. Mc 7, 32 93/94 quod ... Ziz: cf. I Sm 23, 14-15 96/97 angelus ... uadis?: Gn 16, 5-7 103 delicie ... hominum: Prv 8, 31 105/106 et mane ... te: Ps 87, 14 107/108 Domine ... ab<s<conditus: Ps 38, 13 108 auribus ... meas: Ps 16, 1

74/75 ipse ... ab uberibus add. marg. 87 propter sup. lin. 88 ducit eam corr. marg. facit anime cancel!. 89 Iairi] mulieris cod. 106 sicut... infirmarie add. marg.

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sicut ipse testatur in Euangelio : Non enim uos estis qui loquimini et cetera, et alibi : Qui uos audit me audit, et qui uos spernit me spernit. Item loquitur ei sanguine, ostensione sanguinis, qui sanguis clamat ad nos pietatem et misericor-

115 diam, non sicut sanguis Abel, qui clamabat uindictam, sanguis autem Christi clamat ueniam, et propter hoc dicit Apostolus : Accessistis ad sanguinem melius loquentem quam sanguis Abel, qui clamat uindictam; item loquitur Dominus anime secreta inspiratione, inspirando animae bonum propositum et uoluntatem bonam : Spiritus enim ubi uult spiral et cetera. <Notae> [marg. sup. fol. 140 va] Nota quod solitudo dicitur desertum quia uacuum est a tumultu hominum et deliciis corporalibus. Ibi debet anima uacare suo sponso et sacrificare. lta etiam precepit Deus filiis Israel ut sacrificarent ei in deserto. lbi debet anima offerre uitulos labiorum, id est sacrificium laudis. Psalmista : Sacri-

5 ficium taudis honorificabit me. [marg. sup. fol. 140 vb] Vide que dicitur .LXVI. Ysaia quia ad hanc materiam sunt et Ysaia. XLVI. similiter.

In solitudine religionis proteget Dominus suos amicos a contraditione lingua­rum.

10 [marg. sinist. fol. 140 vb] Augustinus : « 0 quam pulcra est casta generatio cum caritate, que colit et inhabitat domum discipline, qui non fetidis actionibus huiusmodi inquinantur, beatus qui de hoc modo qui est quasi santina uiciorum suorum ad ortum uirtutis de huiusmodi inferno migrat ad claustralem paradi­sum ».

15 [marg. dext. fol. 140 vb - marg. inf. fol. 140] Delicata est enim Domini consolatio nec conceditur admittentibus alienam. Bernardus : « Vita confort meritum, locus religionis non facit beatum ». Ysaia: Ego pascam oues, et eas accubare faciam, dicit Deus. Quod perierat requiram, et quod abiectum fuerat reducam, et quod confractumfuerat alligabo, et quod infirmumfuerat consolidabo, et quod pingue

20 et forte fuerit custodiam. Ysaia .LI. : Ponet desertum eius quasi delicias, et solitudinem eius quasi ortum

irriguum Domini et cetera. Nota: Dyabolus ostendit peccatori nuntium, id est caput peccati sed non

caudam, id est finem immo ipsum ab<s>condit ei. Tristia sub dulci melle uenena 25 latent in primis uitium semper quasi dulce uidetur, sed sapor extremus pocula

fellis habet. [marg. sup. fol. 141] Bernardus: Duo debet habere ubera sponsa: unum conpas­sionis, aliud congratulationis ; et que mater est uera non dissimulat, sed habet ubera et non uacua, sed gaudere cum gaudentibus, etjlere cumjlentibus nouit, nec

112non ... loquimini: Mt 10, 20 113/114qui ... spernit: Le 10, 16 116 accessistis ... Abel: Hbr 12, 22-24 119 Spiritus ... spirat: Io 3, 8

4/5 sacrificium ... me: Ps 49, 23 6/7 Cf. Is 46, 8-13; 66, 1-2, 5-16 10/l 1 o quam ... caritate: Sap 4, 1 17/20 ego ... custodiam: Ez 34, 15-16 ref alias 21/22-ponet ... Domi-ni: Is 51, 3 29 gaudere ... flentibus: Rm 12, 15

10/14 "0 quam ... paradisum »: Ps. Augustinus, non identifié. 15 « Vita ... beatum »: III Sent. 91, cf. Sancti Bernardi opera, vol. VI, 2, ed. J. Leclercq, C.H. Talbot et H.M. Rochais, Rome 1972, p. 141, l. 4. 27/33 Duo-Ioseph: cf. Sermo X super Cantica Canticorum, I. !-II. 2, éd. J. Leclercq, C.H. Talbot et H.M. Rochais, Rome, 1957, p. 48-49.

113 uos]me cod.

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TROIS SERMONS DE JACQUES DE TROYES 237

30 cessat exprimere de ubere congratulationis lac exortationis et confortationis ad perseuerandum et amplius proficiendum de ubere conpassionis lac consolationis quo erigit desolatum nec sunt profecto matres qui cum sint de patrimonio cruci­fixi incrassati non conpaciuntur super contritione Ioseph. ['marg. sinist. fol. 141 ra] Tria sunt necessaria ad orandum: solitudo, sessio ut

35 stare grauet hominem et silentium cum Deo recolendo Dei beneficia. Hec tria notantur cum dicitur : Sedebit solitarius et tacebit. Aqua siloe sicut lacrime que currunt in silencio.

Ysaia: Consolamini ab uberibus matris uestre. [marg. dext. fol. 141 rb] In libro Iudicum .V., ubi dicitur quod Cysara petiit

40 aquam ei et dicit ei Iahel quod habebat non aquam salutaris, sed habebat utrem lactis, bibit ille, temperatus est et ipsa interfecit malleo secularium. Sysara exclu­sio gaudii interpretatur.

Hec duo non saciant lactantes suos, quia, ut dicit Gregorius, uoluptas habita famem parit ; « hee sunt due filie sanguisuge, que semper dicunt : « Affer, affer ! »

45 Y saia : Omnes scicientes ad aquas et cetera. [marg. inf. fol. 141] Augustinus super illud psalmum: Expectans expectaui Dominum et cetera. Dominum sustinui, id est expectaui, « non quemlibet homi­nem promissorem, qui potest faliere, sed Dominum qui promissa non auferet ». Ydoneus enim est promissor, fidelis redditor; tu esto pius exactor, et si paruulus et

50 infirmus nunc ne uides teneros agnos capitibus pulsare ubera matrum suarum ut Jacte sacientur.

De peccato carnis dicitur Salomon blande ingreditur, sed in fine mordebit ut coluber, et sicut medicus pillulas amaras inuoluit nebula, ut cito glucientur, et ne masticentur, quia sapor amarus ferre non posset, sic dyabolus uenenum peccati

55 inttoluit quadam nebula, et non ueritate dulcedinis, sed si illud inuolutum homo sentiret, a peccato resiliret et propter hoc dyabolus ocultat peccati turpitudinem et amaritudinem, et aliquando etiam sub specie boni. [marg. sup. fol. 141 v0

] Bernardus: « Delicata est diuina consolatio, nec conce­ditur admittentibus alienam >> ; propter hoc, dicit Psalmista : Renuit consolari

60 anima mea in solatio mundi suple, sed memor fui Dei et delectatus sum in huius­modi peccant contemplatiui quia aliam consolationem quam diuinam requirant, et cum alio delectari quam cum sponso, et tamen scriptum in Matheo .XXIIII. quod non debent esse nisi duo in lecto uno et non plures. Propter hoc, dicit Ysaia : Coangustatum est stratum, ita ut alter decidat.

65 [marg. sinist. fol. 141 va] Hiis uberibus separatus fuit Moyses, qui magis elegit affiigi cum populo Dei quam peccati habere iocunditatem et ideo Deus lactauit uberibus suis et Jacte. [marg. inf. fol. 141 va] Ysaia. XL. : Qui sperant in Domino, mutabunt fortitu-

36 sedebit ... tacebit: Lam 3, 28 38 consolamini ... uestre: cf. Is 66, 11 39/41 Cysa-ra ... secularium: cf. Ide 5, 25 44 hee ... affer: Prou. 30, 15 45 omnes ... aquas: Is 55, 1 46/47 expectans... Dominum: Ps 39, 2 59/60 renuit... sum: Ps 76, 3-4 62/63 quod ... non plures : cf. Le 17, 34 ref alias 64 coangustatum est stratum : Is 28, 20 68/70 qui... labore : Is 40, 31

43/44 uoluptas ... parit: Ps. Gregorius, non identifié. 47/48 « Dominum ... auferet »: Enarrationes in Ps 19, 2-3, CCSL, t. 38, p. 425, l. 2-7. 58/59 « Delicata-alienam »: Ps Ber­nardus, non identifié. 71/72 « Con - prier » : Difficile est in turba uidere Christum : solitudo quaedam necessaria est menti nostrae ; quadam solitudine intentionis uidetur Deus (Tractatus in Iohannis Euangelium, CCSL, t. 36, p. 176, 1. 8-11).

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dinem et assument pinnas sicut columbe, cur<r>ent et non laborabunt nec 70 deficient in labore. ,

[marg. inf. fol. 141 v0] Augustinus dicit : «Con se doit esseuler auuec Dieu et fuir

le torbe des gens por miex Dieu prier ».

V - LES THÈMES SPIRITUELS

La source essentielle de ces sermons est !'Écriture, fondement de la démonstration. Les citations, empruntées au vaste choix des flores, ne masquent pas pour autant la pensée du prédicateur ni son intériorité, exprimée, avec la louange finale de la Trinité, par un vœu32•

La familiarité avec le Seigneur

Le Seigneur a le premier révélé les secrets de l'Écriture, explique Jacques, qui donne une interprétation trinitaire du plan de Dieu sur l'Humanité. Il a dispensé le lait de la science et de la sagesse quand son Fils habita parmi les hommes, de l'Incarnation à l' Ascension. Si les quatre mamelles du monde continuent depuis lors à offrir leurs tentations, les bons enfants de Dieu ne s'allaitent qu'à Lui. Et ce sont quatre laits que leurs lèvres font sourdre des mamelles divines : le lait de la consolation terrestre, nécessaire pour surmonter les tribulations du monde, le lait de la consolation spirituelle, reçu dans la prière et la contemplation, le lait de l'innocence reçu dans la pureté et la netteté de l'esprit et du corps, le lait de la doctrine. Telle est la nourriture des enfants de Dieu, nouvellement appelés à la pénitence quasimodo geniti, comme ces nouveaux baptisés de Pâques, qui n'abandonnaient l'aube du baptême que le premier dimanche après la Résurrection. Tel était le lait qui nourrissait l'apôtre Paul, fier du témoignage de sa conscience de s'être conduit dans le monde avec la simplicité et la sincérité qui viennent de Dieu (II Cor 1, 12). Ainsi nourris, les enfants de Dieu sont conduits au désert par quatre bienfaits : l'âme, comme

32. Ces vœux ou intentions, révélés parfois par les reportationes des sermons, peuvent porter des jugements sur les événements du monde. Nicole Bériou a relevé ainsi dans «La prédication au béguinage de Paris pendant l'année liturgique 1272-1273 »(Recherches augustiniennes, t. 13 (1978), p. 105-229) des formules moins banales que pro pace regni nostri (p. 124): orernus ergo prelatos et curatos, ut possint subditos ducere ante faciem Christi (p. 128); oretis pro tata sancta Ecclesia. Hec est tata, qua non est_ rex nec papa qui in hac habeat auantagiurn. Tanturn habet unus cauetarius in precibus Ecclesie quantum rex uel papa, si tanturn rneruit ex bona fide (p. 132) ...

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morte avant le péché, est vivifiée ; comme Il avait fait du sourd-muet (Mc 7, 37), Dieu lui redonne parole et ouïe, et elle peut confesser ses péchés et écouter la Parole de Dieu. La protection devant ses ennemis lui est assurée comme à David trouvant asile au désert contre les fureurs de Saül (I Sm 23, 14-15). Enfin, comme Agar seule au désert fut introduite par l'ange dans la familiarité du Seigneur (Gn 16, 7), l'âme inaugure avec Dieu une égale simplicité dans des rapports confiants.

Le canon 21 du concile de Latran IV avait imposé à tous les fidèles de con­fesser loyalement à leur curé les péchés au moins une fois l'an. Comme tous les prédicateurs de son temps, Jacques utilise la lecture du jour pour expliquer la confession : c'est un dialogue, et les bienfaits du Seigneur disposent les âmes des pécheurs à s'approcher de Lui (SERMON III, 4).

Dieu comme une Mère

Jacques nous met en contact avec une dévotion, chargée d'affectivité nouvelle, à Dieu perçu comme une Mère, dont les mamelles noµrrissent les bons enfants33• Cette nouvelle représentation est l'épanouissement d'un thème déve­loppé déjà par un moine noir, Anselme de Cantorbéry (t 1109), et dans les nouveaux monastères des moines blancs. La même image maternelle était aussi appliquée aux autorités de la hiérarchie ecclésiale, dans la recherche, consciente ou non, d'une conciliation entre l'autorité, qui décide et produit, et l'amour de celle qui nourrit mais aussi punit. Jésus avait bieri apostrophé Jérusalem « qui tuait les prophètes et lapidait ceux qui lui étaient envoyés, en rappelant les nombreuses fois qu'Il avait voulu « rassembler ses enfants comme la poule ras­semble ses poussins sous ses ailes>> (Mt 23, 37). Cette image suggestive avait été reprise par Anselme, sans toutefois atteindre l'ampleur que lui donna Bernard de Clairvaux, revenant toujours sur le thème obsédant de la mère, dont l'amour ne peut manquer à l'enfant. Pour la Saint-Bernard, Jacques reprend l'image des mamelles divines et l'applique à Dieu le Père, «nourrice» avec le lait de la science et le miel de la sagesse divine. L'allégorie de la lactation est puissamment évocatrice ; elle n'étonne pas dans un sermon pour le saint patron, devant le public des moniales cisterciennes de Laon.

33. Cf. André CABASSUT, Une dévotion médiévale peu connue: la dévotion à« Jésus Notre Mère», dans les Mélanges Marcel Viller, Revue d'ascétique et de mystique, t. XXV (1949), p. 234-245 ; Eleanor C. McLAUGHLIN, Women Power and the Poursuit of Holiness in Medieval Christianity, dans Women of Spirit: Female Leadership in the Jewish and Christian Traditions, éd. par Rosemary Ruether et Eleanor C. McLaughlin, New York, 1979, p. 100-130; les études de Caroline Walker Bynum rassemblées dans Jesus as Mother. Studies in the Spirituality of the High Middle Ages, Berkeley-Los Angeles-Londres, 1982.

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240 JACQUES FOVIAUX

Présence réelle

Jacques insiste sur la présence du Christ, homme-Dieu et Dieu-homme, présence transcendante, moment privilégié de l'Histoire de l'humanité. Dès avant l' Ascension, la divinité avait cessé d'être incarnée selon les modalités très humaines qu'avaient pu connaître les apôtres. La science et la sagesse divines n'avaient plus inondé la terre comme auparavant. Désormais à la droite du Père, Jésus nourrissait ses bons enfants de quatre laits - la consolation terrestre, la consolation spirituelle, l'innoncence et la doctrine -, antidotes aux quatre laits de la nourrice étrangère, le monde. Le Fils de Dieu avait rétabli l'homme dans sa grâce, l'avait racheté par sa Passion.

Jacques l'explique concrètement dans le sermon de la Dédicace. Les plaies de l'Humanité du Sauveur, surtout la plaie du côté, laissèrent s'écouler les sacrements de l'Église. Avec celle-ci, cette Humanité du Christ est l'un des quatre temples de Salomon. Notre corps en est le troisième, qui doit être une pyxide, où repose le Corpus Domini ; aussi devons-nous être, comme la capsule d'ivoire, blanc d'innocence et voilé par les vertus (SERMON I, 1).

La description témoigne du développement de la piété eucharistique et de la dévotion pour le Corps du Christ, qui embrasait particulièrement les béguines et les moniales des ordres nouveaux34• Jacques y était également sensible. La prêtrise demeurait inacessible aux femmes, donc le contact avec le sacré et l'Incarnation dans leurs mains. Certaines - la plus fervente fut Julienne du Mont-Cornillon - réclamaient une fête nouvelle ; équivalente devait être pour elles la maternité spirituelle, substitut à l'impossible expérience cléricale, qui faisait d'elles des mediatores à part entière. Paternité et maternité exprimaient les divers aspects de l'institution hiérarchique et leur ambivalence, et permettaient de les réconcilier dans une synthèse vitale35

Vie monastique

Devant les moniales cisterciennes de Laon, Jacques évoque les_ moines de l'Ordre cistercien, qui reposent ceints et chaussés36, poùr toujours garder la

34. Cf. Simone ROISIN, L'efflorescence cistercienne et le courant féminin de piété au XIII' siècle, dans la Revue d'histoire ecclésiastique, t. XXXIX (1943), p. 342-378 ; Dom Jean LECLERCQ, Le monachisme féminin au moyen âge. En marge d'un congrès, dans Cristianesimo nella storia, t. I, Bologne, (1980), p. 445-458; Ernest W. McDONNEL, The Beguines and Beghards in Medieval Culture with Special Emphasis on the Belgian Scene, reprint, New York, 1969, p. 305-315.

35. Cf. C. W. BYNUM, Women Mystics in the Thirteenth Century : the Case of the Nuns of Helfa, dans Jesus as Mother ... (n. 33), V, p. 170-262, spécialement p. 256-262.

36. Il s'agit d'une interprétation du chapitre XXII de la Règle de saint Benoît, où uestiti est

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continence (SERMON II, 2). Moins de trois semaines plus tard, pour la Saint Bernard, il revient sur les origines. Il évoque d'abord simplement les débuts, près des pionniers et des premières décisions normatives, citant la uita mais l'interprétant pour parler de la solitudo claustri, où Dieu conduisit saint Bernard après qu'il fût séparé des mamelles de la consolation terrestre (SERMON III, 1). Le désert apparaît comme le prototype du ciel, où l'arrivée de Bernard allait favoriser le développement de l'Ordre nouveau qui s'épanouirait vingt cinq ans plus tard ; il n'y avait alors qu'une quinzaine de néophytes au noviciat, qui travaillèrent - avec d'autres - à la constitution d'un ordo. Celui-ci fut« réalisé vingt-cinq ans plus tard», ce que confirme bien la mention de la « clause de régularité », inscrite dans les bulles adressées aux monastères cisterciens dès le pontificat d'Innocent II37• A Laon, les chanoines, particulièrement Jacques, procureur du chapitre cathédral, savaient les origines de l'Ordre cistercien et celles de la fondation épiscopale du Sauvoir. Mais les moniales laonnoises, affiliées depuis trois ans à Clairvaux par faveur du

transposé en calciati. Au xm• siècle, l'habit des moines et des moniales était encore unisexe. Sur le sujet difficile du costume, on consultera l'article d' A. SANNA, Costume dei monaci e dei religiosi, dans le Dizionario degli Istituti di Perfezione, t. III, Rome, 1976, col. 204-249 (avec de nombreuses illustrations).

37. Cf. Dom Jacques DUBOIS, Les ordres religieux du XII" siècle selon la curie romaine, dans Revue bénédictine, t. LXXVIII (1967), p. 293-295, repris dans Histoire monastique en France au XII" siècle, Londres, Variorum reprints, 1982, I.

L'évocation est conforme au texte de l'Exordium Cisterciensis Coenobii, écrit entre 1119 et 1148, ainsi qu'aux Fragmenta de uita et miraculis s. Bernardi (BHL 1207), rédigés en 1145 par Geoffroy d'Auxerre, et à l'Exordium pan.mm, version remaniée avant 1252 du grand Exordium (Les plus anciens textes de Cîteaux. Sources, textes et notes historiques par Jean de la Croix Bouton et Jean-Baptiste Van Damme, Achel, 1974 (Cîteaux. Commentarii Cistercienses. Studia et documenta, II). La ui[a grima de Guillaume de Saint-Thierry i;.este ambiguë : " Anno ab incarnatione Domini. M CXII., a constitutione domùs Cisterciensis .XV., seruus Dei Bernardus, annos natus circiter tres et uiginti, Cistercium ingressus cum sociis amplius quam triginta sub abbate Stephano suaui iugo Christi collum submisit » (PL 185, col. 237 BC). La version sera reprise par la Vita auctore Alno (BHL 1232). L'incise permet de répartir le groupe de trente évoqué entre ceux qui sont entrés avant, en même temps ou après Bernard (Cf. Adrian Hendrik BREDERO, Études sur la <r Vita prima» de saint Bernard, thèse de lettres, Rome, 1960).

L'Ordre avait d'abord fonctionné dans le cadre de la Carta caritatis, approuvée le 23 dècembre 1119 par Calixte II (Bullaire du pape Calixte II (1119-1124). Essai de restitution, par Ulysse Robert, t. I (1119-1122), Paris, 1891, n° 116, p.171-172): les pouvoirs des abbés et leurs rapports avec le chapitre général réuni annuellement à Cîteaux y étaient définis. Au cours de ces réunions furent élaborées de nouvelles consuetudines et de nouveaux usus, qui formèrent la collection dite de 1134, complétée puis refondue, en 1202, par le dix-neuvième abbé de Cîteaux, Arnaud Amaury, dans le Libellus definitionum, révisé deux fois depuis, en 1220 et 1237, alors que la Carta caritatis prior avait été refondue en 1165 dans la Carta caritatis posterior, harmo­nisant les textes avec les décisions ultérieures. Jean A. LEFÈVRE et Bernard LUCET, Les codifica­tions cisterciennes aux XII" et XIII" siècles d'après les manuscrits, dans Analecta sancti Ordinis Cisterciencis, t. XV (1959), p. 3-22; Bernard LUCET, La codification cistercienne de 1202 et son évolution ultérieure, Rome, 1964 (Bibliotheca Cisterciensis. 2) ; Les plus anciens textes ... ; Jean-Baptiste AUBERGER, L'unanimité cistercienne primitive (1098-1153): mythe ou réalité?, Hamont-Achel, 1985 (Cîteaux. Studia et documenta, III).

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Chapitre général38, n'attendaient pas la critique historique des textes normatifs ou des uitae39• La simple évocation du saint patron n'avait d'autre but que de montrer que sa vie était merveilleusement imbriquée dans les origines de leur Ordre ; une Collecte et des oraisons propres étaient composées depuis deux générations40• Aussi vibrèrent-elles quand Jacques leur donna l'assurance que leur vie était celle de saint Bernard. Leur piété émotionnelle fut certainement très attentive à l'écoute de la description de la solitudo, pour laquelle l'étudiant nota dans son codex des définitions qui valaient pour le temps des origines comme pour le sien. Le Sauvoir de Laon était bien ce désert, à l'écart du tumulte des hommes et des attraits matériels de la ville ; le site, bien pourvu d'eau (!'Ardon, affiuent droit de l' Ailette, prend sa source dans un bois proche), était protégé par ses marécages et offrait bien la solitudo religionis recherchée (SERMON III, nota). En fait, les moniales cisterciennes de Laon avaient occupé les propriétés de l'évêque et d'un bourgeois sises dans une zone du territoire de la Paix peu propice à l'édification de résidences agréables ou à des lotissements. Aussi l'étudiant a cru bon de noter dans son codex, non sans ironie, que locus non facit beatum, avec des citations du prophète Isaïe (ibid).

VI - UNE THÉOLOGIE POUR LA VILLE

Prononcés en langue vernaculaire, les sermons donnent une image de la vie socio-économique. Répondant à des interrogations contingentes ou plus lointai­nes, ils suscitent le discours intérieur.

La vision du monde

Le chanoine Jacques a une vision réaliste du monde, sans exagération aucune. Le Plan de Dieu se réalise dans l'Histoire de l'humanité selon des

38. Statuta Capitulorum generalium Ordinis Cisterciensis ab anno 1116 ad annum 1786, éd. D. Josephus-Maria Canivez, t. II, 1239, 23, p. 207.

39. Jacques ne dit pas aux moniales de Laon leur nombre, alors que la uita, destinée au dossier de canonisation, précise qu'ils étaient une trentaine de postulants ; la uita (BHL 1211) retrace les événements qui font la vie éternelle du saint dans la puissance miraculeuse du prédécesseur par excellence : Bernard. Quand Bernard vint frapper à la porte de Cîteaux, au mois d'avril 1113 (Adrian Hendrik BREDERO, Études sur la"' uita prima» de saint Bernard, dans Analecta sacri Ordinis Cisterciensis, t. XVII (1961), p. 3-72 et 215-260, t. XVIII (1962), p. 3-46 ; La canonisation de saint Bernard et sa « uita » sous un nouvel aspect, dans Cîteaux, t. XXV (1974), p. 191 ; The coriflicting interpretations of the relevance of Bernard of Clairvaux ta the history of his own time, dans Citeaux. Commentarii cistercienses, t. XXI (1980), Studia cisterciensia, Mélanges Edmund Mikkers, t. 1, p. 53-54), il était à la tête d'une petite troupe de néophytes.

40. 1174 (PL 185, col. 625 C).

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rythmes qu'il s'attache à préciser théologiquement. Il y a le temps de la Création, auquel préside Dieu le Père, et le temps de l'Incarnation, avec les époques qui la précédèrent et celles qui la suivirent. Il n'est pas question de l'avènement du règne de l'Esprit après le règne du Christ et de ses pré­lats41, comme l'enseignait Joachim de Flore (t 1202). Nourri par le monde comme par une nourrice étrangère, l'homme a succombé à l'attrait des facilités terrestres que sont la science du siècle, la flatterie, la volupté de la chair et l'amour immodéré pour les richesses. Le regard de l'homme sur ce monde créé, qui devait être éclairé par la science et la sagesse divines, ne perçoit plus ici bas que des charmes envoûtants, qui le tentent. Mais cette Création dévoyée a retrouvé son sens et sa rectitude, et elle est parvenue à son sommet, dans un contact physique, quand un torrent de science et de sagesse descendit sur la Terre de la Sainte Vierge, avec l'Incarnation en elle du Fils de Dieu. Tout fut ainsi parachevé dans le Christ et sa Mère.

Temple spirituel et temple matériel

Jacques presse d'entrer dans le quatrième temple de Salomon, qui est celui de l'âme. Pour lui sont faits tous les temples matériels, où il faut prier, se confesser, méditer et adorer ; qui le profane sera détruit, comme celui qui viole l'asile du temple matériel (SERMON I, 2).

L'allégorie du temple fait comme écho à l'urbanisation renaissante depuis plus d'un siècle, en même temps qu'elle s'appuie sur les quatre sens de !'Ecri­ture. Éclairant le verset 7 du psaume 21 par une citation de Pierre Comestor, le Christ apparaît comme le ver dans le sang duquel les cœurs durs perdent leur rugosité et sont polis pour constituer ces pierres vives de l'édifice spirituel, dont parla l'apôtre Pierre (I Pt 2, 5) : les âmes des fidèles, polies et équarries par les vertus et les bonnes œuvres. Les fondations de cet édifice spirituel sont la pierre de la vision de Nabuchodonosor, devenue montagne pour combler le monde (Dn 2, 34-35), fondement inébranlable de l'Église« que nul autre ne peut poser que celui qui s'y trouve, à savoir le Christ» (I Cor 3, 11). La construction du temple est inversée par rapport à une construction matérielle : ses fondations sont au ciel. La façade est ornée par la figuration de la pénitence des martyrs, de la proclamation de la foi des confesseurs, de la prédication des apôtres, tout comme un temple matériel est couvert des images peintes de la Nativité du Seigneur, de sa Passion, des Apôtres, des martyrs et assimilés. Comment ne pas voir ici la description des fresques qui décoraient les murs du modeste édifice

41. La prophétie eschatologique de l'ermite calabrais Joachim de Flore n'a pas connu l'épanouissement que lui donnera Gerardo di Borgo San Domino dans son « Évangile éternel » douze ans plus tard. On sait que la controverse joachimite alimentera encore le conflit entre Boniface VIII et Philippe le Bel (Cf. Dom Jean LECLERCQ, L'idée de la royauté du Christ au XIII' siècle, dans L'année théologique, t. V (1944), p. 218-242, repris sous le même titre avec d'autres articles dans Unam Sanctam, n° 32, Paris, 1959, §III. Rapports entre le pouvoir ecclésiastique et le pouvoir séculier, p. 40-52).

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de l'église toute neuve des Frères Mineurs de Laon, dont on faisait ce jour la dédicace? La couronne du temple spirituel est d'or, plus malléable que tout autre métal, symbole de la patience au point d'être le signe propre aux martyrs (SERMON I, 3). L'autel de ce temple est au ciel, dans l'Eglise triomphante, comme ses fondations, inacessibles à qui voudrait les saper.

Image ô combien évocatrice pour les laonnois de la montagne, vieillie depuis soixante millions d'années d'existence, un temps qui échappait bien aux contemporains de Jacques, et creusée de nombreuses creutes naturelles42 et de boves43, d'où sortaient les pierres des vastes chantiers de la ville ; croquées par Villard de Honnecourt, les tours de Notre-Dame venaient d'être achevées. Alors que tous sont invités à suivre le Christ dans le combat spirituel, les plus persévérants pouvant espérer ainsi retourner à Dieu, certains creusent pourtant des boves sous le temple et contestent la loi de l'Église ainsi que les sacrements. Ce sont les hérétiques et les avocats des contre-vérités.

Les hérétiques

A Latran IV, le pape Innocent III avait dénoncé deux grands fléaux qui dévastaient particulièrement le Midi de la · France : les hérétiques et les mercenaires. Les uns et les autres ne présentaient pas le même danger. Ceux qui ralliaient le dualisme manichéen ne le faisaient pas pour des raisons purement doctrinales. Tous ne voulaient pas simplement, comme François d'Assise, ou comme, trop tôt, Pierre Valdès '(t vers 1218) ou Amaury de Bène (t 1206), le riche bourgeois de Lyon et le brillant professeur de Paris, vivre à l'imitation du Christ dans la joie de la pauvreté volontaire. Le mouvement n'avait pas gagné que les terres méridionales. La Chronique de Laon, rédigée vers 1220, est l'un des plus anciens documents qui nous renseignent sur leurs premiers développe­ments ; certains détails ne sont donnés que par elle44

• L'hérésie était là quand certains, non contents de disputer de la foi et des sacrements, contestaient

42. Dans la région et à Laon même, on appelle ainsi les grottes naturelles aménagées dans le lutétien de la montagne (cryptae).

43. Dans la région et à Laon même, on appelle ainsi les carrières d'extraction des pierres de taille et plus généralement .les grottes (dans la toponymie: Presles-et-Boves, Aisne, arcr. de Soissons, c0 n de Braine; Boves, Somme, arr. d'Amiens, ch.-1. de c 0 n). Les seigneurs de Coucy portaient ce surnom (Godefroy).

44. Ex chronico universali anonymi Laudunensis, a. 1066-1219, éd. G. Waitz, MGH, Scriptores, t. XXVI, p. 447-449 et 454 (442-457). Walter Map a l'avantage de l'antériorité et d'avoir vu des vaudois à Latran III ; la Chronique de Laon livre une documentation concrète. L'ouvrage classique reste celui d'Herbert GRUNDMANN, Religiose Bewegungen im Mittelalter. Untersuchungen über die geschichtlichen Zusammenhange zwischen der Ketzerei, den Bettelor­den und der religiosen Frauenbewegung im 12. und 13. Jahrhundert und über die geschichtlichen Grundlagen der Deutschen Mystik, reprint avec additions, Hildesheim, 1961 (Historische Studien, 267), qui a tracé la voie d'enquêtes dont les explications divergent: Malcolm D. LAMBERT, Medieval Heresy : Popular Movements from Bogomil ta Hus, Londres, 1977, et R. I. MooRE, The Origins of European Dissent, New York, 1978.

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jusqu'au pouvoir des clefs, dont l'affirmation avait été préparée par la Réforme grégorienne. La solution avait été trouvée dans la reconnaissance des Ordres mendiants et leur nouveau type de vie apostolique, jointe à la pauvreté absolue. Désormais, dans le combat intellectuel livré pour gagner les villes, les nouveaux Frères occupaient le devant de la scène tandis que les moines des vieux Ordres continuaient, comme jadis, leur mission de service public de la prière pour leur salut et celui du monde. Mais face à une Église qui renforçait les institutions de la centralisation, certains étaient en réaction contre les excès et discutaient le pouvoir d'excommunier des prélats, soutenant que c'était le délit qui excommunait l'homme, non l'autorité ecclésiastique compétente.

A eux, Jacques répond en analysant le délit, d'où il déduit qu'il ne compte pas, puisque la gravité n'est même pas déterminante. Il poursuit en donnant l'exemple de l'homme aux «mille adultères», homicide de surcroît! Celui-ci n'encourt l'excommunication que s'il refuse de se présenter au jour fixé. C'est le casus imaginé par Jacques pour illustrer le canon 47 de Latran IV, qui débute par l'interdiction formelle « de fulminer ( ... ) une sentence d'excommunication, sinon après monition préalable en présence de témoins capables, si nécessaire, de faire preuve de cette monition45 ». Le canon 49 du même concile prévoyait aussi des sanctions pour excommunication injuste, à seule fin de percevoir l'amende fixée pour l'absolution. Et d'interprétation plus large, le canon 42 bor­nait le partage des juridictions ecclésiastique et séculière, en interdisant à « tout clerc, sous couleur de liberté ecclésiastique, d'étendre à l'avenir sa juridic­tion46 ».

Les hérétiques de la première moitié du xme siècle contestaient surtout la capacité de pardonner les péchés, qui relevait de la plenitudo potestatis de celui qui, au sommet de la hiérarchie affirmée avec éclat, disposait à la fois de la potestas et de l' auctoritas des clefs en tant que uicarius Christi. Jacques en parle à mi-mot, mais trois ans plus tard le principe en sera défini vigoureuse­ment dans la bulle Eger cui leuia d'août/septembre 124547, affirmation absolue de la souveraineté de la hiérarchie.

Les avocats et le droit romain

Les hérétiques n'étaient pas les seuls à contester. Par son activité profession­nelle, un deuxième groupe aurait tenté de saper les fondations de l'Église, si elles n'étaient au ciel : celui des avocats.

Les prédicateurs connaissaient bien ces autres professionnels de la parole, puisque, depuis plus d'un siècle, les conciles avaient rappelé aux moines et aux

45. Traduction de Raymonde Foreville, Latran/, Il, Ill et Latran IV, Paris, 1965 (Histoire des conciles œcuméniques, publiée sous la dir. de Gervais Dumeige, 6), p. 369.

46. Ibid., p. 367. 47. Potthast, n° 11848.

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chanoines réguliers l'interdiction de quitter leur cloître pour aller étudier la physica ou les leges48 et que le pape Alexandre III avait donné force générale à leurs canons49

Quand Jacques s'exprime à Laon, le Decretum n'a qu'une centaine d'années. Le droit canonique s'est progressivement constitué en science tandis que le droit romain dans la forme la plus évoluée des compilations de Justinien rer

naissait en Occident. Ces deux droits étaient inévitablement sources de conflits, même si les periti de l'un et de l'autre étaient surtout des clercs, qui voyaient dans la pratique des affaires des avantages essentiellement matériels. Dans l'impossibilité d'endiguer ce mouvement et en considération des menaces des hérésies pour la chrétienté toute entière, Honorius III avait pris la décision par la bulle Super specula (22 novembre 1219) de tenter d'endiguer le mouvement en reprenant, complétant et étendant à d'autres catégories de clercs que les seuls moines et chanoines réguliers les dispositions du concile de Tours de 1163 et en interdisant tout enseignement de droit civil à l'Université de Paris afin d'y promouvoir les études théologiques50

• Une décision motu proprio, qui apparaissait aussi influencée par la politique du temps.

Quatre ans plus tôt, le concile de Latran avait interdit aux clercs d'assister aux exécutions et même d'écrire ou de dicter des lettres de condamnation à la peine capitale, et de pratiquer l'art du chirurgien par des saignées et des brûlures ainsi que d'assurer les bénédictions liturgiques, préparatoires des ordalies de l'eau bouillante ou froide, ou du fer rouge51 •

Le droit nouveau, proposé à une société qui n'avait guère connu pendant plus de deux siècles que !'oralité des consuetudines, avait amené à renoncer à la justice rendue, sans intermédiaire, par des iudicia Dei, marquant ainsi une rupture supplémentaire avec la société du passé, qui avait rêvé de vivre, très concrètement, dans la tradition biblique, mêlant intimement le sacré au profane52• Les nouveaux principes hiérarchiques et la procédure de l'enquête avaient amené un changement des mentalités, qui ne s'accommodaient plus de voir plonger, dans la même cuve, sinon dans le même bain, le catéchumène et le voleur. La nouvelle économie, qui avait contribué au renouveau des villes, avait amené aussi le développement de nouvelles consuetudines particulières aux nouvelles classes mercantiles, dont le droit romain avait facilité l'essor. Les situations conflictuelles étaient en inflation constante et toutes n'appelaient pas

48. Canon du Concile de Clermont (1130), Mansi XXI, col. 438; canon 6 du Concile de Reims (1131), Mansi XXI, col. 459; canon 9 du n• Concile de Latran (1139), Mansi XXI, col. 528; canon 8 du Concile de Tours (1163), Mansi XXI, col. 1179.

49. X 3, 50 Ne clerici uel monachi saecularibus negotiis se immisceat, 5. 50. Potthast, n° 6165 ; X 3, 50, 10. Cf. Walter ULLMANN, Honorius III and the Prohibition oj

Legal Studies, dans The Juridical Review, t. LX (1948), p. 177-186, et Stephan KUTTNER, Papst Honorius III. und das Studium des Zivilrechts, dans Festschrift für Martin Wolff. Beitrüge zum Zivîlrecht und internationalen Privatrecht, Tübingen, 1952, p. 79-101.

51. Canon 18 (R. Foreville, Latran .. ., p. 356). 52. Cf. J. FovrAux, De l'Empire romain ... (n. 1), p. 398-400 et 406-407.

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la satisfaction miraculeuse, avec Dieu pour témoin et juge de la vérité, pour imposer la paix aux protagonistes. Depuis plus d'un siècle déjà, la tradition, qui voulait que la royauté gouvernât essentiellement en imposant paix et concorde dans les liens mieux définis de la féodalité, était révolue. Elle s'offrait désormais comme garante de l'ordre, grâce à une activité législative renouvelée. La concorde, toujours de mise, tendait à se résumer de plus en plus dans le respect de l'ordre par celui de la loi.

Les mécanismes vieillis des· ordalies auraient été remisés à tout jamais si la communauté médiévale n'avait voulu les maintenir pour arbitrer des situations particulièrement graves, mettant en péril l'équilibre des forces politiques ou sociales. Ainsi l'Institutio pacis de Laon de 1128 gardait-elle dans ses disposi­tions le recours au diuinum iudicium pour départager de son adversaire celui qui se serait fait justice lui-même à l'entrée ou à la sortie de la ville53• Mais, depuis une décennie au moins, l'évêque de Laon avait imposé une solution qui évitait à un clerc de l'Église ou à un membre de la familia de celle-ci d'être amené à se soumettre au nouveau iudicium Dei, mis en scène désormais par les seuls responsables de la Paix de Laon, en donnant caution ecclésiastique par le piège de chrétienté. Celle-ci ne pouvant faire couler le sang, le recours au iudicium Dei devenait donc impossible. Cette liberté de l'Église de Laon avait été confirmée par une bulle de Calixte II, recopiée un siècle plus tard dans le cartulaire de Jacques54• En face de celle-ci, on peut lire de sa main :

[Hac c]ausa forte fuit introducta [consuetudo] plegii christianitatis, nam [si n]os uel homines nostri plegium [lai]cum daremus isti priuilegio [r]enuntiantes duelli subire [peri]culum aliquando cogaremur.

[Hoc] priuilegio uero christianitatis sufficiens sit et ergo clericus [ ] ydoneus fideiussor ferebatur [ ]

Innocentii tertii .X. circa medio et [ ] Gregorius .VII. post principium [ ] confirmata hac consuetudo de plegio christianitatis in libro sedis Anselmi episcopi Laudunensis .XI. 55 •

Avant comme après l'ordonnance de saint Louis (1260), le duel judiciaire fut donc en usage à Laon comme ailleurs ; il répondait à la nécessité, toujours ressentie, de rechercher des remèdes aux conflits dans les cadres collectifs et non les solutions plus individualistes proposées par les nouvelles procédures.

La réparation de l'atteinte à l'ordre social tendait à supplanter la réparation de l'atteinte à l'ordre voulu par Dieu tout comme le sacrement de pénitence dans sa nouvelle définition permettait d'avoir la paix avec sa conscience. Au sacré revenaient les préceptes moraux et des satisfactions particulières, enjeux de la nouvelle bataille juridique dont les protagonistes étaient les avocats.

53. Référence, n. 7. 54. Arch. départementales del' Aisne, G 115 (original); dans le cartulaire, G 1850, fol. 7 v0 -8

(supra, n. 18) ; Bullaire ... (n. 36), t. II, n° 399, p. 196. 55. Dans la marge intérieure du folio 8.

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Ceux-ci auraient pu être des sacerdotes iustitiae, comme certains au temps des Romains56 • Cinquante ans plus tôt, Alain de Lille avait dressé le portrait de l'avocat, qui «doit être investi de la vérité, habile à discerner, ardent dans la charité, méprisant la cupidité, le disciple assidu de la Justice57 ». Traditionnelle­ment, la profession était peu considérée, puisqu'elle faisait argent d'une connaissance donnée par Dieu, dont il ne fallait pas faire commerce58• Jésus n'avait-il pas dit à ses disciples : «Vous avez reçu gratuitement, donnez gratui­tement» (Mt 10, 8). Mais Jacques de Vitry.(t 1240) reproche aux avocats de bien souvent justifier l'impie, d'opprimer les pauvres et d'accepter des cadeaux59• «Cette peste, dit-il, a gagné toute la terre. Non seulement les villes, mais encore les châteaux et les villages sont remplis d'avocats, qui cherchent les procès et multiplient les litiges et les procédures60 ».

Dans quelques exempla bien choisis, Jacques de Vitry en donne aussi des tableaux acerbes. Rapportant comment, dans une tragédie de Sénèque, Néron accueillit, aux Enfers, le chœur des avocats, le genre humain vénal, parce qu'il aime l'argent, et les invita à partager son bain d'or en fusion, il leur demande de « faire attention à ne pas vendre leur âme au diable ». Trois exempla mettent directement en scêne des avocats. L'un d'eux, avocat-conseil, de ceux qu'on appelle <<avant parliers et plaideres », alité, à qui l'on portait la communion, s'était adressé à son entourage pour lui dire : «Je veux que l'on juge avant toute chose si je peux la recevoir ou non ». A ceux qui lui disaient : << Il est juste que tu la reçoives, et c'est ce que nous jugeons », il répondit : « Puisque vous n'êtes pas mes pairs, vous ne pouvez me juger ». Et comme il aurait appelé d'une sentence mal fondée, il vida son âme dans les latrines infernales. Jacques de Vitry évoque aussi ce clerc important, avocat dans le siècle, qui gagnait toutes ses causes. Ayant pris l'habit de moine, il fut souvent envoyé pour représenter son abbaye ; il perdait tout, si bien que l'abbé et les moines indignés lui dirent : << Comment vous y prenez-vous pour perdre toutes nos causes, alors que vous les gagniez toutes quand vous étiez dans le siècle ? » A quoi il répondit : <<Quand j'étais dans le siècle, je ne craignais pas de mentir, aussi je triomphais

56. Cf. Hannu Tapani KLAMI, "Sacerdotes Iustitiae ». Rechtstheoretische und historisch­methodologische Bemerkungen über die Entstehung des romischen "Rechtspositivismus »,Turku, 1978 (Turun Yliopiston Julkaisuja. Annales Universitatis Turkuensis, Ser. B: Humaniora, t. 148).

57. Ars praedicandi, c. 41, ad oratores, seu aduocatos, PL 210, col. 187 B (traduction de Jean Longère, Œuvres oratoires de maîtres parisiens au XII' siècle. ttude doctrinale, t. I, Paris, 1975, p. 405).

58. La condamnation vise tous les juristes (glose du Decretum, D. 37, c. 12 De quibusdam lacis, sur ut magistrz'). Cf. Gaines POST, Kimon GIOCARINIS et Richard KAY, The Medieval heritage of a humanistic Ideal: Scientia donum Dei est, unde uendi non potest, dans Traditio, t. XI (1955), p. 197-198 (195-234).

59. Homo quidam erat diues qui habebat uillicum et Loquente Iesus ad turbas, cités par J. Longère, Œuvres ... , t. I, p. 405, t. Il, p. 307, n. 25.

60. Cité par Dom Jean-Baptiste Pitra dans Analecta nouissima Spici/egii Solesmensis. Altera continuatio, t. II, Tusculum, 1888, p. 393 (traduction de J. Longère, Œuvres ... , t. I, p. 406).

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de mes adversaires par des mensonges et des fraudes ; maintenant que je n'ose dire que la vérité, on me rétorque toujours le contraire ». Jacques de Vitry tire la leçon de l'histoire. Il fut permis à ce moine de rester en paix au cloître : jamais plus on ne l'envoya débattre des procès. Un autre avocat avait l'habitude de faire durer ses procès en demandant frauduleusement des délais. Confronté à des démons, il s'adressa à Dieu pour lui demander le délai qui lui fut refusé61 •

Vanité, cupidité, mensonges ... Jacques partage-t-il ce point de vue sévère, quand il apostrophe, dans son sermon, les avocats de Laon et d'ailleurs ? Le renouveau urbain, qui se poursuit et s'épanouit dans la ville, a accru considéra­blement le volume des affaires, celui des litiges aussi. Les notes de Jacques dans les marges de son cartulaire prouvent suffisamment qu'il sait ce dont il parle. L'Église est préoccupée, particulièrement depuis Latran IV, de moraliser la profession qui doit s'organiser comme jadis, autour des thèmes traditionnels de la défense des pauvres et des faibles. En arrière-fond de tout cela, il y a, pour Laon et le diocèse, les décisions d'un concile de la province ecclésiastique de Reims, tenu à Saint-Quentin, onze ans plus tôt. Considérant que l'office d'avocat était officium publicum et rei publicae necessarium, les pères, réunis en août 1231, avaient demandé aux juges de n'admettre que ceux qui en seraient dignes ; de plus, il était imposé aux défendeurs, ceux des usuriers en particulier, de jurer que leur cause était juste62• A ceux qui s'efforcent de renverser la loi immaculée de Dieu pour exalter leur loi justinienne, Jacques rappelle : non accipies nomen Domini Dei in uanum nec habebit insontem Dominus eum qui adsumpserit nomen Domini sui frustra (Ex 20, 7) ; quand, manquant de preuves, les avocats proposent des faux, ils induisent au parjure leurs clients, qui peuvent se plaindre avec le verset du psaume 118 : Narrauerunt mihifabulationes, sed non ut lex tua. Omnia mandata tua ueritas, inique persecuti sunt me, adiuua me.

61. E. XXXVI, XXXIX, XL et LII, dans The "' exempta» or illustrative Staries from the « sermones uulgares » of Jacques de Vitry, éd. par Thomas Frederick Crane, Londres, 1890, p. 14, 15 et 20.

62. «[Forma iuramenti] quod ipse credit se iustam causam deffendere, et quam cito credet contrarium, non solum a patrocinio prestando desistet in eadem causa, sed ab omni consilio et auxilio tam publico quam priuato ». Le serment devait être prêté aussi par les procureurs qui feraient office d'avocat. - Les sanctions prévues sont les suivantes : « Qui uero premissa iurare renuerit, quamdiu eadem causa tractabitur, a curia penitus excludatur Si quis autem aduocatus post prestitum iuramentum detentus fuerit degerasse, infamia, et non solum aduocacione careat, ymo foro ». - La foule des avocats était si importante dans la province ecclésiastique de Reims que les pères conciliaires durent donner aux juges l'injonction suivante : precimus omnibus iudicibus ut ipsi diligenter prouideant, ut eorum onerosa multitudo in causis omnibus refrenetur, et solum digni ad hoc officium admittantur (éd. par Pierre Varin, dans les Archives administratives de la ville de Reims. Collection de·pièces inédites .. ., t. I, seconde partie, Paris, 1839 (Collection de documents inédits sur l'histoire de France. Première série. Histoire politique), p. 552).

La même année, les conciles de Rouen (c. 45) et de Château-Gontier (c. 36) tentaient aussi de moraliser la profession, par des dispositions plus complètes, puisqu'elles visaient les faux témoignages et la subornation de témoins (Mansi, t. XXIII, col. 218-219 et 240-241).

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Vers le milieu du xrne siècle, la loi justinienne, comme la désigne le chanoine de Laon, dont les connaissances juridiques étaient telles que ses biographes laissèrent entendre qu'il était allé à Bologne, est encore une nouveauté impersonnelle alors même que le Décret ne proposait qu'une harmonisation des discordances entre des textes d'époque, de nature et d'autorité diverses. Aussi l'activité législative de l'Église avait-elle repris de l'ampleur pour amener le renouveau attendu pour les nouvelles tâches et les nouvelles ambitions par un droit, homogène et moderne, éclairé par les décisions des conciles généraux et les décrétales romaines. Mais restait à combler un décalage inévitable entre le droit romain, figé dans ses anciennes compilations, et le droit canoniqu<_!, en gestation.

Par ailleurs, les pouvoirs temporels continuaient de s'affronter avec leurs droits. Chacun s'efforçait d'étayer sa conception avec le droit romain, et l'arsenal juridique en avait perdu sa neutralité. L'opposition n'était pas que théorique. Elle avait pour enjeu, au-delà de la suprématie du droit de l'Église, la plénitude de la puissance pontificale.

Des théologiens, comme Jacques, avaient attaqué, en dénonçant ce droit, considéré comme savant, qui était en contradiction avec les Écritures, la charité chrétienne et les orientations sociales de l'Église63• De toute évidence, l'intention de 1'auctor des compilations, Justinien rer (t 565), était incompatible avec les nouveaux développements de la scolastique64 • Par ailleurs, la formulation impersonnelle du droit romain était aussi peu perméable aux men­talités du temps, familiarisées, depuis des générations, avec les liens des relations féodales, essentiellement personnels. Mais la multiplication des clauses de renonciation à s'en prévaloir, qui deviennent innombrables à l'époque de Jacques, indiquent que l'intérêt du droit romain était présent dans tous les esprits, gagnés déjà par les avocasseries ; on convient, entre spécialistes du monde des affaires, de garder les armes conventionnelles et traditionnelles de la guerre juridique, on ne s'interdit que formellement le recours aux armes plus drastiques et impersonnelles, les plus modernes quoiqu'antiques.

Ribauds et Juifs

Poursuivant la description de l'allégorie du temple, Jacques s'en prend plus généralement à ceux qui ne respectent pas la façade de l'Église, tels ces ribauds

63. Voir l'article de Pierre Legendre, Le droit romain, modèle et langage. De la signification de !~< Utrumque Jus», dans Études d'histoire du droit canonique dédiées à Gabriel Le Bras, t. II, Paris, 1965, p. 913-930. La parole du chanoine de Laon apporte un modeste témoignage pour la compréhension de la guerre juridique qui anima la société au milieu du xm• siècle.

64. Cf. Hermann KANTOROWICZ, Studies in the Glossators of the Roman Law, Cambridge, 1938, reprint, 1969, p. 54. André GouRON, Aux origines de l'« émergence» du droit: glossateurs et coutumes méridionales (XIP-milieu du XIII" siècles), dans Religion, société et politique. Mélanges en hommage à Jacques Ellul, Paris, 1983, p. 255-270, dans La science du droit dans le Midi de la France au moyen âge, Londres, Variorum reprints, 1984, XX.

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qui ne rougissent pas de jouer devant elle, en blasphémant Dieu (SERMON I, 2). Ce n'est pas l'espèce de ribaud dont parle Pierre le Chantre '(t 1197): Si tyrannus corrumperet sacram uirginem, peccaretne grauius quam si faceret eam corrumpi a ribaldo65 ? ni les goujats qui accompagnaient Philippe Auguste, évoqués par Rigord66 • Ce sont des clerici ribaldi, auxquels font allusion quelques décisions conciliaires. Sans doute, les élèves ne se pressent plus, en foule, à l'école capitulaire de Laon, comme au temps de maître Anselme67•

Mais si les effectifs de l'école laonnoise ont diminué, c'est surtout par la défaillance des recrues lointaines, qui, jadis, avaient contribué à sa renommée. Certains ne seront ni moines ni chanoines, seul un petit nombre accèdera aux ordres majeurs, quelques-uns grossiront la troupe des clerici ribaldi, ceux de la familia de la Goule, ~ont les conciles de Château-Gontier et de Rouen de 123168, réitérant d'anciennes dispositions69

, demandaient d'effacer la tonsure cléricale en les tondant ou en les rasant pour éviter tout scandale apparent, quand ils donnaient spectacle devant les églises.

Enfin, Jacques s'en prend à ceux de la juiverie, dont le voisinage immédiat avec la nouvelle église des Frères Mineurs posait un problème théologique à la chrétienté médiévale laonnoise. La ruelle du uicus Iudeorum était presque contiguë au nouveau couvent7°. Pour eux, qui ne manquaient pas de contester la nouvelle implantation, le chanoine rappelle que sur l'une des façades du second temple, celle de l'Église, leurs ancêtres ont craché et posé la couronne d'épines de la Synagogue (SERMON n° I, 3). Refusant le Christ, ils sont ainsi devenus ennemis de l'Église.

Dans la chrétienté médiévale comme hors de celle-ci, des groupes auraient ébranlé les fondements de l'Église, s'ils n'étaient ailleurs, au ciel ; celle-ci est édifiée par la pratique sacramentaire, qui permet à la foi de s'épanouir.

65. Summa de Sacramentis, texte inédit publié et annoté par J. A. Dugauquier, t. III, Louvain-Lille, 1961 (Analecta mediaevalia Namurcensia, 11), 2, 369, p. 559, 1. 28-29.

66. Rigordus medicus regis Philippi Augusti. Gesta Philippi Augusti, 66 [ 1189], dans les Œuvres de Rigord et de Guillaume le Breton ... publiées par H. François Delaborde, t. I, Paris, 1882 (Société de l'histoire de France), 66, p. 95.

67. Voir la n. 30. 68. Château-Gontier, c. 21, Mansi, t. XXIII, col. 237; Rouen, c. 8, Mansi, t. XXIII, col. 215. 69. Constitutiones ex consilio Galteri, archiepiscopi Senonensis '(t 923), c. 13 : « Statuimus

quod clerici ribaldi, maxime qui uulgo dicuntur de familia Goliae, per episcopos, archidiaconos et decanos christianitatis, tonderi praecipiantur, uel etiam radi, ita quod eis non remaneat tonsura clericalis, ita tamen quod sine periculo et scandalo fiant» (Mansi, t. XVIII, col. 324).

70. Censier de la collégiale Saint-Jean-au-Bourg de Laon de la fin du xme siècle, Bibl. muni­cipale de Laon, ms. 544, fol. 3 (titre erronné: Census redituum ecclesie cathedralis); supra, n. 22.

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Solidarité et individualisme

Trois sermons ne suffisent pas pour apprécier pleinement les exhortations homélitiques de Jacques de Troyes, chanoine de Laon. Aucune allusion n'est faite au conflit qui oppose le bas clergé de la ville au chapitre. Aucune allusion non plus aux hommes de la Paix de Laon, qui se prévalent des droits d'une commune71 • La ville, qui passait pour une ville sainte, avec les reliques insignes conservées dans ses sanctuaires, fournit les élément.s de la figura de la cité céleste. Depuis deux siècles, le manteau des constructions a certes changé le modèle qui inspira Adalbéron dans sa description de la société des trois ordres, mais la montagne peut encore fournir une métaphore au chanoine, qui prêche à Laon, en 1242. Au ciel, l'âme et l'Église ont leur origine et le but de leur voyage vers Dieu. Un Dieu plus familier, plus humain, qui sait écouter les larmes : une Mère, alors que la voie hiérarchique s'affirme plus que jamais.

Le propos est toujours d'améliorer l'homme par le Christ et le modèle des saints, non seulement pour sauver l'âme de la mort mais aussi pour la conuersatio avec Dieu. C'est un principe, qui tend à dissoudre les groupes, regardés comme des «conjurations» d'égaux et contre lesquels avaient agi ou réagi des isolés (ermites et marginaux divers) et des groupes d'hérétiques soucieux de promouvoir la redécouverte de l'homme intérieur : l'homme nouveau de saint Paul. En interdisant tout nouvel ordre religieux, Latran IV (1215) avait favorisé indirectement les expériences individuelles qui tentaient de retrouver une nouvelle harmonie, symbolisée par le corps mystique.

Dans cette perspective, la célébration du corps eucharistique du Christ transcendait tous les liens communautaires, rattachant riches et pauvres, hommes et femmes, ces dernières étant particulièrement ferventes dans la nouvelle deuotio, qui impliquait la delectatio avec Dieu, pour une société à la fois plus solidaire et plus individualiste.

VII - URBAIN IV MET EN PRATIQUE LE PROGRAMME DÉVOILÉ À LAON

La mort d'un des archidiacres du diocèse de Liège, celui de Campine, le 22 septembre 1243, allait permettre à Robert de Thourotte d'appeler auprès de lui le chanoine avec lequel il s'était lié d'amitié, avant 124072• Doit-on voir quelque allusion à la carrière de Jacques de Troyes dans une note du sermon précédant

71. Supra, n. 7. 72. Cf. Cristine RENARDY, Le monde des maîtres universitaires du diocèse de Liège

(1140-1350). Recherches sur sa composition et ses activités, Paris, 1979 (Bibliothèque de la Faculté de philosophie et lettres de l'Université de Liège, fasc. CCXXVII, p. 277-278).

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dans le codex le SERMON n° II ? L'étudiant laonnois a inscrit la Parole du Seigneur : Tollite iugum meum super uos (Mt 11, 29), qu'il a glosé. Trois gratia sont dûs au Seigneur: l'honorer, le servir, l'aimer; trois gratia doivent inspirer notre conduite, mais le labeur, qui l'honore, la baguette, qui menace le serviteur récalcitrant, et la carotte offerte à un amour intéressé sont pour l'âne ou l'esclave, la charge doit avant tout être à l'avantage du service de Dieu et de l'âme. Suit une nota : comme Hérode mit la main sur les maiores de l'Église (Le 13, 31), ainsi fait aujourd'hui le diable, et, par ses entraves, nous lie (marge de queue du fol. 137). En tout cas, le programme du futur pape est entrevu dans la prédication laonnoise de 1242.

A la mort de son protecteur, Robert de Thourotte (1246), Jacques reviendra à Laon comme archidiacre avant de recevoir une légation du pape Innocent IV pour aller en Pologne, en Prusse et en Poméranie. Son zèle lui vaudra sa nomination au siège épiscopal de Verdun, vacant en 1253. Légat in excercitu christiano et patriarche de Jérusalem, deux ans plus tard, il était de passage à Viterbe pour les affaires de la chrétienté, trois mois après la mort d'Alexandre IV (le jour de la Saint-Urbain, 25 mai 1261). Les huit cardinaux, dont faisait partie l'ancien ami, Hugues de Saint-Cher OP, ne parvenaient pas à se déterminer pour l'un d'eux, mais s'accordèrent pour désigner l'ancien chape­lain du dernier pape juriste : Innocent IV. Désigné le 29 août, Jacques monta sur le trône le plus puissant de la chrétienté le 3 septembre suivant, sous le nom d'Urbain IV.

Le nouveau pape trouva les dossiers des grandes affaires, que son prédécesseur avait laissé s'accumuler. Rome n'était même plus dans Rome, puisque la souveraineté pontificale y était à ce point précaire qu'Urbain IV demeura à Viterbe puis à Orvieto.

Les qualités du juriste perceraient-elles déjà dans le discours parénétique du chanoine fait pape ? Plusieurs questions étaient pendantes depuis longtemps. La succession de Sicile serait l'occasion d'inaugurer la fâcheuse politique angevine. Finalement, le uicarius Christi obtenait l'élection de Charles d'Anjou comme senator de la Ville, avec l'autorité suprême; mais, comme un monarque féodal, Urbain IV gardait la seule autorité légitime, puisque Charles devait prêter le serment de ne pas la contrarier entre les mains du notaire pontifical, maître Albert, qui conduisait les négociations depuis plus de dix ans.

La succession au Saint-Empire était ouverte depuis la mort de Frédéric II, au milieu du siècle. La candidature de Conradin éliminée en raison des vieilles haines, restaient deux compétiteurs que le Saint-Siège décidait de soumettre à son arbitrage. Mais l'inter-règne se prolongerait dix ans encore.

Enfin, Urbain IV tenterait un rapprochement avec Michel Paléologue, contrarié et avorté par les intrigues de Charles d'Anjou.

Urbain IV favorisa les nouveaux ordres religieux, où il avait compté ses pre­miers amis, approuva la constitution, à Bologne, des nouveaux Chevaliers de Marie, et encouragea la chrétienté par l'octroi de nombreuses indulgences et faveurs. La raison <l'Église surplombant la raison d'État balbutiante, la royauté

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du Christ, dont le pape était uicarius, imposait sa transcendance au phm spiri­tuel comme au plan sacerdotal dans un monde modelé à nouveau par le droit romain, vitupéré, pourtant dans le SERMON 1.

L 1nquisition aggravée par le droit romain

L'hérésie apparaissait alors comme le rempart de l'ordre nouveau. Frédéric II, couronné empereur à Rome par le pape Honorius III (1220), l'avait assimilée au crimen maiestatis7 3• Jugée opportune, la qualification avait été reprise par Honorius III et Grégoire IX en 122774 et Innocent IV en 125275 • La raison <l'Église amenait inéluctablement le renforcement de l'Inquisition, confiée à des spécialistes, manifestation de la centralisation imposée par les mutations de la société. Il n'importait pas tant de faire éclater la vérité que de préserver les nouvelles constructions juridiques, fondées plus que jamais sur l'écrit et non plus sur la seule oralité et la.fides. Protecteur de la cité, il y a très longtemps, le crimen maiestatis avait permis de définir les ennemis du prince puis de l'Église, à jamais hors-la-loi. Pour cette fin, la mentalité du temps justifiait la décision d'Urbain IV de bouleverser la hiérarchie des sources nor­matives en donnant valeurs universelles aux canons des conciles de Toulouse (1229), de Narbonne (1243) et de Béziers (1246) par la bulle Prae cunctis nostre du 28 juillet 126276

La synopsis de l'hérésie ainsi confortée fondait l'autonomie de !'Inquisition, manifestée par l'intimidation très forte et les sanctions les plus rigoureuses. Le droit romain avait contribué à restaurer la torture, non pour permettre de rechercher la matérialité des faits, mais pour arracher l'aveu. Les inquisiteurs répugnèrent d'abord à l'utiliser et abandonnèrent les suspects au bras séculier. La nécessité, bientôt évidente, de préserver, sur ces affaires délicates, le secret absolu, amena Urbain IV à autoriser les juges de !'Inquisition à l'appliquer eux-mêmes par la bulle Ut negotiumfidei du 4 août 126277 • C'était l'aboutisse­ment logique des initiatives prises par les grands papes juristes - les prédéces­seurs d'Urbain IV - pour l'exaltation du Saint-Siège. La nouvelle procédure n'avait alors rien à envier à la rigueur de celle en usage dans les cours laïques, dont elle serait, sinon le modèle, tout au moins une référence constante.

73. Edicta contra hereticos (1238/1239) : Mandatum ad principes et officiatos imperii et Edictum in regno Siciliae promulgatum, MGH, Legurn sectio IV, Constitutiones et acta publica irnperatorum et regum, t. Il, ed. L. Weiland, Hanovre, 1896, p. 280-285.

74. Rectoribus societatis Lombardie, Marchie ac Romaniole et Gregorius episcopus ( ... ) potestatibus et populis ciuitatum Lombardie, MGH, Ep. s. XIII, t. I, ed. C. Rodenberg, Berlin, 1883, n°s 327 et 355, p. 246-248 et 269-271.

75. Potthast, n°s 14587, 14592 et 14762. 76. Potthast, n° 18387. 77. Potthast, n° 18390.

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TROIS SERMONS DE JACQUES DE TROYES 255

« Corpus Christi))

De son séjour à Laon, le nouveau pape avait acquis gloire et prestige, par ses conseils auprès des magni clerici et son efficacité comme procurator du chapitre cathédral. A Liège, Julienne, augustine au monastère du Mont-Cornillon pendant vingt ans, avait gardé le secret d'une vision de l'Église sous l'apparence de la pleine lune déformée par une fente, signe de l'absence de la solennité du Saint Sacrement78

• Elle l'avait révélée ensuite à un chanoine de Saint-Martin de Liège, Jean de Lausanne, en le priant d'en informer anonymement des clercs periti ainsi que des théologiens. Le chanoine Jacques en avait été saisi ainsi que, entre autres, l'évêque de Cambrai, Guiard de Laon, Hugues de Saint-Cher OP et le chancelier de l'Université de Paris. Un office liégeois du Corpus Christi avait été composé vers 1240 au Mont-Cornillon, sous la direction de Julienne. Quand en 1264 Urbain IV instituera l'office du Corpus Christi, il marquera l'achèvement d'une construction théologique mûrie de longue date.

Le plus haut souverain sur terre

Trois ans, deux mois et cinq jours de pontificat permirent à Jacques, devenu pape, de donner une image renouvelée de la souveraineté pontificale dans le contexte des difficultés suscitées dans le siècle. Il fut bientôt en mesure de mettre un terme, de façon éclatante, à l'ancienne spéculation sur la nature de l'eucharistie en promulguant Transiturus le 11 août 126479• Tourné vers le passé pour fortifier son action avec l'arsenal juridique des décrétales et des commentaires renforcés de droit romain, il avait tenté d'étendre la chrétienté médiévale, convertissant les infidèles et poursuivant rigoureusement les hérétiques jusqu'aux confins orientaux de l'Europe, affirmant ainsi l'absence de limites territoriales à l'autorité pontificale. Les vers, l'épitaphe de ce pape, qui avait exalté la présence par une nouvelle fête, marquèrent la seule limite, surplombante pour tous, à son pouvoir monarchique :

78. AASS 5 avril (BHL 4521). Cf. Dom Cyrille LAMBOT, Un précieux manuscrit de la vie de sainte Julienne du Mont-Cornillon, dans Miscellanea historica in honorem Alberti de Meyer, Louvain-Bruxelles, 1946, t. I, p. 603-612.

79. Potthast, n° 18990; Les registres d'Urbain IV, éd. Jean Guiraud, t. II/1, Paris, 1901, n° 874, p. 423-425. Suzanne Martinet a présenté les origines laonnoises de la fête du Corpus Christi (La Fête-Dieu, Jacques de Troyes et !'École Théologique de Laon, dans le bulletin de la Fédération des sociétés d'histoire et d'archéologie de l'Aisne. Mémoires, t. XI (1965), p. 66-77). Le Père Pierre-Marie Gy poursuit une enquête (L'office du «Corpus Christi" et S. Thomas d'Aquin. État d'une recherche, dans la Revue des sciences philosophiques et théologiques, t. 64 (1980), p. 491-507).

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256 JACQUES FO VIAUX

+ ARCHILEVITA FVI PASTOR GREGIS ET PATRIARCHA TVNC IACOBVS POSVI MIHI NOMEN AB VRBE MONACHA NVNC CINIS EXIGVI TVMVLI CONCLVDOR IN ARCHA TE SINE FINE FRY! TRIBVAS MIHI SVMME IHERARCHA8o

Le fondement de sa souveraineté était bien ailleurs que dans la simple communauté des cardinaux. C'est ce que voulurent marquer ses biographes, qui racontèrent, et on aimerait les croire, qu'encore enfant et commissionnaire de ses parents, il s'était attardé dans l'atelier d'un menuisier. Il y fut enfin retrouvé par sa famille inquiète alors qu'il traçait, avec des copeaux, ces trois mots : «Je serai pape ! ».

Jacques FOVIAUX Université René Descartes

Paris

80. C'est l'inscription qui fut placée sur le tombeau d'Urbain IV dans la cathédrale Saint-Laurent de Pérouse '(t 2 octobre 1264).

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René Girard et saint Augustin

Anthropologie et Théologie

L'œuvre de René Girard est sans doute un des événements intellectuels qui ont marqué non seulement la réflexion philosophique mais l'histoire spirituelle de ces dernières années. Même lorsqu'ils en récusent l'ambition et contestent le caractère exclusif de la méthode employée pour justifier l'intuition, les critiques les plus pénétrants et les plus sévères s'accordent pour reconnaître l'importance de la question posée. En démasquant les modes de présence de la violence dans l'existence humaine et en en relevant le défi, René Girard n'a pas seulement élaboré une doctrine originale, il a posé une interrogation fondamentale qui revient en définitive à une mise en· demeure. Il s'agit d'une invitation à la conversion.

A cet égard, un lecteur quelque peu familier de la spiritualité augustinienne ne peut pas ne pas être frappé par· une certaine similitude, tant dans l'inspi­ration originelle que dans les éléments de sa mise en œuvre, entre la philosophie qui s'exprime dans La violence et le sacré et celle du Docteur d'Hippone. Le propos de ces quelques pages est de comparer ces deux messages et les deux itinéraires dont ils sont l'expression.

Ceci ne veut pas dire que nous allons découvrir entre les deux œuvres les traits d'une dépendance explicite. Certes, il est clair que R. Girard connaît Augustin. Il l'a sans doute lu plus attentivement encore qu'il n'a lu Dos­toievsky, Cervantès, Stendhal, Proust et Camus. On a pu même citer un pas­sage célèbre des Corifessions pour illustrer et appuyer un point important de sa thèse1• Mais ceci ne suffirait pas pour établir une dépendance directe. Même si celle-ci existe, même si, sans toujours la reconnaître ni même en être conscient, R. Girard a subi l'influence d'Augustin, ce n'est pas cette dépendance qui nous intéresse ici. L'auteur ne la revendique pas et ce n'est pas par rapport à elle qu'il se situe.

1. Cf. F. CHIRPAZ, Enjeux de la violence. Essai sur René Girard, Paris, 1980, p. 35.

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Ce que nous voudrions déceler, c'est la similitude de l'intuition originelle, de la question voire du scandale qui l'a suscitée. Plus profondément encore, au-delà de la relative identité de l'expérience spirituelle qui a provoqué, ici et là, la réflexion, nous voudrions comparer les tempéraments philosophiques qui ont traversé et élaboré cette expérience.

Comme J. Schlanger l'a remarquablement montré dans son livre sur La structure métaphysique2, la tâche de l'historien de la philosophie ne consiste pas tant à découvrir le développement génétique des problèmes et des systèmes, ou leur dépendance dans l'histoire de la pensée, qu'à dégager les structures formelles et idéelles qui permettent de les comparer. Ce qui constitue en effet la parenté entre les systèmes philosophiques et permet de les regrouper sous ces ensembles idéels que sont les structures, c'est «qu'ils ont en commun une vision spéculative du monde>> et plus précisément « une même attitude spéculative envers ce qui est3 ».

Il nous a semblé qu'existait entre la pensée de R. Girard et celle de S. Augus­tin une telle similitude de structure, tant au niveau de l'intuition conductrice qu'à celui de ce que J. Schlanger appelle «les morceaux de structure)), c'est-à-dire les instruments de réflexion d'un certain atelier conceptuel «où rien n'est périmé, rien n'est jeté, car tout peut servir à nouveau, même si le nouvel emploi n'est pas tout à fait conforme au premier4 >>.

Ce qui paraît d'emblée commun à R. Girard et à Augustin, c'est l'itinéraire que l'un et l'autre proposent comme unique voie de salut : de l'orgueil à la conversion. Mais on n'est pas moins frappé, d'un côté par la similitude des étapes proposées comme jalons de cet itinéraire, et de l'autre par celle des instruments conceptuels qui servent à les décrire, même si, ici et là, ils ne relèvent pas tout à fait du même contexte.

1. De la nécessaire conversion

Ce qui frappe d'emblée, lorsque l'on compare l'œuvre de R. Girard à celle d'Augustin, c'est, de part et d'autre, le caractère existentiel du point de départ et, d'une manière plus précise encore, l'importance accordée à l'intermédiaire littéraire à travers lequel cette expérience est livrée. A cet égard, on peut dire que l'analyse des grandes œuvres tragiques ou romanesques de la littérature occidentale joue chez R. Girard le rôle que les Confessions ont joué dans la réflexion d'Augustin. De même que celui-ci consigne tout ensemble, dans le récit de son itinéraire, l'expérience de sa conversion et le contenu de la vérité qu'il a découverte, une vérité dont son œuvre entière sera l'exposé et l'orches­tration, de même la construction élaborée dans La violence et le sacré et dans

2. J. SCHLANGER, La structure métaphysique, Paris, P.U.F., 1975. 3. Ibid., p. 31 et 33. 4. Ibid., p. 17.

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Des choses cachées ... se présente comme le développement de l'intuition qui apparaît dans les premières œuvres de R. Girard, en particulier dans son livre Mensonge romantique et vérité romanesque.

A un lecteur trop pressé, le premier livre de R. Girard pourrait apparaître comme un travail, en vérité très original, de littérature comparée. L'auteur y analyse de manière brillante le message et la méthode de quelques-uns des grands romanciers de la littérature européenne. Il s'agit cependant de tout autre chose. Ce que R. Girard recherche chez les grands écrivains qu'il étudie, tant dans les personnages qu'ils ont créés que dans l'itinéraire que jalonnent leurs œuvres, c'est une vérité sur l'homme. La création littéraire est à l'image de l'aventure personnelle de !'écrivain, et l'élaboration qu'il en propose porte la trace de son propre chemin dans la vie. Pour cette raison, R. Girard reconnaît chez les grands romanciers l'exercice d'une pensée véritable. Pour qui sait décrypter leur œuvre, leur analyse de l'expérience humaine mérite d'être prise en considération par le philosophe, autant et plus que celle qui se réclame de méthodes qui se présentent comme scientifiques, qu'il s'agisse de l'exploration des pulsions et des complexes de l'inconscient freudien ou de l'application des structures préexistantes et quasi minérales de l'inconscient culturel mises en œuvre par Lévi-Strauss. Les méthodes qui se présentent comme objectives et scientifiques, avec un exclusivisme que R. Girard récuse, ne sont à ses yeux ni les seules ni les plus adéquates pour explorer les souterrains du désir.

Par leur aventure spirituelle comme par celle des personnages qu'ils ont inventés pour en rendre compte plus ou moins consciemment, Cervantès, Shakespeare, Stendhal, Proust, Dostoievsky surtout, proposent une voie pour se libérer du mensonge romantique à travers la vérité romanesque. Plus préci­sément, la vérité romanesque est, pour R. Girard, une œuvre de dévoilement de ce qu'essaie de dissimuler le mensonge romantique. En quoi consiste celui-ci ? Dans l'oubli, l'inconscience et finalement le refus de reconnaître le fait qu'à l'origine de tout désir il y a une imitation de l'« autre ». «Le tiers est toujours présent à la naissance du désir5 ». Le désir de Don Quichotte est suscité par l'imitation d' Amadis ! L'attitude romantique est celle qui cache et qui se cache à soi-même, par orgueil, cette dépendance à l'égard d'un modèle, celle qui essaie de voiler le rôle de l'autre dans tout désir. Le héros romantique ment à soi-même et aux autres, en affirmant l'autonomie de sa personne et de ses actes, comme s'il ne devait rien à personne, comme si le mouvement de son désir était le fruit d'un dynamisme propre et spontané. En s'acharnant ainsi à voiler le rôle de l'autre, il aboutit à la haine de soi et de ses manques qu'il sait comblés et réalisés par son modèle. Incarnant à ses yeux ce qu'il n'a pas, son modèle devient son ennemi, celui-ci devient un obstacle à l'égard du désir qu'il révèle et

5. MR, 29. Dans les pages qui suivent, pour renvoyer au texte de R. Girard, nous utiliserons comme sigles les initiales de ses œuvres : Mensonge r01:nantique et vérité romanesque, Paris, Grasset, 1961, MR; La violence et le sacré, Paris, Grasset, 1972, VS; Critique dans un sou­terrain, Paris, Grasset, 1976, CS; Des choses cachées depuis la fondation du monde, Paris, Grasset, 1976, CC; Le bouc émissaire, Paris, Grasset, 1981, BE.

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c'est ainsi qu'apparaît la violence, liée au désir même. A l'aide du témoignage existentiel et des analyses proposés par l'œuvre des grands romanciers, R. Girard décèle la présence cachée de cette violence originelle. Il met en évidence le rôle, tantôt plus proche, tantôt plus lointain, du modèle qui devient le médiateur, interne ou externe, du désir. Il montre surtout la rupture que provoque, tant pour les écrivains eux-mêmes que poùr leurs personnages, la découverte du mensonge romantique. Voici comment il en résume l'expérience : « Il peut se produire entre les œuvres d'un même écrivain, une rupture telle qu'elle confère à celles qui la suivent une portée critique à l'égard de celles qui la précèdent. Ce qui s'effondre, c'est bien cette image flatteuse de lui-même que !'écrivain luttait pour susciter et pour perpétuer. L'expérience de la rupture détruit un mythe de souveraineté personnelle, qui se nourrissait de dépendance servile à l'égard d'autrui, doublé d'une injustice flagrante6 ».

La découverte de cette rupture se tient au point de départ de l'œuvre de R. Girard avec l'invitation à la conversion qui rend capable de la comprendre et de l'assumer : de la destruction et de l'effondrement du personnage à la renaissance de la personne. Dans la lumière nouvelle apportée par cette décou­verte, on comprend comment, chez Camus La chute éclaire L'étranger, à quel prix, chez Marcel Proust le temps est retrouvé, comment le Don Quichotte de Cervantès reconnaît que tous les Amadis sont haïssables. Il s'agit pour R. Girard d'un événement unique. La conversion est décisive et non réitérée. On pourrait demander comment elle arrive, s'il est possible de s'y préparer. On reprochera peut-être à R. Girard de n'être pas assez explicite sur ce point. Ce qui lui importe, c'est la différence entre l'avant et l'après. Pour lui, les écrivains qui ont traversé cette épreuve ont écrit après la conversion des œuvres plus authentiques et plus remarquables. Quant aux héros de leurs romans, R. Girard fait observer que l'instant de la découverte a été pour eux celui du seuil de la mort ou, s'ils ont survécu, celui de l'entrée dans une autre forme de mort, à savoir la fin du désir. Aussi la question que pose R. Girard est-elle celle de savoir ce que devient la vie après la conversion : comment en effet pourrait subsister un être dépourvu d'orgueil? Serait-il encore capable de création, l'homme qui ne serait plus hanté par ce que R. Girard appelle « le désir méta­physique» ? Par quelle lumière pourra-t-il éclairer son voyage au bout de la nuit? Y a-t-il une autre solution que le simple consentement à la prudence et à la modestie, économie du désir, selon la description qu'en a donnée Stendhal : «L'égotisme prend conscience de ses limites et renonce à les dépasser, c'est par modestie et par prudence qu'il dit «je ». Il n'est pas rejeté vers le rien car il a renoncé à convoiter le tout7 ». En suivant le développement de l'œuvre de R. Girard, nous verrons comment il répond à ces questions. Au point où nous en sommes de notre enquête, il était important de les formuler car nous allons voir qu'Augustin y répond.

6. CS, p. 110. 7. MR, p. 82.

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Les Confessions jouent dans l'œuvre d'Augustin un rôle analogue à celui que joue l'analyse du mensonge romantique dans celle de R. Girard, à ceci près - mais qui est décisif - que c'est un converti qui les écrit et qu'il est donc tout ensemble !'écrivain et le critique, le héros et l'analyste, discernant dans le roman de sa propre vie la nécessaire rupture avec l'orgueil et l'égoïsme qui caractérisaient le passé. Reprenant les termes de R. Girard, nous pouvons dire qu'en vérité Augustin décrit comment «l'expérience de la rupture détruit un mythe de souveraineté personnelle qui se nourrissait de dépendance servile à l'égard d'autrui8 ». Laissons de côté, pour le moment, la façon dont cette servilité et cette référence à autrui sont perçues et exprimées par Augustin, et concentrons notre attention sur l'événement même de la conversion.

Le premier trait qu'il importe de souligner, c'est qu'à la différence de R. Girard qui n'analyse la conversion qu'en termes « d'avant et d'après », sans rien dire de l'événement même, Augustin rend compte de cet événement en le considérant de l'intérieur. Il s'agit en vérité d'une confession au double sens d'aveu et de louange9• Comme il l'a lui-même écrit au comte Darius:« Exami­nez et voyez, par mon récit, quel j'ai été véritablement ; et si vous trouvez en moi quelque chose qui vous plaise, louez-en avec moi celui que j'ai voulu faire louer par le témoignage de ses bontés sur moi : ce n'est pas moi-même que j'ai voulu louer, car c'est lui qui nous a faits, et nous ne nous sommes pas faits nous-mêmes : nous nous étions égarés, mais celui qui nous avait créés nous a recréés10 ». Le souvenir du passé dont il a été libéré par miséricorde est donc l'occasion d'une action de grâce: «Je veux maintenant rappeler le souvenir de mes turpitudes passées et des corruptions charnelles de mon âme, non que je les aime, grand Dieu, mais au contraire pour vous aimer plus encore. C'est par amour de votre amour que je reviens sur ce passé, parcourant mes égarements dans l'amertume de mon souvenir, afin de trouver plus de douceur en vous, Seigneur, dont les délices n'ont rien de trompeur, et n'offrent que bonheur et sécurité, en vous qui m'avez ramené de la dissipation où je me dispersais, et où, loin de votre souveraine unité, je me perdais dans la multitude des vaines affec­tions 11 >>. Puisque c'est à Dieu même que revient l'initiative du salut, c'est au Seigneur qui l'a sauvé qu'Augustin demande la grâce de rendre compte, à partir de l'état nouveau où il vit dans le présent, de la miséricorde dont il a été l'objet : «Permets-moi, je t'en supplie, et donne-moi de parcourir dans mon souvenir présent le trajet sinueux de mes erreurs passées12 >> ; « Puissé-je ne pas fléchir dans la confession de vos miséricordes qui m'ont arraché aux voies déplorables où j'étais13 >>.

8. CS, p. 110. 9. Sur les divers sens du mot confessions, aveu, affirmation de foi, louange et action de

grâces, voir l'introduction du P. Solignac à la traduction des Confessions dans le volume 13 de la Bibliothèque Augustinienne (BA), p. 9-12.

10. Epist. 231, 6; cité par le P. Solignac dans les testimonia, BA 13, p. 269. 11. Conf. II, 1, 1 ; BA 13, p. 333. 12. Conf. IV, l, 1 ; BA 13, p. 409. 13. Conf I, 15, 24; BA 13, p. 315-16.

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En second lieu, si la conversion apparaît comme le seuil entre « un avant et un après )), elle ne s'est pas accomplie en un seul instant décisif. Les Confes­sions sont justement le compte-rendu, ou l'essai de rendre compte, des hésita­tions, des résistances, des combats qui l'ont précédée : « J'étais suspendu entre faire et ne pas faire ; je ne retombais pas dans le passé, mais je restais sur le seuil, et je me donnais le loisir de respirer. Je faisais un nouvel effort et je m'éloignais un peu plus. Un pas de plus, je touchais au but et je le tenais, mais je n'y étais pas encore, je ne le touchais pas, je ne le tenais pas ; j'hésitais à mourir à la mort, à vivre de la vie, et le mal invétéré était plus fort que le mieux inaccoutumé. Cette seconde de temps qui devait faire de moi un autre être, m'inspirait une profonde terreur à mesure qu'elle approchait davantage. Cette terreur ne me repoussait pas en arrière, elle ne me détournait pas, mais elle me tenait en suspens14 )), On voit combien l'analyse que propose Augustin est à la fois plus existentielle et plus réaliste que celle, plus théorique et plus abstraite, qu'en a proposée R. Girard. L'évêque d'Hippone a découvert par expérience que la conversion est l'effet de la grâce mais qu'elle est en même temps l'objet d'un combat dont l'ultime enjeu est de s'ouvrir ou de se fermer au don de Dieu.

Ayant souligné ces différences importantes, on voit mieux en quoi les Confessions d'Augustin illustrent et confirment la réflexion plus phénoméno­logique de R. Girard. On trouve en effet dans cet impitoyable retour sur le passé que sont les Confessions la même hantise que celle qui inspirait R. Girard pour dévoiler et dénoncer le mensonge romantique, la sombre hantise de la prison dans laquelle l'homme peut s'enfermer et s'enchaîner, celle du désir mimétique, celle de cette « seconde nature )) qu'est la « misera necessitas peccandi » : «L'ennemi tenait mon vouloir, il en avait fait une chaîne et me serrait étroitement. Oui de la volonté perverse naît la passion, de l'esclavage de la passion naît l'habitude et de la non-résistance à l'habitude naît la nécessité ... et ces sortes de maillons reliés entre eux me retenaient dans une dure servi­tude15 )). Expérience de la jalousie, de la souffrance du manque, de la haine impuissante, déception aussi d'un perfectionnisme obsédé par ses propres Amadis, Augustin décrit sans complaisance ces contradictions infernales dans lesquelles l'amour précipite celui qui met en lui son orgueil : «Je n'aimais pas encore mais j'aimais à aimer et par une indigence plus profonde, je me haïssais d'être moins indigent. Je cherchais sur quoi porter mon amour, dans mon amour de l'amour, et je haïssais la sécurité et les chemins sans souricières. Car il y avait une faim en moi ... Mais plus j'étais à jeun plus j'étais écœuré ... Je souillais donc le courant de l'amitié par les ordures de la concupiscence, et j'en ternissais la candeur par les buées infernales du désir ... J'en vins à me ruer dans l'amour où je désirais me prendre. Car je fus aimé et je parvins aussi en secret à la jouissance qui enchaîne, et je m'enlaçais avec joie dans les nœuds de misères pour être meurtri des verges de fer brûlantes de la jalousie, des soupçons et des

14. Conf. VIII, 11, 25; BA 14, p. 59-61. 15. Conf VIII, 5, IO; BA 14, p. 29.

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craintes, des colères et des querelles16 ». Bien que la présence du tiers, de l'« autre», objet tout ensemble du désir et de la haine parce que perçu comme un modèle à imiter, soit ici moins évidente que chez R. Girard, on reconnaît toute la panoplie des tortures de l'amour impossible, métamorphose toujours miroitante, toujours répétée, du désirable se muant en obstacle, du mensonge obstiné qui s'efforce de survivre à la découverte de lui-même dans le moment où l'homme est en train de l'acquérir.

Sur ce fond de similitude, il reste cependant à souligner une autre différence. Augustin a écrit les Confessions aux alentours de 397-400, alors que, depuis quelques années déjà, il exerçait la charge d'évêque d'Hippone. Or, loin de briser avec les ambiguïtés du jeune homme qu'il a été, non seulement il les regarde dans une lumière nouvelle mais c'est en pasteur d'âmes qu'il en fait le bilan sur le mode d'une confidence fraternelle, pour en partager l'expérience avec son troupeau. C'est ici qu'apparaît la différence avec R. Girard. Nous avons vu que pour celui-ci l'issue de la conversion ne peut être que la mort, comme pour Don Quichotte, ou le consentement à la modestie, à la manière de Stendhal, ou la recherche du temps perdu dans un retour vers le passé ou le souterrain, comme l'ont fait Proust ou Dostoievsky. Dans la vie d'Augustin, ces mémoires que sont les Confessions ont une tout autre signification. La conversion ne l'a pas arraché au monde des hommes ou à la communauté de destin avec ses frères. Certes, il écrit ces pages brûlantes avec une lucidité et une pénétration où l'on retrouve, comme s'ils étaient encore à vif, le tumulte de la jalousie et la souffrance du mensonge. Mais c'est en pasteur qu'il partage l'expérience de ce passé révolu. Comme il l'explique dans les Rétractations : « Les treize livres de mes Confessions louent le Dieu juste et bon de mes biens et de mes maux, et s'efforcent de tourner à lui l'esprit et les inclinations de.s hommes17 ». Bien plus, se retournant lui-même vers les pages où il a consigné son itinéraire, il avoue : «Quant à moi, elles m'émeuvent encore lorsque je les lis maintenant comme lorsque je les ai écrites 18 ». C'est qu'en effet, loin d'être une mort au passé ou une évasion hors du temps, la conversion l'a introduit dans une sorte de générosité à l'égard de ce qui était « avant ». Elle lui a apporté une force d'âme nouvelle, celle de celui qui, ayant perdu toute illusion flatteuse sur soi-même, délivré du mensonge romantique, non seulement n'est pas ter­rassé par sa découverte mais devient capable de renouer avec l'homme qu'il était, pour le bénéfice de ses frères. A la différence de R. Girard, la conversion n'est pas, pour Augustin, un saut dans l' Apocalypse mais une transfiguration du saeculum, cette histoire humaine et divine où le combat continue, de conversion en conversion, selon tous les entremêlements de la nature et de la grâce.

16. Conf III, 1, 1 ; BA 13, p. 363-365. 17. Retract. II, 6; BA 12, p. 461. 18. Ibid.

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2. Mimésis et Imitatio

Il est des cas, dans l'histoire des doctrines, où la similitude du vocabulaire amène à saisir des différences de structure et à percevoir à travers elles le paradoxe de l'identité et de la diversité des intuitions originelles. A cet égard, il est extrêmement intéressant de comparer le rôle respectif de la mimèsis et de l'imitatio chez R. Girard et chez Augustin.

Nous venons de considérer chez l'un et chez l'autre ce qu'on pourrait appeler la primitivité de la conversion. Quel est donc l'élément de la conduite humaine dont la fonction motrice est prerriière et qu'il s'agit de convertir ? La réponse à cette question contient l'intuition à la fois originelle et originale de la doctrine anthropologique de R. Girard. Originelle, parce qu'elle est vraiment la source de tous les développements ultérieurs. Originale, parce qu'elle conjoint, en leur donnant un sens nouveau dans leur conjonction même, deux notions philoso­phiques traditionnelles, également présentes chez Augustin : l'imitation et le désir. «Au départ, il faut poser le principe d'un désir mimétique, d'une mimèsis désirante située en-deçà de toute représentation et de tout choix d'objet. On peut se contenter de voir, dans ce principe, un postulat justifiable par sa puis­sance explicative ... Ce que le désir ' imite ', ce qu'il emprunte à un ' modèle ' en-deçà des gestes ... c'est le désir lui-même ... ce désir du désir de l'autre ... Affirmer la nature mimétique du désir, c'est lui refuser tout objet privilégié ... La mimèsis désirante précède le surgissement de son objet et elle survit à la dispa­rition de tout objet19 >>. R. Girard y revient tout au long de son œuvre, ainsi, dans La violence et le sacré: «Nous affirmons que le désir mimétique n'est enraciné ni dans le sujet ni dans l'objet mais dans un tiers qui désire lui-même et dont le sujet imite le désir20 >>. Bien plus, comme nous le verrons plus loin, l'importance du rôle attribué au << désir mimétjque >> vient du fait qu'il ne s'agit pas seulement du comportement individuel mais de la constitution de l'espace social. La thèse fondamentale de R. Girard est que l'analyse du désir ne peut se suffire de la seule considération du rapport entre sujet désirant et objet désiré. Il faut y introduire, comme composante primordiale, le rapport à l' Autre, à un tiers dont le propre désir suscite l'imitation.

Il est clair que, dans un tel contexte, celle-ci reçoit une signification nouvelle. Il nous faut revoir et corriger le sens que lui donnaient Platon et Aristote. Celui-ci la définit dans la Poétique comme l'élément qui est à la source de la création artistique. Il s'agit d'une aptitude intellectuelle propre à l'homme, qui le rend capable de recréer l'univers dans lequel il s'inscrit. Chez R. Girard, l'imitation est intimement liée au désir. Bien plus, le sens qu'il donne à ce désir et l'analyse qu'il en propose sont également révolutionnaires par rapport à la signification classique, également héritée de Platon et d'Aristote, qui a servi de fondement à la psychologie et à la morale occidentales, et dont Freud lui-même

19. es, p. 166, 171. 20. vs, p. 236.

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a gardé la structure linéaire. Pour Platon21 , le désir est le mouvement qui naît d'un manque, d'un vide que le sujet cherche à combler. Avec plus de rigueur encore, Aristote le définit comme une tendance du sujet vers son bien, vers le Bien : il s'achève dans l'épanouissement, la perfection, la fruition, le bonheur, au point que la définition même du Bien, dès les premières lignes de !'Éthique à Nicomaque, n'est autre que le constat de la réciprocité essentielle qui existe entre l'appétit et le bien qui en est l'objet : le Bien est ce que toutes choses désirent 22• Or, dans la critique systématique que R. Girard entreprend de la psychologie freudienne, il récuse fermement cette description linéaire du désir23 •

Pour lui, la structure fondamentale du désir ne comporte pas deux termes mais trois. En disant que le désir est rapport entre un sujet désirant et un objet désiré, on ne rend pas compte de ce qui est en lui l'élément le plus caractéris­tique et le plus profond, à savoir la présence d'un tiers dont l'attitude désirante elle-même éveille l'intérêt du sujet. Ainsi la trajectoire du désir n'est-elle pas linéaire mais triangulaire : ce qui suscite l'attrait du sujet pour l'objet, c'est l'imitation d'un« autre» en acte de désirer24 • En-deçà de toute représentation et de tout choix d'objet, il faut donc déceler la présence du modèle. C'est ce dernier qui révèle le désirable puisque lui-même le désire déjà. Bref, à la naissance de tout désir, un tiers est toujours présent.

On comprend dès lors l'importance du rôle que joue la mimèsis. Le sujet qui paraît vouloir un objet ou qui prétend le désirer, agit plus par imitation que par attrait ou besoin direct. En réalité, il est avant tout préoccupé de mimer son modèle. Le centre du désir n'est à proprement parler ni dans le sujet seul ni dans l'objet seul, mais dans l'interférence, permanente et contradictoire entre deux désirs. Ce qui, aux yeux de R. Girard, apparaît décisif, c'est ce qui se passe entre deux sujets.

On a pu dire que l'insistance sur cette rivalité entre deux sujets faisait passer l'analyse du désir de l'ordre de l'avoir, manque ou possession, à celui de l'être25 •

21. Comme le souligne R. Girard, Platon place l'activité de la mimèsis au centre de sa réflexion (CC, p. 23). Mais il ne mentionne pas le fait que cette activité reçoit déjà chez Platon un double sens : « bon » et « pernicieux >>. Il ne mentionne pas non plus la structure triangulaire sujet-maître-objet, nécessaire selon Platon pour la réussite de l'éducation dans la perspective de l'Eros philosophique. C'est ainsi que Diotime, aprés avoir décrit le paysage humain par la généalogie d'Eros, se présente à Socrate comme «guide». Consciente de sa vertu maïeutique, sachant le désordre qui affecterait le destin d'un être « mal dirigé », Diotime y mettra « tout son cœur »:«Voilà Socrate, dans l'ordre amoureux, les vérités auxquelles tu peux être initié. Il en est d'autres, les parfaites et contemplatives, auxquelles s'ordonnent celles-là, si l'on prend la bonne voie ; je ne sais si tu serais capable de les accueillir. Je parlerai pourtant, et j'y mettrai tout mon cœur; essaie donc de me suivre, si tu le peux» (Symp. 210 C).

22. Ethic. Nic. A, 1, 1094 a 3. 23. vs, p. 235-238; 245-247 ; cc, p. 307, 327, 375. 24. MR, p. 25 : « Le prestige du médiateur se communique à l'objet désiré et confère à ce

dernier une valeur illusoire. Le désir triangulaire est le désir qui transforme son objet ». MR, 59 : «L'objet n'est qu'un moyen d'atteindre le médiateur, c'est l'être de ce médiateur que vise le désir».

25. F. CHIRPAZ, op. cit., p. 50 : « L'enjeu, en effet, n'est pas de se procurer cet objet désigné, il n'est pas de l'ordre de l'avoir, mais bien de l'être, et, cet être, le désir ne peut le rencontrer que dans cette imitation de son modéle ».

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Certes, mais à condition de ne pas donner au mot être une signification onto­logique qu'il n'a pas chez R. Girard. Nous préférerions parler, pour notre part, du statut existentiel du sujet au sens où l'entend l'analyse phénoménologique. Il s'agit certes, en tout désir, de combler un manque. Mais quel manque? R. Girard répond : celui de la ressemblance avec le modèle. C'est ici qu'il décèle la source de l'orgueil et de la violence qui en découle. L'orgueil et la suffisance que le mensonge romantique essaie de dissimuler. La violence qui naît de la concurrence avec le modèle dont le sujet découvre à la fois le prestige et la rivalité. L'« autre)), le tiers qu'on imite, apparaît en effet comme le médiateur du désir. Ne pouvant désirer que selon le désir de cet autre, le sujet rapporte à cet autre ce qu'il fait et ce qu'il est. Aussi, le sens que R. Girard donne à l'imitation comporte+il une dimension quelque peu effrayante, car celle-ci est pour lui un pouvoir caché au cœur de l'homme, qui le condamne à devenir soit le meurtrier de son prochain, soit l'aliéné qui s'enferme dans ses propres mensonges. Impératif, double, contradictoire, l'« autre», mon modèle, dit : « Désire comme moi ». En même temps, idole, faisant obstacle à mon désir parce qu'incarnant ce que je ne suis pas, il dit : « Ne m'imite pas26 ». Ainsi, le sujet désirant ne peut plus se déprendre de ce modèle toujours présent à son désir d'une présence à la fois fascinante et détestée.

Si le destin du désir est tel, si le processus de la mimèsis est voué à un accomplissement aussi destructeur, d'où peut venir à l'homme la possibilité de la conversion ? Ce n'est pas sans raison qu'on a reproché à R. Girard le para­doxe de la conversion du mensonge romantique à la vérité romanesque. Comment concevoir, en effet, le passage du monde de la transcendance déviée auquel l'homme semble inexorablement condamné par son désir, au monde de la transcendance verticale où une forme d'être nouvelle lui permettrait de renoncer à sa nature violente d'être désirant ? Ce qui manque à la description proposée par R. Girard pour sortir du paradoxe qu'elle implique, c'est la référence à une donnée plus profonde que la simple succession de l'avant et de l'après la conversion, à savoir une catégorie capable d'englober la verticalité et la déviation comme deux directions possibles à l'homme. Or, il est frappant qu'Augustin restitue d'emblée un fondement ontologique à ce qui semble n'être chez R. Girard qu'une description phénoménologique ou existentielle. L'imita­tion et le désir s'inscrivent en effet pour lui dans un ordre, celui de la création, où la créature est à l'image et à la ressemblance de son auteur et où le désir fonde l'être même de ce qui existe. Le désir humain est pour Augustin la moda­lité proprement rationnelle du mouvement qui court à travers toute la création (tendere esse) et dont la source est dans la vis effectoria27 de la plénitude divine. Quant au désirable, il n'existe que dans la dépendance à l'égard du bien suprême (a summo bono), les biens créés recevant de lui leur degré de bonté. Dans une telle vue des choses, la conversion apparaît comme possible parce que la création est bonne et parce que la créature est sauvegardée par le Créateur.

26. vs, p. 206-207; cc, p. 315-316. 27. De immortalitate animae, 8, 14 ; BA 5, p. 194.

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Nous voudrions montrer brièvement que les analyses et catégories proposées par R. Girard sont déjà présentes chez Augustin mais qu'elles sont immédia­tement assumées dans une autre lumière. 1° L'imitation s'inscrit dans une théo­logie de l'image et de la ressemblance. 2° Il est possible de discerner dans la psychologie augustinienne une structure ternaire du désir dans laquelle l'« autre)) qui suscite l'imitation est ultimement soit Dieu ou son Verbe, soit le Diable qui cherche à l'imiter. 3° Par sa jalousie et son orgueil, ce dernier, le Diable, est par surcroît l'exemple le plus suggestif de l'orgueil impliqué par le désir mimétique, au point que le péché apparaît à Augustin comme une imita­tion de ce faux imitateur.

3. Structure ternaire du désir

C'est à la lumière du dogme de la création qu'Augustin élabore sa doctrine de l'imitation. Il est facile de reconnaître dans son système la rencontre de deux héritages, d'une part celui du platonisme qui conçoit l'univers selon une hiérar­chie où chaque degré reflète, par participation, le degré supérieur, et d'autre part l'héritage de sa foi qui lui parvient par !'Écriture où les termes d'image et de similitude sont appliqués à l'homme et, d'une manière particulière, .au Christ. L'occasion de cette réflexion est évidemment le verset de la Genèse« Et dixit Deus : Faciamus hominem ad imaginem et similitudinem nostram28 )).

Augustin y est revenu dans chacun de ses commentaires de la Genèse, mais il en a parachevé et précisé la théologie au livre XIV du De Trinitate. C'est à l'intérieur de cette doctrine de l'imago Dei qu'il rend compte de l'imitatio. Ainsi, à l'opposé de la démarche de R. Girard, l'ordre ontologique précède et fonde, èhez Augustin, l'analyse psychologique et morale. En reprenant les termes mêmes de La violence et le sacré, on pourrait dire que pour lui l'exposé de la transcendance verticale est antérieur à celui de la transcendance déviée. Bien plus, seule la compréhension de la première permet de rendre compte de la seconde.

Pour mieux saisir la différence entre l'approche d'Augustin et celle de R. Girard, rappelons brièvement les grandes lignes de cette doctrine29• Première certitude, l'homme est à l'image de Dieu par sa capacité de Le connaître, ceci est pour Augustin d'une telle évidence que la vraie connaissance de l'âme par elle-même est liée à la connaissance de Dieu : « Dieu qui as fait l'homme à ton image et à ta ressemblance, ainsi que le reconnaît quiconque se connaît soi-

28. Genèse 1, 26. Commentant ce texte, Augustin explique qu'il s'agit de la conformation de l'homme au Christ, qui est, lui, imago et similitudo Dei, cf. De Gen. ad litt. impelf., 16, 55; PL 34, 241.

29. On trouvera un exposé minutieux et nuancé des divers textes où Augustin traite de l'imago Dei dans les précieuses notes complémentaires des volumes de la Bibliothèque augusti­nienne, en particulier à propos du livre III de la Genèse au sens littéral, P. AGAilSSE, L'âme image de Dieu, BA 48, p. 628-633 et, du même auteur, à propos du livre XIV du De Trinitate, BA 16, p. 630-32.

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même30 ». Ce qu'Augustin affirme ainsi dans les Soliloques comme le fruit d'une expérience intérieure, il l'expose de façon systématique au livre XIV du De Trinitate où le mot capax revient avec insistance : « Car ce qui fait que (l'âme) est image, c'est qu'elle est capacité de Dieu, qu'elle peut participer à Dieu. Un si grand bien n'est possible que parce qu'elle est image de Dieu31 ». En second lieu, en vertu de cette capacité, l'imitatio Dei n'est autre chose que la réalisation progressive de l'imago, l'accomplissement de ce dynamisme originel inhérent à l'âme. « Toute créature intellectuelle, ange ou homme, est créée à l'image du Verbe, mais précisément parce qu'elle est créée et non engendrée, semblable et non ressemblance, elle n'est pas d'emblée ce qu'elle doit devenir, elle est formable avant d'être formée32 ». Augustin explique cette tension interne et le devenir qu'elle entraîne en distinguant, dans la création même de l'image, deux moments ontologiques, l'informitas de la materia spiritalis et laformatio. La capacitas inscrite dans la materia spiritalis reçoit sa forme et réalise progressivement sa perfection dans la conversion vers Dieu par laquelle l'esprit créé «imite la forme du Verbe toujours et immuablement cohérente au Père33 ». Retenons au passage que l'imitation de Dieu passe par l'imitation d'une ressem­blance première et originelle, celle du Verbe à l'égard du Père. Augustin l'ex­prime d'une manière extrêmement dense : «Cette première lumière (de la création) était créée telle qu'en elle se produisit la connaissance consistant pour elle à être tournée, à partir de son informité, vers Dieu qui la formait et ainsi à être créée et formée34 ». Cette formatio progressive est à la fois l'effet d'un don et la mise en œuvre du dynamisme que ce don implique. Reprenant ici les termes proposés par C. Couturier et P. Agaësse, nous dirons que l'image est présente en l'homme dès sa création à titre de formation inchoative : « La créature, posée en sa nature propre, dès son origine temporelle, n'est pas encore pleinement définie, sinon comme capacité déterminée d'une perfection à conquérir; formée, mais inchoativement, elle est appelée à s'élever à une ressemblance plus parfaite à son modèle en surmontant sa dissemblance et par là à plus être35 ». Bref, la formation inchoative, l'état initial de l'image, c'est ce que Dieu crée en nous sans nous, la formation progressive, voie vers l'image parfaite, c'est ce que Dieu fait en nous avec nous. Laissons de côté, pour le

30. Soliloques, I, l, 4. Cf. ibid., I, 2, 7 : «Connaître Dieu et l'âme, voilà tout ce que je désire», et encore, ibid. II, 1, l : «Que je te connaisse, que je me connaisse»; BA 5, p. 37, 87.

31. De Trin. XIV, 8, 11 : « Eo quippe ipso imago eius est, quo eius capax est, eiusque particeps esse potest ; quod tam magnum bonum, nisi per hoc quod imago eius est, non potest » ; BA 16, p. 374.

32. P. AGAÎlSSE, !oc. cit., BA 48, p. 529. 33. De Gen. ad litt., I, 4, 9 ; BA 48, p. 92. 34. Ibid., III, 20, 31 : « Ipsa primo creabatur lux, in qua fieret cognitio Verbi Dei, per quod

creabatur, atque ipsa cognitio, illi esset ab informitate sua converti ad formantem Deum, et creari, atque formari » ; BA 48, p. 262.

35. Cf. C. COUTURIER, Structure métaphysique de l'être créé d'après saint Augustin, dans Recherches de Philosophie, I, p. 83.

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moment, l'échec possible ou la déviation de ce dynamisme, ce qui survient lorsque, par le péché, l'âme devient dejormis, ce que nous voulons souligner c'est que, pour Augustin, l'agir de l'homme consiste dans une imitatio et que cel'le-ci est un progrès dans l'accomplissement de l'imago. Puisque cette imitatio Dei est aussi imitatio Verbi, le Verbe étant l'image parfaite du Père, on peut ajouter à cette description un troisième élément qui apparaît à l'occasion de réflexions plus morales ou plus pastorales. Il arrive en effet qu'Augustin propose à l'imitatio Dei un modèle encore plus proche, lorsqu'il rend compte de l'incarnation comme d'une initiative de l'humilité de Dieu. Dans le mystère du Verbe fait chair, Dieu a« revêtu ou assumé un homme36 »afin de« montrer aux yeux muables des hommes une créature muable revêtue d'une immuable majesté37 ». Le chemin proposé par l'imitatio Verbi devient ainsi celui de I'imitatio Christi.

On voit dès lors combien est grande, sous l'identité d'une même notion, la distance qui sépare l'imitation augustinienne de celle que R. Girard place au principe de sa synthèse. Il s'agit, certes, ici et là, d'une explication de l'action humaine par la référence à un modèle, mais alors que R. Girard décrit le déter­minisme infernal d'une imitation horizontale décidément perverse, Augustin inscrit d'emblée son explication dans une vision verticale de participation et de conversion. Dieu y est tout ensemble la Source et le modèle. Le péché n'est pas dans l'imitation mais dans la déformation de l'image par l'orgueil et l'avarice de l'accaparement. A cet égard, on peut dire que c'est le Diable même qui est, chez Augustin, l'exemple même de ce que R. Girard décrit comme le désir mimétique. Nous allons voir, en effet, qu'il est le modèle de la fausse imitation.

Avant de considérer pour elle-même cette perversa imitatio Dei38, il ne sera

pas sans intérêt de compléter notre comparaison entre R. Girard et Augustin en vérifiant de plus près s'il y a chez ce dernier une structure ternaire du désir analogue à celle qui fait le fond du désir mimétique. Notre propos n'est certes pas de retrouver coûte que coûte chez Augustin ce que l'on trouve chez R. Girard, mais puisque, de part et d'autre, imitation il y a et que l'imitation suppose un modèle, la question mérite d'être posée.

Pour ce qui. concerne la structure du désir en tant que modalité du mouve­ment qui traverse toute la création, c'est-à-dire de l'appetitus commun à tout ce qui existe, il semble, à première vue, qu'Augustin ne se réfère explicitement qu'aux deux termes d'une trajectoire linéaire : objet désirable, sujet désirant. Ainsi l'affirme-t-il clairement, en répondant à la question 35 De diversis quaes­tionibus LXXXIII:« Aimer, ce n'est pas autre chose que désirer un objet pour

36. De agone christiano, 10, 11 : « Non quia aeternitas illa mutata est, sed quia mutabilem creaturam hominum oculis ostendit, quam incommutabili maiestate suscepit » ; BA 1, p. 394.

37. Sur le sens de la formule «Dieu a revêtu un homme» chez saint Augustin, voir la note complémentaire au De agone christiano, BA 1, p. 524. Sur l'imitatio Christi, cf. De divers. quaest. LXXXIII, q. 71, 3-4; BA 10, p. 310-314.

38. De Gen. ad litt., VIII, 14, 31 ; BA 49, p. 54.

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lui-même39 ». Est-ce bien tout cependant ? Ce n'est pas ici le lieu d'entrer dans le débat qui a partagé les interprètes d'Augustin au sujet du rapport, à l'inté­rieur du désir entre l'amour de Dieu, l'amour de soi et le désir de la béatitude40•

L'interprétation la plus courante et la plus simple est sans doute celle qui consiste à dire que le sujet, capax desiderii, fait face au désirable et que ce rapport sujet-objet suffit à spécifier le désir. Pourtant, dans le texte même où il énonce cette loi, Augustin fait remarquer qu'il arrive qu'on aime simplement à aimer. En des termes où R. Girard pourrait retrouver des éléments de sa propre analyse, Augustin pose la question : «Faut-il aimer l'amour lui-même ... Faut-il désirer l'amour pour lui-même alors que l'absence de l'objet aimé est une évidente misère ? ». Et la réponse qu'il propose un peu plus loin, dans le même ouvrage, à la question 40, invite à poursuivre la réflexion. Il se demande en effet : « Cum animarum natura una sit, unde hominum diversae voluntates41 ? ». Il répond : « ex diversis visis diversus appetitus anii:narum est ». Quelle signi­fication donner à cette affirmation ? Est-ce le seul objet désirable ou ne seraient-ce pas les conditions subjectives de son appréhension qui caractérisent le désir en sa spécificité ou en son individualité ? En disant que la diversité du vouloir provient seulement des objets qui lui sont proposés on présuppose qu'il n'y a, chez Augustin, aucun critère de spécification qui soit rigoureusement propre à l'action humaine. C'est oublier ou méconnaître plusieurs éléments décisifs de l'anthropologie augustinienne. En premier lieu, l'intuition qui anime les Confessions, qui commande la réflexion de la Cité de Dieu et qu'on trouve explicitement dans les écrits de la période 386-400, à savoir la distinction entre l'amour selon Dieu et l'amour selon l'homme ou selon le Diable. En second lieu, la position fondamentale d'un ordre dans lequel chaque degré doit respec­ter sa place et reconnaître sa dépendance. Enfin, la perception originale selon laquelle sont liées, chez Augustin, création, participation, imitation et conversion. Il ne suffit pas, en effet, de savoir ce qui est désiré pour spécifier le désir car ce désir doit être situé par rapport au sujet désirant. En d'autres termes, le désir ne peut être identifié ou individualisé tant qu'on n'a pas abordé la question du << comment ? ». L'être ou le néant du désir, sa bonté ou sa malice, se disent par rapport aux coordonnées d'un ordre qui en fixent la direction : vers le haut ou vers le bas, plus précisément, vers Dieu, par une imitation qui se réa­lise dans la conversion, vers le moi, par superbia ou cupiditas.

39. De div. quaest. LXXXIII, 35 ; BA 10, p. 101. « Nihil enim aliud est amare quam propter se ipsam rem aliquam appetere '"

40. Voir la bibliographie de cette question dans R. HoLTE, Béatitude et sagesse, Saint Augustin et le problème de la fin de l'homme dans la philosophie ancienne, Paris, 1962, p. 389 sq., à noter en particulier : H. ARENDT, Die liebesbegrifJ bei Augustinus, Berlin-Leipzig, 1929 ; ANDERS NYGREN, Eros et Agapè. La notion chrétienne de l'amour et ses transformations, II, !. 2., trad. franç. Paris, 1952; G. HULTGREN, Le commandement d'amour chez Augustin. Interprétation philosophique et théologique d'après les écrits de la période 386-400, Paris, 1939. Tous les trois posent à la racine du vouloir humain un appétit simple et indifférencié. Pour l'avis contraire, cf. R. HoLTE, Béatitude et sagesse, dont nous utilisons les analyses plus nuancées, p. 222, n. 2.

41. De div. quaest. LXXXIII, 40 ; BA l 0, p. 114.

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ï..,e rappel de quelques textes, choisis parmi bien d'autres semblables, suffira à justifier notre propos.

Tout d'abord, ce n'est pas en tant que charnels mais en tant que désor­donnés, c'est-à-dire à titre d'occasions d'orgueil, d'avarice ou d'anarchie, que les objets du désir rendent le vouloir mauvais. A cet égard, Augustin fait remar­quer non sans humour que ce serait une erreur de considérer a priori comme perverse toute réalité charnelle «comme si les seuls péchés qu'on puisse commettre étaient ceux qui mettent en action les organes génitaux42 ». Bien plus : « Comment la chair serait-elle mauvaise, quand les âmes elles-mêmes sont invitées à imiter la paix de ses membres, comment serait-elle la créature de l'ennemi, quand les âmes elles-mêmes, qui régissent le corps, pour n'avoir pas entre elles d'inimitiés qui les divisent, prennent exemple sur les membres du corps, de sorte qu'elles aiment à posséder elles aussi par la grâce ce que Dieu a confié au corps par nature43 ». Ce serait donc une erreur d'attribuer à Augustin un dualisme aussi simpliste, même s'il faut reconnaître que certaines rémanen­ces de l' Augustin manichéen pourraient parfois prêter à une telle interprétation. En tous cas, ce n'est pas à l'aide de la seule opposition entre les objets charnels et les objets spirituels que l'on peut mesurer, selon lui, la moralité des actions humaines.

Quand Augustin parle d11ns ce contexte de chair et d'esprit, il s'agit beau­coup moins de la consistance des objets pris en eux-mêmes que de la lumière selon laquelle le sujet désirant les considère et les approche. C'est ainsi qu'il peut écrire dans le De continentia : « N'accuse pas ta condition d'être charnel quand tu entends dire : ' si vous vivez selon la chair vous mourrez '. On aurait pu dire aussi bien et en toute vérité : ' si vous vivez selon vous-mêmes vous mourrez '44 ». Dans la même perspective et dans la même lumière, appliquant à !'agir humain la célèbre opposition entre les deux cités, Augustin pourra dire, précisément dans la Cité de Dieu : « Nous avons distribué le genre humain en deux genres. Le premier composé de ceux qui vivent selon l'homme, le deuxième composé de ceux qui vivent selon Dieu45 •

Selon Dieu, selon l'homme. Telles sont pour Augustin les deux manières de se situer en face des choses. Il s'agit bien de deux attitudes fondamentales, de deux façons opposées de réaliser l'image dans l'imitation d'un modèle. A cet égard, on peut dire que, chez Augustin comme chez R. Girard, le désir suppose un troisième terme. A condition toutefois de souligner immédiatement que chez Augustin c'est Dieu qui est le modèle. Ceci introduit entre les deux auteurs une différence décisive. La structure ternaire du désir dans laquelle le « selon >> ou le «comment>> a plus d'importance que l'objet, reçoit chez l'évêque d'Hippone une signification plus complexe et plus profonde que chez R. Girard car dans la

42. De Gen. ad litt. X, 13, 23 ; BA 49, p. 183. 43. De continentia 10, 24; BA 3, p. 81. 44. Ibid., IV, 10 ; BA 3, 44. 45. De Civ. Dei, XV, I, 1 ; BA 36, p. 35.

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vision augustinienne Dieu est à la fois la source, l'objet et le modèle du désir de l'homme. La présentation de la structure du désir s'inscrit en effet dans un ordre ontologique à la lumière d'une intuition métaphysique et religieuse où la création, la participation, la conversion et la connaissance sont étroitement liées.

C'est à la lumière de cette intuition originelle qu'il faut comprendre les textes où Augustin présente l'agir humain en termes de mouvement orienté vers le haut ou vers le bas. « Ainsi, certaines choses changent en mieux et par là tendent à être. On ne dit pas qu'elle se pervertissent par ce changement, mais revenant à soi elles se convertissent. En effet, la perversion s'oppose à l'ordre. Tendre à l'être, c'est tendre à l'ordre ; et atteindre l'ordre c'est atteindre l'être même ... D'un mot, tout ce qui se corrompt tend au néant46 ». En d'autres termes, tout mouvement des affectus est changement vers le meilleur ou vers le pire, il est ou bien ascendant, tensio, conversio, reversio, dans la direction de Dieu, 'ou bien descendant, perversio, corruptio. Ceci ne veut pas dire que la valeur morale de l'action se mesure par la seule dépendance à l'égard de l'objet désiré. Bonté ou malice se disent par rapport au point où le sujet désirant se trouve dans la hiérarchie des êtres, sur le chemin qui mène à Dieu ou en éloigne, selon l'ordre de la création. Il ne s'agit donc pas seulement de l'objet mais du « comment ». La question n'est pas de savoir si le désir est spirituel ou charnel mais s'il est dilectio ou cupiditas. «Plus donc l'esprit s'éloigne de Dieu (non par la distance mais par l'affection et la cupidité) pour aller à des choses inférieures à Dieu, plus il s'emplit de sottise et de misère47 >>. Dieu et le soi ne sont pas deux objets désirables parmi d'autres mais ils manifestent deux moda­lités possibles du désir, vertical ou dévié, voie vers la lumière ou errance, vraie imitation régénératrice ou fausse imitation destructrice.

C'est qu'en effet, dans l'acte même par lequel Dieu crée l'homme, il appelle celui-ci à se tourner et à retourner vers sa source. La création implique une invitation à la conversion. A ce titre, conversion, connaissance et imitation sont, dans la vision d'Augustin, constitutives de la nature même de l'âme et de son dynamisme spirituel. Le Verbe, éternelle Sagesse« ne cesse de parler à cette créature dont il est le principe, afin qu'elle se tourne vers Celui dont elle procède, parce qu'elle ne· peut autrement devenir parfaite et formée48 >>. C'est par l'imitatio Dei, une imitation qui implique une connaissance au point que « la ressemblance ne sera parfaite que quand la vision sera parfaite49 », que

46. De moribus manichaeorum II, 6, 8 ; BA 1, p. 266 : « Mu~antur ergo quaedam in meloria, et propterea tendunt esse : nec dicuntur ista mutatione perverti, sed reverti atque converti. Perversio enim contraria est ordinationi. Haec vero quae tendunt esse, ad ordinationem tendunt. .. Quidquid igitur corrumpitur eo tendit ut non sit ».

47. De moribus ecclesiae catholicae l, 12, 21; BA 1, p. 170: « Quando ergo magis longe descendit a Deo non loco, sed affectione atque cupiditate ad inferiora quam est ipse, tanto magis stultitia miseriaque completur. Dilectione igitur redit in Deum».

48. De Gen. ad litt., I, 5, IO ; BA 48, p. 94. 49. De Trin., XIV, 17, 23 ; BA 16, p. 410.

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l'homme réalise cette vocation. La créature doit ratifier la conversion constitu­tive de son être par un acte de liberté en vertu duquel elle adhère à Dieu et demeure tournée vers lui. Cette structure selon laquelle Dieu est à la fois l'objet et le modèle de !'agir permet de comprendre l'échec à la fois métaphysique et existentiel qu'est le péché. Bien plus, pour les pécheurs que nous sommes, c'est la déformation en laquelle consiste le péché qui manifeste, comme par le néga­tif, la foi profonde de l'imitation à laquelle l'homme est invité. En cessant d'être tourné vers Dieu, l'homme perd quelque chose de sa forme, c'est-à-dire qu'il n'a plus de Dieu qu'une connaissance obscurcie et corrélativement ne se connaît plus lui-même puisqu'il ne se sait plus image de Dieu. C'est pourquoi, après la chute, l'homme doit être « renouvelé dans la connaissance de Dieu, selon l'image de celui qui l'a créé50 ». Ainsi, quel que soit l'état de l'homme, avant ou après le péché, la connaissance et la conversion sont les conditions d'une imita­tion dont Dieu est et demeure le modèle : « De même qu'après la chute du péché, l'homme est renouvelé dans la connaissance de Dieu à l'image de celui qui l'a créé, de même c'est dans cette connaissance qu'il fut créé avant qu'il ne tombe dans le vieillissement du péché d'où le tire cette même connaissance qui le renouvelle51 ».

On comprend dès lors que s'il est possible de retrouver dans la théorie augus­tinienne de l'imitation comme dans l'analyse du désir mimétique chez R. Girard, une structure à trois termes : sujet, objet, modèle, le rapport entre ces derniers est, ici et là, radicalement différent. Chez R. Girard, l'objet n'est qu'une occasion ou un moyen d'atteindre le modèle médiateur. C'est l'être de ce dernier que vise le désir. Chez Augustin, le médiateur, quel qu'il soit, n'est qu'un moyen de révéler le véritable objet. C'est la nature même de celui-ci qui est révélée par le modèle, Dieu étant, ultimement, à la fois l'un et l'autre, puisqu'il a créé l'homme à son image et l'a invité à sa ressemblance.

4. La transcendance déviée et le péché

Il est un point particulier où, parties de perspectives différentes, l'analyse d'Augustin et celle de R. Girard se rejoignent et en un certain sens se recou­vrent : l'examen de ce que R. Girard appelle la transcendance déviée et de ce qui, chez Augustin, n'est autre que le péché. Cette convergence est d'autant plus frappante que l'un et l'autre évoquent le rôle de Satan dans cet inévitable échec ou dans cette perversion du désir.

Pour R. Girard, ce que le sujet désirant porte en lui, et ce que révèle son désir, n'est que le mélange d'une faiblesse extrême, manque ou pauvreté, et d'une séduction par l'image d'un autre qui lui apparaît comme comblé de tout

50. De Gen. ad litt., III, 20, 32 ; BA 48, p. 262. 51. Ibid. Sur la création et le devenir de l'image, tels qu'Augustin en rend compte dans son

ouvrage De Gen. ad litt., voir les explications et le commentaire de P. Agaësse dans le volume 48 de la Bibliothèque augustinienne, p. 628-633.

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ce dont il se sait ou se sent dépourvu. Que la médiation du modèle soit externe ou interne, l'élément négatif, à savoir le germe de la jalousie et de la haine est présent à la racine du désir. C'est cette relation entre le sujet désirant le modèle qu'il imite et l'objet qu'ils désirent ensemble qui les sépare de tous les autres sujets. R. Girard concentre évidemment son attention sur le processus plus caractéristique, et pour lui plus tragique, de la médiation interne. Dans ce cas, en effet, la distance entre l'imitateur et le modèle est en quelque sorte abolie, le sujet désirant étant pour ainsi dire envahi par la présence et l'attirance de son modèle. La fascination que celui-ci exerce est telle qu'elle tend à supprimer les frontières de la différence. R. Girard analyse longuement ce fait qui lui paraît décisif et il en dégage un principe d'explication universel : « Là où la différence fait défaut, c'est la violence qui menace52 ». Le sujet désirant rapporte en effet à cet autre qu'il imite, ce qu'il est, ce qu'il fait, ce qu'il voudrait être ou faire. R. Girard montre par des exemples romanesques, en particulier ceux qu'il prend chez Dostoievsky, le cycle infernal dans lequel se voit dès lors entraîné le sujet de la mimèsis désirante : le modèle est certes une idole, mais il devient en même temps un rival. Il apparaît comme un double, à la fois séduisant et irri­tant, fascinant et terrorisant, il est tout ensemble objet d'amour et objet de haine. Idole, le modèle représente au sujet désirant tout ce qu'il voudrait être mais qu'il est incapable de réaliser, lui révélant à la fois un idéal et un manque, un accomplissement que sa faiblesse et sa limite rendent impossible. Ainsi, dans le moment même où l'idole suscite l'attrait, de modèle elle devient obsta­cle, parce qu'elle confirme le sujet dans la conscience de son impuissance. Bref, par le jeu de la médiation du modèle et de l'idolâtrie plus ou moins avouée qu'elle connote, la mimèsis désirante est introduite dans une douloureuse contradiction. Ce désir que R. Girard caractérise comme un désir métaphy­sique, se manifeste dans la déchirure, fondamentale et inévitable, qu'il qualifie, reprenant l'expression de Hegel, de conscience malheureuse : « Le héros de la médiation interne est une conscience malheureuse qui revit la lutte primordiale en dehors de toute menace physique et qui joue sa liberté dans le moindre de ses désirs53 ». Si le modèle médiateur lui apparaît comme une idole tout ensemble fascinante et inaccessible, c'est qu'il lui révèle à la fois ce qu'il voudrait être et ce qu'il n'est pas. Non seulement le sujet désirant découvre sa faiblesse et son impuissance mais il se trouve entraîné dans une quête encore plus urgente et plus angoissée. La conscience de sa limite en face d'un modèle qui lui apparaît comme puissant et sûr de soi, creuse d'autant plus en lui le besoin d'une sécurité que seul l'autre paraît pouvoir lui apporter. Sa détresse, sa solitude, son incertitude au sujet de soi-même entraînent son désir vers l'autre qu'il dote de tous les attributs dont il sent en lui-même le manque. « Dans l'expérience qui est à l'origine de la médiation, le sujet découvre sa vie et son esprit comme faiblesse extrême. C'est cette faiblesse qu'il veut fuir dans la divinité illusoire de !'Autre. Le sujet a honte de sa vie et de son esprit.

52. vs, p. 87. 53. MR, p. 116.

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Désespéré de ne pas être dieu, il cherche le sacré dans tout ce qui menace cette vie, dans tout ce qui contrecarre cet esprit54 ». Le désir métaphysique devient donc quête d'une transcendance, le médiateur n'apparaît plus seulement comme un modèle à imiter mais comme une idole à adorer. Ceci ne veut aucunement dire que la mimèsis désirante en arrive nécessairement à se porter, objecti­vement et lucidement, vers Dieu comme terme suprême du désir. Ce que R. Girard entend souligner, c'est bien plutôt le fait que cet apparaître del' Autre est le résultat d'une divinisation du modèle, la figure et l'extrapolation de ce que le sujet aspire à être sans pouvoir y parvenir. Cependant, ce besoin de trans­cendance ne se dirige pas nécessairement, ni la plupart du temps, vers le divin garanti par la raison ou par la foi, mais vers un « sacré » plus indéfini, vers des «dieux de rechange» : «C'est pour échapper au sentiment du particulier que les hommes désirent selon !'Autre; ils choisissent des dieux de rechange car ils ne peuvent renoncer à l'infini55 ». Faute de se fixer sur Dieu même, dont la démar­che de R. Girard n'inclut en aucune manière l'existence, le désir de la mimèsis cherche le divin en ce monde, chez les autres, parmi les hommes. Il est fasciné par une puissance qu'il perçoit comme divine : « La négation de Dieu ne sup­prime pas la transcendance, mais elle fait dévier celle-ci de l'au-delà vers l'en-deçà56 ». Ce que R. Girard appelle la transcendance déviée consiste en ce retournement vers un modèle qui n'est pas Dieu, d'un désir que le sens religieux authentique, celui de la foi, par exemple, applique essentiellement au divin. R. Girard y voit la manifestation du besoin, inscrit dans le désir mimétique, de faire des autres hommes des dieux. Au terme du processus de divinisation du modèle, l'Autre est doté de la souveraine autonomie, de la maîtrise, de la puissance, des attributs couramment affirmés de Dieu.

Si l'on compare l'analyse du désir métaphysique et de la transcendance déviée telle que la propose R. Girard avec la doctrine augustinienne du péché, on ne peut pas ne pas être frappé par une certaine similitude entre les deux démarches. Certes, ce que la comparaison révèle d'emblée et ce qu'en un sens elle vient même confirmer, c'est la différence que nous avons soulignée avec insistance et sur laquelle nous sommes revenus à plusieurs reprises : nous remarquons, une fois de plus, que R. Girard analyse au niveau phénoménolo­gique et dans la perspective horizontale de la mimèsis désirante ce qu'Augustin expose dès le principe dans la vision globale d'un ordre ontologique où Dieu est à la fois la source, l'objet et le modèle de l'imitation. Par ailleurs, il ne faut pas se méprendre sur le fait que, dans le cas présent, la comparaison n'est pas absolument symétrique puisque l'analyse de R. Girard s'applique à toute action humaine tandis que la doctrine du péché ne concerne précisément que l'échec et la faillite d'une action qui était originellement appelée à la réussite. Il est d'autant plus intéressant de constater que, s'agissant chez R. Girard du désir métaphysique et chez Augustin de la faute, on retrouve chez l'un et chez l'autre

54. MR, p. 281. 55. MR, p. 70. 56. MR, p. 65.

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le même enchaînement de l'insatisfaction, de l'égoïsme, de l'envie et de l'orgueil, le même cycle infernal qui entraîne au désespoir et à la mort, la même présence exemplaire et maléfique de Satan. Ainsi, bien que son analyse ne prétende en aucune manière être une démarche théologique, R. Girard écrit sans ambages : « Satan, c'est le nom du processus mimétique dans son ensem­ble » ou encore : « Satan ne fait qu'un avec les mécanismes circulaires de la violence57 ». Nous allons voir, en effet, que s'il est un cas où la théorie de la mimèsis et du désir métaphysique peut s'appliquer immédiatement, c'est l'explication augustinienne du péché. Bien plus, les analyses du désir mimétique permettent d'illustrer et de comprendre le rôle qu'Augustin assigne au Diable comme le témoin par excellence de l'orgueil et de la fausse imitation de Dieu. Le péché ne consiste en définitive que dans une perversa imitatio58•

Il est un événement de la vie d'Augustin dont la consistance a pu paraître à certains décidément mineure et la réminiscence exagérée59, mais qui pourtant, mieux que toute considération théorique permet de comprendre sa perception du péché. Il s'agit du fameux épisode du vol des poires tel qu'il est raconté au n• livre des Confessions. Si Augustin y est revenu avec une telle insistance et s'il l'a analysé avec une telle pénétration, c'est qu'il y découvrait de manière exemplaire la structure fondamentale de tout péché. L'insignifiance même du délit fait encore mieux comprendre le mouvement de la volonté perverse. Augustin entend en effet dévoiler le motif secret de ce larcin : « Je voulais jouir non pas de l'objet que je recherchais par le vol, mais du vol lui-même et du péché60 ... L'essentiel était pour nous le plaisir attet.J.du d'un acte défendu 61

... Je les ai cueillis uniquement pour voler. De fait, à peine cueillis, je les ai jetés ; je ne m'y étais régalé que de la malice qu'avec délices je savourais62 ... Fut-il possible de prendre plaisir à ce qui n'était pas permis, pour la seule raison que ce n'était pas permis63 ? ». Ce qu'Augustin entend montrer, c'est qu'à la racine du péché, ce n'est pas l'objet convoité qui attire l'homme mais l'affirmation de son propre moi. C'est ici que se situe ce que R. Girard appellerait la mimèsis désirante. L'homme perçoit un manque. dans le moment même où il voit un autre comblé par la possession de ce que lui-même désire, aussi cherche-t-il à l'imiter. Mais il s'agit pour Augustin de bien autre chose que de la jalousie horizontale à l'égard d'un modèle terrestre. C'est Dieu même, dans sa liberté et sa puissance, que l'homme cherche à imiter. Dans le premier péché du premier

57. cc, p. 184-186. 58. De Gen. ad litt. VIII, 14, 31 ; BA 49, 54. 59. «Drôle d'idée pour un homme mûr que de faire toute une histoire pour avoir chapardé

des poires quand il était petit». Oliver Wendel Holmes à Harold Laski (5 janvier 1921) cf. Holmes-Laski Letters, 1953, p. 300, cité par P. BROWN, La vie de Saint Augustin, Paris, 1971, p. 203, 106.

60. Conf, II, 4, 9; BA 13, p. 346. 61. Ibid. 62. Ibid., II, 6, 12; BA 13, p. 350. 63. Ibid., II, 6, 14; BA 13, p. 354.

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homme et depuis lors en tout péché, il y a une sorte de rupture ou de torsion de l'image que l'homme est appelé à réaliser. L'homme retourne sur lui-même le mouvement de conversion qui le rapportait à Dieu. A cet égard, l'analyse proposée par R. Girard ne trouvera jamais d'application plus juste que l'expli­cation du péché d'orgueil et de l'orgueil impliqué en tout péché. La conscience que l'homme a de sa faiblesse et de ses manques lui est insupportable. Il s'efforce de combler ce vide. L'orgueil naît de cette conviction que l'homme a de son propre néant, découverte encore plus effrayante lorsqu'elle vient de la confrontation ou de la comparaison avec Celui qui est doté de cette toute puis­sance qui lui manque. L'imitation devient alors l'expression d'une rivalité, d'une révolte ou d'un refus de dépendance. Augustin a perçu la présence de ces ressorts cachés dans le vol accompli pour le seul plaisir d'enfreindre la loi. «J'ai voulu, dans ma prison, imiter une liberté à la manque, en faisant impu­nément ce qui était interdit, par une ténébreuse parodie de toute puissance64 ». Cette sorte de convoitise de l'absolu ne s'explique que par la perversion de ce qui constitue, comme nous l'avons vu, la vocation la plus profonde de l'homme, l'appel à devenir semblable à Dieu. C'est pourquoi Augustin caractérise le péché d'orgueil comme une perversa imitatio Dei. Telle a été, en substance, la faute du Diable, jaloux de Dieu, refusant la dépendance et la limite de sa condition de créature : « Hoc diabolus fecit : imitari Deum voluit, sed perverse ; non esse sub illius potestate, sed habere contra illum potestatem65 ». Dans le De Genesi ad litteram, Augustin a montré le déterminisme pernicieux de cette superbia et de cette voluntas mata. Le Diable apparaît en vérité comme l'exemplaire et la cause de tout péché. Son orgueil et sa mauvaise volonté se développent dans la jalousie par laquelle il cherche à faire tomber les autres créatures spirituelles. Du péché de l'ange déchu, comme initiateur de l'orgueil et de l'amour égoïste, jusqu'au péché des hommes se développe par contagion une sorte de tumeur maligne66• En face de la cité des justes se constitue une cité des impies. Sans entrer ici dans la délicate interprétation de la formule «corpus diaboli » utilisée parfois par Augustin dans le sillage de quelques prédéces­seurs, retenons simplement les expressions qui signifient cette prolifération in­fernale : les pécheurs sontfilii diaboli61

, vasa diaboli68, ils appartiennent à la ci­

vitas diaboli69• Quant au diable, il est malorum caput70,pater impiorum71 • Mo-

64. Ibid. 65. Enarr. in Ps. LXX, 7 ; PL 36, 896. 66. Tumesceret, l'image employée par Augustin est celle d'une tumeur qui se développe par

contagion et se décompose (les deux sens du mot tabes dans contabesceret, De Gen. ad litt. XI, 13, 17). Cf. A. SOLIGNAC, La condition de l'homme pécheur d'après Saint Augustin, dans Nouv. Rev. Theo!., 88 (1956) p. 381-385. ·

67. ln Ps. 44, 12; PL 36, 501. ln ep. ad Parth., IV, 10; PL 35, 2011 ; C. duas epist. Pel. III, 3, 4 ; PL 44, 589.

68. In Ps. 141, 14; PL 37, 1841; Sermon 352, 3; PL 39, 1551. 69. De civ. Dei XXI, I; BA 37, p. 368. 70. In Ps. 139, 7; PL 37, 1807. 71. Sermon 352, 3; PL 39, 1551.

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dèle de l'imitation déviée, c'est-à-dire d'une autonomie mensongère se cachant sa dépendance, le Diable est devenu le maître et le propriétaire de l'homme qui reproduit sa démarche mimétique. Mais dans l'économie chrétienne telle qu' Au­gustin la décrit, les ravages de l'orgueil et du péché ne s'arrêtent pas à ce que peut en saisir la seule observation phsychologique. Étant une « déviation », une « alienatio a vita Dei72 »,l'orgueil entraîne la mort comme sa conséquence logi­que. L'assujettissement au modèle diabolique aboutit à cet .ultime effet. D'ail­leurs, n'est-il pas écrit qu'au démon appartient l'« empire de la mort73 »? C'est pourquoi Augustin désigne souvent Satan comme le « praepositus mortis74 »ou encore comme « médiator mortis, persuasor peccati, praecipitator in mortem 75 >>. Cette dernière série d'attributs résume adéquatement le processus de l'imitation du faux imitateur et son déterminisme vers la mort. Celle-ci, qui est pour Augus­tin la conséquence de l'assujettissement de l'homme au Diable est la juste sanc­tion du pécheur qui s'est mis lui-même sous la loi de l'imitation à l'envers.

Nous constatons donc, une fois de plus, qu'Augustin va immédiatement plus loin que R. Girard dans la description· du mal mais nous pressentons en même temps que sa vue du monde et de l'homme demeure néanmoins ouverte à l'espé­rance et au salut. Le caractère ontologique de son analyse permet de compren­dre à quel niveau se situe pour lui ce que R. Girard appelle l'« auto-destruc­tion ». Chez ce dernier, les «mécanismes circulaires» du processus mimétique, auxquels, nous l'avons vu, Satan est présent76, explosent dans une violence qui cherche une issue dans le sacrifice et ultimement dans la médiation du bouc émissaire. Chez Augustin, l'ordre posé par Dieu demeure le cadre dans lequel se déroule l'action de l'homme, même lorsque celle-ci se retourne sur elle-même et contre son modèle dans l'orgueil et le péché. D'une part, en effet, c'est encore la transcendance et la priorité du modèle que révèle l'imitation, même si elle est déviée : << Ils t'imitent, mais de travers, tous ceux qui s'éloignent de toi et se dressent contre toi. Pourtant, même en t'imitant ainsi, ils te désignent comme le créateur de tout être, marquant par là qu'il n'y a point de lieu où l'on puisse se retirer, pour être de toute façon loin de toi7 7 ». Bien, plus, dans la vision globale d'Augustin, loin de séparer l'homme de Dieu, Satan n'est que l'exécuteur des œuvres de la justice divine78 • En lui accordant ce pouvoir, Dieu affirme encore l'ordre qu'il a voulu et jusqu'à la loi qui est celle de la juste imitation : la réali­sation de l'image.

72. Enchir. 113 ; BA 9, p. 31 O. 73. Heb. 2, 14. 74. De lib. arb., III, 10, 29 ; BA 6, p. 440. 75. De Trin., IV, 12, 15 ; BA 15, p. 376. 76. Cf. CC, p. 184-186. 77. Conf, II, 6, 14; BA 13, p. 354. 78. Cf. J. RIVIÈRE, Le Dogme de la Rédemption chez S. Augustin, Paris, 1930, chap. I.

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5. Les médiations du désir

Sous la similitude des expériences et des expressions, la comparaison que nous venons de faire entre la synthèse de S. Augustin et celle de R. Girard nous a amenés à saisir des différences essentielles et décisives. Dans la perspective même du présent travail, mais à un registre moins profond, il n'est pas sans intérêt de nous arrêter pour mettre en évidence ce que nous avons appelé avec J. Schlanger, des «morceaux de structure». Il est frappant, en effet, qu'on retrouve chez Augustin, au niveau de l'analyse psychologique, des comptes­rendus d'expériences qui lui servent à justifier son intuition mais dont il n'a pas fait des éléments fondamentaux de sa synthèse, alors qu'elles sont, chez R. Girard, au point de départ de la réflexion qui aboutit au système. Cette comparaison est d'autant plus intéressante qu'elle concerne la manière concrète dont s'effectue la mimèsis ou l'imitatio dont nous venons de parler, à savoir ce que R. Girard appelle les médiations du désir dont il se trouve qu'Augustin propose des exemples assez suggestifs.

Si, comme le pense R. Girard, ce que le sujet désirant porte en lui, et ce que révèle son désir, n'est que le mélange d'une faiblesse extrême, manque ou pauvreté, et d'une séduction par l'image d'un autre qui lui apparaît comme comblé de tout ce dont il se sait dépourvu, le rôle du médiateur est décisif et l'on comprend que l'exercice du désir dépendra de la distance qui sépare le modèle de celui qui l'imite. Le jeu de l'imitation sera plus ou moins heureux, plus ou moins dangereux, selon que le médiateur sera distant ou proche. R. Girard a défini précisément ces deux situations : « Nous parlerons de média­tion externe lorsque la distance est suffisante pour que les deux sphères dé possibles dont le médiateur et le sujet occupent chacun le centre ne soient pas en contact. Nous parlerons de médiation interne lorsque cette distance est assez réduite pour que les deux sphères pénètrent plus ou moins profondément l'une dans l'autre79 ». Dans le premier cas, la distance entre l'imitateur et le modèle est assez grande pour que les deux univers en présence demeurent extérieurs l'un à l'autre. Dans le second cas, les deux interfèrent ou en viennent à se confondre dans le désir du sujet au point que la distance entre soi et l'autre, donc leur différence, est abolie par l'imitation même.

Il serait intéressant de relire les Confessions à la lumière de la distinction proposée par R. Girard. On y retrouverait aisément de nombreux exemples dt< médiation interne ou externe. Que fut en effet l'itinéraire d'Augustin à la recherche de la vérité et du bonheur, sinon une quête et une errance non seulement de doctrine en doctrine mais surtout de maître en maître et plus précisément encore de modèle en modèle. Ceci apparaît avec évidence aussi bien dans le récit qu'il fait de ses amitiés que dans le bilan de ses rencontres avec les écoles où il croit pouvoir trouver la sagesse. A cet égard, on peut considérer comme un exemple de « médiation externe » sa rencontre avec Fauste de Milève, aussi bien dans l'attente qui l'a précédée que dans la décep-

79. MR, p. 22-23.

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tion qui l'a suivie80• Une analyse attentive de chacune des étapes de sa recherche inquiète montrerait que la quête de vérité était accompagnée, chez Augustin, du besoin d'imiter un modèle, même si celui-ci, tel Cicéron ou Plotin, n'était plus qu'une figure qu'on atteignait par la mémoire ou par la légende. L'exemple le plus clair de ce besoin d'imitation est certainement la rencontre avec Ambroise et la fascination que celui-ci a exercée sur le jeune rhéteur non seulement par la sécurité de sa doctrine mais aussi et surtout par le rayonnement de sa personne. Relisons ce qu'en dit Augustin : « A cette époque, je me sentais prêt à recevoir les leçons d'un maître si je pouvais en rencontrer un81 >>. Il trouve dans l'évêque de Milan qui avait quelque quatorze ans de plus que lui, le modèle tout ensemble aimable et admirable qu'il cherchait : « Je me pris à l'aimer pour la bienveillance qu'il témoignait à mon égard >>. Et lorsqu'il a réussi à se frayer un chemin vers lui, il le décrit, exprimant envers lui une admiration éprouvée dans la distance : « Je le voyais lisant en silence et jamais autrement. Comment oser déranger un homme si recueilli ? Après être resté longtemps sans rien dire je me suis retiré82 >>. Dans cette confidence, Augustin nous dépeint un sujet auquel l'occasion est offerte de se déclarer vassal de son modèle. L'élan vers l'objet qui est en son fond un élan vers le médiateur n'est pas brisé comme dans la médiation interne et le modèle n'apparaît pas comme un rival. Dans la médiation externe, en effet, comme le souligne R. Girard : « le médiateur, très éloigné, répand une lumière diffuse sur une surface très vaste ... Amadis ne désigne rien de façon très précise mais il désigne un peu tout83 >>. Dans l'exemple que nous venons de lire chez Augustin, le modèle demeure à distance, il est reconnu dans cette distance et il y est maintenu par celui qui l'a imité. Le sujet enveloppe son modèle d'un regard plein d'admiration, il pro­clame bien haut le rôle· de l'autre dans son désir et il se félicite d'en être le disciple. A cet égard, la structure triangulaire du désir mimétique, telle qu'elle est mise en œuvre dans la médiation externe est celle qui règle ou devrait régler toute éducation dans la liberté.

Il en va tout autrement dans la « médiation interne ». Nous avons rappelé plus haut le rôle fondamental que R. Girard lui attribue dans l'éveil et le déve­loppement de la mimèsis désirante84• De ses premières œuvres il montre où et comment apparaît la violence au cœur du désir par le fait de la présence obsé­dante du modèle. On retrouve quelque chose de ce cycle infernal dans certaines confidences qu'Augustin a livrées au sujet de son expérience de l'amitié. Ainsi déclare+il, au livre IV des Confessions, racontant l'histoire amère de ses rapports avec son ami manichéen : « Son âme suivait les mêmes cheminements

80. Conf V, 3, 3 ; BA 13, p. 466; Ibid. V, 6, 11 ; BA, 13, p. 480. 81. De util. cred. VIII, 20 ; BA 8, p. 253. 82. Conf VI, 3, 3 ; BA 13, p. 522. 83. MR, p. 102. 84. MR, p. 36 : « C'est la transfiguration de l'objet désiré qui définit l'unité de la médiation ex­

terne et de la médiation interne. L'imagination du héros est la mère de l'illusion mais il faut en­core un père à cet enfant et ce père est le médiateur ».

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que la mienne et mon âme ne pouvait se passer de lui » mais il avoue en même temps que «nous dépendions trop étroitement l'un de l'autre85 ». Il est facile de déceler dans le récit de cette amitié douloureuse et difficile qui se termine par la maladie et la mort de l'ami, le drame d'une tendance réciproque à la captation et à l'imitation inquiète de l'autre.

Mais l'exemple le plus suggestif est sans doute celui où Augustin décrit le spectacle de la jalousie qu'il a pu observer entre deux nourrissons. Quand on sait l'importance qu'il accorde aux tendances-qui se manifestent dès l'enfance, à commencer par la sienne propre, on comprend qu'il donne à cette référence une signification particulière : « C'est la faiblesse même des membres enfantins qui est innocente, non pas l'âme des enfants. J'ai vu moi-même et observé de près la jalousie chez un tout-petit. Il ne parlait pas encore et, pâle d'envie, il fixait d'un regard amer son frère de lait86 ». Dans l'amertume que suscite la jalousie chez ce bébé, Augustin a perçu ce que R. Girard appelle la mimèsis. Il est clair que chez ce nourrisson le désir naît de la présence d'un autre désir et qu'il se consti­tue comme désir d'imiter le désir de l'autre. La jalousie, l'amertume, la haine impuissante, ne sont pas liées au fait de savoir s'il y a assez de lait pour les deux. Ce qu'Augustin entend souligner, c'est le fait que la faim qui tourmente ce bébé est telle qu'aucun repas, quelque abondant et succulent qu'il puisse être, ne pourra jamais la rassasier. Ce n'est plus l'objet que vise son désir, car l'objet est passé au second plan. Ce qui compte, c'est l'imitation du modèle. Comme l'exprime R. Girard par mode de principe et de règle : «L'objet n'est qu'un moyen d'atteindre le médiateur. C'est l'être de ce médiateur que vise le désir8 7 ».

Nous avons vu que telle n'était pas la ligne de pensée d'Augustin pour qui l'imitation se réalise dans une autre direction et à un autre registre. Cependant, la présence dans son œuvre de « morceaux de structure » analogues à ceux qu'on trouve chez R. Girard permet de souligner la différence des deux visions d'ensemble. Ce qui est chez R. Girard point de départ d'une synthèse plus descriptive qu'ontologique n'apparaît chez Augustin que comme une référence psychologique pour illustrer l'égoïsme inhérent au péché d'orgueil, d'avarice ou d'envie, blessure et injure à l'imitation de l'image divine.

Il est un texte des Confessions dans lequel Augustin résume mieux que nous ne saurions le faire l'essentiel de la démarche que nous venons d'entreprendre. Il y condamne l'illusion et la prétention des fausses médiations dont Satan est l'initiateur et le modèle, et il y affirme, en revanche, le seul modèle possible à l'authentique imitation : le médiateur qu'a envoyé le Seigneur lui-même : «Qui trouver pour me réconcilier avec toi? Devais-je faire la cour aux anges ? Avec quelle prière ? Quels rites sacrés ? Bien des gens qui s'efforçaient de revenir vers toi, et ne le pouvaient par eux-mêmes ... sont tombés dans l'attrait des visions étranges et ont mérité d'être en proie aux illusions. C'est que, emportés

85. Coef. IV, 4, 7-8 ; BA 13, p. 421. 86. Ibid., I, 7, 11 ; BA 13, p. 292. 87. MR, p. 59.

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par l'orgueil de la science, ils te cherchaient en s'enflant la poitrine plutôt qu'en se la frappant. Ils ont attiré vers eux, par la ressemblance de leur cœur, ces complices et ces alliées de leur superbe que sont les puissances de l'air, et ils sont devenus les dupes de leurs pouvoirs magiques, alors qu'ils cherchaient le médiateur qui les purifierait, et il n'était pas là : c'était, en effet, le diable se transfigurant en ange de lumière. Et ce fut un vif attrait pour leur âme orgueil­leuse, qu'il n'eût point lui-même un corps de chair. Ils étaient, eux, des mortels et des pécheurs ; mais toi, Seigneur, avec qui ils cherchaient orgueilleusement à se réconcilier, tu es immortel et sans péché. Or, un médiateur entre Dieu et les hommes devait avoir quelque chose de semblable à Dieu, quelque chose de semblable aux hommes : en tout semblable aux hommes, il eût été trop loin de Dieu ; en tout semblable à Dieu, il eût été trop loin des hommes, et ainsi il n'eût pas été médiateur. C'est pourquoi ce faux médiateur, par qui, selon tes secrets jugements, l'orgueil est dupé comme il le mérite, a une chose en commun avec les hommes, le péché ; et il veut paraître en avoir une autre en commun avec Dieu ; alors, comme il n'est pas revêtu de la mortalité de la chair, il fait parade d'immortalité. Mais, parce que le salaire du péché c'est la mort, il a de commun avec les hommes ce qui le fait condamner avec eux à la mort88 ».

Le schéma triangulaire, dont nous avons analysé et comparé les termes, Bubit dès lors une transformation radicale. A la différence de tout modèle, en-effet, le Christ, Homme-Dieu, est en possession d'une plénitude. Il est l'imago Dei; sa similitude divine est un état accompli, et c'est pourquoi il est humble. Étranger à l'orgueil et à la rivalité, son rapport avec les autres n'est pas de domination mais de don. Comme il s'est donné pour « que les hommes aient la vie », son œuvre consiste à permettre un être-ensemble d'où est exclue toute violence. Face à lui, l'homme se découvre vivant, recouvrant en lui son image, il retrouve sa dignité et son indépendance. Face à ce modèle, l'homme apprend l'égalité et la générosité au sein d'un monde commun à tous. Augustin exprime clairement ce renversement des termes : « Voilà la vraie paix et pour vous un lien solide avec votre créateur : une fois purifiés et réconciliés par le Médiateur de la vie, de même que, souillés et déparés d'avec lui par le médiateur de la mort, nous nous en étions éloignés. Comme le diable orgueilleux a conduit à la mort l'homme enorgueilli, ainsi l'humble Christ a ramené à la vie l'homme obéis­sant ; car de même que l'un est tombé du haut de ses prétentions et a fait tomber son complice, l'autre s'est relevé du fond de son humilité et a relevé son fidèle89 ... ».

Voici donc renversé le triangle mimétique. Du côté du modèle d'abord, où il s'agit d'une identité entre l'être et le paraître : le Christ n'apparaît comme divin que parce qu'il l'est, et c'est cette identité-là qu'il désigne comme désirable à celui qui l'imite. Il est un homme, pleinement homme, né d'une femme, mortel, mais étranger aux combats de la chair égoïste et de l'orgueil. C'est la raison

88. Conf X, 42, 67; BA 14, p. 260-2. 89. De Civ. Dei, XXI, 15; BA 37, p. 443-445.

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pour laquelle il est repoussé par les impudiques et par les orgueilleux : « Il déplait aux impudiques parce qu'il est né d'une femme (car les impudiques ont horreur que les femmes conçoivent et enfantent) ; il déplaît aux orgueilleux parce qu'il a souffert les outrages avec beaucoup de patience ; il déplaît aux lâches parce qu'il est mort. Et pour ne pas paraître défendre leurs propres vices, ils ne disent pas que ces choses leur déplaisent dans l'homme, mais dans le fils de Dieu90 )). Et l'objet du désir est lui aussi transformé. Ce que le Christ, homme véritable vient proposer aux hommes qu'il sauve, c'est une union d'égalité dans l'altérité. Fondateur de la Cité de Dieu il désigne aux hommes la Patrie où s'accomplira leur nature et où leur vie sera possible dans la paix : « Que le genre humain élève son espérance et reconnaisse sa nature, qu'il voie quelle grande place il tient dans les œuvres de Dieu. Ne vous méprisez pas vous-mêmes, hommes91 >>. Si cette imitation rompt avec la réciprocité - loi de l'univers violent des doubles et des rivaux - c'est parce que le Christ ne pro­pose comme désirable que cette égalité foncière entre l'homme et son prochain, celle de la nature créée à l'image de Dieu qu'il a lui-même assumée en pléni­tude. Il dit à l'homme : sois fils de Dieu comme moi, accepte d'être ce que tu es. En tant que modèle parfait, il indique où se trouve l'objet du désir, il renvoie son imitateur vers soi-même, en lui désignant son propre être comme digne d'amour:« Ne vous méprisez pas vous-mêmes, hommes>). Ainsi seul le Christ, Verbe incarné, modèle et objet du désir, réalise la vérité, c'est-à-dire l'adéqua­tion parfaite entre être et paraître, homme à l'image de Dieu.

6. Le bouc émissaire et le salut de la cité

Le parallèle que nous venons de faire entre R. Girard et Augustin serait déjà très suggestif. Et cependant on perdrait certainement beaucoup en le limitant à la comparaison entre deux analyses des implications du désir dans !'agir humain. Nous allons voir qu'il est possible de le poursuivre au niveau de l'homme considéré dans sa dimension sociale, le comportement de l'homme dans la cité et le destin de la cité elle-même.

Si l'anthropologie de R. Girard trouve en effet son principe d'explication dans l'analyse du désir mimétique, elle ne se limite pas pour autant à l'analyse psychologique du mécanisme de la violence dans l'activité du sujet. Puisque la structure du désir est essentiellement reférée à l'autre, toujours présent comme un modèle obsédant, elle suppose d'emblée une dimension sociale. La synthèse de R. Girard est donc tout ensemble psychologique et sociologique. L'auteur en convient lui-même lorsqu'il qualifie de «psycho-social >) le mécanisme qu'il a dégagé92 • Il n'est pas étonnant, dès lors, que la conversion dont il a montré la

90. De agone christiano, 11, 12 ; BA 1, p. 395. 91. Ibid., 11, 12; BA l, p. 397. 92. Cf. Quand ces choses commenceront ... (entretien avec Philippe Muray. Tel Quel, n° 78.

1978).

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nécessité, voire l'urgence sous peine de mort, concerne aussi bien la société tout entière que chacun des hommes qui la composent. Or, on observe chez Augus­tin le même développement, ou plutôt la même ampleur harmonique d'une vision qui englobe l'homme dans son destin singulier et la cité à laquelle il appartient.

C'est une conviction commune à nos deux auteurs que sociétés et individus suivent le même cheminement et ne peuvent, ni les unes ni les autres faire l'économie de l'idolâtrie, une idolâtrie dont l'issue ne saurait être que la mort ou la conversion. Une comparaison strictement littéraire vient confirmer ce parallèle. On peut dire en effet que la Cité de Dieu est aux Confessions dans l'œuvre d'Augustin, ce que sont chez Girard d'une part, La violence et le sacré ou Des choses cachées, et d'autre part Mensonge romantique et Critique dans un souterrain. Aux deux moments qui commandent l'analyse du social, chez R. Girard, correspondent les deux étapes du combat d'Augustin contre le paganisme aux livres I et XI de la Cité de Dieu.

Ramené· à son épure élémentaire, en-deçà de toutes les analyses littéraires, historiques ou sociologiques qui servent à l'illustrer, le schéma de la thèse de R. Girard est assez simple : la seule manière que les hommes ont trouvé pour échapper à l'accélération destructrice des conflits suscités par Je désir mimé­tique a été l'organisation de la société par le sacrifice et ultimement par l'immo­lation de la victime émissaire. Ce n'est pas ici le lieu d'analyser la conception que R. Girard a du « religieux » et du « sacré » dans la constitution du social. Retenons simplement ici que la primauté du religieux est, dans sa synthèse, une position fondamentale. C'est à la lumière de cette certitude originelle qu'il rend compte des procédés par lesquels l'homme a cru maîtriser ou exclure la vio­lence. Puisque le désir mimétique suscite des idoles rivales et se développe en vertu de leur antagonisme, la violence apparaît comme la conséquence inévi­table de la cohabitation des hommes les uns avec les autres. Livrés à eux-. mêmes dans un tel état, les hommes ne peuvent pas ne pas en arriver à s'entre-, tuer. Et cependant, le fait est qu'ils vivent en société. C'est donc qu'il existe un moyen d'échapper à la violence diffuse et indifférenciée. Ce que R. Girard entend démontrer, c'est que l'organisation d'un espace social à l'intérieur duquel les hommes sont capables de vivre ensemble sans se déchirer, revient à maîtriser et à ordonner la violence. Pour échapper à la menace d'un affron­tement destructeur de tous contre tous, le salut consiste à unifier la violence de tous contre un seul. Ainsi pour « maintenir la violence hors de la commu­nauté93 », il s'agit de susciter et d'ordonner une «violence unanime» à l'égard d'une seule victime. Une telle violence ne sera plus dangereuse puisqu'elle s'exercera« sans risque de vengeance94 ».«On rêve d'une violence radicalement autre, d'une violence vraiment décisive et terminale, d'une violence qui mettrait fin, une fois pour toutes, à la violence95 ». En d'autres termes, pour créer un

93. vs, p. 135. 94. vs, p. 29. 95. vs, p. 47.

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espace vivable et garantir la vie en société, les hommes ont décidé d'utiliser contre toute violence la violence même. Tel est le propos secret de tout rituel de sacrifice. R. Girard fait remarquer à ce sujet que « même les rites les plus violents visent réellement à chasser la violence96 ».

Cependant, la mise en œuvre d'un tel processus suppose que l'on ait distin­gué entre violence bonne et violence mauvaise, entre celle qui est pure et celle qui ne l'est pas. C'est la méconnaissance ou l'oubli de cette distinction qui donne libre cours à la violence destructrice. Tel est le danger qui menace toute société qui n'a pas compris ou n'est plus capable de comprendre la signification libératrice du sacrifice comme violence unanime : «La crise sacrificielle, c'est­à-dire la perte du sacrifice, est perte de la différence entre violence impure et violence purificatrice. Quand cette différence est perdue, il n'y a plus de purifi­cation possible et la vfolence impure, contagieuse, c'est-à-dire réciproque, se répand dans la communauté97 >>. A vrai dire, quelle que soit son efficacité dans le maintien de l'unité du groupe sociale, la violence prétendue bonne est redou­tablement ambiguë. Elle n'est en définitive qu'une ruse, un pieux mensonge. « Elle protège contre les effets de la violence, au prix d'une dissimulation de la nature de cette violence98 ». La violence unanime qui rassemble le désir mimé­tique des membres de la communauté sur le bouc émissaire, dissimule en effet sa véritable origine obtenue au prix d'un mensonge, la paix qu'elle assure ne peut être durable. C'est pourquoi, ayant ainsi démonté les mécanismes de la violence, R. Girard aboutit à la conclusion que la société des hommes n'a devant elle que deux options et deux issues possibles, qui reviennent l'une et l'autre à sa disparition. Ou bien, l'enchaînement de la violence mauvaise, au terme duquel la cité se détruit elle-même, et R. Girard interprète en ce sens aussi bien les avertissements de l'Évangile que la situation du monde contem­porain au bord de la catastrophe. Ou bien la conversion qui introduit dans un autre régime, au-delà de tout sacrifice, où toute violence est abolie, celui du Royaume de Dieu. La Cité du diable et la Cité de Dieu.

On reconnaîtra facilement dans cette opposition celle qui inspire la réflexion d'Augustin tout au long de la Cité de Dieu99

• Certes, comme nous l'avons déjà souligné à plusieurs reprises, les visées et les méthodes de nos deux auteurs sont différentes, mais il est frappant que, dans la manière de considérer le destin de la cité terrestre, leurs deux analyses comportent beaucoup de données sembla-

96. VS, p. 148.

97. vs, p. 76. 98. cc, p. 186-187. 99. Cf. De Civ. Dei, XIV, 28 ; BA 35, p. 465 : «Deux amours ont fait deux cités : l'amour de

soi jusqu'au mépris de Dieu a fait la cité terrestre ; l'amour de Dieu jusqu'au mépris de soi a fait la cité céleste "· Cette opposition fondamentale, apparaît chez Augustin, bien avant la Cité de Dieu, p. ex. dans l'Ennaratio sur le Psaume 64 : «Deux amours ont fait deux cités : l'amour de Dieu crée Jérusalem, l'amour de ce monde Babylone. Que chacun se demande ce qu'il aime ; il verra de quelle ville il est citoyen. S'il se surprend à être de Babylone, qu'il arrache de son cœur la cupidité. S'il a la bonne surprise de se trouver citoyen de Jérusalem, qu'il tolère sa captivité et qu'il attende sa liberté "·

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bles, tant en ce qui concerne l'intuition fondamentale que dans les exemples auxquels l'un et l'autre l'appliquent. L'intention d'Augustin, comme celle de R. Girard, en effet, est de déceler dans la cité des hommes la présence de la violence et du mensonge, de manifester l'échec qui en découle inévitablement et d'amener ainsi à l'exigence de la conversion. Quant aux exemples qui servent à vérifier l'induction : la société fondée sur le meurtre, le besoin d'un ennemi commun pour assurer l'unité de la cité, la vanité et le mensonge des sacrifices, il serait facile de comparer ceux que propose Augustin à ceux qu'utilise R. Girard, pour montrer que nous avons affaire, ici et là, à des morceaux de structure semblables.

Rappelons d'abord quel est l'objectif d'Augustin, en particulier dans les onze premiers livres de la Cité de Dieu. On en trouve l'épure dans la préface au premier livre, un texte dans lequel J. C. Guy n'a pas tort de retrouver la struc­ture de l'argumentation développée dans tout l'ouvrage100• Augustin entend prouver que le paganisme, à quelque niveau qu'il se situe, est fondamenta­lement mensonger et qu'il se détruit lui-même en vertu de sa propre contradic­tion. Il en donne deux raisons qui s'enchaînent. En premier lieu, il y a une contradiction évidente entre la visée du paganisme qui prétend assurer la paix et le résultat auquel, de fait, il aboutit. A cet égard, sa ressemblance avec le christianisme n'est qu'apparente, elle est l'œuvre d'une simulation de l'orgueil humain, un simulacre de l'humilité. La conséquence de ce mensonge apparaît dans le résultat qu'atteint effectivement la cité terrestre : professant l'humilité, elle ne cherche à réaliser que la domination. Seconde contradiction, beaucoup plus grave car elle affecte l'activité même du païen : non seulement il ne réalise pas ce qu'il se proposait de réaliser, mais il réalise le contraire de ce qu'il croit réaliser : « Cum dominari appetit... ipsa ei dominandi libido dominatur101 ».

On mesure ici à quel point la réflexion d'Augustin annonce celle de R. Girard sur le caractère auto-destructeur de la mimèsis. En raison de ses contradictions internes : fausse imitation de l'humilité, retournement contre elle-même de ses propres aspirations et de ses propres entreprises, « la cité terrestre ne peut se libérer que par une conversion totale102 ». C'est le troisième moment de l'argumentation augustinienne dans la Cité de Dieu, celui que J. C. Guy appelle assez justement le processus de récupération103 • Il ne figure pas dans le prologue mais il est exigé par les deux premiers arguments de la démarche : ayant montré à l'adversaire païen les échecs inévitables de la cité terrestre, Augustin expose comment la cité de Dieu assume et « récupère » les aspirations qu'elle était impuissante à satisfaire. Ceci fera l'objet de notre prochain paragraphe, où nous comparerons les interprétations différentes

100. J. C. GUY. Unité et structure logique de la "Cité de Dieu'' de saint Augustin, Paris, 1961, p. 29-31.

101. Cf. De Civ. Dei, Praefatio; BA 33, p. 192. 102. J. C. GuY, op. cit., p. 30. 103. Ibid., p. 31.

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qu'Augustin et R. Girard proposent du salut de la cité. Il importait d'abord de montrer que, pour l'un et pour l'autre, la conversion est bien la seule issue possible aux prisonniers qui se savent tels, enfermés qu'ils sont à l'intérieur d'un cercle vicieux où toute cohérence de pensée et d'action est impossible.

Une fois mise en évidence cette similitude au niveau d'une analyse que R. Girard qualifierait sans doute de « psycho-sociale » ou de « psycho-histo­rique », on peut encore relever chez Augustin ce que nous avons appelé des « morceaux de structure ». Bien qu'ils ne jouent pas tout à fait, dans son argumentation, le même rôle que celui qu'ils ont dans la synthèse de R. Girard, il est intéressant de les mentionner car ils appartiennent au même contexte.

C'est d'abord la certitude que la cité des hommes a son origine dans le meurtre. C'est ainsi qu'Augustin interprète le texte de la Genèse qui raconte le meurtre d'Abel par Cam. Il est frappant, d'ailleurs que, dans une explication où R. Girard reconnaîtrait sa propre intuition, le geste homicide de Caïn est présenté par Augustin comme la conséquence d'un désir mimétique : «Voilà pourquoi Caïn, voyant Dieu agréer le sacrifice de son frère et non le sien, aurait dû imiter la bonté de celui-ci au lieu de l'envier en s'enorgueillissant. Voilà le péché que Dieu lui reprocha surtout : s'attrister de la bonté d'un autre, que dis-je, de son frère104 ». La jalousie et l'orgueil suscités par l'obsession du modèle sont la cause de son geste meurtrier. Pour Augustin, c'est par ce meutre que Caïn est devenu le « conditor terrenae civitatis105 », le fondateur de la cité terrestre. Ce geste avait en effet une valeur d'archétype : «Il ne faut pas s'éton­ner que, bien plus tard, lors de la fondation de la ville destinée à prendre la tête de cette cité terrestre dont nous parlons, et à régner sur tant de nations, se soit reproduite une sorte d'image de ce premier exemplaire ... Rome fut donc fondée le jour où Rémus fut tué par son frère Romulus 106 ». C'est le même processus maléfique qui se poursuit et se développe à travers l'histoire de la cité des hommes : « Ce qui survint entre Rémus et Romulus montre donc comment la cité de la terre se divise contre elle-même. Le conflit de Caïn et d'Abel révèle les inimitiés qui opposent les deux cités, celle de Dieu et celle des hommes 107 ».

Il est un autre élément dont nous avons vu l'importance dans la thèse du bouc émissaire, à savoir la nécessité de surmonter la violence indifférenciée qui risque de déchirer la cité, par la réunion de tous les citoyens dans une « vio­lence unanime ». On trouve de cette dernière un exemple assez pertinent sous la plume d'Augustin, dans son analyse de la cité terrestre. C'est le cas de Scipion Nasica, choisi comme chef suprême lors des difficultés de la deuxième guerre punique. Ce politique lucide « craignant pour les âmes faibles cet ennemi : la sécurité, voyait que pour ses concitoyens, comme à des pupilles, le tuteur

104. De Civ. Dei, XV, 7, 1 ; BA 36, p. 56. 105. Ibid., XV, 7, 2 ; BA 36, p. 62 : << Talis erat terrenae conditor civitatis. 106. Ibid., XV, 5 ; BA 36, p. 46. 107. Ibid., p. 49.

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qualifié qu'il fallait leur donner, c'était la terreur 108 ». Il ne voulait pas que Carthage fut détruite afin que les citoyens trouvent leur unité dans l'hostilité au même ennemi. Augustin le loue pour sa lucidité et rappelle que les événements lui ont donné raison : « Une fois Carthage détruite, une fois chassée et évanouie la grande peur de la République romaine, une longue série de maux s'en suivit immédiatement. La concorde fut gâtée et corrompue par de cruelles et sanglan­tes séditions109 ». La paix de la cité romaine dépendait de la haine unanime vouée par les citoyens au bouc émissaire carthaginois. Celui-ci disparu, la violence interne a de nouveau fait rage.

On pourrait citer bien d'autres exemples de ce déterminisme qui pousse les sociétés humaines à chercher leur unité dans une commune hostilité envers le même ennemi. Le fait est tellement naturel à l'homme qu'il menace même la communauté chrétienne. C'est pour cette raison qu'Augustin met en garde ses fidèles contre toute agressivité et toute violence à l'égard des hérétiques, en l'occurrence les donatistes, dans un affrontement collectif110•

Il est enfin un troisième élément, dont R. Girard a souligné l'importance et sur lequel Augustin a porté une attention particulière : l'insuffisance des sacri­fices et le besoin qu'ils révèlent d'un sacrifice vraiment ultime et libérateur. Comme R. Girard, et plus proche que lui de la réalité historique, Augustin prend acte de l'importance du sacrifice dans la société païenne, mais c'est pour montrer que les sacrifices païens n'ont jamais réussi à fonder un système dans lequel la différence entre la violence pure et celle qui ne l'est pas pourrait être sauvegardée. Le paganisme aboutit en effet à cette contradiction qui est de donner à croire que l'on peut arriver au bonheur en divinisant le mal radical qui en barre l'accès. Sur ce point précis, l'analyse d'Augustin va plus loin que celle de R. Girard et sa conclusion est encore plus sévère.

Tout d'abord, Augustin montre que les sacrifices entrent eux-mêmes dans la logique du mensonge qu'ils prétendent exorciser. Il en propose un exemple dans le récit des séditions des Gracques et l'érection d'un temple à la Concorde. En l'absence d'un ennemi commun les Romains étaient acculés à trouver un ennemi de rechange : « Le point de départ des malheurs civils, ce fut les sédi­tions des Gracques, provoquées par les lois agraires ... Mais oser extirper une injustice invétérée s'avéra très dangereux et, bien plus, comme l'événement le démontra, très pernicieux. Que de meurtres commis après l'assassinat de l'aîné des Gracques! Que de meurtres aussi après l'assassinat de son frère111 ! >>. On pensa mettre fin· à ce déchaînement par la dissimulation et par l'oubli de l'injustice : « En vertu d'un senatus-consulte vraiment élégant, il fut ordonné d'élever un temple à la Concorde sur le lieu même de cette sédition sanglante où tombèrent tant de citoyens de tous les ordres, pour que ce temple, témoin du

108. Ibid., l, 30 ; BA 33, p. 290. 109. Ibid. 110. Epist. 78, 9; CSEL XXXIV, 2, p. 415. 111. De Civ. Dei, III, 24 ; BA 33, p. 502.

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châtiment des Gracques, frappât les yeux des orateurs et impressionnât leur mémoire ». Augustin dénonce, en se moquant, ce mensonge cousu de fil blanc, au prix duquel on croyait assurer un espace social à l'abri de l'ambiguïté: «Y a-t-il la moindre raison pour que la Concorde soit une déesse et que la Dis­corde ne le soit pas ? ». En tous cas, Concorde et son culte, loin de procurer le résultat attendu, engendrèrent plutôt le contraire de ce qu'on attendait d'eux : « Merveilleux obstacle aux séditions, en vérité, ce temple de la Concorde, témoin du meurtre et du supplice des Gracques, que les Romains ont jugé bon de mettre sous les yeux des harangueurs ... Car, dès ce moment, les orateurs travaillèrent, non à éviter l'exemple des Gracques mais à aggraver leurs pro­jets 112 ». Ainsi le culte païen ne fait-il qu'accélérer le déterminisme du mensonge.

Bien plus, on peut dire qu'en réagissant comme ils l'ont fait les Romains étaient conformes à la structure du rituel païen lui-même : une structure qui n'est autre que celle du désir mimétique. Ce rituel, en effet, n'a jamais eu pour objet d'exorciser ce mal humain qu'est l'orgueil, et ses divinités n'ont jamais été que les passions humaines, immortalisées et d'autant plus insatiables. Augustin ne fait ici qu'exprimer la conviction de ses prédécesseurs chrétiens, Justin, Tatien, Aristide et tant d'autres, face au paganisme ambiant. Sans doute repren­drait-il à son compte, la sévère affirmation de Firmicus Maternus : «Tous ceux qui observent ces religions d'une âme dévote, tous ceux à qui plaît la redoutable souillure de cette superstition, ou bien cherchent une consolation pour leurs propres maux, ou bien approuvent dans leur for intérieur les dérèglements de leurs dieux, souhaitant, espérant, désirant du moins violemment, obtenir à leur tour la permission de commettre des crimes qui furent permis à leurs dieux113 ». Ainsi, les dieux eux-mêmes sont-ils introduits dans le cycle du désir mimétique, pour les hommes qui voient dans leur comportement un modèle et une justi­fication de leurs propres passions.

Mais ceci n'est pas assez dire. Augustin dévoile le fait que, dans la mytho­logie et le rituel païens, les dieux eux-mêmes sont introduits dans le cycle de la violence. Non seulement leur présence n'a aucune efficacité dans l'apaisement des passions des hommes, mais ils trouvent, dans ces passions qu'ils excitent, leur propre satisfaction. D'une part, en ef(et, «les dieux n'ont eu nul souci de la vie morale des cités et des populations qui les adoraient ... Ils se sont bien gardés de porter quelque terrible défense pour les empêcher d'atteindre le fond de la corruption114 ». Et d'autre part, <<Ce n'est pas de l'odeur des cadavres qu'ils se réjouissent ... mais des honneurs divins ... Ces esprits qui s'arrogent la divinité trouvent leur délectation non dans la fumée des corps mais dans l'âme du suppliant sur lequel ils domineront après l'avoir trompé et asservi, lui

112. Ibid., 35 ; BA 33, p. 502.

113. Firmicus Maternus, De errore pro/an. relig. 13, cité par G. Bardy dans !'Introduction à la traduction de la Cité de Dieu, BA 33, p. 182.

114. De Civ. Dei, II, 6; BA 33, p. 322.

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barrant la route qui conduit au vrai Dieu, pour l'empêcher d'être son sacrifice en sacrifiant à tout autre que lui 115 ».

Dans le même contexte, mais en abordant le problème sous un autre angle, pour confirmer la vanité et le mensonge inhérents au rituel des sacrifices païens, Augustin démasque la fausseté - une fausseté qui est tout ensemble erreur et perversion - du rôle que le paganisme attribue aux démons dans le rapport entre les hommes et Dieu. Aux livres VIII et IX de la Cité de Dieu, dans une longue diatribe contre Apulée, fondée sur une analyse étonnamment attentive et détaillée de la littérature païenne, il montre la contradiction interne du système qu'elle présente. Si le débat est assez long, le propos est clair. En bref: conscient de la nécessité en laquelle se trouve l'homme, d'une médiation pour s'adresser aux dieux, le paganisme a imaginé des intermédiaires dont l'impuis­sance est ontologiquement manifeste. Comment en effet un démon, « immortale miserum116 », voué à une (( aeterna miseria117 », pourrait-il apporter à l'homme, dans son malheur, ce dont il est lui-même radicalement dépourvu, à savoir l'immortalité bienheureuse? Une telle médiation ne peut être l'office des bons anges : (( Ils ne peuvent occuper une position intermédiaire entre les mortels malheureux et les immortels bienheureux, puisqu'ils sont eux-mêmes et bien­heureux et immortels118 )), On soupçonne en revanche quel peut être le rôle des mauvais anges : <( car ils sont malheureux avec les premiers et immortels avec les seconds119 )), Il faudrait rappeler ici ce qu'Augustin dit ailleurs du rôle de Satan et de ses anges. Nous avons vu qu'ils étaient de faux imitateurs se pro­posant mensongèrement à l'imitation. Ils apparaissent ici comme de faux médiateurs. Seul un médiateur qui soit de Dieu et envoyé par Dieu, peut déli­vrer l'homme de ces agents du mensonge et contrecarrer leur action : (( Si tous les hommes tant qu'ils sont mortels, sont nécessairement aussi malheureux, il faut chercher un intermédiaire qui soit non seulement homme, mais encore Dieu. Car il pourra ainsi par l'entremise de sa bienheureuse immortalité ache­miner les hommes de leur mortalité misérable à l'immortalité bienheureuse ... Il a donc fallu que le médiateur entre Dieu et nous possédât une mortalité transi­toire et une béatitude permanente, pour être conforme, par ce qui passe, aux hommes voués à la mort et les transférer d'entre les morts à ce qui demeure120•

Ainsi, par un autre chemin, Augustin retrouve-t-il la nécessité qui éclatait dans l'analyse du rituel païen. Comme le mensonge et l'impuissance des sacrifices creusent dans le cœur de l'homme le besoin d'un au-delà du sacrifice, l'illusion ou la malfaisance des médiations inventées par l'homme manifestent un besoin encore plus profond, celui d'une médiation transcendant tout intermédiaire et venant de Dieu-même. Tel est pour la foi d'Augustin, le rôle du Verbe de Dieu

115. Ibid., X, 19; BA 34, p. 496. 116. Ibid., VIII, 17-22 ; IX, 9-15 ; BA 34, p. 290-308 ; 372-386. 117. Ibid., BA 34, p. 384. 118. Ibid., BA 34, p. 382. 119. Ibid., IX, 15, 1 ; BA 34, p. 388. 120. Ibid.

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incarné : « Le Dieu bienheureux et béatifiant, devenu participant de notre humanité, nous a fourni un moyen rapide de participer à sa divinité121 ».

Il est frappant que, chez Augustin, l'analyse du désir au registre des sociétés aboutit à la même affirmation que celle qui concluait l'analyse de la transcen­dance déviée au registre de la personne : la clé du salut est dans l'initiative d'un Médiateur, d'un Dieu qui, sans perdre sa transcendance ni quitter son éternité, est venu s'insérer dans le temps de l'homme dont il épouse la condition 122•

Au terme de cette comparaison, on discerne encore mieux le point où se situe la divergence entre R. Girard et Augustin. Si nous avons pu découvrir, chez l'un et l'autre, le même appel à la conversion et la même aspiration au dépas­sement vers la transcendance, la manière dont l'un et l'autre rendent compte de ce salut est radicalement différente. Deux mots suffisent pour exprimer cette opposition : l'apocalypse et le saeculum.

7. Apocalypse et saeculum

Le parallèle que nous avons mené jusqu'à présent entre R. Girard et Augus­tin, a révélé, sous d'évidentes similitudes, des différences décisives dansJ'appro­che et dans la méthode. Bien que plus difficile et plus délicate, la comparaison entre les deux démarches considérées cette fois du côté de leur terme, est encore plus éclairante. Si chacun de nos auteurs, en effet, aboutit à mettre en évidence le besoin du salut et si l'un et l'autre en trouvent la clé dans le message chrétien, nous allons voir qu'ils diffèrent profondément dans la manière de le compren­dre et surtout dans la manière de l'introduire. Cette divergence apparaît de la façon la plus nette dans l'interprétation qu'ils donnent du sacrifice du Christ. Alors que pour R. Girard le sacrifice de la Croix abolit à jamais tout sacrifice, il est pour Augustin le « praeclarissimum atque optimum sacrificium123 ». Aussi la signification accordée, ici et là, à l'événement central du salut permet de saisir la différence des conceptions de l'homme et de l'histoire. Chez le premier, le sacrifice de la Croix déracine la violence, chez le second, il en transfigure la réalité.

Si l'immolation du bouc émissaire fonde, par l'unanimité qu'elle suscite, la possibilité pour les hommes de vivre en société, c'est au prix <l'un mensonge ignoré ou dissimulé. Lorsqu'on présente la violence unanime comme bénéfique pour la cité qu'elle rassemble, non seulement on ne sort pas du cycle de la violence mais on commet un double mensonge : d'une part on sacralise la violence, alors qu'elle est dans l'homme et de l'homme, d'autre part et surtout, on utilise la violence en se dissimulant sa vraie nature. Pour R. Girard, c'est une vérité de base que toute la société et toute la culture humaine sont édifiées

121. Ibid. IX, 15, 2; BA 34, p. 390. 122. Voir le texte cité plus haut, n. 91 au terme de la section précédente. 123. De Civ. Dei, XIX, 23, 5; BA 37, p. 160.

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sur ce mensonge : « L'humanité entière est fondée sur l'escamotage mythique de sa propre violence, toujours projetée sur de nouvelles victimes. Toutes les cultures, toutes les religions, s'édifient autour de ce fondement qu'elles dissi­mulent, de la même façon que le tombeau s'édifie autour du mort qu'il dissi­mule124 ».

En face de cette situation de mensonge, où la violence camouflée en sacrifice sauveur se présente comme la condition de la survie, l'originalité du message biblique consiste, pour R. Girard, en ce qu'il opère une « désacralisation radi­cale de la violence i> par une « déconstruction du sacrifice ». En révélant par les prophètes la vanité des holocaustes, en affirmant la préférence déclarée par Dieu pour l'offrande du cœur, et surtout en manifestant dans la mort du Christ ce que R. Girard appelkune «subversion du sacrificiel», la Bible et l'Évangile montrent que Dieu n'a rien à voir avec la violence et que celle-ci est décidément le fait de l'homme. La ruse de la violence sacralisée est définitivement démas­quée car «en subissant la violence jusqu'au bout, le Christ révèle et déracine la matrice structurale de toute religion125 ». Certes, le Christ a subi la violence dans sa Passion mais cette violence apparaît clairement comme venant des hommes et n'est en aucune façon sacralisée. Par sa vérité radicale et ultime, la Croix introduit dans un au-delà du sacrifice. «Jésus meurt, non pas dans un sacrifice, mais contre tous les sacrifices, pour qu'il n'y ait plus de sacrifice126 ».

En abolissant ainsi la violence et le mensonge qu'elle implique, Jésus invite les hommes à s'en débarrasser eux aussi. A cet égard;, il est frappant que le message biblique s'achève par une apocalypse, car il est en vérité, par tout lui-même, un dévoilement. Il révèle à l'homme l'origine et l'étendue de la violence dont il lui faut se dégager et il indique par là la vérité de son destin, s'il veut survivre. Plus de ruse, plus de dissimulation possible, le simulacre du bouc émissaire est dénoncé. Il n'y a qu'une issue possible ou bien la catastrophe. R. Girard décrit celle-ci d'une manière pressante car il en voit les signes avant coureurs dans l'état violent dans lequel se débat le monde où nous vivons : « L'humanité entière se trouve confrontée à un dilemme inéluctable : il faut que les hommes se réconcilient à jamais sans intermédiaires sacrificiels ou qu'ils se résignent à l'extinction prochaine de l'humanité ... Désormais il s'agira de plus en plus d'une nécessité implacable. Le renoncement à la violence, définitif et sans arrière-pensée, va s'imposer à nous comme condition sine qua non de la survie pour l'humanité elle-même et pour chacun de nous 127 ». Quelle est, dès lors, la route à suivre ? Quel est le chemin de cette conversion ? Selon R. Girard, elle consiste pour l'homme, par la connaissance qui lui est offerte dans le message chrétien, à se recréer lui-même, à changer sa nature d'homme, à se sacrifier devant Dieu, en renonçant à toute idole, en refusant de se chercher un maître à imiter parmi les hommes, bref à supprimer en lui le désir métaphy-

124. cc, p. 186-187. 125. cc, p. 201. 126. cc, p. 234. 127. CC, p. 160.

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sique où est la source de la violence mimétique. Tel est le Royaume de Dieu dont la loi est inscrite dans les béatitudes évangéliques. Le salut est dans le renoncement à l'envie et dans le dépassement de toute violence.

Notons au passage, àvant d'aborder la manière dont Augustin traite des mêmes thèmes,· que, telle qu'elle est présentée par R. Girard, cette vision du salut ne va pas sans poser quelques questions. On peut se demander d'abord si R. Girard échappe lui-même à la violence qu'il dénonce, lorsqu'il invite l'huma­nité à se sacrifier elle-même. N'est-ce pas cette issue qu'il propose lorsqu'il suggère que l'homme doit renoncer à son désir alors qu'il voit dans ce désir même l'élément constitutif et caractéristique de sa nature ? De plus, à supposer que tel est son propos, il faut alors se demander : où l'homme va-t-il trouver les ressources nécessaires pour dépasser sa propre nature? D'où lui viendra la force d'un tel renoncement et d'une telle conversion ? Par ailleurs, lorsque R. Girard évoque l'état d'une humanité où le désir est aboli et avec lui la violence, ne risque-t-il pas de revenir à l'attitude décrite par Stendhal et dont lui-même refuse la mesquine économie, à savoir cet égotisme qui « prend cons­cience de ses limites et renonce à les dépasser » car « c'est par modestie et par prudence qu'il dit 'je ' >>. L'homme qui renonce au désir dans la parcimonie d'une telle sagesse de vie, n'est certes pas menacé d'être « rejeté vers le rien » car, en vérité, « il a renoncé à convoiter le tout128 ». Il est clair que tel n'est pas le salut que R. Girard souhaite pour l'homme. Mais quels seront alors les cri­tères de la présence du Royaume de Dieu en ce monde ? Quelles sont les conditions de sa réalisation ?

On pourrait également se demander pourquoi cette conversion ne s'est pas encore opérée, ou en d'autres termes, pourquoi, maintenant que le message a été annoncé et que l'homme est en mesure de le connaître, le Royaume de Dieu tarde à venir. R. Girard s'est posé lui-même la question. Sa réponse est une invitation à la patience. Il souligne le fait que, à travers son destin historique, le christianisme est entré dans le jeu du sacrifice et que, à l'encontre de sa nature même, il a constitué en ce monde une société et une culture. Le christianisme historique « recouvre les textes d'un voile sacrificiel ou encore, pour changer de métaphore, il les enferme dans le tombeau... cette lecture permet au texte chrétien de fonder à son tour ce qu'en principe il n'aurait jamais dû fonder, une culture, certes pas comme les autres, puisqu'elle contient en elle les germes de la société planétaire qui lui a succédé, mais encore suffisamment comme les autres pour qu'on puisse retrouver en elle les grands principes légaux, mythi­ques et sacrificiels de toute culture129 >>. Cette concession au système était sans doute en vue de la diffusion du message, de ce message même qui invite à s'en débarrasser. «On peut penser que cette diffusion prodigieuse (de l'annonce évangélique) ne pouvait s'effectuer que dans la lecture sacrificielle et grâce à elle130 >>. La réalisation du message est donc en attente dans les replis et les

128. MR, p. 82. 129. cc, p. 273. 130. cc, p. 275.

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compromis d'une histoire à laquelle il est par nature étranger. «Le rôle du christianisme historique se laisse concevoir au sein d'une histoire eschatolo­gique gouvernée par le texte évangélique, histoire qui se dirige infailliblement vers la vérité universelle de la violence humaine mais par des moyens d'une patience infinie, les seuls d'ailleurs qui soient capables d'assurer à la vérité subversive et explosive contenue dans ce texte, une diffusion d'une compréhen­sion sinon universelle, du moins aussi vaste que possible131 ». Ainsi le Royaume de Dieu arrive à l'être par les moyens d'une patience infinie ». Sa venue se prépare à travers la durée. Et cependant, il semble que cette <<patience infinie >> ait un terme, et que pour R. Girard, ce terme soit tout proche. S'il reconnaît le lent dévoilement du message à travers les avatars fallacieux de la religion sacrificielle, il n'en affirme pas moins l'urgence de la catastrophe. Il met en garde contre l'explosion finale d'une violence à l'échelle de la planète, dans laquelle l'humanité entière risque d'être anéantie.

Dans une telle vue des choses, le temps de la « patience infinie >> n'est qu'un temps de compromis, et à certains égards un temps de concession au mensonge provisoire. Il n'est en aucune manière une durée analogue à ce qu'Augustin appelle le saeculum. Si le Royaume de Dieu y est annoncé, il n'y est pas encore présent. Il appartient à l'homme de se dégager du mensonge que le message dénonce et de rendre celui-ci véridique. En définitive, il n'y a donc pour R. Girard que deux issues, la paix et l'harmonie universelle entre les hommes réconciliés ou 1' anéantissement, la conversion ou la mort1 32•

Si nous essayons de démontrer en ses composantes fondamentales, la thèse que nous venons d'exposer, il semble qu'y apparaissent les éléments suivants : le rôle du sacrifice comme facteur unifiant de la société entre les hommes, le passage du sacrifice à l'au-delà du sacrifice, la nouveauté radicale du message, la signification de la durée historique comme temps de la patience, la réconci­liation entre les hommes comme ultime et unique solution à la violence destruc­trice. On perçoit d'emblée la possibilité d'un parallèle avec la doctrine et le système d'Augustin, parce qu'on retrouve dans la synthèse de celui-ci une synchronie assez semblable entre de semblables éléments composants. Mais, comme nous allons le voir, la comparaison entre ces «morceaux de structure>> fait ressortir la différence fondamentale entre les deux visions de l'homme et de l'histoire.

La première différence caractéristique concerne la signification accordée respectivement par R. Girard et par Augustin au sacrifice du Christ. Nous avons souligné plus haut le fait que l'un et l'autre dénonçaient, au nom du message biblique, la vanité et l'illusion des sacrifices païens. En face de ces démarches de mensonge, l'un et l'autre voient dans la mort du Christ sur la croix, un sacrifice tout autre. Ils divergent radicalement dans la manière de

131. Ibid. 132. Comme on l'a vu plus haut, ces deux solutions aboutissent ultimement à la mort :

mourir à soi-même, en échappant à sa propre nature, ou s'entretuer.

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rendre compte de cette singularité. S'il s'agit bien, ici et là, d'un acte qui se situe au-delà des sacrifices offerts par l'homme, R. Girard répugne à l'usage même du terme de sacrifice pour désigner la mort de Jésus. Le mot lui paraît définitivement imprégné par la logique périmée du bouc émissaire. << Je crois ... que ce vocabulaire laisse échapper le fait essentiel et entraîne la confusion de ce qu'il importe le plus de distinguer133 ». Il reconnaît d'ailleurs l'absence de tout autre mot capable de signifier l'action qu'il s'agit de désigner, car elle vient au devant de l'homme pour leur proposer justement une logique nouvelle, celle d'un temps où l'on ne tuera plus et où il n'y aura plus de sacrifice.« Le Christ accepte de mourir pour que les hommes vivent, dans une action qu'il faut se garder de définir comme sacrificielle, même si les mots et les catégories nous font défaut pour la signifier. Cette carence même du langage suggère bien qu'on a affaire a une conduite dont la sagesse mythologique, philosophique et prag­matique n'a pas la moindre idée134 >>.

Alors qu'il s'agit pour R. Girard d'un dépassement du sacrifice par abolition ou suppression, il s'agit pour Augustin d'un achèvement ou d'un accomplis­sement. Certes, le sacrifice du Christ surpasse et supprime tous ceux qui l'ont précédé mais il les remplace une fois pour toutes selon un mode radicalement nouveau et transfiguré. Il s'en explique longuement au livre X de la Cité de Dieu : « Aussi le véritable médiateur - en tant qu'il a pris la forme d'un esclave et a ainsi été fait médiateur entre Dieu et les hommes, Jésus-Christ homme -qui, étant en forme de Dieu, reçoit le sacrifice en union avec son Père avec lequel il est même un seul Dieu, a préféré, lorsqu'il était en forme d'« esclave, être lui-même le sacrifice plutôt que de le recevoir, ne voulant pas que personne, fût-ce à cette occasion, pensât qu'il faut sacrifier à une créature. Il est donc à la fois le prêtre - c'est lui-même qui offre - et lui-même encore l'oblation. Telle est la réalité dont il a institué le sacrement quotidien dans le sacrifice de l'Église, qui, étant le corps dont il est la tête apprend à s'offrir elle-même par lui. C'est là le sacrifice véritable, dont les anciens sacrifices des saints étaient les signes multiples et divers ; tant de figures ne désignaient cependant que cette unique réalité, de même que plusieurs mots servent quelquefois à exprimer une seule pensée pour l'inculquer plus fortement et sans ennui. C'est là le sacrifice suprême et véritable devant lequel tous les faux sacrifices disparurent135 >>. Ce texte, qui résume toute la démarche du livre X de la Cité de Dieu, suffirait pour mettre en évidence la différence de perspective entre R. Girard et Augustin. Chez ce dernier, comme pour l'auteur des choses cachées, tous les faux sacri­fices s'effacent et disparaissent devant le sacrifice du Christ, mais celui-ci demeure, « summum verumque sacrificium >>. C'est la notion même de sacrifice qui, dans le Christ, reçoit un sens nouveau. D'abord parce qu'il s'agit d'un processus inouï dans lequel, en la personne de Jésus, Dieu s'offre à Dieu. Ensuite, en raison du fait que, si la victime unit la communauté, celle-ci ne lui

133. cc, p. 264. 134. cc, p. 265. 135. De Civ. Dei X, 20; BA 34, p. 499.

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est plus extérieure comme dans les sacrifices païens ou l'immolation du bouc émissaire. Dans l'offrande du Christ, qui est la tête et qui s'offre lui-même, le corps qui est l'Église apprend à s'offrir de même : « Tel est le sacrifice des chrétiens,' tous ensemble, un seul corps dans le Christ'. C'est aussi ce mystère que l'Église célèbre assidûment dans le sacrement de l'autel bien connu des fidèles. Là, il lui est montré qu'elle est offerte elle-même dans la réalité qu'elle offre à Dieu136 ». Ainsi, pour Augustin, selon la foi qu'il reçoit de la tradition chrétienne, le sacrifice du Christ est tout ensemble transcendant et immanent, unique et participé. Participé par l'Église, immanent à la vie de la communauté et de ses membres. En mourant sur la croix pour sauver les hommes, le Christ constitue la communauté ecclésiale qu'il associe désormais à son propre sacri­fice.

On voit dès lors combien sont différentes, sous la similitude des termes et même sous la ressemblance des relations synchroniques qu'ils entretiennent, la vision de R. Girard et celle d'Augustin. Celui-ci pourrait se voir accusé par celui-là de demeurer dépendant du modèle des rites païens, d'utiliser pour signifier une réalité radicalement nouvelle, un mot encore imprégné de conno­tations violentes. En fait, le mot même de sacrifice comme le mode de société qui suscite et organise le sacrifice, appartiennent chez Augustin à un tout autre contexte, celui de la memoria et du sacramentum. C'est en effet la théologie sacramentelle dont il est l'initiateur, qui a permis à Augustin, d'une part de rendre compte de la transcendance unique du sacrifice du Christ, événement situé à la fois dans le temps et au-delà du temps, et d'autre part d'expliquer comment le croyant rejoint, par la foi, à travers les signes, un événement passé dont la réalité éternelle et l'efficacité spirituelle demeurent. La durée de l'Eglise est suspendue, par la mémoire de la foi, au sacrifice du Christ qui lui est rendu présent par le sacrement137• Une telle doctrine implique une élaboration théologique des rapports entre l'éternité et le temps qu'on ne trouve pas, et pour cause, dans l'analyse de R. Girard qui considère en ethnologue ce qu'Augustin aborde d'emblée en théologien.

Ceci va nous permettre de saisir une autre différence importante, celle qui concerne le mode de présence du Royaume de Dieu à l'histoire. Si, comme on vient de le voir, R. Girard ne fait guère référence au sacrement et à la dimen­sion de la mémoire qui lui est liée, il a cependant été attentif à l'autre vecteur de la dui:ée, celui qui marque le dévoilement et la compréhension du message. Il y était pour ainsi dire obligé par la logique de son système. Puisque, comme on l'a vu, le salut de l'homme, la victoire sur la violence, dépend de l'apocalypse, c'est-à-dire de la connaissance et de l'application du message biblique, le dérou-

136. Ibid., X, 6 ; BA 34, p. 449. 137. Entre autres expressions de cette doctrine, fondamentale dans la pensée d'Augustin.

citons par exemple: Contra Faustum, XX, 13: "Christiani, peracti sacrificii memoriam celebrant, sacrosancta oblatione et participatione corporis et sanguinis Christi » ou encore ibid. XX, 21 : "(caro et sanguis) in passione Christi per ipsam veritatem reddebatur. post ascen­sionem Christi, per sacramentum memoriae celebratur >>. Ou encore, Epist. XXIII : " Semel immolatus est Christus in seipso, et tamen in sacramento omni die populis immolatur '"

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lement du temps est le lieu de la « patience infinie » à l'égard des lenteurs du dévoilement de la parole dont seules la connaissance et la réalisation peuvent sauver l'homme. La durée de cette attente n'est en aucune façon le temps du Royaume. Celui-ci lui reste étranger puisqu'il est précisément ce qui viendra, au terme, réaliser la vérité du message. Ceci revient à exprimer d'une autre manière le fait que, pour R. Girard, il n'y a pas de coexistence dans la durée entre le monde de la violence et le Royaume de la paix. Violence totale ou amour-fusion, le passage de l'un à l'autre est celui d'une conversion radicale. Si celle-ci n'a pas lieu, le temps lui-même sera aboli puisque l'humanité entière sera vouée à la catastrophe.

Il en va tout autrement dans le « saeculum » d'Augustin, cet « universum tempus sive saeculum in quo cedunt morientes, succeduntque nascentes 138 » qu'est la durée de la cité terrestre. Les deux cités, celle de Dieu et celle du diable, sont engagées dans un combat dont la cité terrestre est le théâtre139•

Comme Henri Irénée Marrou l'a naguère montré magistralement, le temps de cette histoire humaine est en lui-même ambivalent140

, il est tout ensemble le temps de la dégradation et de la croissance, le temps du péché et de l'espé­rance : « En ce monde, les deux cités sont étroitement emmêlées et étroitement enchevêtrées l'une dans l'autre jusqu'à la discrimination opérée par le jugement dernier141 ». Cependant, certitude qu'Augustin tient de son expérience et de sa foi, dans l'état présent de la nature blessée, le temps est mauvais. Pour Augus­tin, le déroulement de l'histoire est en vérité, « le siècle pervers et les jours mauvais142 ». Dies mali, malignum saeculum. L'Église, cité de Dieu, se fraie péniblement un chemin à travers « les aiguillons de la crainte, les tourments de la douleur, les peines du labeur et les périls de la tentation143 ». On pourrait,

138. De Civ. Dei XV, 1, 1 ; BA 36, p. 34. 139. Nous n'entrerons pas ici dans le problème, très débattu entre les spécialistes, de

l'identification des deux cités. Parmi les pièces importantes du dossier : G. BARDY, La cité de Dieu, BA 33, Paris, 1959, Introduction p. 75-97; A. LAURAS et H. RONDET, Le thème des deux cités dans l'œuvre de S. Augustin, Études Augustiniennes, Coll. Théologie, N° 28, Paris, 1953, pp. 97-160; Y. CONGAR, Civitas Dei et Ecclesia chez S. Augustin. Histoire de la recherche, son état présent dans Revue des études augustiniennes, 3 (1957), p. 1-14; H. I. MARROU, La théologie de l'histoire, dans Augustinus Magister, III, Paris, 1955; Civitas Dei, Civitas terrena, num tertium qz'iid? dans Studia Patristica, 2 (1957), p. 342-350; H. LEISEGANG, Der Ursprung der Lehre Augustinus von der Civitas Dei, dans Archiv für Kulturgeschichte, 16 (1926), p. 127-158; E. MEUTHEN, Der ethische Charakter der civitates bei Augustin und ihre platonische Fehldeutung, dans Aus Mittelalter und Neuzeit, Bonn, 1957, p. 42-62 ; Ch. JOURNET, La cité humaine : les trois cités, celle de Dieu, celle de l'homme, celle du diable, dans Nova et Vetera, 33 (1958), p. 25-48. Retenons simplement de ce débat qu'il s'agit en définitive de saisir l'incidence des deux cités antagonistes, celle de Dieu et celle de Satan, dans le destin concret de la cité terrestre, c'est-à-dire dans l'aventure de l'histoire humaine du salut.

140. H.I. MARROU, L'ambivalence du temps dans la théologie de saint Augustin (Conférence Albert le Grand, 1950), Paris-Montréal, 1951.

141. De Civ. Dei, I, 35; BA 33, p. 301. 142. De Civ. Dei, XVIII, 49; BA 36, p. 661: 143. Ibid.

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ajouter, selon l'esprit de R. Girard, « la violence de l'envie et du désir mimé­tique ». Il s'agit donc de « racheter le temps, car les jours sont mauvais ». Augustin est revenu à plusieurs reprises sur ce verset de l'épître aux Éphésiens, tant lui paraissait actuelle et permanente la vérité qu'il énonce144• Mais ce rachat est acquis : le Christ a vaincu le siècle, il a racheté le temps et introduit l'Église sans sa propre durée, celle du Corps mystique. Augustin en a fait per­sonnellement l'expérience : «Celui qui a vaincu le siècle m'a compté parmi les membres infirmes de son corps145 ». C'est une victoire dont le bénéfice est proposé à chacun c'est portés par la croix du Christ que nous sommes capables de traverser la durée : « Le Christ a institué le bois par lequel nous traversons la mer, personne ne peut traverser la mer de ce siècle s'il n'est porté par la croix du Christ146 ». L'Église traverse la durée du saeculum grâce à la victoire du Christ. Le temps de l'Église est celui qui nous fait assister et participer à la construction de la cité de Dieu, devenue possible depuis que le sacrifice du Christ nous a rachetés du péché.

La vision augustinienne de la durée et de l'histoire est donc moins pessimiste et moins passive que celle de R. Girard. Tout au long de l'histoire, se réalise une « vocation >> unique mais qui, selon les circonstances temporelles, se réalise soit dans les hommes pris séparément, soit dans le peuple et au sein du genre humain147• Selon cette lumière, l'Église apparaît à Augustin, avec tous ses membres et dans l'unité de son corps, comme un seul homme qui se serait répandu dans l'univers entier et croîtrait peu à peu avec le cours du temps : « Tanquam in uno quodam homine diffuso tot0 orbe terrarum, et succrescente per volumina saeculorum148

>> ou encore « sicut autem unius hominis, ita humani generis quod ad Dei populum pertinet, recta eruditio per quosdam arti­culas temporum tanquam aetatum proficit accessibus 149 >>. Bref, si le saeculum est le temps de l'épreuve, du combat et du péché, il est en même temps la condition de la lente maturation du corps mystique, l'édification progressive de la Cité de Dieu.

De R. Girard et d'Augustin, c'est sans doute celui-ci qui est le moins teinté de manichéisme! Certes, pour l'un comme pour l'autre, la Cité de Dieu n'est pas de ce monde. Mais alors que R. Girard reproche au christianisme histo­rique de s'être quelque peu compromis avec le monde (du rite, du sacrifice, de la culture) auquel, par nature et par vocation, il aurait dû demeurer étranger, Augustin voit dans les replis mêmes de l'histoire humaine, comme à travers

144. Eph. 5, 15-16. Cf. Senno 16, 2, 2; 58, 9, 11 ; 84, 2 et surtout Sermo 167 tout entier consacré à ce texte.

145. Conf. X, 31, 4 7 ; BA, 14, p. 226 : «Qui vicit saeculum numerans me inter infirma mem­bra corporis sui ».

146. In Evang. Ioann. tract. 2, 2 ; PL 35, 1389 : « Christus instituit lignum quo mare transeamus, nemo potest transire mare huius saeculi, nisi cruce Christi portatus ».

147. De div. quaest. LXXXIII, 6. 148. Enarr. in Ps. CXVIII, 16, 6; PL 37, 1547. 149. De Civ. Dei, X, 14; BA 34, p. 476.

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l'exil, la préparation du Royaume. A la différence des hommes pécheurs dont l'espérance est limitée à ce monde-ci, les justes et les saints, pas plus que le Christ lui-même, n'ont guère fondé de citè terrestre, c'est qu'ils appartenaient déjà à la Cité de Dieu dont ils sont les enfants : « Il est donc écrit de Caïn qu'il a fondé une cité (Gen. 4, 17), mais Abel, en tant qu'étranger, n'en a pas fondé. Car la cité des saints est au ciel, bien qu'elle ait des enfants ici-bas, des citoyens en qui elle habite comme à l'étranger jusqu'à ce qu'arrive le temps de son règne ; alors elle rassemblera tous les ressuscités dans leurs corps, lorsque leur sera donné le Royaume promis où ils régneront à jamais avec le Christ, le Roi des siècles150 ».

On voit dès lors toute la différence entre la « patience infinie » dont parle R. Girard, qui n'est qu'une attente passive à l'égard d'un processus de dévelop­pement - le cheminement de la parole - qui reste extérieur à l'engagement de l'homme, et l'espérance qui est chez Augustin la vertu dynamique et active des pèlerins en route vers la Patrie. S'il faut parler de patience, c'est de celle de Dieu qu'il s'agit, celle du Juge qui est le Sauveur dont la miséricorde entend laisser au corps de l'Église tout le temps nécessaire à sa croissance : « Si le juge retarde notre salut, c'est par amour et non par indifférence, à dessein et non par impuissance ; il pourrait, s'il le voulait, survenir à l'instant même, mais il attend que le nombre de tous les nôtres puisse être complété jusqu'au dernier »151 •

Conclusion

La comparaison que nous venons de faire entre l'apocalypse et le saeculum met en évidence la divergence originelle entre les deux visions de l'homme proposées par R. Girard et par S. Augustin. Celle-ci apparaît d'autant mieux qu'elle s'inscrit sur un ensemble de similitudes dont nous avons tour à tour examiné les éléments, qu'il s'agisse de la courbe générale de l'itinéraire qui s'impose à l'homme de désir, de la conversion au salut, ou qu'il s'agisse des étapes de cette conversion et des composantes de l'action humaine qu'elle implique : Mimèsis et imitatio, structure triangulaire du désir, transcendance déviée et péché, sacrifice et société. Quelles que soient les différences, tant dans l'approche que dans les analyses, nous avons pu observer chez R. Girard et chez S. Augustin, non seulement la présence de thèmes identiques mais encore le même dynamisme d'une même quête au sujet du destin de l'homme et de la cité.

150. Ibid. XV, 1, 2; BA 36, p. 39. 151. Enarr. in Ps. XXXIV, 2, 9; PL 36, 338.

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Comme nous l'avons précisé au début de cette étude, notre propos n'était en aucune manière de déceler une quelconque dépendance, littéraire, historique ou doctrinale, entre ces deux œuvres. Nous voulions seulement souligner les ressemblances, à la fois dans l'inspiration et dans la problématique, entre deux réflexions sur l'homme, élaborées l'une et l'autre à partir d'un constat de conflit, d'échec, de détresse ou de menace, en référence à la révélation judéo­chrétienne. Il nous a semblé que le parallèle entre les deux démarches en per­mettait une meilleure compréhension car, d'une manière assez étonnante, il les rendait intelligibles l'une par l'autre.

On peut penser que R. Girard lui-même ne serait pas étonné d'.un tel rappro­chement. Il reconnaît en effet la dépendance radicale de sa réflexion à l'égard du message biblique en général et de l'Évangile en particulier : « Je ne peux croire que l'hypothèse s'est présentée à moi le premier. Il ne s'agit que d'une redécouverte et elle s'inscrit dans le processus historique où s'inscrivent aussi des efforts antérieurs pour systématiser l'anthropologie et le désir. Je vois bien que tout est gouverné ; en dernière analyse, par le texte évangélique lui­même152 ». Il n'est pas étonnant dès lors, que nous ayons découvert un tel parallélisme entre sa réflexion et celle du grand penseur chrétien qui a trouvé, comme lui et avant lui, dans la Sagesse révélée, la réponse aux grandes questions sur l'homme, sur le désir qui tourmente son cœur et sur le bonheur qui peut en apaiser l'inquiétude.

S'il est un élément décidément nouveau qu'apporte l'œuvre de R. Girard, un élément dont la comparaison que nous avons entreprise permet de mesurer l'importance, c'est très précisément celui qui tient à sa modernité. Il est frappant, en effet, que l'auteur de La violence et le sacré considère sa démarche comme rigoureusement scientifique. Bien plus, il reproche aux autres philo­sophes et théoriciens de notre temps, d'avoir laissé le fait religieux, la référence au transcendant et la révélation en particulier, en dehors de leur champ de recherche. Ils ont limité a priori et arbitrairement leur objet. C'est l'erreur ou le manque qu'il dénonce dans la sociologie de Lévy-Bruhl ou dans la psychologie de Freud, et plus près de nous chez Lévi-Strauss et chez les structuralistes. Son option est d'emblée plus vaste et voici comment il s'en explique: «Je ne crois pas succomber ni à une mystique de l'œuvre d'art, ni à une mystique religieuse. Je crois qu'il existe, dans certaines œuvres, un savoir au sujet des rapports de désir, supérieur à tout ce qui nous a jamais été proposé. Il ne s'agit pas du tout de récuser la science, mais de la chercher là où elle se trouve, si inattendu que puisse en être le lieu »153• Ainsi, le fait absolument nouveau, c'est que la Révé­lation biblique, la foi juive, la foi chrétienne, la personne et le message de Jésus

152. cc, p. 458. 153. CS, p. 23.

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en leur singularité, entrent comme des faits scientifiques dans une réflexion de psychologue et de sociologue154•

Nous sommes dès lors confrontés, par l'œuvre de R. Girard, à un problème épistémologique original : comment situer, l'une par rapport à l'autre, les deux approches du message judéo-chrétien, celle de l'anthropologue et celle du théo­logien, la première se tenant hors de la foi ou avant la foi, la seconde dans la foi. Vieux problème que R. Girard invite à reprendre d'une manière nouvelle. Plus précisément: comment situer, l'une à l'égard de l'autre, deux philosophies de la conversion, suivant qu'elles sont élaborées du dehors ou du dedans, à l'intérieur ou l'extérieur de l'expérience de la grâce ?

On aurait pu attendre de R. Girard, justement parce qu'il présente sa démar­che comme scientifique, qu'il précise le niveau et le statut de sa méthode en face de la réalité religieuse qu'il assume comme telle dans le champ de sa recherche. Certes, comme on l'a dit, l'intérêt et l'originalité de sa synthèse consistent en ce qu'il reconnaît d'emblée le religieux comme un objet de science et même, s'agis­sant du message judéo-chrétien, comme un objet privilégié et régulateur. On pourrait cependant lui reprocher de ne pas avoir rendu compte de la structure propre à la foi qui le saisit. Or, c'est une comparaison avec Lévi-Strauss qui peut nous aider à saisir ici ce qui manque. En intégrant la cc pensée sauvage », avec ses mythes et ses symboles, à côté de la pensée rationnelle et logique, dans la fonction de l'intelligence humaine, Lévi-Strauss en a certainement élargi et enrichi la compréhension. Mais il a réussi à distinguer sans désunir et à réunir sans les confondre ces deux registres de la pensée. On aurait souhaité que R. Girard établisse un semblable discernement entre la vérité proprement scientifique et la vérité religieuse, ou, pour exprimer les choses d'une manière plus simple et plus classique, entre la raison et la foi. Bref, si l'immense bénéfice de sa synthèse consiste en ce qu'il introduit le fait religieux dans une anthro­pologie qui embrasse tout l'homme, y compris son ouverture à la transcen­dance, on peut déplorer l'absence d'une réflexion épistémologique sur « les degrés du savoir », c'est-à-dire sur les divers registres où travaille la raison lorsqu'il s'agit d'un objet appréhendé par la foi. Ainsi, paradoxalement, on retrouve dans l'œuvre de R. Girard une attitude semblable, dans sa magnani­mité et sa limite, à celle qui caractérise la pensée de S. Augustin. Non seu­lement parce que, comme nous l'avons vu tout au long de ces pages, il s'agit chez l'un et chez l'autre du désir de l'homme, de sa conversion et de son destin, mais aussi par ce qu'on constate dans la vision globale de l'un et de l'autre, la même tendance à l'exhaustivité du regard : Augustin unifie par en haut, dans

154. Il serait intéressant de comparer le problème des rapports entre la recherche philoso­phique et la foi, tel qu'il est posé par la démarche de R. Girard avec le débat suscité naguère par l'œuvre de Bergson, en particulier dans les affirmations qui sont au terme des« deux sources"· Il est d'ailleurs étonnant que R. Girard ne mentionne pas Bergson, chez qui il aurait trouvé une justification et, dans une certaine mesure, un modèle de sa propre recherche. On constate en effet, chez l'un et chez l'autre, le même souci de réintégrer la dimension spirituelle et religieuse dans le champ de l'investigation philosophique, face à diverses formes du rationalisme positi­viste.

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une vision de sagesse théologique, ce que R. Girard unifie par en bas en inté­grant le domaine du religieux à une investigation dont il entend garder le caractère univoquement scientifique.

Et cependant, une fois encore, sur un fond de similitude apparaît entre les deux démarches une différence radicale. Alors que la vérité théologale est ouverte, chez Augustin, à tous les modes de sa découverte selon les divers degrés de la lumière donnée par Dieu à l'intelligence, la vérité reçoit chez R. Girard, au nom même de son exigence scientifique, un sens décidément uni­voque. S'il est possible à une sagesse d'inspiration augustinienne d'accueillir la réflexion de R. Girard comme une démarche apologétique et d'en assumer les conclusions, par en haut, comme des praeambula fidei, il ne peut être question de passer de la découverte « des choses cachées depuis la création du monde » à l'affirmation de leur vérité selon la certitude de la foi. Tel n'était pas, certes, le propros de R. Girard, mais on eût aimé qu'il rendît compte de cette limite inhé­rente à sa méthode parce que directement liée à la signification univoque de la vérité scientifique.

La différence que nous avons soulignée entre l'apocalypse et le saeculum n'est qu'une conséquence, au registre existentiel, de l'écart que nous venons d'observer dans la comparaison plus théorique au niveau de l'épistémologie. La recherche de R. Girard le fait aboutir à une vérité religieuse qui fait abstraction des dimensions concrètes, temporelles et charnelles, de la réalité humaine telle qu'elle apparaît aux yeux de Dieu dans son intégralité. Le terme proposé à la conversion est un dépassement qui consiste à évacuer la condition humaine avec ses contradictions et ses combats. Le salut de l'homme et de la cité est au bout du compte dans une certaine évasion. Comme si la fin de toute violence exigeait de l'homme qu'il sorte du siècle en renonçant à la complexité de sa nature. Pour Augustin, au contraire, le salut commence dans la regio dissimi­litudinis, la foi est une lumière qui révèle tout ensemble la béatitude la Patrie et la cohérence mystérieuse, intelligible au regard de Dieu qui appelle et qui attire, d'une existence vécue dans une quête incessante de la paix à travers l'ambiguïté du temps. La vérité n'est pas seulement au terme, elle permet d'inté­grer dès à présent des faits qui paraissent incompatibles au jugement de l'homme livré à lui-même, en particulier la contradiction entre l'idéal et l'inca­pacité où se trouve l'homme d'y atteindre par ses seules forces. A la différence de R. Girard, le temps de la conversion est pour Augustin celui où, dès à présent, dans les combats de ce monde, la grâce est à l'œuvre. Au contraire, l'homme tel que le décrit R. Girard, après la conversion, ne pourrait reprendre à son compte la parole qu'entendait S. Paul et qui est au cœur de l'expérience d'Augustin : « Ma grâce te suffit, car la puissance se déploie dans la fai­blesse155 ».

Il faut reconnaître cependant que peu de philosophes sont allés aussi loin que R. Girard dans la phénoménologie de la conversion. Sa réflexion sur l'homme

155. 2 Cor. 12, 9.

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fait pressentir l'intelligibilité de la Révélation et de la foi. Il discerne et indique où est le seuil mais il lui est impossible de dire comment on le franchit. La comparaison de son œuvre avec celle de S. Augustin en fait ressortir l'immense mérite dans l'élaboration d'une éthique chrétienne : il montre l'urgence du besoin de la grâce dans le cœur de l'homme, mais sans en révéler la source.

Dr Avital WOHLMAN

Université Hébraïque Jérusalem

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TABLE DES MATIÈRES

DoLBEAU François, « Zenoniana ». Recherches sur le texte et sur la tradition de Zénon de Vérone . . . . . . . 3-34

DESMULLIEZ Janine, Paulin de Nole. Études chronologi-ques (393-397) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 35-64

GORMAN Michael, The Text of Saint Augustine's << De Genesi ad litteram imperfectus liber » . . . . . . . . . . . 65-86

BouHOT Jean-Paul, L'homéliaire de Saint-Pierre du Vati-can au milieu du vue siècle et sa postérité. . . . . . . . . . 8 7-115

PHILLIPS N. - HUGLO M., Le ((De musica)) de saint Augustin et l'organisation de la durée musicale du 1xe au xne siècles . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 11 7-131

CHÂTILLON Jean, Un sermon du xne siècle en quête d'auteur: Richard de Saint-Victor, Geoffroy de Melrose, Geoffroy d'Auxerre ou Aelred de Riel-vaux ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 133-201

Fov1Aux Jacques, Les sermons donnés à Laon, en 1242, par le Chanoine Jacques de Troyes, futur Urbain IV. 203-256

WoHLMAN Avital, René Girard et saint Augustin. Anthro-pologie et théologie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 257-303

le Directeur: G. FOLLIET

IMPRIMERIE DE L'INDÉPENDANT A CHÂTEAU-GONTIER