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FRANÇOIS LEBLANC Quelques jours à vivre roman Triptyque Extrait de la publication

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FRANÇOIS LEBLANC

Quelques jours à vivre roman

Triptyque

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Quelques jours à vivre

roman

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Catalogage avant publication de BAnQ et Bibliothèque et Archives Canada

Leblanc, François, 1969- Quelques jours à vivre ISBN 978-2-89031-737-6 ISBN 978-2-89031-751-2 epub I. Titre.

PS8623.E336Q44 2012 C843’.6 C2011-942689-7PS9623.E336Q44 2012

Nous remercions le Conseil des Arts du Canada ainsi que la Société de développement des entreprises culturelles du Québec de l’aide apportée à notre programme de publication. Nous reconnaissons également l’aide financière du gouvernement du Canada par l’entremise du Fonds du livre du Canada pour nos activités d’édition. Gouvernement du Québec – Programme de crédit d’impôt pour l’édition de livres – Gestion SODEC.

Mise en pages : Julia MarinescuMaquette de la couverture : Raymond MartinIllustration couverture : Raymond Martin

Distribution :Canada Europe francophoneDimedia D.N.M. (Distribution du Nouveau Monde)539, boul. Lebeau 30, rue Gay LussacSaint-Laurent (Québec) F-75005 ParisH4N 1S2 FranceTél. : (514) 336-3941 Tél. : (01) 43 54 50 24Téléc. : (514) 331-3916 Téléc. : (01) 43 54 39 [email protected] www.librairieduquebec.fr

Dépôt légal : BAnQ et B.A.C., 1er trimestre 2012Imprimé au Canada

© Copyright 2012Les Éditions Triptyque2200, rue Marie-Anne EstMontréal (Québec) H2H 1N1 CanadaTéléphone : (514) 597-1666Courriel : [email protected] Internet : www.triptyque.qc.ca

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François LebLanc

Quelques jours à vivre

roman

TripTyque

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Pour Christophe

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Il ne fallait pas se fier à ce que je disais, je n’étais pas du genre à me vanter quand il m’arrivait d’être heu-reux pendant quelques heures. J’étais plutôt comme ces agriculteurs qui trouvent toujours une raison pour se plaindre de la météo, de la sécheresse ou des pluies trop abondantes. Mon entourage accordait habituel-lement peu de crédit à mes jérémiades, mais cette fois-ci, personne ne pouvait le contester, les nouvelles étaient mauvaises.

Pour souligner l’événement, Véronique avait rem-pli avec brio sa mission de dénicher un bon resto dans un quartier où l’on pouvait garer sa voiture sans peine. Les nappes étaient blanches, le serveur pédant juste ce qu’il faut, et les tables suffisamment espacées pour garantir la discrétion.

Une question me brûlait cependant les lèvres : pourquoi au restaurant ? L’idée paraissait saugrenue pour un vieux couple qui ne s’était pas offert un tête-à-tête en ville depuis des lunes. M’annoncer dans un tel endroit qu’elle me quittait pour un autre homme aurait pu être perçu comme un reproche additionnel. Assurément, pensais-je, elle n’allait pas me deman-der depuis combien de temps nous n’avions pas fait l’amour, question sans intérêt et n’appelant qu’une

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réponse approximative, mais plutôt à quand remontait notre dernière visite dans un vrai restaurant. Je m’étais donc promis de trouver la date exacte avant la fin du repas et de lui rappeler que c’était toujours moi qui payais l’addition.

Le bavarois de foie gras servi sur une salade amère était succulent. Je m’étais surpris à pouvoir en goûter toutes les nuances, comme si rien n’était assez impor-tant pour gâcher un tel délice.

— Tu ne manges pas ? lui demandai-je sur un ton neutre.

— Merde ! On serait ici à discuter de la fin du monde prévue pour demain, et je parie que tu me poserais la même question !

Elle devait se fâcher, elle devait bien trouver encore quelques bonnes raisons de me plaquer pour Steve.

— Sérieusement, Véronique, t’es vraiment amou-reuse d’un gars qui s’appelle Steve ?

— Tu n’as pas le droit de me juger…Selon la rumeur, ce collègue de travail, qui portait

un prénom prédestiné pour un professeur d’éducation physique, était un gars pas compliqué qui soignait ses abdominaux, adorait le camping et lisait Harry Potter. Je n’aurais pas été plus surpris d’apprendre qu’elle avait pris pour amant le Vietnamien du dépanneur d’à côté.

— Et toi ? répliqua-t-elle après un moment. Tu m’as déjà trompée ?

— C’est quoi, cette question ? Tu crois qu’on est dans un épisode de Desperate Housewives ? Est-ce vraiment nécessaire d’ouvrir la discussion là-dessus ?

— C’est important pour moi, tu peux pas com-prendre…

— Si tu insistes, oui, c’est déjà arrivé…

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Trois fois en 1990 avec Julie, une amie qui se con-solait tant bien que mal d’une déception amoureuse causée par un musicien volage, et une fois en 1997 avec une barmaid pratiquement obèse, une expérience gênante après une soirée trop arrosée. Je n’avais aucune intention de révéler ces détails dont Véronique se serait délectée. Je craignais par-dessus tout de lire sur son visage une expression de pitié mêlée à un étonne-ment amusé. L’air de dire : C’est tout ? Ça fait si longtemps ? Rien qu’à y penser, je me sentais comme un vieillard préoccupé par sa prostate et ayant perdu contact avec le marché de la chair depuis Expo 67.

— Mais franchement, plutôt que de changer de sujet, dis-moi donc depuis combien de temps ça dure, ta petite aventure ?

— Je te croyais justement assez lâche pour choisir d’en savoir le moins possible, répondit-elle calmement.

— Tu me surestimes, chérie. — C’est ce que me disait Louise, que je trouvais

encore le moyen de te surestimer…— Toujours aussi sympathique, ta meilleure amie.

Tu me le rappelleras quand elle viendra dîner à la maison.

— On dérape, là, Antoine… Où veux-tu en venir ?— C’est pourtant clair, je viens te le dire : depuis

quand ?— …— Quand ? répétai-je obstinément.— Depuis le party de Noël de l’école, comme ça

arrive à des milliers de personnes qui combattent leur dépression saisonnière…

— Au party de Noël ?!

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Véronique redoutait sans doute de craquer dès que je hausserais le ton. Je réalisais tardivement qu’elle avait passé neuf mois à multiplier les indices, à rentrer à des heures douteuses après des sorties de plus en plus nombreuses avec les copines. Je n’avais pas bronché, l’encourageant plutôt à prendre du temps pour elle pendant que je finissais tranquillement de lire La Presse du samedi. Il faut qu’on parle, aurait-elle sûrement aimé entendre. Cette vaine attente lui avait à coup sûr aiguisé les nerfs et l’avait convaincue plus que tout autre chose du déclin de notre relation.

Décontenancé par les sanglots de Véronique, solide jusque-là dans sa prestation de future divorcée qui avait fait le tour de la question, j’oubliai les reproches que je m’apprêtais à lui adresser. Les regards à la déro-bée d’un couple posté près des toilettes du restaurant me coupèrent toute envie de faire une scène, même si j’aurais voulu avoir la chance de corriger les percep-tions suscitées par le spectacle d’une femme en larmes.

— Je peux aller habiter chez Pierre-Luc en atten-dant qu’on décide quoi faire de la maison, proposai-je après un long silence.

— Mais… pourquoi ?!— Ce n’est pas ce que tu souhaites ?— Non ! J’ai besoin de temps pour digérer tout ce

qui se bouscule dans ma vie, j’ai besoin d’avoir une stabilité quelque part ! On ne va pas faire tout un cirque parce que j’ai un amant, bordel !

— Je te signale que je suis du côté cocu dans cette histoire…

— Mais enfin, Antoine, qu’est-ce qui a vraiment changé depuis Noël ?

— …

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— Rien. C’est ça, la réponse. Rien n’a vraiment changé, tu n’y as vu que du feu. Pourquoi prendre des décisions à la hâte sans d’abord s’assurer qu’elles sont vraiment les meilleures pour moi, pour toi, et pour notre fils ?

Je lançai un regard désabusé à la femme que je continuais d’aimer, une façon de lui dire qu’elle avait raison, que rien n’avait changé, qu’elle était toujours aussi égocentrique. Entre le plat de résistance et le dessert, elle s’éclipsa aux toilettes pour se refaire une beauté, et peut-être aussi pour passer un coup de fil en douce à son adepte de randonnée pédestre. Je la suivis des yeux, simplement pour vérifier si un homme se retournerait sur son passage. Un barbu au début de la cinquantaine loucha en effet de son côté, à l’insu de sa partenaire. Je songeai alors avec tristesse qu’elle avait encore un bel avenir devant elle. Même si elle n’avait pas encore tranché sur le sort de notre couple, je pres-sentais que sa liaison avec Steve marquait le début de mon annus horribilis, de cette crise de milieu de vie qui plonge tant d’hommes dans une agitation désordonnée, persuadés qu’ils sont que le meilleur est derrière eux et que la deuxième partie de leur existence ressemblera à un vieux film suédois en noir et blanc.

À son retour, elle me trouva plongé dans mes pen-sées, décalé comme d’habitude, occupé à ressasser les tracas d’avant-hier alors qu’elle était déjà rendue à demain.

— T’as pris quoi ? me demanda-t-elle, à nouveau pimpante.

— Le clafoutis, répondis-je en la fixant, conscient qu’elle jugeait ce genre de dessert absolument sans intérêt.

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— Ah…— …— Avant que j’oublie, la lumière vacille constam-

ment dans la chambre de Julien. Les ampoules du plafonnier sont pourtant bien vissées. Tu pourrais vérifier ça ?

Auto, boulot, dodo, et plafonnier défectueux. Vrai-ment rien n’avait changé.

*

Puisque le mot d’ordre était de continuer à vivre comme si Véronique ne couchait pas avec un prof d’éducation physique, je n’avais même pas envisagé de m’absenter du boulot. Quand on travaille de nuit et que le principal défi relié à l’emploi consiste à garder les yeux ouverts, on ne s’absente pas pour des raisons qui risquent justement de provoquer de l’insomnie.

Je ne compris mon erreur qu’au moment d’utiliser ma carte magnétique pour entrer dans cet édifice de six étages vidé de ses occupants diurnes. Le silence, le souffle occasionnel du système de ventilation, les tapis gris qui étouffaient les bruits de pas, les murs beiges, j’allais avoir de la peine à les supporter cette nuit-là. Dans ce genre d’endroit, une personne le moindre-ment angoissée aurait à refréner le besoin de crier.

— Hey ! Qu’est-ce qui se passe avec toi, mon Tony ? T’as pas l’habitude d’arriver à l’avance comme ça…

Il était trop tard pour reculer. Jimmy m’asséna un petit coup de poing amical sur l’épaule et tint la porte pour me laisser entrer. Et il parlait, parlait, parlait. Depuis déjà trois ans, je passais la plupart de mes nuits en sa compagnie. Au début, je me demandais

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si je réussirais à tolérer cet énergumène plus d’une semaine. Avec ses longs favoris, sa tignasse de jais, ses verres légèrement fumés et ses vêtements trop voyants, il ressemblait à un de ces mauvais sosies d’Elvis. Il était vulgaire, bruyant et mythomane, et sa mauvaise réputation, acquise en prison, le précédait. Rien de tout cela n’avait changé avec le temps, et je ne lui avais découvert aucune qualité particulière susceptible de jeter une lumière nouvelle sur le personnage. Pour-tant, imperceptiblement, j’avais appris à l’aimer.

Jimmy, lui, arrivait toujours une demi-heure à l’avance au boulot. Cette habitude me faisait sourire, parce qu’elle exposait un vide incommensurable dans l’existence de mon collègue, malgré les aventures sexuel-les incroyables qu’il revendiquait. Mais cette fois-ci, j’étais en avance moi aussi, et je n’avais nulle envie de sourire.

— Comment s’est déroulée la fin de semaine du père de famille modèle ? demanda Jimmy en commen-çant à préparer le café.

— Rien de spécial, prétendis-je. Et toi ?— Trop de sexe, man ! Je suis sorti sur Crescent

samedi soir, pis j’ai rencontré deux stagiaires étran-gères qui voulaient se familiariser avec le produit local avant de repartir. Mets-toi à leur place, pauvres filles, deux bombes qui ont passé l’été à Montréal sans bai-ser une seule fois… Une Asiatique avec un cul d’enfer et une grande blonde capable de faire bander un gars juste en buvant un drink avec une paille. Dans mon palmarès des trips à trois, la soirée de samedi arrive dans le top cinq ! C’est tellement bon d’avoir des mains partout sur soi, d’avoir deux femmes qui gémissent en

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même temps, ça fait mal juste d’y penser, parce que tu te demandes si le bon Dieu va encore t’accorder une chance pareille avant que tu crèves…

Écouter Jimmy raconter ses parties de jambes en l’air suscitait en général beaucoup de tristesse, car tout le monde croyait qu’il n’avait probablement pas tiré un coup depuis le suicide de sa copine bipolaire six ans plus tôt. Alors comme tout le monde je le laissais baratiner. À vue de nez, la callipyge asiatique et la grande blonde avec une bouche insatiable étaient au mieux des passagères du métro qu’il avait eu le bon-heur de reluquer pendant quelques minutes.

Les histoires de cul de Jimmy représentaient un moindre mal en comparaison de ses douteuses activités commerciales, qui avaient achevé d’en faire un paria à l’époque où il travaillait à l’établissement de déten-tion de Rivière-des-Prairies. Tous les autres gardiens de la prison le suspectaient d’avoir profité de son poste stratégique pour nouer des relations avec un réseau de voleurs, ce qui ne l’empêchait pas d’essayer de leur revendre sa camelote. Des montres, des bijoux, des jeux vidéo, des lunettes de soleil, des sandales italiennes, des parfums, de la fine lingerie, etc. La variété et le prix des marchandises proposées défiaient l’imagination, même celle très fertile de Jimmy, qui ne se donnait plus la peine d’expliquer la provenance de ces arrivages. Un beau-frère du Liban reconverti dans l’import-export, évoquait-il en demeurant vague lorsqu’un éventuel acheteur insistait.

Contrairement à Jimmy, je n’avais pas subi d’os-tracisme en détention, mais je n’en détestais pas moins ce milieu toxique où on m’avait bien fait sentir que je

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devais choisir mon camp entre les bandits et les brutes en uniforme. Combien de fois avais-je détourné la tête pour ne pas voir un gardien de prison humilier verba-lement un détenu soumis à une fouille à nu ? Combien de fois avais-je eu l’impression que le type au poste de contrôle prenait un malin plaisir à me laisser mariner entre deux portes télécommandées en compagnie de motards au regard torve, de Bo Gars se moquant de moi en créole ou de MS-13 tatoués jusqu’aux oreilles ?

Quand de nouveaux postes d’agents correction-nels travaillant hors les murs de la prison avaient été créés, je n’avais pas hésité une seconde à poser ma candidature. Étonnamment, on ne se bousculait pas au portillon pour obtenir ces postes que j’imaginais autrement plus convoités. Après tout, il ne s’agissait que d’assurer la surveillance de criminels purgeant une peine d’emprisonnement avec sursis, lesquels devaient respecter une assignation à résidence. Les tâches se résumaient à des contrôles téléphoniques aléatoires, ainsi qu’à de rares visites à domicile. Ce dernier aspect avait sans doute dissuadé plusieurs gardiens d’expé-rience de postuler, car autant ils pouvaient se considé-rer en position dominante dans un établissement de détention, autant la perspective d’aller à la rencontre de délinquants en territoire ennemi leur flanquait la trouille.

Je constatai rapidement que les craintes des vieux geôliers, qui se voyaient déjà encerclés par des mem-bres de gangs de rue dans des coins sombres de Montréal-Nord ou de la Petite-Bourgogne, relevaient du folklore. Dans l’immense majorité des cas, les per-sonnes condamnées à ce type de surveillance étaient

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trop heureuses de s’en être tirées à si bon compte. Sou-cieuses d’éviter la vraie prison avec de vrais barbelés, elles courbaient l’échine, même quand je les réveil-lais au milieu de la nuit pour leur demander leur numéro d’assurance sociale, leur date de naissance ou le prénom de leur mère. Elles déclinaient d’une voix pâteuse les informations requises et se conformaient aux normes de politesse en vigueur au Canada. Non, le danger lié à ce boulot ne venait pas de ces criminels apprivoisés. Le danger, c’était l’ennui.

À force de poser toujours les mêmes questions aux mêmes personnes dont les noms se retrouvaient pêle-mêle sur une liste crachée quotidiennement par l’ordinateur, je m’étais mis à douter. Je ne regrettais pas l’ambiance de la prison, mais j’avais l’impression de sombrer dans les limbes. Pour sortir de cet état d’engourdissement, je commençai au bout de quelques mois à m’écarter de l’entretien téléphonique standar-disé imposé par ma fonction. Coincé sur une île déserte avec Jimmy pour compagnon d’infortune, je finis par comprendre que mon équilibre mental dépendait de ma capacité à initier une véritable conversation avec des criminels enfermés dans leur appartement trop petit et mal isolé.

Les volontaires pour une petite causerie nocturne étaient nombreux. J’arrivais facilement à leur délier la langue, récoltant un peu de tout, sauf des confessions de crimes non résolus. Durant la saison de hockey, les performances du Canadien devenaient un sujet de dis-cussion incontournable, particulièrement après une série de défaites. Le reste du temps, je n’avais qu’à jeter un coup d’œil à la page couverture du Journal de Montréal

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Quelques jours à vivreroman

Entre sa douce moitié qui a pris amant et un toxicomane qui menace de lui faire la peau, Antoine Barcelo ne sait plus trop à quel saint se vouer. Malgré l’ennui et la violence sourde qui traversent son quotidien, malgré une sexualité moribonde et la conviction latente d’avoir raté sa vie, il s’accroche à la routine comme à une bouée de sauvetage et tente de garder le cap alors que tout fout le camp. Au cœur de la tourmente, la disparition mystérieuse de son père, qui pourrait être l’élément le moins signifiant d’une série d’incidents, devient plutôt le fil conducteur de ce récit bercé par la musique mé-lancolique de Leonard Cohen.

Auteur de Quinze secondes de célébrité, un premier roman paru chez Triptyque en 2009, François Leblanc écoute les histoires des au-tres. Parfois il les écrit, mais prend bien soin de changer le nom, l’âge, le sexe, l’origine ethnique, le passé et le destin des person-nages. Tout le reste est vrai.

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