raconte-arts 2015 : agora mosaÏque d’un … · à cause d’une baisse drastique de la recette...
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RACONTE-ARTS 2015 : AGORA MOSAÏQUE D’UN RENOUVEAU CRÉATEUR PAR ET
DANS L’AUTHENTİCİTÉ CULTURELLE.
En adoptant en 2005 la dénomination sol-sol Raconte-Arts, le trio Hacène Metref, Denis
Martinez et feu Salah Silem fondait les assises cathartiques d’un festival né douze mois plus
tôt sur le principe de la collaboration de populations incitées à cohabiter avec des convives
venus d’horizons différents. En les accueillant ou en fournissant gîtes, et parfois couverts,
elles étoffent depuis une manifestation qui en cette année 2015 posera ses coffres et valises
dans le caravansérail d’İguerssafen (ou İguerssafène, littéralement entre deux rivières), le
"village des 99 martyrs" perché à 890 mètres d’altitude dans la daïra de Bouzeguène ou
commune d’İdjer, à l’orée de la forêt de l’Akfadou, soit à une soixantaine de kilomètres au
sud-est de Tizi Ouzou. Après s’être investis en faveur de l’environnement, ses habitants se
distingueront jusqu’au 31 juillet 2015 en réservant aux réceptionnés un petit-déjeuner garni de
sfendj (beignets) et thighrifin (crêpes), en ouvrant leurs portes à des performeurs qui feront
entendre, au milieu de venelles parfois escarpées, chants, récitals et contes. İls y dérouleront
la tonalité de spectacles visuels, théâtraux, lyriques, poétiques ou de marionnettes, agenceront
sur des placettes un café littéraire et autres ateliers culturels, étoileront pendant une semaine
les nuitées d’autochtones domiciliés à la résidence d’expressions scéniques aux ramifications
artistiques et orales. Ces campements conjoncturels d’expositions, conférences et lectures
chevilleront au corps des présents "L'esprit de tajmaât réinventé", renoueront ainsi avec les
pratiques d’autogestion des affaires de la cité pour accorder les violons de la controverse sur
une partition anthropo-écologique, pédago-culturelle et politico-sociale. Probablement plus
que dans les rendez-vous précédents, ces trois dimensions prenaient la mesure problématique
d’une décomposition générale à laquelle il convenait d’apporter des vieux et nouveaux
remèdes, des anamnèses sur lesquelles nous nous épancherons pour penser et panser quelques
plaies béantes minant la marche moderniste de la société algérienne.
Puisqu’il était donc question de rhétorique et de ses succédanés, les promoteurs de "Raconte-
art 2015" réserveront une tribune à Saïd Sadi, invité le samedi 25 juillet à livrer son
intervention "Avril 1980: acquis et questionnements". Convaincu d’assister à l’agonie d’un
système maintenu debout par la terreur, l’intoxication journalistique et la confiscation d’une
histoire à dorénavant tamiser, c’est-à-dire à tarauder d’analyses critiques, l’ancien président
du Rassemblement pour la culture et la démocratie (RCD) persuadera l’auditoire que face à
un régime caporalisé par des messies galonnés, rongé par la corruption et effrité de l’intérieur
à cause d’une baisse drastique de la recette pétrolière (une chute se soldant en son sein par la
perte de "solidarité clanique"), il y a maintenant lieu de mettre en place des comités de
réflexions à même de « (…) réhabiliter la culture de débat » et de remédier à l’effondrement
de l’ossature patrimoniale de la Kabylie, région dont la préservation des valeurs identitaires
détermine à ses yeux « (…) le destin démocratique de l’Algérie.». Estimant que celui-ci « (…)
ne peut absolument pas être issu de l’État actuel», il citera en exemple les événements
déstabilisant la cohésion sociale des résidants du M’zab pour, parfois sous couvert d’accents
post-fanoniens, appeler les kabyles à prendre leur salut en mains, à cimenter leur avenir à
partir d’autres parangons, ou mieux encore, des balises ancestrales qui ont fait leurs preuves
car selon lui « Si le pays évite l’éclatement, il ne pourra renaître que de ses vérités
historiques, ses réalités sociologiques, ses racines culturelles et sa seule vraie richesse : la
solidarité structurante ». Émoussée par les convictions des "djounoud du développement"
(pour reprendre ici une dénomination du sociologue Mohamed Benguerna), cette éthique de
communauté se diluera dans les discours propagandistes des décennies 60 et 70. Dynamisé
par la logomachie transcendantale de l’époque, Tahar Ouattar écrivait en introduction au
roman L’As (1974) que son pays militant, celui « (…) de l’autogestion et de la révolution
agraire (…) qui a nationalisé toutes ses richesses naturelles, maîtrisé son commerce extérieur
(…), qui s’industrialise, se cultive et se tient debout aux côté de tous les peuples en lutte dans
le monde, aux côté de tous les partisans de la liberté, de la paix et de la justice (…)», que
cette ex-contrée colonisée et "barbarisée" « (…) avançait à pas de géant. Les écoles sortaient
de terre comme des plantes, les collèges et instituts surgissaient dans les villes et les villages,
les usines pesaient de toutes leurs machines sur notre terre en ses quatre points cardinaux, et
en tout cela l’homme se développait ». C’est au cœur de ce même biotope que les illusions
planificatrices sèmeront le désenchantement des classes ouvrières et paysannes, que les
"industries-industrialisantes" enfumeront les abnégations de "citoyens de beauté" qui par
croyances cautionneront tous les plans quinquennaux, validant ainsi leur dévouement à la
mystique d’un "socialisme-spécifique" censé réguler le tempo de l’essor garanti et permanent.
Sans faire de vagues, le visage du bureaucrate docile, de l’intellectuel dévoué et de l’artiste
exécutant se noiera dans les eaux mythologiques du tout État-providence pendant que les
héritiers du premier collège siphonneront la manne issue de la technostructure, un dispositif
démembré dans un second temps pour évincer de la chose publique quelques administrateurs
asservis mais honnêtes, avoir une mainmise privée et interlope sur des secteurs de l’économie
parallèle, contrôler les pôles et rouages stratégiques des réseaux clientélistes et intérêts
compradores. Les tours de l’échiquier militaro-sécuritaire surveillent depuis lors le moindre
grain de sable susceptible de gripper la machine des ronrons pécuniaires, quadrillent le terrain
de la contestation sociale et culturelle, interviennent dans le jeu des désignations en
alimentant le carriérisme de ceux qui, disposés à capter une portion agissante de la rente,
envisagent d’occuper l’ascenseur promotionnel, celui par lequel on grimpe à la vitesse de
l’éclair vers le firmament des gloutonneries multiformes. L’appareil hiérarchique les accueille
à bras grands ouverts, surtout si leur curriculum vitae mentionne une appartenance
consanguine ou une proche accointance avec la horde dynastique, fratrie à laquelle ils
deviennent subitement redevables. Après la servitude morale des "djounoud du
développement", place désormais aux encartés du régionalisme tribal ou ethnique, lesquels
font pencher la balance non plus du côté de la légitimité révolutionnaire ou historique mais de
celui d’un conditionnement patriarcal utile à la victoire d’un groupe dominant sur un autre.
Pesant de tous leur poids, les protocoles souverains de nomination contribuent ainsi à rompre
la fragile stabilité gouvernant l’entente cordiale des noyaux du système, à couper les ponts
entre la société et ses institutions régaliennes.
Lorsque plus aucune résonnance cohabite et ne fait échos aux revendications humano-
sociétales, seuls les comités de villages ou de quartiers, ces matrices porteuses du potentiel
démocratique et dédiées à l’intérêt général, peuvent, toujours d’après Saïd Sadi, donner un
second ou troisième élan au pays. C’est l’option que soutient également l’Association
"Thamezgha Aurès", initiatrice de l’université d’été engrenée le dimanche 26 juillet à la
Maison de la culture "Mohamed-Laïd Al Khalifa" de Batna. Sous l’égide du Haut
commissariat à l’amazighité (HCA), la capitale chaouie abritait un forum décidé à faire du
patrimoine berbère un terreau au service d’une évolution et décantations globales animées par
des opérateurs conscients de leurs responsabilités, devoirs ou statuts civiques. Aussi, 22
collectifs arrivés des wilayas alentours (celles de Biskra, Oum El Bouaghi, Khenchela et
Tébessa) prôneront la valorisation du patrimoine matériel et immatériel auréssien, valideront
des projets conservatoires soutenus par des spécialistes du Bureau international du travail
(BİT), partageront à ce stade les préoccupations de Yasmine Terki, la commissaire du Festival
culturel international de promotion des architectures de terre (Archi-Terre). Favorable à
l’emploi de matériaux locaux renouvelables, recyclables, modulables, écologiques et à forte
inertie thermique (donc non énergivores), elle encourage des constructions assurant à la main-
d’œuvre enracinée une permanence économique, donc une autonomie situationnelle acquise
grâce à un savoir-faire hérité. Partageant la même problématique, Jamel Chorfi, le président
du conseil de l’Ordre des architectes, et l’urbaniste Lahdir Mohand Ameziane cherchent à
échapper au conditionnement matériel et substantiel des lobbies du bâtiment (auxquels sont
d’ailleurs directement affiliés les circuits de la nomenklatura algérienne), à « (…) moderniser
notre identité architecturale ». Aussi mobilisent-ils, en conformité ou en parallèle aux
engagements et déclinaisons de Raconte-arts 2015, une zone d’action éthique qui « (…) a sa
fin et sa mesure dans l'authenticité ».
Avec son allocution du 18 décembre 2003 à la Sorbonne (elle marquait alors la fin de la
saison culturelle L’Année de l’Algérie en France), le président Abdelaziz Bouteflika faisait du
"tajaddud wal açala" (renouveau dans l’authenticité) le moteur d’une autre transmutation
positive des valeurs (la première ayant été disséquée et transmise par Frantz Fanon au sein de
son livre les Damnés de la terre). Dix années plus tard, soit le jeudi 03 janvier 2013, il laissait
entendre (via ses conseillers culturels) que « (…) l'heure (de) la créativité (et de) l'innovation
(…) à toutes les échelles » était enfin arrivée. Ambitionnant d’en « (…) finir avec les cités
dortoirs », le Chef de l’État algérien recommandait aux architectes de ne plus se limiter à
l'aspect quantitatif mais de démontrer plutôt leurs capacités d’invention par « (…) la
nécessaire réhabilitation du patrimoine ancien et notamment, le respect des impératifs
environnementaux ». Afin d’opérer la symbiose entre le legs ancestral et la modernité, il
exhortait les concernés à détecter « (…) les remèdes pour panser les plaies des cités de
logements conçues dans l’urgence », les encourageait à dessiner « (…) de nouveaux modèles
d’habitats » en s’inspirant donc « (…) de nos traditions que nous voulons préserver et
valoriser (…), ». Ce remodelage ou examen plastique fut abordé à la fin de la décennie 80 par
deux étudiants de l’École nationale supérieure des arts décoratifs de Paris, Rabah Benkedidah
et moi-même.
Rabah Benkedidah: Architectures-sculptures, sans titre, 1987-88.
Nous prétendions à ce moment là échapper au champ focal d’une réalité sculpturale qui,
rattachée au réalisme descriptif, se concevait en Algérie selon un mode tactile établi autour
des notions de bloc, stabilité et durée, des unités de temps, de lieu et d'action, de qualités
physiques conformes aux doxas de la permanence et de la masse, aux lois attractives de
l'apesanteur acquises de l'antiquité puis du style pompier colonial. Ces rigidités
tridimensionnelles obligeaient à repenser le concept sculpture, à s’affranchir de la
représentation classique par l'emploi littéral des matériaux, une aperception que je saisissais
intellectuellement et que Rabah Benkedidah partagera lorsqu’il réconciliera sculpture et
architecture dans l'esprit atavique de tombeaux ou des réminiscences archétypales de
monuments religieux.
Rabah Benkedidah: Architecture-sculpture, sans titre, 1987-1988.
Figurait au sein de son mémoire de fin d’étude (1987) l’œuvre Casa Nova (1919) de
l’expressionniste allemand Hermann Finsterlin, sorte de sculpture habitacle abstraite
démontrant une symbiose expérimentale entre sculpture et architecture. Bien qu’il ait été
conçu à partir de la technique du béton pulsé (un procédé que reprendra à son actif l'architecte
français Daniel Grataloup), Le bateau ivre de Pierre Szekely (1952-1956) est un exemple à
également retenir ou méditer, au même titre d’ailleurs que le Musée "El Eco" (1953) de
Mathias Goeritz qui (comme Émile Gilioli) travaillera la sculpture pour qu’elle devienne «
(…) élément d'architecture, ou architecture elle-même », puisqu’elle reste, de l’avis de
Nicolas Schöffer, « (…) un art d'extérieur, un art monumental qui s'adresse plutôt au grand
nombre (…) ».
Pierre Szekely: modelage d’une maison-sculpture.
Désirant justement toucher le maximum de ses concitoyens, Goeritz édifia, entre avril et
septembre 1957, cinq colonnes en béton armé dans une steppe ou pampa proche de Mexico. İl
mettra le curseur sur des immixtions intemporelles que d'autres étendront hors des villes de
façon à attribuer une fonction nomade à la sculpture et renvoyer d’elle une vision circulaire
proche de la pensée métaphysique orientale. S’évertuant depuis 1954 à composer « (…) des
formes dont la structure consisterait par elle-même une architecture de notre temps », le
sculpteur autodidacte Berto Larbera formulera pareillement l'élan d'une "sculpture habitable"
« (…) qui pourrait être développée dans l'espace, jusqu'à cent trente mètres de hauteur ».
Pendant l’année de l’indépendance algérienne, un texte de Pierre Restany présentait à la
galerie parisienne "La Roue" le polonais Alina Slesinska qui procurait avec ses Propositions
pour l'architecture (intitulé d’une exposition) des épures ou synthèses poétiques et oniriques
renvoyant aux modules utopiques de Marino di Teana. La Structure espace vivant ou ville-
sculpture de ce dernier cassait d’emblée les apparences fonctionnalistes afin d’aider « (…) à
créer des maisons et des cités d'une réelle beauté plastique. », à faire appréhender un concept
(celui d’architecture-sculpture) que nous prorogions (Rabah Benkedidah et moi-même) à
notre tour. L’harmonie immanente de nos suggestions rompait donc avec ce qui se faisait à
l’époque en Algérie, se postaient à coups sûrs à l’opposé de l’habituelle raideur monolithique
des stèles commémoratives que la dernière locataire du Palais Moufdi-Zakaria ou ministère de
la Culture souhaitait (lors de la séance parlementaire du jeudi 07 mai 2015) voir être scellées
« (…) dans chacun des endroits liés à des événements où à des personnages ayant marqués
l'histoire du pays ».
En état de décrépitude avancée, celles trônant du côté des localités montagneuses d’Agwni
Netslatha ou Thaddarth Oumalou, c’est-à-dire au nord de la commune d’El-Adjiba-Bouira,
bénéficieront d’un programme de restauration entrepris au nom de la préservation de la
mémoire des martyrs ou des moudjahidine de l’Armée de libération nationale (ALN) dont
elles portent l’épigraphe. Érigés entre 1968 et 1970, puis abandonnés en raison de l’insécurité
territoriale prévalant pendant la "décennie tombale" (ou "décennie noire"), les sépultures
d’İghil N’zaghouane, d’Agarsif, d’Aguouillal, de Semmache et de Taghzout (datant des
années 70, l’édifice planté à cet endroit renvoie à la bataille d’août 1959), se dressent au
milieu d’un des 10 cimetières de chouhada concernés par une rénovation entérinée après le
déblocage d’une enveloppe de 50 millions de dinars. La somme allouée à Mokrane Chebbi
pour confectionner (dans le cadre de Constantine, capitale 2015 de la culture arabe) la
sculpture d’Ahmed Bey (le dernier "Pacha" de la Ville des ponts élevé grandeur nature avec
ses deux vizirs, Ali Ben-Aissa et Bach Kateb, assis de part et d’autre) participe aussi à
affermir la logique du "Renouveau par et dans l’authenticité culturelle", un paradigme qui
interpellera les spectateurs de la semaine culturelle d'Ouargla. Organisée au sein des galeries
de la salle Ahmed Bey (donc à Constantine) par l’Office national de la culture et de
l’information (ONCİ), la monstration présentait depuis le samedi 01 août 2015 des produits
achalandés sur plusieurs stands. Parmi eux, celui du sculpteur sur bois Mohamed-Saleh Baba
Hanni. Ressuscitant un patrimoine architectural typique d’une oasis dont il est originaire,
l’artiste-artisan, qui exerce habituellement en tant que gratte-papiers de l’administration,
perpétue depuis 2005 un mode de vie local effectué à partir de branches de palmiers
(nommées karnaf). Ses prototypes s’imprègnent des ksour de son douar natal, des puits et
régulation de l’eau, d’anciens outils sahariens et de la mosquée Lalla Malkia, cela « (…) dans
le souci de donner le cachet d’authenticité et de la conformité à mon œuvre », confiera-t-il
aux journalistes.
Élaborée là aussi sur le précepte d’une sauvegarde patrimoniale, sa production concourait «
(…) au renforcement de la cohésion nationale, culturelle et identitaire de l'Algérie» que
Nadia Cherabi-Labidi stimulait en proposant l’érection de stèles emblématico-historiques.
Prorogeant cette fois le "Renouveau dans l’authenticité révolutionnaire" (à saisir comme
adjuvant au discours présidentiel du 18 décembre 2003), elles divergeaient d’une modulation
plastique qui, nourrie des creux, bosses et entrelacs composés manuellement à l’intérieur des
vieilles bâtisses kabyles, caractérisaient de véritables sculptures-architectures. Appelées à
s’élever ensuite au milieu de terrains vagues, elles étaient censées inspirer des urbanistes
capables d’y implanter des immeubles reprenant les réflexivités formelles préalablement
usurpées aux aspects endogènes et organiques des thazeka (maisons berbères).
Saâdi-Leray Farid: Château d'eau, terre cuite, 80X25X10 cm, 1987.
Celles que je découvrirai en 1980 dans le village d’Aguemoune (commune de Beni-Chebana,
petite Kabylie) ne furent que les prémisses de sensations décuplées avec la publication en
1985 de l’ouvrage photographique de Mohand Abouda AXXAM, maisons kabyles, espaces et
fresques murales. Le document fut assurément un détonateur aperceptif pour Denis Martinez
qui en préambule à Raconte-Arts 2015 exécutera au cœur d’İguerssafen une œuvre in-situ.
Denis Martinez : Mur revisité n° 1, acrylique sur toile, 200X300 cm, 20 janv. 1989.
Denis Martinez : Khatem d’İguerssafen (Le sceau d’İguerssafen), tajmaât n’tadart, 24-30 juillet 2015.
Sa prestation inaugurale donnera le là à des activités multidimensionnelles et polysémiques
qui occuperont sept jours durant les ruelles et quartiers populaires d’un village au centre
duquel une tajmaât n’tadart, rafraîchie par le flot des cinq fontaines qui l’entourent, demeure
le point d’orgue du lieu. Point d’intersection et de diffusion, elle impacte en effet l’équilibre
décisionnel du comité ou gouvernement local, implique en cela directement le résidant dans la
gestion communale. Cet habitus organisationnel fera d’ailleurs l’objet d’une table ronde
(nommée "La place de tajemaât dans la modernité") puis d’un documentaire expliquant son
rôle crucial, deux approches suivies de la conférence "Le patrimoine et l’écologie au centre du
développement durable", de celle de Maâmar Farah "48 ans de journalisme de la presse du
parti unique à la presse privée" puis de la projection des films Arezki, l'indigène (de Djamal
Bendedouche), Slimane Azem, une légende de l'exil (de Rachid Merabet) et Hnifa (de
Ramdane İftini).
Après quelques autres thématiques liées à la Révolution algérienne, ce fut non plus dans une
école primaire mais au "Foyer de jeunes" que Julien Barret présentera la communication
"Quelle évolution pour la langue française ?". La discussion autour du questionnement "Y a-t-
il une place pour la littérature de graphie française en Algérie ? " (échange auquel devait
collaborer Nadia Sebkhi, Hend Sadi et Mohamed Djebli) présageait quant à elle le retour à un
bilinguisme dorénavant si malmené que le docteur en sciences du langage Farid Benremdane
mentionnait dans le journal El Watan du 27 juillet 2015 que « Des génies en physique ou en
maths échouent à l’université» parce qu’ils ne maîtrisent aucunement l’idiome de Voltaire.
Son glossaire ou répertoire n’habite plus la culture immédiate de la dernière génération,
laquelle s’en éloigne même si la transmission littéraire francophone fait encore partie du
paysage sociolinguistique, notamment pour les élèves de l’École supérieure des Beaux-arts
d’Alger ou les coreligionnaires de celles dites régionales et nationales. Étrangère chez des
collégiens ayant suivi leur cursus en arabe, la langue française leur apparaît comme un facteur
discriminant, un frein à leur montée en objectivité. Elle a installé un tel décalage dans
l’univers éducatif, que certains préconisent de "contextualiser" son enseignement afin de
résoudre « (…) un problème éminemment didactique et pédagogique» ainsi que le taux élevé
d’échecs constatés lorsque cet outil médiatique conditionne la part qualificative et carriériste
des épreuves.
Le faussé temporel entre les différents modes sémantiques est tel que lors de la Conférence
nationale sur l’évaluation de la réforme de l’éducation, des réformateurs du "retour aux
fondamentaux" prévoyaient d’introduire graduellement les langues maternelles dans
l’enseignement primaire, une proposition qui fera grincer des dents puis bondir les islamo-
conservateurs partis en guerre contre Nouria Benghebrit. Rayant, au nom de la pureté
originelle des vraies sources, une darija, derdja ou dardja (le parlé algérien) connotée comme
mineure face au statut dit supérieur de la langue unique et officielle, le groupe parlementaire
de l’Alliance de l’Algérie verte (AAV) puis l’Association des oulémas montèrent rapidement
au créneau pour fomenter contre elle une seconde cabale pendant que l’attaché de presse du
mouvement Ennahda Mohamed Hadibi, postera sur sa page facebook sa photo à laquelle il
juxtaposera une croix chrétienne.
De son côté, Lakhdar Benkhallaf, député du Front de la justice et du développement (FJD)
d’Abdallah Djaballah, la traitera de francophile, comme le fera Ahmed Benaamane, le
responsable de l’Association pour la défense de la langue arabe. Ex-président de son Haut
conseil (de la langue arabe), l’actuel ministre de la Culture ne s’exprimera pas sur la
polémique ou sujet alors que le site de son institution supprimera pendant plus de trois
semaines la page en français, devenue soudainement inaccessible sans que l’on sache
vraiment s’il s’agissait là d’un simple incident technique (dû peut-être aux chaudes journées
ramanadhesques) ou bien d’un acte délibéré. Azzedine Mihoubi préférera se promener à
Barcelone (ville catalane où il fut surpris le 05 août 2015 en villégiature familiale) ou assister,
dans la nuit du dimanche 16 et lundi 17 août 2015, à la clôture de la manifestation Ciné-plage
où sera projetée la version arabe du documentaire Algérie vue du ciel. İnitiée parallèlement à
celle baptisée Ciné-ville (inaugurée le 20 juillet à Djelfa), l’opération avait pour objectif de
réconcilier le ou les publics avec le 7ème
art, une reconquête réfléchie par une commission
ministérielle habilitée à rendre compte de ses infrastructures, financements, conventions (la
loi stipule que 30% des films doivent être algériens) production et formation (notamment dans
les métiers tels que le son, l’image et l’éclairage) dans une plateforme nationale. Elle fut
installée à la mi-juillet par l’ex-responsable des "Procédures protocolaires et contacts avec les
pays participants" (poste attribué au début de Constantine, capitale 2015 de la culture) qui
indiquait le 15 août à Aïn Témouchent (Oulhaca) que « Le cinéma est une priorité » et que
par conséquent les endroits revenant jusque-là aux Assemblées populaires communales (APC)
seront prochainement affectés à son secteur afin de bénéficier des fonds indispensables à leur
réhabilitation et équipements. Ce "Plan cinéma" conduira à la préemption d’au moins deux
salles par wilaya (soit environ 75) et à leur future gestion par des investisseurs ou distributeurs
étrangers ou algériens disposés à investir dans un domaine volontairement délaissé par un
ministère de tutelle qui ne communiquera pas d’informations sur la plateforme "Art in
Maghreb" (en organisant une série d’expositions, elle tente de donner une visibilité
internationale aux artistes nord-africains) et encore moins sur le concours "Révélation écriture
Maghreb".
Lançait à partir de Rabat par l’ "Agence universitaire de la francophonie", cet autre appel à
candidature sollicitait des étudiants marocains, algériens et tunisiens capables de promouvoir
des œuvres littéraires originales (romans, nouvelles ou recueils de contes et récits). En
contribuant par la même au rétablissement du français, il contournait les courants rétrogrades
ou tenants de la stagnation accaparés à nier les échecs récurrents dans la transmission du
savoir, à rejeter le recours à l’enseignement de l’arabe, du tamazight et du français, à des
méthodes cognitives incluant, en dehors des dictats et injonctions politiques, l’analyse
critique, l’étude des auteurs algériens et des arts.
Ayant à choisir entre ces derniers et la croyance céleste de leur imam, les villageois
d’İguerssafen optèrent en majorité (via donc "L'esprit de tajmaât réinventé") en faveur de la
tenue de l’exposition de Sid Ahmed Semiane au rez-de-chaussée de la mosquée. Les rapports
existants entre l’expression du sensible et la religion musulmane pilotent la démarche de
l’İnstitut des cultures d’İslam, un espace agençant dans le 18ème
arrondissement de Paris des
installations d’art contemporain. C’est du reste une ancienne église qui abrite aujourd’hui la
galerie d’art de Maghnia sur laquelle se penchera le journal El watan du 30 juillet 2015 en
attribuant à un article ce titre révélateur : "Une conversion de foi".
Galerie d’art de Maghnia, espace né en mai 2005 à l’occasion du jubilé d’Ahmed Ben Bella
En Bretagne, plus précisément dans le Morbihan, des églises accueillent chaque année des
plasticiens comme pour faire un clin d’œil à la Chapelle de Trémalo dont le plafond est
décoré des sculptures de Paul Gauguin, lequel y léguera aussi un Christ jaune. La dévotion
presque mystique des peintres pour leur création mènera nombre de sociologues à les
désacraliser, à comparer les espaces d’exposition à de véritables temples réservés aux
afficionados de l’amour de l’art, à condamner cette distance respectueuse écartant le commun
des mortels d’un fruit défendu considéré par les privilégiés de la classe haute comme
ressortant de ses préciosités personnelles. İls se prosterneront en miroirs au temple de leur
domination symbolique et refuseront le plus souvent qu’y entrent les laissés pour "compte
courant", un ostracisme que les musées d’aujourd’hui bannissent en diversifiant leur façon de
capter le regard des publics.
Ceux qui franchiront bientôt la porte du Musée d’art moderne d’Oran (MAMO) apprécieront
probablement le nouveau décor voulu par l’Agence de réalisation des grands projets culturels
(ARPC) et confié au Bureau d’étude Hallal Tabet. Offert par la direction des domaines,
l’établissement prend peu à peu ses marques sur l’avenue Larbi Ben M’hidi. Comme celui
d’Alger inauguré en décembre 2007, il se trouve dans une artère portant le nom d’un Héros de
la rébellion armée et à l’emplacement d’ex-galeries (datant de 1922). En travaux depuis 2013,
celles-ci se transformeront donc en une vaste surface artistique de 7.000 m² dont l’ouverture,
prévue aux alentours de janvier 2016, permettra le transfert des toiles du Musée Ahmed
Zabana. L’entrée par la rue Larbi Ben-M'hidi (celle possible par la Place des Aurès sera
réservée à la récupération d’œuvres à restaurer) autorisera les spectateurs à voir les
expositions permanentes et temporaires, à accéder à des boutiques, à une cafétéria, à une
bibliothèque, à un atelier pour enfants ou encore à une terrasse leur donnant l’occasion de
profiter d’une vue panoramique sur la baie d’El Bahia (Oran).
Façade du Musée d’art moderne d’Oran (crédit photographique, journal El Watan)
Cet aménagement d’ensemble prévoie également un pôle culturel dans la nouvelle ville de
Sidi Abdallah (là où sera installée l’École nationale de musique andalouse, CNMA), des
infrastructures disséminées sur quatre sites au niveau desquels se caseront l’Office de la
gestion des biens culturels, l’Office national de la culture et de l’information (ONCİ), l’Office
national des droits d’auteur (ONDA), le Ballet national (mitoyen de l’Orchestre symphonique
national), le Centre national de recherche archéologique (CNRA), le Centre national de
cinématographie et d’audiovisuel (CNCA).
Si avec Alger et Constantine, Oran deviendra la 3ème
ville à disposer d’un musée d’art
moderne et/ou contemporain, il est à noter que contrairement aux deux premiers décidés en
relation directe avec une recapitalisation symbolique, c'est-à-dire en conformité avec la
volonté d’améliorer l’image progressiste du régime militaro-industriel (via donc Alger,
capitale de la Culture arabe 2007 suivi huit années plus tard de Constantine, capitale 2015 de
la culture arabe), cette dernière institution culturelle dénote davantage, suite à un constat
général, voire après une analyse de dysfonctionnement, l’envie d’émanciper les principaux
intéressés, d’éloigner la peste dont parlait Camus au sein de son roman éponyme. Éradiquer
les fléaux du fondamentalisme et son corolaire le non-cosmopolitisme du Programme de
Tripoli (mai-juin 1962), c’est, en vertu d’une certaine dé-radicalisation, remettre en cause les
présupposés et constantes du clos et fermé sur soi, bannir le rejet de l’ "Autre" et de ses
différences, reconfigurer l’école en dessinant des perspectives culturo-éducatives aux
segments desquelles se fixaient les vigilances de Raconte-Arts 2015.
Si certains de ses protagonistes focaliseront l’attention sur une essentielle plongée éthico-
ontologique, la question sensible du retour à la terre natale fut abordée par le nouvelliste et
essayiste Yahia Belaskri lors du 8ème
Festival international de la littérature et du livre de
jeunesse (FELIV). Convoqué à son "Café littéraire", ce natif d’Oran (aujourd’hui exilé en
France) s’épanchera sur l’ "Ậge d’or" des années 60 et 70 et dira n’avoir pratiquement rien vu
de ce qu’il était venu chercher dans une Algérie à son goût trop défigurée. Celle des Héros
purs et des Citoyens de Beauté a disparu sous les sables mouvants de la manne pétrolière.
Saâdi-Leray Farid. Sociologue de l’art
Perpignan, le 20 août 2015.