baby loup - avis ag marin

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    Pourvoi n E 13-28.369 Dcision attaque : Paris, 27 novembre 2013 Madame Fatima Afif C/ Association Baby Loup ____________________ Jean-Claude Marin, Procureur General

    AVIS du Procureur Gnral

    La libert consiste pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas autrui : ainsi, l'exercice des droits naturels de chaque homme n'a de bornes que celles qui assurent aux autres membres de la socit la jouissance de ces mmes droits. Ces bornes ne peuvent tre dtermines que par la Loi. (Article 4 de la Dclaration des droits de lHomme et du citoyen de 1789). Laffaire qui est soumise aujourdhui lAssemble plnire de cette Cour est particulirement importante tant par les questions juridiques quelle soulve que par les dbats de socit quelle suscite. Il est peu de dire que larrt qui va tre rendu est attendu avec grand intrt. Cette affaire a en effet connu un retentissement exceptionnel dans la socit civile en raison des questions quelle pose et qui nous concernent tous : libert de manifester sa religion, libert de ne pas avoir de religion, protection des jeunes enfants, droit des femmes, lacit etc. Ce retentissement sest traduit par de nombreux articles dans la presse, des dbats, des affirmations dopinions diverses. Mais, et ce qui est plus rare, ce foisonnement de commentaires et de prises de positions a galement atteint la doctrine. Un rapide examen du site internet Doctrinal permet de recenser au moins 56 articles de doctrine ayant dans leurs titres les termes Baby-Loup . Il est permis, toutefois, de se demander si lintensit du dbat nest pas lie au fait que la libert de manifester sa religion consistait, en lespce, dans le fait, pour une femme, du droit de porter un voile islamique. Or, on sait combien cette question agite et travaille notre socit franaise depuis presque vingt ans. Cependant, lexcessive sensibilit du contexte dans lequel se droule le litige ne doit pas faire oublier que lAssemble plnire de la Cour est runie, non pas pour trancher, de manire gnrale, la question du port du voile mais, simplement, pour dire si et dans quelles conditions un employeur priv peut, dans lentreprise, limiter la libert de manifester ses convictions religieuses.

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    Ainsi, 36 ans aprs larrt Dame Roy1 dans lequel elle avait t amene se prononcer sur la question de la libert religieuse dans lentreprise dans un litige opposant une salarie dun tablissement denseignement catholique qui avait t licencie pour stre remarie aprs un divorce, attitude juge contraire la position de lEglise catholique, lAssemble plnire de la Cour se prononce nouveau sur une question relative la libert de conscience. Mais, depuis 1978, ltat du droit et ltendue du champ dintervention des liberts individuelles ainsi que la protection contre leur violation ont beaucoup volu. Un bref rappel des faits et de la procdure permet de cadrer le dbat. I - Rappel des faits et de la procdure Lemployeur, lassociation Baby-Loup (ci-aprs Baby Loup ), est une association sans but lucratif qui assure la gestion dune crche au sein du quartier No Chanteloup les Vignes, dans les Yvelines. Ses statuts noncent que son but est de dvelopper une action oriente vers la petite enfance en milieu dfavoris, et en mme temps duvrer pour linsertion sociale et professionnelle des femmes du quartier . Le rglement intrieur tabli en 1990 prcisait que le personnel doit avoir un rle complmentaire celui des parents pour ce qui est de lveil des enfants. Dans lexercice de son travail, celui-ci doit respecter et garder la neutralit dopinion politique et confessionnelle en regard du public accueilli . Un nouveau rglement intrieur entr en vigueur le 15 juin 2003 nonce que, de manire gnrale, les membres du personnel doivent adopter, dans l'exercice de leurs fonctions, une tenue, un comportement et des attitudes qui respectent la libert de conscience et la dignit de chacun et prcise que le principe de la libert de conscience et de religion de chacun des membres du personnel, ne peut faire obstacle au respect des principes de lacit et de neutralit qui s'appliquent dans l'exercice de l'ensemble des activits dveloppes par Baby Loup, tant dans les locaux de la crche, ses annexes ou en accompagnement extrieur des enfants confis la crche l'extrieur . Mme Afif a t engage par lassociation compter du mois de dcembre 1991 selon un contrat emploi-solidarit puis selon un contrat de qualification et enfin selon un contrat dure indtermine prenant effet le 1er janvier 1997, en qualit dducatrice et directrice adjointe de la crche. Mme Afif a pris un cong de maternit puis un cong parental entre le mois de mai 2003 et le 8 dcembre 2008. Lors de la reprise de son travail, elle sest prsente revtue dun voile islamique. A la suite de son refus de retirer ce voile et aprs plusieurs incidents avec la direction

    1 Ass. Plen. 19 mai 1978, Bull n 1

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    de lassociation, elle a fait lobjet dune mesure de mise pied conservatoire puis a t licencie pour faute grave par lettre du 19 dcembre 2008. La lettre de licenciement est motive essentiellement par le refus de respecter le rglement intrieur et par le refus de se soumettre la mesure de mise pied. Mme Afif a saisi la juridiction prudhomale pour faire juger, au principal, quelle avait t victime dune discrimination fonde sur sa religion et, subsidiairement, que son licenciement tait sans cause relle et srieuse. Par jugement du 13 dcembre 2010, le conseil de prudhommes de Mantes la Jolie a considr que le rglement intrieur tait licite et que Mme Afif tait tenue de le respecter. Il a, en consquence, jug que, en refusant de sy soumettre, elle a fait preuve dune insubordination caractrise et que son licenciement pour faute grave tait justifi. Il a dbout Mme Afif de ses prtentions. Ce jugement a t confirm par la cour dappel de Versailles dans un arrt du 27 octobre 2011, lequel a t cass par un arrt de la chambre sociale de cette Cour du 19 mars 2013. Laffaire ayant t renvoye devant la cour dappel de Paris, cette dernire a, par arrt du 27 novembre 2013, confirm le jugement du conseil de prudhommes. Cest cet arrt qui est dfr la censure de lassemble plnire. II - Discussion 1 - Observations liminaires Tels quils viennent dtre rsums, les faits saillants de ce litige font apparaitre une problmatique assez classique en droit du travail : celle de lexercice, par le salari, de ses liberts individuelles dans le cadre de ses relations avec lemployeur, au temps et sur le lieu du travail. Dans cette affaire, lemployeur, une association qui gre une crche, souhaite, pour des raisons sur lesquelles nous reviendrons plus longuement, que son personnel fasse preuve de neutralit, notamment en sabstenant de manifester sa religion. Face elle, une salarie, employe depuis plusieurs annes et qui, jusque l, avait respect cette obligation de neutralit, souhaite, lors de son retour aprs une absence assez longue de lentreprise, manifester ses convictions religieuses par le port dun voile. Le port du voile dit islamique est revendiqu par elle comme une manifestation de sa foi. Nous sommes donc bien dans le cadre dun conflit entre la libert pour un employeur de choisir un certain modle de fonctionnement de son entreprise et lexercice dune libert individuelle par un salari, au temps et sur le lieu du travail. Un bref rappel des rgles existantes est ncessaire.

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    A - La rglementation de la protection des liberts individuelles des salaris La protection des liberts individuelles des salaris dans le droit du travail a toujours t une question intrinsquement lie au fait que le contrat de travail cre un lien de subordination entre lemployeur et le salari. En effet, le salari consacre une grande partie de son temps son travail. Durant cette priode, il est sous la subordination de son employeur et tenu dexercer ses fonctions sous le contrle et lautorit de ce dernier. Cest la dfinition mme du contrat de travail. Cependant, par le contrat de travail, le salari met la disposition de lemployeur sa force de travail mais non sa personne 2. Ainsi, il est ais de concevoir que lorsque le salari nest pas au travail, son employeur ne se proccupe en rien de son comportement. Mais, du fait quil ne met pas sa personne la disposition de lemployeur, le salari conserve, mme pendant le temps de travail, des liberts sur lesquelles lemployeur ne peut empiter. Le pouvoir de lemployeur est donc restreint dans ce domaine. Ainsi a-t-on t amen assez tt tablir une distinction entre la vie personnelle , ou la vie extra-professionnelle du salari, et sa vie professionnelle. Le premier avoir thoris cette question est le Professeur Despax dans un article paru en 19633 dans lequel, partant du constat que, bien que vie professionnelle et vie personnelle soient en principe tanches, cette cloison est en ralit parfois poreuse, puisque des agissements du salari sont susceptibles dinterfrer sur son travail. Selon cet auteur, la condition salariale est alors comme estompe mais elle reste toujours prsente . Le rle de la jurisprudence a t de dfinir la frontire entre vie professionnelle et vie personnelle et darbitrer les dbordements de lune sur lautre. Cette protection de la vie personnelle du salari entendue au sens large, dans le cadre du contrat de travail, va trouver une conscration lgislative et rglementaire, il y a une trentaine dannes, par le biais de la protection des liberts individuelles des salaris dans le travail. Le lgislateur na pas protg de manire explicite la vie personnelle des salaris, mais a pos des interdits afin de protger leurs liberts individuelles dans lexercice de leurs activits professionnelles, sans toutefois en dfinir prcisment le contenu. Ce sont les lois dites Auroux qui ont rglement pour la premire fois ces questions. En effet, la loi du 4 aot 1982 a cr larticle L 122-35 du code du travail aux termes duquel le rglement intrieur ne peut apporter aux droits des personnes et des liberts individuelles et collectives, des restrictions qui ne seraient pas justifies par la nature de la tche accomplir ni proportionnes au but recherch ni comporter des dispositions lsant les salaris dans leur emploi ou leur travail en raison de leur sexe, de leurs murs, de leur situation de famille, de 2 Jean Rivero. Droit social, mai 1982, p. 417 et suivantes. 3 Michel Despax : La vie extra-professionnelle du salari et son incidence sur le contrat de travail.. JCP 1963, I, n 1776.

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    leurs origines, de leurs opinions ou confession ou de leur handicap capacit professionnelle gale. Cette mme loi du 4 aot 1982 a galement pos, dans un article L 122-45 le principe de linterdiction de toute sanction ou licenciement fonds sur un motif discriminatoire prohib, lesquels taient quasiment identiques ceux noncs larticle L 122-35 et la conviction religieuse figurait parmi ces motifs. Dix ans plus tard, la loi du 31 dcembre 1992 a ajout un article L 120-2 au code du travail aux termes duquel nul ne peut apporter aux droits des personnes et aux liberts individuelles et collectives des restrictions qui ne seraient pas justifies par la nature de la tche accomplir ni proportionnes au but recherch . Il est noter que larticle L 120-2 reprenait en substance la premire partie de larticle L 122-35 mais tendait la prohibition de latteinte aux liberts individuelles au-del du rglement intrieur. Donc, ds 1982 et, de manire plus large, depuis 1992, lemployeur ne peut pas discriminer les salaris en se fondant sur certains motifs numrs dans une liste qui na cess de sallonger et ne peut porter une atteinte aux liberts individuelles qui ne soit pas justifie par la nature de la tche accomplir ni proportionne au but recherch. La rglementation actuelle est la suivante : Le code du travail, dans le livre premier de la partie rglementant les relations individuelles du travail, distingue les Droits et liberts dans lentreprise et les Discriminations . Le chapitre unique du Titre II consacr aux Droits et liberts dans lentreprise comprend un article L. 1121-1, lequel est ainsi libell : Nul ne peut apporter aux droits des personnes et aux liberts individuelles et collectives de restrictions qui ne seraient pas justifies par la nature de la tche accomplir ni proportionnes au but recherch. Le Titre III relatif aux Discriminations contient, notamment, les dispositions suivantes. Larticle L. 1132-1 nonce : [] aucun salari ne peut tre sanctionn, licenci ou faire l'objet d'une mesure discriminatoire, directe ou indirecte, [], notamment en matire de rmunration, [], de mesures d'intressement ou de distribution d'actions, de formation, de reclassement, d'affectation, de qualification, de classification, de promotion professionnelle, de mutation ou de renouvellement de contrat en raison de son origine, de son sexe, de ses murs, de son orientation ou identit sexuelle, de son ge, de sa situation de famille ou de sa grossesse, de ses caractristiques gntiques, de son appartenance ou de sa non-appartenance, vraie ou suppose, une ethnie, une nation ou une race, de ses opinions politiques, de ses activits

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    syndicales ou mutualistes, de ses convictions religieuses, de son apparence physique, de son nom de famille, de son lieu de rsidence ou en raison de son tat de sant ou de son handicap. Larticle L. 1132-4 prcise que toute disposition ou tout acte pris l'gard d'un salari en mconnaissance des dispositions du prsent chapitre est nul . Toutefois, larticle L 1133-1 autorise les diffrences de traitement fondes sur un motif prohib lorsquelles rpondent une exigence professionnelle essentielle et dterminante et pour autant que lobjectif soit lgitime et lexigence proportionne . Enfin, les dispositions rgissant le rglement intrieur figurent dans le livre troisime de la partie du code du travail relative aux relations individuelles du travail Parmi ces dispositions, larticle L. 1321-3 du code du travail prcise : Le rglement intrieur ne peut contenir: [] 2 Des dispositions apportant aux droits des personnes et aux liberts individuelles et collectives des restrictions qui ne seraient pas justifies par la nature de la tche accomplir ni proportionnes au but recherch ; 3 Des dispositions discriminant les salaris dans leur emploi ou leur travail, capacit professionnelle gale, en raison de leur origine, de leur sexe, de leurs murs, de leur orientation ou identit sexuelle, de leur ge, de leur situation de famille ou de leur grossesse, de leurs caractristiques gntiques, de leur appartenance ou de leur non-appartenance, vraie ou suppose, une ethnie, une nation ou une race, de leurs opinions politiques, de leurs activits syndicales ou mutualistes, de leurs convictions religieuses, de leur apparence physique, de leur nom de famille ou en raison de leur tat de sant ou de leur handicap Il est noter que le 2 et le 3 de larticle L. 1321-3 ne font que reprendre, pour le rglement intrieur, les obligations plus gnrales nonces aux articles L. 1121-1 et L. 1132-1. A ce stade de lexpos, il convient de faire deux constats :

    - dune part, le code du travail ne prcise pas en quoi consistent les liberts individuelles qui sont protges dans lentreprise.

    - dautre part, la rglementation distingue deux notions : la discrimination et latteinte aux liberts individuelles.

    Il convient de reprendre ces deux lments.

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    B - La notion de liberts individuelles Les liberts individuelles ne sont pas dfinies dans le code du travail. Leur dfinition et ltendue de ce quelles recouvrent doivent tre recherches dans dautres normes suprieures telles que la Constitution ou les conventions internationales. Compte tenu du litige en cause, nous ne nous intresserons qu la libert de conscience. Larticle 10 de la Dclaration des droits de lHomme et du citoyen de 1789 qui fait partie intgrante de notre Constitution nonce que nul ne doit tre inquit pour ses opinions, mme religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas lordre public. Demble, il convient de remarquer que la libert de religion prsente deux aspects : un aspect absolu et un aspect relatif. Ce qui est absolu, cest la libert de choisir sa religion et den changer sa guise. Ce qui est relatif, cest la libert de manifester sa religion. Cette manifestation ne doit pas troubler lordre public. Cette distinction entre croyance et manifestation de cette croyance se traduit concrtement par ce quon appelle le for interne et le for externe . Le for interne, cest la conviction intime, la foi profonde. Cette libert est absolue et inviolable. Le for externe cest la manifestation extrieure des croyances ou des convictions. Cette manifestation peut se heurter aux autres croyances, gnrer des conflits, troubler lordre public. Cest la raison pour laquelle la libert de manifester sa conviction nest pas absolue.4 Cette distinction entre libert absolue de croire et libert relative de manifester sa foi se retrouve dans les chartes et dclarations de droits plus rcentes. Ainsi, larticle 9 de la Convention europenne de sauvegarde des droits de lHomme et des liberts fondamentales nonce : 1 - Toute personne a droit la libert de penser, de conscience et de religion, ce qui implique la libert de changer de religion ou de conviction, ainsi que la libert de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public ou en priv, par le culte, lenseignement, les pratiques et laccomplissement des rites. 2- La libert de manifester sa religion ou ses convictions ne peut faire lobjet dautres restrictions que celles qui, prvues par la loi, constituent des mesures ncessaires, 4 Sur la distinction entre le for interne et le for externe, voir Ph. Waquet, Vie personnelle et vie professionnelle du salari. Les Cahiers sociaux du Barreau de Paris, 1994, p. 289 et Ph. Waquet. Loyaut du salari dans les entreprises de tendance. Gaz. Pal. 1996, p. 1427.

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    dans une socit dmocratique, la scurit publique, la protection de lordre, de la sant ou de la morale publiques, ou la protection des droits et liberts dautrui . Il peut demble tre soulign que le libell de cette disposition distingue, comme larticle 10 de la Dclaration des droits de lHomme et du citoyen deux aspects dans la libert de conviction : la foi et la manifestation de la foi. En effet, aprs avoir prcis en quoi consiste la libert de manifester sa conviction, larticle 9 prcise que cette libert peut tre limite dans certains cas et, notamment, pour la protection des droits et liberts dautrui. Larticle 10 de la charte des droits fondamentaux de lUnion europenne qui, aux termes de larticle 6 du trait sur lUnion europenne, a la mme valeur juridique que les traits europens, proclame la libert de pense, de conscience et de religion dans les termes suivants : 1 Toute personne a droit la libert de pense, de conscience et de religion. Ce droit implique la libert de changer de religion ou de conviction, ainsi que la libert de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public ou en priv, par le culte, lenseignement, les pratiques ou laccomplissement des rites. [] Il est noter que cette disposition, contrairement larticle 9 de la Convention europenne de sauvegarde des droits de lHomme et des liberts fondamentales ne prcise pas la possibilit de restreindre la libert de manifester sa conviction. Cependant, larticle 52 de la charte prcise que des limitations aux droits et liberts reconnus par la charte doivent tre prvues par la loi et quelles ne peuvent tre apportes que si elles sont ncessaires et rpondent effectivement des objectifs dintrt gnral reconnus par lUnion ou au besoin de protection des droits et liberts dautrui. Enfin, le lien entre la charte et la Convention europenne des droits de lHomme est prvu larticle 52, paragraphe 3, dans les termes suivants : Dans la mesure o la prsente Charte contient des droits correspondant des droits garantis par la Convention europenne de sauvegarde des droits de l'Homme et des liberts fondamentales, leur sens et leur porte sont les mmes que ceux que leur confre ladite convention. Cette disposition ne fait pas obstacle ce que le droit de l'Union accorde une protection plus tendue. Il ressort de ce bref expos que la libert de manifester ses convictions nest jamais considre comme absolue, des restrictions pouvant, sous certaines conditions, lui tre apportes. A cet gard, tant larticle 9 de la Convention europenne de sauvegarde des droits de lHomme et des liberts fondamentales que larticle 52 de la charte des droits

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    fondamentaux de lUnion europenne prcisent que la libert de manifester ses convictions religieuses peut tre limite par la loi. Que faut-il entendre par les termes prvues par la loi ? Sur ce point, Monsieur le conseiller rapporteur relve que Selon la Cour europenne des droits de lhomme, les mots prvues par la loi signifient que la mesure incrimine doit avoir une base en droit interne, mais ils impliquent aussi la qualit de la loi : ils exigent laccessibilit de celle-ci aux personnes concernes et une formulation assez prcise pour leur permettre de prvoir, un degr raisonnable dans les circonstances de la cause, les consquences pouvant rsulter dun acte dtermin . Daprs la jurisprudence constante de la Cour, la notion de loi doit tre entendue dans son acception matrielle et non formelle . En consquence, elle y inclut lensemble constitu par le droit crit, y compris des textes de rang infralgislatif, ainsi que la jurisprudence qui linterprte 5. Selon les termes de la Cour de Strasbourg, [] la loi doit se comprendre comme englobant le texte crit et le droit labor par les juges (). En rsum, la loi est le texte en vigueur tel que les juridictions comptentes lont interprt.6 Il importe avant tout que la loi nationale prsente le double caractre dtre accessible et prvisible . Il faut que la norme en cause soit nonce avec assez de prcision pour permettre au citoyen de rgler sa conduite; en sentourant au besoin de conseils clairs, il doit tre mme de prvoir, un degr raisonnable dans les circonstances de la cause, les consquences de nature driver dun acte dtermin 7. Lorsque les actes dnoncs sont commis par des socits prives et non par un Etat, la Cour sassure que le juge procde un examen approfondi de la lgitimit et de la proportionnalit de la mesure litigieuse adopte par un employeur8. Le code du travail franais prcise le cadre dans lequel lemployeur est autoris porter atteinte des liberts individuelles. Tout dabord, le code du travail autorise lemployeur apporter aux droits des personnes et aux liberts individuelles des restrictions lorsquelles sont justifies par la nature de la tche accomplir et proportionnes au but recherch (article L. 1121-1). Ce mme code reconnat ensuite lemployeur la possibilit de traiter diffremment les salaris entre eux lorsque cela rpond une exigence professionnelle essentielle et dterminante et pour autant que lobjectif soit lgitime et lexigence proportionne (article L. 1133-1).

    5 Rapport, p. 44. 6 CEDH. 10 novembre 2005, Leyla ahin / Turquie, 88. 7 CEDH, Dahlab / Suisse, arrt du 15 fvrier 2001, n 42393/98, 2001-V. cit au Rapport, p. 44, paragraphe 3. Voir, en sens contraire, sur labsence de prvisibilit de la loi, CEDH, 30 septembre 2011, Association des Tmoins de Jehova / France, Requte n 8916/05. 8 CEDH, 15 janvier 2013, Eweida et autres / Royaume-Uni, n 48420/10, 59842/10, 51671/10 et 36516/10.

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    Enfin, des dispositions permettent lemployeur, lorsquil labore le rglement intrieur, de prvoir des rgles qui portent atteinte aux liberts individuelles, ainsi que les sanctions en cas de contravention ces rgles, pourvu que ces restrictions soient justifies par la nature de la tche accomplir et proportionne au but recherch. Il nest pas inutile dajouter que la conformit des mesures adoptes par les employeurs avec ces dispositions du code du travail sont troitement encadres, tant par linspection du travail que par les juridictions du travail, sous le contrle vigilant de la chambre sociale de la Cour de cassation. Il apparat donc que les atteintes par lemployeur la libert des salaris de manifester leurs convictions religieuses sont bien prvues par la loi au sens, tant de larticle 9 de la Convention europenne de sauvegarde des droits de lHomme et des liberts fondamentales que de larticle 52 de la charte des droits fondamentaux de lUnion europenne et que la clause du rglement intrieur de Baby Loup remplit galement la condition dtre prvue par la loi . C - Atteinte aux liberts individuelles et discriminations prohibes Il ressort de lexpos de la rglementation en vigueur que la protection des liberts individuelles des salaris dans lentreprise prsente deux aspects assez distincts :

    - dune part, la protection des liberts individuelles contre les atteintes qui y sont portes. Ces atteintes, pour tre tolres, doivent tre justifies par la nature de la tche accomplir et proportionnes au but recherch ;

    - dautre part, les discriminations directes fondes sur des motifs limitativement numres qui, elles, ne peuvent justifies que lorsquelles rpondent une exigence professionnelle essentielle et dterminante et pour autant que lobjectif soit lgitime et lexigence proportionne.

    La diffrence de rgime juridique entre la discrimination directe fonde sur un motif prohib et latteinte une libert individuelle repose sur le fait que, ainsi quil vient dtre dit, latteinte la libert individuelle peut tre justifie de manire plus souple que la diffrence de traitement fonde sur un motif prohib. Cette diffrence existe galement au niveau de la sanction encourue. Latteinte une libert individuelle se traduira par loctroi de dommages-intrts alors que la mesure ou lacte fond sur un motif discriminatoire prohib est atteint de nullit, donc inexistant9. En matire de licenciement, cela se traduit par le fait que le licenciement prononc en violation dune libert individuelle sera qualifi de licenciement sans cause relle et srieuse et donnera lieu loctroi de dommages intrts alors que celui fond sur un motif discriminatoire prohib sera nul et le salari devra tre rintgr.

    9 Article L. 1132-4 du Code du travail

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    Certes, la prohibition des discriminations a parfois pour objet la protection de liberts individuelles. Cela ne signifie cependant pas que toute atteinte une libert individuelle sanalyse en une discrimination. Il est donc important de distinguer les deux concepts. Selon larticle 1er de la loi n 2008-496 du 27 mai 2008,10 la discrimination directe est constitue lorsquune personne est traite de manire moins favorable quune autre ne lest, ne la t ou ne laura t dans une situation comparable sur le fondement dun motif prcis. La discrimination dans le travail est donc le fait de se fonder sur des motifs prcis et limitativement numrs, soit lorigine, le sexe, les murs, lorientation sexuelle, lge, lappartenance une ethnie, une race ou une nation, la situation de famille, la grossesse, la religion, lengagement syndical, etc., pour prendre des mesures dfavorables un salari telles que refuser de lengager, bloquer son avancement, le licencier, le sanctionner, moins le payer. La discrimination peut exister sans quil soit absolument ncessaire deffectuer une comparaison avec dautres salaris. La comparaison ne doit se faire quavec la situation qui aurait t celle si le motif de discrimination navait pas exist. Cependant, pour tablir que le traitement dfavorable est la consquence de lexistence dun motif de discrimination, il est souvent ncessaire deffectuer une comparaison, sauf si la mesure comporte, en elle-mme, le motif de discrimination comme, par exemple, une prime rserve aux seuls hommes ou aux seules femmes. Ainsi, une femme ne pourra se plaindre quelle fait lobjet dune discrimination en raison de son sexe que si elle tablit que seuls les hommes sont mieux pays ou ont un avancement plus rapide ou ne sont pas licencis. Par exemple, la Cour de justice de lUnion europenne, saisie dune question prjudicielle par la chambre sociale de cette Cour, a rcemment jug quune convention collective qui rserve le bnfice dune prime aux salaris maris et la refuse aux couples lis par un PACS est une mesure discriminatoire fonde sur lorientation sexuelle en ce quelle dsavantage les homosexuels dans la mesure o ces derniers ne pouvaient pas ( lpoque) se marier et ne disposaient que du PACS comme cadre juridique pour une union conjugale11. Sagissant dune discrimination directe justifie par une exigence professionnelle essentielle et dterminante, la Cour de justice de lUnion europenne a jug quune rglementation fixant 30 ans la limite dge pour accder un emploi de pompier tait justifie par la ncessit davoir recours des personnes assez jeunes12 La discrimination indirecte a un rgime distinct qui se rapproche de celui des atteintes aux liberts individuelles. Une discrimination est indirecte lorsquune pratique ou une mesure apparemment neutre entrane un dsavantage particulier pour certaines personnes par rapport dautres. Ainsi, une pratique ou une mesure sera discriminatoire si son application a pour rsultat que certaines catgories de

    10 Loi n 2008-496 du 27 mai 2008 portant diverses dispositions dadaptation au droit communautaire dans le domaine de la lutte contre les discriminations 11 CJUE, 12 dcembre 2013, Hay, C-267/12. 12 CJUE, 12 janvier 2010, Wolf, C-229/08

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    salaris, les femmes, les noirs, les musulmans, les homosexuels, les salaris jeunes ou gs, sont, dans une large mesure moins bien traites que les autres. La discrimination indirecte peut tre justifie si la pratique ou la mesure qui se rvle discriminatoire cherche atteindre un but lgitime et que les moyens pour raliser ce but sont ncessaires et appropris13. En labsence dune telle justification, la mesure ou lacte fond sur un motif discriminatoire prohib est atteint de nullit, donc inexistant. La Cour de Luxembourg rappelle rgulirement que le principe de non discrimination interdit tant de traiter de manire diffrente des situations similaires que de traiter de la mme manire des situations diffrentes14. Mme Afif a introduit son action prudhomale en soutenant quelle a t victime dune discrimination en raison de sa religion. Dans le cadre de son pourvoi, elle reproche la cour dappel de ne pas avoir reconnu cette discrimination. Dans son arrt du 19 mars 2013, la chambre sociale a considr que le licenciement de Mme Afif a t prononc pour un motif discriminatoire et quil est, de ce fait, nul. La chambre sociale a dduit cette nullit du fait que la clause du rglement intrieur instaurant une restriction gnrale et imprcise, ne rpondait pas aux exigences de larticle L 1321-3 du Code du travail . Donc, du fait que la clause du rglement intrieur portait atteinte une libert individuelle qui ntait pas justifie par la nature de la tche accomplir ni proportionne au but recherch (article L 1321-3, 2), la chambre sociale a dduit quil existait une discrimination fonde sur les convictions religieuses (article L 1321-3, 3). Ce faisant, la chambre sociale parait avoir confondu une atteinte aux liberts individuelles et une discrimination fonde sur un motif prohib. Or, toute atteinte une libert individuelle rsultant du caractre trop gnral dune clause dun rglement intrieur ne constitue pas ncessairement une discrimination. Le lgislateur a bien pris soin de sparer et distinguer les deux notions : atteinte aux liberts et discrimination. Sil apparat bien que Mme Afif a t licencie pour avoir manifest ses convictions religieuses, et donc quil a bien t port atteinte lune de ses liberts individuelles, il convient de se demander si, comme elle le soutient, il sagit dune discrimination fonde sur ses convictions religieuses Or, sil est clair que Mme Afif a t licencie parce quelle manifestait sa religion dans lentreprise en violation des consignes de lemployeur, il nest pas tabli que cest en raison mme de sa confession musulmane. En effet, il nest pas soutenu ou prouv, que dautres salaris de confession musulmane ont t sanctionns du fait de leur appartenance cette religion, ni que linterdiction de manifester sa religion ne visait, en ralit, que les salaris de cette 13 Article 1er, alina 2, de la loi n 2008-496 du 27 mai 2008 14 Voir, notamment, CJUE 27 janvier 2005 C-422/02 P, point n 33.

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    confession, ni enfin que ces mmes salaris auraient t traits diffremment des autres dans leur emploi ou leur travail capacit professionnelle gale du fait de leur confession. Il dcoule de ces lments que ce nest pas la foi musulmane qui a motiv le licenciement de Mme Afif mais la seule manifestation de cette foi. Mme Afif na donc pas t discrimine en raison de sa foi mais elle a subi une atteinte sa libert de manifester cette foi. Cet lment est fondamental pour la clart du dbat en raison des consquences diffrentes attaches la discrimination et latteinte aux liberts individuelles. La libert qui se trouve au centre du dbat est la libert religieuse ou, plus prcisment, la libert de manifester sa religion.

    * * * La cour dappel de Paris, dans larrt attaqu, a considr que Baby Loup peut tre qualifie dentreprise de conviction en mesure dexiger la neutralit de ses employs . Cette qualit autorisait lassociation dimposer son personnel une neutralit confessionnelle. La cour dappel en a conclu que la libert de conscience de ce personnel ne pouvait faire obstacle au respect des principes de lacit et de neutralit.qui sappliquaient dans lentreprise. La qualification dentreprise de conviction est fortement conteste par Mme Afif dans le premier moyen du pourvoi. En effet, selon elle, Baby Loup nest pas une entreprise de tendance ou de conviction car son objet statutaire nexprime aucune adhsion une doctrine philosophique ou religieuse (premire branche), que la ncessit de protger la libert de conscience des enfants et la pluralit religieuse des femmes accueillies ne sont pas constitutivement lies une entreprise de conviction (deuxime et troisime branches), que la neutralit nimpose au salari ladhsion aucun choix philosophique (quatrime branche) ; que la lacit est un principe constitutionnel dorganisation de lEtat qui ne peut fonder une thique philosophique dont un employeur pourrait se prvaloir pour imposer la neutralit ses salaris (cinquime branche et sixime branches), que la cration dun nouveau type dentreprise de conviction ne peut rsulter que de la loi et non du juge (septime branche). Au vu de la motivation de la cour dappel et de lnonc du premier moyen de cassation, il convient de sinterroger sur la situation de Baby Loup au regard du concept dentreprise de conviction. 2 Entreprise de tendance entreprise de conviction Lorsque la cour dappel qualifie Baby Loup dentreprise de conviction, elle se rfre expressment la jurisprudence de la Cour europenne des droits de lHomme et au droit de lUnion. Cependant, aux termes entreprise de conviction , la doctrine franaise prfre les termes entreprise de tendance .

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    A Lentreprise de tendance dans la jurisprudence franaise Traditionnellement, la doctrine franaise nemploie pas la notion dentreprise de conviction mais utilise plutt les termes entreprise de tendance 15. Cette notion est un emprunt au droit allemand et au droit italien. Le droit allemand reconnat en effet lexistence dune Tendenzbetrieb, lorsque lorganisation et la manire de travailler sont orientes vers lun des but dfinis au 118 BetrVG et que ce caractre nest pas accessoire pour lentreprise. Ces buts sont politiques, confessionnels, ducatifs, scientifiques, artistiques, de cohsion, ou de charit. La France ne reconnat pas lgalement cette catgorie dentreprise. Cependant, dans les annes 1990, il a t admis que dans certaines entreprises, en gnral, des associations, des syndicats, des partis politiques, des glises, des groupements caractre religieux dans lesquels une idologie, une morale, une philosophie ou une politique est expressment prne, lemployeur peut exiger de ses salaris une certaine communaut de pense ou ladhsion certaines valeurs dfendues par lentreprise. Dans ces entreprises, il est admis que la libert religieuse ou dopinion du salari puisse tre moins grande que dans les autres entreprises. Le salari dune telle entreprise ne peut prner une philosophie, avoir un comportement ou des murs en contradiction flagrante avec les valeurs proclames par lentreprise. En labsence de conscration lgale, la Cour de cassation sest trouve confronte certaines problmatiques qui lont conduit prendre en compte la spcificit des entreprises de tendance. Dans une premire affaire, sagissant dune salarie dun tablissement denseignement catholique qui avait t licencie pour stre remarie aprs un divorce, lAssemble plnire de la Cour16 a jug que les convictions religieuses de la salarie avaient t prises en considration et incorpores volontairement dans le contrat de travail et en taient devenues une partie essentielle et dterminante. Il sagissait donc, dans cet arrt, dune application stricte du principe du consensualisme contractuel dcoulant de larticle 1134 du code civil. Cet arrt a t rendu sur avis contraire du Premier avocat gnral Schmelck qui avait considr que le simple fait que lemployeur soit un tablissement catholique attach la rgle canonique de lindissolubilit de lunion conjugale est insuffisant pour lui permettre denfreindre le principe dordre public de la libert du mariage en licenciant son employ pour le motif quil sest remari ds lors quil nest pas tabli que le second mariage avait rellement compromis les buts ducatifs propres ltablissement . Il convient de remarquer que le Premier avocat gnral Schmelck admettait que le licenciement aurait pu tre justifi si le remariage avait eu pour effet de compromettre 15 Il semble que les termes entreprise de tendance sont apparus pour la premire fois dans la note du Doyen Waquet Loyaut du salari dans les entreprises de tendance , prcite. 16 Ass. Plen. 19 mai 1978, prcit.

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    le but ducatif poursuivi par lemployeur. Dans ce contexte, la libert du salari ntait donc pas totale. La contractualisation de la communion de pense entre lemployeur et le salari a t ensuite plus ou moins abandonne. En effet, la chambre sociale a jug quun salari peut tre licenci en raison de son comportement personnel condition que celui-ci ait cr un trouble caractris au sein de lentreprise, compte tenu de la finalit de celle-ci et de la nature des fonctions exerces par le salari17. La rfrence la finalit de lentreprise signifie que lapprciation du comportement du salari rendu public sera diffrente dune entreprise lautre. Dans laffaire ayant donn lieu larrt du 17 avril 1991, il sagissait du licenciement dun sacristain employ par une association catholique qui avait eu connaissance de son homosexualit. La rvlation de lorientation sexuelle devait donc sapprcier diffremment selon que lemployeur tait une glise ou une entreprise commerciale ou de service. La notion dentreprise de tendance, dont les termes nont jamais t consacrs par la jurisprudence franaise, ne traduit quun quilibre entre la finalit de lentreprise, le trouble caus par le comportement du salari et la nature des fonctions de ce dernier. Lemployeur pourra tre dautant plus inflexible envers un salari et porter une atteinte mesure lune de ses liberts individuelles si le comportement de ce salari, compte tenu des fonctions quil exerce, est contraire la finalit de lentreprise et cause un trouble caractris au sein de celle-ci. Plus la finalit de lentreprise se rfre une religion, une philosophie ou une conviction, plus le salari devra avoir un comportement dans lentreprise en accord avec cette finalit. La notion dentreprise de tendance a, en revanche, t consacre dans le droit de lUnion et dans le droit europen des droits de lHomme. B Les entreprises de conviction en droit de lUnion La directive 2000/7818 a pour objet, selon les termes de son article premier, d'tablir un cadre gnral pour lutter contre la discrimination fonde sur la religion ou les convictions, le handicap, l'ge ou l'orientation sexuelle, en ce qui concerne l'emploi et le travail, en vue de mettre en uvre, dans les tats membres, le principe de l'galit de traitement . Tandis que cette directive dfinit, son article 2, le concept de discrimination, larticle 4, paragraphe 2, consacre la notion dentreprise de conviction dans les termes suivants : 2. Les tats membres peuvent maintenir dans leur lgislation nationale en vigueur la date d'adoption de la prsente directive ou prvoir dans une lgislation future reprenant des pratiques nationales existant la date d'adoption de la prsente 17 Soc. 17 avril 1991, Bull n 201. 18 Directive 2000/78/CE du Conseil, du 27 novembre 2000 portant cration dun cadre gnral en faveur de lgalit de traitement en matire demploi et de travail.

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    directive des dispositions en vertu desquelles, dans le cas des activits professionnelles d'glises et d'autres organisations publiques ou prives dont l'thique est fonde sur la religion ou les convictions, une diffrence de traitement fonde sur la religion ou les convictions d'une personne ne constitue pas une discrimination lorsque, par la nature de ces activits ou par le contexte dans lequel elles sont exerces, la religion ou les convictions constituent une exigence professionnelle essentielle, lgitime et justifie eu gard l'thique de l'organisation. Cette diffrence de traitement doit s'exercer dans le respect des dispositions et principes constitutionnels des tats membres, ainsi que des principes gnraux du droit communautaire, et ne saurait justifier une discrimination fonde sur un autre motif. Pourvu que ses dispositions soient par ailleurs respectes, la prsente directive est donc sans prjudice du droit des glises et des autres organisations publiques ou prives dont l'thique est fonde sur la religion ou les convictions, agissant en conformit avec les dispositions constitutionnelles et lgislatives nationales, de requrir des personnes travaillant pour elles une attitude de bonne foi et de loyaut envers l'thique de l'organisation. Les dispositions de larticle 4, paragraphe 2, se lisent la lumire du considrant 24 de la directive qui prcise : L'Union europenne a reconnu explicitement dans sa dclaration n 11 relative au statut des glises et des organisations non confessionnelles, annexe l'acte final du trait d'Amsterdam, qu'elle respecte et ne prjuge pas le statut dont bnficient, en vertu du droit national, les glises et les associations ou communauts religieuses dans les tats membres et qu'elle respecte galement le statut des organisations philosophiques et non confessionnelles. Dans cette perspective, les tats membres peuvent maintenir ou prvoir des dispositions spcifiques sur les exigences professionnelles essentielles, lgitimes et justifies susceptibles d'tre requises pour y exercer une activit professionnelle. Cette disposition appelle les observations suivantes : Tout dabord, lentreprise de conviction est une glise ou une organisation publique ou prive dont lthique est fonde sur la religion ou les convictions. Les notions de conviction et de religion ne sont pas dfinies par la directive. Elles ne sont donc pas ce quon appelle des notions de droit communautaire ou de droit de lUnion et leur dfinition ne doit pas ncessairement tre identique dans tous les Etats membres. Ces derniers disposent, par consquent, dune marge de manuvre assez importante pour leur mise en uvre et leur interprtation. Ainsi, les Pays-Bas utilisent le terme philosophie de vie (levensovertuiging) alors que lAllemagne se rfre au terme de foi . Dans ces entreprises, des diffrences de traitement fondes sur la religion ou les convictions dun salari peuvent ne pas constituer une discrimination sous rserve que soient remplies certaines conditions :

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    - il faut que la religion ou les convictions constituent une exigence professionnelle essentielle, lgitime et justifie par la nature des activits de lentreprise ou le contexte dans lequel elles sont exerces ;

    - la diffrence de traitement ne peut pas tre fonde sur un autre motif que

    la religion ou les convictions ;

    - les Etats membres doivent avoir prvu ou prvoir cette diffrence de traitement justifie dans une lgislation adopte antrieurement la directive ou postrieurement celle-ci, sous rserve quelle entrine une pratique nationale prexistante.

    Larticle 4, paragraphe 2, deuxime alina, prcise que si ces conditions sont remplies, la directive ninterdit pas aux glises et aux organisations publiques ou prives dont lthique est fonde sur la religion et les convictions de requrir des personnes travaillant pour elles une attitude de bonne foi et de loyaut envers lthique de lorganisation. La directive prcise que, dans tous les cas, cette diffrence de traitement fonde sur la religion ou les convictions doit se faire dans le respect des dispositions constitutionnelles et lgislatives nationales. Il ressort de lanalyse de cette disposition que le droit de lUnion ne soppose pas, en principe, ce quune diffrence de traitement fonde sur la religion ou les convictions ne constitue pas, dans certaines entreprises, une discrimination prohibe. Cependant, la directive reste trs prudente puisquelle entoure cette diffrence de traitement justifie de nombreuses prcautions : habilitation lgislative nationale, respect des dispositions constitutionnelles de chaque Etat membre, etc.. Il importe de noter que, contrairement la position de la doctrine franaise, pour qui lentreprise de tendance ou de conviction est celle dont lobjet essentiel de lactivit est la dfense ou la promotion dune doctrine ou dune thique (mmoire ampliatif, p 14, in fine), la directive se borne prciser que les glises ou les organisations publiques ou prives ont une thique fonde sur une religion ou des convictions. Elle nexige pas que le but de ces glises ou organisations soit la dfense ou la promotion de cette religion ou de ces convictions. Sagissant de lhabilitation lgislative, il a pu tre crit que larticle 4, paragraphe 2, institue une clause de standstill en ce que les Etats membres nayant pas dj dans leur rglementation nationale de dispositions lgalisant les entreprises de conviction ne seraient plus autorises adopter de telles lgislations. Monsieur le conseiller rapporteur rappelle la controverse doctrinale sur le sujet (Rapport, p. 34 et 35). La qualification de clause de standstill parait excessive dans la mesure o la directive elle-mme autorise les Etats membres lgifrer sur cette question aprs la date dadoption de la directive. La difficult ne rside pas dans le principe de ladoption dune lgislation future mais plutt dans la dfinition de ce que recouvre la notion de lgislation future reprenant

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    des pratiques nationales existant la date dadoption de la directive . Cette notion de pratiques nationales recouvre-t-elle les solutions jurisprudentielles adoptes par les juridictions nationales voire par la Cour europenne des droits de lHomme ? Il est difficile de trancher cette question dans la mesure o cette notion na pas fait lobjet dune interprtation par la Cour de justice. En tout tat de cause, la France, linverse dautres Etats, a prfr ne pas transposer lexception vise larticle 4, paragraphe 2 dans sa lgislation. A ce jour, aucune loi, quelle soit antrieure ou postrieure la date dadoption de la directive, ne rgit spcifiquement les entreprises de conviction. De tout cela, il ressort que les entreprises de conviction ne sont pas, en principe, contraires au droit de lUnion et quil appartient aux Etats membres de les incorporer ou non dans leur corpus lgislatif, sous rserve de satisfaire aux conditions de la directive. C Les entreprises de conviction dans la jurisprudence de la Cour europenne des droits de lHomme. En labsence dune jurisprudence claire et tablie en droit interne, la cour dappel de Paris sest fonde sur la jurisprudence de la Cour europenne des droits de lHomme pour estimer que Baby Loup pouvait constituer une entreprise de conviction. Larrt Campbell et Consans / Royaume-Uni19 consacre le terme conviction de la manire suivante : les convictions reprsentent un systme dinterprtation constitu des convictions personnelles quant la structure de base, aux modalits et au fonctionnement du monde ; il ne sagit pas dun systme scientifique. Dans la mesure o les convictions revendiquent leur compltude, elles incluent leur perception de lhumanit, la vision de la vie et la morale . Par la suite, la Cour europenne des droits de lHomme a reconnu sans toutefois la dnommer ainsi, lentreprise de conviction, pour des entreprises dont le caractre est religieux ou politique. La Cour considre que ces entreprises de conviction disposent dune autonomie, comme sujets de droit bnficiant, ce titre, du droit au respect de leurs convictions garanti par larticle 9 de la Convention20. Une telle reconnaissance permet lemployeur dont lthique est fonde sur la religion ou une croyance philosophique (d) imposer ses employs des obligations de loyaut spcifiques 21. Aussi, la Cour pourra-t-elle juger quun licenciement est lgitime lorsque le salari aura eu un comportement incompatible avec lthique dfendue par lentreprise.

    19 25 fvrier 1982, Requte n 7511/76 ; 7743/76 20 CEDH, Association les tmoins de Jehovah c. France, 30/09/2011. 21 CEDH, Schth / Allemagne , 23 septembre 2010, Requte n 1620/03 et Associated Society of Locomotive Engineers & Firemen c. R.U., 27/02/2007, Requte n 11002/05 (syndicat)

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    Nanmoins, la Cour affirme la ncessit dune certaine proportionnalit dans les restrictions apportes aux droits fondamentaux des salaris de lentreprise de conviction, pour mnager un quilibre entre plusieurs intrts privs 22. Ainsi, elle a admis le licenciement du directeur des relations publiques pour lEurope de lglise mormone, pour des faits dadultre23. De la mme manire, elle a considr que celui dune salarie dun jardin denfants tenu par une organisation protestante, pour des faits de militantisme dplac tait justifi24. La Cour nen demeure pas moins vigilante quant ladquation entre la mesure de licenciement et la ncessit de prserver une certaine thique dans lentreprise de conviction. Elle a, en consquence, jug contraire larticle 8 de la Convention, relatif au respect de la vie prive et familiale, le licenciement de lorganiste dune paroisse catholique, pour des faits dadultre25. Dans larrt Lautsi et autres / Italie 26, la Cour dpasse la protection de la seule conviction religieuse ou politique, et y ajoute la conviction laque et donc la dimension philosophique quelle implique. De manire plus large, cest une des premires fois que le juge europen des droits de lHomme tend la notion de convictions protges, aux vues philosophiques et thiques autres que religieuses ou politiques27. Force est nanmoins de constater que, dans larrt Lausti et autres / Italie , bien que ce principe soit clairement affirm, il ne sappliquait pas une entreprise mais la conviction individuelle des requrants. Ds lors, si la Cour europenne des droits de lHomme na pas eu, jusqu prsent, loccasion de reconnatre lexistence, au sens strict, dune entreprise de conviction laque , il convient de se demander si cette jurisprudence autorise les Etats parties sengager eux-mmes dans cette voie. Laffaire Baby Loup pourrait-elle constituer une opportunit de poser la premire pierre dun difice jurisprudentiel ? 3 - Baby Loup : une entreprise de conviction laque ? Dans larrt attaqu, la Cour dappel de Paris a considr que la protection de la libert de conscience et de religion des enfants et le respect de la pluralit des options religieuses des femmes, dans un environnement multiconfessionnel, justifie limposition du principe de neutralit, pour transcender le multiculturalisme des personnes auxquelles elle (la crche) sadresse.

    22 Le champ dapplication de la lacit : la lacit doit-elle sarrter la porte de crches ? Bernard Aldig, avocat gnral prs la Cour de cassation, recueil Dalloz 2013, p. 956. 23 CEDH, Obst / Allemagne, 23 septembre 2010, Requte n 00425/03 24 CEDH, Siebenhaar / Allemagne, 3 fvrier 2011, Requte n 18136/02 25 CEDH, Schth / Allemagne, prcit 26 CEDH, 18 mai 2011, Requte n 30814/06 27 Voir aussi CEDH, Leela Frderkreis e ;V. ea. / Allemagne, 6 novembre 2008, Requte n 58911/00

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    Dans cette affaire, le problme soulev est celui de la lgitimit de lexigence de neutralit impose au sein dune structure prive, car ce principe vient heurter la libert dexpression religieuse des salari(e)s. Cependant, lajout des termes principe de lacit dans le rglement intrieur de 2003 a eu pour effet de faire resurgir le dbat social sur la lacit et le port du voile et a certainement conduit la cour dappel de Paris considrer que Baby Loup est une entreprise de conviction, sous-entendu, de conviction laque. Nous ne partageons pas cette approche. En effet, dans une socit laque, la neutralit sentend du principe applicable au sein de la seule sphre soumise aux autorits publiques. Le concept de lacit sentend de la lacit politique ou de la lacit philosophique. La lacit politique La loi de 1905, sans rfrence explicite la lacit, fixe son cadre par deux grands principes : la libert de conscience et le principe de sparation des Eglises et de lEtat28. Le principe de lacit fait de lEtat le garant de la protection de la libert de conscience des individus et du pluralisme des convictions. Une attention toute particulire simpose lEtat dans le domaine de lducation des enfants. En 1905, de manire contingente, il sagissait de prvenir lendoctrinement des lves des coles publiques par lEglise catholique. La libert de conscience, qui englobe la libert de religion, entendue comme libert positive et ngative, la libert de croire et la libert de ne pas croire, ainsi que la libert corrlative de changer de religion, dsigne le choix fait par un individu des valeurs ou des principes qui vont conduire son existence. La Rpublique laque est indiffrente aux convictions : elle ne conoit que des citoyens gaux en droit. Elle connat les religions, mais ne les reconnat pas. En effet, lEtat doit assurer le pluralisme des convictions au sein de la socit civile, en gardant toute impartialit leur gard. De cette lacit politique dcoule, pour la sphre soumise aux autorits publiques, un principe de neutralit exclusive, cest--dire une neutralit excluant tout signe ostentatoire religieux. Cest en considration de ces principes fondamentaux que par son arrt du 19 mars 201329, la chambre sociale a tendu le principe de lacit aux entreprises prives qui accomplissent des missions de service public.

    28 Le Conseil constitutionnel a fait voluer ce principe Le principe de lacit figure au nombre des droits et liberts que la Constitution garantit. Il en rsulte la neutralit de l'tat. Il en rsulte galement que la Rpublique ne reconnat aucun culte. Le principe de lacit impose notamment le respect de toutes les croyances, l'galit de tous les citoyens devant la loi sans distinction de religion et que la Rpublique garantisse le libre exercice des cultes. Il implique que celle-ci ne salarie aucun culte. (2012-297 QPC, 21 fvrier 2013).

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    Dans notre espce, la crche gre par lassociation Baby Loup est une entreprise prive non soumise lautorit publique. Le principe dgag par larrt prcit ne peut donc trouver ici sappliquer. Dans ce sens, lavis rendu par le Conseil dEtat suite laffaire Baby Loup ferme la porte la possibilit de qualifier lactivit de la crche de mission de service public. Comme lexprimait un commentateur loccasion de larrt Baby Loup rendu par la cour dappel de Versailles30, [] si la lacit est un plat commode, on ne peut la mettre toutes les sauces. La lacit est une rgle dorganisation de lEtat et des rapports avec la (les) religions(s). En faire une rfrence normative destine trancher des conflits entre un employeur priv et un salari na strictement aucun sens. Importer la lacit dans lentreprise, cest la travestir. On prtend en effet en infrer, dans lespace social dont lentreprise est une des composantes, une obligation de neutralit alors quelle y postule au contraire la libert pour chacun dexprimer librement ses convictions religieuses. Au-del de la sphre de laction publique, la lacit dfend et soutient la libert religieuse; elle ne la condamne pas 31. La lacit philosophique Lobjet de lassociation Baby Loup est-il la dfense et la promotion de la lacit entendue comme pense philosophique ? Le trouble entourant le concept de lacit provient de son acception comme pense purement philosophique. Une telle approche est revendique par une communaut philosophique, non confessionnelle, dagnostiques et dathes, qui adhre une conception de vie, une morale et une thique dbarrasses de toutes rfrences religieuses. Ce mouvement de pense fond sur une thique dnomme - et de faon malheureuse - laque , soppose aux autres convictions et se manifeste par labsence de signe religieux. A ce titre, lthique laque reprsente une conviction qui, en tant que telle, doit tre traite galit avec toute autre conviction, dont les convictions religieuses, et bnficier des mmes protections tatiques. La lacit comprise comme conviction philosophique sexprime au sein de la sphre civile par la neutralit. La neutralit est lexpression mme dans ce cas de la conviction. En doctrine, et ainsi que le rappelle Monsieur le conseiller rapporteur, nombre dauteurs commentant laffaire Baby-Loup , partisans de la reconnaissance dune entreprise de conviction ou de tendance, estiment que cette qualification tant reconnue aux entreprises dont lobjectif prsente un caractre religieux, il serait inquitable de ne pas attribuer cette mme qualit des entreprises ayant pour objectif la lacit ou prsentant tout le moins un caractre areligieux.

    29 Soc. 19 mars 2013, Mme Abibouraguimane / CPAM de Seine-Saint-Denis, DRASSIF, prfet de la rgion Ile-de-France Bull V. n 76. 30 CA Versailles, 27 octobre 2011. 31 P Adam, Semaine sociale Lamy, 28 novembre 2011, 1515

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    Dans ce sens il ne fait aucun doute que des associations militant en faveur dune lacit politique dont lobjet est de promouvoir la sparation totale entre Etat et religions, pourraient tre qualifies dentreprises de tendance ou de conviction. La lacit politique prne par ces associations ou autres groupements correspond sans doute ce que la Cour europenne qualifie de lacit de combat , une attitude antireligieuse, voire irreligieuse, et non neutre32. Point de hiatus avec la jurisprudence de la Cour europenne qui, ds 1993, nonce, titre de principe gnral, que la libert de pense, de conscience et de religion () est aussi un bien prcieux pour les athes, les agnostiques, les sceptiques ou les indiffrents. Il y va du pluralisme - chrement conquis au cours des sicles - consubstantiel pareille socit 33. A cet gard, la Cour europenne a t amene plus tard se prononcer sur la protection juridique de la lacit dans larrt Lautsi et autres / Italie , prcit. De prime abord, il pourrait paratre tonnant que, dans cette affaire, la Cour sexprime sur la lacit en tant que conviction philosophique alors que, en lespce, la lacit devait tre analyse dans le cadre de lducation publique. En effet, les requrants, des parents dont les enfants frquentaient une cole publique, reprochaient celle-ci, et donc, par extension, lEtat italien, davoir, par la prsence de crucifix dans les salles de classe, enfreint leur droit duquer leurs enfants selon une thique laque et donc viol leur droit la libert de pense, de conscience et de religion. Les requrants reprochaient lEtat son absence de neutralit et dimpartialit au regard des convictions dans lducation publique et, par voie de consquence, la violation de leur droit dduquer leurs enfants selon leurs convictions personnelles laques. Ces manquements de lEtat semblaient dautant plus graves que la Constitution italienne, adopte en 1948 tablit son article 7 que l'tat et l'glise catholique sont, chacun dans son ordre, indpendant et souverain et que leurs rapports sont rglements par les pactes du Latran. En outre, la Cour constitutionnelle italienne a induit des articles 7, 8, 19 et 20 de la charte fondamentale un principe de lacit reconnu comme principe suprme de lordre constitutionnel italien34. Des articles 7 et 8, elle a retenu lexigence de neutralit de ltat vis--vis des religions et la distinction entre sphres civile et religieuse35. Selon la Cour constitutionnelle, la lacit implique, non pas lindiffrence de lEtat vis--vis des religions, mais la garantie par ce dernier

    32 CEDH, Dahlab / Suisse, prcit. 33 CEDH, Kokkinakis/Grce, 25 mai 1993, 31. 34Corte costituzionale, Dcision no 203 du 11-12 avril 1989, Quaderni di diritto e politica ecclesiastica, 1, 1990, p. 193-205. 35 Nanmoins, la Cour constitutionnelle a reconnu pour la premire fois la lacit comme principe suprme lorsquelle la dclare compatible avec lenseignement de la religion catholique dans les coles publiques. Toutefois, pour juger cet enseignement conforme la lacit, la Cour a d recourir une fiction : imaginer que lenseignement strictement confessionnel garanti par le Concordat de 1984 pouvait tre considr comme un enseignement du fait religieux en gnral, exprimant comme tel lattachement au pluralisme de ltat laque et sa non indiffrence aux exigences sociales.

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    de la sauvegarde de la libert de religion, dans un rgime de pluralisme confessionnel et culturel36. Dans cette affaire, la Cour europenne des droits de lHomme se trouvait dans une posture dlicate pour juger si lEtat italien avait ou non rempli son obligation positive de garantir, en restant neutre et impartial, lexercice des diverses religions, cultes et croyances. Cette difficult tait relle puisque la Cour de cassation et le Conseil dEtat italiens avaient adopt des points de vue contraires sur la lgitimit de la prsence de crucifix dans les coles publiques, la Cour de cassation condamnant cette pratique. Or, la Cour de Strasbourg elle-mme a rendu, dans cette espce, deux arrts en sens contraire, le second, manant de la grande chambre, autorisant lEtat italien maintenir les crucifix dans les coles publiques. Dans cet arrt, la Cour, plutt que de parler de neutralit de lEtat , insiste davantage sur le rle de lEtat de contribuer assurer lordre public, la paix religieuse et, il convient de le souligner, la tolrance, dans une socit dmocratique, notamment entre groupes opposs. La Cour, par un tour de force smantique, russit extraire de la dimension religieuse du crucifix une valeur de tolrance vis--vis des autres religions et convictions. Le crucifix est reconstruit en symbole de lacit, symbole passif autorisant lexpression des autres croyances ou non croyances. Selon lopinion de deux juges, la tolrance religieuse de lEtat italien constitue [] un facteur crucial de neutralisation de la porte symbolique de la prsence du crucifix dans les coles publiques. 37 Ainsi, lEtat italien satisfait-il son obligation dimpartialit et de neutralit au regard des convictions religieuses et philosophiques. La Cour, en conformit avec sa jurisprudence prcdente38, peut donc conclure labsence de violation de larticle 2 du Protocole n139 analys conjointement avec larticle 9 de la Convention. Ce nest donc plus lEtat qui doit tre neutre mais le signe religieux ! Il sagit dune dnaturation du principe de lacit politique. Nanmoins, la Cour europenne des droits de lHomme, de faon prudente, ne tire pas toutes les consquences juridiques de son analyse. Elle ne tranche pas le conflit entre, dun ct, le droit des parents dassurer lducation de leurs enfants selon leurs convictions, et, de lautre, lintrt de lEtat exposer des symboles religieux manifestant une religion ou une conviction. En effet, elle conclut la non violation de 36 Corte costituzionale Dcision n.203, prcite. 37 Arrt Lautsi / Italie, opinion du juge Rozakis, laquelle se rallie la juge Vajic. 38 La CEDH a jug que la neutralit dans les coles publiques dcoule du caractre obligatoire de celles-ci et, ds lors quelles doivent pouvoir tre frquentes par les adhrents de toutes les confessions, sans quils aient souffrir daucune faon dans leur libert de conscience ou de croyance (CEDH, Dahlab / Suisse, prcit, p.7) 39 Article 2 Protocole 1 CESDH, relatif au droit linstruction : Nul ne peut se voir refuser le droit linstruction. LEtat dans lexercice des fonctions quil assumera dans le domaine de lducation et de lenseignement, respectera le droit des parents dassurer cette ducation et cet enseignement conformment leurs convictions religieuses et philosophiques .

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    larticle 2 du Protocole n1 en ayant recours la technique de la marge dapprciation . Elle laisse ainsi le choix de la prsence de crucifix dans les salles de classe des coles publiques lapprciation de lEtat italien. Cet arrt illustre la rticence de la Cour europenne, en prsence de schmas politiques dorganisation tatique varis, simmiscer dans le mode de fonctionnement interne des relations entre les Etats et leurs Eglises40. En revanche, laisser une marge dapprciation importante aux Etats dans la sphre soumise leur autorit ncessite le renforcement de la protection du pluralisme des convictions au sein de la sphre civile. Aussi nest-il pas surprenant que la Cour reconnaisse explicitement, et pour la premire fois, le droit des individus de se prvaloir de la lacit en tant que conviction. Elle affirme que les partisans de la lacit sont en mesure de se prvaloir de vues atteignant le degr de force, de srieux, de cohrence et dimportance requis pour quil sagisse de convictions au sens des articles 9 de la Convention et 2 du Protocole n 1 . Elle va jusqu' prciser qu il faut voir l des convictions philosophiques au sens de la seconde phrase de larticle 2 du Protocole n1, ds lors quelles mritent respect dans une socit dmocratique, ne sont pas incompatibles avec la dignit de la personne et ne vont pas lencontre du droit fondamental de lenfant linstruction . Cette construction juridique de la notion de conviction philosophique laque et donc, de droit la libert dexpression de cette conviction par ses partisans, va simposer au nombre des convictions prendre en considration par lEtat dans le cadre de son obligation positive dassurer le pluralisme dans la socit civile. Mutatis mutandis, lobligation positive de lEtat dassurer le pluralisme des convictions ne devrait-elle pas confrer une protection juridique aux partisans de la lacit philosophique gale celle dont peuvent se prvaloir les associations religieuses ? En effet, selon la Cour, il nest pas de dmocratie sans pluralisme41. Elle interprte larticle 9 la lumire de larticle 11 de la Convention pour en dduire une obligation positive des Etats de protger le pluralisme des convictions dans une dmocratie. En outre, elle consacre le principe dautonomie des communauts religieuses, indispensable au pluralisme dans une socit dmocratique et au cur mme de la protection offerte par larticle 9.42 Ainsi, la Cour, pour protger la libert dexpression de mouvements parareligieux, interprte la libert de pense, de conscience et de religion comme sappliquant des vues atteignant un degr suffisant de force, de srieux, de cohrence et dimportance43.

    40 () Enfin, lorsque se trouvent en jeu des questions sur les rapports entre lEtat et les religions, sur lesquelles de profondes divergences peuvent raisonnablement exister dans une socit dmocratique, il y a lieu daccorder une importance particulire au rle du dcideur national () (Leyla ahin c. Turquie prcit, 109 41 CEDH, Refah Partisi et autres/ Turquie, 88. En lespce, la Cour souligne le rle essentiel des partis politiques pour le maintien du pluralisme et le bon fonctionnement de la dmocratie. 42 CEDH, Obst/Allemagne, prcit 44; Siebenhaar/Allemagne, prcit, 41. 43 Bayatyan / Armnie [GC], Requte n 23459/03, 110, CEDH 2011 ; CEDH, 6 novembre 2008, Leela Frderkreis e.V. et autres / Allemagne, Requte n 58911/00, 80,; et CEDH, 7 dcembre 2010, Jakbski / Pologne, Requte n 18429/06, 44.

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    En se fondant sur cette jurisprudence qui admet la notion de conviction philosophique laque et sur la conscration, dans de nombreux Etats de la notion dentreprise de conviction, lAssemble plnire de cette cour pourrait-elle consacrer la notion d entreprise de conviction laque loccasion de laffaire qui lui est aujourdhui soumise ? En lespce, force est de constater que mme si Baby Loup a recours la neutralit pour tendre la ralisation de ses objectifs, cette association nest pas une entreprise de combat militant en faveur de la lacit. Son objet est plus social que politique. Les statuts de Baby Loup disposent que lobjet poursuivi par cette association non lucrative, dintrt gnral, est doffrir un accueil la petite enfance et de sengager dans une action pour linsertion sociale et professionnelle des femmes, au sein dun quartier rput sensible. Limplantation de la crche par lassociation rpond au besoin de certains parents, habitants du quartier, dduquer leurs jeunes enfants dans un milieu de neutralit politique et religieuse. Pour atteindre ses objectifs, lassociation sest fix une politique dgalit des chances propre transcender les diffrentes rfrences culturelles ou politiques et les conditions sociales prsentes au sein du quartier. Cette politique se traduit par limportance de la neutralit politique et confessionnelle du personnel. Le financement de lassociation par des fonds publics, qui reprsentent entre 80% et 97% de son budget de fonctionnement, consacre le caractre dintrt gnral de ses missions. Objectifs et moyens de lassociation, en particulier lexigence de la neutralit du personnel employ, transparaissent naturellement dans le rglement intrieur de la crche. Cette neutralit est entendue comme linterdiction du port des signes ostentatoires dappartenance religieuse ou communautaire. Chaque salari sengage dans son contrat de travail une obligation de discrtion et de respect du rglement intrieur. Il serait erron denvisager la neutralit comme lobjectif poursuivi par lassociation. Ce serait confondre but et moyens. Lobjet de lassociation, dcrit dans les statuts, concerne linsertion sociale dune population dfavorise44, en particulier des femmes et des jeunes enfants. A cette fin, lassociation vise laccs lautonomie sociale des femmes par la formation professionnelle, et lveil ducatif des enfants dans un climat serein, apolitique et areligieux. La mise en retrait de lappartenance communautaire vise traiter sur un pied dgalit chacun des enfants, sans distinction de son origine ethnique, culturelle et sociale comme le prescrit le devoir de 44 Le quartier No est une des ZUS les plus difficiles dIle-de-France avec un revenu mdian annuel de 11.195 euros, un taux de chmage de 25%. La population trangre extracommunautaire y est estime 35%, celle dorigine nord-africaine et sub-saharienne, de culture ou de confession musulmane y est trs largement majoritaire, les moins de 25 ans reprsentent 52% des habitants.

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    ne pas manifester de favoritisme envers certains enfants mentionn dans le rglement intrieur. Pour Baby Loup la neutralit des employes de la crche, manifeste par labsence de tout signe ostentatoire religieux, est propre galement favoriser le sentiment dappartenance une collectivit de travail. Ce que prne la crche cest le vivre ensemble de ce quartier morcel par le communautarisme. Tant les statuts de lassociation, que le rglement intrieur et le mode de recrutement des employs de la crche, indiquent que Baby Loup ne peut tre assimile un mouvement militant pour la dfense de la lacit. Seule la neutralit fait converger en apparence, et de faon trompeuse, la lacit du service public tatique et la politique dinsertion sociale mene par lassociation dintrt gnral Baby Loup. Cest pourquoi nous considrons quelle ne peut pas tre qualifie dentreprise de conviction laque. Sengager dans cette voie ne serait pas sans risque juridique : A ce jour, la notion dentreprise de tendance, pure cration prtorienne, semble souffrir de contours flous. La terminologie trop vague de caractre propre ou de finalit propre utilise par les juges pour qualifier cette catgorie dentreprises contribue linscurit juridique de la matire. Ceci est particulirement regrettable puisque reconnatre la qualification dentreprise de tendance signifie appliquer un rgime juridique drogatoire, moins protecteur des droits des salaris. En droit allemand, la Tendenzbetrieb recouvre des entreprises buts politiques, syndicaux, confessionnels, de charit, ducatifs, qui bnficient dun statut particulier. Leurs salaris sont tenus dtre en communion de penses avec la finalit de lentreprise, cest--dire quils sont, selon lexpression de foi sre 45. Toutefois lexistence dans le droit allemand dune lgislation rglementant les Tendenzbetriebe sexplique par le fait que la Cour constitutionnelle a pos le principe selon lequel, sagissant dune libert publique, il ny a pas dinterdiction sans loi. Envisager une telle transposition de cette notion dans notre Etat rpublicain pourrait savrer quelque peu hasardeux et surtout aller au-del de loffice du juge. Dailleurs nest-il pas emblmatique de relever, cet gard, que le lgislateur franais, au contraire du lgislateur allemand, na pas souhait utiliser la possibilit qui lui tait offerte larticle 4, paragraphe 2, de la directive 2000/78 dadopter une lgislation reprenant la jurisprudence nationale sur les entreprises de tendance (voir supra)?

    45 Claire Morin, Le salari et la religion : les solutions de droit du travail , La Semaine juridique, Administrations et Collectivits territoriales n 12, 21 Mars 2005, 1145.

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    Si lon admettait quune entreprise puisse lgitimement se prvaloir dune conviction laque, la libert religieuse des salaris serait trs fortement restreinte et les juges ne pourraient pas contrler le caractre justifi et proportionn de linterdiction du port ostentatoire de tout signe religieux car cest labsence elle-mme de tout signe religieux qui traduirait la conviction laque de lentreprise et, par consquent, linterdiction de manifester sa religion serait, par nature, justifie et proportionne. Ce constat se trouve corrobor par la jurisprudence de la Cour europenne des droits de lHomme. La Cour europenne des droits de lHomme, dans sa jurisprudence constante, juge que, dans le cadre de la libert de religion et conviction [] le devoir de neutralit et dimpartialit de lEtat est incompatible avec un quelconque pouvoir dapprciation de sa part quant la lgitimit des convictions religieuses ou la manire dont elles sont exprimes. 46 Sagissant dassociations religieuses, la Cour procde la lecture de larticle 9, la lumire de larticle 11 de la Convention, ce qui lamne confrer une autonomie auxdites associations et condamner lingrence arbitraire des Etats dans leur vie associative47. Rappelons que cette disposition protge, en gnral, le droit des personnes de sassocier en vue de mener une action collective dans un domaine dintrt rciproque. Selon cette jurisprudence europenne, le seul contrle possible du juge porte sur la force du lien entre la manifestation de la conviction et cette conviction : Pour tre qualifi de manifestation au sens de larticle 9, lacte en question doit tre troitement li la religion ou la conviction. Des actes du culte ou de dvotion relevant de la pratique dune religion ou dune conviction sous une forme gnralement reconnue en constitueraient un exemple. Toutefois, la manifestation dune religion ou dune conviction ne se limite pas aux actes de ce type : lexistence dun lien suffisamment troit et direct entre lacte et la conviction qui en est lorigine doit tre tablie au vu des circonstances de chaque cas despce. En particulier, le requrant n'est aucunement tenu d'tablir qu'il a agi conformment un commandement de la religion en question 48. Reconnatre la notion dentreprise de conviction laque au sein de la sphre civile prsenterait par consquent un risque non ngligeable et incontrl de limitation forte de la libert dexpression religieuse des salaris.

    46 CEDH, Eweida et autres c/ Royaume-Uni, prcit. 47 [L]es communauts religieuses existant traditionnellement sous la forme de structures organises, larticle 9 doit sinterprter la lumire de larticle 11 de la Convention, qui protge la vie associative contre toute ingrence injustifie de lEtat. Vu sous cet angle, le droit des fidles la libert de religion, qui comprend le droit de manifester sa religion collectivement, suppose que les fidles puissent sassocier librement, sans ingrence arbitraire de lEtat. En effet, lautonomie des communauts religieuses est indispensable au pluralisme dans une socit dmocratique et se trouve donc au cur mme de la protection offerte par larticle 9 (Eglise mtropolitaine de Bessarabie et autres c. Moldova, n 45701/99, Recueil 2001- XII, paragraphe 118.). 48 Chaare Shalom Ve Tsedek / France [GC], Requte n 27417/95, 73-74, CEDH 2000-VII, CEDH. Leyla ahin / Turquie, prcit 78 et 105, Bayatyan, prcit, 111, Skugar, dcision prcite, et Pichon et Sajous, dcision prcite).

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    Au regard de la libert dassociation, si Baby Loup ne peut tre qualifie dentreprise de conviction, peut-elle nanmoins imposer la neutralit ses employes ? Cette exigence est-elle lgitime, justifie et proportionnelle au but recherch ? 4 - Baby Loup : une entreprise la neutralit justifie ? Ce nest pas lappartenance la religion musulmane de Mme Affif qui a pos difficult au sein de la crche, mais bien sa seule expression ostensible par le port du voile islamique. Cest dailleurs la raison pour laquelle linterdiction du port de signe ostentatoire religieux est limite la seule sphre de travail, qui plus est, en raison du contact avec des enfants en bas-ge. Lassociation, en vue de raliser son objet social, na nul besoin de recruter ses salaris, ou mme ses adhrents, en fonction de leurs convictions philosophiques ou religieuses. Par contre, elle considre que dans lintrt des enfants et le respect du droit des parents de choisir lducation de leurs enfants, il est opportun, pour leur ducation, dexiger une apparence de neutralit religieuse et politique ses salaris. Or, paralllement, Mme Afif a toujours soutenu quen portant un foulard elle obit un prcepte religieux et manifeste sa volont de se conformer strictement aux obligations de la religion musulmane. Dans larrt Leyla Sahin / Turquie, prcit, la Cour europenne des droits de lHomme a considr, lgard du foulard islamique que dans la mesure o une femme estime obir un prcepte religieux et, par ce biais, manifeste sa volont de se conformer strictement aux obligations de la religion musulmane, on peut considrer quil sagit dun acte motiv ou inspir par une religion ou une conviction . Pour la Cour, ce raisonnement simpose mme sans se prononcer sur la question de savoir si cet acte, dans tous les cas, constitue laccomplissement dun devoir religieux . La Cour europenne adopte donc une conception personnelle ou subjective de la libert de religion . Point nest donc besoin de sinterroger sur le sens du port du voile dans la religion musulmane, ds lors que, pour Madame Afif, il correspond une expression de sa foi. Or, Mme Afif travaille dans une crche prive gre par une association non soumise lautorit publique. Son employeur ne peut pas, par consquent, se prvaloir de lexercice dune mission de service public pour imposer le respect de la neutralit religieuse ses employs49. Il est donc indniable que le fait de sanctionner Mme Afif pour avoir port un voile islamique au sein de son entreprise tombe sous lempire de larticle 9 de la Convention europenne de sauvegarde des droits de lHomme et

    49 Contrairement la situation dans laffaire ayant donn lieu larrt de la chambre sociale du 19 mars 2013, CPAM de Seine Saint-Denis, prcit.

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    des liberts fondamentales, qui protge, notamment, la libert de manifester des convictions religieuses. Lexigence de neutralit figurant au rglement intrieur en cause dans cette affaire sanalyse ds lors en une ingrence de lemployeur dans la libert de conscience et de religion de la salarie. Cette ingrence peut-elle tre lgalement justifie ? Il ressort de la jurisprudence de la Cour europenne des droits de lHomme que lEtat a une obligation positive en matire de libert de conscience de lensemble des citoyens. Il doit permettre chacun davoir la religion de son choix ou de nen avoir aucune et dexercer ou non librement sa religion. A cet gard, et sagissant plus prcisment de la problmatique qui nous est soumise, il y a lieu de rechercher, si et dans quelles conditions lEtat peut prvoir que des employeurs privs sont autoriss limiter la libert religieuse de leurs salaris. Tout dabord, et ainsi quil a t expos supra, larticle 9, paragraphe 2, de la Convention europenne de sauvegarde des droits de lHomme et des liberts fondamentales prcise que la libert de manifester sa religion ou ses convictions ne peut faire lobjet dautres restrictions que celles qui sont prvues par la loi. Cette condition de prvision lgislative , au sens de la jurisprudence de la Cour europenne des droits de lHomme, est, remplie en raison des dispositions du code du travail qui encadrent les atteintes la libert de conviction et par le contrle de lapplication de ces dispositions, tant par ladministration que par le juge (cf. infra). Ainsi, et si lon sen tient aux termes mmes de larticle 9, paragraphe 2, il apparait bien que la rglementation franaise prvoit que la libert de manifester sa religion ou ses convictions peut faire lobjet de restrictions prvues par la loi, et qui constituent des mesures ncessaires, dans une socit dmocratique, la protection des droits et liberts dautrui . Ce but poursuivi par Baby Loup est-il lgitime ? Le but poursuivi par Baby Loup est daccueillir des enfants en bas-ge et duvrer linsertion sociale et professionnelle des femmes du quartier. Pour remplir sa mission, elle considre que la libert de conscience et la dignit des personnes accueillies, enfants et femmes, doivent tre respectes. La Cour europenne des droits de lHomme tablit le principe selon lequel dans une socit dmocratique, o plusieurs religions coexistent, il peut se rvler ncessaire dassortir cette libert de limitations propres concilier les intrts des divers groupes et assurer le respect des convictions de chacun50.

    50 CEDH, 25 mai 1993, Kokkinakis / Grce, 33 ; Requte n14307/88.

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    La Cour affirme que la ncessit de prserver ce pluralisme dans lducation est plus imprieuse encore lorsque les lves proviennent dhorizons culturels diffrents51. Baby Loup est une association. La libert dassociation est inscrite dans la dclaration des Droits de lHomme et du Citoyen de 1789 et figure au rang des principes fondamentaux reconnus par les lois de la Rpublique et solennellement raffirms dans le prambule de la Constitution. Les associations constituent lun des piliers de notre vie dmocratique, sociale et culturelle. En France, environ 10% des crches prives existantes sont caractre confessionnel. En lespce, il sagit dune structure daccueil denfants en bas-ge dans un quartier sensible marqu par sa multiplicit religieuse et culturelle. Compte tenu de limportance de la protection de libert de conscience des jeunes enfants, du respect du droit des parents dduquer leurs enfants selon leurs convictions personnelles ainsi que de la libert dassociation, la restriction par lemployeur de la libert des salaris de manifester leur appartenance religieuse dans lentreprise poursuit un des buts lgitimes numres larticle 9 de la Convention europenne de sauvegarde des droits de lHomme et des liberts fondamentales, savoir la protection des droits et liberts dautrui puisquelle vise faire respecter le principe du pluralisme ncessaire dans une socit dmocratique52. La Cour europenne des droits de lHomme apprcie l ingrence litigieuse la lumire de lensemble des lments de chaque cause, y compris la porte des actes incrimins et le contexte dans lequel ils ont t accomplis, afin de dterminer si lingrence est proportionne aux buts lgitimes poursuivis et si les motifs invoqus par les autorits nationales pour la justifier apparaissent pertinents et suffisants 53. En droit interne, larticle L 1121-1 du code du travail permet lemployeur de restreindre les liberts des salaris si les restrictions sont justifies par la nature de la tche accomplir et proportionnes au but recherch. Le principe est donc que, en France, les salaris sont libres de manifester leur religion dans les entreprises prives. Un interdit gnral concernant le port de signes religieux ou dappartenance dautres convictions ne serait pas, bien videmment, justifi. Sagissant de Baby Loup, lexigence de la neutralit religieuse et politique rappele dans le rglement intrieur est le moyen de raliser lobjet social de lentreprise, soit linsertion sociale par la construction dun lien social dgag de toute rfrence religieuse ou politique. La neutralit politique et confessionnelle ne vise qu favoriser la socialisation de personnes appartenant ce quartier sensible dont les enfants en bas-ge et les 51 CEDH, Dahlab / Suisse, prcit. 52 CEDH, Refah Partisi (Parti de la prosprit) et autres / Turquie [GC], nos 41340/98, 41342/98, 41343/98 et 41344/98, 67, CEDH 2003 II, et Leyla ahin, prcit, 99. 53 Fressoz et Roire c. France [GC], no 29183/95, CEDH 1999-I

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    femmes. Ainsi, la mesure dinterdiction de port ostentatoire de signe religieux vise empcher des actes de provocation, de proslytisme et de propagande de la part des salaris dans le cadre de lducation de jeunes enfants. La manire dont Mme Afif a manifest sa croyance en portant un voile islamique ne constitue certes pas une menace pour lordre public. Il reste quau vu du jeune ge des enfants, lAssemble plnire devra admettre que le port du voile dans une crche prsente un risque certain de pression sur autrui. Dans sa jurisprudence, la Cour europenne des droits de lHomme considre que lattitude des enseignants joue un rle important. Par leur seul comportement, ceux-ci peuvent avoir une grande influence sur leurs lves ; ils reprsentent un modle auquel les lves sont particulirement rceptifs en raison de leur jeune ge, de la quotidiennet de la relation - laquelle ils ne peuvent en principe se soustraire - et de la nature hirarchique de ce rapport. Selon la Cour, La libert de manifester ses convictions religieuses peut tre lgitimement limite lorsque cette restriction vise protger la libert de conscience des enfants en bas-ge, considrs comme un public particulirement influenable et sensible. 54 Le port du foulard, en particulier, emporte donc pour la Cour un risque datteinte aux sentiments religieux des lves et de leurs parents. Dans cet arrt, elle tablit le principe de primaut de la libert de conscience des enfants en bas-ge sur la libert pour un salari de manifester sa religion. De surcrot, le respect des opinions des enfants, principe fondamental de la Convention internationale des droits de lenfant, du 20 novembre 1989 et notamment son article 14 auquel sest expressment rfr la cour dappel de Paris dans larrt attaqu, tend justifier la neutralit politique ou confessionnelle en milieu ducatif. A cet gard, le Haut Conseil lIntgration considre que le respect des opinions de lenfant doit tre compris comme un droit de lenfant la neutralit et limpartialit, en sorte que les personnels des tablissements associatifs accueillant des enfants en mode collectif devraient respecter ces principes55. Monsieur le conseiller rapporteur a largement expos ltat de la doctrine et de la jurisprudence sur la question de lapplicabilit directe ou non de cet article 1456. Au vu de la distinction opre entre les dispositions de la convention qui sont dapplicabilit directe et celles qui ne le sont pas, lAssemble plnire pourra juger que larticle 14 est une disposition dapplicabilit directe et que la protection de la libert de pense, de conscience et de religion des enfants ainsi que la libert des parents de guider leurs enfants constituent un objectif lgitime qui peut tre recherch par une crche. Cest donc au vu des objectifs de lassociation, dune part, et, dautre part, parce que la