r-these iie partie 5

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  • 7/26/2019 R-These Iie Partie 5

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    5. De la mise en pratique aux praticiens de lars notoria

    5.1. Lars notori a : une pratique de magie thurgique adapte un public

    clrical

    Avant den venir la question de la mise en pratique de lars notoria, il convient

    de revenir quelques instants sur les raisons qui expliquent son succs manuscrit. En effet,

    si celui-ci a t grand, cest parce que lart notoire tait adapt au public quil visait,

    savoir le public clrical.

    1. La premire tient bien videmment la nature des bnfices que lars notoriafaisait miroiter ses utilisateurs potentiels. La promesse daccder une connaissance

    totale, en dehors de toutes les contingences qui, dans la ralit, rendent vaine une telle

    qute, ne pouvait que sduire une frange assez large du public scolaire et universitaire en

    nette croissance partir des dernires dcennies du XIIe sicle en raison de la

    multiplication desstudia et de la mise en place progressive des structures denseignement

    universitaires. Lart notoire rpondait de fait aux attentes dun groupe social le monde

    des litterati, essentiellement clrical aux XIIe et XIIIe sicles , qui, quoique disparatesur le plan socio-conomique, tait uni par la ncessit imprieuse daccder la matrise

    du savoir crit en latin, dont dpendait sa place dans le corps social, tout comme sa

    russite individuelle1. Cette adquation parfaite entre les potentialits dun art aux vertus

    surnaturelles et les attentes dun groupe social spcifique ne trouve notre connaissance

    en Occident aucun autre quivalent dans le champ particulier de la magie rituelle, ni mme

    dans celui de la magie mdivale au sens large.

    Lune des raisons essentielles qui expliquent le succs rencontr par lart notoire,en dehors mme du fait quil promettait lomniscience tout un chacun, est sans doute

    lattention que cette tradition de magie rituelle thurgique portait la question du

    dveloppement mmoriel (indispensable pralable toute illumination cognitive) : comme

    la comparaison des potentialits de lart notoire et de celles dautres traditions textuelles

    magiques la montr plus haut2, celui-ci jouissait dune quasi exclusivit sur ce terrain

    1 Lide dune acquisition dsintresse de la culture savante ntait gure partage dans les

    milieux intellectuels des derniers sicles du Moyen ge ; la matrise dun savoir devait avoir quelque utilit pour la socit, quelle soit dordre terrestre ou spirituel. Cf. J. Verger,Les gens de savoir, op. cit., p. 38-43.

    2 Cf. supra, IIe partie, ch. 4.1. consacr au thme de la mmoire dans lart notoire et, pluslargement, dans la magie rituelle.

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    combien dterminant pour les gens de savoir . Lars notoriase voyait donc dote pour

    tous les clercs dune utilit sociale qui lui servait en mme temps de justification (certes

    trs insuffisante aux yeux des gardiens de lorthodoxie) et ne pouvait quassurer son

    succs moyen et long terme. Ds lors, elle a sans doute pos bien des clercs qui ont

    crois sa route un cas de conscience aigu, entre volont de tenter lexprience et peur de la

    transgression, surtout partir du moment (vers 1270) o la norme thologique qui la

    condamnait sans appel a t fixe par Thomas dAquin : fallait-il suivre une position de

    principe et sen dtourner ou, au contraire, la mettre en uvre dans lespoir daccder plus

    facilement une position enviable dans le corps social ? Nos sources ne rendent gure

    compte de ce questionnement individuel3; il apparat toutefois manifeste que la rponse

    concrte que lart notoire apportait aux angoisses psycho-professionnelles des clercs arencontr un cho puissant, susceptible de susciter une large adhsion et dengendrer une

    diffusion importante. Le but vis pouvait paratre pour beaucoup suffisamment tentant

    pour justifier les moyens mis en uvre, et il pouvait ltre dautant plus que la

    destinativit anglique et la nature thurgique de lars notorialaissaient une certaine

    place au doute sur sa relle htrodoxie.

    2. Faire miroiter des clercs quils pouvaient sans difficult, grce une pratique

    comme lars notoria, acqurir un savoir total tait dj en soi un motif mobilisateur ; maispromettre un tel rsultat tout en sauvegardant les apparences sur le plan doctrinal

    reprsentait un atout supplmentaire et dcisif. Car lart notoire, en prsentant un modus

    operandide nature thurgique qui saffirmait comme non-dmoniaque, ne contraignait pas

    ses adeptes potentiels au sacrifice dune compromission diabolique pour raliser ce quoi

    ils aspiraient. Son caractre subversif, stigmatis avec force par Thomas dAquin, tait en

    effet bien loin datteindre celui des arts dmoniaques dont certains promettaient, eux aussi,

    bien que de manire plus limite, datteindre un degr de connaissance quasi divin

    4

    . Defait, les principes fondateurs de lart notoire nobligeaient pas les clercs qui entendaient les

    mettre en pratique renier radicalement leur condition de chrtien et sexclure de la

    socit englobante ; ceux-ci pouvaient, en toute bonne foi, ne pas se sentir devenir des

    outsiders5. De la sorte, lars notoria ne les contraignait pas mettre en danger une

    position sociale que sa mise en pratique devait au contraire contribuer renforcer. La

    3 Nous aborderons ultrieurement le cas exceptionnel de Jean de Morigny, qui a tent de trouver,

    par la rdaction de sonLiber visionum une voie mdiane entre rejet et adhsion.4 Kieckhefer (1997), p. 193-196.5 Surtout durant la priode o aucune norme ntait fixe lgard de lart notoire, cest --dire des

    origines jusqu la premire condamnation qui a eu quelque retentissement (Thomas dAquin, vers 1270).

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    raison sociale alloue au but fix se trouvait ainsi, au bout du compte, renforce par la

    raison sociale attache au moyen utilis.

    Si lon reste au point de vue de lindividu intress par l ars notoria, cette absence

    de rupture vritable avec la socit (dfinie par lattachement global de ses membres au

    christianisme plus qu une orthodoxie chrtienne rigoureuse) pouvait tre un argument

    puissant susceptible de laider, si besoin tait, se dfaire de ses dernires rticences; et

    ce surtout partir du moment o la magie dmoniaque est entre, dans les annes 1310-

    1320, dans le collimateur de la papaut. Ladepte potentiel pouvait aisment se convaincre

    sil ntait pas trs au fait sur le plan dogmatique ou feindre de se convaincre sil

    tait un peu moins naf quil recourait l un art en conformit avec lorthodoxie

    chrtienne et ne mettait en rien son me en danger en le mettant en pratique6. Le risque prendre en la matire pouvait en tout cas lui sembler de peu de poids face au gain

    extraordinaire quil pouvait escompter. Autrement dit, la fin recherche tait dautant plus

    allchante quelle ntait en apparence pas disqualifie par la nature des moyens mis en

    uvre. Quant lespoir datteindre cette forme de bonheur terrestre communment

    inaccessible qui consiste matriser tous les savoirs, il ntait pas entach, aux dires mme

    de nos traits, par la promesse dun destin post mortem des plus sombres, bien au

    contraire. Une troite marge de manuvre existait ainsi sur le terrain doctrinal, dontchacun pouvait jouer pour lgitimer tant que faire se pouvait vis--vis de sa conscience

    ou, dans une moindre mesure, de son entourage lintrt quil portait ce texte, voire

    pour justifier un passage la pratique.

    3. Ce sentiment dune absence de rupture vritable avec le monde englobant, lie

    labsence de toute implication dmoniaque explicite dans le modus operandi de lart

    notoire, ne pouvait son tour qutre confort, voire amplifi, par la faible porte des

    condamnations doctrinales et par lincapacit des autorits tablir une norme juridiqueclaire, donc une rpression efficace. La sensation individuelle de dviance (malgr tout

    perceptible chez un individu comme Jean de Morigny) tait dautant moins forte et

    clairement perceptible que limposition de sanctions tait, dans le mme temps, peu

    rigoureuse et manquait de volont coercitive. Or, la dviance est moins inhrente

    laction ou lindividu qui la commet quelle nest le produit de la dfinition collective de

    6 F. Klaassen, English Manuscripts of Magic, 1300-1500 : A Preliminary Survey , dans Fanger(1998), p. 13-31, not. 19, explique lui aussi le nombre important de copies de lars notoria ralise lpoque mdivale par le fait que cet art pouvait tre peru, par les adeptes potentiels, comme peudangereux pour le salut de leur me.

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    sanctions envers cette action ou cet individu 7. En dautres termes, dans le cas de lart

    notoire, laction des autorits lgislatives et pnales, quelles soient ecclsiastiques ou

    laques, na pas t suffisamment cible et soutenue pour que les adeptes de cette pratique

    se sentent devenir des magiciens manipulateurs desprits, voire mme, un degr plus

    grave, des hrtiques. Il ny a donc eu aucun frein institutionnel susceptible, par une action

    dtermine base sur des principes juridiques formuls de manire explicite, de dissuader

    les clercs de ne pas se tourner vers une pratique de ce type8. Le danger reprsent par lart

    notoire pouvait paratre, en toute objectivit, moins immdiat aux yeux des hrauts de

    lorthodoxie que la menace directe incarne par dautres textes de magie rituelle bass sur

    linvocation explicite des dmons9.

    Pour toutes ces raisons, lars notoria a pu sinsrer et trouver sa place sans trop de

    rsistances dans le monde clrical. Sa tradition manuscrite a bnfici dun effet cumulatif

    que la rpression judiciaire na gure mis mal et qui a assur sa prennit travers les

    sicles. Peu pourchasse et potentiellement attrayante pour une frange du monde des

    lettrs, cette nouvelle forme de thurgiea connu une diffusion manuscrite suffisamment

    large, aussi bien sur le plan quantitatif que gographique, pour que les conditions daccs

    aux traits qui lincarnaient deviennent, selon un effet boule de neige, leur tour plusaises. En bonne logique en effet, au fil du temps, dans la plupart des rgions dOccident

    relies entre elles par les diffrents rseaux monastiques et universitaires, il est devenu de

    plus en plus facile de mettre la main sur un, voire plusieurs manuscrits dars notoria, den

    raliser une copie et, le cas chant, de le mettre en pratique10.

    7 H.S. Becker, Outsiders : Studies in the Sociology of Deviance, New York, 1963, p. 9 : Socialgroups create deviance by making the rules whose infraction constitutes deviance and by applying thoserules to particular people and labeling them as outsiders.

    8 Les condamnations des docteurs ont pu avoir un certain effet dissuasif. Mais, aussi implacables etrcurrentes quelles aient pu tre, leur porte tant quelles ntaient pas relayes par une activit judiciaire

    performante ntait que relative. Leur frquente ritration est, dans ce domaine particulier, plutt unsigne de leur inefficacit que de leur impact effectif.

    9 Kieckhefer (1997).10 Cette dernire hypothse est difficile tayer en raison du manque de tmoignages crits de la

    main de praticiens de lars notoria, mais le cas du bndictin Jean de Morigny, qui a trouv sans grandedifficult un manuscrit de cet art dans lOrlanais au tournant du XIIIe et du XIVe sicle, nous sembleexemplaire. On peut aussi voquer le cas de Jacques Legrand : cf. infra, IIe partie, ch. 6.3.

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    5.2. La question de la mise en pratique

    Ltude approfondie de la tradition manuscrite de lars notoria nous a montr que

    cette pratique a connu un important succs durant la priode mdivale ; un succs d tout

    autant au but quelle se fixait lacquisition du savoir qu la nature des moyens

    quelle mettait en uvre. Toutefois, il ne faut pas confondre lintrt gnral et lintrt

    rel que cet art magico-thurgique a pu susciter ; ce nest pas parce que beaucoup de

    manuscrits ont circul et que le texte et liconographie de notre trait ont subi de

    nombreuses transformations que lart notoire a t lobjet dans tous les cas dune mise en

    pratique effective. On peut en effet supposer que la complexit, la lourdeur et lexigence

    des procdures rituelles ont t dans bien des cas des obstacles rdhibitoires leur mise enacte, tout comme, de manire plus gnrale, leur caractre mouvant et indfini.

    Ce constat semble se vrifier lexamen des manuscrits : les traces dune lecture

    attentive, que lon peut estimer indispensable toute mise en pratique srieuse, sont rares,

    notamment durant les XIIIe et XIVe sicles, comme si le pas qui mne de la simple

    curiosit intellectuelle la mise en pratique relle navai t pu, dans bien des cas, tre

    franchi11. La plus manifeste est sans conteste ce pense-bte que lon rencontre la fin du

    manuscrit latin 6842 du Vatican12

    ; mais elle apparat bien isole et nest pas dun intrtpratique vident, puisquelle en reste au stade des gnralits et ne rend pas compte de la

    complexit des oprations mener. Dautre part, llaboration de versions plus courtes,

    ds le XIIIe sicle avec lOpus operum mais plus encore au XIVe sicle avec par exemple

    lArs brevis, tout en tant une stratgie visant faciliter la pratique (preuve que lon se

    proccupait tout de mme de cette question), peut tre interprte aussi comme la volont

    de mieux rpondre aux souhaits dutilisateurs trop vite dcourags on le serait moins

    par le degr lev dexigence dont font tat les rituels les plus anciens et les mieuxstructurs13. Ainsi, bien que la production manuscrite ait t considrable et que lon ne

    puisse nier quil y a eu dans certains cas mise en pratique, il ne faut sans doute pas trop

    11 Parmi les manuscrits de la version A dats du XIIIe sicle, le seul qui semble avoir t lobjetdune lecture approfondie est le ms de Turin (= T1), annot de multiples reprises laide de notae, demanicules et autres tituli marginaux. On ne repre quune seule manicule dans le ms de Londres (= L1, fol.6r), en face de linvocation Gemot, Geel. Aucun signe nest relever dans les mss de Yale (= Y1), Erfurt (=E1) et Paris (= P1) ; il en est de mme dans les mss plus tardifs de la verison A, tels les mss de Leyde (=Le1) et Munich (= M1 et M2). Parmi les mss de la version B, les mss de Paris (= P3) et Oxford (= O2) ontt lobjet dune tude approfondie (tout particulirement le second). Quelques manicules apparaissent au ssi

    dans le ms de Bernkastel-Cues (= C1) ; rien signaler en revanche dans le ms de Kremsmnster (= Kr1).12 Cf.supra, Ire partie, ch. 3.1.13 Ce dcouragement se traduit aussi par le nombre important de copies inacheves. Cf.supra, Ire

    partie, 2.1.3.

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    surestimer la profondeur de lintrt que lars notoria a pu susciter au Moyen ge au sein

    des lites lettres. Du moins convient-il de rester prudent sur ce point.

    Il nous faut dautant plus rester sur la rserve que les sources autres que nos traits

    font montre dun silence quasi gnral sur tout ce qui a trait leur utilisa tion. Nous avons

    vu en premire partie que diffrentes mentions, mises bout bout, attestent de lample

    diffusion de lart notoire durant la priode mdivale ; mais rares sont celles qui sont

    directement exploitables pour dresser un tat des lieux prcis de sa mise en pratique et

    brosser un portrait tant soit peu nuanc de ses utilisateurs. Sans doute faut-il y voir la

    consquence de la loi du secret qui prvalait dans la mise en pratique de cet art

    individuel14 et dune certaine mfiance vis--vis des autorits. Sans jamais aboutir la

    dernire extrmit, parler et rendre compte noir sur blanc dune telle exprience pouvait eneffet savrer dangereux, comme lillustre le cas de notre seul vritable tmoin, le

    bndictin Jean de Morigny.

    Par consquent, en dehors de quelques rares cas, qui ne sauraient eux seuls avoir

    force de loi, notre point de vue ne peut rester que trs gnral.

    5.3. Le milieu de lamise en pratique : peut-on parler dinfra-monde

    clrical ?

    lchelle de la socit mdivale toute entire, la question de savoir dans quel

    milieu est ne lars notoria et quel public elle tait destine ne fait plus, laune de ce

    que nous avons dit prcdemment, gure de mystre. qui en effet pouvait tre destin un

    texte rdig en latin et ayant pour principal but laccession un savoir la typologie toute

    scolaire si ce nest un public de clercs ou de moines ? Le but principal de lart notoire,qui est de distiller un savoir avant tout scolastique (celui qui tait dispens dans les coles

    monastiques ou les coles cathdrales au XIIe sicle, puis dans les universits partir du

    XIIIe sicle), traduit la perfection les aspirations du milieu socioculturel pour qui ce type

    de connaissance incarnait le bien suprme, un bien qui pouvait tre acquis pour lui-mme

    et/ou pour les promesses de promotion sociale dont il tait porteur. Lars notoria, nous

    pouvons laffirmer sans crainte, a t lapanage des moines et des clercs, les seuls

    vritables latinistes que comptait le Moyen ge.

    14 La diffrence cet gard avec certaines pratiques nigromantiques est frappante. Cf. J.-P.Boudet et J. Vronse, Le secret, op. cit., IIe partie. Voir aussi infradans ce chapitre.

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    La version B, nous lavons not plus haut, se fait trs largement lcho de la

    diffusion scolaire de lArt: plusieurs reprises, le dvot est somm de se rendre lcole

    pour suivre des cours dans les rares temps morts que lui laisse lpuisante mise en uvre

    du rituel15. Bien que nos traits envisagent que lintress puisse ne pas savoir lire, il est

    vident que lars notoria sadresse avant tout des tudiants, soit une catgorie

    dindividus qui nacquirent une culture latine quaprs un long et doulo ureux

    apprentissage16. Durant les quatre mois que dure, pour chaque discipline, le rituel dcrit

    dans la version B type P3/O2, ladepte partage son temps entre ses tudes et les diffrentes

    tapes de la longue procdure qui doit lui permettre datteindre son objectif. De mme

    quil doit feuilleter des ouvrages consacrs diverses matires pour que linfusion ait lieu,

    il ne doit pas interrompre son activit intellectuelle de peur que lopration choue. Le

    maintien dun mode dapprentissage discursif fait ainsi office de propdeutique

    indispensable la rvlation cleste. Lars notoria se prsente donc moins comme une

    ngation des tudes traditionnelles mme si de fait elle en met mal le principe que

    comme un complment dune efficacit redoutable17. Le fait que le praticien poursuive ses

    tudes apparat aussi comme une preuve supplmentaire de sa bonne volont et de sa

    sincrit : son assiduit scolaire prouve que son amour de la science nest pas vain ni mu

    par lorgueil ou la curiosit malsaine. Laudition rpte de cours facilite la pntration dusavoir dans lesprit par la mdiation des sens (principe qui est le fondement mme de lart

    notoire), et cest aussi un lment parmi dautres de lascse que doit mener le dvot; elle

    atteste, par leffort et labngation quelle ncessite, de la puret de ses intentions. Lart

    notoire est donc lmanation dune communaut de lettrs qui tire son pouvoir au sein de

    la socit du monopole quelle exerce sur les modes de transmission du savoir et de la

    culture crite.

    Cette communaut des litterati, dtermine par sa matrise de la culture latine,nest pas homogne, cela va sans dire: un monde spare par exemple le cur de

    15 Version B, P3, 62 - /glose/, fol. 8r : [...] ista oratio siue deprecatio sacratissima plures habet

    efficacias [], quorum uirtutum una specialiter sibi attribuitur, uidelicet augmentare et attribuere facundiamproferendi ea que in scolis siue studio in scientia aliqua acquiruntur, etc. ; 126f - /glose/, fol. 17r : Itemdebes intrare scolas et audire de illa scientia pro qua tu uis operari in sequentibus mensibus ; Item uadasad scolas et audias intente de scientia illa pro qua operaris, etc. ; Istis orationibus sic dictis et lectis semel

    potes ire ad scolas ad audiendum lectiones tuas, etc. .16 Version B, P3, 126d - /glose/, fol. 16v : [...] in isto uero secundo mense similiter non oportet

    dimittere studium tuum nec alia negotia tua, etc. ; [...] in illo uero tertio mense similiter non dimittes

    studium tuum, etc. ; 126f - /glose/, fol. 17r : [...] et in illis tribus diebus non ieiunabis nec dimittesstudium tuum nec alia negotio tua .

    17 Cette fonction auxiliaire de lars notoria, en particulier dans le champ mnmonique, est parexemple bien mise en valeur par Francesco Zabarella.

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    campagne, qui ne connat parfois que quelques rudiments de latin, du matre dunive rsit,

    voire un jeune tudiant dun intellectuel de haut vol. On peut ds lors supposer que

    certaines catgories de lettrs avaient plus intrt que dautres faire usage de formes de

    magie labores.

    Dans le cas spcifique de la nigromancie, Richard Kieckhefer a montr que son

    usage tait avant tout le fait de clercs et dtudiants duniversit levs aux ordres mineurs

    (acolytes, exorcistes, etc.), de prtres sous-employs, de moines ou encore de frres qui

    avaient globalement un faible niveau dinstruction et qui entendaient tirer de leur

    pratique de la magie et de leur aptitude manipuler le sacr un pouvoir quils navaient pu

    acqurir en slevant naturellement dans la hirarchie ecclsiastique. Lhistorien a

    regroup tous ces groupes de lettrs dans ce quil a appel le clerical underground ouclerical underworld, en se gardant toutefois den faire un groupe social organis et uni par

    un mme but18. L infra-monde clrical nest quune somme dindividus qui nont pour

    lien que de rver dun sort meilleur, quils cherchent lobtenir par un moyen non-

    conventionnel ; il na rien pour reprendre la terminologie hrsiologique dinquisiteurs

    tel que le dominicain Bernard Gui au XIVe sicle19 dune secte . La pratique de la

    nigromancie (ou lintrt que lon pouvait lui porter) tait aussi dans bien des cas

    lapanage de la jeunesse; elle tait la manifestation dune curiosit mal oriente , muepar une volont farouche de russir, qui pouvait le cas chant retrouver des voies plus

    appropries si lintress atteignait avec le temps une posture professionnelle et/ou

    intellectuelle enviable. Lintrt mal dissimul que des thologiens de haut standing

    comme Guillaume dAuvergne ou lauteur du Speculum astronomieont port la magie

    nigromantique durant leur jeune ge en est un bel exemple20. La mme situation pouvait se

    retrouver un chelon infrieur : Richard Kieckhefer, en reprenant un passage du

    Formicarius du dominicain Jean Nider (1380-1438)

    21

    , voque le cas dun certain Benot,

    18 Kieckhefer (1989), p.153-156 ; Kieckhefer (1997), p.4 : Judicial and anecdotal evidencesuggests that explicitly demonic magic, called nigromancy or necromancy, was largely the domain of

    priests, perhaps especially those without full-time parish employment, as well as ordained monks with someeducation and esoteric interests, university students and others who had been received into minor orders.

    19Bernard Gui,Manuel de lInquisiteur, d. et trad. G. Mollat, Paris, 1964.20 Guillelmi Alverni [] Opera Omnia, t. I : De legibus, 89bD : Hc enim omnia adeo impia,

    adeoque sacrilegia sunt, ut sine horrore pia corda ea nec legere valeant, nec audire. Unde et nos istorummemoriam horrificam non tam perstringimus quam etiam fugimus et fugamus, ne majoris insanioccasionem demus insipientibus. ; P. Zambelli (d.), The Speculum astronomi, op. cit., c. 11, p. 242 : [] et ex eis, iamdiu est, libros multos inspexi, sed quoniam eos abhorrui, non extat mihi perfecta

    memoria super eorum numero, titulis, initiis aut continentiis sive auctoribus eorundem. On ne peuttoutefois savoir si cet intrt a trouv sa traduction dans de vritables tentatives de mise en pratique.

    21 La partie dmonologique de cet ouvrage a t dite en partie et traduite en franais par C.Chne dansLimaginaire du sabbat. dition critique des textes les plus anciens (1430 c.-1440 c.), ss. dir. de

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    frre du monastre bndictin de Vienne (le Schottenschift), qui fut un temps, avant de

    prendre lhabit et de devenir un modle de dvotion, un nigromancien extrmement

    clbre 22. Les membres de linfra-monde clrical ne sont donc pas des marginaux au

    sens propre du terme ; ils profitent au contraire de leur connaissance parfois

    rudimentaire du latin et, dans certains cas, des pouvoirs que leur confre lordination

    pour revendiquer une autorit exclusive sur le monde des esprits23. Ils constituent ainsi

    une forme de contre-pouvoir informel qui soppose toute hirarchie, et en loccurrence,

    dans le cas qui nous concerne, la partie la plus prestigieuse du corps ecclsiastique24.

    Une question ds lors se pose : les praticiens de lars notoriaappartenaient-ils eux

    aussi, comme les adeptes de la nigromancie, cet infra-monde clrical difficile saisir

    en raison de sa gomtrie variable ?Avant mme que Richard Kieckhefer ne formule son concept devenu clbre

    depuis lors, Jean Dupbe, lauteur du premier article de fond consacr lart notoire25, a

    tent dapporter des lments de rponse cette question, en reprenant son compte des

    analyses formules par V.W. Turner26 et Peter Brown27. Toute socit police et

    hirarchise qui concentre le pouvoir dans les mains dune oligarchie produit en

    M. Ostorero, A. Paravicini Bagliani et K. Utz Tremp, Cahiers lausannois dhistoire mdivale 26, Lausanne,

    1999. Benot est voqu deux reprises : tout dabord au livre V, 3, p. 150-151 : Contuli in super eciamcum domino Benedicto, monacho sancti Benedicti ordinis, qui licet modo sit religiosus multum in Wienna inreformato monasterio, tamen ante decennium adhuc in seculo degens, fuit nigromanticus, ioculator nimius ettruphator, aput seculares nobiles insignis et expertus ; ensuite au livre V, 4, p. 164-169 : Fuit et hodievivit in Wienna, in monasterio quod ad Scotos dicitur, frater de quo precedenti capitulo retuli, sanctiBenedicti ordinis. Hic in seculo existens, famosissimus fuit nigromanticus. Nam libros demonum denigromancia habuit et secundum eosdem satis miserabiliter et dissolute vixit plurimo tempore. []

    22 Kieckhefer (1989), p. 156 ; R. Perger, Schwarzknstler und Ordensmann : Aus dem Leben desSchottenpriors und Seitenstettner Abtes Benedikt ( 1441) , Weiner Geschichtsbltter, 32 (1977), p. 167-176 ; G. Verveka, Der merkwrdige Fall Benedikt: Biographie oder Predigtmrlein ? , WeinerGeschichtsbltter, 32 (1977), p. 177-180. Cest ce mme monastre qui conserve aujourdhui une versionabrge de lart notoire date de la seconde moiti du XIVe sicle: ms Scot.-Vind. 140 (61) = V2.

    23 R. Kieckhefer, The Holy and the Unholy : Sainthood, Witchcraft and Magic in Late Medieval

    Europe ,Journal of Medieval and Renaissance Studies, 24 (1994), p. 355-385 ; M. Mauss,Esquisse dunethorie gnrale de la magie, op. cit., p. 22 : Dans des socits o les fonctions sacerdotales sont tout faitspcialises, il est frquent que des prtres soient suspects de magie. Au Moyen ge, on considrait que les

    prtres taient spcialement en butte aux attaques des dmons et, par suite, tents daccomplir des actesdmoniaques, cest--dire magiques. []; cest leur clibat, leur isolement, leur conscration, leursrelations avec le surnaturel, qui les singularisent et les exposent aux soupons. Dtenir un pouvoirsacerdotal est souvent ncessaire pour accomplir les experimenta nigromantiques.

    24 R. Kieckhefer, La negromanzia nellambito clericale nel tardo Medioevo , dans Potericarismatici e informali : chiesa e societ medioevali, d. A. Paravicini Bagliani et A. Vauchez, Palerme,1992, p. 210-223.

    25Dupbe (1987).26 V.W. Turner,Dramas, Fields and Metaphors, Cornell University Press, 1974, p. 234 et suiv.27 P. Brown, The Rise and Function of the Holy Man in Late Antiquity , Journal of Roman

    Studies, LXI (1971), p. 80-101 ; Id., La socit et le sacr dans lAntiquit tardive, Paris, 1982 (trad. fr.), p.199 et suiv., p. 209 et suiv. ; Id., Sorcery, Demons and the Rise of Christianity : From Late Antiquity intothe Middle Ages , Witchcraft Confessions and Accusation, d. M. Douglas, Londres, 1970, p. 17-45, rd.dans Ead.,Religion and Society in the Age of St Augustine, Londres, 1972, p. 119-146.

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    II, 5: De la mise en pratique aux praticiens 610

    contrepartie des oppositions plus ou moins bien structures. Si lon prend en compte cette

    donne structurelle, la diffusion de lart notoire peut tre interprte comme le rsultat de

    la domination de la raison scolastique au sein de llite intellectuelle: la voie de la raison

    prne par lcole (alors en plein dveloppement aux XIIe et XIIIe sicles) se serait

    oppose quasi mcaniquement une voie mystique plus ou moins teinte de magie

    (autrement dit une voie thurgique), qui aurait eu pour objectif de contester la suprmatie

    de la premire en se dfinissant comme suprieure. Cette opposition entre les modes

    daccs au savoir crit en langue latine aurait trouv sa traduction parfaite sur le terrain

    sociologique : ainsi, pour reprendre les mots de Jean Dupbe, dun ct nous [pouvons

    deviner] de petits cercles isols, constitus de frres, en marge de la socit, [] l

    [o] spanouit la gnose, [un] savoir total [et] prophtique [...] ; dun autre ct , un savoirqui se veut et se proclame rationnel qui, grce au langage et lcriture, se fonde sur de

    longues enqutes, [ainsi que sur] une organisation des tches selon une hirarchie des

    pouvoirs, des fonctions et des statuts. 28 lopposition entre magie et religion souvent

    mise en avant par les historiens et les anthropologues29correspondrait donc peu ou prou

    lopposition entre le mystique, auquel sapparente notre thurge, et le scolastique, bien

    intgr la hirarchie ecclsiastique. Une telle analyse, qui semble faire du praticien de

    lArt le cousin certes un peu plus frquentable du nigromancien, est, par sasimplicit et son caractre englobant , sduisante. Toutefois, bien quelle porte en elle

    une part de vrit, elle doit tre nuance.

    Lars notoria, comme la nigromancie, est bel et bien un mode dopposition la

    hirarchie ecclsiastique et au monde tel quil est, au sens o cette pratique vise au bout du

    compte disqualifier le cursus traditionnel des tudes. Quelle soit en outre le produit dun

    milieu probablement monastique fortement marqu par une forme de mysticisme

    dinspiration noplatonicienne est lvidence mme. Mais faut-il pour autant systmatiser outrance cet antagonisme au sein de la catgorie des litteratientre tenants dune voie

    spirituelle (pour lessentiel des moines ou des frres) et tenants dune voie rationnelle pour

    atteindre le plus haut degr de la connaissance ?

    Ceux qui pratiquent lars notoria, nos traits le certifient et les exemples dont nous

    disposons le prouvent, sont en effet les mmes que ceux qui poursuivent des tudes

    universitaires. Il ny a pas dans la ralit de dichotomie radicale entre dun ct les tenants

    28 Dupbe (1987), p. 133.29 Voir par exemple chez Marcel Mauss, pour qui la religion officielle soppose la magie

    officieuse. Cf.Esquisse dune thorie gnrale de la magie, op. cit., p. 14-16.

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    II, 5: De la mise en pratique aux praticiens 611

    dun savoir rationnel et de lautre les tenants dun savoir dorigine cleste accessible par

    une manifestation ritualise de dvotion. Celle-ci est davantage la cration des thologiens

    mdivaux (et en premier lieu de Thomas dAquin), qui entendent disqualifier la doctrine

    de lillumination sur laquelle se fonde lefficacit de lars notoria30, quelle ne rpond

    une ralit sociale clairement dfinie. De plus, lart notoire, contrairement ce que

    soutient Jean Dupbe, ne nous apparat pas, aprs examen de nos traits, comme le produit

    dune hostilit fondamentale lgard du savoir scolastique et de ses tenants. Cest au

    contraire une rponse concrte au dsir inassouvi de possder cette forme de

    connaissance inscrite dans le monde et utile sa matrise et sa comprhension. Lart

    notoire nest en aucun cas une remise en cause du type de savoir dispens au Moyen ge.

    Enfin, si de fait des intrts divergents existent entre les deux modes dacquisition dusavoir, ce nest pas pour autant que deux communauts aux limites bien dtermines

    doivent tre opposes point par point31. Tout nest quune question de nuance, et il faut

    prendre garde, en raison de ltat lacunaire de nos connaissances, ne pas riger en la

    matire de systme trop rigide.

    La sociologie des praticiens de lars notoria est, nous lavons dit, difficile

    apprhender, ce qui peut expliquer en soi la tentative de gnralisation opre par Jean

    Dupbe. Peu dentre eux ont laiss des traces dans les sources, en particulier judiciaires,dans la mesure o aucun procs retentissant, hormis celui du bndictin Jean de Morigny

    (1323), na t attent contre eux. Le peu de renseignements dont nous disposons laisse

    supposer toutefois que lars notoria na pargn aucune des strates qui composaient le

    monde des lettrs au Moyen ge ; il apparat dans ce contexte difficile de la cantonner au

    seul camp des mystiques, ou encore, un chelle plus vaste, au seul infra-monde

    clrical , mme si ce dernier a certainement fourni des bataillons de praticiens vritables

    (en particulier des jeunes tudiants encore peine forms et sans position institutionnelle).

    Quels sont donc les lments qui montrent que lars notoria na pas t un art

    magique pratiqu seulement par les sphres les plus marginales ou les moins

    favorises du monde clrical ?

    30 Dupbe (1987), p. 133, illustre son propos dune citation du De erroribus circa artem magicam(1402) de Jean Gerson, qui nest pas en rapport direct avec lart notoire. Cf. Jean Gerson, uvres compltes,t. X, n 500, p. 81, o il oppose les traditions superstitieuses, empiriques, la raison naturelle ; id. p. 85.

    31 On peut suivre cet gard les recommandations de Dom Jean Leclercq, Initiation aux auteursmonastiques du Moyen ge. Lamour des lettres et le dsir de Dieu, Paris (Cerf), 1957, p. 11, qui prfre

    parler en terme de contraste que dopposition pour qualifier les relations quentretiennent les milieuxmonastiques et scolastiques au XIIe sicle.

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    1. Le premier est donn par les manuscrits eux-mmes. Le caractre standardis du

    travail de copie, notamment au XIIIe et au XIVe sicle, montre quun nombre apprciable

    dexemplaires est issu de scriptoria monastiques et dateliers universitaires, au sein

    desquels lars notoria semble avoir t duplique, comme nimporte quel autre texte, par

    des scribes professionnels32. La qualit de certaines reproductions, le soin extrme qui leur

    a t bien souvent prodigu (notamment lemploi de multiples couleurs pour raliser les

    figures), voire leur caractre luxueux (par exemple pour certains exemplaires de la version

    glose), contrastent par exemple fortement avec laspect du manuel de nigromancie

    conserv dans le manuscrit de Munich Clm 849. Cette bonne impression visuelle gnrale,

    qui confine parfois mme, sur le plan artistique, lexcellence, est la preuve matrielle

    que des copies ont t possdes, si ce nest commandes en sous main, par des individusqui taient loin dtre en rupture de ban ou en difficult sur le plan social. Ceux -ci ont pu

    le cas chant en faire usage33. En tmoignent par exemple les copies qui circulaient dans

    les cercles pontificaux la fin du XIIIe et au XIVe sicle, ou encore certains manuscrits de

    la version glose, dont on peut supposer quils taient rpandus dans les milieux juridiques

    bolonais au XIVe sicle. On ne sait malheureusement pas dans quel cas tel ou tel trait de

    belle facture a t lobjet dune mise en pratique srieuse, ni mme sil a t lobjet dune

    commande ; mais on peut supposer que lars notoria na pas toujours t cantonne aurang de simple curiosit pour bibliophile.

    2. Le second est livr par les tmoignages que nous avons recueillis au fil de nos

    investigations et qui attestent que lart notoire tait largement rpandu et accept dans

    certains milieux universitaires. Le cas le plus explicite est sans conteste celui des juristes

    bolonais. Au XIVe sicle, selon le cardinal Francesco Zabarella, ils recourraient

    communment lart notoire en esprant faciliter par ce moyen leur douloureux

    apprentissage mmoriel

    34

    . On peut supposer quils disposaient de belles reproductions dela version glose35. Quant la rumeur qui concerne particulirement Jean de Legnano et

    que Zabarella, en disciple fidle, tente de dsamorcer, elle est trs intressante pour notre

    propos : en dehors mme de la question de son historicit, elle montre quil ne paraissait

    pas forcment incongru au XIVe sicle que de grands intellectuels fassent preuve dun

    32 M. Camille, Visual Art in Two Manuscripts of theArs Notoria, dans Fanger (1998), p. 126.33 F. Klaassen, English Manuscripts of Magic, dans Fanger (1998), p. 16, est lui aussi frapp

    par le caractre exceptionnel, en contexte magique, du travail de copie propre lart notoire. Il se base e n

    particulier sur lexamen des mss Sloane 1712 (= L1, version A) et Bodley 951 (= O2, version B).34 Cf.supra, Ire partie, ch. 1.3.2.35 En plus de son incontestable origine bolonaise, cette version accorde, rappelons-le, un intrt

    sans prcdent aux droits civil et canon. Cf. infra.

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    intrt srieux envers lars notoria. Dautres lments indirects laissent aussi penser que

    les milieux mdicaux, notamment en Italie du Nord, ntaient pas non plus en reste, en

    particulier la croise des XIIIe et XIVe sicles.

    Cette intgration de lart notoire dans le monde universitaire est une diffrence

    importante avec la nigromancie, mme si l encore une opposition systmatique entre les

    deux formes de magie ne saurait tre valide dans le dtail. Pour les agents de la rpression

    judiciaire, la magie nigromantique a probablement t dautant plus facile extirper

    partir des annes 1320 quelle tait mise en pratique par des individus qui, la plupart du

    temps, se situaient vritablement la marge du monde clrical ; ils taient de ce fait

    aisment reprables en raison de lafama dont ils jouissaient. En comparaison, et sans nier

    que la nigromancie ait pu intresser ponctuellement des intellectuels de haut rang, lasituation tait sans doute beaucoup moins claire en ce qui concerne lars notoria. Sans

    aller jusqu laborer la thorie dun complot clrical visant masquer le degr de

    pntration de cette pratique dans la hirarchie ecclsiastique36, on peut se demander dans

    quelle mesure la base sociologique plus large des praticiens de lart notoire, ajoute la

    nature moins maligne de la pratique et labsence de norme juridique claire, na pas invit

    les inquisiteurs la prudence au moment o a t engage la chasse aux invocateurs de

    dmons.3. Le troisime et dernier lment est plus hypothtique, mais non moins valide

    nos yeux. La pratique de lars notoria tait difficile en raison des hautes exigences

    spirituelles qui la gouvernent et de la forme mme des traits. Toutefois, par bien aspects,

    elle tait moins contraignante que certaines formes de nigromancie. Si lon reste fidle aux

    versions A et B, elle ne ncessitait pas par exemple, au contraire de la pratique de la magie

    dmoniaque, la complicit dacolytes (disciples et mdiums)37; elle nobligeait pas non

    plus, contrairement bien des rituels de magie noire, se procurer tout un arsenaldobjets38et dingrdients39ou frquenter des lieux publics40 ; elle ne rclamait pas non

    36 la manire par exemple de R. Landes propos des terreurs de lAn Mil. Cf. par exemple,Id., Lest the Millenium be fulfilled : Apocalyptic Expectations and the Patterns of WesternChronography , The Use and Abuse of Eschatology in the Middle Ages, d. W. Verbeke, D. Verhelst et A.Welkenhuysen, Louvain, 1988 ; Id., Millenarismus absconditus , Le Moyen ge, 1992, t. 98, p. 355-377et t. 99, p. 5-27.

    37 Par exemple, dans la Clavicula Salomonis, le magister peut tre accompagn de socii et dediscipuli, au nombre de un six. Cf. mss Paris, BNF, lat. 14075, p. 74-77, et lat. 15127, p. 60-62 (ch. 3 dulivre II).

    38 Tels que des pes ou des miroirs.39 Extraits vgtaux, danimaux, voire de corps humains.40 Sur ce dernier point, voir par exemple la liste des lieux que doivent frquenter le magicien

    prsente dans leLiber de doctrina operationum magice artis, qui sert dannexe au Liber Raziel dans le msHalle 14.B.36, fol. 256v : In quibus locis solent apparere spiritus. Nota in quibus solent apparere spiritus et

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    plus que lon ait reu les ordres pour tre efficace ou que lon use de la complicit dun

    prtre ; elle navait enfin dintrt que pour le seul praticien, qui seul pouvait tre illumin.

    Autrement dit, la pratique de lart notoire tait avant tout une exprience qui relevait de la

    sphre prive, une dmarche personnelle et intime, empreinte le cas chant de

    mysticisme, qui pouvait sduire, sous le sceau du secret, un public clrical vari, de bas

    comme de haut standing ; chose beaucoup moins vidente dans le cas de la nigromancie,

    dont les manipulations peu ragotantes (sacrifices danimaux, etc.), compares la

    spiritualit de lArt, pouvaient peut-tre paratre grossires un haut dignitaire

    ecclsiastique41. Le caractre hautement individuel de la pratique de lart notoire a sans

    doute t un des atouts qui lui ont permis de traverser les sicles sans dommages

    rdhibitoires. Mais labsence de regard extrieur et de compte-rendu dune telleexprience induit un silence des sources dont nous ptissons aujourdhui pour accder la

    mise en pratique de lars notoria; car il na tenu au bout du compte qu peu de chose,

    savoir la sincrit un peu nave dun Jean de Morigny, que le silence ne soit total. La

    dimension domestique de la mise en pratique de lart notoire explique aussi sans doute, au

    mme titre que sa destinativit exclusivement anglique, la faiblesse de la rpression

    dont il a en dfinitive bnfici. Les inquisiteurs, mme sils avaient t mus pa r une

    volont farouche de dtruire ce texte42

    , ne pouvaient en dernier lieu que se heurter laconfidentialit qui entourait la pratique de lars notoria.

    5.4. LArs notori a dans le monde monastique et universitaire : lexemple du

    cistercien Richard Dove de Buckfast

    Beaucoup dindividus intresss par lars notoria ont t des moines, soit desindividus, qui, par leur mode de vie communautaire et leur vocation lexprience

    contemplative, taient les mieux mme de revendiquer lusage dun art qui faisait clater

    manifestari sunt ista : maria, fluvii et magna flumina, fontes, pontes, cisterne, putei, paludes, molendini,furni, balnea, synagoge, mezquite, ecclesie, forum, cimiterium, sepultu[r]a, locus desertus, macellum,camera, locus solittarius, claustrum, domus vacua in qua non habitat aliquis, locus arenosus, montes, silve,viridarium, rippe, aquarium, sub arboribus, prata, collis, rupes, caverne, spelunce, quadrivia in quibusconjunguntur quatuor vie vel tres, lumen et tenebra. Cette liste est notamment corrobore par le ch. 23 du

    livre VII duLiber Raziel. Cf. J.-P. Boudet et J. Vronse, Le secret, op. cit., II, 2.41 J.-P. Boudet et J. Vronse, Le secret, op. cit., II, 3, pour quelques cas exemplaires derupture du secret dans la pratique de la nigromancie .

    42 Nous avons vu que cela ne semble tre gure vident. Cf. aussi infra, IIe partie, ch. 5.5.

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    les hirarchies sociales et basait son efficacit sur les mrites spirituels de chacun 43. Le

    contenu de certaines compilations monastiques dans lesquelles tait insr un trait dart

    notoire dmontre que certains moines assignaient notre pratique un but dvotionnel et

    contemplatif tout autant que cognitif44. Du reste, lun et lautre objectifs taient, tout au

    moins en thorie, indfectiblement lis : par la prononciation incessante des prires et des

    verba mistica et par linspection hypnotique des note, lars notoria tait une technique

    mditative qui, jusqu un certain point, ntait gure loigne dautres modes de

    mditation plus conventionnels rpandus dans les milieux monastiques, qui visaient

    galement, en permettant lesprit humain de slever graduellement vers Dieu,

    laccession une forme suprieure de connaissance.

    Quelles que soient les accointances proprement monastiques de lart notoire, ilconvient toutefois de ne pas trop exagrer45la rupture institutionnelle et idologique qui a

    pu exister entre monde monastique et monde universitaire partir du moment o ce

    dernier sest structur46. Lars notoria amorce sa diffusion au moment mme o le rseau

    conventuel des ordres mendiants alors en pleine constitution se met progressivement en

    place dans les villes. Bien des moines ont, partir du XIIIe sicle, suivi des cours sur les

    bancs des universits naissantes, en dehors mme de leur monastre dorigine. En outre, la

    discipline monastique na pas toujours t respecte et les lois de la vie contemplativecorrectement suivies : certains moines, parfois avec laval de leur abb, ont pu faire

    montre de centres dintrt peu en rapport avec la simple tude et mditation de la sacra

    pagina, jusqu se laisser dborder par leur curiosit.

    Quoique tardif, le cas du moine cistercien anglais Richard Dove de Buckfast est

    cet gard loquent. Richard est le matre duvre dune compilation quil a signe de sa

    main et qui constitue aujourdhui le manuscrit Sloane 513 (= L2, XVe s.)47. Bien quil

    nait laiss dans les deux cas aucune trace de son passage, il a probablement suivi destudes au monastre de Buckfast avant dtre envoy Oxford au dbut du XVe sicle 48.

    Les abbs de ce monastre cistercien, eux-mmes anciens tudiants luniversit

    dOxford, faisaient preuve dune curiositas effrne et ne suivaient gure, au tournant des

    43 Que lon pense notamment labbaye augustine de Cantorbry au XIVe sicle.44 Voir notamment le codex n 767 de linventaire de 1497 de la bibliothque de labbaye

    augustine de Cantorbry, qui a appartenu Michael Northgate. Plus gnralement, cf. supra, Ire partie,tableau 5.

    45 Cest lun des reproches que lon peut faire Jean Dupbe (1987).46 La promotion de la philosophie comme discipline matresse dans lart notoire va dans ce sens.47 Pour une description du ms, cf. Ire partie, ch. 5.1.2. Le ms donne un terminus a quo : un

    colophon prsent la fin du trait de chiromancie (fol. 109r-134v) indique que ce texte a t compil par uncertain Richard de Florence et ajoute la date du 31 janvier 1407.

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    XIVe et XVe sicles, les recommandations pleine de prudence, voire de mfiance,

    quavait formules saint Bernard lgard des tudes49. William Slade ( v. 1415), abb

    du monastre de Buckfast la fin des annes 1390 form luniversit dOxford, tait, si

    lon se fie la nature des ouvrages quil a crits, davantage un scolastique quun spirituel.

    Richard Dove, jeune lve prometteur, aurait ainsi pu profiter sur le plan scolaire de la

    libralit de ses suprieurs, et en particulier de celle de William Slade50. En tout cas, la

    compilation dont il est lauteur montre tout lintrt quil accordait, ct de lars notoria

    (il sagit pour tre prcis dune copie de lArs brevis), des matires juges alors peu

    recommandables, telles lastrologie, la chiromancie, la physiognomonie et lalchimie51. Il

    ne fait gure de doute que Richard sest procur un modle de lArs brevis lors de son

    sjour Oxford, que ce soit au sein des lieux daccueil de son ordre 52ou par le biais decontacts extrieurs au monde cistercien. Son cas montre que la rencontre dun individu

    avec lart notoire, notamment dans les milieux monastiques, concidait souvent avec un

    got immodr pour les tudes et concernait dans bien des cas des individus dun bon,

    voire dun haut niveau intellectuel53. Nous ne pouvons dire avec certitude sil a tent de

    mettre lpreuve lefficacit de ce texte tandis quil tudiait les arts du trivium et du

    quadrivium; cette possibilit nest toutefois pas exclure54.

    48 D.N. Bell, A Cistercian at Oxford, op. cit.49 A. Labhardt, Curiositas. Notes sur lhistoire dun mot et dune notion,Museum Helveticum,17 (1960), p. 206-223 ; E. Peters, Curiositas : The Medieval Shape of an Idea , Medieval Academy of

    America, 1981.50 D.N. Bell, A Cistercian at Oxford, op. cit.; C.H. Talbot, The English Cistercians and the

    Universities , Studia Monastica, 4 (1962), p. 197-220. Plus tardivement, en 1460, labb de Buckfast JohnKyng a t choisi pour diriger le Collge de Saint-Bernard Oxford, preuve des liens troits qui existaiententre cette abbaye et le milieu universitaire.

    51 Cette dernire matire a notamment t trs largement disqualifie par laffaire RichardArchebold : ce cistercien, prsent Oxford au milieu du XVe sicle, voyait essentiellement dans lalchimieun moyen de rgler les problmes pcuniers de son ordre.

    52 Labbaye de Rewley, fonde en 1280, a longtemps fait office de studium de lordre cistercien Oxford, avant que ne soit fond le Collge de Saint Bernard en 1437. Cf. H. Rashdall, The Universities, op.

    cit., t. III, p. 188-189.53 Dautres exemples permettent de mettre ceci en vidence, tel celui de moine augustin deRoudnice Matthieu Beran, diplm en mdecine de lUniversit de Paris et dErfurt, auteur de lacompilation qui constitue aujourdhui le ms Prague, BN 267 (1431). Cf.supra,Ire partie, ch. 6.1.

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    5.5. Un point de vue privilgi la croise des XIIIe et XIVe sicles : Jean de

    Morigny et le L iber visionum virginis Marie

    Le moine bndictin Jean de Morigny est le seul clerc qui nous livre des

    informations de premire main sur les rapports que pouvait entretenir lpoque

    mdivale un membre de llite lettre avec un texte tel que lars notoria; il est aussi du

    mme coup le seul clerc avoir t poursuivi et condamn pour stre livr cette activit,

    bien quil ait dvelopp une stratgie originale pour en sauvegarder la substance. Son

    tmoignage est empreint du sceau de lexprience et a donc une grande valeur55; mais son

    caractre unique en limite videmment la porte. Le processus dcriture entrepris par ce

    moine de la rgion de Chartres est dict ici par des motivations qui, si elles ne sont pasexceptionnelles au bas Moyen ge, restent toutefois atypiques : en effet, si lars notoria

    tient une grande place dans llaboration de son uvre la fois comme modle et comme

    repoussoir, il sagit avant tout pour lui de faire part de la relation personnelle quil a

    noue, par le biais dexpriences visionnaires rptes, avec la Vierge Marie et qui sest

    concrtise avant mme quil nait connaissance de lars notoria56. Si une telle

    manifestation de dvotion nest pas rare alors, elle dpasse ici la simple exploitation de la

    matire invocatoire de lart notoire des fins dvotionnelles. Elle nest donc pas elleseule reprsentative du contexte dans lequel lars notoria a pu tre utilise au Moyen ge.

    Ceci dit, et quel que soit le degr dirrductibilit que lon attribue aux tribulations

    spirituelles de Jean, il nen reste pas moins que les informations quil dlivre propos de

    lars notoriapermettent assez bien de montrer quel pouvait tre lhorizon dattente dun

    tudiant la croise des XIIIe et XIVe sicles face ce type de magie. Plus encore : en se

    servant de lart notoire comme dun modle ngatif pour laborer son Liber visionum

    virginis Marie, le bndictin illustre bien le fol espoir que cette magie spirituelle a pususciter chez certains ; un espoir si profondment ancr que Jean de Morigny, pour

    contourner linterdit, na pas hsit ajouter cette pratique prohibe un ve rnis

    dorthodoxie pour crer un vritable art notoire marial 57.

    Une brve prsentation de cette source est un pralable indispensable son

    54 Sa copie de lArs brevis est en effet porteuse de quelques nouveauts qui sont peut-tre de sonfait. Cf.supra, Ire partie, ch. 5.1.2.

    55 C. Fanger parle ce propos de voix de lexprience . Cf. C. Fanger, Plundering theEgyptian Treasure, dans Fanger (1998), p. 217.

    56 S. Barnay, Un moment vcu dternit, op. cit., p. 805.57 S. Barnay, La mariophanie au regard de Jean de Morigny, op. cit., p. 173.

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    II, 5: De la mise en pratique aux praticiens 618

    analyse. Le Liber visionum virginis Marie58, rdig en plusieurs tapes durant les deux

    premires dcennies du XIVe sicle, est conserv entirement ou partiellement dans seize

    manuscrits59. Bien que condamn au bcher en 1323 par la Facult de thologie de

    luniversit de Paris comme succdan de lars notoria60, le Liber a connu un certain

    succs durant les deux derniers sicles du Moyen ge, en particulier, si lon en croit la

    localisation actuelle dune majorit de manuscrits, dans le monde germanique. Louvrage

    sapparente pour lessentiel un livre de prires. Il a t compos au terme dune srie de

    rves qui ont t inspirs Jean par la Vierge Marie. Cette dernire aurait en effet eu pour

    but de dtourner notre moine de la pratique des artes exceptive(et en particulier de lars

    notoria) en le convertissant progressivement un art certes exempt de toute

    superstition , mais qui devait tout de mme lui permettre dapprhender la totalit dusavoir. Autrement dit, lintervention de la Vierge devait servir, dans lesprit de Jean de

    Morigny, cautionner un objectif identique celui de lars notoria61.

    41 Lincipit complet est: Liber apparitionum et visionum beate et intemerate et sacratissimevirginis Marie Dei genitricis, alma Maria procurante et etiam revelante et supremo Deo concedente.

    59 Cf.supra, Ire partie, ch. 1.3.2.60 Chartularium Universitatis Parisiensis, d. Denifle et Chtelain, Paris, 1891, t. II, p. 274, qui

    renvoie la Chronique latine de Guillaume de Nangis de 1113 1300 avec les Continuations de cetteChronique de 1300 1368, d. H. Graud, Paris, 1843, p. 50 : [1323] Eodem anno liber quidam cujusdammonachi de Morigniaco juxta Stampas, qui liber habebat beat Mari multas depictas imagines, qui etiamcum hoc continebat multa ignota nomina qu, ut firmiter dicebatur, nomina dmonum credebantur, quiadelicias et divitias promittebat, quinimo et quidquid homo optaret si librum pro se depingi faceret, et nomen

    proprium bis in illo inscriberet, et multa alia qu nihil vel error videbantur, merito tanquam superstitionisParisius condamnatur. Une relation encore plus dtaille et sans doute antrieure de la condamnation setrouve en franais dans les GCF : cf. d. J. Viard, vol. 9, p. 23-24 : [1323] Et en cest an meismes, fu .i.moine de Morigni, .i. abbae emprs Estampes, qui par sa curiosit et par son orgueil voult susciter etrenouveller une heresie et sorcerie condampne, qui est nomme en latin Ars notoria, et avoit pens lui

    bailler autre titre et autre nom. Si est celle science telle que elle enseigne faire figures et empraintes, etdoivent estre differentes lune de lautre et assignies chascune chascune science ; puis doivent estreregardes certain temps faiz en jeunes et en oroisons ; et ainsi, aprs le regart estoit espandue science,

    laquelle en ce regart on vouloit avoir et acquerir. Mais il convenoit que on nommast et appellast aucunsnoms mescogneus, lesquiex noms on creoit fermement que cestoient noms de deables ; pourquoy pluseurscelle science decevoit et estoient deceuz ; car nul navoit onques est usant de celle science que aucun bienou aucun fruit en eust raport ; noient moins ycelui moine reprouvoit ycelle science, ja soit ce qui l fainsistque la benoite Vierge Marie li fust apparue moult de foiz et aussi come li inspirant la science ; et pour ce, lonneur de li il avoir fait plusseurs ymages paindre en son livre avec plusseurs oroisons et caractres trs

    precieusement de fines couleurs, en disant que la Vierge Marie li avoit tout revel, lesquelles ymagesappliques chascune science et regardes aprs les oroisons dites, la science que on requeroit estoitdonne ; et plus, car fussent richesses, honneurs ou delices que on vous ist avoir, on lavoit. Et pour ce que lelivre prometoit telles choses et que il escouvenoit faire invocacions et escrire .ii. fois son nom en ce livre, etfaire escrire le livre proprement pour soy, que estoir cousteuse chose, autrement il ne li vaudroit riens silnen faisoit .i. escrire ses couz et ses despens ; juste cause fu condampn ledit livre Paris et jugicomme faux et mauvais contre le foy crestienne, estre ars et mis ou feu.

    61 N. Watson, John the Monks Book of Visions, dans Fanger (1998), p. 167, qui se base surla version duLiber visionumprsente dans le ms Munich Clm 276, not. fol. 65rb. Cf. aussi Fanger (2001), p.127-128, 4 de ld. du prologue : Et qualiter presentem librum qui est de cognicione et adoptioneomnium scienciarum et arcium par reuelationem uoluntatis sue [i.e. Marie] et licenciam compilaui.

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    II, 5: De la mise en pratique aux praticiens 619

    Le processus visionnaire qui devait aboutir la rvlation du nouvel art stant

    tendu sur plusieurs annes, la composition du Liber visionum sest faite par strates entre

    1304 et 1317. La principale consquence de cette composition graduelle est que

    lordonnancement final des diffrentes parties du Liber visionum ne correspond pas la

    chronologie de leur rdaction, Jean ayant procd des ramnagements au terme des

    diverses phases dcriture. Louvrage se divise ainsi en trois livres, que nous avons classs

    en fonction de leur date de composition respective62:

    1. Le plus ancien intitulLiber virginis Marie a t plac, dans la version du

    Liber visionum que nous connaissons aujourdhui, en seconde position (livre II). Il a t

    rdig en deux phases : la premire, de 1304 1307 ; la seconde, vraisemblablement de

    1308 1311. Il est constitu de sries de prires latines adresses Dieu, aux anges et laVierge Marie qui, rcites aprs une ascse rigoureuse, permettent au dvot dobtenir, en

    neuf semaines, la connaissance parfaite des arts libraux, de la philosophie, de la thologie

    et de toutes les autres branches existantes du savoir. Cest ce second livre qui suit au

    plus prs le plan de nos traits dars notoria: Jean reprend en particulier son compte la

    distinction entre oraisons gnrales et spciales chres aux Flores aurei63. Il se

    dmarque toutefois de ces derniers en composant de nouvelles prires latines, plus

    labores, et surtout en laissant de ct les lments les plus compromettants sur le plandoctrinal, tels les noms danges et autres verba mistica.

    2. Aprs ce premier livre, Jean de Morigny a travaill la composition dun Liber

    figurarum entre 1311 et 1313. Il la rcrit entre 1315 et 1317 et plac en troisime

    position dans la version dfinitive de son ouvrage (livre III). Cette partie, comme la

    prcdente, comporte un certain nombre de prires latines ; mais leur but est cette fois de

    gnrer des visions oniriques qui mettent en scne la Vierge Marie et servent obtenir une

    rponse une question donne. Si les prires sont ladjuvant principal qui permetlobtention des visions oniromantiques, le dvot doit aussi observer des figures et avoir

    recours, dans certains cas, un anneau consacr. Cette partie se subdivise en trois courts

    livres : unLiber figurarum (do le nom gnrique donn lensemble de cette partie), un

    Liber de particularibus experimentibuset unLiber de confirmacione figurarum et annuli.

    3. Enfin, aux alentours de 1313, Jean a rdig ce qui allait devenir terme tout la

    62 Nous reprenons ici dans ses grandes lignes lanalyse dtaille effectue par C. Fanger et N.Watson dans leur introduction ldition du prologue duLiber visionum: cf. Fanger (2001), p. 108-111. Surle plan de la datation de ces trois livres, quelques lgres diffrences sont relever avec la chronologietablie par S. Barnay : cf. La mariophanie au regard de Jean de Morigny, op. cit., p. 173.

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    II, 5: De la mise en pratique aux praticiens 620

    fois le premier livre et le prologue du Liber visionum. Au dpart ce texte devait servir

    dintroduction la premire rdaction du Liber figurarum et de dfense contre

    dventuelles accusations de magie. Cest cette partie, dont une transcription a t ralise

    par Sylvie Barnay partir du manuscrit de Turin G. II. 2564 et dont une dition

    (partiellement) critique est parue rcemment65, qui nous intresse ici tout particulirement.

    Elle est en effet loccasion dun panchement autobiographique qui a pour nous une valeur

    inestimable. Bien que Jean de Morigny fasse demble dans ce livre quelques rfrences

    voiles auxFlores aurei en donnant pour second titre son ouvrage celui de Liber florum

    celestis doctrine66et en reprenant presque mot pour mot une citation tire du paragraphe

    32 desFlores67, il veut montrer quil a laiss une fois pour toutes les dmons de lars

    notoriapour suivre le chemin salvateur que la Vierge a trac pour lui. Cest donc dans lebut de couper court toute critique quil fait un bilan circonstanci de son parcours. La

    biographie du bndictin nous est par consquent assez bien connue68.

    Jean de Morigny est n probablement dans le dernier quart du XIIIe sicle, dune

    mre dont il dit seulement quelle tait laque et sculire 69 et dun pre dont il ne

    parle jamais. Enfant, il a vcu avec sa jeune sur Gurgeta dans une maison tages

    entoure dun pr, sise dans un village qui pourrait tre Crouy-sur-Cosson70

    . L se trouvaitune glise ddie saint Pierre que Jean frquentait, puisquil se souvient, l ors de

    rminiscences oniriques ultrieures, quelle abritait une image de bois de la Vierge Marie.

    63 N. Watson, John the MonksBook of Visions, dans Fanger (1998), appendices A, B et C, p.186-215 ; et surtout C. Fanger, Plundering the Egyptian Treasure, dans Fanger (1998), p. 219-222.

    64 S. Barnay, Un moment vcu dternit, op. cit., t. III, p. 845-875.65 Fanger (2001). Il faut noter que cette dition, accompagne dune traduction anglaise, ne prend

    pas en compte la version du ms Turin G. II. 25 utilise par S. Barnay. Or celle-ci comporte des variantes

    importantes (notamment au dbut du prologue). Autrement dit, ltude de la transmission manuscrite duLiber visionum et des diffrentes formes que prennent le texte reste approfondir.

    66 Ce titre est le dcalque du nom donn par Salomon loraison Memoria irreprehensibilis (= 36). Cf.Ars notoria, version A, 38 : Ipsius orationis exemplar Librum florum doctrine celestis Salomonappellauit.

    67 Fanger (2001), p. 126 : [] Et que in aliis libris longo tempore et maximis et fastidiosislibrorum voluminibus graviter et prolixe vix ingenio multum in se comprehenditur []. ; cf.Ars notoria,version A, 32 : [] et que in ceteris artibus longis et grauibus locutionibus, necnon prolixis et fastidiosislibrorum uoluminibus per maximi spatium temporis, a quouis ingeniosissime comprehendebantur [].Dautres rfrences auxFlores aureiparsment son texte.

    68 La reconstitution biographique la plus circonstancie est luvre de S. Barnay. Cf. Un momentvcu dternit, op. cit., t. III, p. 800 et suiv.

    69 Ms Turin G. II. 25, fol. 44r.70 Loir-et-Cher, arr. Blois, cant. Bracieux. Cette identification reste incertaine : elle est base sur la

    leon du ms Turin G. II. 25, fol. 4r : Videbatur mihi quod eram in pratello quodam iuxta domum matrismee in villa de Croviaco [] ; la leon des autres mss diverge : cf. Fanger (2001), 13, p. 135 [ms de

    base = ms Graz, University Library 680] : Videbatur michi quod eram in pratello qui iuxta domum matris

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    II, 5: De la mise en pratique aux praticiens 621

    Sans doute est-ce l aussi que cet enfant sans conteste intelligent et prometteur, issu dun

    milieu modeste, a t repr par le prtre local, sans doute ce Jean Lebuef qui tait un ami

    de sa mre71. En tout cas, entre douze et quatorze ans, Jean a abandonn le milieu familial

    et migr Chartres, o il a vcu dans le clotre situ tout prs de la cathdrale et o il a

    sans doute appris les rudiments des lettres72; cest ce moment aussi quil est entr pour

    la premire fois en contact avec la Vierge, qui la pouss changer dtat et entrer dans

    lordre bndictin73. En mme temps que ses visions mariales se multipliaient et guidaient

    ses pas74, Jean a poursuivi sa progression scolaire. Aprs un noviciat pass chez les

    bndictins Chartres ou dans le monastre de Morigny (prs dtampes), Jean a

    frquent un temps les bancs des coles dOrlans, o il a obtenu selon ses dires, une

    date antrieure 1304, une licence en thologie et une licence en dcret, toute chose quitmoigne dun bon niveau intellectuel75. Aprs son sjour orlanais, Jean est devenu de

    manire dfinitive moine Morigny. Son arrive en ce lieu rsulte dune convocation dont

    Jean ne dvoile pas le motif ; mais on peut se demander si elle navait pas pour objet de le

    mettre en garde, lui et dautres, contre certaines tentations orlanaises, parmi lesquelles

    lintrt pour la magie tient peut-tre une place centrale76. Son cursus universitaire en a t

    mee in villa de Otroniaco []. Pour une cartographie biographique de Jean de Morigny, cf. S. Barnay, Unmoment vcu dternit, op. cit., t. III, p. 876.

    71 S. Barnay, Un moment vcu dternit, op. cit., t. III, p. 809 ; Ms Turin G. II. 25, fol. 44r.72 Ms Turin G. II. 25, fol. 2v : Ego enim Iohannes, dum essem circa aetatem annorum .xiiij. et

    morarer apud civitatem Carnocentium in claustro beate Marie gloriose satis prope ecclesiam, quasi periaculum unius lapidis []. ; Fanger (2001), 8, p. 130 : Ego enim Iohannes, dum essem circa etate .xiiij.annorum et morarer apud civitatem Carnocensium in claustro beate Marie, satis prope ecclesiam, quasi periactum unius lapidis [].

    73 Ms Turin G. II. 25, fol. 3v : Postquam vero primam visionem predictam que thema vocaturhabui, [], incepi sub iugo religionis ordinis mei. ; Fanger (2001), 11, p. 133 : Postquam vero primamvisionem predictam que thema vocatur habui, [], incepi sub iugo religionis in ordine beati Benedictiordinare militare.

    74 Les visions de Jean ont en effet dans bien des cas des vertus prmonitoires.75 Ms Turin G. II. 25, fol. 40r et surtout 44v. Jean ne prcise pas quelle(s) cole(s) il a frquent

    Orlans. Ses propos sont donc difficiles vrifier, dautant que lapproche concrte des ralitsuniversitaires, quil sagisse des tudes ou de la vie des tudiants, reste malaise. Peut-tre, pour sonapprentissage de la thologie, a-t-il frquent un studium des Ordres Mendiants ? Si tel est le cas, le studiumfranciscain (attest au plus tard dans les annes 1280) apparat bien plac, puisque plusieurs rves de Jean(cf. infra) le mettent en relation avec des Frres Mineurs. Cf. C. Vulliez, Des coles de lOrlanais luniversit dOrlans (Xe-dbut XIVe sicle), Thse indite de Paris X, 1994, t. III, p. 1000-1010.

    76 Ms Turin G. II. 25, fol. 3r : [] et ideo priusquam visiones sequentes ausus fuissem scribere,dum reversus fuissem a scolis et ad lectionem reverendi patris nostri Guielmi de Rausino abbatis, annoincarnationis MCCCVIII mensis septembris, ab eodem Guielmo cum priore nostro claustrali fuissem unacum aliis canonicis convocatus [] et adhuc fuissem apud Morigenatum []. ; Fanger (2001), 9, p.131 : [] et ideo postquam visiones sequentes ausus fuissem scribere, dum reversus fuissem a scolis et adileccione reverendi patris nostri Guillermi de Ransignon abbatis anno incarnacionis MCCCVIII mensis

    septembris ab eodem Guillermo cum priore nostro claustrali fuissem una cum aliis canonice convocatus[]. Et adhuc fuissem apud Moriginatum []. Plus gnralement, sur la littrature qui tablit la mauvaiserputation du milieu universitaire orlanais aux XIVe et XVe sicles, cf. C. Vulliez, Une tude privilgiede lentre dans la vie: le temps des tudes universitaires travers lexemple orlanais des derniers sicles

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    II, 5: De la mise en pratique aux praticiens 622

    en tout cas interrompu. Faute de pouvoir viser la matrise, Jean a d se contenter de

    loffice de prvt du monastre, ce qui lui a somme toute permis de voyager et de faire

    de nombreuses rencontres77. Il a aussi mis profit sa retraite Morigny pour entreprendre

    la rdaction de sonLivre des visions. Sa trace se perd avant mme que son ouvrage ne soit

    condamn en 1323.

    Dun strict point de vue sociologique, le parcours intellectuel et professionnel de

    Jean de Morigny ne fait pas de lui un clerc la marge. Notre moine, issu dun milieu

    modeste, a au bout du compte plutt bien russi, mme sil na jamais atteint les plus hauts

    grades universitaires ni ralis une carrire exceptionnelle au sein de son ordre. Autrement

    dit, Jean de Morigny ne correspond en rien, en dpit de son intrt pour la magie rituelle,

    au topos du magicien mdival en marge de la socit78. Cest au contraire un hommeinstruit, bien intgr sa communaut. Il est au courant du dbat thologique que suscite

    lars notoria. Conscient du dilemme que produit immanquablement son intrt pour

    cette pratique 79, il veut essayer cote que cote de le rsoudre pour ne pas devenir un

    dviant. En conclusion, au vu de son seul parcours acadmique, Jean nappartenait pas

    vritablement cet infra-monde clrical dfini par Richard Kieckhefer, mme si nous

    allons voir quil en a, loccasion, ctoy les franges.

    La forme de respectabilit que Jean a obtenue dans le monde monastique et clrical

    au terme de son cursus scolaire ne lui a toutefois pas t offerte sur un plateau. Cest au

    contraire au prix dun parcours heurt que le bndictin a franchi les tapes qui lont fait

    progresser lentement dans la hirarchie des gens de savoir. Le prologue duLiber visionum

    est ainsi pour lui loccasion de tmoigner des difficults quil a rencontres pour mener

    bien son cursus scolaire (alors mme quil tait intgr lordre bndictin) et qui lont

    pour une large part pouss suivre pendant plusieurs annes une mauvaise voie, avantque, guid par la Vierge, il ne choisisse celle du repentir. Et pour cause : cest selon lui

    parce quil tait un jeune homme sans le sou qui ne pouvait par consquent qu grand-

    du Moyen ge , dansLes entres dans la vie. Initiations et apprentissages, XIIe Congrs de la SHMESP,

    Nancy, 1982, p. 149-181.77 Ms Turin G. II. 25, fol. 3r : [] Et hoc ita fuit quia prepositus nostre camere factus fui, infra

    octavum diem post predicta, quod officium valde laboriosum est et mobile []. ; Fanger (2001), 10, p.132 : Et hoc ita fuit, quia preposita nostre camere factus fui infra octavum diem post predictam, quod

    officium est valde laboriosum et mobile []. Sur cet office, cf. La rgle de saint Benot, d. et trad. A. DeVogue et J. Neuville, Paris, 1972, t. I, p. 654-658 (De praeposito monasterii).

    78 Cf. infra, IIe partie, ch. 5.6 : le portrait dArnaud Guillaume bross par Michel Pintoin.79 C. Fanger, John the MonksBook of Visions, dans Fanger (1998), p. 217.

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    II, 5: De la mise en pratique aux praticiens 623

    peine se procurer les livres ncessaires son apprentissage80 et parce que lacquisition

    du savoir tait le seul but quil assignait sa vie que Jean a t tent puis sduit par les

    sirnes nfastes de lars notoria. Grce laide dun petit livre , dont il a eu vent

    par les soins dun mdecin lombard dnomm Jacob, il escomptait atteindre sans

    difficults la quintessence du savoir et se trouver ainsi dispens de mener son terme un

    long et coteux cursus scolaire81. Cest donc tout autant cause de la prcarit (relative)

    de sa situation que de sa soif de connaissance quil sest tourn vers une solution telle que

    lart notoire. Jean rvait, on peut limaginer, de faire partie de llite intellectuelle de son

    temps ; mais cest parce que la ralit contrariait ses plans quil a, un jour, cd la

    tentation. On devine comment la difficult se frayer un chemin dans le monde des

    litterati a fait basculer notre moine bndictin du mauvais ct. Cest l unecirconstance qui a pu se reproduire de nombreuses reprises tout au long des derniers

    sicles du Moyen ge : face aux preuves de diverses natures qui bloquaient une

    ascension quils imaginaient irrsistible et alors quils avaient vou leur vie aux lettres ,

    bien des jeunes gens ont pu tre tents, parfois seulement pendant une courte priode, par

    la magie en gnral et par lars notoria en particulier.

    Les impratifs conomique et cognitif ont donc dtermin pour une large part

    lintrt que Jean a port pendant un temps la magie rituelle au sens large. Toutefois, ilny avait l aucune fatalit. En effet, y regarder de prs, le premier contact que notre

    moine a nou avec ce type de savoir a t le fruit dun hasard plus que dune ncessit. Un

    jour, raconte-t-il, un livre de nigromancie lui est pass entre les mains par lentremise

    dun certain clerc alors quil tait dj depuis quatre ans membre de lordre

    bndictin ; il en a ralis une copie, avant de rendre le modle son propritaire, et a

    commenc pour lui ce quil a considra posterioricomme une descente aux enfers82.

    80 J. Verger,Les gens de savoir, op. cit., p. 86 et suiv.81 Ms Turin G. II. 25, fol. 4v : Ego enim, Johannes, dum essem scolaris multas paupertas tam in

    libris quam in expensis et in multis necesitatibus patiebar et supramodum toto corde desiderabam adcognitionem omnium scientiarum devenire. Et cum esse non posset per doctrinam successivam proptermeam paupertatem et in predicto libro continebatur qualiter ad propositum meum attingere per doctrinamsubitaneam potuissem, idcirco, omnibus aliis studiis dimissis, incepi in ipsa studere frequentius. ; Fanger(2001), 15, p. 137 : Ego enim, Johannes, dum essem scolaris multas paupertas tam in libris quam inexemplis et in multis aliis necesitatibus paciebar et supra modum toto corde desiderabam ad congnicionemomnium scientiarum devenire. Et cum esse non posset per doctrinam successivam propter meam

    paupertatem, et in predicto libro continebatur qualiter ad propositum meum attingere per doctrinamsubitaneam potuissem, idcirco, omnibus aliis studiis dimissis, cepi in ipsa frequencius studere. Cf. supra,

    Ire partie, ch. 2.3.1.3. (c).82 Ms Turin G. II. 25, fol. 3v : Delatus fuit mihi quidam liber a quodam clerico in quo multanepharia nigromantie artis continebantur. Et de illo, quantum potui, habui copiam et postea clericoreddidi. ; Fanger (2001), 11, p. 133 : Et circa quartum annum ingressus ordinis mei, delatus fuit michi

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    II, 5: De la mise en pratique aux praticiens 624

    Autrement dit, Jean na pas fait appel consciemment la magie pour mettre fin ses

    frustrations. Il se prsente plutt comme une victime de circonstances quil interprte

    aprs coup comme une tape ncessaire son parcours spirituel. Le pige pouvait dautant

    mieux se refermer sur lui quil avait crois en premier lieu la route de textes

    nigromantiques. En comparaison de ce quil connaissait jusque-l de la magie, lars

    notoriapouvait lui apparatre comme le moyen idal de parvenir ses fins83.

    Il est tout dabord difficile de savoir dans quel cadre Jean a rencontr le clericus

    adepte de nigromancie . tait-il alors dans son monastre, Morigny, ou tait-il

    Orlans pour mener bien ses tudes ? Si lon suit Sylvie Barnay, cest plutt la seconde

    hypothse qui est la bonne. Le grand pote anglais Geoffroy Chaucer (v. 1340-1400)laisse entendre en effet que les milieux universitaires orlanais notamment juridiques

    taient friands de magie au XIVe sicle, ou jouissaient dune rputation sulfureuse en

    la matire84. Le Conte du Franklin rapporte lhistoire dun dnomm Aurelius, jeune

    amoureux auquel sa bien-aime a promis de se donner condition quil dplace les

    rochers noirs de Penmarch. Au comble du dsespoir, le jeune homme part chercher du

    secours auprs de son frre, qui se rappelle, tandis quil tudiait Orlans, avoir vu en

    secret un trait de magie dpos sur son bureau par un de ses compagnons, bachelier endroit85. Sans attendre, les deux frres se rendent dans la cit ligrienne dans lespoir de

    mettre la main sur louvrage en question. Leurs efforts sont vite rcompenss. Ds quils

    arrivent aux portes de la ville, un jeune clerc les aborde et les conduit vers un magicien qui

    quidam liber a quodam clerico in quo multa nephanda nigromancie artis continebantur. Et de illo, quantumpotui, habui copiam et postea clerico redidi.

    83 Jean laisse entendre implicitement tout dabord, explicitement par la suite, quil a t sduit paslaspect inoffensif de lArt: cf. ms Turin G. II. 25, fol. 3v : Liber enim ille artis notatorie prima facie,

    scilicet exterius, apparet quod sit omnium librorum pulcherrimus et utilissimus et etiam sanctissimus[]. ; Fanger (2001), 12, p. 133-134 : Liber enim ille notoria prima facie, scilicet exterius, apparetquod sit sanctus, et omnium librorum pulcherrimus et utilissimus, et eciam sanctissimus []. Voir aussiMs Turin G. II. 25, fol. 4r : Postquam vero predictum librum artis notatorie in primo recepi et vidi, credensdeceptus quod in eo nullum malum esset, quodam die, ieiunio facto, quasdam orationes ipsius in sero

    protuli. ; Fanger (2001), 13, p. 135 : Postquam vero predictum librum artis notorie in primo recepi etvidi, creditus deceptus quod in eo nullum malum esset, quadam die, ieiunio facto, quasdam orationes ipsiusque vocatur ars notoria in sero quodam protuli.

    84 D. McKay-Quynn, Quelques tudes non juridiques lUniversit dOrlans, dansActes duCongrs sur lancienne Universit dOrlans (XIIIe-XVIIe sicle), Orlans, 1962, p. 75-80.

    85 W.W. Skeat (d.), The Complete Works of Geoffrey Chaucer, Oxford, 1894, t. IV : TheFrankeleyns Tale, p. 488-499. En particulier vers 1116-1128, o il est question de magie astrale : Hisbrother weep and wayled prively, / Til atte laste him fil in remembraunce, / That whyl he was at Orliens in

    Fraunce, / As yonge clerkes, that been likerous / To reden artes that been curious, / Seken in every halke andevery herne / Particuler sciences for to lerne, / He him remembred that, upon a day, / At Orliens in studie a

    book he say / Of magik naturel, which his felawe, / That was that tyme a bacheler of lawe, / Al were he therto lerne another craft, / Had prively upon his desk y-laft.

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    II, 5: De la mise en pratique aux praticiens 625

    accepte de raliser le miracle pour le compte du jeune homme86. Par ailleurs, dans The

    House of Fame(vers 1380), Chaucer fait mention dun certain Colle Tregetour87, qui, dans

    un texte anonyme de 1396, devient un fort nigromancien svissant dans les environs

    dOrlans88. Quels que soient les fondements de la fama orlanaise, on peut supposer que

    Jean avait plus de chances de faire de mauvaises rencontres dans la cit ligrienne que

    dans son monastre. De la mme manire, lautorisation de frquenter les coles que

    lui conseille dobtenir le mystrieux Jacob pour mettre la main sur un exemplaire de lart

    notoire signifie sans doute pour lui partir pour Orlans89.

    Jean rpugne ensuite donner des dtails sur le type de nigromancie que le

    clerc anonyme lui a fourni. Ceci sexplique aisment: lintrt quil a pu lui porter relve

    dsormais pour lui, au moment o il crit, de lerreur de jeunesse : sil convient doncdeconfesser ses fautes, il doit veiller ne pas trop en dire, de peur que son lecteur ne soit

    son tour tent quand son but est au contraire de le mettre en garde 90. La nigromancie,

    gnratrice dapostasie, relve du nefandum, de lindicible. Globalement fidle cette

    exigence, Jean lve malgr tout le voile un autre endroit du prologue : alors quil voque

    le moment o il a pris la dcision darrter toute pratique de lart notoire, il montre que sa

    chute nen tait pas pour autant finie; peine en effet avait-il renonc lars notoriaquil

    ne put viter de se jeter corps perdu dans ltude des arts de la nigromancie . Preuvede ses comptences en la matire, il avoue avoir alors compos une nouvelle

    nigromancie et tent de construire les anneaux de Salomon , exprience qui devait

    savrer assez malheureuse pour quil renonce dfinitivement pratiquer par la suite toute

    86 Sur cette anecdote, cf. J.S.P. Tatlock, Astrology and Magic in Chaucers Franklins Tale,dansKittredge Anniversary Papers, Boston-Londres, 1913, p. 339 et suiv.

    87 W.W. Skeat (d.), op. cit., t. III : The House of Fame, p. 38, vers 1273-1281 : Ther saugh I

    Hermes Ballenus, / Lymote, and eek Simon Magus. / Ther saugh I, and knem hem by name, / That by suchart don men han fame. / Ther saugh I Colle tregetour / Upon a table of sicamour / Pleye an uncouthe thing totelle ; / I saugh him carien a wind-melle / Under a walsh-note shale. ; J.F. Royster, Chaucers ColleTregretour , Studies in Philology, XXIII (1926), p. 380-384. Plus quun nom propre, Tregetour est unterme gnrique franais pour qualifier les magiciens, comme en tmoignent les vers 1260-1264 : Magiciens and tregetours, / And phitonesses, charmeresses, / Olde wicches, sorceresses, That useexorsisaciouns, / And eek thise fumigaciouns.

    88 Il est question de Colin T. Orlans dans La maniere de language qui tenseigners bienadroit parler et escrire doulz francois selon lusage et la coustume de France, texte crit par un Anglais en1396. Cf. J.F. Royster, op. cit.

    89 Ms Turin G. II. 25, fol. 3v : Qui [= Jacobus] cum consuleret dixit mihi : Petas licentiamstudia frequentandi et dum obtinueris quaere quendam librum qui ars notatoria vocatur. ; Fanger (2001), 11, p. 133 : Quod cum ipsum consulerem dixit michi : Petas licenciam studia frequentandi, et cum

    obtinueris quere quoddam librum qui ars notoria nuncupatur.90 Ms Turin G. II. 25, fol. 1v : [composui istum librum] in salutem et profectum tam anime quamcorporis omnium audientium seu legentium et destructionem inimici infestantis []. ; Fanger (2001), 3,

    p. 127.

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    II, 5: De la mise en pratique aux praticiens 626

    forme de magie91. Les annuli Salomonisen question renvoient probablement aux Quatuor

    annuli Salomonis classs, quelques dcennies auparavant, dans la catgorie des textes de

    magie dtestable par lauteur du Speculum astronomie92. Mis sous lautorit de quatre

    disciples de Salomon Fortunatus, Eleazar, Macarus et Toz Grecus le De quatuor

    annulis Salomonis est, si lon suit la version tronque prsente dans le manuscrit de

    Florence II.iii.21493, une pratique magique complexe, qui ncessite entre autres

    suffumigations et exorcismes, lutilisation dun matriel coteux (notamment des pes) et

    lintervention de tiers. Autrement dit, Jean devait avoir des complices pour mener bien

    ce type dopration et se comporter envers eux la manire dun matre .

    Enfin, il convient de garder lesprit quel point sa rencontre dapparence fortuite

    avec les arts dmoniaques la nigromancie tout dabord, puis dans un secondtemps lars notoria, avant un ultime retour la magie noire est devenue pour Jean,

    avec le recul, une tape de sa vie empreinte dune implacable ncessit. Lerrance

    spirituelle et la descente aux enfers taient ncessaires pour que la Vierge sattache in fine

    le sauver, lui, le nouveau Thophile94. Sans nier la sincrit qui anime cette confession,

    91 Ms Turin G. II. 25, fol. 6v : Ego, frater Iohannes, postquam dimisi artem notatoriam, declinaviad artes nigromantie et in ipsis prevalui in tantum quod novam nigromantiam componerem et quod anullos

    frabricarem Salomonis. Ergo, dum quodam mane vigilarem, ut sine dubio mihi videbatur, et dellectationemea ad finem ducerem quartum anullum Salomonis, audivi vocem ad aures meas dicentem : Stulte, stulteet stulte !. Et admirans, timui, dicens: Vere, stultus sum. Et iterum illa vox dixit : Vere, stultus es, etsi scires quantum opportet te pati pro his que agis, nunquam ea faceres pro nulla re. Et his auditis, voxrecessit. Neminem vidi, et, valde perterritus, timui cum anullos frabricarem sed ipsos propter hoc non fuiausus confirmare, et artes nigromantie in parte et in toto dimisi. Et nimio semper librum magistratus novenigromantie componebam. ; Fanger (2001), 24, p. 145 : Ego, frater Iohannes, postquam dimisi artemnotoriam, declinavi ad artes nigromancie, et in ipsa prevalui tantum quod novam nigromanciamcomponerem et quod annulos Salomonis frabricarem. Ergo, dum quodam mane vigilarem, ut sine dubio mihividebatur, et de lecto meo surgentem et quartum anulum Salomonis ad finem ducerem, audivi vocem adaures meas dicentem : Stulte et stulte et stulte!. Et admirans, timui, dicens: Vere, stultus sum. Etiterum illa vox dixit : Vere, stultus es, et si scires quanta oportet te pati pro hiis que agis, nunquam eafaceres pro nulla re. Et hiis auditis, vox recessit. Neminem vidi, et, valde perterritus, timui cum annulos

    frabricavi, set ipsos propter hoc non fui ausus confirmare, et artes nigromancie non in parte set in totodimisi, ymo semper librum magistratus nove nigromancie componebam.

    92 P. Zambelli, The Speculum astronomi, op. cit., ch. XI, p. 240. Voir aussi L. Thorndike, Traditional Medieval Tracts, op. cit., p. 250 ; Pingree (1994), p. 45 ; Weill-Parot, p. 52-53.

    93 Ms Florence, BNC, II.iii.214, fol. 26v-29v.94 Ms Turin G. II. 25, fol. 2r : Et non miretur me visiones preposuisse scribendas, quom id certum

    sit et probabile quod in visione reddita fuit Theofillo a beata Virgine Maria gloriosa tradita, quam idemTheophilus de obligatione sui creatoris et anime sue scripserat et dedit inimico. ; Fanger (2001), 4, p.128 : Et non miretur me aliquis visiones proposuisse scribendas, cum illud certum sit et probabile quod invisione redita fuit Theophilo ab tam gloriosa virgine Maria cartikula quam idem Theophilus de obligacionesui creatoris et anime sue scripserat et dederat inimico. Dorigine orientale, lhistoire de la conversion deThophile, favorise par lintercession de la Vierge, tait connue dans le monde haut-mdival latin,notamment grce la relation quen ft Paul Diacre au VIIIe sicle ; mais cest surtout partir des dernires

    dcennies du XIIIe sicle, au moment o Thomas dAquin codifie la notion de pacte dmoniaque, qu elle sediffuse, grce la littrature pieuse et liconographie des manuscrits et des vitraux. Thophile, desservantdune glise durant les derniers temps de lempire romain, aurait renonc sa vie dvote et au Christ parlentremise dun juif qui laurait convaincu de se vouer au diable et dcrire noir sur blan