ce qui est reste d'un rembrandt dechiré

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CE QUI EST RESTÉ D’UN REMBRANDT DÉCHIRÉ EN PETITS CARRÉS BIEN RÉGULIERS, ET FOUTU AUX CHIOTTES JEAN GENET

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CE QUI EST RESTÉ D’UN REMBRANDT DÉCHIRÉ EN PETITS CARRÉS BIEN RÉGULIERS, ET FOUTU AUX CHIOTTES

JEAN GENET

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Lesseulsmomentsdemaviequejepouvaistenirpourvrais,déchirantmonapparenceet laissant àdécouvert…quoi?unvidesolidequinecessaitdemeperpétuer?—jelesauraiconnuslorsdequelquescolèresvraimentsaintes,dansdestrouilleségalementbénies,etdanslerayon—lepremier—quiallaitdel’œild’unjeunehommeaumien,dansnotreregardéchangé.Enfindansceregardpassantduvoyageur,enmoi.Lereste,toutlereste,meparaissaitl’effetd’uneerreurd’optiqueprovoquéeparmonapparenceelle-mêmenécessairementtru-quée.Rembrandtlepremiermedénonça.Rembrandt!Cedoigtsévèrequiécartelesoripeauxetmontre…quoi?Uneinfinie,uneinfernaletransparence.

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3Ce qui est resté d’un Rembrandt…

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Cette édition de Ce qui est resté d’un rembrandt déchiré en petits carrés bien réguliers, et foutu aux chiottesa été tirée à mille deux cents exemplaires et imprimée sur Sirio Celeste 115 g. Le texte est composé en Garamond.

L’édition originale de cet ouvrage est constituée de cent exemplaires numérotés de 1 à 100, réservés aux membres de l’association Les éditions du Chemin de fer.

© éditions Gallimard, 1968© Les éditions du Chemin de fer, 2013, pour la présente éditionwww.chemindefer.orgISBN : 978-2-916130-54-5

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C’est seulement ces sortes de vérités, celles qui ne sont pas démontrables et même qui sont “fausses”, celles que l’on ne peut conduire sans absurdité jusqu’à leur extrémité sans aller à la négation d’elles et de soi, c’est celles-là qui doivent être exaltées par l’œuvre d’art. Elles n’auront jamais la chance ni la mal-chance d’être un jour appliquées. Qu’elles vivent par le chant qu’elles sont devenues et qu’elles suscitent.

Quelque chose qui me paraissait ressembler à une pourriture était en train de gangrener toute mon ancienne vision du monde. Quand un jour, dans un wagon, en regardant le voyageur assis en face de moi j’eus la révélation que tout homme en vaut un autre, je ne

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Notre regard peut être vif ou lent, cela dépend de la chose regardée autant, ou plus, que de nous. C’est pourquoi je parle de cette vélocité par exemple, qui précipite l’objet au-devant de nous, ou d’une lenteur qui le rend pesant.

Quand il se pose sur un tableau de Rembrandt (sur ceux de la fin de sa vie) notre regard se fait lourd, un peu bovin. Quelque chose le retient, une force grave. Pourquoi reste-t-on à regarder puisqu’on n’est pas d’abord enchanté par l’allégresse intellec-tuelle qui sait tout et tout de suite — de l’arabesque de Guardi par exemple ?

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Comme une odeur d’étable : quand, des personnages, je ne vois que le buste (Hendrijke à Berlin) ou seulement la tête, je ne peux m’empêcher de les imaginer debout sur du fumier. Les poitrines respirent. Les mains sont chaudes. Osseuses, noueuses, mais chaudes. La table du Syndic des Drapiers est posée sur de la paille, les cinq hommes sentent le purin et la bouse. Sous les jupes d’Hendrijke, sous les man-teaux bordés de fourrure, sous les lévites, sous l’extravagante robe du peintre les corps rem-plissent bien leurs fonctions : ils digèrent, ils sont chauds, ils sont lourds, ils sentent, ils chient. — Aussi délicat que soit son visage et grave son regard, la Fiancée

soupçonnais pas — ou plutôt si, obscu-rément je le sus, car soudain une nappe de tristesse s’abattit sur moi, et plus ou moins supportable, mais sensible, elle ne me quitta plus — que cette connais-sance entraînerait une si méthodique désintégration. Derrière ce qui était visible de cet homme, ou plus loin — plus loin et en même temps miraculeu-sement et désolamment proche — en cet homme — corps et visage sans grâce, laids, selon certains détails, ignobles même : moustaches sales, ce qui serait peu, mais dures, rigides, les crins plantés presque horizontalement au-dessus de la bouche minuscule, bouche gâtée, mollards qu’il envoyait entre ses genoux sur le plancher du wagon déjà sali par des mégots, du papier, des bouts de pain, enfin ce qui faisait en ces temps-là la saleté d’un compartiment de troisième classe, par le regard qui buta contre le mien, je

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juive a un cul. Ça se sent. Elle peut d’un moment à l’autre rele-ver ses jupes. Elle peut s’asseoir, elle a de quoi. Madame Trip aussi. Quant à Rembrandt lui-même, n’en parlons pas : dès son premier portrait sa masse char-nelle ne cessera de s’accélérer d’un tableau à l’autre jusqu’au dernier, où il arrive, définitif, mais non vidé de substance. Après qu’il a perdu ce qu’il avait de plus cher — sa mère et sa femme — on dirait que ce costaud va chercher à se perdre, sans politesse envers les gens d’Amsterdam, à disparaître socialement.

Vouloir n’être rien c’est une phrase qu’on entend souvent. Elle est chrétienne : Faut-il com-prendre que l’homme cherche à

découvris, en l’éprouvant comme un choc, une sorte d’identité universelle à tous les hommes. Mais non ! Cela ne se passa pas aussi vite, et pas dans cet ordre : c’est d’abord que mon regard buta (non se croisa, buta…) contre celui du voyageur, ou plutôt se fondit en ce regard. Cet homme venait de lever les yeux d’un journal, et tout simplement il les avait posés, sans y prendre garde sans doute, sur les miens qui, de la même manière accidentelle, le regardaient. Connut-il sur-le-champ la même émotion — et déjà le désarroi — que les miens ? Son regard n’était pas d’un autre : c’était le mien que je rencontrais dans une glace, par inadvertance et dans la solitude et l’oubli de moi. Ce que j’éprouvais je ne pus le traduire que sous cette forme : je m’écoulais de mon corps, et par les yeux, dans celui du voyageur en même temps que le voyageur s’écoulait dans le mien. Ou plutôt :

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perdre, à laisser se dissoudre ce qui, de quelque manière, le sin-gularise banalement, ce qui lui donne son opacité, afin, le jour de sa mort, de présenter à Dieu une pure transparence, même pas irisée ? Je ne sais pas et je m’en fous.

Pour Rembrandt, toute son œuvre me fait penser qu’il ne lui suffisait pas de se débarrasser de ce qui l’encombrait pour réussir cette transparence dite plus haut, mais de le transfor-mer, de le modifier, de lui faire servir l’œuvre. Défaire le sujet de ce qu’il a d’anecdotique et le placer sous une lumière d’éter-nité. Reconnu par aujourd’hui, par demain, mais aussi par les morts. Une œuvre offerte aux vivants d’aujourd’hui et de

je m’étais écoulé, car le regard fut si bref que je ne peux me le rappeler qu’avec l’aide de ce temps verbal. Le voyageur s’était remis à sa lecture. Stupéfié par ce que je venais de découvrir, c’est alors seulement que je songeai à examiner l’inconnu et j’en retirai l’impression de dégoût décrite plus haut : sous ses vête-ments froissés, râpés, ternes, son corps devait être sale et fripé. La bouche était molle et protégée par une mous-tache mal taillée, je me dis que cet homme était probablement veule, peut-être lâche. Il avait passé la cinquan-taine. Le train continuait à traverser avec indifférence des villages français. Le soir allait venir. L’idée de passer les minutes crépusculaires, celles de la complicité, avec ce partenaire, me gênait beaucoup.

Qu’est-ce donc qui s’était écoulé de mon corps — je m’éc… — et qu’est-ce

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demain mais pas aux morts de tous les âges, serait quoi ?

Un tableau de Rembrandt non seulement arrête le temps qui faisait le sujet s’écouler dans le futur, mais il le fait remonter aux plus hautes époques. Par cette opération, Rembrandt fait appel à la solennité. Il découvre donc pourquoi, à chaque instant, chaque événement est solennel : pour cela sa propre solitude le renseigne.

Mais il faut aussi restituer ce solennel sur la toile et c’est alors que son goût de la théâtralité — si vif quand il a vingt-cinq ans — va le servir. Il est possible que son immense chagrin — la mort de Saskia — ait détourné Rembrandt de toutes les joies

qui de ce voyageur s’écoulait de son corps ? Cette désagréable expérience ne se renouvela plus, ni dans sa fraîche sou-daineté ni dans son intensité, mais ses prolongements en moi ne cessèrent jamais d’être perçus. Ce que j’avais connu dans le wagon me parut res-sembler à une révélation : passé les accidents — ici répugnants — de son apparence, cet homme recélait puis me laissait déceler ce qui le faisait iden-tique à moi. (J’écrivais d’abord cette phrase mais je la corrigeai par celle-ci, plus exacte et plus désolante : je connaissais que j’étais identique à cet homme.) Était-ce parce que tout homme est identique à un autre ? Sans cesser de méditer durant le voyage, et dans une sorte de dégoût de moi-même, j’en vins très vite à croire que c’était cette identité qui permettait

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