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ÉTUDES SUR LES PÈRES DE L'ÉGLISE TOME 1, L’ÉGLISE LATINE J. P. Charpentier

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  • ÉTUDESSUR LES

    PÈRES DE L'ÉGLISETOME 1, L’ÉGLISE LATINE

    J. P. Charpentier

  • Imprimerie de Ch. Lahure (ancienne maison Crapelet) ruede Vaugirard, 9, près de l’Odéon.

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  • ÉTUDESSUR LES

    PÈRES DE L’ÉGLISE

    J. P. CHARPENTIERinspecteur de l’Académie de la Seine

    agrégé de la Faculté des lettres de Paris

    ÉGLISE LATINE

    TOME PREMIER

    PARISÀ LA LIBRAIRIE CLASSIQUE

    DE MADAME VEUVE MAIRE-NYONQUAI CONTI, 13

    1853

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  • PRÉFACE.Il faut, sous le titre général de Pères de

    l’Église, comprendre les apologistes, les docteurset les Pères proprement dits, trois noms différentsqui expriment et résument les trois âgesprincipaux de l’Église aux premiers siècles.D’abord l’Église combat le paganisme et répond àses attaques : c’est le temps des apologistes ; puiselle enseigne, elle explique la doctrine : c’est celuides docteurs ; enfin, victorieuse et affermie, elleconstitue d’une manière définitive sa discipline etsa hiérarchie : c’est l’œuvre particulière des Pères,des grands génies de l’Église grecque comme del’Église latine. Ainsi, la lutte, le triomphe, lerègne : la lutte jusqu’à Constantin ; sousConstantin, la victoire ; le règne sous Théodose.

    Nous nous sommes proposé, dans ces Études,de saisir à son origine, de suivre et de montrerdans ses développements le travail de la penséechrétienne ; et il nous a paru que, pour mieuxl’apprécier, il fallait placer, à côté des triomphesqu’elle a remportés, les obstacles qu’elle avait eusà vaincre. Je ne sais si je me trompe : mais, tropsouvent, en lisant les historiens de l’Église, j’étaismoins frappé de la victoire, parce que je n’avaispas aperçu la résistance. Les Pères, pourtant, onttrouvé devant eux de nombreux et de redoutablesennemis. Ces ennemis, nous les avons fait [II]reparaître. À coté de Tertullien, d’Origène, deGrégoire de Nazianze, d’Augustin, nous avons

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  • placé Fronton, Apulée, Julien, Porphyre ;Symmaque et Zosime en présence de saintAmbroise et d’Eusèbe ; en un mot, nous avonsrétabli le combat pour qu’on put mieux juger dela victoire.

    Ces Études sont donc surtout historiques ;mais elles sont littéraires aussi. Bien que, à parlerexactement, les Pères ne soient pas des écrivains ;que leurs ouvrages soient avant tout des actions,leur parole un combat, il n’en est pas moins vraique cette parole est souvent éloquente, leur géniesouvent admirable. Sans doute leur inspiration,c’est avant tout leur foi ; mais leur génie n’est pasau-dessous de cette foi qui l’anime. Assurémentils ne s’occupent ni des mots, ni des tours, nid’aucun des artifices de l’art d’écrire ; toutefois,dans cette négligence même, ou plutôt a cause decette négligence, leur génie n’en éclate qu’avecplus de force et de grandeur ; « et de même qu’onvoit un grand fleuve qui retient encore, coulantdans la plaine, cette force violente et impétueusequ’il avait acquise aux montagnes d’où il tire sonorigine, ainsi cette vertu céleste qui est contenuedans leurs écrits, même dans cette simplicité destyle, conserve toute la vigueur qu’elle apporte duciel, d’où elle descend. » Nous avons donc du lafaire connaître, cette rude et quelquefois inculte,mais populaire et puissante éloquence, et lespassages que nous en avons cités seront le plusriche ornement de cet ouvrage.

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  • Nous avions d’abord pensé à présenter à côtéles uns des autres, et en les entremêlant selonl’ordre chronologique, les Pères grecs et les Pèreslatins ; mais il nous a semblé ensuite qu’encroisant ainsi leurs [III] pensées, leur génie propreen serait marqué à des traits moins nets ; nousavons donc préféré les montrer séparément.Nous n’avons pas voulu toutefois que l’unitémanquât à ce travail, et, par de nombreuxrapprochements, nous avons rattaché l’une àl’autre les deux Églises grecque et latine, et tâchéde tirer de ce contraste même une lumière quiéclairât mieux leur physionomie particulière.

    Nous avons, dans l’examen des Pères grecs,suivi la même marche, et nous nous sommesproposé d’atteindre le même but que dans l’étudedes Pères latins : ce but, c’est de rechercher et defaire ressortir dans l’étude des Pères les facesdiverses et nouvelles de la pensée chrétienne auxcinq premiers siècles de l’Église. Mais, sansquitter notre voie, nous avons dû quelquefoischanger un peu d’allure, et, pour la mieuxapproprier au caractère particulier des deuxÉglises que nous voulions faire connaître,légèrement modifier notre méthode. Nous avonsété conduit à ce changement par la différencemême du génie des deux Églises, différence quin’est point particulière aux Pères, mais qui seretrouve dans les littératures païenne, latine etgrecque.

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  • La littérature latine profane, inférieure enbeaucoup de points à la littérature grecque, acependant cet avantage d’offrir, si je puis ainsiparler, une personnalité plus profonde. Quelqueauteur que vous lisiez, poète, historien,philosophe, vous y retrouvez fortement gravé lecachet romain. L’Énéide est romaine, non-seulement par le sujet du poème, mais surtout parles traditions nationales quelle évoque etconsacre. L’histoire tout entière part de Rome ety revient : cette préoccupation des historienslatins, qui rapportent à [IV] la ville éternelle et yabsorbent toutes les nations, donne à leursœuvres une grande et puissante unité. AinsiSalluste, Tite Live, Tacite ne voient et nemontrent dans la fortune des peuples divers quela fortune romaine. La philosophie, qui sembleraitnaturellement devoir être et plus libre et plusgénérale, la philosophie aussi est presqueexclusivement romaine ; si elle se livre auxspéculations politiques, c’est à l’image de Romequ’elle fait et ses lois et sa république ; enfin lacritique elle-même est romaine aussi : le traité Surl’orateur, le plus beau des traités de Cicéron,n’emprunte-t-il pas, à peu de chose près, aubarreau romain tous ses exemples et sespréceptes ?

    Ce n’est pas tout. La littérature latine n’a pasce seul avantage d’offrir un caractère fortementprononcé, un caractère national ; elle en présente

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  • un autre et très-grand : elle a un intérêt historiquequi en fait en quelque sorte une littératureuniverselle ; elle se rattache à tous les peuples, àtoutes les traditions de l’ancien monde ;l’Espagne, l’Afrique, les Gaules, y retrouvent leursannales. Aussi est-il impossible, dans le tableau decette littérature, de ne pas donner une grandeplace aux considérations historiques ; car, siRome écrit, c’est pour enregistrer ses victoires,dicter ses lois et étendre son empire.

    Il n’en est pas ainsi de la littérature grecque.Ce point fixe, cette unité à laquelle on peut sifacilement ramener la littérature latine, luimanque ; elle en a bien une autre, plus élevée,sans doute, mais plus difficile à saisir.Assurément, la poésie, la philosophie, l’histoiregrecques, s’occupent de la Grèce ; mais elles s’enoccupent avec un désintéressement qui, en faisantleur beauté et leur grandeur, les rend, pour ainsidire, [V] moins manifestes, moins saisissables àl’observation, moins faciles à ramener à l’imitéhistorique. Ce n’est pas la Grèce seule que chanteHomère ; c’est l’Asie, c’est un monde tout entier.Si Platon trace le plan d’une république, l’idéald’une législation, ses théories peuvent être desrêves, mais ce sont des rêves magnifiques oùl’humanité tout entière occupe sa pensée : dansses vastes utopies, le monde peut tenir et semouvoir. L’histoire a le regard aussi libre, lesentiment aussi élevé. Ni Hérodote, ni

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  • Xénophon, ni même Thucydide, ne montrentseulement la lutte et les victoires des Grecs ; cesvictoires sont encore celles de l’humanité, del’Europe sur l’Asie, c’est-à-dire de la civilisationsur la barbarie, de la liberté sur le despotisme ;enfin la critique elle-même est idéale aussi etuniverselle. S’élevant au-dessus des diversités detemps, de mœurs et de pays, elle puise auxsources mêmes du beau, pour les répandreensuite avec une noble libéralité, ces préceptesqui, agrandissant le domaine de l’éloquence, n’enfont plus seulement le privilège de la tribune,mais la placent et la montrent partout où unsentiment généreux, une grande pensée jaillissentdu cœur de l’homme, sous quelque forme qu’ellese produise, pourvu que cette forme soitnaturelle, pure, vive et élégante ; le génie grec, enun mot, vit et respire dans une lumière pluséclatante que le génie romain : celui-ci estnational, celui-là cosmopolite ; l’un est lagrandeur, l’autre la beauté.

    Cette différence que nous venons de marquerentre le génie grec et le génie latin profanes seretrouve, toutes réserves faites, dans leslittératures grecque et latine chrétiennes. Si vouslisez Tertullien, saint Ambroise, saint Augustin,vous y rencontrez, avec de [VI] magnifiquesmorceaux d’une éloquence naturelle et grande,des côtés singulièrement historiques ; vous ysuivez les développements de la discipline, de la

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  • morale, de la hiérarchie chrétienne. Et de mêmeque dans les auteurs latins profanes on a en mêmetemps que les faits relatifs au peuple romain lesrévolutions des autres peuples ; ainsi dans chacunde ces docteurs chrétiens on trouve avec l’histoiredu siège épiscopal auquel ils appartiennent,l’histoire générale de l’Église : Jérôme et Augustintouchent aux Églises de Gaule, d’Espagne, enmême temps qu’à celles d’Italie et d’Afrique.Leurs écrits en éclairent vivement les annales.

    L’Église grecque n’a pas cette universalité.Saint Grégoire de Nazianze, saint Basile, saintJean Chrysostome possèdent l’Orient, mais ilsn’en sortent pas. Tribuns éloquents et pacifiques,plutôt que chefs de gouvernement, s’ils règnentpar la parole sur les peuples ravis de la richesse etde la beauté de leurs discours, on ne voit pasqu’ils saisissent fortement la société chrétienne ;qu’ils lui impriment et une organisation et unephysionomie profondes. Et comme dans lalittérature grecque profane, il serait difficile desaisir son unité ailleurs que dans ce sentimentmême du beau, dans cette passion d’une formepure et brillante, qui était l’idéal de l’imaginationgrecque ; de même dans l’Église grecque on nepourrait guère la rencontrer, cette unité, que dansla vivacité même de la foi et cette ardeur decharité particulière aux Chrysostome, aux Basile,aux Grégoire. Le génie grec chrétien a cet autretrait de ressemblance avec le génie grec païen : il

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  • est moins grec qu’il n’est universel. Dans lesvérités qu’il enseigne, il s’adresse aux [VII]infidèles presque autant, si je l’ose dire, qu’auxchrétiens : il s’occupe plus de morale que dedogme. Plus beau, par là, plus libre, il est aussimoins historique ; il offre moins de saillie, moinsde prise aux considérations philosophiques. De lànécessairement, dans le second volume, le légerchangement de dessein que nous avons crudevoir y apporter. Les Pères latins, moins purs deforme, sont plus vigoureux que les Pères grecs ;ils éveillent davantage et retiennent avec plus deforce la réflexion : on sent que la puissance est làavec l’unité. Il n’en est point ainsi des Pères grecs.Avec plus d’éclat de génie, plus d’abondance, plusde pureté, ils offrent moins d’aperçus neufs etprofonds : les premiers sont des docteurs ; lesseconds, docteurs aussi, sont surtout orateurs.Nous avons donc dû, en traitant des Pères grecs,nous moins attacher au côté historique que nousne l’avions fait et le devions faire en traitant desPères latins. D’ailleurs le caractère même littérairedes écrivains chrétiens latins et grecs nousindiquait cette distinction : dans les premiers, lestyle et la langue laissent souvent à désirer ; il y achez eux de grandes beautés, mais ces beautéssont mélangées ; et il n’en est peut-être pas unseul dont on ne pût dire avec plus ou moins dejustesse ce que Balzac a dit de Tertullien :« Avouons avec les délicats que leur style est de

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  • fer ; mais qu’ils avouent aussi que de ce fer ils ontforgé d’excellentes armes. » Les Pères grecs, aucontraire, sont beaucoup plus irréprochables.Partageant ici encore l’heureuse fortune du géniegrec, qui conservait sa langue à peu près intacte,quand la langue latine, née bien après lui, étaitdéjà atteinte par la corruption, s’ils blessentquelquefois le [VIII] goût par un excèsd’abondance, ils le charment toujours par ladouceur et l’harmonie du langage. Nous avonsdonc plus cité les Pères grecs que nous n’avonsfait les Pères latins. Ainsi, d’un côté, nous avonsplus donné aux considérations historiques ; del’autre à l’éloquence : c’est entre ces deux volumesla différence que nous voulions indiquer.

    Pour les uns comme pour les autres, nousaurions pu et nous aurions dû peut-être citerdavantage. Voici ce qui nous en a empêché. Lesécrivains chrétiens et les apologistes, plus que lesautres, obligés, pour se défendre, d’attaquer lepaganisme dans ses origines et dans ses fables,l’ont fait avec une abondance de preuves, unevariété et une profondeur d’instruction vraimentmerveilleuses. Les apologistes grecs, entre autresClément d’Alexandrie et Eusèbe, nous ontconservé de la littérature profane etprincipalement des poetes une foule de passagesqui ne se trouvent pas ailleurs. Chez les Latins,Arnobe, Lactance, saint Augustin, sont pleinsaussi de détails curieux et de fragments

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  • importants pour l’histoire, les lettres et laphilosophie ; mais ces débris précieux ne sepeuvent, en quelque sorte, détacher et enlever ducadre des apologies qui les ont conservés. C’est là,dans les Pères, une grande partie de leurs œuvresqui se refuse à la citation. Mais, stériles pourl’éloquence, ces fragments peuvent donnerbeaucoup à l’érudition et à la critique : il y a là unemine aussi riche que rarement explorée ; nous nel’avons pas ouverte : nous l’indiquons.

    Pendant que s’achevaient ces Études, unegrave question a été soulevée, qui se rattachedirectement aux Pères de l’Église, et à laquellenous avons [IX] peut-être quelque droit deprendre part, puisque notre nom y a été mêlé etnotre témoignage invoqué. On voit qu’il s’agit iciet de la renaissance et du projet de substituer,dans l’enseignement, les Pères de l’Église auxauteurs classiques.

    La renaissance, a-t-on dit, a été la sourced’une grave altération dans la pensée chrétienne.Dans le commerce des auteurs profanes noussommes redevenus païens : sentiments, idées,mœurs, arts, langage, tout chez nous respire lepaganisme ; la mythologie nous a envahis. Lacause, ajoutait-on, de ce malaise qui, depuis troissiècles, trouble l’Europe, est dans l’éducation qui,chrétienne au moyen âge, a été, depuis larenaissance, presque entièrement païenne. Pourtarir cette source de désordres, pour sauver la

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  • société, il n’y avait donc rien de mieux à faire qu’àsubstituer dans l’enseignement le principechrétien au principe païen qui l’avait corrompue ;en d’autres termes, il suffisait de remplacer, dansles classes, les auteurs païens par les Pères del’Église.

    Ce système, inspiré sans doute par un zèlesincère, mais plus ardent peut-être que sage, avaitd’abord trouvé quelques hautes approbations.Mais bientôt on a vu où il menait, et les voix lesplus autorisées de l’épiscopat l’ont condamné.Que la renaissance ait eu ses erreurs et ses périls ;qu’elle ait enivré quelques esprits au xve siècle etplus tard, nous-même nous l’avons montré. Maispour avoir eu ses torts et ses exagérations,assurément elle n’est pas coupable de tous lesmalheurs dont on la veut charger. Surtout, il ne lefaut point oublier, la renaissance est pour bienpeu de chose dans la réforme même qui, au xvesiècle, a si douloureusement partagé le mondechrétien. La [X] réforme l’a bien compris ainsi, carelle a été en général plutôt opposée que favorableau mouvement de la renaissance classique. Maisen admettant, ce que l’on ne saurait justementcontester, que les témérités du xve et du xvie sièclene soient pas sans quelques rapports avec larenaissance, il faut aussi reconnaître que ce qu’ellepouvait renfermer de mauvais et de corrompu aété bien épuré et corrigé par le bon sens et par legénie de notre grand siècle littéraire : l’alliance du

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  • goût délicat et noble de l’antiquité classique avecle spiritualisme chrétien restera le caractère et lagloire du siècle de Louis XIV. Ce que ce grandsiècle a fait, on le peut faire sans crainte ; et àl’exemple de Bossuet et de Fénelon, joindre àl’étude de l’antiquité chrétienne le culte del’antiquité païenne. On ne voit pas que la société,au XVIIe siècle, en ait été troublée. La révolutionque l’on propose dans l’enseignement n’est doncpas nécessaire ; mais alors même qu’elle seraitnécessaire, serait-elle possible ? Les Pères del’Église peuvent-ils, comme auteurs classiques,remplacer les auteurs païens ?

    Pour la résoudre, il suffit de poser cettequestion. Que pourrions-nous, en effet, ajoutersur ce sujet à ce qu’ont dit d’illustres et éloquentsprélats, quand ils ont déclaré, comme l’avaient faitavant eux les Grégoire et les Basile, que la sciencen’ôtait rien à la vérité ; que la beauté de la forme,l’élégance du langage, la précision du tour, lesgrâces en un mot et les charmes du discours sepouvaient et se devaient concilier avec la puretéde la doctrine. Ils ont été plus loin : avec uneimpartialité qui n’honore pas moins leur piétéqu’elle n’atteste leur goût, ils ont reconnu que lesPères de l’Église, les Pères latins surtout, [XI]offriraient difficilement les premiers élémentsd’une éducation littéraire. L’élévation même deleurs pensées s’y oppose non moins que larudesse de leur style ; ajoutons que si dans les

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  • auteurs païens, il y a plus d’un passage que l’ondoit dérober à la vue de l’enfant, on rencontreaussi dans les Pères certains détails qu’il ne seraitpas très-prudent de lui présenter. Médecins desâmes, les Pères en découvrent toutes les plaiespour les guérir, et s’ils ont la pudeur dusentiment, ils n’ont pas toujours la réserve del’expression.

    Mais si, par l’incorrection du langage, par larudesse de la forme, les Pères latins neconviennent pas à l’enseignement de l’enfance ; siles Pères grecs s’y refusent par la délicatessemême des peintures morales qu’ils présentent, lesuns et les autres sont merveilleusementappropriés à un âge plus avancé, à un esprit plusfort et plus développé. Combien de perspectivesagréables n’offrent-ils pas à l’imagination, depensées nouvelles à l’esprit ! Quand l’éloquence apéri avec Cicéron, elles derniers souvenirs de laliberté avec Tacite qui les avait conservés sous latyrannie, quel plaisir et quel intérêt d’entendre lavoix rude mais animée et pathétique de Tertullienréclamer la liberté de conscience et proscrire cesspectacles qui étaient la dernière franchise laisséeau peuple-roi esclave ; d’assister avec Donat à cetentretien où dans un cadre si pittoresque Cyprienenseigne, en regard des corruptions et descruautés païennes, une si pure morale ; derechercher avec Augustin dans le calme d’uneretraite philosophique embellie par les charmes de

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  • l’amitié cette vraie félicité, cet ordre de laProvidence, que la sagesse profane nesoupçonnait pas, et enfin de [XII]converser avecsoi-même pour y trouver au fond de son cœur leDieu que la foi révèle d’accord avec la raison.Telle est l’Église latine avec sa gravité sereine etélevée. Voici l’Église grecque avec les splendeursde sa parole, les inépuisables inspirations de lacharité, les grâces et les richesses de sonimagination : Grégoire, avec ses élans d’orateur etde poète ; Basile, avec la grandeur de sesméditations, la beauté de ses peintures, l’éclat et lapureté de son langage ; puis après eux et au-dessus, c’est Chrysostome avec le luxe éclatant deses images, le pathétique de son âme, la vivacité etl’abondance d’une inspiration inépuisable commela charité qui en est la source ! Tel est, à coté deschefs-d’œuvre que leur peut présenter lalittérature profane, le monde nouveau qu’ouvre àl’âme et à l’imagination des jeunes gensl’éloquence des Pères de l’Église.

    Aussi l’ancienne et la nouvelle université ont-elles toujours maintenu cette alliance ; elles n’ontpas, comme on le leur a reproché, banni del’éducation de l’enfance le principe chrétien, quien doit être l’âme ; elles n’en ont point écarté lesauteurs sacrés pour y introduire à leur place et yfaire régner les auteurs profanes. Qui aurait pu, eneffet, concevoir cet étrange renversement qui,sous la loi chrétienne, aurait fait de la science

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  • païenne le fondement de l’éducation ? Non ; cheznous, à la base comme au sommet,l’enseignement est chrétien : depuis l’enfant quiapprend dans l’Epitome les faits principaux del’histoire sainte jusqu’à l’élève de philosophie quis’initie avec Malebranche aux méditationsspiritualistes de saint Augustin, la chaîne sacréen’est pas un moment interrompue. Les Actes desapôtres, les Évangiles la [XIII] commencent ; destraités de saint Basile et de saint JeanChrysostome la continuent ; l’Existence de Dieu,par Fénelon, et la Connaissance de Dieu et de soi-même, par Bossuet, la terminent.

    C’est la pratique recommandée avec tant desollicitude par Rollin et suivie par la nouvelleuniversité. Qu’on consulte, en effet, les listesofficielles qui, chaque année, désignent les auteursqui doivent être expliqués dans nos classes, on yverra cette sage économie qui proportionne lesauteurs chrétiens à l’intelligence de l’enfance, maisne les lui refuse jamais. Et non-seulement pourses élèves, mais encore pour ses maîtres,l’université est jalouse de ne céder à personne ceprivilège de l’éloquence chrétienne. Dans lesconcours pour l’agrégation des classes des lettreset d’histoire, présidés, le premier par M. P.Dubois ; le second par M. Saint-Marc Girardin,les Pères de l’Église ont toujours eu, surtoutdepuis 1838 à 1850, leur légitime part. Proposés àl’étude solitaire des candidats et à leurs joutes

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  • publiques, ils ont souvent été le sujet de leçonsremarquables. Nous croyons que l’on retrouveraici avec plaisir le texte de quelques-unes de cesquestions de littérature et d’histoire.1 On peutaussi en consultant l’excellente notice publiée par[XIV] M. Ath. Mourier, sur le doctorat es lettres,

    1 Agrégation des lettres. – Classes supérieures des lettres.1838. – Étudier sous le rapport de la composition et du style l’Histoireuniverselle de Bossuet, en analysant le caractère distinct de chacune des troisparties de cet ouvrage.1839. – Étudier les Oraisons funèbres de Bossuet, en caractériser l’éloquence ;rechercher les points de comparaison qu’elles peuvent offrir avec diversouvrages de l’antiquité chrétienne.1840. – Étudier le Petit Carême de Massillon sous le rapport de lacomposition, de la langue et du style.1841. – Rechercher les causes du grand éclat de l’éloquence de la chaire auXVIIe siècle, et étudier comparativement :Les Sermons de Bossuet sur la Providence, sur la divinité de la religion, surl’Église et l’unité de l’Église, sur la nécessité de la pénitence et la nécessitéde travailler à son salut ; sur le jugement dernier ;Les Sermons de Massillon sur la divinité de Jésus et sur la vérité de lareligion, sur la vérité d’un avenir et sur le petit nombre des élus, sur le délaiet les motifs de la conversion, sur le jugement universel ;Les Sermons de Bourdaloue sur la Providence, sur la sainteté et-la force dela foi chrétienne, sur le retardement de la pénitence et la préparation à lamort, sur le jugement dernier ;Les Sermons de Fénelon pour la fête de l’Épiphanie, aux prêtres desmissions étrangères ; entretien sur les caractères de la piété ; pour la fête del’Assomption.1843. – Rechercher dans les Pères de l’Église grecque et latine, y comprissaint Bernard, les discours ou oraisons funèbres qui peuvent avoir servi demodèles aux orateurs sacrés du XVIIe siècle en France.1844. – Étudier comparativement sous le rapport de la composition, de lalangue et du style, les deux traités de Sénèque et de saint Augustin, De vitâbeatâ.– Du panégyrique dans les orateurs chrétiens en France, au XVIIe siècle.Étudier particulièrement les panégyriques de saint Paul par Bossuet, desaint Bernard par Bossuet, Fénelon et Massillon.1845. – Étudier comparativement les Maximes et Réflexions de Bossuet sur lacomédie ; la lettre de J. J. Rousseau à d’Alembert sur les spectacles ; lestraités de Tertullien et de saint Cyprien sur le même sujet ; et divers

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  • s’assurer que les Pères de l’Église ont été souventdevant la Faculté des lettres [XV] de Paris le sujetde thèses aussi solides que brillantes, soutenuespar de jeunes professeurs de l’Université. [XVI]

    Enfin, on ne saurait l’oublier, si de nos joursl’étude des Pères a été rendue plus facile, si leurgénie a été plus équitablement apprécié, à qui ledoit-on, sinon à l’illustre écrivain qui, par sonenseignement et ses ouvrages, a tant contribué àles remettre en lumière, à l’auteur du Tableau del’éloquence chrétienne au IVe siècle ?

    Voilà nos traditions ; les traditions de lanouvelle comme de l’ancienne université :l’université a toujours eu pour maxime d’inspirer

    passages analogues de saint Augustin, saint Jean Chrysostome et Salvien.1846.–Étude critique des œuvres poétiques de saint Grégoire de Nazianze.– Étude critique comparée des conférences et discours synodaux deMassillon et du traité de saint Jean Chrysostome, De sacerdotio.1848. – Étude critique des traités de saint Augustin Contra academicos et desQuæstiones academicæ de Cicéron.– Des Sermons de Bossuet, de leur composition, et de leur influence sur lesprogrès de l’éloquence sacrée au XVIIc siècle. Étudier particulièrement lessermons : Sur la nécessité de travailler à son salut, sur l’ambition et l’amourdes plaisirs, sur la charité fraternelle, sur la parole de Dieu et le culte deDieu.Agrégation d'histoire et de géographie.1839. – Étudier dans la Cité de Dieu de saint Augustin ce qui se rapporteaux événements de son temps, et apprécier l’explication qu’il en donne.1842. – Étudier le traité de Salvien, De gubernatione Dei et indiquer quelsrenseignements on peut en tirer pour l’histoire du Ve siècle de l’èrechrétienne.1845. – Recueillir dans les lettres de saint Bernard ce qui se rapporte àl’histoire des événements et des mœurs de son temps.1846. – Rechercher dans les lettres et dans les sermons de saint Augustince qui a rapport à l’histoire politique et littéraire de son temps.1847. – Rechercher dans les lettres de saint Jérôme ce qui a rapport àl’histoire politique et littéraire de son temps.

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  • à la jeunesse avec le goût des belles-lettres celuides lettres divines, divinæ lectiones ; c’estl’expression de Cassiodore.

    CHAPITRE PREMIER. PRÉPARATIONS ET OBSTACLES QUE RENCONTRE L’ÉTABLISSEMENT DU CHRISTIANISME.

    Quand le christianisme parut, il était attendu.Un siècle avant la venue du Christ, non-seulement au sein de la Judée, mais dans lemonde païen, à Rome même, des bruits étranges,des voix prophétiques annonçaient un grandévénement. Ces voix partaient de l’Orient :l’Orient devait dominer, et la nature allait enfanterun roi pour les Romains. Ces pressentimentssinguliers que recueillait l’histoire, la poésie leschantait. Inspiré d’un souffle inconnu, organed’une prophétie qu’il ne comprenait pas, Virgilecélébrait dans la quatrième églogue cet ordrenouveau qui devait changer la face de la terre ; etdans le sixième livre de l’Énéide, interprète [2] dela philosophie platonicienne, il faisait sortir dusecret des mystères, sur les destinées de l’âmehumaine après la mort, des dogmes voisins desespérances chrétiennes.

    En même temps que l’avènement duchristianisme était ainsi préparé par lesdivinations de la poésie, par les témoignages del’histoire, d’autres pensées se remuaient au fonddes cœurs, qui devaient faciliter l’établissement de

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  • la religion nouvelle. Par la bouche de Cicéron, laphilosophie proclamait de grandes et saintesvérités : l’unité de Dieu, l’immortalité de l’âme, lafraternité humaine, la charité.

    Mais ce qui, plus que les aspirationsspiritualistes de la poésie, plus que lespressentiments sublimes de la philosophie, devaitrendre facile et heureuse la propagation del’Évangile, c’étaient les misères morales de lasociété romaine. Tout alors en effet souffrait ;mais surtout la femme, l’enfant et l’esclave ;déshérités, mis en dehors du droit commun, ilsattendaient un affranchissement et uneréhabilitation.

    À Rome, en droit, sinon en fait, la femmen’était guère plus qu’une esclave ; une mineuretout au plus, sous la main et en la puissance dumari. Tant que Rome fut pauvre, tant que lesfamilles, même les familles patriciennes, vécurentprincipalement aux champs, uniquementoccupées aux soins du ménage, quelquefois à de[3] durs travaux, les femmes ne sentirent pas, ousupportèrent patiemment leur joug. Mais quand, àla suite des conquêtes et avec les dépouilles del’univers, le luxe commença à s’introduire dansRome, elles goûtèrent moins cette vie de travail etde solitude. La loi Oppia, vivement appuyée parde complaisants tribuns, soutenus de la présenceinusitée des femmes sur le forum, marque pourelles, dans l’histoire de Rome, une ère nouvelle.

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  • Dès ce moment, l’antique sévérité fléchit ; etinsensiblement les femmes obtiennent de l’usage,sinon de la loi, leur émancipation. Cetteémancipation, surprise plutôt qu’accordée, futpour la famille un grand malheur. Longtempsexclues de l’autorité et du grand jour, les femmesy rentrèrent violemment par l’audace et lalicence ; Agrippine et Messaline, ces noms disentassez jusqu’où allaient leurs emportements.C’étaient là les excès et les caprices du souverainpouvoir.

    Pour être plus obscurs, les désordresdomestiques n’étaient ni moins grands, ni moinsnombreux. Le mariage n’était plus qu’un adultèremasqué et commode ; le divorce, un jeu, un desvœux et un des fruits du mariage : Repudium jam etvotum est, quasi matrimonii fructus, dit Tertullien. Oncomptait ses années par le nombre des maris, etnon par le nombre des consuls ; on divorçait pourse remarier, on se mariait pour [4] divorcer, ainsis’exprime Sénèque ; aussi le satirique ajoutait-ilavec raison :

    Quæ nubit toties, non nubit, adultera lege est.Parlerai-je d’autres désordres plus honteux

    encore ? Dirai-je, avec l’historien, que desfemmes de nobles familles se faisaient inscrire aunombre des courtisanes, et que la loi dutintervenir, non pour empêcher, elle y étaitimpuissante, mais pour régler ces dégradationspatriciennes ?

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  • Cette facilité de se prendre et de se quitter,avait d’autres et plus graves inconvénients ;l’exposition des enfants en était l’inévitableconséquence ; homicide toléré par la loi, ce seraun des premiers et des plus grands bienfaits duchristianisme, que d’en réparer les épouvantablesabus, jusqu’au jour où il les pourra entièrementempêcher.

    Tels étaient donc pour beaucoup d’enfantsl’insouciance ou le crime de leurs mères ; telsétaient les sinistres auspices sous lesquels ilsentraient dans la vie, quand l’existence leur étaitlaissée. Voyons ce que devenait l’enfant qui, plusheureux, n’avait pas été renié par sa mère.

    Dans les premiers siècles de home,l’éducation de l’enfant était fort simple. Pour lejeune patricien, accompagner son père au sénat,assister quelquefois aux délibérations, s’attacher à[5] quelque jurisconsulte habile, et, dans soncommerce, s’initier au mystère des formules dudroit ; se préparer ainsi à la carrière politique etcivile ; puis, le temps venu, passer par les campspour revenir au forum et arriver aux honneurs, cefut là, pendant longtemps, toute l’éducation dujeune Romain.

    Peu à peu, cet enseignement héréditaire, cettescience de tradition s’effacèrent ; le droit restacomme étude, et non plus comme préparationpolitique. Puis vinrent les maîtres grecs, souventproscrits et jamais réellement repoussés, et sur le

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  • fonds romain, rude et sauvage, se déposèrent lesgermes d’une plus douce et plus brillante culture.Mais ces germes qui amollirent le caractèreprimitif, ne le changèrent point ; sous la politesse,la cruauté resta, et alors parurent les vices del’ancienne éducation. Cette éducation n’avait eupour but, au dehors, que la conquête, au dedans,la rivalité politique, c’est-à-dire, le courage dansles camps, au forum, la chicane ; dur et avare, leRomain ne connaissait d'autre art que celui dudroit. Cette éducation, étroite et sévère, bonnejusqu’à la soumission de l’univers, l’universsubjugué, se trouva en défaut, et le danger que laprévoyance de l’État n’avait pas su éviter, lafamille ne put ou ne voulut pas en sauver l’enfant.Si quelques femmes, si la mère des Gracques, deCésar, avaient elles-mêmes veillé sur le [6]berceau de leurs enfants et sur leurs jeunesannées, ces exemples ne furent pas suivis ;l’éducation de l’enfant fut abandonnée à quelquevieille parente, indifférente ou inhabile ; et encorec’étaient les plus attentifs qui agissaient ainsi.Pour l’ordinaire, un esclave grec était chargé dusoin d’élever le maître du monde ; et vengeant saservitude par la flatterie, il ravalait à ses vices sonfutur tyran. Après tout, je ne sais si, au sein de lafamille, l’enfant eût mieux rencontré. Ce n’est pasun moraliste exagéré, ce n’est pas Sénèque, c’estle sage Quintilien qui nous trace de la corruptionde l’enfant au sein de sa famille, ce triste et fidèle

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  • tableau : « S’il leur échappe quelque impertinenceon quelques-uns de ces mots qu’on se permettraità peine dans les orgies d’Alexandrie, nousaccueillons toutes ces gentillesses d’un sourire oud’un baiser ; et tout cela ne me surprend pas ; cene sont que de fidèles échos ; ils sont témoins denos impudiques amours ; tous nos festinsretentissent de chants obscènes, et nous y étalonsdes spectacles qu’on aurait honte de nommer. Lesmalheureux ! ils apprennent tous les vices avantde savoir ce que c’est que des vices. »

    Aussi quand nous verrons l’Église, par unconseil, au premier abord rigoureux, prendre partipour l’enfant contre la famille, approuver lesfuites au désert, tout en regrettant ces divorces [7]douloureux, nous les comprendrons en un tempsoù là famille elle-même n'était un sûr asile ni pourle cœur, ni pour l’esprit de l’enfant. Tel était, dansla corruption du monde romain, le sort del’enfant et de la femme ; plus misérable encoreétait celui de l’esclave.

    On sait ce qu’était l’esclave dans les lois et lesidées romaines ; une chose et non un homme,moins nul encore qu’il n’était vil ; un instrumentque l’on vendait avec le vieux fer ; moins, bienmoins malheureux toutefois par les rudes travauxauxquels le condamnait l’avarice des anciensRomains, que par les indignes affronts que lui fitplus tard subir leur corruption. De quels outrages,en effet, ne s’avisait pas le caprice d’un maître !

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  • Sénèque n’a pas craint de les rappeler ; je seraimoins hardi, et me contenterai de ces mots dontl’auteur, arbitre souverain de l’élégance et desraffinements du luxe romain, ne saurait êtresuspect : « J’ai payé mille deniers, fait-il dire à unesclave, la liberté de ma femme, pour qu’unmaître n’eût plus le droit de la prendre pour sonessuie-main. » Aussi, les esclaves seront-elles lespremières à embrasser l’Évangile. « Pourdécouvrir la vérité, dit Pline le Jeune, j’ai jugénécessaire de soumettre à la torture deux femmesesclaves qu’on disait initiées à leur culte ! »Esclave et femme, les deux misères ici réunies seréfugiaient dans les espérances chrétiennes : [8]

    Præcipitcs atra ceu tempestate columbæCondensæ, et Christi amplexæ simulacra sedebant.Si, de ces souffrances et de ces dégradations

    partielles, on passe au tableau général de la sociétéromaine, on n’aura pas un moins triste spectacle.

    Le génie romain, génie dur et sauvage,corrompu plutôt qu’adouci par les arts de laGrèce, retenant, au milieu des vices nouveaux quelui apportaient les richesses de la conquête, sesvices originels, l’ambition et la cruauté, offrit alorsun hideux spectacle. Ces fiers patriciens qui,vainqueurs de l’univers, avaient, au temps deSylla, quand l’univers n’eut plus d’ennemis à leurdonner, tourné leurs armes contre eux- mêmes, etconservant dans leurs crimes mêmes quelquechose de leur première et féroce grandeur,

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  • s’étaient disputé dans les guerres civiles lesdépouilles que la victoire avait amassées au seinde Rome, nous les voyons alors se rabattant auxdélations, genre honteux et timide deproscriptions, tomber, tour à tour sacrificateurs etvictimes, aux pieds delà tyrannie qui excitaitmoins leurs haines sanguinaires et avides, qu’ellene s’y prêtait.

    Ainsi Rome ne retenait de son génie primitifque les vices qui s’y mêlaient à de fières maisdures vertus ; la barbarie restant, le courage avaitdisparu. Si l’Italie vit encore, si elle se défend [9]contre les peuplades du nord, qui déjà l’inquiètentet la pressent, c’est avec les forces et le sang desnations mêmes qu’elle a soumises ; ce sont lesprovinces qui, la recrutant, qui, mariant un sangvigoureux à son sang appauvri, lui donnent une.vie artificielle et précaire : contre l’ordinaire, la vien’est plus qu’aux extrémités. Le sénat aussi bienque l’armée, l’éloquence comme la poésie, seraniment à une influence étrangère : généraux,magistrats, orateurs et poètes, lui viennent del’Espagne, de la Gaule, de l’Afrique ; lesempereurs aussi.

    En se mêlant ainsi à tous les peuples, Romes’y perd et s’y abîme ; elle leur livreinsensiblement l’empire. Tout concourt à cetaffranchissement de l’univers, la tyrannie desempereurs aussi bien que la faiblesse desRomains : c’est sur Rome que retombe le joug

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  • qu’elle avait fait peser sur les peuples ; plus prèsde la tyrannie, elle en porte tout le poids ; lesempereurs s’arment et s’appuient contre elle desprovinces. On est surpris d’abord de cette longuepatience de l’univers, en présence des forfaits etdes monstruosités de la tyrannie impériale ; ons’étonne qu’elle ait si longtemps trouvé lespeuples résignés et tremblants ; mais en pénétrantplus avant, cet étonnement cesse bientôt : cettetyrannie ne s’exerçait guère qu’au sein de Rome etsur les patriciens ; le peuple et les provinces lavoyaient [10] avec indifférence ; le peuple yapplaudissait ; les provinces, elles, en profitaient ;leurs franchises municipales étaient respectées :loin de la tyrannie, leurs regards comme leursdroits n’en étaient point atteints et violés. Ainsi seresserrait chaque jour autour de Rome le cerclefatal dans lequel elle devait s’éteindre.

    Comment se consolaient les Romains dudespotisme et d’une inévitable ruine ? par l’ivressedes plaisirs. Ne demandons point aux peinturésexagérées de la satire, à Martial, à Juvénal, de nousrévéler ces tristes secrets de la corruptionromaine ; des auteurs graves, des moralistes,Sénèque et Pline l’Ancien, y suffisent et au delà.Que rappeler de préférence dans ces saturnales dela toute-puissance, dans ce délire des imaginationsexcitées et servies par les richesses de l’univers ?la gourmandise ? oui, c’était bien là un des vicesdominants de ces Romains dégradés. Pour

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  • l’assouvir, la terre, la mer, les contrées les pluslointaines n’ont point de productions assez rares ;vainement pour y satisfaire la vie d’un peuple toutentier, la vie du peuple roi, ainsi l’avaient-ilsappelé, est-elle chaque jour exposée à tous lesdangers, rien ne saurait rassasier cesmonstrueuses convoitises de la satiété romaine.Aux recherches de la gourmandise se joignent lescaprices insolents, les orgueilleuses fantaisies de larichesse. Une [11] femme : « portant un petit filetautour de son cou » dans une seule coupe, buvaitla dépouille et les larmes d’une province : « Voilà,s’écrie Pline, voilà le fruit des concussions ; voilàpourquoi Lollius, diffamé dans tout l’Orient pourles présents qu’il avait extorqués aux rois, ettombé dans la disgrâce de Caïus César, filsd’Auguste, avala du poison : c’était pour que sapetite-fille se fît voir aux flambeaux avec uneparure de quarante millions de sesterces, » et ilajoute : « Calculez d’un côté ce que portèrentdans leurs triomphes Curius et Fabricius ; et d’unautre côté, voyez à table, une seule femme, uneLollia ! unam imperii mulierculam accubantem !N’aimeriez-vous pas mieux qu’ils eussent étéarrachés du char triomphal, plutôt que d’avoir,par leurs victoires, préparé de tels scandales ? »C’est par un même sentiment d’indignation et dephilosophique pitié que Montesquieu, après avoirretracé ce long et laborieux enfantement de lagrandeur romaine qui doit échoir à Caligula,

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  • s’écrie avec une éloquente tristesse : « C’est iciqu’il faut se donner le spectacle des choseshumaines. Qu’on voie dans l’histoire de Rome,tant de guerres entreprises, tant de sang répandu,tant de peuples détruits, tant de grandes actions,tant de triomphes, tant de politique, de sagesse,de prudence, de courage ; le projet d’envahir tout,si bien formé, si bien [12] soutenu, si bien fini, àquoi aboutit-il ? qu’à assurer le bonheur de cinqou six monstres ! »

    Tel avait donc été le fruit des conquêtesromaines, de provoquer et de satisfaire lescaprices les plus extravagants du luxe et de lasensualité.

    De là un excès de misère égal à l’excès du luxeet des profusions. Aussi l’image du pauvreapparaissait-elle quelquefois au milieu de lasplendeur des festins et en assombrissait l’éclat.Voici les convives rassemblés autour de la tablede Trimalchion. Selon la coutume des anciens, ona placé sur la table un squelette d’argent pourrappeler aux convives la rapidité de la vie, et lesexciter à en jouir par la pensée et en quelque sortela présence de la mort. En outre, la salle à mangerest ornée d’une horloge près de laquelle unesclave, la trompette à la main, avertit de la fuitedu temps et de la vie. Les convives se livrentdonc à la joie et à la surprise des profusionsbrillantes et ingénieuses qui, à chaque instant,trompent agréablement leurs regards et réveillent

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  • leur appétit languissant. Tout à coup la scènechange ; des inquiétudes singulières se mêlent à lajoie des convives ; on craint que la récolte ne soitmauvaise ; la saison malsaine, le blé cher ; oncraint enfin la famine. « Je vous jure, dit un desinterlocuteurs que, de toute la journée, je n’ai pastrouvé à me [13] procurer une bouchée de pain. »Enfin une image funebre apparaît ; elle vient toutcouvrir et offusquer de son ombre : un desconvives, dans un moment de distraction, varaconter cette histoire : « Un pauvre et un richeétaient ennemis ; – qu’est-ce que le pauvre ? quidesi pauper ? » s’écrie tout à coup, comme par unmouvement involontaire, le héros du festin. Àcette question, celui auquel on l’adresse, n’a gardede répondre ; il détourne la conversation, etdébite je ne sais quelle dissertation savante. Il nepouvait mieux faire en effet, car le vieux monderomain n’avait pas la réponse à cette question ;aussi cherchait-il à refouler cette apparitionfâcheuse du pauvre au milieu de ses joies : il étaitperdu si ce fatal secret de la misère venait à êtredivulgué. Mais malgré le silence et les précautions,le fantôme grandissait ; la société romaine toutentière se sentait troublée dans ses joies etinquiète de son avenir : Le pauvre et le richeétaient ennemis. Le festin de Trimalchion déjàassombri par une imprudente curiosité, s’attristede plus en plus. Commencé joyeusement aumilieu des saillies du vin, de l’esprit, de l’éclat des

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  • candélabres étincelants d’or et de lumières, il secouvre insensiblement de lueurs funèbres ; ilfinira dans les larmes : on dirait un dernier repasd’Herculanum ; les convives ont encore la coupeà la main, la couronne de fleurs sur la [14] tête ;mais la mort a glacé le sourire sur leurs lèvres et lavie dans leur cœur.

    La cruauté suivait la débauche et lagourmandise. Sénèque, dans son traité De la colère,nous a étalé les effrayants caprices de ces maîtresdu monde. Ces caprices, pour les riches, sesatisfaisaient assez facilement. L’esclave était làpour subir et épuiser tous les emportements dumaître. Un esclave a-t-il cassé un vase de cristal ?on le fait saisir et jeter aux murènes. Mais lepeuple n’avait pas ces satisfactions ; il fallaitpourtant contenter en lui cette vieille férocité dusang romain, qui, nourrie aux guerres civiles etétrangères, eût été redoutable dans les loisirs de lapaix. Les combats de gladiateurs y pourvurent. Cefut pour le peuple romain l’image et l’émotion,sans périls, de ces luttes terribles qui lui avaientsoumis l’univers : les jeux sanglants du cirquefurent pour les farouches enfants de Romulus ledernier et le plus cher des plaisirs, et le plus grandoutrage de Rome envers l’humanité. Les sagesd’entre les païens en étaient révoltés ; mais leursparoles ne pouvaient triompher del’endurcissement des mœurs romaines ; il y faudraune autre et plus puissante autorité. Renverser les

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  • amphithéâtres, obtenir du peuple roi qu’il ne fasseplus d’un spectacle de sang, l’intérêt et la beautéde ses fêtes, ce sera l’œuvre et la victoire de laparole chrétienne. [15]

    D’autres vengeurs sont tout prêts d’ailleurs.L’esclave, la femme, tous les faibles et les

    opprimés de la société ancienne, n’étaient pas lesseuls et les plus puissants auxiliaires que dûttrouver l’établissement du christianisme ; Romen’avait pas seulement écrasé les faibles, elle avaitécrasé les peuples ; ceux qu’elle appelait lesbarbares, elle les avait attaqués, poursuivis,anéantis jusque dans leurs dernières retraites ; elleleur avait porté la servitude sous le nom de paix ;c’était leur sang qu’elle répandait dans lesamphithéâtres. Il y avait donc là une vengeancepréparée pour l’univers. Tacite lui-mêmel’entrevoyait comme une fatalité que les dieuxtenaient suspendue sur Rome. Ces peuples eneffet, selon l’expression de Fénelon, étaientdestinés à punir Rome, enivrée du sang desmartyrs, enivrée aussi de celui de ces autresmartyrs de l’humanité outragée, les gladiateurs.Voilà les alliés du christianisme, ceux qu’il doittrouver les plus empressés et les plus fidèles à savoix. Les barbares avaient encore un autre rôleque celui d’affranchir l’esclave et de le venger ; ilsdevaient aussi, par le culte qu’ils avaient pour elle,relever la femme de sa déchéance et aider, en cela

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  • encore, à l’œuvre du christianisme : la chevaleriesera guerrière en même temps que religieuse. [16]

    Ces vengeurs, Tacite les a peintsadmirablement. Quand, dans le plus instructif deses ouvrages, il oppose à la corruption romaine letableau des mœurs simples et vigoureuses de laGermanie, on croirait d’abord que saisi de l’espritnouveau, sentant son pays mort aux grandeschoses, il veut appeler d’avance les races du nordà prendre leur part dans l’œuvre providentielle.Rien n’est pourtant plus contraire à sa pensée.Ces vertus barbares qu’il signale aux Romains, illes redoute plus qu’il ne les admire ; c’est undanger qu’il dénonce à ses concitoyens dégénérés.Il est heureux de pouvoir leur apprendre qu’unepeuplade germaine a péri tout entière par uneligue des nations voisines, et il ajoute : « Puissentdurer à jamais dans le cœur de ces nations, àdéfaut d’affection pour nous, ces haines contreelles-mêmes ! car, notre empire s’étant élevé aufaîte de ses destinées, la fortune ne peut rien nousoffrir de plus que les discordes de nos ennemis. »Triste vœu, et pressentiment remarquable tout àla fois de cet avenir que Tacite cherchaitvainement à conjurer !

    En même temps que les mœurs, étaienttombées les croyances religieuses. Vainement pardes lois sévères et des décrets répétés, Romeavait-elle voulu maintenir le culte ancien. Déjà, ausiècle des Scipions, la foi était atteinte. Ennius

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  • avait traduit le livre d’Evhemère, où tous les [17]dieux étaient convaincus de n'avoir été que deshommes placés dans le ciel après leur mort, pourleurs bienfaits, quelquefois pour leurs crimes. Ettandis que le futur vainqueur de Carthage allaits’enfermer dans les temples pour y recevoir lesconseils des dieux, le même Ennius, son ami, semoquait dans ses vers des devins et des aruspices.Un autre ami des Scipions, le Grec Polybe,expliquait froidement la raison politique et le butofficiel de la religion. Bientôt les dieux furentexposés sur la scène aux railleries et à l’imitationscandaleuse des hommes. Dans une deses pièces,Térence nous montre un jeune débauchéexcusant ses désordres, les justifiant par l’exempledu maître des dieux. « Pourquoi, dit-il, chétifmortel, ne ferai-je pas ce que font les dieux ? » Lasatire n’est pas plus respectueuse à leur égard quele théâtre. Un autre poëte nous représente lesdieux qui, assemblés en conseil, se disputentd’abord entre eux certaines prérogatives, mais qui,terminant à l’amiable cette querelle de famille,finissent par se décerner réciproquement et d’uncommun accord le titre de père.

    La hardiesse va chaque jour en augmentant.Qu’est-il besoin de rappeler Lucrèce renversantdu même coup et l’Olympe et les dieux ; Ovideracontant leurs humaines faiblesses et ramenant lathéologie â la fable ? Voici un plus grave [18]symptôme : la politique elle-même, jusque-là si

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  • discrète, si étroitement liée à la religion, lapolitique cède à la tentation de se montrerphilosophique. Cicéron, dans son traité de laNature des dieux, a si bien devancé les attaques queles apologistes chrétiens devaient livrer aupaganisme, que plus tard le paganisme voudraanéantir ce traité. Varron, le savant et réservéVarron, publie qu’il y a une théologie politique, etdonne la liste infinie de tous les Jupiters ; Sénèquene ménagera pas davantage les superstitions et lesdivinités païennes. Dans cette métamorphosebizarre qu’il fait subir à Claude après sa mort, ilmontre les dieux délibérant s’ils doivent recevoirparmi eux l’époux d’Agrippine, et se plaignant dela facilité avec laquelle on crée des dieux :« Autrefois, dit l’un d’eux, c’était une grandeaffaire que d’être fait dieu, aujourd’hui vous avezravalé cet honneur dans l’opinion. Enconséquence, je suis d’avis qu’à dater de ce journul ne soit fait dieu ; quiconque, au mépris de cesénatus-consulte, sera fait dieu soit en sculpture,soit en peinture, je vote pour qu’il soit livré auxlarves. » On sait d’ailleurs que Sénèque avaitcomposé un traité spécial contre les superstitions.Un contemporain de Sénèque dit aussi qu’il estplus facile dans cette foule de dieux que l’on créechaque jour, de trouver un immortel qu’unhomme. Enfin Pline l’Ancien, dans un court [19]chapitre, fait justice de toutes les monstruosités etde toutes les fables du polythéisme.

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  • Ces libertés philosophiques doivent-ellessurprendre ? César n’avait-il pas déclaré, en pleinsénat, qu’au delà de la vie il n’y avait rien ?Cicéron lui-même, jeune, il est vrai, et dans unintérêt d’avocat, avait aussi donné contre lesupplice d’un coupable, cette déplorable raison.Auguste, qu’Horace n’avait point encore converti,Auguste, dans un repas sacrilège et licencieux,parodie les grandes divinités de l’Olympe. Toutetradition religieuse se perd. Sous Tibère, lesvierges manquent aux autels de Vesta ; il faut les yrappeler par de grands et nouveaux privilèges.Enfin, sous Claude, quand le flamine vient àmourir, on ne le peut remplacer légalement ; etcela, dit l’historien, par négligence et oubli descérémonies saintes : le secret de la confarréation,c’est-à-dire du mariage religieux, conditionindispensable des flamines, ce secret était perdu.

    Cette ruine de la croyance avait laissé dans lesâmes un grand besoin d’espérances que lepaganisme était impuissant à satisfaire. Sénèqueveut- il consoler une mère de la perte de son fils,il ne trouve rien de mieux à lui dire, sinonqu’après la mort il n’y a plus de sentiment, partantplus de douleur ; et par conséquent, qu’il ne doitplus y avoir de regrets. Pline l’Ancien va plusloin ; [20] il regarde le suicide comme un privilègede l’homme, dénié aux dieux ; et quant àl’immortalité, c’est une illusion misérable del’humanité, toujours ingénieuse à se tromper elle-

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  • même, toujours avide de vivre ; enfin, pour laphilosophie la plus religieuse alors, pour lestoïcisme, Dieu, c’était l’univers ; « Dieu, ditLucain, où est- il ? L’air, la mer, le feu, le ciel,n’est-il pas là tout entier ? »

    D’où étaient venus au génie romain,naturellement si religieux et si grave, cetteindifférence et ce doute général ?

    Vers le VIe siècle avant l’ère chrétienne,l’esprit romain se trouva pour la première fois encontact avec l’esprit grec. Les rapports qu’ilentretint alors avec les brillantes populations de laGrande-Grèce, le poussèrent rapidement dansdes voies nouvelles ; de cette époque datent lesprogrès que Rome fit dans les sciences et dans leslettres, j’ajouterai dans la corruption ; car je crainsque Rousseau n’ait pas complètement tort. Lacélèbre ambassade de Diogène, de Carnéade, deCritolaüs, où tous les systèmes philosophiques dela Grèce représentés semblaient d’un seul coupassiéger et forcer les portes du sénat jusque-làétroitement fermées à la philosophie, cetteambassade fut singulièrement fatale au génieantique de Rome ; mais, fatale à Rome, elle fututile à l’humanité, et par suile, à l’établissement du[21] christianisme. Alors, en effet, l’ancienneintolérance romaine fut vaincue ; l’Orient, sisouvent repoussé, entra à la suite de la Grèce ;d’abord proscrit, ainsi que la philosophie, il finitpar triompher. Le sénat décrète la destruction des

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  • temples d’Isis et de Sérapis ; il chasse lesastrologues chaldéens et les adorateurs de JupiterSabazius. Inutile résistance ! le temple d’Isis et deSérapis, démoli en 701, se relèvera bientôt ; et lejour n’est pas loin où Tacite pourra dire avecjustesse que Rome est le rendez-vous de toutesles superstitions, et annoncer le triomphe définitifde l’Orient.

    Ainsi l’avènement du christianisme se trouvaitpréparé par les souffrances et les aspirationsmorales des âmes, par l’affaiblissement de l’ancienesprit romain, par l’absence et le besoin decroyances, par une tolérance nouvelle, sinon de laloi, nous le verrons, de l’opinion du moins ; enfinil l’était en quelque sorte matériellement.L’univers conquis et pacifié s’ouvrait tout entier àla prédication évangélique ; elle pouvaitdirectement s’adresser à ces peuples barbaresdont Tacite avait loué les vertus natives, et quidevaient être les prémices du christianisme. Ceslarges voies militaires que Rome n’avait établiesque pour la rapidité et la sûreté de ses victoires,seront autant de routes prédestinées par où seprécipiteront dans un monde nouveau lesmissionnaires de la foi nouvelle : « Que vosconseils, [22] ô Seigneur, sont admirables, et quevos voies sont profondes ! Votre Église devaitêtre principalement établie parmi les gentils ; etvous choisissez aussi la ville de Rome, le chef dela gentilité, pour y établir le siège principal de la

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  • religion chrétienne ! Il y a encore ici un autresecret que vos saints nous ont manifesté. Dans ledessein que vous aviez de former votre Église enla tirant des mains des gentils, vous aviez préparéde loin l’empire romain pour la recevoir. Un sivaste empire, qui réunissait tant de nations, étaitdestiné à faciliter la prédication de votre Évangileet à lui donner un cours plus libre. Il vousappartient, ô Seigneur, de préparer de loin leschoses, et de disposer pour les accomplir desmoyens aussi doux, qu’il y a de force dans laconduite qui vous fait venir à vos fins. À la vérité,l’Évangile devait encore aller plus loin que lesconquêtes romaines, en annonçant aux Grecs,aux barbares et aux nations les plus reculées, lamonarchie du vrai Dieu, et il devait être porté auxnations les plus barbares. Mais enfin l’empireromain devait être son siège principal. Omerveille ! les Scipions, les Lucullus, les Pompée,les César, en étendant l’empire de Rome par leursconquêtes, préparaient la place au règne de Jésus-Christ, et selon cet admirable conseil, Romedevait être le chef de l’empire spirituel de Jésus-Christ, comme elle [23] l’était de l'empiretemporel des Césars. Rome fut sous les Césarsplus victorieuse et plus conquérante que jamais :elle contraignit les plus grands empires à porter lejoug ; en même temps elle ouvrit une large entréeà l’Évangile. Ce qui était reçu à Rome, et dansl’empire romain, prenait de là son cours pour

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  • passer encore plus loin. » Cette pensée, si bienexprimée ici par Bossuet, de la destinéeprovidentielle de Rome, se trouve égalementindiquée dans saint Jérôme et dans saintAugustin. Il faut joindre à cette facilité decommunications l’unité de langage etd’administration. La langue grecque et la languelatine, en effet, étaient, sauf quelques idiomes telsque le chaldéen, le syriaque, la langue de l’Égypte,idiomes laissés au petit peuple, des languesuniverselles.

    Telles étaient les préparations que rencontraitl’établissement du christianisme ; mais lesobstacles étaient plus grands encore, plusnombreux, que ces préparations n’étaientfavorables. Si le christianisme avait pour lui lesmisères, les ignorances, les injustices de lasociété ; contre lui, il avait la politique, lespassions, les intérêts, la loi, le sénat et les préjugésdu peuple.

    Partout, les attaques à la religion sont graves ;mais à Rome, dans cet empire où la constitutionpolitique était de toute part enveloppée, contenuedans la constitution religieuse ; où le souverain[24] était aussi le pontife ; où la magistrature étaitun véritable sacerdoce ; où les grandes famillestenaient à la religion de l’État par des souvenirs,des intérêts, des gloires héréditaires ; où l’éternitéde l’empire se confondait avec celle de la religion,dans un tel empire, le christianisme devait trouver

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  • et trouva, dans les pouvoirs, une résistanceorganisée et vigoureuse. Il ne put même profiterde cette adoption facile que rencontraient lesautres cultes : « On sait, dit Montesquieu, que lesRomains reçurent dans leur ville les dieux desautres pays : ils les reçurent en conquérants ; ilsles faisaient porter dans les triomphes ; mais,lorsque les étrangers vinrent eux-mêmes lesétablir, on les réprima d’abord. On sait de plusque les Romains avaient coutume de donner auxdivinités étrangères les noms de celles des leursqui y avaient le plus de rapport ; mais, lorsque lesprêtres des autres pays voulaient faire adorer aRome leurs divinités, sous leurs propres noms, ilsne furent pas soufferts, et ce fut un des grandsobstacles que trouva la religion chrétienne. » Deson coté, le christianisme se refusait à entrer dansun partage sacrilège avec les autres divinités ; sonDieu était un dieu jaloux.

    Une loi de Romulus défendait l’introductiondes superstitions étrangères. Cette loi, souventrenouvelée et confirmée sous la république, futmaintenue sous l’empire. C’était là contre le [25]christianisme, de terribles précédents ; ils nesuffirent pas. Néron le premier fit contre leschrétiens des lois sévères, que ses successeursrenouvelèrent ou étendirent.

    Du reste, en cela comme dans lespersécutions, les empereurs obéissaient plutôt auxsévérités du sénat, qu’ils n’en prenaient l’initiative.

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  • Un ancien décret, rappelé par Tertullien, porteque toute divinité devait être consacrée par lesénat. Le sénat maintint avec opiniâtreté ceprivilège : il en fut des persécutions contre leschrétiens comme des proscriptions ; lesempereurs y furent plus souvent poussés quenaturellement portés. Placés plus haut, plusdésintéressés dans la lutte, ils furent d’abordtolérants pour les chrétiens ; mais les sénateurs,qui avaient les charges et les honneurs dusacerdoce, y renonçaient plus difficilement.

    Non-seulement le sénat et la loi étaient contreles chrétiens, mais ceux même qui étaient chargésde l’interpréter et de l’enseigner, les jurisconsultes,étaient leurs plus redoutables adversaires ; etcomme si cet ancien esprit du droit, qui était legénie natif de Rome et, à proprement parler, salittérature originale, ne lui devait jamais manquer,au moment où le christianisme agrandi, lesjurisconsultes, les légistes se présentent en fouleet avec éclat : Gaïus, Paul, Pomponius, Ulpien,Papinien, se pressent et se [26] succèdent pourdéfendre la vieille constitution romaine : le IIIesiècle est le siècle des jurisconsultes ; ils ont lafaveur et l’oreille du prince. Les jurisconsultessortaient en général du stoïcisme. L’esprit dustoïcisme, cet esprit positif et pratique, qui allait sibien au caractère romain, passant dans le droit, luicommunique son inflexibilité. Le droit cependantsera obligé de se relâcher de sa rigueur, et tout en

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  • combattant le christianisme, il en prendra et enproclamera les maximes, mettant ainsi, dans lecode romain, à l’exemple du code évangélique, lesprincipes de l’égalité humaine.

    Le stoïcisme a deux âges : dans le premier,aux prises avec le malheur, il en soutientcourageusement les assauts ; il triomphe, malgréles dieux ; il s’appelle alors Caton et Brutus. À sonsecond âge, moins énergique, il est beau encore.S’il ne sait combattre, il sait mourir, et bien qu’ilse drape avec un peu trop de faste, il a la posenoble et le cœur grand. Mais ce courage derésignation, stérile d’ailleurs, cette fermetédoctrinale ne suffit plus au monde, et le stoïcismelui-même y renonce. Au moment où il est le plusdignement représenté, où il est assis sur le trône, àce moment même, il se sent ému, il s’attendrit :Marc-Aurèle, a-t-on dit, se serait donné la mort,non plus par regret pour la liberté, mais par ennuiet tristesse de la vie ; alors le stoïcisme abdique.[27] Montesquieu a beaucoup regretté la chute dustoïcisme. Je ne pense pas qu’à vivre, ni lui, nil’humanité eussent beaucoup gagné ; le stoïcismeétait le passé ; Plutarque lui-même, un desderniers croyants du paganisme, le condamne.Mais si le stoïcisme ne pouvait plus faire vivre lasociété, il en pouvait arrêter la marche, et par sesvertus mêmes il fut contraire au christianisme. Lestoïcisme a été, politiquement, à l’égard duchristianisme, ce qu’ont été, légalement, les

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  • jurisconsultes : il l’a combattu par la raison d’État.Ainsi Marc-Aurèle, ainsi Trajan lui ont étécontraires ; leur tolérance naturelle cédait à leurpolitique.

    Après le stoïcisme, le christianisme avait, ausein de la philosophie, un autre ennemi ; maiscelui-là beaucoup moins noble, l’épicuréisme.

    Introduit à Rome au moment où le luxe et lesarts y entraient sur le char triomphateur qui yrapportait les dépouilles de la Grèce et de l’Asie,l’épicuréisme vint fort à propos pour légitimer parses doctrines le mouvement qui allait emporter lesRomains vers les plaisirs. Chanté par Lucrèce,bientôt il s’insinua facilement dans lesimaginations et dans les mœurs. À Rome,l’épicuréisme eut, comme le stoïcisme, uncaractère particulier : on l’exagéra. Si l’on avaitforcé les doctrines de Zénon jusqu’àl’insensibilité, on amollit jusqu’à la volupté cellesd’Épicure. Ces deux extrêmes étaient inévitablesdans le [28] caractère romain. Mais vers Épicurela pente était beaucoup plus douce, et parconséquent plus générale. En vain Cicéronchercha-t-il à lui opposer les doctrines plus pureset plus nobles de l’Académie ; ses efforts, quiarrêtèrent un moment l’influence énervante del’épicuréisme, ne la pouvaient entièrementparalyser. Sénèque y échoua également ; quoi qu’ilfît, il ne réussit pas à épurer l’épicuréisme, à leramener à son sens primitif et sage. Comment y

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  • fût-il parvenu ? Cette volupté que l’épicuréismerecélait invinciblement dans ses prémisses, et qu'ilétait difficile ou plutôt impossible à la logique den’en pas tirer, la situation des âmes toute seule eûtsuffi à l’en exprimer. Quelle philosophie, en effet,pouvait mieux convenir à cette souveraine licenced’un luxe inouï, d’une fortune, qui était celle del’univers, aux doutes des esprits, audécouragement des âmes, que cette complaisantedoctrine qui apprenait tout à la fois à vivre et àmourir agréablement, qui convenait auvoluptueux las de l’existence, comme au patriciensuspect, condamnés souvent tous deux à sedonner la mort sur un signe de l’empereur ?L’épicuréisme régna donc dans Rome, à côté ouplutôt au-dessus du stoïcisme : ennemi commelui, mais pour des motifs contraires, d’unereligion qui condamnait le plaisir, et proscrivaitles couronnes de roses. Tous deux d’ailleurs,épicuréisme ou stoïcisme, [29] aboutissaient aumême résultat, le suicide. La forme seule en étaitdifférente, grave ou riante, indifférente ouphilosophique : c’était la mort de Sénèque ou dePétrone.

    Ainsi donc à Rome, contre le christianisme, laloi, le pouvoir, les intérêts, les passions et aussi laphilosophie ; pour lui, les souffrances du monde,une tolérance nouvelle et cette tristesse, ce besoinde croyances qui, au sein même des plaisirs,saisissaient les esprits les plus frivoles et les plus

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  • nobles âmes, et étaient comme les aspirations dela conscience humaine vers les vérités divines.

    CHAPITRE II. LE CHRISTIANISME À ROME. – TACITE. – SÉNÈQUE. – FLAVIEN JOSÈPHE. – PLINE LE JEUNE.

    Le monde romain fut longtemps sansconnaître le christianisme : à la fin du IIe siècle onle confondait avec le judaïsme, ou on ne voyait enlui qu’une secte philosophique. Tacite distingue àpeine les chrétiens des Juifs, et l’on ne sait si, danscette proscription que fit Tibère de ce que Taciteappelle les cérémonies égyptiennes, il faut ou noncomprendre les chrétiens. Quoi qu’il en soit,judaïsme ou philosophie, à ces deux titres, lechristianisme devait peu attirer l’attention desRomains. Ce dédain ou du moins cetteindifférence pour les systèmes philosophiques,que Cicéron et Sénèque, après lui, reprochaient àleurs concitoyens, étaient toujours les mêmes. Legénie romain, grave et pratique, répugnait ad’oiseuses discussions ; la loi, dans sa majestueusebrièveté, lui paraissait préférable a de périlleusesthéories. On a de ceci, et même relativement auchristianisme, un remarquable exemple. Quandsaint [31] Paul fut traîne par des juifs jalouxdevant le tribunal de Gallion, un frère deSénèque, Gallion s’enquit d’abord du sujet dudifférend qui s’était élevé entre saint Paul et lesjuifs. L’ayant appris, il répondit : « S’il s’agissait, ô

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  • juifs, de quelque crime ou de quelque injusticedont vous eussiez à vous plaindre, je vousentendrais ; mais s’il s’agit de paroles, dediscussions sur votre foi, je ne veux être votrejuge. »

    Si, comme secte philosophique, lechristianisme ne pouvait appeler l’intention desRomains, confondu avec le judaïsme, il nepouvait obtenir que leur mépris. Les juifs étaienten horreur aux Romains. Rien n’avait pudiminuer cette aversion. Quand le Panthéons’ouvrit à tous les cultes, seuls les juifs furentexclus de la tolérance universelle ; il est juste dedire qu’eux- mêmes n’y voulaient point participer.Philon même qui, comme philosophe, incline ausyncrétisme et donne la main à l’Orient, commejuif, Phi- Ion est exclusif. Le récit qu’il nous alaissé de son ambassade auprès de Caligula,montre combien, en fait de religion, les idées desjuifs étaient contraires aux idées des Romains.Plus tard, et quand le temple de Jérusalemfatalement détruit semble livrer au monde païenles secrets de son sanctuaire, le préjugé contre lesjuifs et l’ignorance à leur égard subsistent. Plinel’Ancien, qui pouvait recueillir sur la Judée, auprèsde Vespasien, de [32] si surs renseignements,Pline ne considère les juifs que comme lesennemis de toute divinité.

    Tacite ne les connaît pas mieux. Voicicomment il parle d’eux : « il s’était répandu en

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  • Égypte une maladie qui souillait tout le corps ; leroi Bocchoris visita l’oracle d’Hammon ; il enreçut l’ordre de purger son royaume et detransporter sur d’autres terres cette raced’hommes détestée des dieux. On les fit doncrechercher, on les assembla, et on les déportadans de vastes déserts. Fondant en larmes, ilsgisaient désespérés, lorsque Moïse, l’un des exilés,leur dit de ne plus attendre aucun secours desdieux ni des hommes qui les abandonnaientégalement, mais de se confier à lui comme à unguide divin, à lui qui le premier venait les secouriren leurs misères présentes. Ils y consentent, etignorant leur destinée, prennent un chemin auhasard ; mais rien ne leur était aussi pénible que laprivation d’eau, et déjà, près de leur fin, ilsrestaient étendus dans les plaines, lorsqu’unetroupe d’ânes sauvages, venant de paître, gravitun rocher ombragé d’arbres. Moïse les suit, et lesol fécond en herbes, lui indique des sourcesabondantes ; cela les sauva. L’effigie de l’animalqui leur servit de guide pour calmer leur soif etsortir du désert, est consacrée dans unsanctuaire. » C’est ainsi que Tacite travestit lestraditions mosaïques. [33]

    Tertullien, rectifiant ce récit, s’exprime ainsi :« Quelques-uns de vous ont rêvé que notre

    Dieu était une tête d’âne. Tacite est l’auteur de ceconte. Dans le cinquième livre de son Histoire, oùil parle de la guerre des juifs, il remonte à l’origine

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  • de celte nation ; et après avoir dit sur cet article,sur le nom et la religion des juifs tout ce qu’il lui aplu, il raconte que les juifs, libres du joug del’Égypte, chassés de ce pays et traversant lesvastes déserts de l’Arabie, étaient près de mourirde soif, lorsqu’ils aperçurent des ânes sauvagesqui allaient boire et qui leur montrèrent unesource ; il ajoute que par reconnaissance ils ontérigé l’âne en divinité. De là, on a conclu que leschrétiens, comme enclins aux superstitionsjudaïques, adoraient la même idole. Cependant cemême historien, si fertile en mensonges, sane illemendaciorum loquacissimus, rapporte dans le mêmeouvrage que Pompée, après s’être rendu maître deJérusalem, entra dans le temple pour connaître cequ’il y avait de plus secret dans la religion desjuifs, et qu’il ne trouva point ce simulacre. »

    Tacite avait pourtant près de lui la réponse àces bruits populaires, à ces mensongèrestraditions. Quand Vespasien, préludant à lasoumission de la Judée, que devait achever Titus,s’empara de Joppé, il remarqua, entre les captifsqu’on lui amena, un homme, prêtre et de race [34]sacerdotale. Le captif, regardant avec assurance legénéral romain, lui dit : « Tu seras empereur,Vespasien. » Vespasien, touché sans doute decette prophétie qui s’accordait en secret avec sesespérances, n’envoya pas le prisonnier à Néron ; ille garda près de lui et l’attacha à sa personne. Ceprisonnier, dans sa reconnaissance, prit le surnom

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  • de la famille impériale qui l’adoptait ; il s’appelaFlavien Josèphe.

    Josèphe, admis par le bonheur de saprophétie à l’amitié de Vespasien, chercha àjustifier, aux yeux des Romains, et sescompatriotes et leurs mœurs jusque-là si peucomprises. Un homme, un grammairien, Apion,avait rassemblé dans un écrit toutes lespréventions et tous les bruits répandus contre lesjuifs. Josèphe répondit à ces accusations, et dansplusieurs chapitres qui auraient dû faire hésiter laplume de Tacite, il réfute à l’avance ces erreurs del’auteur des Histoires. D’autres ouvrages et plusimportants, sortis également de la plume deJosèphe, les Antiquités judaïques surtout, auraientpu éclairer Tacite.

    Tacite cependant semble quelquefois sur lepoint de saisir la vérité : « Les juifs, dit-il, neconçoivent Dieu que par la pensée, et n’enreconnaissent qu’un seul. Ils traitent d’impiesceux qui, avec des matières périssables, sefabriquent des dieux à la ressemblance del’homme. Leur [35] dieu est le Dieu supreme,éternel, qui n’est sujet ni au changement, ni à ladestruction. Aussi ne souffrent-ils aucune effigiedans leurs villes, encore moins dans leurstemples. » Mais sa divination s’arrête là.

    Que si Tacite méconnaît ainsi les juifs, on nes’étonnera pas qu’il n’ait pas mieux connu leschrétiens ; qu’il ait vu, sinon avec plaisir, avec

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  • indifférence du moins, la cruauté de Néron quiles faisait enduire de soufre et éclairer, flambeauxvivants, les saturnales de ses fêtes, dans cesmêmes jardins où devait plus tard s’élever lademeure des pontifes chrétiens ; pour Tacite,comme les juifs, les chrétiens sont une racedangereuse et malfaisante.

    Du reste, cette ignorance de la doctrinechrétienne n’est pas particulière à Tacite.Quintilien, chargé de l’éducation des deux jeunesenfants de Flavius Clémens qui souffrit lemartyre, lui, sa femme et sa mère, n’a pas, mieuxque Tacite, aperçu le christianisme, quecependant il touchait pour ainsi dire ; mais il nefaut pas s’en étonner. « Un écrivain capable deporter l’excès de la flatterie jusqu’à reconnaîtrepour dieu un empereur tel que Domitien, étaitdigne de blasphémer contre Jésus Christ et contrela religion. » C’est la réflexion de Rollin.

    Ce que Tacite, ce que Quintilien ne voyaientpas, un homme, qui les précéda, l’avait [36]soupçonné ; cet homme, c’est Sénèque. Sénèquea-t-il eu connaissance du christianisme ? a-t-ilentretenu un commerce épistolaire avec saintPaul ? on peut en douter ; mais ce qui estincontestable, c’est que le philosophe romain aécrit sous le vent du christianisme, qu’il a demerveilleux instincts de la religion nouvelle, etque sa doctrine offre de singuliers rapports avecla doctrine chrétienne ; c’est enfin qu’il attaquait

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  • les superstitions que Tacite respectait, et où ilvoyait la restauration politique et morale deRome. Tacite et Sénèque ! jamais deux figuresn’ont été plus différentes. De ces deux hommes,l’un a toujours les yeux tournés vers le passé ;l’autre vers l’avenir ; l’un voit Rome, l’autre, legenre humain.

    Tacite, nous l’avons vu, était préoccupé del’avenir de son pays ; mais c’était l’homme lemoins capable d’admettre que le monde pût avoirune autre forme que celle que la conquête et letemps lui avaient donnée : religion, politique,science, morale, tout en lui est romain. Romeavant tout et au-dessus de tout ; c’est ainsiseulement qu’il concevait la vie dans les choseshumaines ; hors de là, rien, sinon la mort del’empire, dont la pensée le troublait comme unpressentiment funeste. Deux circonstancescontribuèrent à nourrir en lui cette grande etsolennelle inquiétude : au dedans, les désordres del’empire ; au dehors, les premiers mouvements[37] des barbares. Tacite est le Romain qui, déjàfrappé, se recueille en lui-même et s’enveloppedans son manteau pour mourir.

    Tel n’est point Sénèque. Sénèque, lui, consentà vivre ou plutôt à revivre ; et il ne craint pas dechercher dans la philosophie générale, dansl’humanité, ce qu’il ne trouve plus dans lapolitique romaine, l’espérance et la foi ; il laisse làles ruines de l’empire, il s’enquiert d’un monde

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  • nouveau. Tacite, au contraire, ne sait que regretteret se souvenir ; il persiste à voir le monde toutentier dans Rome, et se retourne malgré luijusqu’à la république ; pour Sénèque, larépublique, c’est l’univers tout entier.

    Le caractère tout romain de Tacite, sonardent et profond patriotisme expliquentsuffisamment comment ses yeux sont restésfermés à la lumière nouvelle. L’ami de Tacite,Pline le Jeune, a mieux connu que lui la doctrinechrétienne, et lui a été plus indulgent. Unis parune étroite et constante amitié, Tacite et Pline leJeune étaient deux caractères bien différents. Sansrenier la liberté, Pline le Jeune ne la voyait pasfatalement dans le retour à la république ; ill’acceptait volontiers d’un prince juste etmagnanime ; et je serais tenté de croire que c’estlui, et non Tacite, qui à la fin du Dialogue desorateurs, dit : « Puisque personne ne peut obtenir àla fois une grande renommée et une grande [38]tranquillité, que chacun use des biens que lui offreson siècle. » Tacite ne se résignait pas ainsi ; etmême sous Nerva Trajan, son âme sent encore lepoids dont Domitien a pesé sur elle. Inflexibleaux esclaves, inflexible aux chrétiens, Taciteappartient tout entier au passé et â la tradition ;Pline, au contraire, leur est bienveillant aux uns etaux autres. Ses esclaves sont-ils malades, il veillesur eux avec sollicitude ; il veut qu’ils senourrissent du même pain que lui, et précurseur

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  • pour ainsi dire de l’apôtre des gentils, il intercèdepour un esclave fugitif. À l’égard des chrétiens,c’est un témoin impartial, un juge humain. Il atracé d’eux ce tableau que l’on dirait peint par unapologiste chrétien : « Au reste, ils assuraient queleur faute ou leur erreur n’avait jamais consistéqu’en ceci : ils s’assemblaient à jour marqué avantle lever du soleil ; ils chantaient tour à tour desvers à la louange du Christ, comme d’un dieu ; ilss’engageaient par serment, non à quelque crime,mais à ne point commettre de vol, de brigandage,d’adultère, à ne point manquer à leur promesse, àne point nier un dépôt. Après cela ils avaientcoutume de se séparer, et se rassemblaient denouveau pour manger des mets communs etinnocents. » Voilà le témoignage que Pline leJeune rend à Trajan, des chrétiens.

    Mais si juste et si éclairé que fût Pline leJeune, il n’échappait pas entièrement auxpréventions [39] du peuple à l’égard des chrétiens,et surtout aux exigences de la politique ; et si, àceux qui avouaient être chrétiens, il faisait uneseconde et une troisième fois la même demande,comme pour leur donner le temps et l’envie de serétracter, il finissait, sur leur persistance, par lesenvoyer au supplice ; et pour lui, après tout,comme pour Tacite, le christianisme était « unesuperstition ridicule et excessive. »

    Faut-il s’en étonner ? Longtemps aprèsTacite, et quand le christianisme était beaucoup

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  • plus répandu dans l’empire, un historien aussi, lecontinuateur exact et curieux de Tacite, Suétonene le connaissait guère mieux, le connaissaitmoins peut-être. Il confond les juifs avec leschrétiens ; et dit que pendant le règne de Claude,ils se révoltèrent sous la conduite d’un certainChrestus (est-ce le Christ qu’il désigne ?) Chrestoquodam duce rebellantes. Du reste, pour Suétonecomme pour Tacite, les chrétiens sont une raceméprisable et malfaisante.

    Ceux même d’entre les païens, et c’était lepetit nombre, qui ne confondaient pas leschrétiens avec les juifs, les prenaient pour unesecte nouvelle de philosophes : Non utique divinumnegotium existimant, sed magis philosophiæ genus, et à cetitre même, ils s’en inquiétaient peu ; car Rome,on le sait, fut toujours assez indifférente à laphilosophie. [40]

    Ainsi vécurent longtemps les chrétiens dans lemonde romain : haïs du peuple, proscrits par lesempereurs, inconnus ou dédaignés desphilosophes. L’entrevue, si longtemps retardée duchristianisme et de la littérature romaine, eut lieuenfin ; mais ce n’est pas à Rome quelle se fit, cefut en Afrique.

    CHAPITRE III. FRONTON. – APULÉE. – MINUCIUS FÉLIX.

    Depuis le jour où elle avait héroïquementsuccombé sous les armes et les perfidies de

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  • Rome, l’Afrique avait cherché dans les lettres etdans les sciences une consolation et une autregloire. Son génie y était merveilleusement propre ;Caton l’Ancien en vantait déjà la vivacité et lapénétration. Amoureux des lettres et delàphilosophie, réunissant à la subtilité grecquel’ardeur africaine, le génie carthaginois sedéveloppa avec une vigoureuse et rapidefécondité. Quand la vie nouvelle, qu’était venuedonner à la littérature latine fatiguée, l’écoleespagnole, s’épuisa, l’imagination africaine laranima : Fronton fut le maître de Marc Aurèle. Cefut donc en Afrique que s’engagea, sous les yeuxdu monde romain, le duel entre le christianisme etle paganisme ; ce furent Carthage et Cirta quiavertirent Rome du danger qu’elle courait.

    On ne peut se défendre d’une certaineadmiration en présence de cette grande etnouvelle destinée qui s’ouvre pour Carthage, et serattache [42] à Rome. Quand, interprète desressentiments de Didon, le poëte demandait quedes cendres du bûcher où elle expirait, s’élevât unvengeur, qui l’eût dit que ce vengeur dût être lechristianisme ? Et d’un autre côté, quin’admirerait la fortune plus merveilleuse encorede Rome ? car cette victoire que Carthage varemporter sur le paganisme romain, sera endéfinitive un triomphe pour Rome, à laquelle elledonnera un empire nouveau, cet empire vraimentéternel qu’elle s’était prédit. Regardez-y en effet :

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  • qui a combattu pour l’Église romaine ? qui fa faitvaincre ? Le génie de l’Église africaine. L’Églisegrecque combat bien aussi pour Rome, mai