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Thèse de doctorat/Philippe de Carlos/3-11-2015 - IV /Chapitre 1b 214 QUATRIÈME PARTIE : CONTRIBUTIONS EMPIRIQUES Les manuels scolaires entre 1996 et 2014 (Étude 1 – chap.1 - sous-chapitre 2) 1 Contenus d’enseignement, stéréotypes et manuels scolaires Les manuels scolaires occupent une place importante dans l’enseignement de l’histoire ainsi que tous les documents annexes comme les photocopies, produits par l’enseignant. Ils interviennent non seulement dans la structuration des connaissances mais aussi dans la constitution des représentations en offrant aux enfants des « modèles d’identification ». Il nous a semblé important d’accéder à travers ces ouvrages : - Au « savoir à enseigner » au regard du « savoir savant » : il s’agit d’exercer une vigilance épistémologique c’est-à-dire d’examiner si la distance, la déformation entre l’objet de savoir et l’objet d’enseignement n’est pas telle qu’il existerait une rupture épistémologique. - Aux représentations sociales historiques ou socioculturelles véhiculées à travers les textes et surtout les images : il s’agit d’examiner la présence dans la manuel de contenus représentationnels susceptibles d’orienter le savoir à enseigner proposé. Les manuels vont nous indiquer comment les auteurs ont interprété les programmes et donc quelles sont leurs représentations de la Préhistoire. Nous avons mobilisé le modèle de la transposition didactique (TD) de Verret et de Chevallard pour aborder la question de la distance entre le savoir savant actuel (le savoir scientifique/historique 1 en l’état actuel des connaissances) et le savoir à enseigner (le savoir transpositif tel que présenté dans les programmes et les manuels scolaire). Le modèle KVP de Clément, qui s’inscrit dans celui de la transposition didactique, a été utilisé pour travailler les connaissances scientifiques et les conceptions de l’enseignement. Nous essaierons de montrer les interactions entre les connaissances scientifiques proposées dans les manuels et les valeurs qui leur sont sous-jacentes. Dans l’exemple « idéal » qui est donné (Sandie et al., 2007), le K s’applique aux connaissances proposées aux élèves filles dans le manuel, le P à la pratique sociale attendue de la part de ces filles (le travail à la ferme) et le V aux valeurs de la société (le sexisme). En ce qui nous concerne, nous avons choisi 1 En référence à la pensée historique.

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Page 1: QUATRIÈME PARTIE : CONTRIBUTIONS EMPIRIQUES...Thèse de doctorat/Philippe de Carlos/3-11-2015 - IV /Chapitre 1b! 214! QUATRIÈME PARTIE : CONTRIBUTIONS EMPIRIQUES Les manuels scolaires

Thèse de doctorat/Philippe de Carlos/3-11-2015 - IV /Chapitre 1b   214  

QUATRIÈME PARTIE : CONTRIBUTIONS EMPIRIQUES

Les manuels scolaires entre 1996 et 2014

(Étude 1 – chap.1 - sous-chapitre 2)

1 Contenus d’enseignement, stéréotypes et manuels scolaires

Les manuels scolaires occupent une place importante dans l’enseignement de l’histoire ainsi que

tous les documents annexes comme les photocopies, produits par l’enseignant. Ils interviennent non

seulement dans la structuration des connaissances mais aussi dans la constitution des

représentations en offrant aux enfants des « modèles d’identification ».

Il nous a semblé important d’accéder à travers ces ouvrages :

- Au « savoir à enseigner » au regard du « savoir savant » : il s’agit d’exercer une vigilance

épistémologique c’est-à-dire d’examiner si la distance, la déformation entre l’objet de savoir

et l’objet d’enseignement n’est pas telle qu’il existerait une rupture épistémologique.

- Aux représentations sociales historiques ou socioculturelles véhiculées à travers les textes

et surtout les images : il s’agit d’examiner la présence dans la manuel de contenus

représentationnels susceptibles d’orienter le savoir à enseigner proposé. Les manuels vont

nous indiquer comment les auteurs ont interprété les programmes et donc quelles sont leurs

représentations de la Préhistoire.

Nous avons mobilisé le modèle de la transposition didactique (TD) de Verret et de Chevallard pour

aborder la question de la distance entre le savoir savant actuel (le savoir scientifique/historique1 en

l’état actuel des connaissances) et le savoir à enseigner (le savoir transpositif tel que présenté dans

les programmes et les manuels scolaire). Le modèle KVP de Clément, qui s’inscrit dans celui de la

transposition didactique, a été utilisé pour travailler les connaissances scientifiques et les

conceptions de l’enseignement. Nous essaierons de montrer les interactions entre les connaissances

scientifiques proposées dans les manuels et les valeurs qui leur sont sous-jacentes. Dans l’exemple

« idéal » qui est donné (Sandie et al., 2007), le K s’applique aux connaissances proposées aux

élèves filles dans le manuel, le P à la pratique sociale attendue de la part de ces filles (le travail à la

ferme) et le V aux valeurs de la société (le sexisme). En ce qui nous concerne, nous avons choisi

                                                                                                               1  En référence à la pensée historique.

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Thèse de doctorat/Philippe de Carlos/3-11-2015 - IV /Chapitre 1b   215  

d’appliquer les trois modalités du modèle KVP sur les auteurs/éditeurs des manuels : le K aux

connaissances scientifiques en Préhistoire qu’il est possible ou pas d’identifier à propos d’un thème

précis, le V aux valeurs et représentations que les auteurs véhiculent consciemment ou

inconsciemment et le P à leurs pratiques sociales lorsque cela est possible.

Nous  posons   l’hypothèse  qu’il  existe  une  distance   importante  entre   le  «  savoir  savant  »  et   le  

«  savoir   à   enseigner  »   ainsi   qu’une   vision   particulièrement   stéréotypée   du   rôle   des   sexes.  

Notre  propos  n’est  pas  de  comparer  un  «  savoir  savant  »  et  un  «  savoir  à  enseigner  »  en  vue  de  

critiquer  le  manque  d’exhaustivité  du  second.  Notre  analyse  porte  uniquement  sur  ce  que  les  

manuels  nous  donnent  à  voir  et  non  sur  leur  utilisation  en  classe  ni  sur  la  façon  dont  ils  sont  

perçus  par  les  élèves.  Comme  nous  l’avons  dit,    «  l’histoire  à  l’école  est  une  “  fabrique  ”  à  partir  

de  matériaux  choisis    se  chargeant  de  sens    à  mesure  qu’ils  sont  agencés    dans  le  cadre  d’un  

montage  spécifique  »  (De  Cock,  2009,  p.3)  et  ce  processus  correspond  à  un  certain  degré  de  

scolarisation  du  «  savoir  savant  ».  Encore  faut-­‐il  que  l’agencement  soit  pertinent  et  qu’il  fasse  

sens.  C’est  pourquoi  nous  intéresserons  non  seulement  au  rapport  entre  le  «  savoir  savant  »  et  

le   «  savoir   à   enseigner  »,  mais   aussi   aux   auteurs/éditeurs   et   aux   conceptions   qu’ils   laissent  

transpirer   à   travers   leur   «  fabrique  »   du   manuel   scolaire.   «  Une   analyse   didactique   des  

manuels   scolaires   s’intéresse   ainsi   au   contenu   de   ces   manuels,   mais   elle   cherche   aussi   à  

rendre  compte  de  leurs  messages,  qu’ils  soient  explicites  ou  implicites  »  (Bernard  et  al.,  2007,  

p.2).  

Nous  avons  tenté  d’identifier  les  principaux  obstacles  épistémologiques  et  les  représentations  

sous-­‐jacentes  susceptibles  de  brouiller  le  processus  d’enseignement.  

2 Méthodologie de la recherche

Nous avons opté pour une approche à la fois quantitative et qualitative. La première permet de saisir

les tendances du point de vue de la saillance des éléments mesurés, la seconde permet de saisir la

portée heuristique des images et des contenus tout en éclairant les données chiffrées. Cette étude ne

se veut pas exhaustive bien que relativement complète mais vise simplement à permettre un

rapprochement avec les données issues des études empiriques pour en éclairer les résultats.

Les analyses des manuels portent sur :

- Le corpus : éditeur, année, niveau, auteurs.

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Thèse de doctorat/Philippe de Carlos/3-11-2015 - IV /Chapitre 1b   216  

- L’organisation générale des ouvrages :

o Le part de la Préhistoire et du Paléolithique dans les manuels.

o Les contenus des chapitres.

o L’archéologie et l’histoire.

o Les marqueurs chronologiques scientifiques ou médiatiques.

o Le genre.

- Les contenus thématiques :

o L’évolution humaine.

o Le temps et la chronologie.

o Le climat.

o La faune.

o Les objets.

o Les attitudes.

o Les actions.

o L’art.

Chaque thème permet d’identifier quantitativement et qualitativement dans le manuel et sur

l’ensemble du corpus la présence ou pas des éléments qui le composent. Par exemple, dans le thème

« objets », nous avons déterminé les types d’objets présentés dans chaque manuel, leur quantité

mais aussi leurs différentes catégories (arme, outil…) et la façon dont il étaient montrés (dessin

illustratif ou démonstratif). Nous retrouvons ces thèmes dans les différentes analyses empiriques ce

qui permettra de faire des mises en correspondances.

- Les analyses d’images fictives illustratives.

Les illustrations sont illustratives et fictives lorsqu’elles montrent une scène de vie de la

Préhistoire, simplement illustratives lorsqu’il s’agit d’accompagner le propos et démonstratives

lorsque l’objectif est d’expliquer un processus, comme par exemple la taille du silex. Elles sont

décrites en tenant compte du contexte de l’image au sein du chapitre ou des chapitres sur la

Préhistoire à l’aide des paratextes (titre, légende, précaution d’usage, questions) et du contenu

de la page (texte, lexique, exercices-jeux et méthode). On retrouve dans les analyses des images

les contenus thématiques précédemment cités.

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Thèse de doctorat/Philippe de Carlos/3-11-2015 - IV /Chapitre 1b   217  

3 Le corpus2

Notre étude porte sur 13 manuels scolaires3 utilisés en classe de CE2 sur la période précédant ou

correspondant à celle de nos passations (2004-2013) en incluant toutefois un ouvrage de 1996 car

nous avons constaté, lors de nos passations de 2004, l’utilisation par les enseignantes de manuels de

cette période. Notre corpus est basé sur les deux critères suivants :

- Un échantillon suffisamment important et bien réparti dans le temps pour que les résultats ne

dépendent pas du biais de sélection

- Un nombre conséquent et suffisant d’indices d’un point de vue qualitatif et quantitatif.

Les types d’auteurs varient beaucoup d’un éditeur à un autre (tableau 22). Sur 13 manuels, 8

(61,5 %) ne comprennent pas d’enseignants du premier degré (pour Hatier 2009 et 2011 il s’agit

juste d’une contribution). La plupart des ouvrages sont écrits par des enseignants du secondaire et

des membres des inspections de l’Éducation nationale puis auxiliairement par des universitaires.

Belin est le seul éditeur à avoir clairement privilégié les professeurs des écoles. Alors que Magnard,

Belin et Hatier travaillent avec quasiment les mêmes auteurs de 2002 à 2014, Hachette fait appel à

des équipes plus variées. Plusieurs formateurs d’IUFM ont été associés à l’édition de 2011 et seule

chez Hatier la contribution d’un archéologue est mentionnée. « Tous ces auteurs entretiennent une

relation différenciée aux prescriptions, pouvant varier de la distance critique à l’obéissance la plus

stricte » (De Cock, 2009, p. 4). Les éditeurs quant à eux bénéficient d’un pouvoir décisionnel

important dû aux considérations économiques. Ils mentionnent parfois que le manuel est conforme

à tel ou tel programme officiel.

Le manuel Hachette de 2004 est utilisé par l’école Brancion (XIVe arrondissement), Hachette 2007

par l’école Bollaert (XIXe arr.) et Belin par Labori (XVIIIe arr.). Nous avons pu observer, sans

toutefois disposer d’une information plus précise, que les écoles utilisaient des manuels assez vieux.

L’enseignant utilise lui-même plusieurs éditions différentes du même éditeur et parfois des éditions

différentes pour composer une documentation à l’usage des élèves.

                                                                                                               2 Tous contenus des manuels scolaires figurent en PDF dans l’annexe 19 ainsi que les analyses. 3 Belin, 2010 (ISBN 978-2-7011-5427-5) et 2013 (ISBN 978-2-7011-6554-7) ; Hatier, 2002 (ISBN 2-218-73750-7), 2009 (ISBN 2-218-93527-5), 2011 (ISBN 978-2-218-92073-8) et 2014 (ISBN 978-2-218-97325-3); Magnard 2004 (ISBN 978-2-210-52102-5) et 2010 (ISBN 978-2-210-52107-0) ; Hachette 1996 (ISBN 2-01-115947-4), 2004 (ISBN 978-2-01-116381-3), 2007 (ISBN 978-2-01-117370-06), 2010 (ISBN 978-2-01-1175497-6), 2013 (978-2-01-117667-7).

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Thèse de doctorat/Philippe de Carlos/3-11-2015 - IV /Chapitre 1b   218  

Tableau 22 : le corpus de manuels scolaires.

Editeur Année

Conformité programme Titre Niveau Auteurs

Magnard 2004 Histoire Cycle 3 Françoise Changeux (Inspectrice de l'Éducation nationale); Christian

Fleury (Conseiller pédagogique); Henriette Humbert (Maître formateur).

Magnard 2010 Histoire Cycle 3

Françoise Changeux-Claus (Inspectrice d'académie; Inspectrice pédagogique régionale d'histoire géographie); Christian Fleury (Conseiller pédagogique); Henriette Humbert (Conseillère pédagogique); Olivier Szwaja (Professeur d'histoire géographie en IUFM).

Hachette 1996 1995 Histoire

Jean-Louis Nembrini (Inspecteur général d'histoire géographie); Anne-Sylvie Moretti (Professeur d'IUFM); Jacques Faux (Professeur d'IUFM); Jacques Bordes (Instituteur).

Hachette 2004 2002 Histoire

Géographie CE2

Cycle 3 Maryse Clary (Maître de conférences à l'IUFM d'Aix-Marseille); Genevève Dermenjian (Maître de conférences à l'IUFM d'Aix-Marseille).

Hachette 2007 La

préhistoire Cycle 3 Jean-Michel Lambin (Agrégé d'histoire); Aliette de Buffières (Professeure des écoles) pour les chapitres À la manière de...

Hachette 2010 2008 Histoire des

Arts Cycle 3 Christophe Saïsse (Professeur d'histoire géographie); Aliette de Buffières (Professeure des écoles) pour les chapitres À la manière de…

Hachette 2013 2008

Histoire Géographie Histoire des

Arts

CE2 Cycle 3

Maryse Clary (Maître de conférences à l'IUFM d'Aix-Marseille); Genevève Dermenjian (Maître de conférences à l'IUFM d'Aix-Marseille).

Belin 2010 2008

Histoire Géographie Histoire des

Arts

CE2 Geneviève Chapier-Legal (Directrice d'école); Emmanuelle Cueff (professeure des écoles; Youenne Goasdoué (Directeur d'école d'application); Amélie Véaux (Illustratrice).

Belin 2013

La préhistoire

et l'Antiquité

Cycle 3 Geneviève Chapier-Legal (Directrice d'école); Youenne Goasdoué (Directeur d'école d'application); Hélène Lestonat (Professeure des écoles; Amélie Véaux (Illustratrice).

Hatier 2002 Histoire Géographie

CE2 Cycle 3

Sophie Le Gallennec (Directrice d’école - professeure d'histoire géographie); Jacques Bartoli (Professeur certifié d'histoire géographie à l'IUFM de Créteil); Olivier Cottet (Inspecteur de l'Éducation Nationale); Laurence Rolinet (Professeure agrégée d'histoire, chargée de cours à l'IUFM de Nice).

Hatier 2009 2008 Histoire Géographie CE2

Sophie Le Gallennec (Directrice - professeure d'histoire géographie); Jacques Bartoli (Professeur certifié d'histoire géographie à l'IUFM de Créteil); Olivier Cottet (Inspecteur de l'Éducation Nationale); Isabelle Cros (Artiste peintre et plasticienne); Dominique Guimbretière (Professeur d'histoire géographie, formateur à l'institut l'Aubépine à La-Roche-sur-Yon); Laurence Rolinet (Professeure agrégée d'histoire, chargée de cours à l'IUFM de Nice); Françoise Martinetti (Agrégée d'histoire, inspectrice de l'Éducation Nationale); Elisabeth Scwarc (Professeure agrégée d'histoire à l'IUFM de Paris; avec la contribution d'Emilie François (Professeure des écoles).

Hatier 2011 2002 Histoire Cycle 3

Sophie Le Gallennec (Directriced’école - professeure d'histoire géographie); Jacques Bartoli (Professeur certifié d'histoire géographie à l'IUFM de Créteil); Olivier Cottet (Inspecteur de l'Éducation Nationale); Françoise Martinetti (Agrégée d'histoire, inspectrice de l'Éducation Nationale); Claude Ranaivonasy (Professeur certifié d'histoire géographie); Laurence Rolinet (Professeure agrégée d'histoire, chargée de cours à l'IUFM de Nice); avec la contribution de Frédéric Demouche (Musée de Préhistoire Corse d'Archéologie) et Sartène Yann Yvinec (Professeur des écoles).

Hatier 2014

La préhistoire - Histoire et

Histoire des arts

CE2 CM1 CM2

Sophie Le Gallennec (Professeure d'histoire géographie, Formation continue des enseignants du premier degré); Emilie François (Professeure des écoles).

Bleu : élémentaire; Rouge : secondaire; Vert : universitaire; Orange : éducation nationale; Violet : autre

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Thèse de doctorat/Philippe de Carlos/3-11-2015 - IV /Chapitre 1b   219  

   

 

4 L’organisation générale du manuel

4.1 La part de la Préhistoire et du Paléolithique dans les manuels

Nous présentons dans les tableaux qui suivent les caractéristiques générales des manuels étudiés :

les périodes historiques, le nombre de pages dédié à la Préhistoire4 et au Paléolithique, les différents

chapitres qui composent la période du Paléolithique.

Tableau 23 : le contenu des manuels.

Manuels Périodes Nombre de pages manuel

Nombre de pages

Préhistoire

% Préhistoire

Nombre de pages

Paléolithique

% Paléolithique vs Préhistoire

% Paléolithique

vs manuel

Belin 2010

Préhistoire > Moyen Âge 86 23 26,74 15 65,22 17,44

Belin 2013 Préhistoire 56 18 32,14 12 66,67 21,43

Hatier 2002

Préhistoire > Antiquité 85 26 30,59 12 46,15 14,12

Hatier 2009

Préhistoire > Moyen Âge 77 26 33,77 12 46,15 15,58

Hatier 2011

Préhistoire > XXe 80 24 30,00 14 58,33 17,50

Hatier 2014 Préhistoire 31 29 93,55 15 51,72 48,39

Magnard 2004

Préhistoire > France post

1945 193 10,5 5,44 5 47,62 2,59

Magnard 2010

Préhistoire > Europe 202 10 4,95 4 40,00 1,98

Hachette 1996

Préhistoire > 2nd Guerre mondiale

143 8 5,59 6 75,00 4,20

Hachette 2004

Préhistoire > Moyen Âge 79 20 25,32 10 50,00 12,66

Hachette 2007

Préhistoire > début histoire 64 40 62,50 21 52,50 32,81

Hachette 2010

Préhistoire > XXIe 62 6 9,68 5 83,33 8,06

Hachette 2013

Préhistoire > Moyen Âge 79 20 25,32 10 50,00 12,66

x̄ 95 20 30 11 56 16

                                                                                                               4 Les pages sur l’archéologie et l’histoire ne sont pas incluses dans le décompte.

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Thèse de doctorat/Philippe de Carlos/3-11-2015 - IV /Chapitre 1b   220  

Nous constatons que les manuels scolaires ont des contenus très variables (tableau 23) : nous y

trouvons soit de la Préhistoire, de la Préhistoire à l’Antiquité ou au Moyen Âge ou bien jusqu’au

XXe siècle. Ceux qui ne se dédient qu’à la Préhistoire sont récents (Belin, 2013 et Hatier, 2014).

Les manuels ont une moyenne de 95 pages : 30 % concernent la Préhistoire dont 56 % le

Paléolithique. Un contenu peut aussi être dispersé dans plusieurs chapitres.

4.2 Les contenus des chapitres

Nous avons divisé le contenu de l’ensemble des chapitres en huit thèmes pour vérifier leur présence

et mesurer leur proportion (tableau 24). Le critère « chapitre » ne nous est pas paru pertinent car

sous un même titre les contenus peuvent varier selon l’éditeur. Certains thèmes peuvent aussi

coïncider avec un chapitre. L’art et les techniques sont les deux thèmes majeurs des manuels

scolaires (entre 2,5 et 3 pages en moyenne).

D’un point de vue générale, nous constatons que trois thèmes ne sont presque jamais traités en tant

que tels :

− L’environnement, la faune, la flore et le climat : une demi page sur le mammouth (Hachette,

2007)

− La pensée et la connaissance : chez Hatier (2009, 2011 et 2014) dans un chapitre intitulé « Les

débuts de la pensée et de l’art », une page aborde la question du langage, de la médecine et de la

science ainsi que la notion d’intelligence. Une relation directe est faite entre le développement

du cerveau et l’intelligence (Hatier, 2014, p. 18).

− La religion et les croyances : l’édition de 2011 chez Hatier traite indirectement le sujet de la

mort sans que le terme ou le sujet soit mentionné. Il est implicitement proposé à travers la photo

d’un squelette. Les exemples choisis en 2011 et 2014 sont anachroniques puisqu’il s’agit d'un

enterrement néolithique. Belin (2010 et 2013) aborde le sujet sans détour5 avec l’exemple d’un

enterrement néandertalien et parle de « sépulture » et de « rituels religieux ». Les auteurs

mélangent dans cet assemblage de termes le champ des croyances et celui de la religion,

l’existence de cette dernière n’étant pas attestée au Paléolithique.

                                                                                                               5 Hatier aussi dans l’édition de 2014.

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Thèse de doctorat/Philippe de Carlos/3-11-2015 - IV /Chapitre 1b   221  

Ces absences requièrent des explications spécifiques à chaque thème :

− L’environnement est un sujet extrêmement complexe en Préhistoire à cause des multiples

modifications du climat et donc des écosystèmes. Aborder l’environnement, c’est

obligatoirement le traiter dans un cadre chronologique en associant faune, flore et paléoclimat

puisqu’ils sont indissociables. Le cadre chronologique sous-entend la maîtrise des périodes

préhistoriques ainsi que la compréhension globale des techniques et des choix qui fondent la

périodisation (stades isotopiques). Tout cela nécessite de disposer d’outils didactiques

adéquats : des tableaux comparatifs, des graphiques, des cartes, des listes d’animaux et de

plantes « types » pour chaque environnement, des chronologies imagées.

− La pensée et la connaissance : il faut distinguer les traces qui permettent de dire si à telle époque

les Hommes ont eu recours à des pratiques qui nécessitaient inévitablement certaines

connaissances (par exemple la trépanation) et des sujets comme le langage ou l’intelligence sont

plus complexes à traiter. C’est sans doute cette complexité et peut-être l’absence d’éléments

suffisamment importants d’un point de vue quantitatif et qualitatif qui ont poussés les auteurs

des manuels à ne pas aborder ce thème. Toutefois, la multiplication des trouvailles et les

dernières avancées, notamment en génétique, invitent à développer une approche de la

Préhistoire au regard des sciences exactes qui peut s’avérer très riche pédagogiquement et

philosophiquement. Le croisement entre deux espèces (Néandertal et Homo sapiens) et leur

cohabitation pacifique permet indirectement d’aborder le vivre ensemble (le racisme,

l’acceptation de l’Autre, etc.) mais, il faut aussi pour cela être outillé pédagogiquement car un

sujet à l’origine « scientifique » peut très vite devenir socialement sensible.

− La religion et les croyances : il s’agit d’une question socialement vive surtout en ce début du

XXIe siècle ; c’est pourquoi, à notre avis, elle n’est pas traitée et laissée à l’appréciation des

enseignants. C’est regrettable car la distance créée par l’éloignement temporel entre la

Préhistoire et notre époque permet justement de rendre le sujet moins sensible aux enjeux du

présent.

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Thèse de doctorat/Philippe de Carlos/3-11-2015 - IV /Chapitre 1b   222  

Tableau 24 : les thèmes de la Préhistoire.

Manuels

Tem

ps

Chr

onol

ogie

Géo

grap

hie

Car

te

Evol

utio

n H

umai

ne

Nom

adis

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Palé

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Tech

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es

Out

ils O

bjet

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Arts

Rel

igio

n C

roya

nce

Pens

ée

Con

nais

sanc

es

Envi

ronn

emen

t Fa

une

Flor

e C

limat

Belin 2010 mini-frise 1 4 3 4 0,5 Belin 2013 1 2,5 1 5 0,5 Hatier 2002 2 1 4 4 Hatier 2009 2 1,5 2,5 3 1 Hatier 2011 2 1,5 4,5 3 1 1 Hatier 2014 1 2 2 1

Magnard 2004 mini-frise 2 1 Magnard 2010 2 mini-frises 1 1,5 1 Hachette 1996 1 1 1 1 Hachette 2004 2 mini-frises 2 1 3 2 Hachette 2007 4 4 6 0,5 5 6 0,5

Hachette 2010 5

Hachette 2013 2 mini-frises 2 3 4 x̄

nombre pages 0,54 2,13 0,71 2,54 3 0,31 0,23 0,04

4.3 L’archéologie et l’Histoire

Presque tous les ouvrages proposent en moyenne deux pages sur l’archéologie (tableau 24bis). Un

visuel pleine page montre en général des archéologues en train de fouiller. Les livres scolaires

présentent le travail de l’archéologue de façon sommaire (Magnard, 2010 et 2013 ; Belin, 2013 ;

Hatier, 2002, 2009 ; Hachette, 2013). L’édition de 2011 chez Hatier est assez détaillée, ce qui est

certainement à mettre en corrélation avec la contribution d’un archéologue dans l’élaboration de

l’ouvrage. C’est aussi le cas pour 2014, mais dans une moindre mesure car l’archéologue ne figure

plus dans l’équipe. Les éditions de Belin (2010) et de Hachette (2014) sont aussi très documentées,

bien que cette dernière mélange les contenus sur l’archéologue et l’historien, ce qui présente un

risque de confusion. Les pages qui traitent de l’archéologue et de l’archéologie sont généralement

suivies de deux pages sur le travail de l’historien et l’Histoire. Hachette a particulièrement investi la

question et propose même deux pages supplémentaires avec une méthode à l’intention des élèves

pour faire de l’histoire et de l’histoire des arts. Chez Hachette (2007), l’archéologie est présentée

comme une discipline auxiliaire à l’histoire et on retrouve en filigrane la vieille rivalité entre

historiens et archéologues (une représentation des auteurs historiens ?) : « Pour les périodes très

anciennes, ces sources sont rares ou inexistantes. L’historien utilise donc l’archéologie » (Hachette,

2007). Nous avons systématiquement interrogé élèves et enseignantes sur la différence entre un

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Thèse de doctorat/Philippe de Carlos/3-11-2015 - IV /Chapitre 1b   223  

archéologue et un historien, à l’oral à l’issue des passations de notre questionnaire classique, et

personne n’a été en mesure d’y répondre, ce qui confirme la pertinence du sujet. L’archéologie et

l’histoire sont des disciplines qui renvoient à des épistémologies spécifiques que les enseignants

devraient être en mesure de situer pour envisager la mise en œuvre de dispositifs didactiques, qui

s’inscriraient dans le cadre du modèle intermédiaire d’appropriation de l’histoire.

À partir des années 2000, on observe une rupture qui correspond dans les programmes à la nécessité

d’aborder « la connaissance par traces qui pour l’historien sont des sources ou des documents.

(…) En s'appuyant notamment sur les ressources locales, on approchera donc la Préhistoire par les

traces qu'elle a laissées, par la façon dont elles ont été découvertes et exploitées, les lieux où elles

sont conservées (sols d'habitats, restes humains et animaux fossiles, outils, représentations

pariétales et sculptées... » (B.O. hors-série n° 1 du 14 février 2002). Pour l’anecdote, les dinosaures

ne sont mentionnés que dans l’édition de 2014 chez Hachette pour prévenir toute confusion avec

des animaux qui n’appartiennent pas à la Préhistoire.

Tableau 24 bis: l’archéologie et l’histoire

Manuels Archéologie Recherche Dinosaures Histoire historien Faire de l'histoire

Belin 2010 2 2 Belin 2013 1 Hatier 2002 2 2 Hatier 2009 2 Hatier 2011 2 Hatier 2014 2 1 2

Magnard 2004 1,5 0 Magnard 2010 1 Hachette 1996 Hachette 2004 2 2 Hachette 2007 2 2 Hachette 2010 Edition Histoire des Arts

Hachette 2013 2 2 2 Moyennes nombre pages 1,5 0,08 0,92 0,15

La présence quasi systématique de pages sur l’archéologie alors que ce n’est pas le cas sur l’histoire

démontre que les auteurs des manuels ont conscience de la filiation inévitable entre la Préhistoire et

la discipline qui la fonde : l’archéologie. Nous ne partageons pas le point de vue de Pascal

Semonsut lorsqu’il affirme que l’archéologie dans les manuels est réduite à son expression

minimum (2013, p. 120-121).

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Thèse de doctorat/Philippe de Carlos/3-11-2015 - IV /Chapitre 1b   224  

4.4 Les marqueurs chronologiques scientifiques ou médiatiques

Nous avons mesuré la présence de certains termes pour estimer l’influence du savoir savant parmi

lesquels des noms de fossiles, de préhistoriens, de sites ou de films (voir tableau 25).

À l’exception de Magnard, le site de Tautavel est un sujet incontournable qui est traité selon les

manuels dès les premières pages (page 1 ou 2). De façon beaucoup

moins régulière y compris chez un même éditeur, le nom de son

découvreur, Henri de Lumley y est associé. La deuxième référence

majeure est celle de Lucy (3,2 millions d’années) dans la partie

évolution humaine. Cet australopithèque est présenté comme le

fossile emblématique des australopithèques et plus largement des

plus anciens hominidés, même si ce n’est plus le cas désormais.

Deux des treize manuels (Hachette 2007 et 2013) font d’ailleurs référence à Toumaï (7 millions

d’années) en même temps que Lucy. Abel (entre 3 et 3,5 milions d’années), un autre hominidé,

n’est mentionné qu’une seule fois, sans doute parce qu’il était redondant de mentionner un autre

australopithèque contemporain de Lucy. Le codécouvreur de Lucy en 1974, Yves Coppens, n’est

présent que dans l’édition de 1994 chez Hachette. On observe que le délai de transposition

didactique est très lent puisque Abel est découvert en 1995 et Toumaï en 2002. C’est même plus

lent pour les supports médiatiques puisque l’on retrouve une dizaine d’années plus tard chez Belin

(2013) et Hatier (2014) la même image extraite du film de L’Odyssée de l’espèce (voir figure 28)

de Jean Malaterre (2003).

Les archéologues sont quant à eux les hommes invisibles de la recherche : nous avons interrogé

élèves et enseignants en leur demandant de nous donner le nom d’un archéologue connu et d’un

historien. Les élèves n’ont pas été en mesure d’y répondre et les enseignants ont été tout au plus

capable de fournir le nom d’un historien mais jamais d’un archéologue.

Reste la dimension nationale de la Préhistoire. Sans aller jusqu’à dire comme Lucien Febvre qu’une

« histoire qui sert est une histoire serve »6, il n’en demeure pas moins que depuis les programmes de

2002, la préhistoire s’est nationalisée. C’est ainsi que les habitants de Tautavel sont devenus, dans

les titres même des chapitres, « Les premiers habitants de la France » (Hatier, 2002 et 2011 ;

Hachette, 2004, 2013). L’homme de Tautavel, un pré-néandertalien, anciennement européen (En

Europe, l’homme de Tautavel, Hachette, 1996) devient français et complète la filiation historique

en initiant la lignée des grands personnages nationaux. D’autres auteurs ont été un peu plus

prudents puisqu’ils ont choisis d’en parler, sans en faire un titre, en tant que « le plus ancien

habitant connu de la France » (Hatier, 2009) ou « le plus vieil habitant retrouvé en France », (Belin,                                                                                                                6 Leçon inaugurale à l’université de Strasbourg, 1919.

Fig. 28 – Belin, 2013 ; Hatier, 2014

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Thèse de doctorat/Philippe de Carlos/3-11-2015 - IV /Chapitre 1b   225  

2010). Belin (2010 et 2013) insiste en parallèle sur la dimension européenne en titrant « les

premiers hommes d’Europe » dans les chapitres sur l’évolution humaine. En dehors de la nécessité

de le situer géographiquement comme n’importe quel hominidé, est-il nécessaire d’en faire

l’habitant d’un pays particulier ? La formule n’implique-t-elle pas un glissement sémantique

presque automatique dont le résultat est la francisation anachronique d’un fossile ? Cela soulève la

question de la dimension universelle de la Préhistoire et l’exigence d’un discours pédagogique

d’accompagnement qui insistera sur une vision planétaire de cette période antérieure à l’Histoire.

Tableau 25 : les marqueurs chronologiques

Manuels

Hom

inid

é (L

ucy,

To

umaï

…)

Préh

isor

ien

(Cop

pens

, de

Lum

ley)

Taut

avel

Fran

ce

Que

sais

-je ?

Ody

ssée

Esp

èce

Transition

Belin 2010 2 x sédentarisation Belin 2013 de Lumley 2 1 x sédentarisation Hatier 2002 Lucy, Abel de Lumley 1 France outillage

Hatier 2009 1 x agriculture et artisanat

Hatier 2011 Lucy 1 France agriculture

Hatier 2014 2 4 x agriculture et artisanat

Magnard 2004 1 dolmens

Magnard 2010

découvreurs de Lascaux et Cosquer; de Lumley

1 dolmens

Hachette 1996 Lucy Coppens 1 Europe outil et objets Hachette 2004 Lucy 1 France 1 agriculture

Hachette 2007 Toumaï, Lucy de Lumley 1 premiers villages

Hachette 2010 dolmens menhirs

Hachette 2013 Toumaï, Lucy 1 France sédentarisation

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Thèse de doctorat/Philippe de Carlos/3-11-2015 - IV /Chapitre 1b   226  

5 Le genre

5.1 La terminologie

Les titres et les textes d’accompagnement des images sont très éloquents puisqu’ils ne parlent pas

de préhistoriques au pluriel ou d’ancêtres mais systématiquement d’« hommes préhistoriques » ou

d’« hommes de la Préhistoire » sans presque jamais utiliser une terminologie qui permettraient, au

moins, de contrebalancer l’idée qu’il n’y aurait que des hommes.

L’évolution de la terminologie chez Hatier est significative puisque l’on constate une évolution

régulière de l’édition de 2002 à 2011 et une rupture en 2014 :

- En 2002, les termes utilisés mentionnent les « hommes de Tautavel ».

- En 2009, il est question d’« habitants » et d’« êtres humains » ou d’« humains » et dans une

moindre mesure de « premiers peuples » : les « habitants de Tautavel ».

- En 2011, l’expression « premiers peuples » se généralise dans l’ensemble du manuel. La

notion de « peuple » a remplacé celle d’ « Hommes ».

- En 2014, on trouve indifféremment les expressions des années 2009 et 2011 : « les premiers

êtres humains », les « humains », les « peuples de la Préhistoire », « les chasseurs de

Tautavel » auxquelles s’ajoute une dimension plus planétaire avec les « différentes espèces

humaines » et « l’humanité ». Mais c’est surtout l’apparition de la « Femme » ! Le mot

totalement inexistant dans les éditions précédentes est mentionné à plusieurs reprises soit

seul, soit dans l’expression « les hommes et les femmes de la Préhistoire ». Il existe même

une demie page dédiée à la question du genre : « où sont les femmes préhistoriques ? ». Les

autres éditeurs ne sont pas préoccupés par la question du genre dans les manuels.

Chez Hachette, on observe une régularité dans l’usage du mot « homme ». De 1996 à 2014, il est

question des « hommes de la Préhistoire », des « premiers hommes », de « l’apparition de

l’Homme », de pré-humains (pas hominidé), « des hommes », « le premier homme homo habilis »,

« le premier homme français », « l’homme de Tautavel », « l’homme de Néandertal », « l’évolution

du crâne des hommes », « les premiers êtres humains », « les premiers hommes découverts » ou

lorsqu’il s‘agit d’un question de « qu’est-ce qu’un Homme ? ». L’édition « histoire des arts » de

2010 parle d’artistes, mais les auteurs arrivent à faire la performance de ne jamais parler de femme

y compris lorsqu’il s’agit de commenter la Dame de Brassempouy qualifiée de « visage humain » !

Chez Belin (2010 et 2013) toutes les mentions sont construites à partir du mot « homme » :

« premiers hommes », « anciens hommes », « l’homme de Néandertal », « hommes préhistoriques »

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Thèse de doctorat/Philippe de Carlos/3-11-2015 - IV /Chapitre 1b   227  

« homme de Tautavel », « l’évolution de l’Homme », « l’Homme préhistorique ». La notion

d’« hominidé » et les expressions « Les premiers hommes d’Europe » ou les « habitants de

Tautavel » apparaissent en plus en 2013.

Magnard (2004 et 2010) favorise comme Belin et Hachette une vision masculine de la Préhistoire :

« premiers hommes », « l’homme ou les hommes préhistoriques », « l’homme de Tautavel ».

Les manuels scolaires sont essentiellement construits textuellement autour d’une vision stéréotypée

de la différence des sexes.

5.2 L’iconographie

Il est aussi possible d’aborder la question du genre par l’intermédiaire des personnages qui sont

figurés dans les manuels (tableau 26). Un rapide comptage permet d’évaluer la proportion

d’hommes et de femmes quel que soit le type d’image et il est possible de constater que le sexe

féminin est toujours sous-représenté par rapport au sexe masculin. Le cas de Magnard (2004) est

particulier, car il s’agit de deux images d’archéologues, l’une contenant quatre femmes et l’autre un

homme.

Tableau 26 : la proportion hommes/femmes

Le genre

dans les

illustrations Bel

in 2

010

Bel

in 2

013

Hat

ier 2

002

Hat

ier 2

009

Hat

ier 2

011

Hat

ier 2

014

Mag

nard

200

4

Mag

nard

201

0

Hac

hette

199

6

Hac

hette

200

4

Hac

hette

200

7

Hac

hette

201

0

Hac

hette

201

3 Femmes 4 3 8 12 8 17 4 5 / 2 2 / 3

Hommes 8 15 21 18 20 20 1 15 / 8 12 / 13

% F vs H 50 20 38 67 40 85

33 / 25 17 / 23

Certains résultats nécessitent quelques commentaires et notamment un rééquilibrage des données

quantitatives par une analyse qualitative. Par exemple, dans l’édition de Hatier de 2014 (figures 29

et 30), les femmes peuvent apparaître

quantitativement légèrement moins

nombreuses que les hommes mais

qualitativement, le contexte du dessin

leur donne un rôle supérieur : elles

sont représentées sur l’ensemble des

Fig.30 - Hatier, 2014, p. 17 Fig.29 - Hatier, 2014, p. 10

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Thèse de doctorat/Philippe de Carlos/3-11-2015 - IV /Chapitre 1b   228  

chapitres et réalisent des actions qui sont généralement du ressort de l’homme comme la taille du

silex (voir figure 19) ou la fabrication du feu. La file indienne sur l’évolution présente deux femmes

sur quatre personnages dont une « Cro-Magnon ». En 2009, il y avait cinq personnages dont deux

femmes qui représentaient les deux premières espèces, Homo habilis et Homo ergaster : il y a donc

eu comme une sorte de rectification paritaire et un positionnement de la femme au sommet de

l’évolution. Dans certaines vignettes (voir figure 3) ce sont les hommes qui font la cuisine !

La version 2014 a très clairement fait le choix d’inverser les stéréotypes même si quelques images

les ont conservées comme celle de Tautavel.

L’appréciation du stéréotype ou du contre-stéréotype reste dépend du chercheur en l’absence de

normes et sans doute du fait de sa propre représentation sociale. Elles sont toutefois contextualisées

et explicitées par un texte sachant que nous avons considéré comme stéréotypée toute image visant

à positionner le sexe féminin dans un rôle d’infériorité et dévalorisant ou dans un espace intérieur et

le sexe masculin dans un rôle de supériorité et valorisant ou dans un espace extérieur : c’est le cas,

par exemple, de tous les visuels illustratifs fictifs sur Tautavel comme nous le verrons plus avant.

Certaines images peuvent être interprétées de façon variée comme chez Hatier (2009, p. 25) où la

position de la femme au premier plan, associée à la découpe d’un renne, vient rééquilibrer le groupe

d’hommes chasseurs qui arrive en arrière plan. Toutefois le type d’activité de cette femme et de sa

partenaire et la répétition de ce discours iconique, deux pages plus tard (Hatier 2009, p. 27),

donnent à cette image un caractère stéréotypé.

Au demeurant, l’ensemble des manuels propose une vision iconographique qualitativement et/ou

quantitativement stéréotypée hormis les photographies d’archéologues où l’on peut voir parfois plus

de femmes que d’hommes en train de réaliser la même action, à l’exception de l’édition de Hatier

de 2014.

Cette stéréotypie iconique s’ajoute à la stéréotypie textuelle et leur action conjointe ne peut que

contribuer au renforcement d’une représentation sociale basée sur la différence du rôle des sexes.

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Thèse de doctorat/Philippe de Carlos/3-11-2015 - IV /Chapitre 1b   229  

6 Les contenus thématiques 6.1 L’évolution humaine 6.1.1 La proposition scolaire

Nous avons localisé des lignées humaines dans neuf des treize manuels (Hatier, Hachette et Belin);

rien chez Magnard). À part les éditions Hatier (2002 et 2006)7 qui ne présentent pas Néandertal, on

trouve systématiquement Habilis, Erectus, Néandertal et Homo sapiens (voir tableau 27).

Tableau 27 : Les types de lignées humaines et d’homininés représentés

Type de lignée Homininés8 (avec les noms donnés dans les manuels avec l’orthographe d’origine)

manuels

File

Indi

enne

Com

parti

men

Tabl

eau

Can

oniq

ue

Aus

tralo

pith

èque

Hom

o ha

bilis

Hom

o er

gast

er

Hom

o Er

ectu

s

Néa

nder

tal

Hom

o sa

pien

s

Belin CE2 2010

x Australopithèque Homo habilis Homo

erectus Homme de Néandertal

Homo sapiens

(homme qui sait)

Belin C3 2013 x non Australopithèque Homo

erectus Homme de Néandertal

Homo sapiens

Hatier CE2 2002

x non Australopithèque Homo habilis Homo

erectus Homo sapiens

Hatier CE2 2009

x

Homo habilis

(homme habile)

Homo ergaster (homme artisan)

Homo erectus

(homme debout)

Homme de Néandertal

Homo sapiens (homme

sage)

Hatier C3 2011 x non Australopithèque Homo

habilis Homo erectus

Homo sapiens sapiens

Hatier El 2014 x /

Homo ergaster (homme artisan)

Homo erectus

(homme debout)

Homme de Néandertal

Homo sapiens (homme

sage) Magnard 2004 Magnard 2010

                                                                                                               7 Ces deux éditions proposent par contre, à chaque fois, des couples composés d’un homme et d’une femme. 8 Les homininés regroupent Homo et la ligné humaine.

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Thèse de doctorat/Philippe de Carlos/3-11-2015 - IV /Chapitre 1b   230  

(Tableau 27, suite) Hachette C3 1996

Hachette C2 2004 x

Homo habilis (habile)

Homo

Erectus (debout)

Homo sapiens

neandertalensis

(homme de Neandertal)

Homo sapiens sapiens

(homme de Cro-

Magnon) Hachette

Dos 2007

x oui Homo habilis (habile)

Homo erectus

(debout)

Homme de Néandertal

Homo sapiens

Hachette Arts 2010

Hachette CE2 2013

x Homo habilis (habile)

Homo erectus

(debout)

Homo neandertale

nsis (homme de Néandertal)

Homo sapiens

(homme de Cro-

Magnon)

Australopithèque n’apparaît que chez Belin (2010 et 2013) et Hatier (2002 ; 2006) mais la plupart

des manuels incluent une page sur les hominidés et parlent de Lucy et/ou de Toumaï (tableau 7).

Hachette a considéré dans l’édition de 2004 que l’australopithèque était un pré-humain et qu’à ce

titre, il n’avait pas à être dans le tableau de la lignée sous le titre « les premiers Hommes ». Un

paragraphe intitulé « Quand peut-on parler d’Homme ? » justifie ce choix, en prenant comme

critère les premiers outils, donc Homo habilis. Il en est de même pour les éditions de 2004, 2007 et

2013 (voir figure 31).

Fig.31 – Évolution du traitement de l’évolution humaine chez Hachette

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Pour Hatier, la question est plus compliquée et la position des auteurs varie selon les éditions. En

2009 et 2011, Toumaï et Lucy sont considérés comme des hominidés. En 2002, 2004 et 2013, les

restes de Lucy sont des « vestiges anciens d’humains » et les australopithèques dont elle fait partie

sont qualifiés de « premiers Hommes » ou de « premiers êtres humains ». Il n’y a donc pas de

consensus et l’on voit que les deux points de vue s’intercalent dans le temps. Après les

australopithèques, toutes les éditions à l’exception de celle de 2002 traitent les espèces qui suivent

comme faisant partie des humains : « les premiers Hommes » (2004), « les premiers êtres humains

(2009 et 2011) et « les différentes espèces humaines » (2013). En 2002, l’australopithèque faisait

partie de la généalogie. Tous les manuels insistent sur la bipédie et l’origine africaine de l’humanité,

certains sur l’évolution du cerveau (Hachette, 2007 et Belin, 2010). (voir figure 32)

Fig. 32 - Hachette 2007

Le visuel de 2002 est donc modifié et l’australopithèque disparaît en 2011 (voir figure 33).

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Les éditions de 2009 et de 2014 de Hatier ont proposé en plus ergaster (une femme) tandis que

l’édition de 2014 a remplacé son Homo sapiens « homme » par une Homo sapiens (figure 34).

Chez Belin, on trouve une page dédiée à l’australopithèque considéré comme un hominidé dans

l’édition de 2013, également chez Hatier et Hachette. Une seconde page est dédiée à habilis et aux

migrations puis ce n’est qu’en troisième page que la lignée humaine apparaît avec erectus,

Néandertal et Homo sapiens décrits comme les premiers européens. En 2010, Belin propose un récit

alterné d’images et en 2011 une vision linéaire (voir figure 35)

Fig.33 – Évolution du traitement de l’évolution humaine chez Hatier

Fig.34 – Évolution du traitement de l’évolution humaine chez Hatier

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Des divergences apparaissent quant à la façon de nommer l’homme de Néandertal et Cro-Magnon

chez Hachette : Homo sapiens neandertalensis et Homos sapiens sapiens en 2004 deviennent Homo

neandertalensis et Homo sapiens en 2007. À partir de 2003, les scientifiques ont considéré que

Néandertal et sapiens étaient deux espèces9 distinctes : Homo neanderthalensis et Homo sapiens.

Cette position n’a pas toujours été retranscrite dans les manuels et certains ont continué à les

présenter comme deux sous-espèces (Hachette, 2004 et 2013), alors que dans d’autres manuels, les

uns ont préféré la solution d’évitement en utilisant le nom français « Homme de Néandertal » et le

terme Homo sapiens et/ou Cro-Magnon. Chez Hatier (2002), les auteurs distinguent Homo sapiens,

l’ancienne version, et Homo sapiens sapiens, nous, la version « définitive » depuis 40000 ans. Cette

distinction ne sera pas reprise qu’en 2011 et le manuel utilisera Homo sapiens sapiens pour qualifier

Cro-Magnon contrairement aux autres éditions (2002, 2009 et 2011). Pour compliquer les choses, la

notion d’espèce distincte décidée à partir de 2003 est battue en brèche depuis 2010 (Neanderthal

genome project) avec les preuves de croisement entre les deux types d’hommes, ce qui tend à

revenir vers l’hypothèse de deux sous-espèces. On voit la difficulté que peuvent rencontrer les

manuels scolaires à suivre les aléas du débat scientifique. Le principe de la science est qu’elle est

évolutive et soumise au consensus de la communauté scientifique. Ce qui est intéressant par rapport

à notre propos, c’est le positionnement des auteurs des manuels et le discours qu’ils choisissent

finalement de proposer aux enseignants et aux élèves qui n’ont pas l’expertise pour contrôler la

validité des théories proposées. En effet, de nombreux enseignants n’ont vu la Préhistoire qu’au

cours de leur scolarité, lorsqu’ils étaient élèves de cycle 3, s’ils n’ont pas choisis des études

d’histoire ou d’archéologie10. Un discours officiel composite et flou de la représentation de

l’évolution humaine dans le savoir enseigner ne peut pas générer une représentation claire chez

                                                                                                               9 « Les espèces sont des groupes de populations naturelles, effectivement ou potentiellement interfécondes, qui sont génétiquement isolées d’autres groupes similaires », Ernst Mayr (1942). À cette définition, il a ensuite été rajouté que cette espèce doit pouvoir engendrer une progéniture viable et féconde. 10 Pour s’en convaincre, il suffit de consulter le forum des enseignants du primaire : http://f2007orums-enseignants-du-primaire.com/topic/202581-la-prehistoire-enseignee-seulement-en-primaire/

Fig.35 – Évolution du traitement de l’évolution humaine chez Belin

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Thèse de doctorat/Philippe de Carlos/3-11-2015 - IV /Chapitre 1b   234  

ceux censés la transmettre, à des élèves dont les représentations ne sont pas plus claires sur le sujet.

Nous observons une certaine confusion et des variations dans les positions des auteurs d’un manuel

à l’autre, y compris chez un même éditeur.

Nous constatons à travers les images, le passage progressif d’un homme courbé à une position

verticale mais les types de représentations varient selon trois modèles distincts : la file indienne, le

compartimenté et le tableau.

- La file indienne « typique » est un système linéaire où l’on voit les personnages de profil

marcher de gauche à droite. Elle n’apparaît que dans l’édition de 2007 chez Hachette et

subit une modification chez Hatier (2009 ; 2014) puisque les personnages sont présentés de

face. Le manuel Belin (2013) ne propose que trois personnages plus ou moins de face mais

la file est superposée à une file de trois outils : le titre « l’évolution de l’homme » apparaît

au-dessus du titre « le perfectionnement des outils ». Ce dessin associe progrès technique et

« progrès » dans l’évolution. Il faut d’ailleurs « nommer dans l’ordre chronologique » les

espèces chez Hatier (2009). Le tout est proposé dans un sens de lecture occidental, de la

gauche vers la droite, ce qui européocentrise la lignée humaine.

- Mais la file indienne peut se retrouver de façon insidieuse sous la forme d’un « tableau »

(Hachette, 2004 et 2013) : elle apparaît alors verticalement, du haut vers le bas et non pas du

bas vers le haut, comme en archéologie (en général ce qui est plus vieux est plus profond)

contrairement à ce que l’on aurait pu s’attendre. Il s’agit d’un système stratigraphique.

- Le troisième type de présentation, « compartimentée », consiste à montrer des vignettes avec

des textes, ce qui rompt avec la vision linéaire dessinée tout en le restant : ces vignettes

constituent une sorte de récit qui suit la linéarité du texte.

Avec le temps les personnages sont plus grands, quantitativement et qualitativement, mieux vêtus et

armés : la caillou (parfois rien), le biface, le bâton, l’épieu, la lance et le

harpon (exceptionnellement, la peinture, chez Belin en 2010). Le choix des objets, qui sont

principalement des armes, questionne. Le propulseur n’est jamais associé à l’Homme moderne alors

qu’il est plus caractéristique de cet Homme que le harpon. Habilis et erectus sont nus et poilus.

Hatier et Hachette indiquent la taille des différents ancêtres : ces dimensions varient selon les

manuels. On note pour les manuels de Belin (2010) et Hachette (2007) une frise de crânes. Dans le

manuel des éditions Belin, le cerveau est figuré à l’intérieur avec la question : « Que remarques-tu

sur le cerveau des premiers hominidés ? ».

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Thèse de doctorat/Philippe de Carlos/3-11-2015 - IV /Chapitre 1b   235  

Dans les deux illustrations, on observe

que la taille du crâne (et du cerveau)

augmente au fur et à mesure que l’on

avance vers l’Homme moderne (voir

figure 36). Les textes qui sont accolés

font clairement référence à l’idée d’un

progrès linéaire associé à l’évolution

du cerveau11 : plus le crâne est gros,

plus le cerveau l’est aussi et plus l’homme est intelligent et progresse. Cette présentation rappelle

celle des outils dans l’autre manuel du même éditeur.

Chez Hachette (2007), les auteurs demandent sous la forme de questions si « Homo habilis et Homo

erectus ont pu se rencontrer ?», de

même pour erectus et sapiens. Sur la

page suivante un arbre mixte (linéaire,

stratigraphique et buissonnant) est

proposé (figure 37). Étant donné que la

réponse attendue semble être non

puisque dans la réalité ils ne sont pas

contemporains et que l’arbre indique

que ce n’est pas le cas, ces questions sous entendent une vision linéaire de l’évolution. Les

différentes éditions précisent également que l’homme ne descend pas du singe, mais qu’ils ont un

ancêtre commun. Aucun manuel n’aborde le fait que l’histoire évolutive de l’Homme s’inscrit dans

celle plus globale des primates.

Par contre, l’iconographie utilisée (reconstitution simiesque de Lucy) suggère indirectement une

relation Homme-animal et en particulier au singe, même si les textes ne vont pas dans ce sens.

                                                                                                               11 Belin CE2 2013 : « La taille du cerveau des hommes préhistoriques n’a cessé d’augmenter. Il est possible que cette augmentation explique l’élaboration d’objets de plus en plus performants. En perfectionnant leurs outils, ils ont pu améliorer leurs conditions de vie. Ils ont également développé des talents artistiques » (p. 19).

Fig. 37 - Hatier, 2007, p. 18

Fig. 36 - Belin, 2010, p. 19

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Thèse de doctorat/Philippe de Carlos/3-11-2015 - IV /Chapitre 1b   236  

Plusieurs remarques peuvent être réalisées à la suite de ces observations :

- Du point de vue du contenu :

o Les auteurs des manuels ne sont pas clairs sur la définition de ce qu’est un Homme ou un

humain. Sur ce point, Hachette a le mérite d’avoir clarifié sa position et même si elle est

discutable, elle peut justement servir à problématiser la question à travers des critères

comme : la bipédie, les outils, la tradition technique, le langage et le cerveau.

o Les lignées sont à géométrie variable selon les manuels : elles incluent des homininés

différents. Certains disparaissent, d’autres apparaissent. Cette situation favorise le manque

de clarté inhérent à la complexité du sujet.

o La terminologie employée est floue et composée d’une multitude de termes utilisés comme

synonymes. Seul le terme « espèce » est expliqué. Celui de « genre » n’apparaît jamais. Le

processus de scolarisation s’est totalement éloigné de ses références scientifiques pour

rendre un contenu accessible aux élèves : il a sacrifié la rigueur scientifique.

o Les données scientifiques ne sont pas présentes : la relation entre les espèces Néandertal et

Homo sapiens, l’existence de contemporanéités entre espèces, la variété des espèces elles-

mêmes et leur relation cladistique et non plus généalogique ne sont pas prises en compte

dans les manuels y compris les plus récents. Les représentations didactiques de l’évolution

ne sont pas rigoureuses d’un point de vue épistémologique.

- Du point de vue graphique :

o Une vision linéaire, du passé (gauche) vers le présent (droite) : un sens.

o Une linéarité associée au progrès (avec les outils et les crânes) : une direction orientée vers

le futur.

o Un francocentrisme voire un eurocentrisme

o Un anthropocentrisme

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6.1.2 Modèle KVP Si nous reprenons le modèle KVP de Clément et que nous modélisons les analyses, nous obtenons

le schéma suivant (figure 38) :

- Les connaissances sont :

o Des connaissances non actualisées : les différentes espèces d’homininés ne sont pas toutes

représentées

o Absence de référence épistémologique : la représentation de l’évolution humaine est

toujours construite sur une relation généalogique et non pas phylogénétique (relation de

parenté à partir de caractères homologues) alors que c’est plus le cas dans le secondaire. Le

contenu du manuel ne s’inscrit pas dans une épistémologie de la Préhistoire et des sciences

de la nature.

o Des contenus non eurocentrés (point positif) : des ancêtres communs, les hominidés Toumaï

et Lucy. Approche non raciste (pas de hiérarchie de races comme fin XIXe et début XXe).

o Ascendance animale non remise en cause : l’évolution humaine s’inscrit dans celle du règne

animal.

 

Fig. 38 – Modèle KVP « évolution humaine »

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- Les représentations faisant obstacle à l’émergence des connaissances sont :

o Une conception monocentriste : origine africaine, un continuum génétique, une unité de

l’espèce humaine.

o Une conception linéaire finaliste et simplificatrice : pas de coexistence d’homininés, pas

d’évolution buissonnante, pas d’arbres cladistiques. Le temps de l’évolution est une

chronosophie : un temps orienté. C’est aussi une conception téléologique de la causalité : un

temps déterminé.

o Une conception raciste : en terme de hiérarchisation avec des inférieurs et des supérieurs (du

courbé au droit, du poilu à l’habillé, du sans outil à l’outil, du sans domicile au bien logé...).

o Une conception évolutionniste simpliste : bipédiste et cérébrale par transformation et

amélioration successive. Transmission des caractères acquis (Lamarckisme) ; une vision

généalogique constituée d’ancêtres et de descendants.

- Les valeurs sont :

o La supériorité de l’homme moderne

6.1.3 Conclusion « évolution humaine »

L’évolution humaine est depuis le XIXe siècle un sujet très sensible et le reste très largement en ce

XXIe siècle, car il touche aux valeurs et en particulier aux conceptions religieuses et mythologiques.

Cela explique peut-être l’absence à des références historiques et en particulier à Darwin tout en

s’inscrivant dans la théorie de l’évolution. D’un point de vue épistémologique, les représentations

linéaires, stratigraphiques, compartimentées ou mixtes (Hachette, 2007) s’opposent à la conception

phylogénétique de l’évolution humaine. Les concepts devraient être expliqués et les élèves initiés à

la construction d’un arbre phylogénétique, ce qui les aiderait à déconstruire et reconstruire leurs

représentations et pourquoi pas à accéder au concept de l’évolution humaine en mosaïque. Toujours

d’un point de vue épistémologique, les différentes formes graphiques sur l’évolution doivent être

interrogées dans le rapport qu’elles impliquent entre chronologie et chronosophie : comme

l’exprime Cariou (2012, p. 141), « Il s’agirait d’articuler la construction de la chronologie à la

production de sens par la chronosophie ».

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6.2 Le temps 6.2.1 La proposition scolaire

Dans les manuels scolaires, le temps préhistorique est appréhendé concrètement sous plusieurs

formes graphiques :

o Des frises chronologiques : une bande orientée vers la droite avec des dates (frise simple) ou

comprenant des images (frise illustrée). La plupart du temps il s’agit de mini-frises,

disposées au début d’un chapitre pour situer dans le temps le propos. Chaque mini-frise

positionne les événements qui sont décrits dans la page. Une frise synthétique est

généralement proposée en début de chapitre.

o Des « lignées » (voir thème précédent) : suite linéaire d’humains, de crânes ou

d’objets situés dans le temps. Elles peuvent se présenter en file indienne, en tableau ou de

manière compartimentée.

o Des arbres de l’évolution (voir thème précédent) : il n’en existe qu’un seul (Hachette, 2007).

Les manuels des éditions Hatier ne comportent aucune frise, une seule carte et des lignées

humaines. L’édition Hachette de 2007 intègre tout. Tous les autres ouvrages contiennent des frises

selon l’éditeur ou l’année d’édition : des lignées (sauf Magnard) et/ou des cartes du monde (Belin,

2010 et 2013 ; Hatier, 2014 ; Hachette, 2007). Les frises présentent des périodes, des hommes

préhistoriques, des événements et des objets. Ils sont parfois mélangés (figure 39).

Fig.39 - Belin, 2010, p. 1

Le choix des faits préhistoriques12 varie selon les auteurs, selon des critères qui ne sont pas clairs

(figures 40 et 41). Quelle différence existe-t-il entre les « premières sépultures » et les « premières

tombes » (Belin, 2010) ? Qu’est-ce qu’un biface « bien taillé » (Hachette, 2013) ? Et quel intérêt

didactique cela a-t-il ?

                                                                                                               12 Nous entendons par « fait préhistorique » les périodes, les hommes, les événements et les objets présents dans les frises.

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Fig.40 - Belin 2010, p. 25

Fig.41 - Hachette, 2013, p. 21

Certaines frises se suivent sur deux pages distinctes comme chez Belin pour l’évolution humaine,

sans que l’on puisse être certain que les élèves soient en capacité de faire le raccord. D’autres ont

une forme d’accordéon pour comprimer le temps (figure 41). Nous ne sommes pas non plus sûrs

que cet artifice soit compréhensible.

Toutes ces chronologies soulèvent de nombreux problèmes :

- Le mélange des catégories d’informations : humains, dates, périodes, événements, objets…

- Le mélange des échelles : une frise de même taille correspond à des durées différentes.

- La compression du temps : l’artifice de l’accordéon.

- Le travail d’association entre plusieurs frises requiert des prérequis.

- La succession linéaire des faits préhistoriques : l’uniformité du temps empêche de l’envisager

dans sa diversité.

- Les critères de choix des dates et des faits préhistoriques : discutables d’un point de vue

scientifique mais aussi d’un point de vue didactique.

- L’orientation de gauche à droite : vision occidentale.

- La direction du temps : une flèche.

Les frises ne permettent pas :

- Une lecture à la fois diachronique et synchronique.

- De figurer des faits préhistoriques contemporains (la simultanéité).

- De figurer les cycles et surtout les régressions.

- De comprendre ce qu’est une échelle.

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La division de la Préhistoire en deux périodes, le Paléolithique et le Néolithique, figure sur les frises

mais elles ne permettent pas de penser la diversité. Le manuel propose plusieurs chapitres dont les

« premiers Hommes », Tautavel » et Homo sapiens (Cro-Magnon). Chaque chapitre renvoie a des

réalités très distinctes de la Préhistoire qui ne sont pas reflétées dans la frise mais compactées dans

un seul et unique Paléolithique : les divisions chronologiques de la Préhistoire (Paléolithique

archaïque, ancien, moyen et récent) sont ignorées. Le Paléolithique est aussi divisible en

temporalités, c’est-à-dire en sous-périodes basées sur le concept de cultures13 qui n’existent pas

dans les manuels. Il existe donc une contradiction entre un temps figuré et synthétique et un temps

discursif et expliqué

On observera que d’un point de vue épistémologique, le temps préhistorique s’est construit sur la

base du temps géologique (datation relative) d’une part et puis des techniques issues de sciences

exactes (datations absolues) d’autre part. Aucune de ces notions ne figure dans les manuels. Une

chronologie préhistorique aurait pu être dessinée verticalement, orientée du bas vers le haut, en

référence au travail de l’archéologue et à la stratigraphie, puis ponctuée de dates absolues

pertinentes du point de vue scolaire. La culture scolaire pourrait s’inspirer d’une épistémologie de la

Préhistoire.

6.2.2 Modèle KVP

                                                                                                               13 Pour ne citer que les principales du Paléolithique récent : Chatelperronien, Aurignacien, Gravétien, solutréen, Magdalénien.

Fig. 42 – Modèle KVP

appliqué au « temps »

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Thèse de doctorat/Philippe de Carlos/3-11-2015 - IV /Chapitre 1b   242  

− Les connaissances sont :

o Absence de références épistémologiques.

o Représentation occidentale du temps.

o Absence de connaissances ou de justification sur la pertinence des faits préhistoriques

proposés.

− Les représentations faisant obstacle à l’émergence des connaissances sont :

o Conception linéaire : pas de cycle, pas de simultanéité, pas de régression.

o Conception orientée : une direction qui correspond au chemin emprunté par le progrès,

évolutif, technique, artistique…

o Conception compactée : une longue durée sans temps long et des temps brefs

anecdotiques.

o Conception synthétique : des contenus de natures diverses sont concentrés sur une ligne

temporelle ce qui rend la lecture complexe, voire impossible.

− Les valeurs sont :

o Le progrès dirigé : le temps a une direction (vers la droite et vers le futur)

o Le progrès continu : le déroulement du temps est synonyme de continuité.

− Les pratiques sociales sont :

o Le métier d’enseignant-chercheur : les auteurs/éditeurs des manuels ont une pratique

sociale du temps et de la chronologie qui est celle de leur métier d’enseignants/historiens

et non pas de préhistoriens. Ils transposent dans les ouvrages leur conception, sans saisir

les limites du public, auquel ils s’adressent en terme de compétences et de capacités et

sans prendre en compte la spécificité et la complexité du temps préhistorique qu’on ne

peut traiter comme un temps historique. La Préhistoire est un temps mobile et l’Histoire

un temps immobilisé. La prise de la Bastille a bien eu lieu le 14 juillet 1789 car cela est

précisément attesté par des documents. Ce n’est pas le cas de la bipédie ou de

l’invention de l’outil ou de l’art qui dépendent des trouvailles et qui sont donc situées de

façon provisoire. L’invention de l’outil est plus ou moins située dans le temps et elle

l’est temporairement puisqu’elle dépend des avancées de la recherche comme l’actualité

récente14 en témoigne. Le temps archéologique est un temps de durée, c’est-à-dire un

temps accumulatif où, dans l’espace, se conserve les différentes temporalités du passé.

C’est un temps de mémoire. Ce n’est pas un temps linéaire mais cyclique. Les vestiges

                                                                                                               14 « On a découvert les plus anciens outils du monde » (Rachel Mulot, 20 mai 2015) : http://www.sciencesetavenir.fr/archeo-paleo/20150415.OBS7280/on-aurait-decouvert-les-plus-anciens-outils-au-monde.html

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Thèse de doctorat/Philippe de Carlos/3-11-2015 - IV /Chapitre 1b   243  

ne sont pas les témoins du passé mais ceux d’une mémoire du passé : les traces (Laurent

Olivier, 2008).

6.2.3 Conclusion « temps »

Selon d’Augier et Tutiaux-Guillon (2004), 72 % des enseignants d’histoire à l’école élémentaire

disent suivre la continuité chronologique, 39 % construire une frise chronologique, 29 % affirment

que la chronologie des événements humains est, avec l’étude des progrès de l’humanité (21 %), un

caractère important de l’étude de l’histoire. Le manuel scolaire sur la Préhistoire n’est pas

différent : il laisse une place importante à la chronologie et favorise une vision linéaire associée à

l’idée de progrès. La prise en compte de la spécificité du temps pré-historique mais aussi de son

aspect multidimensionnel inscrit à la fois dans la très longue durée, le temps long et le temps court,

qui devraient être mis en avant. Une conception linéaire, orientée, compactée, synthétique et

finaliste du temps ne permet pas aux élèves de construire le temps préhistorique.

6.3 Le climat et la flore 6.3.1 La proposition scolaire

Le climat est inexistant dans les manuels : une seule référence (Hatier, 2014) spécifie qu’il fait

froid. La question est soit éludée, soit contournée en disant que les hommes préhistoriques

s’abritent dans les grottes durant les « nuits d’hiver ». Les dessins qui reconstituent la vie des

hommes dans leur habitat (souvent une grotte) ne permettent pas d’identifier le climat en fonction

du paysage, de la flore ou le type de vêtements porté par les préhistoriques. Dans tous les manuels,

les préhistoriques sont vêtus à la « Tarzan ». Seul Tautavel (qui n’appartient pas au Paléolithique

supérieur) est présenté sous plusieurs climats différents : froid-neige (Hatier, 2002, 2011 et 2014),

tempéré-printemps (Belin, 2010 et 2013) et tempéré-froid ou indéterminé (Hatier, 2009 et Hachette,

2007). Cela s’explique par la longue durée de l’occupation du site qui a vu plusieurs climats se

succéder15. Cette succession de climats a été traduite dans un document « Pour le maître »16 par

« L’environnement de l’homme de Tautavel est celui d’un climat plus froid qu’aujourd’hui. La

végétation et la faune sont curieusement mélangées17 d’espèces de climat froid et d’espèces de

climat tempéré : castors, chevaux, moutons, éléphants, lions, panthères… ». Le terme

                                                                                                               15 « Une vallée couverte de sapins sous un climat très froid et très humide, des steppes arides lors des périodes froides et sèches, des forêts ou garrigues pendant les réchauffements ». http://www.culture.gouv.fr/fr/arcnat/tautavel/fr/env_clim_acc.htm 16 Ce document nous a été fourni par un enseignant qui l’utilisait dans son cours mais malheureusement sans la référence. 17 Souligné par nous. Le mouton est un animal domestique !

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« curieusement » est très étonnant et témoigne soit du manque de connaissance des auteurs soit d’un

manque de rigueur : les deux sont préjudiciables à une représentation de la Préhistoire qui devrait

être construite sur les témoignages archéologiques existants. La majorité des animaux présentés

sont de climat froid tandis que la flore est la grande absente des manuels scolaires.

6.3.2 Modèle KVP

− Les connaissances sont :

o Absence d’informations scientifiques sur le climat : l’homme préhistorique semble vivre

dans un monde virtuel puisque jamais décrit.

o Un environnement à la fois ressource et problème : il est vu sous l’angle des besoins

(alimentaires et habitat) ou des problèmes (froid et sécurité).

− Les représentations faisant obstacle à l’émergence des connaissances sont :

o L’anthropocentrisme empêche le développement d’une représentation éco-systémique.

Le discours tourne autour de l’homme.

Fig. 43 – Modèle KVP « climat - flore »

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o L’opposition homme/nature entrave la possibilité de mesurer le poids de l’action

anthropique sur le milieu ; limite l’empathie nécessaire à la protection de

l’environnement.

o L’absence d’informations sur les variations climatiques ne permet pas de faire un lien

avec la diversité de la faune et de la flore dans le temps. Elle enferme dans un continuum

espace-temps où les arbres et les animaux sont indistinctement mélangés.

− Les valeurs sont :

o Les aléas du climat : l’homme subit le climat. Il doit s’adapter au temps météorologique

qu’il ne peut pas contrôler.

− Les pratiques sociales sont :

o Le changement climatique : les auteurs et les éditeurs ont inévitablement une pratique

sociale du changement climatique. Ce sujet étant socialement sensible, il est possible

qu’ils aient décidé de ne pas le traiter.

6.3.3 Conclusion « climat et flore »

Les auteurs des manuels conservent une vision cloisonnée qui ne leur permet pas de considérer

conjointement environnement et Préhistoire et donc de relier éducation pour l’environnement et

éducation au patrimoine. D’un point de vue épistémologique, la représentation anthropocentrée de

l’homme préhistorique interfère avec une conception scientifique pluridisciplinaire qui étudie

l’homme en tant que partie d’un écosystème. L’absence du climat (et de la flore) dans les manuels

scolaire nous semble par ailleurs préjudiciable au potentiel pédagogique, que pourrait avoir ce

thème au regard des enjeux environnementaux contemporains. L’absence de connaissances sur la

question climatique laisse le champ libre aux seuls supports qui en parlent indirectement : les

visuels. Elle laisse aussi le champ libre aux représentations sociales que les élèves ont acquises à

travers leur pratique sociale du « problème » climatique contemporain.

6.4 La faune 6.4.1 La proposition scolaire

Nous nous sommes intéressés aux textes et aux images relatifs à la faune et au climat de la

Préhistoire. Sur les treize ouvrages, nous avons répertorié quarante-trois références comprenant au

total 128 animaux cités pour 27 espèces différentes dont 65,12 % sous la forme de photographies,

25,58 % de textes et 13,95 % de dessins. Les animaux sont mentionnés de façon totalement inégale

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dans le cadre de chapitres qui traitent du mode de vie ou de l’activité de la chasse. À l’exception de

Magnard, les éditeurs ont une moyenne de 10,5 animaux différents par ouvrage (tableau 28).

Tableau 28 : nombre d’animaux par éditeur.

Éditeur Animaux Ouvrages Moyenne

Belin 21 2 10,5

Hatier 42 4 10,5

Hachette 52 5 10,4

Magnard 13 2 6,5

Lorsque les représentations sont des photographies de peintures rupestres et des textes sur

Tautavel, l’éditeur associe systématiquement la date au nom du site préhistorique mentionné

(95,28 %). Ce n’est jamais le cas pour un texte seul. Seuls trois ouvrages proposent une frise ou une

carte pour situer ces sites dans le temps et l’espace. Du point de vue quantitatif, 62,96 % des

animaux sont mentionnés moins de 4,7 fois, ce qui correspond à la moyenne des mentions par

animal. Si l’on prend cette moyenne comme point de repère, dix animaux sont particulièrement

récurrents (tableau 29) : le bison et le cheval, suivis du renne, du mammouth et de l’auroch. Ce sont

tous des animaux de climat froid ou de montagne à l’exception du cerf et du rhinocéros (de prairie).

Tableau 29 : les types d’animaux toutes époques confondues. bison cheval renne mammouth auroch cerf rhinocéros bouquetin chamois mouflon

19 16 12 10 9 7 7 5 5 5

Si l’on supprime tous les animaux associés à Tautavel, puisque cette période ne correspond pas à

l’homme de Cro-Magnon (tableau 30), il reste quatre-vingt-dix animaux (23,43 % de perte). La liste

des principaux animaux cités est remarquablement identique aux cinq premiers animaux de la liste

générale, ce qui nous interroge.

Tableau 30 : les types d’animaux au Paléolithique supérieur. cheval bison auroch mammouth renne

14 14 9 8 7

Il n’y a jamais de vraies photographies d’animaux, ce qui ne donne pas aux élèves la possibilité de

se confronter à une vraie représentation, à l’exception des éditions Belin : des images réalistes du

renne, du cerf, du cheval, du bison au rhinocéros accompagnent l’homme de Tautavel (2010, p. 20).

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Thèse de doctorat/Philippe de Carlos/3-11-2015 - IV /Chapitre 1b   247  

On retrouve ces mêmes images avec en plus l’ours, le félin (lionne), l’auroch et le bouquetin dans la

page sur l’art pariétal pour montrer les animaux peints (2013, p. 17). Si les deux manuels sont

utilisés en classe, les mêmes animaux sont mangés par Tautavel et peints par Cro-Magnon…

L’auroch et le bison, très proches, sont surreprésentés visuellement par rapport aux autres : 8

photographies et 1 dessin sur neuf mentions pour l’auroch, 8 peintures et 1 dessin sur dix-neuf

mentions pour le bison. À l’inverse, sur les dix mentions de mammouth on trouve 2 peintures

préhistoriques et 1 dessin, le reste étant du texte. 60 % des références sont produites par Hatier

(2002, 2009, 2011 et 2014). Le poisson apparaît de façon anecdotique, souvent associé à

l’utilisation du harpon et exclusivement chez Hatier (2002). Enfin, le renne, qui est l’animal le plus

chassé du Paléolithique supérieur n’apparaît que de façon secondaire : dans les visuels à condition

de le reconnaître, parmi d’autres images d’animaux sans qu’un statut particulier lui soit conféré.

Certains éditeurs n’hésitent pas par ailleurs à reprendre presque intégralement leurs contenus

comme c’est le cas pour Hatier (2002, 2006 et 2009), Hachette (1996, 2004, 2013) ou Magnard

(2004, 2010), ce qui crée un véritable continuum dans la représentation chez plusieurs générations

d’élèves.

6.4.2 Le modèle KVP

Fig. 44 – Modèle KVP « faune »

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Thèse de doctorat/Philippe de Carlos/3-11-2015 - IV /Chapitre 1b   248  

Les connaissances sont :

o Mélange d’animaux d’époques et de climats différents : à Tautavel et de Tautavel

(450 000) aux grottes ornées (entre 32 000 et 10 000). Cela laisse supposer un mélange

des représentations chez les élèves et une confusion sur le climat qui pouvait régner à la

Préhistoire.

o Absence de situation chronologique pour la faune : les textes proposent des listes

d’animaux sans les contextualiser, les dater ou les localiser, ce qui peut signifier des

difficultés de représentations liées au temps et à l’espace. La faune d’un

australopithèque, d’un erectus ou d’un Cro-Magnon n’est pourtant pas la même.

o Liste réduite d’animaux « principaux » : le bison, le cheval, l’auroch et le mammouth

sont les animaux principalement proposés aux élèves. Seuls Hatier et Belin proposent

d’autres types d’animaux comme des poissons (brochet et saumon), le castor ou le

lièvre, ce qui dénote chez ces éditeurs une volonté d’élargir la représentation de la faune

de cette époque et de ne pas la restreindre à quelques exemples.

o Absence du climat associé aux animaux : les variations de température, l’avancée de

l’inlandsis ne sont jamais mentionnées. Or les considérations climatiques ont été un

facteur dans l’immigration des populations préhistoriques ce qui permet de comprendre

pourquoi Homo sapiens arrive en Europe vers 35 000 ans. Même les ouvrages les plus

récents ne mettent pas en perspective les questions environnementales, sujet pourtant

fondamental et d’actualité.

− Les représentations faisant obstacle à l’émergence des connaissances sont :

o Représentation banale de la faune préhistorique : une préhistoire pauvre d’un point de

vue environnemental.

o Représentation réduite à des animaux emblématiques : une préhistoire mythologique où

l’homme est associé au mammouth

o Représentation anthropocentrée : l’homme est le centre du discours du manuel et les

animaux n’interviennent que pour illustrer le propos lorsqu’il s’agit de parler de son

régime alimentaire.

o L’opposition homme/nature : l’homme pour survivre doit chasser et c’est un rapport de

nécessité et de dangerosité qu’il entretient avec les animaux (à l’exception de l’art).

− Les valeurs sont :

o L’animal ressource : les manuels présente la faune d’un point de vue utilitaire. Les

animaux sont chassés pour l’alimentation humaine. Les environnements naturels

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Thèse de doctorat/Philippe de Carlos/3-11-2015 - IV /Chapitre 1b   249  

préhistoriques (ils sont variés) ne sont pas présentés, encore moins dans une perspective

écologique.

6.4.3 Conclusion « faune »

Tout comme le climat, les auteurs des manuels conservent une vision cloisonnée qui ne leur permet

pas de considérer conjointement faune et Préhistoire et donc de relier éducation pour

l’environnement et éducation au patrimoine. Ils restent enfermés dans une vision homme/animal

utilitariste : l’animal en tant que ressource. Les manuels scolaires ne parlent que de la faune

chassée, c’est-à-dire destinée à l’alimentation de nos ancêtres. À l’exception de Tautavel, tous les

exemples sont hors-sol : mal situés chronologiquement et spatialement, absence du climat et de la

flore, mélange d’animaux, préférences et répétitions dans les images proposées. Le renne qui est

l’animal le plus consommé du Paléolithique supérieur (Magdalénien) en Europe occidentale aurait

pu servir d’exemple, puisque la chaîne opératoire est parfaitement connue. Cela aurait permis de

relier l’homme à la notion d’écosystème à travers une approche systémique, en faisant appel à une

discipline connexe comme la géographie : les zones de résidences saisonnières (concept de

nomadisme) et les matières premières (silex, animaux, coquillages, plantes, etc.).

6.5 Les objets 6.5.1 La place prépondérante des objets dans les manuels

Les manuels scolaires laissent une place importante aux objets préhistoriques et plus

particulièrement aux armes et aux outils au détriment d’objets comme les instruments de musique

(loisirs ou rituels) ou la parure, cette dernière catégorie ayant été particulièrement étudiée (Taborin,

2004). Sur les treize manuels que nous avons analysés, les objets peuvent occuper jusqu’à 50 % de

l’ensemble du contenu du manuel pour la période du Paléolithique avec une moyenne située autour

de 28 %. Ce tiers « technique » comprend les différents types d’outils ainsi que la fabrication du

feu. Les outils seuls représentent 26 % du contenu. Si nous ajoutons à cela les pages consacrées, à la

fois aux premiers outils et aux hominidés ou à l’évolution humaine puisque ces deux thèmes sont

souvent réunis, la proportion dédiée aux objets atteint les 30 %.

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Thèse de doctorat/Philippe de Carlos/3-11-2015 - IV /Chapitre 1b   250  

6.5.2 De quels objets parle-t-on ?

Les manuels contiennent en tout 102 objets (7,8 objets en moyenne) répartis sur seize types. Les

armes et les outils regroupent à eux seuls 83,32 % des

objets des manuels. Un œil averti remarquera que l’arc est

un anachronisme (Hatier, 2002, 2006 et 2009) et que la

hache (Belin, 2013) en pierre est discutable. En ce qui

concerne le feu, cinq éditeurs illustrent la façon dont il est

fabriqué. Les cinq représentations par percussions (Hatier,

2002 et 2006 ; Hachette, 2007 et Belin 2013) sont fausses

puisqu’elles montrent deux silex ou deux pierres alors que

cette technique nécessite l’utilisation d’un silex et d’une

marcassite ou d’une pyrite (figure 45). Les dessins ne sont

pas accompagnés par des explications (Belin et Hachette)

où lorsqu’elles existent (Hatier), elles sont fausses : « Ils

ont sans doute découverts comment produire une étincelle

en frottant deux pierres » (Hatier, 2002, p. 26 et 2006, p. 13).

Les six représentations du feu par friction proposent soit la méthode par forage à la main soit par

sciage ou frottement. Aucune n’est attestée archéologiquement, mais elles le sont toutes par

l’ethnologie.

Un certain nombre d’objets apparaissent (tableau 31) de façon épisodique (en vert) comme le

collier, le burin, la scie dentelée, le perçoir et le racloir : la majorité se trouve dans l’édition

Hachette de 2007 qui est la seule à proposer jusqu’à dix objets différents.

Tableau 31 : les catégories d’outils dans les manuels scolaires de 1996 à 2014.

Les  outils  dans  les  manuels  scolaires  

 Parure/loisirs   Outils   Armes   Feu  6  (5,88  %)   40  (39,21  %)   45  (44,11  %)   11  (10,8  %)  

flûte  (5)   biface  (10)   lampe  (8)   harpon  (16)   propulseur  (10)   bois-­‐feu  (6)  

parure  (1)   galet  (7)   aiguille  (5)   pointe  (12)   lame  (3)   silex-­‐feu  (5)       racloir  (4)   perçoir  (3)   arc  (3)   hache  (1)      

   scie  dentelée  (2)   burin  (1)  

           

Fig.45  -­‐  Hatier,  2002-­‐2006  

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Thèse de doctorat/Philippe de Carlos/3-11-2015 - IV /Chapitre 1b   251  

Le galet et le biface (en jaune), assimilés dans les manuels aux premiers hommes préhistoriques,

constituent 42,5 % de leur catégorie. Le biface est l’objet emblématique des périodes anciennes de

la préhistoire bien que cet outil ait été l’objet d’une fabrication cyclique tout au long de cette

période. Parmi les objets restants et bien représentés six sont dans notre questionnaire de

caractérisation (orange) et ils représentent 49 % des objets des manuels (loisirs, 5,49 % ; outils,

13,18 % ; armes, 28,58 % ; feu, 54,54 %). La pointe est très présente et parfois associée à l’arc.

6.5.3 Comment ces objets sont-ils présentés ?

Chaque éditeur applique une formule que l’on se retrouve dans chaque nouvelle édition. C’est ainsi

que l’on peut voir chez Hatier, de 2002 à 2014, une mise en exergue du propulseur dès les

premières pages (voir figures 46 à 49).

Fig. 46 - Hatier, 2002, p. 21 Fig.47 - Hatier, 2009, p. 20

Fig.48 - Hatier, 2011, p. 8 Fig.49 - Hatier, 2014, p. 5

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Thèse de doctorat/Philippe de Carlos/3-11-2015 - IV /Chapitre 1b   252  

Tous les manuels présentent par ailleurs une page (parfois deux) d’objets alignés ou côte à côte

(voir figure 50). Ils sont généralement accompagnés d’un dessin de démonstration qui illustre leur

mode d’utilisation. Les questions posées aux élèves ne nécessitent pas beaucoup de réflexion :

décrire, classer, donner la fonction et en déduire les activités.

Chez Hachette (2004 et 2013), le propulseur apparaît en tant qu’objet préhistorique sur une page

puis sous la forme d’un dessin de démonstration sur une autre page. Il existe donc une certaine

redondance pour cet objet. Ce peut être aussi le cas du harpon, que l’on peut trouver en tant

qu’objet, sous la forme d’un dessin de démonstration puis dans des scènes où l’on voit une femme

(et pas un homme) pêcher avec cet outil (Hatier, 2002, 2006 et 2009) ou, ce qui est très rare, sur une

vraie photographie avec un Esquimau (hachette, 2007). Il faut noter que dans les neuf manuels qui

présentent une lignée humaine, Homo sapiens (Cro-Magnon) tient à cinq reprises un harpon (c’est

une femme chez Hatier en 2014).

Fig.50  -­‐  Hatier,  2011,  p.16  

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Thèse de doctorat/Philippe de Carlos/3-11-2015 - IV /Chapitre 1b   253  

En dehors des outils et des armes, la lampe et la flûte ont un traitement particulier. La flûte apparaît

dans le chapitre « art » chez Hatier (2006 et 2009) et Belin (2013), de façon anecdotique chez

Hachette (2004) et associé à l’enterrement des morts chez Belin (2013). Sur les huit illustrations de

lampes, seulement trois la proposent en tant qu’objet avec son mode d’utilisation. Les autres

représentations sont figurées dans les scènes de peinture préhistoriques en grotte, mais ne sont pas

le propos de l’illustration. Enfin, les aiguilles ne sont présentées que dans cinq manuels mais très

bien illustrées et expliquées chez Hachette (2007) et Belin (2013).

6.5.4 Ces objets sont-ils situés dans le temps ?

Belin (2010 et 2013) propose une frise chronologique d’outils (voir figure 51) sur le modèle de la

file indienne pour l’évolution humaine. Chaque objet est associé à une date et à un type d’homme

préhistorique.

En 2013, la frise d’outils est juste sous celle de la lignée humaine (voir figure 52) et une question du

manuel incite à faire un rapprochement entre les deux. Le souci est que le troisième outil (tout

comme le cinquième outil de la figure 51) correspond au Néolithique ce qui peut créer des

confusions et que les auteurs auraient pu, si c’était l’objectif sélectionner des objets considérés

comme des fossiles directeurs18. Les deux frises sont orientées (flèches) vers la droite et datées :

chronologie et chronosophie sont totalement imbriquées.

                                                                                                               18 Le fossile directeur est un concept majeur en Préhistoire. C’est un objet typique, dont les caractéristiques permettent une identification rapide et l’établissement d’une datation.

Fig.51  -­‐  Hachette,  2010,  p.28  

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Thèse de doctorat/Philippe de Carlos/3-11-2015 - IV /Chapitre 1b   254  

En 2015, la représentation qui consiste à associer au temps une notion de progrès technique linéaire

et déterministe continue d’exercer son influence y compris chez les chercheurs en SHS comme le

montre l’utilisation récente du visuel ci-dessous (voir figure 53) par la récente Maison des Sciences

de l’Homme-Alpes à Grenoble pour faire la promotion des nouvelles méthodes de recherche. On

notera la relation faite entre l’évolution des méthodes et l’évolution personnelle du chercheur… qui

n’est pas sans rappeler, celle entre les outils préhistoriques et nos ancêtres !

Fig.52  -­‐  Hachette,  2013,  p.  8  

Fig.53  –  MSHAG  

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Thèse de doctorat/Philippe de Carlos/3-11-2015 - IV /Chapitre 1b   255  

On retrouve d’ailleurs le modèle jusque dans les documents officiels de l’Éducation

nationale19 avec en filigrane le mot « évolution » (voir figure 54) :

 

6.5.5 Modèle KVP

                                                                                                               19 http://www ».ac-nancy-metz.fr/IENToul/spip.php ?rubrrique64 (Consulté le 10/05/2014).

Fig. 55 – Modèle KVP « objets »

Fig.54–  IEN  Toulouse  :  enseigner  l’histoire  en  cycle  3  

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Thèse de doctorat/Philippe de Carlos/3-11-2015 - IV /Chapitre 1b   256  

− Les connaissances sont :

o Mélange d’époques différentes : Paléolithique et Néolithique. Cette confusion (il en était

de même avec les enterrements) ne favorise pas chez les élèves une représentation claire

et distincte de ces deux périodes.

o Non-pertinence des objets sélectionnés : pas forcément des fossiles directeurs.

o Présence limitée d’objets en os, en bois ou en ivoire : aiguilles, flûtes, harpon.

− Les représentations faisant obstacle à l’émergence des connaissances sont :

o Une conception linéaire finaliste et simplificatrice : le progrès technique.

o Une conception évolutionniste simpliste : le progrès est dû à une transformation et une

amélioration successive. Transmission des techniques acquises (Lamarckisme) ; une

vision généalogique des outils.

o Réductionnisme :

§ Réduction des objets à deux catégories principales (outils et armes) et à quelques

exemples types dans ces catégories : propulseur, harpon, pointe, racloir. Les

objets liés aux loisirs, aux rituels, à la parure ou autres sont quasiment

inexistants.

§ Les objets, et en particulier les outils sont considérés chronologiquement en

dehors de toute dimension culturelle. D’un point de vue épistémologique, la

vision « catalogue » de l’objet a laissé place aux concepts de « culture », de

« courant culturel » et même de « technocomplexes20 » totalement ignorés dans

les manuels. Les techniques de tailles ne sont même pas évoquées alors qu’elles

sont caractéristiques de périodes et même de certaines espèces (le débitage

Levallois pour Néandertal par exemple).

− Les valeurs sont :

o Une conception techniciste : les objets

− Les pratiques sociales sont :

o La boîte à outils : pour les auteurs, les objets sont perçus à travers leur fonction utilitaire,

comme le contenu d’une boîte à outils. C’est souvent l’analogie qui est faite avec cette

pratique sociale pour appréhender les outils préhistoriques.

                                                                                                               20 Ensemble de groupes ayant des productions techniques apparentées.

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Thèse de doctorat/Philippe de Carlos/3-11-2015 - IV /Chapitre 1b   257  

6.5.6 Conclusion « objets »

Les objets constituent un thème très important quantitativement et qualitativement dans la partie du

manuel consacrée au Paléolithique. Ils apparaissent dans des chapitres spécifiques, tout en se

retrouvant pour certains répartis dans les illustrations d’autres chapitres. C’est un thème

particulièrement invasif. Nous avons noté la présence de plusieurs objets anachroniques. Le

propulseur, le harpon et la fabrication du feu, sont les plus proposés. D’une édition à une autre, la

plupart des éditeurs reprennent les mêmes images et ne diversifient pas leur proposition cantonnant

la Préhistoire à quelques objets stéréotypés, comme pour les animaux. La proportion donnée à

certaines armes et à certains outils ne permet pas d’imaginer la présence d’autres objets pourtant

nombreux en dehors de l’aiguille et de la flûte (la parure n’apparaît qu’une seule fois). Le savoir à

enseigner privilégie sans conteste une vision techniciste articulée autour des activités de subsistance

(le propulseur pour chasser, le racloir pour nettoyer les peaux des animaux tués). Cela ne fait que

renforcer l’idée que l’homme préhistorique devait lutter pour survivre. D’un point de vue

didactique, les objets peuvent être travaillés à travers la typologie, ce qui permettrait d’exercer le

raisonnement analogique tout en abordant la question du temps : l’objet-repère (un fossile directeur,

une date), la périodisation (le temps associé à l’objet et l’objet en tant que rupture technique), la

simultanéité et le cycle (un même objet chez deux cultures préhistoriques différentes ; l’abandon et

la réapparition de l’objet dans le temps). Ils peuvent aussi faire l’objet d’une problématisation avec

par exemple, l’élaboration d’un questionnement à partir du « bâton percé »21 ce qui donne la

possibilité de comprendre ce que peut être un processus d’interprétation et les différentes

hypothèses qui peuvent surgir. Enfin, le manuel est une description d’objets qui s’inscrit souvent

dans une vision linéaire et progressiste des traces matérielles dans la lignée du XIXe siècle

(Mortillet, Classification de l'âge de la pierre, 1872). La conception linéaire de l’évolution

technique renvoie à la vision linéaire de l’évolution humaine, à laquelle elle est intimement associée

par de nombreux auteurs. Cela ne peut que renforcer chez les élèves l’élaboration d’une

représentation téléologique.

                                                                                                               21 La « bâton percé » anciennement appelé « bâton de commandement » (ce qui dénote d’une certaine représentation des préhistoriens de l’époque), est un objet dont la fonction est inconnue. Il est fabriqué à partir d’un bois de renne et comporte un (exceptionnellement deux) gros trou. Il est orné.

«  Baton Lartet MHNT PRE .2010.0.1.2 Seul noir  » par Didier Descouens — Travail personnel. Sous licence CC BY-SA 3.0 via Wikimedia Commons -

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6.6 Les attitudes 6.6.1 La proposition scolaire

Par « attitudes », nous entendons la posture (droit/courbé), le comportement (violent/doux), le

physique (poilu/nu/vêtement/nous-ressemble) et les aptitudes (intelligent/idiot/courageux/habile).

Pour aborder la question des attitudes, nous sommes obligés de puiser dans l’ensemble de

l’iconographie des manuels scolaires, car il n’existe pas a proprement parlé un chapitre ou un

paragraphe dédié aux attitudes des hommes et des femmes préhistoriques. Toutes les images

illustratives fictives présentent sur une ligne du temps qui va du plus ancien au plus récent, des

individus courbés, poilus et nus qui se redressent petit à petit, qui s’habillent de mieux en mieux et

qui perdent leurs poils. Au final Cro-Magnon apparaît sans poils et très bien vêtu (figures 56 et 57).

Le comportement agressif et idiot (voir figure 58) semble plutôt le fait des anciens hominidés alors

que Cro-Magnon est toujours représenté à son avantage. Les Cro-Magnon sont souriants, ce qui

n’est pas le cas des autres, par exemple ergaster (voir figure 589).

Fig.56  -­‐  Hatier,  2002,  p.  23   Fig.57  -­‐  Hatier,  2002,  p.  23  

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Thèse de doctorat/Philippe de Carlos/3-11-2015 - IV /Chapitre 1b   259  

Quant à Néandertal, son visage ressemble à celui d’un

lépreux (voir figure 59).

Les représentations des prédécesseurs d’Homo sapiens sont péjoratives.

Selon l’époque représentée, les différences entre les sexes sont assez importantes. Les éditions

Hatier (2014) sont celles qui ont ajouté le plus de nouvelles illustrations. Cela s’explique par le fait

que cette éditions a particulièrement insisté sur les contre-stéréotypes : l’homme à la cuisine, la

femme à la taille du silex et à la fabrication du feu. Elles sont associées à un encadré spécifique qui

aborde la question de la relation entre les activités et le sexe. Les illustrations de Cro-Magnon

restent minoritaires par rapport à ses prédécesseurs et notamment Tautavel, ce qui est étonnant.

Peut-être les auteurs ont-ils pensé que les Cro-Magnon étant comme nous, il n’était pas nécessaire

de les illustrer. Cette idée de ressemblance est-elle acquise chez les élèves ? Nous n’en sommes pas

certains. L’aspect physique n’est pas abordé en tant que sujet (anatomie, taille, dimorphisme sexuel,

couleur de la peau, des yeux et des cheveux, etc.). Au mieux, certains éditeurs font quelques

observations sporadiques ou proposent une comparaison simpliste à partir d’un crâne et d’une tête

dessinée ou deux crânes (Hachette, 2007). La seule façon pour les élèves de se représenter les Cro-

Magnon, à condition toutefois de ne pas mélanger les images d’époques différentes, est de se

reporter aux illustrations qui sont proposées. Ces dessins présentent de nombreuses erreurs : taille

des individus, couleur de peau et des cheveux, posture, caractère simiesque ou pas, type de

vêtements. La question de l’intelligence figure à travers les illustrations des crânes et les contenus

qui apparaissent de façon explicite dans les chapitres dédiés aux outils en proposant une vision

linéaire du progrès. Cro-Magnon est un artiste et l’inventeur de presque tous les beaux objets du

Fig.58  -­‐  Hatier,  2002,  p.  2    

Fig.59  -­‐  Hatier,  2014,  p.  23  

Fig.  60  -­‐  Hatier,  2014    (AO  de  Malaterre)  

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Thèse de doctorat/Philippe de Carlos/3-11-2015 - IV /Chapitre 1b   260  

manuel, ce qui démontre indirectement sa supériorité, car les différents contenus associent

l’évolution technique et l’art à Homo sapiens. Les hommes et les femmes sont représentés en

artistes dans les grottes.

Toute l’iconographie des ouvrages relie aux personnages, de façon implicite, des types de

physiques, des postures, des vêtements, des aptitudes et, d’une manière plus générale, des attitudes.

6.6.2 Modèle KVP

                           − Les connaissances sont :

o Aucun fondement scientifique : les attitudes qui sont proposées dans les manuels ne sont

que des partis pris.

− Les représentations faisant obstacle à l’émergence des connaissances sont :

o Stéréotypes sur les rôles des sexes : femme passive/homme actif ; femme-

d’intérieur/homme d’extérieur ; homme travail/femme nourricière.

o Stéréotypes sur l’homme/singe : ils sont caractérisés par des oppositions de types

homme ancien courbé/homme récent droit ; homme ancien-poilu/homme récent

imberbe ; homme ancien nu/homme récent vêtements ; homme ancien idiot/homme

récent intelligent. Ces stéréotypes confèrent à l’homme moderne une supériorité sur nos

prédécesseurs et le reste du règne animal.

Fig. 61 – Modèle KVP « attitudes »

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Thèse de doctorat/Philippe de Carlos/3-11-2015 - IV /Chapitre 1b   261  

− Les valeurs sont :

o Sexisme : une vision de l’homme supérieur à la femme.

− Les pratiques sociales sont :

o Socialisation différenciée : les auteurs/éditeurs véhiculent les valeurs de leur société.

6.6.3 Conclusion « attitudes »

Au final, le discours sur la posture (droit/courbé), le comportement (violent/doux), le physique

(poilu/nu/vêtement/nous-ressemble) et les aptitudes (intelligent/idiot/courageux/habile) de Cro-

Magnon transparaissent dans les manuels scolaires de façon implicite. Une grande partie de ce type

de contenu est absente et le reste est porté de façon allusive par des textes et des illustrations que les

élèves doivent décoder22. Il n’y a donc aucun discours construit, ce qui laisse la place aux

représentations sociales. Il ne faut pas perdre de vue que les enseignants sont souvent amenés à

utiliser plusieurs manuels (pas toujours de la même année et souvent anciens) ou un manuel et des

documents complémentaires, qui peuvent être contradictoires dans leur expression textuelle ou

imagée comme c’est le cas, dans ceux que nous avons étudiés. Cette confusion iconographique ne

facilite pas le travail de représentation de l’élève.

6.7 Les actions 6.7.1 La proposition scolaire

Nous sommes intéressés aux images susceptibles de présenter des hommes et des femmes de Cro-

Magnon du Paléolithique Supérieur en action. L’ensemble des manuels contient 26 dessins

d’actions, ce qui est très peu. Les ouvrages étant tous structurés autour de la présentation d’un

Paléolithique ancien puis récent, nous avons analysé les « actions » sur ces deux périodes pour les

comparer.

 

En ce qui concerne Paléolithique récent, les actions majoritaires tous sexes confondus sont divisés

en deux groupes (tableau 32) avec d’un côté les activités artisanales ou de subsistance (orange) et

de l’autre les activités de la vie quotidienne (vert). Du point de vue du sexe, la chasse et le feu sont

spécifiques à l’homme (tableau 33) tandis que ce sont la cuisine et s’occuper des enfants qui sont

particuliers à la femme (tableau 34). La peinture et la chasse sont les activités prépondérantes chez

l’homme tandis que ce sont la peinture et la cuisine chez la femme. L’activité « peinture » est

                                                                                                               22 Le traitement graphique, que nous n’avons pas traité, car ce n’est pas l’objet de notre travail, joue aussi un rôle important dans la réception de l’image chez l’élève.

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Thèse de doctorat/Philippe de Carlos/3-11-2015 - IV /Chapitre 1b   262  

toutefois davantage masculine car, dans les représentations des manuels le nombre d’hommes

surpasse le nombre de femmes.

Tableau 32: Les actions de l'homme et de la femme préhistorique dans les manuels scolaires.

Peinture   Chasse   Pêche   Taille  Silex   Cuisine   Cueillette   Feu   S'occuper  enfants  

10   3   3   3   3   2   1   1  

38,46  %   11,54  %   11,54  %   11,54  %   11,54  %   7,69  %   3,85  %   3,85  %  

Tableau 33 : Les actions de l’homme préhistorique dans les manuels scolaires.

Peinture   Chasse   Taille  Silex   Pêche   Feu   Cueillette  

6   3   2   1   1   1  

23,08  %   11,54  %   7,69  %   3,85  %   3,85  %   3,85  %  

 

Tableau 34 : Les  actions  de  la  femme  préhistorique  dans  les  manuels  scolaires.  

Peinture   Cuisine   Pêche   Taille  Silex   Cueillette   S'occuper  enfants  

4   3   2   1   1   1  

15,38  %   11,54  %   7,69  %   3,85  %   3,85  %   3,85  %  

 

La guerre, commander, éduquer les enfants et voyager sont des actions qui ne sont pas traitées pour

la Préhistoire et qui sont par ailleurs, difficiles à illustrer. On remarque toutefois, que plusieurs

dessins montrent des hommes en train de réaliser une action pendant que les femmes sont passives

ou errent dans le campement sans rien faire (Hachette, 2004). Dans le même ordre d’idée, le

paraître appartient au sexe féminin (la femme est vêtue d’une jolie robe chez Hatier, 2002, p. 23)

tandis que l’homme est associé à une action (il porte des armes et mange devant elle sans lui faire

grand cas alors qu’elle le regarde).

Le Paléolithique ancien concerne la représentation des premiers hommes et de l’Homme de

Tautavel (voir tableau 35). À titre de comparaison, la peinture est bien évidemment absente mais la

cueillette aussi, ce qui n’aurait pas dû être le cas. La chasse (activité masculine) est l’activité  

principale avec celle de s’occuper des enfants (activité féminine). Elles sont suivies de la découpe

de la viande et de la taille du silex. La pêche n’est présente que chez les premiers hommes et la

découpe de la viande n’est pas représentée pour le Paléolithique supérieur.

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Thèse de doctorat/Philippe de Carlos/3-11-2015 - IV /Chapitre 1b   263  

Tableau 35 : Les actions de l’homme préhistorique y compris Tautavel dans les manuels scolaires.

Chasser  S'occuper  

des  enfants  

Découper  

un  animal  

Tailler  le  

silex  Pêcher  

Racler  une  

peau  

Faire  

du  feu  

9   6   6   5   2   2   1  

 

Un seul ouvrage (Hatier, 2014) propose un encart sur le rôle des femmes à l’époque de la

Préhistoire. Il y est mentionné, que les femmes assuraient la survie au quotidien par l’exercice de la

chasse du petit gibier, la cueillette et la pêche (tandis que les hommes s’occupaient du gros gibier à

cause de la force physique nécessaire) et, à ce titre, qu’elles « exerçaient peut-être l’autorité sur le

groupe » car la chasse au gros était plutôt hasardeuse, alors qu’elles assuraient la subsistance de

tous les jours. Cette vision rappelle exactement la théorie féministe américaine des années 70 et de

Binford23 !

6.7.2 Modèle KVP

                                                                                                               23 Peter Gray, Schnitzler’s Century, 2001, p. 40-42.

Fig. 62 – Modèle

KVP « actions »

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− En terme de connaissances :

o Aucun fondement scientifique : les actions qui sont proposées dans les manuels ne sont

que des partis pris. Le fait de procréer et d’allaiter, oblige la femme à plus de sédentarité

mais n’implique pas que certaines activités comme peindre, faire le feu ou tailler le silex

soient masculines.

− Les représentations faisant obstacle à l’émergence des connaissances sont :

o Stéréotypes des rôles des sexes : on trouve deux dimensions stéréotypiques

intérieur/extérieur et passif/actif. Les femmes sont représentées dans des grottes ou dans

les campements alors que les hommes s’illustrent à l’extérieur. Les femmes ont des

attitudes plus passives qu’actives alors que c’est l’inverse chez les hommes. Les femmes

participent davantage aux activités domestiques que les hommes qui pratiquent la

chasse. Les femmes sont identifiables au rôle féminin et particulier de mère (donner à

manger aux enfants) alors que les hommes ont des rôles techniques plus valorisés

(chasser, faire le feu, tailler le silex).

− Les valeurs sont :

o Le sexisme : une vision de l’homme supérieur à la femme.

− Les pratiques sociales :

o Socialisation différenciée : les auteurs/éditeurs vont sciemment à contrecourant des

valeurs de leur société.

6.7.3 Conclusion « actions »

L’école, à travers les manuels scolaires, joue un rôle important dans la socialisation différenciée des

sexes. Les auteurs des manuels scolaires et les éditeurs y participent (à l’exception de l’édition de

Hatier de 2014) la plupart du temps inconsciemment, eux-mêmes victimes d’une socialisation

différenciée (pratique sociale).

Il ne nous semble pas évident que les enfants puissent faire, a posteriori, le tri dans les images qui

leur sont présentées et nous émettons l’hypothèse que c’est une représentation globale qui en

définitive reste chez les élèves : elle est construite autour des activités numériquement majoritaires

des manuels, eux-mêmes largement influencés par le phénomène socialisation différenciée et donc

empreints de stéréotypes. Mais

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6.8 L’art

L’art occupe une place très importante dans les manuels scolaires puisqu’il correspond en moyenne

à 30 % de la partie sur le Paléolithique. On trouve des pages explicatives et une page avec une

scène fictive.

6.8.1 Les illustrations fictives

Sur les treize manuels, 724 présentent des personnages du Paléolithique supérieur en train de réaliser

des peintures dans une grotte : les reconstitutions fictives sont des pleines pages. Les vêtements sont

très variés : chaussures, bottes, pantalons, pagnes, tuniques, jupes… La plupart des personnages ont

les bras à l’air (alors que dans une grotte, il fait froid et humide) et certains, mais dans une moindre

mesure, les pieds et les jambes nus. Le type de vêtement permet souvent de différencier les sexes. Il

y a beaucoup plus d’hommes (15) que de femmes (6). Un enfant est parfois présent, ce qui est

attesté scientifiquement. On perçoit chez Hatier, une évolution dans le traitement de la stéréotypie

des rôles des sexes puisque l’image de 2014 reprend la structure des images de 2002 et de 2011

mais remplace les peintres masculins par des peintres féminins. Ce phénomène a déjà été observé

précédemment pour cette édition sur le thème de l’évolution. Des légendes complètent les dessins

en précisant les techniques et le matériel utilisé. Chez Belin, l’homme peintre illustre la lignée

humaine, tandis que c’est la femme peintre qui figure dans la partie art du manuel et, en 2013 la

femme disparaît !

6.8.2 Les pages explicatives

Dans les pages explicatives, les animaux peints régulièrement proposés sont les taureaux, bisons,

chevaux et quelques mammouths, cerfs ou bouquetins. L’édition de 2007 chez Hachette fournit un

tableau comparatif entre animaux peints et animaux réellement tués, pour témoigner du fait qu’il

n’existe pas de lien entre les deux, ce qui est intéressant. Belin (2013) propose de son côté des

représentations réalistes d’animaux pour permettre aux élèves de faire le rapprochement avec ceux

qui sont peints. Ils sont associés aux principales grottes ornées : Lascaux (30,23 %), Chauvet

(16,27 %), Pech-Merle (9,3 %), puis de façon très ponctuelle Niaux, Altamira, Cosquer, Zubialde,

Lazaret, le Roc aux Sorciers et le Tuc d’Audoubert. Lascaux, découverte en 1940, est souvent la

seule référence dans un manuel et, lorsque d’autres sites sont mentionnés, elle occupe l’essentiel de

la place dans le chapitre sur l’art avec l’illustration la plus importante. Nous observons, que des

                                                                                                               24 Sur les 9 dessins, 3 sont repris dans différentes éditions (Belin 2002/2013 ; Hatier 2002/2006), ce qui fait qu’il n’y a que 6 dessins différents.

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sites majeurs comme Cosquer ou Chauvet, mis au jour en 1992 et 1994 n’apparaissent dans les

manuels, que très tardivement à partir de 2002 pour Chauvet (Hatier) et 2004 pour Cosquer

(Hachette). C’était aussi le cas pour les marqueurs chronologiques scientifiques et médiatiques

(p. 224). La grotte de Pech-Merle, pourtant découverte dans les années 50, reste marginalisée ; elle

est surtout utilisée pour ses chevaux pommelés ou sa main négative. Les exemples étrangers sont

très exceptionnels ce qui confine l’art préhistorique à un espace et à un discours franco-français.

L’art dans les manuels est prioritairement de la peinture puis de la sculpture. La sculpture est soit

représentée par les objets mobiliers chez Hatier (les « vénus » de Brassempouy et Villendorf) soit

du modelage chez Hachette, mais cela n’est pas présenté comme tel pour les bisons du Tuc

d’Audoubert. Le propulseur peut aussi être pris comme un exemple de sculpture (Hachette, 2010 ;

Belin, 2013). La gravure est mentionnée dans le texte et très exceptionnellement représentée. Tous

les exemples des manuels sont situés spatialement et chronologiquement.

6.8.3 La symbolique

Des explications sur l’art sont avancées dans sept des treize manuels. Elles apparaissent dans un

petit encadré de quelques lignes, qui interroge de façon très prudente et très sommaire, sur la

possibilité de relier les peintures à de la magie ou à un rituel (Magnard et Hachette) ou des

« croyances religieuses » chez Hatier (2002 et 2011). Aucun ouvrage ne montre en exemple de

signes peints alors qu’ils constituent quantitativement la plus grande partie de l’art pariétal sauf

chez Hachette (2010) mais il s’agit d’une édition spéciale « Histoire des Arts ». Le sujet semble

gênant et difficile à traiter pour les auteurs d’autant qu’il fait polémique dans la communauté

scientifique.

Hachette est le seul éditeur à associer de façon explicite Homo sapiens à l’art. Le terme « art » n’est

d’ailleurs jamais expliqué. L’art préhistorique dans les manuels est un art décrit et technique :

− Décrit : « Quels animaux sont représentés sur cette paroi ? Quelles couleurs sont utilisées ? »

(Hachette, 2007, p. 29) ; « Décris la peinture rupestre » (Hatier, 2011, p. 20).

− Technique : « Ils traçaient les contours des dessins en gravant ou en peignant » (Hatier, 2009,

p. 29) ; « Ils fabriquaient eux-mêmes leur peinture : le noir avec du charbon » (2002, p. 33).

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Thèse de doctorat/Philippe de Carlos/3-11-2015 - IV /Chapitre 1b   267  

6.8.4 Modèle KVP

− Les connaissances sont :

o Connaissance descriptive et technique.

− Les représentations faisant obstacle à l’émergence des connaissances sont :

o Conception réductionniste : l’art est surtout de la peinture, au mieux de la sculpture. Les

objets mobiliers en os, en bois ou en ivoire sont presque oubliés comme les flûtes ou,

jamais mentionnés comme les bâtons-percés, les baguettes à décor géométrique, les

pendeloques, les rondelles et les coquillages gravés. Mais aussi certains objets en silex

comme les feuilles-de-laurier.

o Conception de la génération spontanée : l’art apparaît subitement vers 35 000 ans avec

Cro-Magnon. Les manuels n’abordent jamais la surprenante finitude de cet art

notamment pour les exemples les plus anciens comme Chauvet (32 000 ans). Cette

conception empêche ;

§ D’imaginer une apparition progressive de l’art notamment pariétal.

§ De concevoir d’autres supports alternatifs notamment périssables.

§ D’envisager que d’autres hommes comme Néandertal aient pu faire de l’art.

Fig. 63 – Modèle KVP « art »

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− Les valeurs sont :

o Culture patrimoniale : dans les manuels, l’art préhistorique répond essentiellement à une

finalité patrimoniale : « connaître notre héritage historique, assimiler le patrimoine

politique et culturel de la France » (JO du 2 mars 1995), la « construction d’une

mémoire sociale et nationale » (B.O. hors-série n° 1 du 14 février 2002) et le

développement « d’une culture humaniste qui contribue à la formation de la personne et

du citoyen (B.O. hors-série n° 3 du 19 juin 2008). Il est illustratif.

− Les pratiques sociales sont :

o L’art pour l’art : nous supposons que les auteurs/éditeurs savent que l’art pour l’art

n’existe pas à la Préhistoire. Pourtant, l’approche esthétisante des illustrations sans

problématisation sur le sens de cet art ne peut que tendre vers une approche basée sur la

beauté, la finesse, la perfection, l’aboutissement.

6.8.5 Conclusion « art »

D’un point de vue épistémologique, « c’est l’acceptation de l’art pariétal préhistorique qui constitue

un tournant entre la préhistoire du XIXe siècle, qui repose sur l’évolution biologique de l’Homme et

la question des origines, et celle du XXe siècle où l’évolution des cultures devient prépondérante ».

(Patou-Mathis, 2011, p. 146). L’art contribuera à donner une image positive de l’homme

préhistorique et confortera même le caractère supérieur de l’espèce qui en est à l’origine, Homo

sapiens. Si l’on peut comprendre que cet aspect n’est pas essentiel dans un processus de

scolarisation du savoir scientifique, il reste qu’une approche uniquement descriptive et technique ne

permet pas de problématiser le sujet. Alors que l’art préhistorique n’est pas un art pour l’art, il est

étudié tel quel. Cette approche fige les données et les réduits à une forme d’expression (la peinture),

à un espace (Lascaux) et à un artiste (Homo sapiens) sans que la question du sens et celle de la

portée de cette forme d’expression soit traitée à sa juste valeur. Le choix des exemples artistiques ne

semble pas répondre à des objectifs didactiques précis : s’agit-il de faire appréhender différentes

formes d’expression comme la peinture, la sculpture, la gravure, le modelage, la taille du silex ? Ou

bien l’objectif est-il simplement de donner à voir ?

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7 L’analyse des images

Nous proposons de passer en revue douze images réparties sur sept des treize manuels scolaires que

nous avons étudiés : 7 illustrations pour l’époque de l’homme de Tautavel, à peine 3 pour celle de

Cro-Magnon et 2 sur les « premiers peuples », à l’intérieur desquels on peut voir des hommes et des

femmes en train de réaliser un certain nombre d’activités.

Bien que notre travail concerne l’homme de Cro-Magnon, nous présentons les analyses des trois

séries pour les raisons suivantes :

- Les scènes ne sont pas forcément disposées dans les manuels dans un ordre chronologique

comme dans l’édition de Hatier de 2011 où la vignette sur Tautavel clôt le chapitre sur le

Paléolithique. Cela ne favorise pas une compréhension située chronologiquement des

événements préhistoriques chez les élèves.

- Les scènes de l’homme de Tautavel sont plus nombreuses que les scènes de l’homme de

Cro-Magnon, ce qui est de nature à influencer les représentations des élèves, notamment si

les enseignants utilisent plusieurs manuels d’un même éditeur, puisque nous verrons que ces

images sont reproduites d’un ouvrage à l’autre.

- Nous supposons que les élèves ne font pas nécessairement la distinction entre les époques et

que les différentes images doivent se télescoper, voire s’agréger pour constituer une

« image prototypique » de la Préhistoire.

7.1 Les scènes de l’homme de Tautavel

Nous trouvons ces scènes (voir figure 64) essentiellement chez Belin (2010 et 2013) et chez Hatier

(2002, 2009, 2011 et 2013) puis chez Hachette (2007). Hachette ne laisse qu’une place restreinte

(une vignette et une légende) à Tautavel alors que les autres manuels lui consacrent entre une à trois

pages.

Les images sont souvent reprises d’une édition à l’autre : la vignette de 2013 est quasiment

identique à celle de 2010 chez Belin, tandis que celle de 2002 et 2011 chez Hatier sont similaires.

Pour en faciliter la lecture, nous avons inclus des textes dans les images : en noir, le sexe des

personnages, en bleu, les objets au sens large, en rose les actions et en rouge le lieu.

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On retrouve systématiquement :

- Une entrée de grotte.

- Une ou plusieurs femmes avec des enfants à l’entrée de la grotte, éventuellement

accompagnées d’un vieillard.

- Un groupe d’hommes revenant de la chasse, en général avec un animal.

- Une scène de découpe et/ou de nettoyage de peau.

- Une scène de taille de silex

Dans toutes les scènes, les individus sont vêtus de peaux, mais les vêtements ne couvrent jamais la

totalité du corps puisque de nombreux personnages ont les pieds nus et les bras, les jambes, voire le

torse découvert. Les vêtements ressemblent davantage à des haillons. Cela interpelle lorsque la

scène est située dans un paysage de grand froid comme chez Hatier (2002, 2011, et 2014). Dans

l’édition de 2014 (contrairement à celles de 2002 et 2011), le feu a d’ailleurs disparu alors qu’il

neige au dehors…

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Fig. 64 – Les scènes fictives sur Tautavel dans les manuels

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Thèse de doctorat/Philippe de Carlos/3-11-2015 - IV /Chapitre 1b   272  

Outre l’exiguïté de l’espace et donc la promiscuité qui en écoule entre les personnages, on observe

la présence de carcasses d’animaux ou d’ossements à même le sol. La répartition des rôles est

modélisée : les femmes sont au foyer au sens littéral du terme puisque chez Hatier (2002 et 2011)

elles sont près du feu, elles s’occupent des enfants, leur donnent à manger, ou bien réalisent deux

activités : le découpage d’un animal (la plupart du temps un mouflon) et le raclage d’une peau.

Parfois, elle semble guetter (Belin, 2013) ou attendre ou accueillir (Hatier, 2009) le groupe de

chasseurs. Les enfants mangent de la viande crue (Belin, 2010 et 2013 ; Hatier, 2014), attendent ou

font une activité (Hatier, 2009 et 2014) ou accueillent les chasseurs (Hatier, 2014). Les hommes

taillent le silex ou broient des os, mais leur activité principale est la chasse. Les vieillards

s’occupent des enfants (Hatier, 2009) ou attendent (Hatier, 2014). Les outils ou les armes restent

assez rudimentaires : des épieux en bois et des outils grossiers en silex ou en pierre. Sur les sept

vignettes, trois présentent un climat d’hiver et quatre un climat plutôt tempéré. Nous observons

enfin que Belin contrairement à Hatier, pour les mêmes années d’édition, propose des

représentations de personnages avec des traits plus simiesques qu’humains.

L’analyse de ces sept images nous amène à plusieurs observations :

- Ce qui frappe au premier abord, c’est la constance du motif proposé, quel que soit l’éditeur

et l’année. Sur plus de douze ans, la trame consiste à figurer une entrée de grotte avec un

groupe d’humains. Les contenus des images sont très similaires au point qu’il est possible

de parler d’un « leitmotiv préhistorique » pour la période de Tautavel. Quelle en est la

cause ? A priori, cette constance graphique s’explique par le fait que les éditeurs aient tout

simplement essayé de coller au plus près à la réalité d’un site archéologique particulièrement

bien documenté.

- L’ensemble des images donne l’impression de conditions de vie difficiles pour un

contemporain : promiscuité (pas d’espaces intérieurs individualisés et beaucoup de

personnes au mètre carré), mauvaise hygiène de vie (carcasse et ossements), vêtements qui

ressemblent parfois à des guenilles… Les manuels insistent dans les paratextes sur les

conditions de vie « rudes » : ils « résistent au froid » en « s’habillant de peaux de bêtes ».

Tous les paratextes insistent sur le fait que les hommes de Tautavel sont des nomades qui

vivent de la chasse, de la pêche et de la cueillette. Cela rappelle la description que donne

March Bloch en 1900 de l’âge de la pierre taillée dans l’Histoire de France de Lavisse :

« Un paragraphe qui s’intitule « les cavernes » rappelle que « l’âge du renne est aussi celui

des cavernes » qui servaient d’habitations et se conclut par d’étranges remarques sur la

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“ malpropreté repoussante ” de ces lieux et sur les “viandes putréfiées” et “immondices de

toutes sortes” qui jonchaient leur sol (1900 :6) » (Richard, 2000), p. 65).

- Les activités sont très stéréotypées : les femmes réalisent des activités domestiques comme

le découpage de la viande et le raclage de la peau qui peuvent s’assimiler à « faire la

cuisine » aux activités de repassage et de couture. Elles ont aussi un rôle nourricier. Elles

restent dans la grotte et attendent le retour des hommes partis à la chasse. Il existe donc de

façon induite une relation de dépendance. La famille nucléaire apparaît en filigrane : la

femme, son enfant, son mari chasseur et le vieillard ou le couple de vieillards qui rappelle

les grands parents. Chez Hatier (2014), c’est la famille au complet qui est figurée (en haut à

gauche de l’image).

- L’espace est stéréotypé : il s’agit toujours d’une entrée de grotte, plutôt dans une zone

montagneuse avec un point de vue sur la vallée. Cette image entre bien entendu en

résonance avec la situation du site de Tautavel, le caune de l’Arago positionné en situation

dominante avec un point d’observation privilégié pour guetter les troupeaux d’animaux

(comme Lascaux et Altamira). Dans l’édition de Hatier de 2009, une photographie de

l’entrée de la grotte est proposée ce qui permet de confronter le fictif au réel. Le dessin est

d’ailleurs très proche de la photo. L’intérieur de la grotte est, par contre présenté comme un

open space alors qu’en réalité les archéologues ont observé des zones de repas, de dépotoirs

ou d’ateliers, ce qui témoigne de l’apparition des premières manifestations de répartition

spatiale telle que nous la connaissons.

- Le climat associé à cet espace est variable selon les années d’édition et les éditeurs. La

raison vient sans doute du fait que le site a été occupé durant 600 000 ans. Le lieu a donc

subi les transformations climatiques et les variations de paysages, avec pour conséquence

une variation de la faune. Les dessins sont donc des partis pris inévitables, qui risquent de

figer la représentation d’une époque s’ils ne sont pas accompagnés des explications

adéquates. Les textes ne sont pas en reste puisque par exemple, chez Belin (2013), le manuel

explique que le site « sert d’abri temporaire » ou n’est « qu’une étape » ce qui est inexacte

puis le Caune de l’Arago est un espace d’occupations diversifiées : installations de longue

durée, saisonnières, haltes de chasse ou bivouacs. Il nous semble que le manuel (et par

extension l’enseignant) rate la possibilité de travailler la « périodisation » d’un site

archéologique et tout ce qu’elle peut apporter en termes de compréhension d’une

chronologie.

- Les représentations humaines : l’homme de Tautavel est un pré-néandertalien (et pas un

erectus comme cela est mentionné dans tous les manuels) et à ce titre, sa morphologie et son

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Thèse de doctorat/Philippe de Carlos/3-11-2015 - IV /Chapitre 1b   274  

aspect différait du nôtre. De ce point de vue, Belin a raison de proposer une représentation

différente (bourrelets sub-orbitaux prononcés) de celle de l’Homme moderne avec la

difficulté de tomber dans les pièges que tendent ce genre d’exercice, comme un caractère

simiesque prononcé. L’archéologie ne permet pas, en l’état des connaissances actuelles, de

proposer des réponses sur la couleur de la peau, la pilosité, la couleur des cheveux (l’édition

Hatier de 2014 propose plusieurs possibilités) ou des yeux… Les représentations humaines

pourraient donc faire l’objet d’un travail critique d’autant qu’il s’agit de questions

vives chez les élèves, voire sensibles lorsqu’il s’agit de la couleur de la peau.

- Le feu : les hommes de Tautavel ne connaissent pas le feu pour Belin (2010, 2013) et cet

éditeur est le seul à justifier son choix graphique, qui est par ailleurs conforme au savoir

savant (aucun foyer sur le site). Ce n’est pas le cas chez Hatier en 2002 et 2011, puisque le

dessin comporte un foyer alors qu’il ne commettent pas l’erreur en 2009 et 2014 : bien qu’il

s’agisse des mêmes auteurs principaux, le choix des images est peut-être dépendant de

considérations qui ne sont pas forcément éducatives.

- Un site franco-français : tous les sous-titres ou les paratextes indiquent que le site de

Tautavel est en France. Le paragraphe est parfois inclus dans un chapitre intitulé « les

premiers habitants de la France » (Hatier, 2011), à une époque où la France n’existe pas.

Nous serions enclins à y voir l’expression du roman national en offrant aux jeunes élèves

une vision de la Préhistoire purement hexagonale alors que cette période est justement la

seule à offrir aux enseignants la possibilité de donner aux élèves une vision transnationale

de notre passé.

L’ensemble des scènes qui sont proposées par les éditeurs sont très largement formatées. Si dans

l’ensemble elles reflètent assez bien les données archéologiques disponibles, même si nous avons

noté quelques erreurs. Ces erreurs sont de nature diverse et ont des conséquences différentes :

- Des erreurs factuelles comme celle du feu (il n’existait pas) ou de l’occupation du site (elle

était variée) qui sont une mauvaise retranscription des données scientifiques.

- Des erreurs d’interprétation comme la représentation physique des personnages faute de

données scientifiques.

- Une erreur souhaitée qui inscrit la Préhistoire dans le roman national avec un Tautavel

français.

- Des erreurs socioculturelles comme la répartition stéréotypée des actions en fonction du

sexe qui ne sont pas justifiées par les données scientifiques.

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Thèse de doctorat/Philippe de Carlos/3-11-2015 - IV /Chapitre 1b   275  

Dans les deux premiers cas, le discours scientifique est simplifié au point de perdre toute valeur

épistémologique : aborder la question de la variété des occupations, c’est appréhender le

nomadisme en sortant de la vision schématique classique (nomade = ne reste jamais au même

endroit et sédentaire = ne bouge plus) tout en lui attribuant une palette de situations qui permettront

à l’élève de développer une vision plus fine et nuancée d’un mode de vie. C’est aussi aborder la

question du temps à travers la notion de cycle (la saisonnalité), d’événement (le bivouac), de

permanence (l’occupation de longue durée) tout en travaillant sur les données scientifiques et la

façon dont cette connaissance a été construite par les archéologues. La reconstitution des hommes

préhistoriques soulève quant à elle de nombreux soucis récurrents, quel que soit le type d’homme.

Contrairement au nomadisme qui est un concept clairement mentionné dans les paratextes et les

contenus des pages puisqu’il s’agit d’une notion à acquérir, la question de l’apparence physique

n’est pas abordée et est laissée à l’appréciation de l’élève. Dans les deux cas, image et textes

induisent une vision simplifiée voire simpliste de la Préhistoire qui peut devenir, sans l’intervention

d’un médiateur-expert avec un véritable travail de rationalisation, très vite caricaturale : les hommes

de Tautavel seraient des sortes d’humains loqueteux, vagabonds (presque sans domicile fixe), sans

cesse en train de chercher leur pitance dans le froid. Tautavel ne se résume pourtant pas à mettre en

avant les traits négatifs d’une période, pour mieux souligner les traits positifs qui caractériseront la

période suivante dans une espèce d’ode au progrès, comme nous le verrons plus avant.

En dehors de l’erreur voulue qui fait que la Préhistoire devient une période française puisqu’elle

débute avec Tautavel en conformité avec les programmes officiels, se pose la question de

l’élaboration de la connaissance en Préhistoire. Aborder cette période seulement à partir de

Tautavel et uniquement en France, c’est faire abstraction de l’ensemble des données qui permettent

d’expliquer la présence de ces pré-néandertaliens dans les Pyrénées et donc la question des

migrations préhistoriques pourtant abordées dans certains manuels (Belin, 2010 et 2013 ; Hatier,

2014 ; Hachette, 2007). Comprendre qui ils sont, c’est obligatoirement savoir d’où ils viennent et

qui il y avait avant eux. D’un point de vue épistémologique, c’est poser la question de l’évolution

humaine (qui n’est pas au programme officiellement) et à travers elle, la façon dont la connaissance

sur cette histoire évolutive de l’homme a été élaborée. Le sujet est d’autant plus important qu’il

s’agit d’une question socialement vive, puisqu’elle touche au mythe et à la religion et qu’elle est

toujours source d’enjeux, notamment entre les tenants de l’évolutionnisme et ceux du

créationnisme. Travailler sur l’évolution humaine consiste (plus qu’apporter des connaissances sur

une généalogie destinée à être périmée l’année suivante) à aborder les concepts et la façon dont la

science archéologique a construit les connaissances sur la Préhistoire. C’est contribuer au

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Thèse de doctorat/Philippe de Carlos/3-11-2015 - IV /Chapitre 1b   276  

développement de l’esprit critique des élèves. Du point de vue de la transposition didactique, Arsac

parle de rupture épistémologique lorsque la distance entre l’objet de savoir et l’objet

d’enseignement est telle qu’il ne reste que des connaissances factuelles (Arsac et al., 1989).

À cela s’ajoute la dimension sociale de la représentation graphique. Les images contribuent à

développer une vision stéréotypée des rôles de chaque sexe offrant ainsi de façon implicite aux

jeunes élèves un modèle d’identification, sans que ce modèle repose sur des données validées

scientifiquement. Encore une fois, sans l’intervention d’un médiateur-expert, ces images ne peuvent

que jouer un rôle de renforcement des positions socialement intégrées par les garçons et les filles et

même les justifier (pré)historiquement : « après tout l’homme, depuis les temps immémoriaux, est

celui qui part à l’extérieur chercher à manger, ce qui explique qu’il soit capable de s’orienter

spatialement mieux que les femmes … », une représentation sociale que l’on entend régulièrement

et qui justifierait la différence, voire la supériorité d’un sexe sur l’autre. La Préhistoire peut aussi

indirectement, aider à travailler sur la question de la socialisation différenciée des sexes.

7.2 Les scènes de l’homme de Cro-Magnon

Les scènes de campement du Paléolithique supérieur (voir figure 65) se trouvent seulement dans

trois ouvrages : Hachette (2004), Hatier (2009) et Magnard (2010). Ce dernier est accompagné

d’une photographie d’une reconstitution d’une tente préhistorique du Parc de préhistoire de

Tarascon. Le manuel Hachette de 2007 comprend simplement une photographie de la reconstitution

d’un campement au Parc du Thot en Dordogne.

Comme pour Tautavel, la ressemblance entre les images est frappante (notamment entre celles de

Hachette (2004) et Magnard (2010), alors que les éditeurs et les années d’édition sont différents. La

qualité du dessin n’est pas la même et la vignette de Hatier (2009) est beaucoup plus réaliste. Nous

retrouvons systématiquement un campement constitué :

- D’un groupe de tentes en peau en milieu montagneux,

- D’un groupe d’humains affairés à des activités.

Les personnages sont mieux vêtus que ceux de Tautavel et il est possible de parler de vêtements,

puisque nous pouvons distinguer des bottes, des pantalons, des jupes, des tuniques, et même des

manteaux en peau. Les hommes s’occupent du feu (Hachette, 2004 ; Hatier, 2009), taillent du silex

(Hachette, 2004 ; Magnard, 2010), dépècent un animal (Magnard, 2010) ou bien reviennent de la

chasse (Magnard, 2010 ; Hatier, 2009). Ces derniers nous rappellent ceux de Tautavel (Hatier,

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2009) et l’on voit que le traitement graphique est le même avec quelques variations dans

l’habillement. Les femmes raclent une peau (Magnard, 2010), pêchent au harpon, mangent (Hatier,

2009) ou vaquent à des occupations indéterminées (Hachette, 2004). Les enfants sont toujours à

proximité des femmes (Magnard, 2010 ; Hatier, 2009) et le seul vieillard représenté semble

surveiller le campement (Hatier, 2009). Deux personnages ne sont pas identifiables : le premier

s’occupe de faire chauffer quelque chose dans des peaux (Hatier, 2009), l’autre est de dos

(Magnard, 2010).

Le personnage féminin est traité de trois façons différentes : il est mis en arrière plan, sans activités

définies chez Hachette, au même plan que les hommes, avec une activité précise chez Magnard et

au premier plan avec un travail du dessin qui fait que l’œil est attiré sur ce personnage. Le nombre

de femmes (6) est largement inférieur au nombre d’hommes (14). Les hommes réalisent

quantitativement plus d’activités. Elles sont plus variées et différentes de celles des femmes et

semblent plus importantes : faire le feu, tailler le silex, aller à la chasse. Les représentations des

tentes chez Hatier ressemblent beaucoup à la reconstitution du Thot alors que les images de

Hachette et de Magnard correspondent plutôt à la reconstitution de Tarascon. Les éditeurs semblent

s’être fortement inspirés des reconstitutions destinées aux actions de vulgarisation. Par contre, il

n’existe aucune référence aux données scientifiques pourtant abondantes sur les campements avec

les sites de Pincevent et d’Étiolles : ils ne sont même pas cités alors qu’ils ont valeur de modèle en

archéologie préhistorique.

Les images donnent une impression générale de labeur. Tout le monde est quasiment occupé à faire

quelque chose et la spécialisation des tâches semble être la règle. Pourtant les données

archéologiques semblent aller à l’encontre d’une telle thèse : « le volume limité des productions

ainsi que leur intégration aux activités quotidiennes ne permettent pas de conclure à une division

artisanale du travail. Chaque individu étant probablement dépositaire des connaissances techniques

propres, dans sa communauté, à son genre et à son âge » (Valentin, 2011). Comme l’expliquent

Pierre Clastres et d’autres ethnologues, les sociétés premières ne sont pas des « sociétés du manque

et de la survie » (Clastres, 1974, p. 7) mais des sociétés où le travail journalier ne devait pas

dépasser les quatre ou cinq heures journalières pour subvenir à leurs besoins. La production de

nombreux objets d’art ou de parure montre qu’ils devaient avoir du temps libre pour des activités

que nous qualifierions de loisirs. Les images qui, pour des raisons pédagogiques, concentrent

exclusivement au sein d’un même visuel des activités de production ne peuvent que donner le

sentiment contraire.

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Fig. 65 – Les scènes fictives sur Cro-Magnon dans les manuels

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Comme pour Tautavel, nous formulerons quelques observations :

- Les dessins présentent des campements d’un point de vue général. Les tentes sont assez

grossières et il existe peu (le coupe vent chez Hatier, 2009) ou pas de détails, ce qui aurait

pu être intéressant d’un point de vue pédagogique (en termes de pratique sociale de

référence, les enfants qui ont fait du camping sont nombreux). Les images sont moins

précises que pour Tautavel. À part le harpon chez Hatier, il n’est pas possible de préciser la

nature des outils utilisés.

- On retrouve chez Hatier, le schéma proposé dans le dessin de Tautavel : des chasseurs qui

reviennent au campement, un vieillard qui attend, des femmes avec des enfants…

- Les stéréotypes liés à la répartition sexuée des tâches : la taille du silex est, par exemple,

attribuée à l’homme et le raclage de la peau à la femme comme dans les images de Tautavel.

- Il n’existe pas de promiscuité entre les personnages. Le campement est en plein air et donne

l’impression d’espace.

- Manifestement ces hommes et femmes du Paléolithique supérieur sont propres puisqu’il n’y

a au sol aucun reste d’ossements ou de carcasse.

Ces images sont accompagnées de paratextes qui donnent beaucoup de détails sur les activités et les

matériaux utilisés comme pour compenser le manque d’informations des dessins chez Magnard,

mais ce n’est pas le cas dans les autres manuels. Tous les ouvrages insistent sur le mode de vie

nomade.

Il semble que ces images de campement soient produites pour proposer une ambiance, plutôt qu’une

vision descriptive qui serait plus proche de la connaissance scientifique. Le discours imagé vient en

rupture avec celui qui est proposé pour l’homme de Tautavel (espace confiné/espace ouvert ; espace

sale/espace propre ; humains en haillons/humains bien vêtus) mais globalement le message

principal consiste à exprimer le fait que nos ancêtres vivaient en petits groupes, étaient mobiles,

devaient chasser, pêcher et faire de la cueillette pour subsister et beaucoup travailler pour survivre

dans des conditions de vie rudimentaires et difficiles.

La vision qui est proposée du nomadisme et d’un campement préhistorique est très pauvre

qualitativement. Les nombreuses études actuelles permettent de déterminer avec assez de précision

les durées et les mouvements d’occupation des préhistoriques, Néandertal ou Cro-Magnon. C’est

ainsi que par exemple pour les Néandertals du Périgord Noir, nous disposons grâce au déplacement

des matières premières (principalement le silex), d’une cartographie des mouvements entre une

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zone principale d’occupation et des zones saisonnières avec la possibilité, en fonction des durées de

préciser les préférences (Depaepe, 2009). De telles études témoignent de la capacité de nos

prédécesseurs d’exploiter de façon rationnelle et saisonnière leur écosystème. Cet exemple montre

aussi, comment il est possible d’aborder l’outillage d’une autre façon que sous son simple aspect

technique et la Préhistoire du point de vue de la géographie. Enfin, le concept de nomadisme en lui-

même mérite d’être questionné, puisque l’on parle désormais de semi-nomadisme pour les périodes

du Paléolithique supérieur récent sachant que le nomadisme n’empêche pas la mise en culture

saisonnière de plantes comme cela est attesté ethnologiquement. Ce dernier aspect permettrait de

faire le lien avec les concepts de sédentarité, d’agriculture et d’élevage25 qui caractérisent le

Néolithique sans forcément les mettre en opposition de façon manichéenne comme c’est le cas dans

les ouvrages scolaires : dans la majorité des manuels, la transition entre Paléolithique et Néolithique

s’effectue par l’intermédiaire d’un chapitre sur la sédentarisation ou l’agriculture (voir tableau 1).

7.3 Les scènes de vie des premiers hommes

Les manuels de 2002 et de 2011 chez Hatier ne proposent pas de scène du Paléolithique supérieur.

En revanche, ils ont inclus deux scènes « la vie de premiers hommes » ou « des premiers peuples »

qui précèdent les images de Tautavel dans les ouvrages (voir figure 66). Ces scènes sont totalement

identiques comme celles de Tautavel. On y voit un campement de plein air au bord d’une rivière et

sous une roche, dans un climat tempéré. L’habitat est constitué de tentes et d’une cabane de

branches. Les personnages sont habillés de peaux de bêtes, les jambes et les bras nus. Au loin des

chasseurs reviennent avec un animal. Deux hommes font du feu, deux autres découpent un renne et

l’un d’eux donne un morceau de viande à un enfant. À l’entrée de la cabane, on aperçoit deux

femmes, l’une avec un bébé, l’autre accompagnée d’un enfant. Au premier plan, un personnage qui

semble être une femme, au visage qui tend plus vers le simiesque que l’humain, pêche au harpon.

Des ossements d’animaux, des bois de rennes et des branches jonchent le sol. D’autres personnages

s’affairent en arrière plan près des tentes, sans qu’il soit possible de déterminer ce qu’ils font : trois

d’entre eux forment une famille (femme, homme, bébé dans une sorte de landau). Au centre de

l’image, un personnage de dos semble regarder vers les chasseurs.

                                                                                                               25 Sachant qu’ils ne sont pas nécessairement liés puisque l’agriculture a parfois précédé la sédentarisation et que la sédentarisation n’implique pas l’apparition de l’agriculture. Ces concepts sont aussi à questionner.

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Thèse de doctorat/Philippe de Carlos/3-11-2015 - IV /Chapitre 1b   281  

On constate que cette image partage de nombreux éléments avec les précédentes :

- Les chasseurs (Tautavel et Cro-Magnon) ;

- La découpe de l’animal (Tautavel et Cro-Magnon) ;

- L’enfant qui mange de la viande crue (Tautavel et Cro-Magnon) ;

- Les femmes et les enfants, ensemble, à l’entrée de la cabane (c’était la grotte pour

Tautavel) ;

- Le sol couvert de détritus (Tautavel) ;

- Les hommes qui font le feu (Cro-Magnon) ;

- La femme au harpon (Cro-Magnon) ;

- La roche (Cro-Magnon) ;

- Le guetteur ou l’observateur (Tautavel) ;

- La famille (Tautavel).

Les paratextes insistent sur la vie nomade et les activités de cueillette, pêche et chasse : « les

premiers peuples de la Préhistoire mangeaient ce qu’ils trouvaient. (…) Ils ont commencé à dormir

sur le sol, dans des abris naturels. Ils se déplaçaient sans cesse pour suivre le gibier. Durant les

froides nuits d’hiver, ils se réfugiaient dans des cavernes ». (Hatier, 2011).

Les images sont précédées d’une planche d’outils (ceux qui figurent dans les illustrations : pointe,

racloir, harpon) et d’une planche sur le feu. Rien ne permet de situer précisément ces images dans le

Fig. 66 – Hatier, 2002, p. 17

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temps si ce n’est le titre qui nous indique qu’il s’agit des premiers Hommes… Sachant qu’elles

précèdent celles de Tautavel, l’élève en capacité de faire un rapprochement peut imaginer qu’il

s’agit d’hommes antérieurs à ceux de Tautavel qui eux-mêmes vécurent entre 690 000 et 300 000

ans avant notre ère ; nous ne sommes pas certains que l’élève de cycle 3 puisse aller jusqu’à

comprendre qu’il devrait s’agir d’australopithèques ou d’Homo habilis. Dans l’édition de 2002, le

paratexte dit : « ils chassaient le chamois, les bisons, les mammouths et les rennes ». S’il s’agit des

premiers peuples, ces animaux sont anachroniques. Dans l’édition de 2011, un lexique remplace le

paratexte et propose juste à côté de l’image une définition du bison et du mammouth. Des animaux

de climat froid et tempéré ont été consommés (pas forcément chassés) durant la période de

Tautavel : cerf, daim, renne, bœuf cheval ou bison, rhinocéros, isard, mouflon… Les éditeurs ont

simplement plaqué ces animaux pour « les premiers humains » alors que la période, le climat et la

faune sont différents puisque tous les hominidés qui précèdent Erectus ont été trouvés en Afrique et

pas en France. Enfin, les représentations « humaines » ne correspondent pas à celles d’anciens

hominidés.

Outre la question chronologique, l’image soulève de nombreuses questions : si ces humains sont les

premiers peuples, les tentes ne devraient pas exister, mais à la rigueur uniquement la cabane de

branchages comme cela est attesté plus tôt à Terra Amata (Nice, Alpes Maritimes) il y a 380 000

ans par exemple. Il en est de même pour le feu qui n’est attesté en France qu’entre 500 000 et 3500

000 à Menez-Dregan (Plouhinec, Finistère) ou à Terra Amata ou à Zhoukoudian (Chine) vers 400

000 ans. Le site de Terra Amata est d’ailleurs mentionné dans le manuel de 2002 ce qui indique que

les auteurs n’ignoraient pas certaines informations scientifiques. Le harpon est aussi un

anachronisme puisqu’il s’agit d’un objet du paléolithique supérieur.

On retrouve la question de la répartition des tâches selon le sexe. La pêche au harpon semble une

activité suffisamment sans risque et « tranquille » pour être considérée comme féminine tandis qu’à

l’opposé la chasse est une activité masculine. Le feu reste l’apanage de l’homme.

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7.4 Résumé sur les images

Les visuels sur les premiers humains sont des synthèses graphiques des images de Tautavel et de

Cro-Magnon. Les reconstitutions d’habitats préhistoriques qui sont soumis aux élèves de cycle 3

sont complètement stéréotypées. On a pu voir que les éléments qui les constituent se retrouvent

régulièrement dans les images quelle que soit l’époque considérée. Le tableau 36 ci-dessous

présente les différents éléments de cette stéréotypie. Le tableau 36 ci-dessous (lecture verticale)

présente les différents éléments de cette stéréotypie notamment celle basée sur la différenciation

sexuée (actions). « L’image donne d’emblée, et sans mots pour le dire, un système de valeurs,

d’attitudes, de comportements, de hiérarchies de relations entre les sexes très stéréotypé » (Costes

& Houadec, 2013, p.483). Cela s’exprime par des personnages masculins plus présents, des

hommes plutôt en extérieur et des femmes plutôt dans un espace clos, des actions plus actives et

valorisées chez les hommes, plus statiques et moins valorisantes chez les femmes, des relations ente

personnages d’où ressort une hiérarchie (personnages féminins assis, personnages masculins

surélevés).

Tableau 36 : synthèse des éléments stéréotypiques des illustrations des manuels scolaires.

Espace Actions Personnages Intérieur-grotte/Extérieur-

tentes Chasser (H) Haillons/Vêtements

Sale/propre Tailler le silex (H) Simiesques/Humains modernes

Faire du feu (H) Beaucoup d’hommes/Peu de femmes

Broyer un os (H) Une famille (femme, enfant, homme, vieillard)

Découper un animal (H/F) Donner à manger (F) Racler une peau (F) S’occuper des enfants (F) Pêche au harpon (F)

Notes : En bleu : les hommes ; en rouge : les femmes ; en vert : mixte.

C’est donc un discours unique, formaté qui est proposé autour d’un message simpliste et souvent

binaire, sur le nomadisme et la chasse : la cueillette n’est représentée qu’une fois (Hatier, 2014,

p. 11) et la pêche se limite à deux visuels sur 12. Pire, les contenus sont souvent erronés.

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On observe que le choix iconographique répond davantage à une contrainte éditoriale qu’éducative :

la reprise des images et des textes d’une édition à l’autre et la répétition des dessins et de leur

traitement graphique ont du assurément être déterminés par une logique économique26.

Les enjeux éducatifs qui auraient dû primer se sont retrouvés relégués au second plan au point de

produire un discours contre-productif. Ce discours approximatif, presque caricatural, n’est qu’un

pâle reflet de la Préhistoire, une période très vaste et très compliquée à expliquer dans sa diversité.

La généralisation conceptuelle exprimée dans une suggestion graphique compactée ne peut pas

contribuer à la construction d’un imaginaire contrôlé pour faire référence au raisonnement contrôlé

dont parlent Lautier et Cariou. Certaines images ne sont pas situées chronologiquement, les

éléments sont repris dans toutes les images ce qui ne peut que favoriser une vision uniforme de la

Préhistoire : même mode de vie, même animaux mangés, même activité (la chasse)… Pire, elle

favorise selon nous le développement libre d’un imaginaire du sens commun dans lequel toutefois

se développe une notion d’amélioration progressive, bien que floue, des conditions de vie de nos

ancêtres. Une vision linéaire du progrès en somme.

7.5 Modèle KVP

Si nous reprenons le modèle KVP de Clément et que nous modélisons les analyses, nous obtenons

le schéma suivant :

 

                                                                                                               26 Ce sont aussi les mêmes équipes qui font les manuels ce qui explique les répétitions des images et des textes.

Fig. 67 – Modèle KVP «

illustrations fictives »

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Thèse de doctorat/Philippe de Carlos/3-11-2015 - IV /Chapitre 1b   285  

Nous constatons que les auteurs des manuels, essentiellement des historiens, ne doivent pas avoir

une très bonne connaissance de la Préhistoire, de la façon dont cette discipline (avec l’archéologie)

s’est constituée et de ses références épistémologiques. Si le programme scolaire est traité puisque

Tautavel apparaît dans tous les ouvrages, le traitement qui est donné reste influencé par les valeurs

du contexte scientifique, historique et social du moment, ce que nous considérons comme des

représentations sociales.

Les connaissances scientifiques sont :

- Un mixte de connaissances scientifiques issues des données archéologiques voire de la

vulgarisation scientifique et de représentations sociales issues du vécu des auteurs : attitudes

et actions des personnages des images.

Les conceptions qui font obstacle sont :

- Une conception évolutionniste simpliste : une transformation par étapes successives, vers

quelque chose de mieux, c’est-à-dire une vision linéaire du progrès : les premiers hommes,

l’homme de Tautavel, l’homme de Cro-Magnon…

- Le finalisme : un processus biologique qui débouche sur l’homme moderne, comme si cela

était déterminé. Didier Cariou parle de « téléologie de la causalité » (2012, p. 139).

Les valeurs sont :

- Le darwinisme social: cette théorie du XIXe siècle postule la lutte pour la survie est source

de progrès et que ce sont les meilleurs qui restent. Comme il ne peut qu’en rester un,

l’homme moderne de Cro-Magnon est le meilleur puisque c’est le seul à avoir survécu.

- Le sexisme : les hommes et les femmes ont chacun des rôles précis. Les auteurs

reproduisent le rapport de domination homme/femme (socioculturel) à travers une vision

sexuée stéréotypée des rôles des sexes conforme au modèle social en vigueur.

Les pratiques sociales sont :

- La socialisation différenciée qui doit jouer inconsciemment chez les dessinateurs27, les

éditeurs et peut-être les auteur(e)s de sorte que les stéréotypes graphiques ne sont pas remis

en cause.

                                                                                                               27 Pour avoir été auteur d’un ouvrage de divulgation sur l’archéologie, nous sommes en mesure de dire que les préoccupations économiques de l’éditeur dépassent les enjeux éducatifs et que le dessinateur n’est pas toujours ou difficilement sous contrôle de l’auteur. C’est parfois l’éditeur qui fait ses choix, et c’est aussi souvent une personne chez l’éditeur qui décide en fonction de ses propres représentations.

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Thèse de doctorat/Philippe de Carlos/3-11-2015 - IV /Chapitre 1b   286  

7.6 Conclusion « images »

Une enquête d’Audigier et de Tutiaux-Guillon sur l’histoire, la géographie et l’éducation civique à

l’école élémentaire indique que manuel serait surtout utilisé pour ses images c’est-à-dire leur

potentialité à montrer le réel. L’iconographie deviendrait donc un témoin du passé plus qu’un

document à critiquer, il ne serait pas « transformer en objet didactique » (Audigier et Tutiaux-

Guillon, 2004, p. 121). Les résultats de nos analyses confirment la faible valeur didactique des

illustrations et témoignent de l’urgence à réfléchir sur une iconographie en préhistoire qui servirait

de support à l’exercice d’un raisonnement historique.

8 Le Néolithique 8.1 La transition vers le Néolithique

Tous les manuels scolaires insistent sur la transition entre le Paléolithique et le Néolithique en

termes binaires : nomade/sédentaire ; chasse/élevage ; cueillette/agriculture.

Magnard propose les mêmes contenus en 2004 et 2010. Les auteurs divisent la période en deux

ensembles thématiques : ils mettent d’abord en avant l’évolution de l’outillage « Les hommes

fabriquent des outils plus perfectionnés » (2010, p. 22) et l’invention de l’artisanat en incluant dans

un même paragraphe la poterie, le tissage (vêtements) et la métallurgie, ce qui est totalement

anachronique puisque la métallurgie concerne l’âge des métaux, c’est-à-dire la protohistoire. La

seconde partie aborde le mégalithisme à travers la façon d’élever un menhir avant de faire une

transition vers l’Histoire par l’apparition de l’écriture cunéiforme. Un résumé insiste sur la

séparation de la Préhistoire en deux périodes (Paléolithique et Néolithique) et les modes de vie qui

les caractérisent. Sur la frise, un trait vertical marque visuellement la notion de coupure entre ces

deux périodes.

Chez Belin, le contenu des manuels varie. En 2010 le titre principal du chapitre aborde directement

la question de « la révolution néolithique » (p. 30) alors qu’en 2013 il s’agit de « la sédentarisation

des hommes ».

En 2010, les auteurs donnent une définition du terme « néolithique » et interrogent sur le concept de

« révolution » appliqué à cette période. Ils expliquent la transition à travers notamment le

changement climatique et divisent leurs propos autour de trois paragraphes distincts : la

sédentarisation, l’agriculture et l’élevage et la pêche. Ces événements sont liés à l’invention de

nouveaux outils et au « progrès » qu’ils permettent. La fin de la Préhistoire est illustrée par

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Thèse de doctorat/Philippe de Carlos/3-11-2015 - IV /Chapitre 1b   287  

l’augmentation de la population et l’apparition des premiers villages, l’invention de l’artisanat

(poterie, vannerie, tissage) ou d’objet comme la pirogue (Belin, 2013) mais surtout de la métallurgie

(deux pages) et du commerce. Les illustrations d’objets métalliques sont pour la plupart des armes

mais aucun manuel n’aborde la question de l’apparition de la guerre. Par contre, la métallurgie est

associée au progrès (résistant) et au pouvoir (richesse et puissance) (Belin, 2010, p. 37). L’édition

de 2013 ne fait aucune référence à la dimension sociale et s’en tient à une description matérielle des

objets.

Des définitions des termes qui caractérisent le Néolithique (agriculture, sédentarisation) sont

proposées. Le Néolithique est présenté in fine comme une période qui voit le fleurissement

d’activités économiques qui concourent à l’amélioration de la vie quotidienne et constituent un

progrès : « La meule en pierre est aussi un progrès… » (2010, p. 31). On peut s’interroger par

rapport à quoi il y a progrès puisque durant le Paléolithique l’agriculture n’existait pas et cette

période n’est pas synonyme de pénurie. L’édition de 2013 n’aborde pas le mégalithisme. La

transition avec l’Histoire est opérée comme chez Magnard avec l’apparition de l’écriture,

notamment cunéiforme (photographie d’une tablette).

Les deux éditions n’échappent pas à l’image d’Épinal de la maison sur pilotis. Selon Semonsut,

« 60 % à 90 % des manuels des années 1940 à 1960 y faisaient déjà allusion » (Semonsut, 2010).

Chez Hatier, on retrouve sur toutes les éditions 6 thèmes récurrents avec une importance qui varie

selon les années et une tendance à la fusion au cours du temps. Le tableau 37 présente les thèmes du

Néolithique faisant l’objet d’un chapitre chez Hatier selon les années.

Tableau 37 : les chapitres par thème chez Hatier.

Thème 2002 2009 2011 2014

Outillage x x x

x Agriculture/Élevage x x

Artisanat x x

Sédentarisation x x x x

Mégalithes x x

Métallurgie x x x x

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Thèse de doctorat/Philippe de Carlos/3-11-2015 - IV /Chapitre 1b   288  

Le contenu est essentiellement technique : les différents thèmes sont abordés d’un point de vue

descriptif avec de nombreux objets. Le mode d’utilisation de certains objets sont mêmes expliqués

et illustrés. Contrairement aux autres éditeurs, Hatier émet de nombreux jugements de valeurs dont

nous discuterons la validité plus avant. Toutes les éditions mettent un accent très important sur le

vocabulaire : chaque chapitre possède un encadré avec des définitions de termes et il y a en

moyenne 20 termes définis par ouvrage. Comme chez Belin et Hachette, on retrouve l’image

d’Épinal de la maison sur pilotis.

À titre comparatif, nous reproduisons le tableau précédent pour les éditions Hachette (voir figure

38). Le traitement thématique est très variable. En 2004 et 2013, les éditions intègrent un chapitre

pour présenter la vie des agriculteurs « comme à l’époque ». L’édition de 2010 est un ouvrage

d’« histoire de l’art », ce qui explique que seul le mégalithisme pour son aspect monumental et

esthétique soit présenté.

Tableau 38 : les chapitres par thème chez Hachette.

Thème 1996 2004 2007 2010 2013

Outillage x

Agriculture/Élevage x x x

Artisanat x

Sédentarisation x x x

Mégalithes x x x x x

Métallurgie x x x

Reconstitution x x

Les éditions Hachettes de 2004, 2007 et 2013 sont très proches dans l’organisation des manuels et

les contenus proposés. Le vocabulaire expliqué est présent, mais en quantité beaucoup moindre que

chez Hatier. Les ouvrages sont axés sur une documentation riche et variée destinée à questionner

avec de nombreuses cartes qui donnent une dimension méditerranéenne et mondiale de cette

période de la Préhistoire. Le vocabulaire expliqué est présent mais moins important. Des

paragraphes sont consacrés à l’interprétation des traces et permettent de relier le travail de

l’archéologie aux données proposées dans le manuel. Il n’y a pas de jugement de valeurs chez

Hachette. On retrouve les points communs suivants :

- Une vision exclusivement technique : objets variés questionnés.

- Aucun commentaire ou positionnement sur le progrès ou la supériorité du Néolithique sur le

Paléolithique mais une approche comparatiste avec par exemple un outil ou un habitat de

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Thèse de doctorat/Philippe de Carlos/3-11-2015 - IV /Chapitre 1b   289  

chaque période côte à côte.

- Une dimension internationale en insistant sur l’influence du Proche-Orient et sur le

processus diffusion des changements de mode de vie vers l’Europe.

- Une approche scientifique basée sur le travail des archéologues

- L’utilisation de l’image d’Épinal de la maison sur pilotis dans toutes les éditions mais avec

une nuance importante puisqu’il est mentionné qu’il existe d’autre types d’habitations.

Dans toutes les scènes fictives (quel que soit le manuel ou l’éditeur) qui reconstituent la vie d’un

village, les femmes sont tisserandes, potières ou meunières. Les hommes s’occupent du foyer, des

outils, de la vannerie, de la métallurgie et construisent les maisons.

8.2 Résumé sur le Néolithique

Quel que soit l’éditeur, les auteurs et l’année d’édition du manuel, la partie Néolithique des manuels

scolaires est essentiellement technique et descriptive. Un certain nombre de points nous

questionne :

- Une uniformité des thèmes traités (outillage, agriculture/sédentarité, artisanat, mégalithisme,

métallurgie). Ces thèmes sont complétés chez Hachette (2007) par une approche

archéologique. Les marqueurs du Néolithique sont très clairement : le village, l’agriculture,

la poterie, le tissu, le métal et le mégalithisme. Ces représentations qui sont proposées aux

élèves permettent-elles de comprendre ce qui caractérise le Néolithique ?

- Les concepts et en particulier celui de « révolution néolithique » n’apparait jamais ou n’est

pas travaillé28 (à l’exception de Belin en 2010 qui l’utilise en titre et qui interroge

simplement l’élève). Les élèves font-ils la différence entre « révolution néolithique » et

« Révolution française » ?

- Des concepts et des définitions sont faux :

o Le commerce est décrit comme un « échange de produits contre de l’argent »

(Hatier, 2009, p. 37). Mais l’argent n’existe pas au Néolithique et les échanges

existaient déjà au Paléolithique ! (Belin insiste sur cet aspect). Quant au troc, il n’est

pas non plus spécifique au Néolithique.

o L’État (Hatier, 2009, p. 41) n’existe pas encore au Néolithique.

                                                                                                               28 Au sujet du concept de révolution, on se reportera à l’article « Révolution : la construction scolaire d’un concept », p.62-84 (Deleplace, M. et Niclot, D. (2005). L’apprentissage des concepts en histoire et en géographie, enquête au collège et au lycée. CRDP Champagne-Ardenne).

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Thèse de doctorat/Philippe de Carlos/3-11-2015 - IV /Chapitre 1b   290  

- L’amalgame des périodes chronologiques : l’âge des métaux est assimilé au Néolithique.

L’absence de protohistoire ne permet pas de comprendre la liaison entre Préhistoire et

Histoire et donne aux élèves une vision dichotomique et simpliste de l’évolution historique.

- La présence importante de définitions de termes liés au Néolithique : la période fait l’objet

d’un véritable effort d’explication bien plus important que pour le Paléolithique (du simple

au double chez Hatier). Mais ces définitions entrent-elles aussi dans un jeu explicatif formel

sans pour autant aborder ce qui fait l’essence même du Néolithique.

- L’utilisation d’une iconographie très similaire et très largement décrite : les manuels

proposent une suite d’objets destinés à montrer le passé comme le ferait le musée.

o D’un point de vue didactique, nous nous interrogeons sur l’intérêt d’expliquer le

fonctionnement d’un polissoir ou d’une meule.

o Quel critère a-t-il permis de déterminer la pertinence d’un objet plutôt qu’un autre ?

- Les aspects politiques et sociaux sont totalement évincés alors qu’ils constituent des

éléments fondamentaux de la période. Par contre, des partis pris discutables sous la forme de

jugements de valeurs sont implicitement validés :

o Le pouvoir des uns sur les autres est justifié par la notion de respect, ce qui très

largement discutable : « des personnes de plus en plus éloignées les unes des autres

se sont mises à considérer qu’elles appartenaient à un même groupe et à respecter

une même autorité » (Hatier, 2009, p. 41). Dans les groupes nomade, l’autorité d’un

chef temporaire ou d’un chamane est aussi respectée mais n’implique pas un pouvoir

de coercition tel qu’il existe dans les sociétés néolithiques.

o Les présentations ignorent le fait que cette période de l’Histoire implique une

structuration pyramidal et coercitive de la société au profit d’une élite (Demoule,

2013) : la société est profondément inégalitaire. Le mégalithisme est présenté sous

son aspect technique (comment lever un menhir) et grandiose (« d’impressionnants

monuments », Hatier, 2009) alors qu’il implique la mobilisation sur une période de

temps d’une quantité importante de la population au profit d’une minorité riche et

puissante.

o Certaines légendes décrivent des objets comme des armes et l’édition de 2011 chez

Hatier explique que les hommes ont dû construire des fortifications (le terme est

d’ailleurs anachronique) sans expliquer pourquoi. Pareil chez Hachette (2013) qui

parle de fossés et de palissades. Il faut attendre l’édition de 2014 pour voir écrit que

la guerre apparaît mais malheureusement elle est inventée durant la « préhistoire ».

Alors que nous sommes dans la partie Néolithique, les auteurs ne font pas le lien et

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Thèse de doctorat/Philippe de Carlos/3-11-2015 - IV /Chapitre 1b   291  

associent la guerre à la période dans son ensemble ce qui peut laisser penser que

cette activité violente trouve une origine naturellement ancienne. Le message induit

consiste à laisser penser que la guerre a toujours existé, qu’elle est inhérente à

l’homme et que c’est une fatalité alors que l’archéologie a justement démontré

l’inverse. D’un point de vue philosophique et politique cela à son importance lorsque

l’objectif affiché de l’Éducation nationale est de développer l’esprit critique.

o L’apparition de l’artisanat est le signe d’une segmentation de la société. Cette

segmentation est l’un des facteurs qui a favorisé le contrôle social et l’apparition de

la guerre.

- Une vision qui promeut le Néolithique comme un changement dédié au progrès : une

meilleure alimentation, de meilleurs outils, une vie quotidienne améliorée… « Le progrès de

l’outillage » (Hatier, 2002, p. 34). On retrouve par ailleurs une question récurrente à chaque

thème : « En quoi représentent-ils (agriculture, élevage, artisanat, tissage) un progrès par

rapport à (la chasse, la cueillette, les vêtements en peaux) ? » (Hatier, 2002) ou bien « quels

sont les avantages de… par rapport à… » (Hatier, 2009, p. 39 ; 2011, p. 23). Il est aussi

question des « hasards de la chasse et de la cueillette » (Hatier, 2002 et 2014). Les différents

procédés utilisés induisent une infériorité du Paléolithique par rapport au Néolithique.

Magnard et Belin ne sont pas exempts de jugements de valeurs mais en moindre quantité.

o Pourtant l’arrivée de l’agriculture et l’usage d’une alimentation essentiellement

céréalière (75 % chez Ötzi), de mauvaise qualité (la farine contenait des grains de

sable ou des cailloux à cause justement de l’usage des meules) ont généré des

problèmes dentaires, des carences nutritionnelles, etc. Les paléolithiques

consommaient essentiellement des viandes sans graisse et des plantes à fibres et peu

d’acides gras saturés. La Préhistoire peut aussi être prétexte à une éducation à la

santé et à l’alimentation. Il est d’ailleurs intéressant de voir que le manuel scolaire ne

présente que certains objets (faucille à lames de silex et meule) sans aborder les

conditions pourtant fondamentale de leur invention (le silo à grains) : à eux seuls ils

sont suffisants pour témoigner d’une « évolution » de la société dans le cadre d’une

vision linéaire. Le manuel se contente de montrer de façon ultra simpliste un progrès

(qui n’est pas linéaire au Néolithique) sans expliquer les mécanismes d’origine (voir

chapitre 2-3 sur le Néolithique, p.145).

o La concentration des individus a favorisé la propagation des maladies infectieuses

aussi bien chez les hommes que chez les animaux.

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- L’utilisation de l’image d’Épinal perdure à travers la maison sur pilotis dans toutes les

éditions à l’exception de Belin qui prend des précautions. Nous savons désormais que ce

type d’habitation est très spécifique à un habitat de type lacustre et que les maisons n’étaient

pas situées sur les lacs mais en bordure. La permanence de cette image d’Épinal tire son

origine au XIXe siècle en Suisse où les « lacustres » deviennent des ancêtres mythiques. La

maison lacustre est devenue le symbole de ce peuple (Kaeser, 2006). Elle a été immortalisée

par des gravures puis des cartes postales. Elle trouve un écho dans l’imaginaire collectif à

travers l’idée de civilisation engloutie et, à ce titre elle fascine. La puissance de cette

représentation sociale historique se matérialise dans les manuels scolaires français qui

perpétuent sans le savoir le mythe helvétique ! Il semble même, qu’au XXIe siècle, la maison

lacustre soit devenue « l’incarnation intemporelle d’une petite communauté autarcique,

paisible et proche de la nature » (Kaeser, 2006, p. 8), c’est-à-dire liées aux préoccupations

écologiques. Les auteurs des manuels auraient pu choisir une habitation plus représentative

de type « danubienne ».

En somme, le Néolithique est présenté comme l’aboutissement de la Préhistoire en terme de progrès

et de bien-être, sous un aspect essentiellement matérialiste. Les hommes ont enfin dominé la nature

et pu s’extraire des conditions de vie difficiles. D’individus soumis aux aléas environnementaux, ils

sont devenus des acteurs sur la scène du monde qu’ils vont transformer. Nous retrouvons là les

représentations du XIXe siècle avec un schéma identique :

- L’homme, qui se bat pour survivre, réussit à s’en sortir grâce à la technique et à l’industrie :

les outils sont la technique et l’artisanat est l’industrie.

- L’évolution est vue comme un progrès linéaire.

Le Néolithique est le produit d’une évolution normale et régulière (Lamarckisme) et une sorte

d’aboutissement (finalisme). Il est réduit à certains marqueurs (réductionnisme) et européocentré

(sauf chez Belin). Les valeurs des auteurs dans la plupart des manuels justifient la domination d’une

minorité sur les autres (darwinisme social) ainsi que la division des tâches en fonction du sexe

(sexisme) puisque les illustrations qui sont proposées sont totalement stéréotypées. Tous les auteurs

consacrent la supériorité des hommes du Néolithique (qui à bien des égards nous ressemblent) sur

ceux du Paléolithique. De façon insidieuse, c’est le système économique et social contemporain qui

est légitimé.

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Thèse de doctorat/Philippe de Carlos/3-11-2015 - IV /Chapitre 1b   293  

9 Conclusion du chapitre

Le savoir de sens commun scolaire est largement impacté par la façon dont l’enseignant va intégrer

les prescriptions officielles et utiliser le manuel scolaire. Ce dernier intervient dans la pratique

professionnelle de l’enseignant comme dans la pratique scolaire de l’élève. Nous avons constaté

que les préconisations demeurent floues et laissent toute latitude à l’enseignant pour les interpréter.

L’analyse thématique et iconographique des manuels scolaires qu’enseignants et élèves utilisent en

classe a révélé que ces supports sont largement porteurs d’influences. Ils sont eux-mêmes le résultat

d’une pensée sociale et cette pensée sociale correspond point par point quasiment aux résultats des

analyses récentes (Deuxième partie, Chapitre 2). Les analyses ont surtout mis en évidence les

interactions KV car il est difficile de pouvoir définir les pratiques sociales des auteurs des manuels

et des éditeurs.

Le processus de transposition didactique externe est très largement impacté par les valeurs, c’est-à-

dire les représentations sociales des auteurs (voire des éditeurs). Il n’est plus question de

créationnisme, de fixisme, d’ethnocentrisme et de racisme (l’origine africaine est acceptée),

d’anhistorisme (le temps biblique laisse place à une histoire chronologique) et l’origine animale de

l’Homme n’est pas remise en cause puisque les manuels sont largement « évolutionnistes » comme

l’a montré dans sa thèse Marie-Pierre Quessada (2008).

Cependant, il s’agit d’un évolutionnisme aux arrières goûts de finalisme, d’anthropocentrisme, de

darwinisme social, de lamarckisme, d’européocentrisme, réductionniste et teinté de sexisme (voir

figure 68)

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Thèse de doctorat/Philippe de Carlos/3-11-2015 - IV /Chapitre 1b   294  

Tous ces obstacles épistémologiques se manifestent par l’intermédiaire de conceptions diverses : un

temps linéaire, orienté, compacté et synthétique, une évolution humaine par transformation

progressive (du singe à l’homme) et continue, une technique qui suit le chemin de l’évolution vers

le progrès (chronologie lithique), la nécessité pour l’homme de survivre dans un monde difficile

grâce à la maîtrise de l’environnement (l’Homme contre la nature) par la technique (armes et

outils), une faune considérée comme une ressource (chasse) et un climat comme un problème

(froid), un humain qui vit dans un monde dénaturalisé (aucune flore, quasi absence du climat), des

actions et des attitudes humaines largement stéréotypées socioculturellement du point de vue du

rôle des sexes avec en filigrane la domination de l’homme sur la femme, un art patrimonial déjà-là.

Du point de vue des connaissances, on constate l’absence de références épistémologiques

(évolution, temps), l’absence de connaissances (climat) fondées scientifiquement (actions et

attitudes) ou actualisées (évolution) ou problématisées (tous les thèmes) ou de fondements

didactiques (objets, art), des erreurs (évolution, objets, images), des contenus essentiellement

descriptif et techniques (objets, art), un réductionnisme (objets, art, faune) et des savoirs fortement

socialisés (actions, attitudes, images). Les visuels sont le reflet synthétique de ces représentations.

Fig. 68 – Les obstacles épistémologiques

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Il s’en suit que les représentations sociales historiques et socioculturelles imprègnent fortement le

contenu du savoir à enseigner. Du point de vue de la pensée sociale, nous constatons une vision

particulièrement stéréotypée des rôles de sexe. D’après plusieurs travaux dont le rapport de la

HALDE de 200729 sur les stéréotypes dans les manuels scolaires et l’analyse de Fanny Lignon sur

le « genre dans les manuels scolaires », les femmes « sont souvent réduites aux rôles de mères ou

d’épouses, absentes du monde du travail et a fortiori du monde politique. Les images des manuels

représentent les filles comme femmes de ménage, femme fragiles et soumises, idiotes ou tentatrices

dépendantes en tous cas des attentes masculines (…). Les garçons (…) soldats, ouvriers, hommes

politiques, scientifiques avec des attitudes liées à l’action et à la domination » (Lignon et al., 2012,

p. 5). La préhistoire dans les manuels n’échappe pas à ce constat.

Finalement, l’analyse des thèmes et des images de notre corpus de manuels scolaires témoigne de

l’interaction KVP que nous pouvons modéliser en prenant en compte le champ de la vulgarisation

scientifique puisque nous avions notamment constaté que les images pouvaient être influencées par

des reconstitutions « réelles » issues de parcs archéologiques (voir figure 69).

                                                                                                               29 Place des stéréotypes et des discriminations dans les manuels scolaires, rapport final, réalisé pour le compte de la Haute Autorité contre les Discriminations et pour l’Égalité, sous la direction de Pascal Tisserant et Anne-Lorraine Wagner, université Paul Verlaine-Metz, 2007.

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Thèse de doctorat/Philippe de Carlos/3-11-2015 - IV /Chapitre 1b   296  

Fig. 69 – Manuels scolaires et TD

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Thèse de doctorat/Philippe de Carlos/3-11-2015 - IV /Chapitre 1b   297  

Il existe une différence importante entre le « savoir savant » et le « savoir à enseigner » au point

qu’il est possible de parler de rupture épistémologique. Cette rupture peut en partie s’expliquer par

la formation universitaire des auteurs : aucun archéologue ou préhistorien ou paléolithicien ne

figure parmi eux. La majorité des enseignants sont du secondaire et historiens. Ils ne peuvent donc

mobiliser une épistémologie de la Préhistoire qu’ils ne maîtrisent vraisemblablement pas. À l’autre

bout de la chaîne, les enseignants n’ont pas forcément une formation d’historien et doivent souvent

faire appel à leurs souvenirs d’élève et d’étudiant d’IUFM comme l’explique une enseignante :

« Dans mes préparations, j’utilise mes connaissances personnelles, ce que j’ai appris quand j’étais

au lycée » (Audigier et Tutiaux-Guillon, 2004, p. 119). Ces connaissances personnelles sont

renforcées par la lecture des manuels, des recommandations, des ouvrages de vulgarisation et grand

public mais quasiment jamais par une référence directe aux sources ou à des ouvrages spécialisés

(Ibid.).

Il serait en effet intéressant de pouvoir évaluer l’utilisation effective de la partie « préhistoire » du

manuel d’histoire en classe en élémentaire et le rapport réel entre « savoir à enseigner » et « savoir

enseigné ». Toujours est-il que l’analyse des manuels scolaires que nous avons réalisée permet déjà,

au préalable, de prendre la mesure des connaissances et des valeurs qui sont transmises. La

perspective indirecte de ce travail pourrait, faute d’envisager de façon idéale la création de manuels

adéquats, par des équipes mixtes qui comprendraient des enseignants de l’élémentaire et des

archéologues et/ou des médiateurs culturels spécialisés, consister à aider les enseignants à identifier

les images stéréotypées et à prendre le recul nécessaire pour pouvoir les déconstruire avec leurs

élèves.

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École Delambre, CM2