récupérer la mémoire historique à ceuta - pagesperso-orange.fr · 2012. 2. 15. · récupérer...

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Récupérer la Mémoire Historique à Ceuta… À la fin de l’année 2007, le Congreso de los Diputados espagnol a approuvé une loi qui « reconnaît les droits et qui établit des mesures en faveur des victimes des persécutions et de la violence qui eurent lieu pendant la Guerre Civile et la Dictature » ; c’est cette loi que l’on appelle communément Ley de Memoria Historica ou Loi sur la Mémoire Historique. Un des aspects les plus représentatifs de cette Loi est l’obligation pour les collectivités locales d’enlever « tous les écussons, insignes ou plaques commémoratives qui exaltent la rébellion militaire, la Guerre Civile ou la répression de la Dictature ». Ceuta est une ville qui a été profondément marquée par la période franquiste, puisque c’est du Protectorat espagnol sur le nord du Maroc –et tout particulièrement de Ceuta et de Melilla- qu’est parti le soulèvement militaire qui allait provoquer la Guerre Civile : le discours franquiste, l’omniprésence des militaires africanistas 1 à la tête de la gestion de la ville pendant toutes ces années, ont créé l’image d’une Ceuta liée étroitement à la Dictature, d’une ville conservatrice, réactionnaire, pétrie de religion étriquée et donc en phase avec l’idéologie franquiste «national-catholique». Comment cette ville allait-elle recevoir cette nouvelle Loi qui semblait prendre à contre-pied la tonalité dominante de la Ville Autonome ? C’est cet objectif que je m’étais fixé en allant à Ceuta en avril 2010. En fait, la récupération de la Mémoire Historique avait déjà été initiée bien avant la parution de la loi de 2007 : c’est le mérite des historiens ceuties d’avoir anticipé les recommandations de la loi car, dès 1987, José Antonio Alarcon Caballero a commencé des recherches concernant la période s’échelonnant entre la proclamation de la Seconde République (1931) et le Front Populaire de 1936 ; un second historien, Francisco Sanchez Montoya, poursuivit la redécouverte de cette période agitée avec la Guerre Civile et la répression qui la suivit. On découvrit alors, à travers leurs recherches que Ceuta n’avait pas toujours été cette ville conservatrice liée au soulèvement militaire de 1936 : en effet, lors des élections de 1936 qui 1 On appelle africanista les militaires espagnols, liés à l’aventure coloniale espagnole en Afrique, qui faisaient pression sur les gouvernements pour prolonger cette action de pénétration du continent en vue de redorer le blason de l’armée espagnole après la perte de ses dernières colonies américaines en 1898.

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  • Récupérer la Mémoire Historique à Ceuta…

    À la fin de l’année 2007, le Congreso de los Diputados espagnol a approuvé

    une loi qui « reconnaît les droits et qui établit des mesures en faveur des victimes

    des persécutions et de la violence qui eurent lieu pendant la Guerre Civile et la

    Dictature » ; c’est cette loi que l’on appelle communément Ley de Memoria Historica

    ou Loi sur la Mémoire Historique.

    Un des aspects les plus représentatifs de cette Loi est l’obligation pour les

    collectivités locales d’enlever « tous les écussons, insignes ou plaques

    commémoratives qui exaltent la rébellion militaire, la Guerre Civile ou la répression

    de la Dictature ».

    Ceuta est une ville qui a été profondément marquée par la période franquiste,

    puisque c’est du Protectorat espagnol sur le nord du Maroc –et tout particulièrement

    de Ceuta et de Melilla- qu’est parti le soulèvement militaire qui allait provoquer la

    Guerre Civile : le discours franquiste, l’omniprésence des militaires africanistas1 à la

    tête de la gestion de la ville pendant toutes ces années, ont créé l’image d’une Ceuta

    liée étroitement à la Dictature, d’une ville conservatrice, réactionnaire, pétrie de

    religion étriquée et donc en phase avec l’idéologie franquiste «national-catholique».

    Comment cette ville allait-elle recevoir cette nouvelle Loi qui semblait prendre

    à contre-pied la tonalité dominante de la Ville Autonome ? C’est cet objectif que je

    m’étais fixé en allant à Ceuta en avril 2010.

    En fait, la récupération de la Mémoire Historique avait déjà été initiée bien

    avant la parution de la loi de 2007 : c’est le mérite des historiens ceuties d’avoir

    anticipé les recommandations de la loi car, dès 1987, José Antonio Alarcon

    Caballero a commencé des recherches concernant la période s’échelonnant entre la

    proclamation de la Seconde République (1931) et le Front Populaire de 1936 ; un

    second historien, Francisco Sanchez Montoya, poursuivit la redécouverte de cette

    période agitée avec la Guerre Civile et la répression qui la suivit. On découvrit alors,

    à travers leurs recherches que Ceuta n’avait pas toujours été cette ville conservatrice

    liée au soulèvement militaire de 1936 : en effet, lors des élections de 1936 qui

    1 On appelle africanista les militaires espagnols, liés à l’aventure coloniale espagnole en Afrique, qui faisaient pression sur les gouvernements pour prolonger cette action de pénétration du continent en vue de redorer le blason de l’armée espagnole après la perte de ses dernières colonies américaines en 1898.

  • portèrent le Front Populaire au pouvoir, Ceuta avait été la ville d’Espagne qui

    avait le plus voté en faveur de la coalition de gauche.

    Dès les premiers jours de l’insurrection militaire, les différents maires

    socialistes furent fusillés pour « rébellion » et la gauche ceuti fut donc décapitée en

    perdant ses leaders. Comme la population civile était la plupart de temps installée

    depuis peu de temps dans la ville de Ceuta, les familles des dirigeants de gauche

    repartirent vers leurs régions d’origine sur la péninsule ; les quelques militants de

    gauche qui restèrent à Ceuta s’enfermèrent dans le silence pour sauver leur

    vie….L’idéologie franquiste et son discours qui mythifiait le rôle de Ceuta dans la

    victoire franquiste n’eut plus qu’à emplir le « vide » de la mémoire historique ceuti sur

    cette période.

    Pourtant dans les années 1990,

    grâce à l’obstination de Francisco

    Sanchez Montoya et aux recherches de

    José Antonio Alarcon Caballero, la

    municipalité donnait le nom du dernier

    maire socialiste de Ceuta –Antonio Lopez

    Sanchez Prado- à la grande avenue où se

    trouve la Mairie et qui mène au cœur de

    la ville, la Plaza de Africa.

    Quelques années plus tard, en 2006, une statue de l’homme politique fusillé

    en 1936 fut érigée devant l’entrée principale de la Mairie. Aujourd’hui il n’est pas rare

    de voir l’ancien maire socialiste honoré d’un bouquet de fleurs, preuve que son

    souvenir ne s’était pas éteint sous la chape de plomb qu’avait installée la Dictature

    franquiste sur la ville de Ceuta.

  • La plupart des victimes du soulèvement franquiste furent enterrés dans une

    fosse commune du cimetière municipal de Ceuta qui resta pendant de longues

    années abandonnée. En 2006, la municipalité fit construire un monument sur cette

    fosse commune pour lui redonner un peu de dignité mais le monument restait encore

    anonyme. Dans ce cas aussi, ce fut l’obstination de Francisco Sanchez Montoya qui

    rendit à ces victimes leur dignité en les tirant de l’anonymat : grâce à un long travail

    d’investigation dans des archives éparpillées, l’historien retrouva le nom des 165

    victimes2 enterrées dans la

    fosse commune de Ceuta

    entre 1936 et 1944 puis il fit

    le siège de l’Assemblée de la

    Ville Autonome pour que des

    plaques portant leur nom

    soient réalisées ; enfin une

    plaque portant un texte du

    petit-fils d’une des victimes

    ainsi qu’un poème de Miguel

    Hernandez, lui aussi victime

    de la répression franquiste, fut apposée sur le monument de la fosse commune du

    cimetière de Ceuta.

    Ainsi à Ceuta, la population et la municipalité avaient déjà tourné la page de la

    période de la dictature avant la promulgation de la loi de la Mémoire Historique, en

    honorant les victimes du soulèvement militaire et de la répression franquiste.

    2 En fait il y eut un total de 268 victimes « incontestées » dans le territoire de Ceuta, les autres victimes étant réparties dans des lieux divers.

  • En ce qui concerne les vestiges exaltant la Guerre Civile et la Dictature, ils

    sont toujours là et les réactions des ceuties à leur égard restent entachés d’une

    certaine honte : nous allons nous arrêter sur deux monuments emblématiques de la

    Ceuta franquiste, le monument du « Llano Amarillo » qui se situe à la sortie de la ville

    sur la route du Monte Hacho en bordure de la mer et le mémorial appelé « Convoy

    de la Victoria » qui se situe sur la même presqu’île du Monte Hacho au mirador de

    San Antonio.

    Dans ce dernier cas le monument,

    familièrement appelé los pies de Franco,

    se composait surtout d’une petite statue

    de la Vierge devant laquelle avaient été

    moulés les pieds de Franco car selon la

    légende c’est de cet endroit que celui qui

    n’était encore qu’un général rebelle, avait

    assisté, derrière ses jumelles, au transfert

    des troupes « marocaines » du protectorat

    vers la péninsule, transfert qui allait

    donner aux généraux insurgés contre le

    gouvernement légal de la République, un

    certain avantage militaire. Juste à côté de

    ce petit monument avait été installé le mât

    du cañonero Dato, un bâtiment de la

    marine espagnole qui avait rejoint les troupes insurgées et avait également contribué

    à la réussite de ce transfert de troupes. Ces deux monuments relevaient, bien

    évidemment, de la nouvelle Loi de la Mémoire Historique puisqu’ils « exaltaient la

    rébellion » ; ils devaient donc être retirés ou, au moins, présentés de façon

    pédagogique et expliqués à la lumière de l’histoire « récupérée ». Il n’en fut pas ainsi

    puisque le ministère de la Défense les démonta, un peu en catimini, au cours de

    l’année 2009 sans que personne n’ait été averti de la décision. Il ne reste

    actuellement que la modeste statue de la Vierge devant laquelle on aperçoit les

    traces des « pieds de Franco ».

  • Le monument du « Llano Amarillo » est toujours en place bien que très

    détérioré. Son histoire est plus

    mouvementé puisqu’il s’agit d’un

    monument qui avait été érigé en 1940

    dans l’ancien Protectorat à Ketama près

    de Melilla, en souvenir de manœuvres

    militaires qui avaient eu lieu en 1936 et

    avaient constitué un prélude au

    soulèvement franquiste : il s’agit d’un

    monolithe de 14 mètres de haut précédé

    d’imposants escaliers. À l’indépendance

    du Maroc, le monument fut démonté et

    rapporté à Ceuta en 1962 et à cette

    occasion on lui rajouta, au niveau des

    escaliers la date du 17 juillet 1936 en

    hommage au soulèvement qui avait eu

    lieu à Ceuta et à Melilla un jour avant le soulèvement franquiste sur la péninsule. Il

    est actuellement dans un état de délabrement avancé et est recouvert de nombreux

    graffiti.

    Autour de ce monument semble s’être dégagé à Ceuta un certain consensus :

    une commission composée de personnes venues d’horizons différents –historiens,

    fonctionnaires de la Ville Autonome, personnalités politiques de tous bords- a été

    chargée d’étudier quel devait être le sort de ce monument si marqué par la Dictature

    franquiste. Tous les membres de la commission ont été d’accord pour restaurer le

    monument au vu de sa valeur historique après lui avoir enlevé tout ce que la

    dictature y avait ajouté, comme par exemple la date du 17 juillet ainsi que l’écusson

    représentant le joug et les flèches, symboles de la Phalange, le parti fasciste sur

    lequel s’est appuyé le régime franquiste.

  • Enfin au niveau des noms de rues honorant des militaires impliqués dans le

    coup d’État –un sujet expressément cité dans la loi de Mémoire Historique- un

    première étape avait déjà eu lieu dès le milieu des années 80, au cours des

    premières années de la démocratie espagnole : les noms des militaires les plus

    impliqués dans le soulèvement contre le gouvernement de la République avaient été

    retirés des rues de Ceuta mais il n’est pas rare d’en trouver encore aujourd’hui au

    détours d’une rue : par exemple, Milan Astray, créateur de la Légion Étrangère

    espagnole figure encore sur les murs de la ville. Là aussi un certain consensus

    semble se dégager entre les personnes qui ont réfléchi à ce sujet pour dire qu’il

    convient de garder le nom de certains militaires qui, tel Milan Astray, avaient déjà

    occupé, avant le coup d’État de 1936, des postes importants de gouverneurs

    militaires de Ceuta par exemple, ou d’autres franquistes qui furent également des

    victimes de la guerre tel el flecha Bermudez, un jeune garçon, membre des

    jeunesses fascistes qui fut tué lors d’un bombardement républicain sur la ville.

    .Pour conclure ce développement, je reprendrais les paroles de l’historien

    José Antonio Alarcon Caballero dont l’engagement à gauche ne peut être remis en

    cause puisqu’il a longtemps travaillé avec le syndicat Comisiones Obreras : « Ce

    n’est pas parce que les chrétiens avaient étés tués dans le Colisée de Rome qu’il

    fallait détruire le monument, une fois que les empereurs romains se furent convertis

    au christianisme ! »

    Selon cet historien ceuti, il ne convient pas de tout effacer, mais d’expliquer

    aux jeunes générations ce qui s’est passé il y a plus de 70 ans car d’après ses

    propres mots, la historia no se borra -l’histoire ne s’efface pas- et il faut l’assumer

    pour l’intégrer dans l’histoire nationale même si certaines périodes ont fait de

    nombreuses victimes et qu’il faut aussi réparer ces injustices de l’Histoire

    Toutes les personnes que j’ai rencontrées lors de mon séjour à Ceuta m’ont

    dit la même chose : rendre leur dignité aux victimes de la Dictature était une chose

    indispensable, réparer les préjudices subis également3 mais il ne s’agit pas

    aujourd’hui d’ouvrir d’anciennes plaies car le pays doit regarder vers l’avenir.

    3 Plusieurs personnalités ceuties m’ont même affirmé que le gouvernement aurait du, dans cette loi, prévoir l’annulation des jugements rendus pendant la Dictature à l’encontre des républicains et, par voie de conséquence, les indemniser plutôt que de s’arrêter sur des points peu importants comme le retrait des plaques et noms de rue en relation avec la dictature.