rcamus, emarque sur la revolte

24
Albert CAMUS philosophe et écrivain français [1913-1960] (1945) Remarque sur la révolte.” Un document produit en version numérique par Jean-Marie Tremblay, bénévole, professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi Courriel: [email protected] Site web pédagogique : http://www.uqac.ca/jmt-sociologue/ Dans le cadre de: "Les classiques des sciences sociales" Une bibliothèque numérique fondée et dirigée par Jean-Marie Tremblay, professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi Site web: http://classiques.uqac.ca/ Une collection développée en collaboration avec la Bibliothèque Paul-Émile-Boulet de l'Université du Québec à Chicoutimi Site web: http://bibliotheque.uqac.ca/

Upload: dya-ait-yala

Post on 30-Sep-2015

218 views

Category:

Documents


0 download

DESCRIPTION

RCamus, Emarque Sur La Revolte

TRANSCRIPT

  • Albert CAMUS philosophe et crivain franais [1913-1960]

    (1945)

    Remarque sur la rvolte.

    Un document produit en version numrique par Jean-Marie Tremblay, bnvole, professeur de sociologie au Cgep de Chicoutimi

    Courriel: [email protected] Site web pdagogique : http://www.uqac.ca/jmt-sociologue/

    Dans le cadre de: "Les classiques des sciences sociales"

    Une bibliothque numrique fonde et dirige par Jean-Marie Tremblay, professeur de sociologie au Cgep de Chicoutimi

    Site web: http://classiques.uqac.ca/

    Une collection dveloppe en collaboration avec la Bibliothque Paul-mile-Boulet de l'Universit du Qubec Chicoutimi

    Site web: http://bibliotheque.uqac.ca/

  • Albert Camus, Remarque sur la rvolte (1945) 2

    Politique d'utilisation

    de la bibliothque des Classiques Toute reproduction et rediffusion de nos fichiers est interdite,

    mme avec la mention de leur provenance, sans lautorisation for-melle, crite, du fondateur des Classiques des sciences sociales, Jean-Marie Tremblay, sociologue.

    Les fichiers des Classiques des sciences sociales ne peuvent

    sans autorisation formelle: - tre hbergs (en fichier ou page web, en totalit ou en partie)

    sur un serveur autre que celui des Classiques. - servir de base de travail un autre fichier modifi ensuite par

    tout autre moyen (couleur, police, mise en page, extraits, support, etc...),

    Les fichiers (.html, .doc, .pdf, .rtf, .jpg, .gif) disponibles sur le site

    Les Classiques des sciences sociales sont la proprit des Classiques des sciences sociales, un organisme but non lucratif compos exclu-sivement de bnvoles.

    Ils sont disponibles pour une utilisation intellectuelle et personnel-

    le et, en aucun cas, commerciale. Toute utilisation des fins com-merciales des fichiers sur ce site est strictement interdite et toute rediffusion est galement strictement interdite.

    L'accs notre travail est libre et gratuit tous les utilisa-

    teurs. C'est notre mission. Jean-Marie Tremblay, sociologue Fondateur et Prsident-directeur gnral, LES CLASSIQUES DES SCIENCES SOCIALES.

  • Albert Camus, Remarque sur la rvolte (1945) 3

    REMARQUE Ce livre est du domaine public au Canada parce quune uvre passe

    au domaine public 50 ans aprs la mort de lauteur(e). Cette uvre nest pas dans le domaine public dans les pays o il

    faut attendre 70 ans aprs la mort de lauteur(e). Respectez la loi des droits dauteur de votre pays.

  • Albert Camus, Remarque sur la rvolte (1945) 4

    OEUVRES D'ALBERT CAMUS

    Aux ditions Gallimard

    L'ENVERS ET L'ENDROIT, essais. NOCES. L'TRANGER. Roman. LE MYTHE DE SISYPHE. LE MALENTENDU suivi de CALIGULA. LA PESTE. Rcit. L'TAT DE SIGE. Thtre ACTUELLES :

    I. CHRONIQUES 1944-1948. II. CHRONIQUES 1948-1953 III. CHRONIQUES ALGRIENNES, 1939-1958

    LES JUSTES. Thtre. L'HOMME RVOLT. Essai. L'T. Essai. LA CHUTE. Rcit. LEXIL ET LE ROYAUME. Nouvelles DISCOURS DE SUDE CARNETS

    I. Mai 1935-fvrier 1941. II. Janvier 1942-mars 1951. III. Mars 1951-dcembre 1959.

    Journaux de voyage. Correspondance avec Jean Grenier.

    Adaptations thtrales

    LA DVOTION LA CROIX, de Pedro Calderon de la Barca. LES ESPRITS, de Pierre de Larivey. REQUIEM POUR UN NONNE, de William Faulkner. LE CHEVEALIER DOLMEDO, de Lope de Vega. LES POSSDS, daprs le roman de Dostoevski.

  • Albert Camus, Remarque sur la rvolte (1945) 5

    Cahiers Albert Camus

    I. La mort heureuse. Roman. II. Paul Viallaneiz : Le premier Camus, suivi dcrits de jeunesse dAlbert Camus. III. Fragments dun combat (1938-1940) Articles dAlger Rpu-blicain. IV. Caligula (version de 1941), thtre. V. Albert Camus : uvre ferme, uvre ouverte ? Actes du collo-que de Cerisy (juin 1982) VI. Albert Camus ditorialiste LExpress (mai 1955-fvrier 1958).

    Aux Calman-Lvy Rflexions sur la guillotine, in Rflexions sur la peine de mort, de Camus et Koestler, essai.

    lAvant-scne

    Un cas intressant. Adaptation de Dino Buzzati. Thtre.

  • Albert Camus, Remarque sur la rvolte (1945) 6

    Cette dition lectronique a t ralise par Jean-Marie Tremblay, b-

    nvole, professeur de sociologie au Cgep de Chicoutimi et fondateur des Classiques des sciences sociales, partir de :

    Albert CAMUS [1913-1960] Remarque sur la rvolte. Un texte publi dans louvrage collectif L'existence. Essais par Al-

    bert Camus, Benjamin Fondane, M. de Gandillac, tienne Gilson, J. Gre-nier, Louis Lavelle, Ren Le Senne, Brice Parain et A. de Waelhens, pp. 9-23. Paris : Les ditions Gallimard, 1945, 185 pp. Collection : Mta-physique, no 1.

    Polices de caractres utilise :

    Pour le texte: Comic Sans, 12 points. Pour les citations : Comic Sans, 12 points. Pour les notes de bas de page : Comic Sans, 12 points.

    dition lectronique ralise avec le traitement de textes Micro-soft Word 2008 pour Macintosh. Mise en page sur papier format : LETTRE (US letter), 8.5 x 11) dition numrique ralise le 30 mars 2010 Chicoutimi, Ville de Saguenay, province de Qubec, Canada.

  • Albert Camus, Remarque sur la rvolte (1945) 7

    Albert CAMUS philosophe et crivain franais [1913-1960]

    Remarque sur la rvolte.

    Un texte publi dans louvrage collectif L'existence. Essais par Al-bert Camus, Benjamin Fondane, M. de Gandillac, tienne Gilson, J. Gre-nier, Louis Lavelle, Ren Le Senne, Brice Parain et A. de Waelhens, pp. 9-23. Paris : Les ditions Gallimard, 1945, 185 pp. Collection : Mta-physique, no 1.

  • Albert Camus, Remarque sur la rvolte (1945) 8

    Albert Camus Remarque sur la rvolte. (1945)

    Un texte publi dans louvrage collectif L'existence. Essais par Al-

    bert Camus, Benjamin Fondane, M. de Gandillac, tienne Gilson, J. Gre-nier, Louis Lavelle, Ren Le Senne, Brice Parain et A. de Waelhens, pp. 9-23. Paris : Les ditions Gallimard, 1945, 185 pp. Collection : Mta-physique, no 1.

    I

    [9] Qu'est-ce qu'un homme rvolt ? C'est d'abord un homme qui dit non. Mais s'il refuse, il ne renonce pas : c'est aussi un homme qui dit oui. Entrons dans le dtail avec le mouvement de rvolte. Un fonc-tionnaire qui a reu des ordres toute sa vie juge soudain inacceptable un nouveau commandement. Il se dresse et dit non. Que signifie ce non ?

    Il signifie par exemple : les choses ont assez dur , il y a des limites qu'on ne peut pas dpasser , jusque-l oui, au-del non , ou encore vous allez trop loin . En somme, ce non affirme l'existence d'une frontire. Cette ide se retrouve sous une autre forme encore dans ce sentiment du rvolt que l'autre exagre , qu'il n'y a pas de raisons pour , enfin qu'il outrepasse son droit , la frontire, pour finir, fondant le droit. La rvolte ne va pas sans le sentiment d'avoir soi-mme en quelque faon et quelque part raison. C'est en cela que le fonctionnaire rvolt dit la fois oui et non. Car il affirme, en mme temps que la frontire, tout ce qu'il dtient et prserve en de de la frontire. Il affirme qu'il y a en lui quelque chose qui vaut qu'on y prenne garde. D'une certaine manire, il croit avoir raison contre

  • Albert Camus, Remarque sur la rvolte (1945) 9

    l'ordre qui l'opprime. En mme temps que la rpulsion J'gard de l'intrus, il y a dans toute rvolte une adhsion entire et instantane de l'homme a une certaine part de l'exprience humaine. Mais quelle est cette part ?

    On pourrait avancer que le non du fonctionnaire rvolt reprsente seulement les actes qu'il se refuse faire. Mais on remarquera que ce non signifie aussi bien il y a des choses que je ne peux pas faire que il y a des choses que vous ne pouvez pas faire . On voit dj que l'affirmation de la rvolte s'tend [10] quelque chose qui transcende l'individu 1, qui le tire de sa solitude suppose, et qui fonde une valeur. On se bornera, pour le moment, identifier cette valeur avec ce qui, en l'homme, demeure irrductible.

    Prcisons au moins qu'il s'agit bien d'une valeur. Si confusment que ce soit, il y a prise de conscience conscutive au mouvement de rvolte. Cette prise de conscience rside dans la perception soudaine d'une valeur laquelle l'homme peut s'identifier totalement. Car cette identification jusqu'ici n'tait pas sentie rellement. Tous les ordres et les exactions antrieurs au mouvement d'insurrection, le fonction-naire les souffrait. Souvent mme, il avait reu sans ragir des ordres plus rvoltants que celui qui dclenche son mouvement. Mais il y appor-tait de la patience, incertain encore de son droit. Avec la perte de la patience, avec l'impatience, commence un mouvement qui peut s'ten-dre tout ce qui, auparavant, tait accept. Ce mouvement est pres-que toujours rtroactif. Le fonctionnaire, l'instant o il n'admet pas la rflexion humiliante de son suprieur, rejette en mme temps l'tat de fonctionnaire tout entier. Le mouvement de rvolte le porte plus loin qu'il n'tait dans le simple refus. Il prend de la distance par rap-port son pass, il transcende sa propre histoire. Install auparavant dans un compromis, il se jette d'un coup dans le Tout ou Rien ; ce qui

    1 Il s'agit bien entendu, dans toute cette remarque, d'une transcen-

    dance qu'on pourrait appeler horizontale par opposition la trans-cendance verticale qui est celle de Dieu ou des Essences platoni-ciennes.

  • Albert Camus, Remarque sur la rvolte (1945) 10

    tait d'abord la part irrductible de l'homme devient l'homme tout entier. L'homme prend conscience dans le mouvement de sa rvolte d'une valeur o il croit pouvoir se rsumer. Mais on voit qu'il prend conscience la fois d'un tout encore assez obscur et d'un rien qui signifie exactement la possibilit de sacrifice de l'homme ce tout. Le rvolt, veut tre tout, c'est--dire cette valeur dont il a soudain pris conscience et dont il veut qu'elle soit dans sa personne reconnue et accepte - ou rien, c'est--dire tre dchu par la force qui le domine. la limite, il acceptera de mourir. Il met en balance la mort et ce qu'il appellera par exemple sa libert. Il s'agit donc bien d'une valeur et une tude dtaille de la notion de rvolte devrait ti-rer de cette simple remarque l'ide que la rvolte, contrairement une opinion courante, [11] et bien qu'elle naisse dans ce que l'homme a de plus strictement individuel, met en cause la notion mme d'individu. Car si l'individu, dans les cas extrmes, accepte de mourir et meurt dans le mouvement de sa rvolte, il montre par l qu'il se sacrifie au bnfice d'une vrit qui dpasse sa destine individuelle, qui va plus loin que son existence personnelle. S'il prfre la chance de la mort la ngation de cette part de l'homme qu'il dfend, C'est qu'il estime cette dernire plus gnrale que lui-mme. La part que le rvolt d-fend, il a le sentiment qu'elle lui est commune avec tous les hommes. C'est de l qu'elle tire sa soudaine transcendance. C'est pour toutes les existences en mme temps que le fonctionnaire se dresse lorsqu'il juge que, par tel ordre, quelque chose en lui est ni qui ne lui appar-tient pas seulement, mais qui est un lieu commun o tous les hommes, mme celui qui l'insulte et l'opprime, ont une solidarit toute prte. Il y a une complicit des victimes qui n'est ni plus ni moins vidente que la complicit qui unit la victime le bourreau.'

    On trouvera une confirmation de cela dans deux observations l-mentaires. On remarquera d'abord que le mouvement de rvolte n'est Pas dans son essence un mouvement d'gosme. Car on se rvolte aussi bien contre le bonheur, le poids de la gloire, lexcs des biens, etc., etc... On se rvolte aussi contre soi-mme et ce mouvement o l'hom-me se dresse contre l'homme lui-mme, et qui demanderait une tude

  • Albert Camus, Remarque sur la rvolte (1945) 11

    prcise et tendue, montre au moins le caractre profondment dsin-tress de toute rvolte. Remarquons ensuite que la rvolte ne nat pas seulement et forcment chez l'opprim, mais qu'elle peut 'natre aussi au spectacle de l'oppression. Il y a dans ce cas identification l'autre individu. Il ne s'agit pas d'identification psychologique, subter-fuge par lequel l'individu sentirait en imagination que c'est lui que l'offense s'adresse (car il arrive au contraire qu'on ne supporte pas de voir infliges d'autres des offenses que nous-mmes avons subies sans rvolte). Il y a seulement identification de destines et prise de parti. L'individu n'est donc pas lui seul cette valeur qu'il veut dfen-dre. Il faut tous les hommes pour la composer. C'est dans la rvolte que l'homme se dpasse dans autrui, et, de ce point de vue, la solidari-t humaine est mtaphysique.

    Du moins, voici un premier progrs que l'esprit de rvolte fait faire une rflexion d'abord pntre de l'absurdit et de l'apparente st-rilit du monde. Dans l'exprience absurde, la tragdie [12] est indivi-duelle. partir du mouvement de rvolte, elle a conscience d'tre col-lective. Elle est l'aventure de tous. Le premier progrs d'un esprit sai-si d'tranget est de reconnatre qu'il partage cette tranget avec tous les hommes et que la ralit humaine dans sa totalit souffre de cette distance par rapport soi et au monde. Le mal qu'prouvait jus-que-l un seul homme devient peste collective. De cette solidarit re-connue, il est possible de tirer ceci : il n'y a que l'homme qui mrite que l'homme lui soit sacrifi. C'est la morale des complices. Une telle affirmation, bien entendu, ne peut tre fonde que par la dcouverte, dans la rvolte, de cette valeur qu'il faut encore prciser.

    * * *

    Cette valeur n'est pas ngative. On peut clairer son aspect positif par rapport une notion comme celle du ressentiment. En effet, et toujours l'origine, le mouvement de rvolte n'est qu' peine un mou-vement de revendication, au sens fort du mot. La rvolte n'est pas le ressentiment. Elle vise faire respecter quelque chose, ce qui im-

  • Albert Camus, Remarque sur la rvolte (1945) 12

    plique que cela qu'on veut faire respecter est le plus important, a t reconnu d'abord.

    C'est pour cela qu'il est impossible de l'identifier au ressentiment comme le fait Scheler dans ses observations. Sa critique du ressenti-ment dans l'humanitarisme (dont il traite comme de la forme non chr-tienne de l'amour des hommes) s'appliquerait peut-tre, avec beau-coup de nuances, certaines formes, bien dfinies, d'humanitarisme ou de doctrine rvolutionnaire. Mais elle tombe faux dans ce qui concerne la rvolte humaine contre sa condition, le mouvement qui dresse l'individu pour la dfense d'une dignit commune tous les hommes. Scheler dmontre en effet que l'humanitarisme s'accompa-gne de la haine du monde. On aime l'humanit pour ne pas avoir aimer les tres. Cela est juste dans quelques cas, et on comprend mieux Scheler lorsqu'on voit que l'humanitarisme pour lui est reprsent par Bentham et Rousseau. Mais la passion de l'homme pour l'homme peut natre d'autre chose que du calcul arithmtique du plaisir ou d'une confiance thorique dans la nature humaine. En face des utilitaristes ou d'mile, il y a Nietzsche et Ivan Karamazov. Il y a le choix de l'or-dre humain contre l'ordre de Dieu, cette logique en existence qui va du mouvement de rvolte la rvolte mtaphysique. [13] Scheler, qui le sent aussi, rsume cette conception en affirmant qu'elle consiste dire qu'il n'y a pas au monde assez d'amour pour qu'on le gaspille sur d'autres que sur l'tre humain. Mais la rvolte amne seulement dire qu'on ne voit pas qui, en dehors de l'tre humain, est digne de J'amour - et de cet amour suprieur qui nat d'une condition partage. On n'lit pas dans ce cas un idal abstrait par pauvret de coeur, dans une ide de revendication strile, mais on choisit, au contraire, la part la plus concrte de l'exprience pour la dfendre contre ce qui l'opprime. On affirme qu'il est une part de l'homme suprieure la condition qui lui est faite. Lorsque Heathcliff prfre son amour Dieu et demande l'enfer pour tre runi celle qu'il aime, ce n'est pas le ressentiment abstrait qui parle, mais l'exprience brlante de toute une vie. C'est le mme mouvement qui fait dire Matre Eckhart, hors de toute ortho-doxie et dans un accs surprenant d'hrsie, qu'il prfre l'enfer

  • Albert Camus, Remarque sur la rvolte (1945) 13

    avec Jsus au ciel sans lui. C'est le mouvement mme de l'amour. On ne saurait donc trop insister sur ce caractre singulier du mouvement de rvolte qui dit oui aussi bien que non. En mme temps qu'il est appa-remment un mouvement ngatif puisqu'il ne cre rien, il est profond-ment positif puisqu'il rvle en l'homme ce qui est dfendre, donc ce qui est pour tous les hommes. Dans l'ordre de l'exprience humaine, la rvolte a le mme sens que le cogito 2 dans l'ordre de la pense. Elle est la premire vrit et elle cre la premire valeur.

    * * *

    Cette valeur n'est pas relative. On pourrait en douter. Avec les poques et les civilisations, en effet, les raisons pour lesquelles on se rvolte changent apparemment. Il est vident qu'un paria hindou, un guerrier inca, un primitif de l'Asie centrale, n'ont pas la mme ide de la rvolte. On pourrait mme tablir avec une probabilit extrme-ment grande que la notion de rvolte n'a pas de sens dans ces cas pr-cis. Cependant, un esclave grec, un serf, un condottiere de la Renais-sance, un bourgeois parisien de la Rgence, un intellectuel russe des annes 1900 ou un ouvrier [14] moderne pourraient diffrer sur les raisons de la rvolte, ils se rencontreraient pour reconnatre sa lgiti-mit. Autrement dit, le problme de la rvolte semble ne prendre de sens prcis qu' l'intrieur de la pense europenne. Sur le plan social, on pourrait tre plus explicite encore en remarquant avec Scheler que l'esprit de rvolte s'exprime, difficilement dans les socits o les ingalits sont trs grandes (castes hindoues) ou, au contraire, dans celles o l'galit est absolue (certaines socits primitives). Sociale-ment parlant, l'esprit de rvolte n'est possible que dans les groupes o une galit thorique recouvre de grandes ingalits de fait. Cela re-viendrait dire que le problme de la rvolte n'a de sens que dans no-tre socit contemporaine. Et l'on serait tent d'affirmer avec Sche-ler lui-mme qu'il est troitement li au dveloppement de la notion 2 On peut d'ailleurs aller plus loin dans ce sens et dire prcisment

    que le cogito est rvolte.

  • Albert Camus, Remarque sur la rvolte (1945) 14

    d'individu, si les remarques prcdentes ne nous avaient dj mis en garde contre cette conclusion.

    Sur le plan de l'vidence, tout ce qu'on peut tirer de la remarque de Scheler, c'est que, par la thorie de la libert politique, il y a dans la socit accroissement dans l'homme de la notion d'homme, et, par la pratique de cette mme libert, insatisfaction correspondante. La li-bert de fait ne s'est pas accrue proportionnellement la conscience que l'homme en a prise. De cette observation, on ne peut tirer que ce-ci : la rvolte est le propre de l'homme inform, qui possde une cons-cience largie de ses droits. Mais rien ne nous permet de dire qu'il s'agit seulement des droits de l'individu, puisque, par la solidarit que nous avons signale plus haut, il semble bien au contraire qu'il s'agisse d'une conscience que l'espce humaine prend de plus en plus d'elle-mme dans son aventure commune. En fait, si l'Inca, le paria hindou, etc... ne se posent pas le problme de la rvolte, c'est qu'il a t rso-lu par eux dans une tradition et avant qu'ils aient pu se le poser, la r-ponse tant le sacr. Si dans le monde sacr, on ne trouve pas le pro-blme de la rvolte, c'est qu'en vrit on n'y trouve aucun problme mtaphysique, toutes les rponses tant donnes en une fois. La mta-physique est remplace par le mythe. Il n'y a plus d'interrogation, il n'y a que des rponses et d'ternels commentaires. Mais ds que l'homme se place en dehors des catgories du sacr, il est interroga-tion et rvolte. L'homme rvolt, c'est l'homme jet hors du sacr et appliqu revendiquer un ordre humain o toutes les rponses soient humaines. Ds ce [15] moment, toute interrogation, toute parole est rvolte alors que dans le monde du sacr toute parole est action de grces. Il serait possible de montrer ainsi qu'il ne peut y avoir pour un esprit humain que deux univers possibles, celui du sacr (ou pour par-ler le langage chrtien, de la grce) et celui de la rvolte. La dispari-tion de l'un quivaut l'apparition de l'autre, quoique cette apparition puisse se faire sous des formes dconcertantes. L aussi le Tout ou Rien se pose dans son exigence la plus troite, le choix dans son in-transigeance.

  • Albert Camus, Remarque sur la rvolte (1945) 15

    La relativit apparente du problme de la rvolte tient ainsi dans le fait qu'aujourd'hui des socits entires ont pris leur distance par rapport au sacr et que le spectacle de la rvolte nous est donn l'chelle historique. Cela prouve que mme sur le plan de l'histoire, le problme est mtaphysique. L'extrme dnuement qui en rsulte pour la pense contemporaine force l'individu l'entreprise incroyable qui consiste en mme temps repenser le monde et recrer l'homme. Ainsi c'est un principe d'activit qui est mis au coeur de toute cons-cience. Si elle prend sa naissance dans un mouvement individuel, la r-volte ne cesse de transcender ce mouvement. Dire que le problme est relatif l'poque n'est donc nullement dire qu'il n'est pas premier dans l'homme et qu'il n'a de valeur que dans le cadre d'une morale in-dividualiste. C'est dire au contraire que l'poque, force de contesta-tions, met au premier plan l'une des dimensions essentielles de l'hom-me. C'est une valeur authentique, c'est--dire une raison d'agir, qui nous est donc fournie par la rvolte.

    II

    Quand on veut donner un contenu plus prcis encore l'affirmation du rvolt, on peut dire que l'histoire, ce stade de la description, ne nous apprend pas grand'chose. Pourtant, si la rvolution est la satis-faction que se donne le mouvement de rvolte commun beaucoup d'hommes, son histoire devrait nous enseigner. la limite en effet, la rvolution est un parti pris extrme en faveur de cette part de l'homme qui ne veut pas s'incliner et un essai pour lui donner son rgne dans le temps. Et, comme dans l'exprience qui est envisage ici, rien ne peut tre considr en dehors de l'histoire, la rvolution, pour un esprit [16] extrieur au sacr, est en principe le seul acte lgitime et cohrent.

    En thorie, le mot rvolution garde le sens qu'il a en astronomie. C'est un mouvement qui boucle la boucle, qui passe d'un gouvernement

  • Albert Camus, Remarque sur la rvolte (1945) 16

    l'autre aprs une translation complte. C'est par l qu'il se distingue dj du mouvement de rvolte. Le mot fameux : Non, Sire, ce n'est pas une rvolte, c'est une rvolution met l'accent sur cette diff-rence essentielle. Il signifie exactement : C'est la certitude d'un nouveau gouvernement . Le mouvement de rvolte, au contraire, et son origine, tourne court. Il n'est qu'un tmoignage. C'est que la rvo-lution commence partir de l'ide claire. Exactement, elle est le pas-sage de l'ide dans l'exprience historique, quand la rvolte au contraire est le mouvement qui mne de J'exprience individuelle l'ide. Alors que l'histoire, mme collective, d'un mouvement de rvol-te, est toujours celle d'un engagement sans issue dans les faits, d'une protestation obscure qui n'engage ni systme ni raisons, une rvolution est une tentative pour modeler l'acte sur une ide, pour faonner le monde dans un cadre thorique. Mais en fait et prcisment pour les mmes raisons, on peut dire qu'il n'y a jamais eu de rvolution dans l'histoire, car il ne peut y avoir qu'une rvolution et son caractre est d'tre dfinitive. Le mouvement qui semble achever la boucle en enta-me dj une nouvelle et l'histoire des hommes n'est que la somme de leurs rvoltes successives. S'il y avait une fois rvolution, il n'y aurait plus d'histoire. Quand on dit que les peuples heureux n'en ont pas, on s'oblige dire, puisqu'il y a toujours histoire, que-les peuples ne sont jamais heureux - ou que, du moins, il n'arrive jamais qu'ils le soient toujours. Autrement dit, le mouvement de translation qui peut trouver une expression claire dans l'espace n'est qu'une approximation dans le temps. Ce qu'on appelait sans sourire au XIXe sicle l'mancipation progressive du genre humain apparat seulement comme une suite inin-terrompue de rvoltes qui se dpassent quelquefois et tentent de trouver leur forme dans l'ide mais qui n'arrivent pas la rvolution unique et dfinitive, celle qui stabiliserait tout au ciel et sur la terre. Ainsi plutt que d'une mancipation, il serait plus vrai de parler d'une affirmation progressive et jamais acheve de l'homme par lui-mme. Cet inachvement perptuel de toute rvolution devrait nous rensei-gner, de faon ngative du moins, sur le caractre propre la valeur mme de la rvolte. Si elle avait chance d'tre prcise, [17] elle per-mettrait alors de donner un sens cette rvolution dfinitive, qui

  • Albert Camus, Remarque sur la rvolte (1945) 17

    parat tre, toute philosophie tant action, le but idal de la pense en lutte.

    Si l'on se bornait dire que le contenu de la valeur affirme est, en juger par l'histoire, justice et libert, on ne dirait pas grand'chose. Car on trouvait dj dans le mouvement de rvolte, en mme temps que la notion confuse d'un droit les ides connexes de justice 3 et de libert. Mais l'exprience montre qu'il s'agit d'une justice et d'une libert sans cesse remises en question. L'histoire des rvolutions mon-tre que ces deux notions sont au principe de toutes les revendications et que cependant, pour finir, elles entrent presque toujours en conflit comme si leurs exigences mutuelles se trouvaient inconciliables. Il y a dans toute rvolution une tape o elle suscite un mouvement de rvol-te oppos qui indique ses limites et annonce ses possibilits d'chec. Assez rapidement les forces de la libert se dressent contre celles de la justice ou inversement. C'est le moment o la rvolte humaine enta-me une nouvelle boucle. De mme un examen des grandes tentatives historiques de rvolutions dfinitives telles que le Christianisme, les grandes rvolutions mtaphysiques politiques modernes (mme lors-qu'elles semblent nier la mtaphysique), la rvolution nietzschenne, devrait montrer en clair cette opposition du mouvement de rvolte et des acquisitions de toute rvolution.

    Il n'est pas question ici de donner cet chec ses raisons. Il est particulier la ralit humaine que, dans une certaine mesure, il sem-ble caractriser. Mais il est possible de voir en quoi il consiste dans le temps. Il consiste dans la perte de la complicit et la ngation de la solidarit humaine dcouverte dans la rvolte. Les rvolutions

    3 C'est en cela qu'une philosophie de la rvolte ne s'accommode pas

    de la pense chrtienne. Le Christianisme est d'abord une philoso-phie de l'injustice. Le pote chrtien Gertrude von Le Fort l'a ad-mirablement vu : Mais le monde n'a pas t rachet en faveur de ceux qui prennent parti en faveur de l'innocence... Il a t rachet par la douloureuse passion de l'innocence (et d'autres passages o elle montre que la justice n'existe qu'en enfer).

  • Albert Camus, Remarque sur la rvolte (1945) 18

    chouent dans la mesure o elles oublient de maintenir cette complici-t pour laquelle elles se sont mises en oeuvre. Car la complicit peut se perdre ou dans le silence ou dans le mensonge. Dans le premier cas, on pose le problme de la violence (ou silence impos), dans le second ce-lui du ralisme [18] politique (ou mensonge de principe). Qu'on se taise (et clans ce cas le chrtien aussi se tait, mais c'est Dieu qui lui fait violence) ou qu'on mente, la complicit est perdue et avec elle l'exi-gence propre la rvolte. La rvolte se nie alors elle-mme et s'oblige du mme coup prendre un nouvel lan. La valeur que nous cherchons dcrire est donc, sous l'un de ses aspects, complicit active des hom-mes entre eux. On comprend ainsi que le mouvement de rvolte se r-pte. Car s'il est possible de vivre sans dsesprer dans un monde ab-surde. il n'est pas possible de le faire dans celui du mensonge. On re-connatra cette affirmation en revenant la solidarit mtaphysique. Dans le monde absurde, le rvolt garde encore une certitude. C'est la solidarit avec les hommes dans une mme aventure, le fait que l'pi-cier et lui sont tous les deux frustrs. Il y a complicit reconnue. partir du moment o les hommes se taisent ou ne sont plus que le pas-sage et l'cho d'un verbe divin 4, partir du moment o les hommes mentent (ralisme politique) la complicit est, non pas perdue, cela n'est jamais possible, mais nie, et le dsespoir commence avec la n-gation de la premire vrit apporte par la rvolte, savoir que l'homme n'est pas seul.

    Il serait possible encore de montrer que la perte de la complicit vient toujours d'une prtention l'absolu. Quand la rvolution vise la justice absolue ou la libert absolue, elle est amene l'affirmation d'un rationalisme ou d'un dterminisme total qui contredit la nature mme de l'affirmation rvolte. Car cette affirmation contenue dans la rvolte est une prise de parti en faveur de ce qu'il y a de plus limit et de plus relatif dans l'homme. La part irrductible de l'homme, celle qui sert de base la complicit, c'est la part opprime et perscute

    4 J'insiste sur ce point qui me parat expliquer un sentiment person-

    nel puissant : le monde chrtien avec la foi me semble dsesprant.

  • Albert Camus, Remarque sur la rvolte (1945) 19

    qu'il doit toujours et par un effort incessant soutenir devant ce qui l'crase. La complicit ne peut tre maintenue que dans le relatif, Et de ce point de vue toute rvolution doit tenir compte du caractre limit de l'exprience humaine, laisser cours la parole, accepter l'ap-proximation. La rvolution dfinitive ne peut tre que pessimiste 5. La seule rvolution la mesure de l'homme devrait rsider dans [19] une conversion au relatif qui signifierait exactement fidlit la condition humaine. La rvolte contre le pouvoir absolu suppose toujours qu'on peut se passer de pouvoir absolu - c'est--dire s'arranger des pou-voirs relatifs qui nous sont concds. De l que toute attitude de r-volte, politique ou mtaphysique, implique une action dans le relatif, un service l'homme. Dans ce sens, tout geste humain qui ne vise pas l'ternel est rvolte. L'action du secrtaire de syndicat qui tient ses fiches jour est rvolte mtaphysique au mme titre que l'lan spec-taculaire qui dresse Byron devant Dieu 6.

    On pourrait dire ainsi, avec beaucoup de nuances, et en rservant les dveloppements ultrieurs, que la rvolution dfinitive serait la complicit totale. On voit qu'il s'agit l d'une limite idale. Mais sur le plan humain, considr comme donne de fait, on peut admettre des moyens termes et des approximations. C'est entre l'ternel et le rela-tif par exemple que le foss est infranchissable. Hors de l'ternit, il y a perfectionnement. On peut dire que dans la mesure o l'homme aide la complicit, il aide la rvolution dfinitive. La sincrit est ici le principe de sa libration. Elle est un effort appliqu (conscient d'ailleurs des travestissements possibles) pour renforcer la solidarit humaine.

    5 Pessimiste en ce qui concerne la condition de l'homme, bien enten-

    du. Mais optimiste obstinment en ce qui concerne l'action humaine. 6 L'ide qu'il faille des modles ternels pour faire mouvoir les hom-

    mes est une ide purile. La crature, toute relative qu'elle est (et parce qu'elle l'est), suffit bien faire brler, et au del mme de ce qu'un homme peut brler.

  • Albert Camus, Remarque sur la rvolte (1945) 20

    Un examen philosophique des rvolutions devrait donc nous amener prciser le contenu d'une valeur rvle par le mouvement de rvol-te. Cette valeur nous permet dj d'affirmer que toute rvolution d-passe le politique pour affirmer la rvolte de l'homme contre son des-tin, que la solitude de l'homme n'est jamais que l'oeuvre des hommes et que la rvolte est avant tout affirmation de la parole et de la com-plicit, enttement dans la condition limite de la crature.

    III

    Sur le plan de la rvolte mtaphysique, cet ensemble d'observa-tions peut encore se prciser. Le mouvement de la rvolte [20] affir-me l'existence d'un droit de l'homme quelque chose, dpasse l'indi-vidu dans cette affirmation et la gnralise toute les consciences humaines. Mais en mme temps, il est bien vident que le fonctionnaire dress contre son suprieur affirme expressment l'existence de ce suprieur. Le non du rvolt met en vidence la limite qu'il prtend tracer entre ce qu'il veut dfendre et ce qui l'opprime. Mais, en de et au del de cette frontire, il affirme du mme mouvement l'exis-tence de deux valeurs qui s'opposent. La solidarit ici se gnralise. Et le rvolutionnaire sait au moins ceci, que le pouvoir contre lequel il se dresse est dans la mme histoire que lui. Dans le cas du fonctionnaire ou du rvolutionnaire, les choses sont assez claires. Il s'agit de pou-voirs relatifs qui s'opposent et leur coexistence peut tre affirme.

    La difficult commence avec la rvolte mtaphysique, o l'homme rvolt pose la fois la condition humaine et cette part de l'homme qui se dresse contre la condition humaine. Le fonctionnaire en effet, en mme temps qu'il tablit dans son mouvement de rvolte l'existen-ce du suprieur contre lequel il se rvolte, montre que le pouvoir de l'autre est continuellement dans sa dpendance, que lui-mme a conti-nuellement le pouvoir de le remettre en question. cet gard, l'autre est vraiment dans la mme histoire, c'est--dire que sa royaut du

  • Albert Camus, Remarque sur la rvolte (1945) 21

    moment est aussi relative. que la soumission relative du fonctionnaire. On voit ainsi que s'il y a rellement une double affirmation contenue dans un mouvement de rvolte, cette affirmation ne pose encore rien en absolu. De l, apparemment, qu'elle soit difficile maintenir dans la rvolte mtaphysique. Car, en premier lieu, il n'est pas possible d'tendre le raisonnement ci-dessus l'affirmation de Dieu. Si l'on vient penser, en effet, que la rvolte mtaphysique pose Dieu en mme temps que la part rvolte de l'homme, il faut reconnatre que Dieu serait alors dans la mme aventure humilie que l'homme, son vain pouvoir quivalant notre vaine condition, soumis notre force de contestation, inclin son tour devant la part de l'homme qui ne s'in-cline pas, engag enfin dans l'histoire, sans espoir d'une stabilit ternelle qu'il ne pourrait trouver que dans le consentement unanime des hommes, intgr lui aussi par rapport nous dans une condition absurde. travers la rvolte, considre comme une premire vrit, l'exprience de Dieu est contradictoire. Il y a l matire dveloppe-ments. Mais l'important, au dpart, serait de remarquer que [21] c'est moins ce pouvoir de ngation de l'homme qui met Dieu en question, que son pouvoir d'affirmation. Ce qui met Dieu en doute dans la rvolte mtaphysique, ce n'est pas que l'homme puisse le nier, c'est qu'il puis-se affirmer autre chose que Dieu. Ce n'est pas que le rvolt arrte le pouvoir ternel la limite qu'il a fixe, c'est qu'il y ait quelque chose en de de cette limite. Ce qui, en thologie, devrait rendre contradic-toire la notion de Dieu c'est l'ide de l'enfer.

    Mais si la gnralisation n'est pas possible, il reste qu'on peut s'en tenir aux constatations d'vidence. La seule chance qui reste aux pen-ses qui refusent l'hypothse, c'est d'arriver des tautologies signi-ficatives. Ainsi, il est possible de dire que la rvolte mtaphysique n'affirme rien de plus que ce contre quoi l'homme se rvolte et, dans sa racine, c'est la situation humaine. Le rvolt l'origine ne juge in-supportable que la situation des hommes ( a ne peut pas continuer, etc... ). L'ide, plus tardive, que celle-ci a pu lui tre faite , rentre dans un systme d'explications et d'hypothses, de mtaphores et d'analogies qui n'est pas envisag ici et qu'on ne peut confronter

  • Albert Camus, Remarque sur la rvolte (1945) 22

    l'exprience. C'est donc la situation humaine qui est mise en question en mme temps qu'elle est affirme par la rvolte. Mais dans le mme moment o elle s'affirme, la part irrductible de l'homme montre qu'elle aussi, dans la mesure o elle lui est soumise, est mise en doute par la situation o elle se trouve. Rien n'est ainsi pos en absolu et toute la ralit humaine est dans cet aller-retour incessant. On en trouvera l'quivalent sur le plan de la conduite dans ce balancement perptuel qui mne l'homme rvolt de la volont du sacrifice l'exi-gence du bonheur. C'est alors exactement l'aller-retour du oui au non, de l'affirmation la ngation. On affirme d'abord la part irrductible de l'homme et la concidence de tous les hommes dans cette dignit commune et l'on accepte alors de mourir ou de s'effacer devant cette premire valeur. Mais on repousse en mme temps la situation humaine et l'on aspire au bonheur. On voit ainsi que l'affirmation dans ce cas est lie la possibilit de destruction tandis que le bonheur est fond sur le principe d'une ngation. Tout est ainsi mis en doute la base, et deux fois. Et l'on peut en tirer que la valeur contenue dans l'affirma-tion rvolte n'est jamais donne une fois pour toutes et qu'il faut la soutenir sans cesse.

    Pour finir, la rvolte ne nous apprendra donc rien de plus [22] quant la solution dernire que l'analyse absurde. Le monde est toujours ferm. Nous sommes toujours dans le cercle, avec ceci de plus, toute-fois, qu'il nous est possible de rpondre affirmativement la seule question qui nous paraisse de quelque importance : l'homme peut-il, lui seul et sans le secours de l'ternel, crer ses propres valeurs ? Suggrons encore qu' la limite on pourrait entrevoir un absolu d'vi-dence qui ne serait ni dans l'irrductibilit de l'homme ni dans la si-tuation contre laquelle il est en lutte, mais dans le rapport que l'un et l'autre soutiennent entre eux, et qui est proprement parler la condi-tion humaine. C'est le relatif absolu. La rvolte permet au moins d'af-firmer que la condition humaine est, ce qui n'est pas si vident qu'il le parat. C'est exactement la plus relative des expriences qui est ri-ge en absolu. On a pu dj en apercevoir quelques consquences sur le plan de la conduite humaine. Mais on voit en tous cas par o une r-

  • Albert Camus, Remarque sur la rvolte (1945) 23

    flexion rvolte se spare de certaines formes de philosophie existen-tielle. Dans la mesure o elle fait entrer la part individuelle de l'hom-me dans la communaut en lutte, dans la mesure o elle l'assure d'une condition o l'action demeure possible, la rvolte dpasse l'angoisse. Il y a en effet dans la philosophie existentielle une tendance mettre en scne une existence sans action et sans raction, o l'homme angoiss ne dpasse jamais l'angoisse qui est son plus haut sommet. L'angoisse est considre comme la limite de l'homme, celle o il revient inter-valles rguliers, port par des vagues successives sur une grve tou-jours la mme d'o il attend seulement que le flot le retire. Or il y a un au-del de l'angoisse hors de l'ternit et c'est la rvolte. Au lieu de se replier sur lui-mme, l'esprit se met en marche grce elle, mais l'intrieur du cercle troit de la condition. Dans quel but et avec quel-les chances, c'est un problme de libert qui devra tre examin. Je l'indique seulement, ce problme pourrait tre prcis par une tude compare de la cration artistique et de l'action politique considres comme les deux manifestations essentielles de la rvolte humaine 7.

    Retenons en tous cas ce premier pas que la rvolte fait faire un esprit laiss dans un monde absurde. Ce progrs est inestimable. [23] Car l'absurde est contradictoire en existence. Il exclut en fait les jugements de valeur et les jugements de valeur sont. Ils sont parce qu'ils sont lis au fait mme d'exister. Il faut donc dplacer le raison-nement de l'absurde dans son quivalent en existence qui est la rvol-te. Par elle, on trouve affirmer en mme temps une certaine part de l'homme place au-dessus de tout et une condition humaine qui lui don-ne la fois son vidence et sa relativit. Car le rvolt trouve ainsi en lui la valeur qui l'autorise (et qui le force) parler et agir. Cette part de lui-mme qui lui donne dsormais ses raisons dnonce seulement son origine absurde dans la mesure o elle est faite la fois pour tout le monde et pour personne. C'est la valeur en lui qui sera tue, c'est la

    7 Le but de l'effort artistique tant une oeuvre idale o la cration

    serait corrige.

  • Albert Camus, Remarque sur la rvolte (1945) 24

    part du malentendu, mais c'est aussi cette vrit d'innocence qui nie que les hommes soient coupables et qu'il leur faille un Juge.

    Albert CAMUS.