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“Sons, silences, bruits” Rappel du programme Présentation de Arts et Métiers Paris Tech par Benédicte Hayne-Lecocq Introduction par Bernard DELAGE, co-res- ponsable de l’Atelier Bruit du PUCA. “Questions de bruit”, échanges entre Bertrand AMIEL, bruiteur, et Philippe GRIMBERT, écrivain et psychanalyste. BRUITS: conscience ou inconscience, per- sistance, négligence, ou ignorance des “fau- teurs de bruit” ? A tout âge,le citadin français continue à pétarader sur sa mob, sa moto, son scooter et persiste à n'imaginer de fiesta qu'accompagnée d'une orgie de décibels et de l'ouverture des fenêtres même en plein hiver. Pourquoi? le mystère reste entier... Dans le même temps, les chasseur de bruits, petits et grands, rapportent de leurs expédi- tions des merveilles, qu’ils mettent sur leur blog à la disposition de nos oreilles ébahies. SILENCES: silence de mort, pause ou sou- pir, silence du désert, oasis de silence, hâvres de paix, zones calmes, cui-cuis, glou- glous et tutti quanti. Rêve-t-on vraiment de/en silence? Comme le démontrent main- tes émouvantes réalisations, les architectes, les urbanistes, les paysagistes et les des- igners de mobilier urbain ne conçoivent-ils pas - consciemment ou inconsciemment - nos villes à l’oreille? Si oui, qui et comment? Sinon ... pourquoi? SONS: Les campagnes anti-bruit incitent aujourd'hui gentiment à faire "moins de bruit - mieux de bruit". A bien faire, en quelque sorte. Est-ce efficace ? Suffisamment ? Sinon, pourquoi, et surtout que faire d’autre dans un rapport au monde sensoriel dont la concomittence des perceptions n’est plus la règle ? Le design sonore, façon “less is more”, ne pourrait-il mieux satisfaire le “brui- teur” et les “écouteurs” tout en assaillant moins le “bruité”? Conclusion de l’Atelier par Pascal LEMON- NIER, secrétaire permanent adjoint du PUCA (Plan Urbanisme, Construction, Architecture; Ministère du Logement) l’A TELIER BRUIT du PUCA Compte-rendu de l’Atelier “Sons, silences, bruits” (09 03 2010) L’Atelier Bruit “sons, silences, bruits” qui s’est tenu le mardi 9 mars 2010 a été aimablement accueilli par Arts et Métiers Paris Tech (155 boule- vard de l’Hopital 75013 Paris). Nous remercions chaleureusement les intervenants: nos deux invités d’honneur, Bertrand Amiel, brui- teur et Philippe Grimbert, psycha- nalyste et écrivain, et aussi Bénédicte Hayne-Lecocq (acous- ticienne, Arts et Métiers Paris- Tech), Alice Debonnet (directrice du CIDB), Catherine Semidor (acousticienne,GRECO), Françoise Roche (metteur en scène, ATC), Claire Renard (com- positrice,PIMC), Roland Cahen (compositeur, ENSCI), Michel Petitperrin (architecte), Michel Risse (compositeur, Décor Sonore), Grégoire Chelkoff (architecte, directeur du CRES- SON), Olivier Balay (architecte, Ecole d’architecture de Lyon), Christian Hugonnet (acousticien, La Semaine du Son), Didier Blanchard (acousticien, Synesthésie), Guillaume Coquel (acousticien, RATP), Fabrice Antore (architecte), Jacques Martin (acousticien, CSTB), Stéphane Roux (architecte et directeur du label Shîîîn), Frédéric Fradet (acousticien, ACOUCITE) et Nicolas Frize (compositeur, Les Musiques de la Boulangère). Comme pour les précédents Ateliers, on ne trouvera pas ici la retranscription des interventions ou échanges qui ont eu lieu, mais une tentative de les fédérer pour identi- fier les voies de progrès sur les- quelles nous pourrions nous enga- ger ensemble. "Mon corps est fait du bruit des autres" a écrit dans "Poèmes" le metteur en scène Antoine Vitez. L'existence des autres - leur bruit - est nécessaire à la nôtre - au nôtre. Ce n'est pas toujours, loin s'en faut, dans un rapport fusionnel, voire amoureux. Cela peut-être aussi dans un rapport conflictuel où les existences s'affirment en s'affrontant. Cela peut-être encore dans une inversion des rapports où le chasseur de sons - intéressé par les bruits - se voit pris au piège de sa propre écoute lorsqu'il réa- lise qu'il ne peut la faire cesser. Car les bruits peuvent envahir jusqu'à les épuiser tout autant ceux qui leur prêtent volontaire- ment attention que ceux dont ils forcent d'abord l'oreille puis l'écoute. Dans le rapport de force entre soi et les autres, dans la préservation par chacun de son territoire, dans la mise à distance des autres, "l'oreille est un point faible" écrit Amélie Nothomb dans "Journal d'Hirondelle", "son absence de paupière se double d'une défi- cience: on entend toujours ce que l'on voudrait éviter d'entendre, mais on n'entend pas ce que l'on a besoin d'entendre". Il y a une vraie douleur à entendre ce (ceux) que l'on voudrait ne pas entendre, les voisins si proches Atelier Bruit du PUCA, compte-rendu de l’Atelier “Sons, Silences, Bruits” du 9 mars 2010, page 1 Le corps à la peine Ministère de l’Ecologie, de l’Energie, du développement durable et de la Mer Direction générale de l'aménagement du logement et de la nature

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Page 1: puca ateliers bruit · 2015. 2. 20. · quelles nous pourrions nous enga-ger ensemble. "Mon corps est fait du bruit des autres" a écrit dans "Poèmes" le metteur en scène Antoine

“Sons, silences, bruits”Rappel du programme

Présentation de Arts et Métiers Paris Techpar Benédicte Hayne-Lecocq

Introduction par Bernard DELAGE, co-res-ponsable de l’Atelier Bruit du PUCA.

“Questions de bruit”, échanges entreBertrand AMIEL, bruiteur, et PhilippeGRIMBERT, écrivain et psychanalyste.

BRUITS: conscience ou inconscience, per-sistance, négligence, ou ignorance des “fau-teurs de bruit” ? A tout âge,le citadin françaiscontinue à pétarader sur sa mob, sa moto,son scooter et persiste à n'imaginer de fiestaqu'accompagnée d'une orgie de décibels etde l'ouverture des fenêtres même en pleinhiver. Pourquoi? le mystère reste entier...Dans le même temps, les chasseur de bruits,petits et grands, rapportent de leurs expédi-tions des merveilles, qu’ils mettent sur leurblog à la disposition de nos oreilles ébahies.

SILENCES: silence de mort, pause ou sou-pir, silence du désert, oasis de silence,hâvres de paix, zones calmes, cui-cuis, glou-glous et tutti quanti. Rêve-t-on vraimentde/en silence? Comme le démontrent main-tes émouvantes réalisations, les architectes,les urbanistes, les paysagistes et les des-igners de mobilier urbain ne conçoivent-ilspas - consciemment ou inconsciemment -nos villes à l’oreille? Si oui, qui et comment?Sinon ... pourquoi?

SONS: Les campagnes anti-bruit incitentaujourd'hui gentiment à faire "moins de bruit- mieux de bruit". A bien faire, en quelquesorte. Est-ce efficace ? Suffisamment ?Sinon, pourquoi, et surtout que faire d’autredans un rapport au monde sensoriel dont laconcomittence des perceptions n’est plus larègle ? Le design sonore, façon “less ismore”, ne pourrait-il mieux satisfaire le “brui-teur” et les “écouteurs” tout en assaillantmoins le “bruité”?

Conclusion de l’Atelier par Pascal LEMON-NIER, secrétaire permanent adjoint du PUCA(Plan Urbanisme, Construction, Architecture;Ministère du Logement)

l’ATELIER BRUIT du PUCACompte-rendu de l’Atelier “Sons, silences, bruits” (09 03 2010)

L’Atelier Bruit “sons,silences, bruits” qui s’esttenu le mardi 9 mars 2010 a étéaimablement accueilli par Arts etMétiers Paris Tech (155 boule-vard de l’Hopital 75013 Paris).

Nous remercions chaleureusementles intervenants: nos deux invitésd’honneur, Bertrand Amiel, brui-teur et Philippe Grimbert, psycha-nalyste et écrivain, et aussiBénédicte Hayne-Lecocq (acous-ticienne, Arts et Métiers Paris-Tech), Alice Debonnet (directricedu CIDB), Catherine Semidor( a c o u s t i c i e n n e , G R E C O ) ,Françoise Roche (metteur enscène, ATC), Claire Renard (com-positrice,PIMC), Roland Cahen(compositeur, ENSCI), MichelPetitperrin (architecte), MichelRisse (compositeur, DécorSonore), Grégoire Chelkoff(architecte, directeur du CRES-SON), Olivier Balay (architecte,Ecole d’architecture de Lyon),Christian Hugonnet (acousticien,La Semaine du Son), DidierBlanchard (acousticien,Synesthésie), Guillaume Coquel(acousticien, RATP), FabriceAntore (architecte), JacquesMartin (acousticien, CSTB),Stéphane Roux (architecte etdirecteur du label Shîîîn), FrédéricFradet (acousticien, ACOUCITE)et Nicolas Frize (compositeur, LesMusiques de la Boulangère).

Comme pour les précédentsAteliers, on ne trouvera pas ici laretranscription des interventions ouéchanges qui ont eu lieu, mais unetentative de les fédérer pour identi-fier les voies de progrès sur les-quelles nous pourrions nous enga-ger ensemble.

"Mon corps est fait du bruit desautres" a écrit dans "Poèmes" lemetteur en scène Antoine Vitez.L'existence des autres - leur bruit -est nécessaire à la nôtre - aunôtre.

Ce n'est pas toujours, loin s'enfaut, dans un rapport fusionnel,voire amoureux. Cela peut-êtreaussi dans un rapport conflictueloù les existences s'affirment ens'affrontant. Cela peut-être encoredans une inversion des rapportsoù le chasseur de sons - intéressépar les bruits - se voit pris au piègede sa propre écoute lorsqu'il réa-lise qu'il ne peut la faire cesser.Car les bruits peuvent envahirjusqu'à les épuiser tout autantceux qui leur prêtent volontaire-ment attention que ceux dont ilsforcent d'abord l'oreille puisl'écoute.

Dans le rapport de force entre soiet les autres, dans la préservationpar chacun de son territoire, dansla mise à distance des autres,"l'oreille est un point faible" écritAmélie Nothomb dans "Journald'Hirondelle", "son absence depaupière se double d'une défi-cience: on entend toujours ce quel'on voudrait éviter d'entendre,mais on n'entend pas ce que l'on abesoin d'entendre".

Il y a une vraie douleur à entendrece (ceux) que l'on voudrait ne pasentendre, les voisins si proches

Atelier Bruit du PUCA, compte-rendu de l’Atelier “Sons, Silences, Bruits” du 9 mars 2010, page 1

Le corps à lapeine

Ministère del’Ecologie,de l’Energie,du développementdurableet de la MerDirection générale de l'aménagement du logement et de la nature

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faciles à cerner: en particulier celledu regard (du proche à l'horizon,du sol au ciel, et de cour à jardin).Une manière peut-être d'échapperau verdict de Pascal Quignard: "Iln'y a pas de point de vue sonore".

Plus que jamais présente dans lavie de tous les jours, la chansonde deux minutes trente cinqsecondes (et plus si affinités) peutaussi être utilitaire: en versioncourte, elle sert à la promotion desArts de la Table aussi bien qu'àfaciliter la mémorisation desTables de Multiplication; en ver-sion longue - voire en boucle adlibitum - elle rassure les clients desparkings, accompagne les quinzai-nes commerciales ou neutralisel'espace confiné des ascenseurs.

Depuis l'invention du walkman, etsurtout depuis l'apparition desfichiers numériques et des bala-deurs équipés d'un système noise-cancelling, elle sert d'écran indivi-duel aux bruits de la rue. Un écranfluide, immatériel, à l'opacité régla-ble et instantanément configurableau goût de chacun. Ce ne sontdésormais plus seulement "deuxminutes trente cinq de bonheur"(titre d'une chanson interprétéepar Carlos, fils de la psychanalysteFrançois Dolto, et Sylvie Vartan)qui sont garanties, mais un accom-pagnement permanent, l'assu-rance de n'être jamais "tout à faitabandonné(e)", comme le dit lachanson.

Le téléphone portable agit demême comme lien quasi perma-nent avec la famille et à tout âge,avec les amis et en tous temps, ouencore avec l'entreprise et en touslieux. Plus jamais seul, plus jamaisloin, toujours et partout connecté -

Paroles de Little boxes, la chan-son originale de Malvina Reynold,popularisée dans les années '60par Pete Seeger:Little boxes on the hillside, littleboxes made of tickytackyLittle boxes on the hillside, littleboxes all the sameThere's a green one and a pinkone and a blue one and a yellowoneAnd they're all made out of tickytacky and they all look just thesame.And the people in the houses allwent to the universityWhere they were put in boxesand they came out all the same,?And there's doctors and there'slawyers, and business executivesAnd they're all made out of tickytacky and they all look just thesame.??And they all play on the golfcourse and drink their martinisdry,?And they all have pretty childrenand the children go to school?And the children go to summercamp and then to the university?Where they are put in boxes andthey come out all the same.And the boys go into businessand marry and raise a family?In boxes made of ticky tacky andthey all look just the same.

mais qui ne font pas partie de nosproches, les transports si excitantsmais qui ne nous transportent pas,les équipements techniques si per-formants mais dont nous ne béné-ficions pas directement. Contre leprocessus d'apparition, puis d'in-trusion, puis d'invasion des bruits,qui se déroule inéluctablementchaque jour chez nombre de nosconcitoyens, nous n'avons pasgrand-chose d'acceptable à propo-ser dans nombre de cas.

Bien sûr, puisque - comme le rap-pelle Pascal Quignard dans "Lahaine de la musique" - "tout son estl'invisible, sous la forme du perceurd'enveloppes", et nous tentons decréer des enveloppes protectricestoujours plus résistantes, toujoursplus étanches, toujours plus com-plètes, toujours plus proches de lamythique "boîte dans la boîte"chère aux acousticiens. Mais ellessont aussi toujours plus onéreuseset quasi-carcérales, au final (cf lachanson "Little boxes").

L'ennemi est certes redoutable, cartoujours selon Pascal Quignard"qu'il s'agisse de corps, de cham-bres, d'appartements, de châ-teaux, de cités remparées (...) ilfranchit toutes les barrières (...) : ilest l'insaisissable". Faut-il cepen-dant proposer à nos concitoyensde vivre en assiégés? Ne pourrait-on trouver des moyens de les libé-rer du bruit (ou, plus modestement,de desserrer les liens qui le lient àcet adversaire) plutôt que de lesenfermer pour les en protéger?Une synesthésie ne serait-elle pasplus efficace que le seul recours àl'isolement acoustique?

Si en effet - et nous citons toujoursPascal Quignard - "ce qui estentendu ne connaît ni paupières, nicloisons, ni tentures, ni murailles",et si le bruit étant "indélimitable, nulne peut s'en protéger", on peutsupposer que pour renforcer unefrontière territoriale et sonore dansle réel aussi bien que dans le res-senti, il faut en abattre ou enestomper d'autres, plus ou moins

Atelier Bruit du PUCA, compte-rendu de l’Atelier “Sons, Silences, Bruits” du 9 mars 2010, page 2

Deux minutestrente cinq de

bonheur

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Une chanson (Makhno, Dumont)

Ce n'est qu'un point de poésieDans le ciel des matins de pluieLe satin rose de ta peauQue je caresse avec des motsC'est un baiser un peu futileDans un tendre matin d'avrilC'est une bouteille à la merUne oasis dans le désertUne chansonC'est trois fois rien une chansonC'est du champagne un frissonUne chansonUne chansonA quoi ça sert une chansonÇa dure à peine une saisonUne chanson

Ce n'est qu'un point dans l'infiniUn petit bout de mélodieQue l'on invente sur un pianoEt qu'on habille avec des motsC'est un prénom sur une pageUn jour un mois juste une imageEt dans le fleuve d'aujourd'huiC'est sûrement toute ma vie

Une chansonC'est trois fois rien une chansonC'est du champagne un frissonUne chansonUne chansonC'est peu de choses une chansonMais dis-moi c'que nous ferionsS'il n'y avait plus de chansons.

souvent exposé sur les réseauxsociaux - l'homme moderne jouitaujourd'hui d'une formidable capa-cité à exercer un pouvoir long-temps fantasmé, celui d'avoir tou-jours l'autre "sous la main", à l'au-tre bout d'un invisible lien sans filqui tient de la magie.

De plus en plus souvent permisepar le même appareil, la conversa-tion téléphonique alterne avecl'écoute de musique, et les bruitsde la rue deviennent le fondsonore-support d'une bande-sonmusicale qui les filtre, comme lecorps de la mère filtre les bruits del'environnement sur lesquelsémerge la voix des parents ou desamis, en alternance avec les chan-sons de la play-list du jour.

Qu'est-ce qu'une chanson, sinon laversion "baby-talk", re-masterisée,de nos émotions sonores in uteroet dans les premiers temps denotre vie: la voix mélodique de lamère sur la rythmique de soncoeur, avec en ligne de basse lavoix grave du père? Qu'est-cequ'une chanson, sinon "Trois foisrien" et beaucoup d'émotions,comme le chante Charles Dumont:

On comprend ainsi que face àcette magie électronique, numéri-que et fantasmatique qui rend dés-ormais possible "la vie en chan-sons" pour quelques dizaines d'eu-ros, la maîtrise de l'environnementsonore par le truchement des tech-nologies du bâtiment ne fassentpas le poids, ou plutôt le fasse trop:trop de temps, trop de matière, tropd'argent, trop d'inertie...

Nous voyons nos concitoyens"faire abstraction" de l'environne-ment sonore s'il est désagréable,plutôt que de changer de trottoir ou

Atelier Bruit du PUCA, compte-rendu de l’Atelier “Sons, Silences, Bruits” du 9 mars 2010, page 3

de chemin, plutôt de construire desdispositifs de protection ou de s'envêtir. Le font-ils faute de mieux?Sans doute, mais encore faut-il enêtre capable, ce qui suppose dedisposer d'une grande capacité deconcentration - sur la relationsonore - en même temps que d'unegrande capacité d'abstraction - parrapport à l'environnement sonore.

La primauté du sonore, dans la viein utero - au temps où le bébé nepouvait s'abstraire, n'étant pasencore né à la vie - a forgé notrecapacité à trouver toute chansonfamilière, à en capter aisément lamélodie, à la mémoriser et à lachantonner sans complexe. C'estdonc tout naturellement que nouscaptons facilement une conversa-tion dans un brouhaha, aussi bienqu'un soliste dans un choeur. Noussavons extraire ce qui nous inté-resse, nous savons nous abstrairede ce dont nous n'avons rien àfaire.

Non seulement sommes nouscapables de faire abstraction de ceque nous entendons, pour n'enten-dre que ce qui nous intéresse, maisnous sommes aussi capables defaire abstraction de ce que nousvoyons, pour ne “voir” (et doncn'entendre) que ce dont nousavons l'expérience, la confirmation.Ainsi, le "bruit" de deux patins àroulettes métalliques s'entrecho-quant (que l'on n'entend jamais,sauf s'ils sont manipulés d'une cer-taine manière par un bruiteur) sera-il à l'évidence celui de l'armementd'un fusil à pompe ou celui d'unagrafage à vide. Et rien d'autre.

Mais quid de ce qui est incertain,de ce qui pourrait nous intéresser,ou nous menacer? Quid de ce dontnous n'avons aucune expérience,ni dans le réel, ni par le biais ducinéma, de la télévision, de laradio, voire de la littérature? Quiddes sons inouïs, lorsqu'ils appa-raissent masqués, soit que leregard ne permette pas d'en identi-fier la source, soit que les apparen-ces contredisent ce qui s'entend?

Faireabstraction

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Si "ouïr, c'est obéir" (PascalQuignard, "La haine de la musi-que"), faire abstraction, c'est refu-ser d'ouïr et par conséquent refuserd'obéir. Le silence - capable defaire surgir le moindre bruit tantl'oreille humaine est sensible à ladynamique des événements sono-res, et nous mettant aussi dansl'expectative, en condition d'enten-dre - pourrait alors réduire notrecapacité d'abstraction, et ceci d'au-tant plus qu'il serait remarquable (lesilence précédant le tonnerre estrendu remarquable par l'éclair, etrend le tonnerre à venir encore plusprésent).

Mis à part le vécu et la sensibilitéde chacun, y aurait-il des condi-tions favorables à l'exercice denotre capacité à faire abstractiondes bruits? Comment éviter lesphénomènes d'amorçage qui fontque nous prêtons involontairementattention à un bruit, lequel nousrend notre prêt au centuple? Est-cepar une gestion du temps et de l'es-pace d'apparition-présence-dispari-tion des bruits? Est-ce par un phé-nomène de masquage, ou dedétournement de l'attention? Est-ce par une évidence des sons, desorte que nul ne soit dans le douted'être ou non concerné et qu'ainsichacun puisse exercer son droit àl'indifférence?

En empruntant ce titre au Festivaldu Documentaire, nous abordonsune frontière: quel cinéma nous fai-sons-nous du réel, quand nousn'en faisons pas abstraction?

Depuis que l'on peut "fixer" dessons, que ce soit dans la cire ousur mémoire informatique, pour laradio, le cinéma, la télévision ou leweb, notre connaissance dumonde sonore vient tout autant dela "mise en ondes" des sons fixés -en accompagnement ou non de

l'image - que de notre observationdirecte (encore que nous nesoyons que rarement observa-teurs, et plus souvent juste de plusou moins bons entendeurs). Detoutes les inventions concernées,celle du cinéma a changé beau-coup de choses dans le regard fan-tasmatique que nous portons sur lemonde.

On notera que ce qui distingue lecinéma du réel, c'est qu'au cinémale son n'est pas nécessairementsynchrone, et qu'il est considérécomme étant au service de l'image(l'image, ayant précédé le son aucinéma, elle est "maître" et le sonest "esclave"). Aujourd'hui, le sonn'est plus au service de l'image, ilest l'image de tout ce qui n'est pasvisible (hors champ, lointain,brouillard, nuit).

Influencés, voire éduqués, par ceque nous avons appris du mondedes sons au cinéma (le son despistolets laser aussi bien que lechamp des baleines; la monopho-nie autant que le surround; la musi-que autant que le design sonore)nous considérons parfois le réelcomme une répétition du spectacleinitial. L'ayant connu simplifié, sacomplexité nous échappe. Notreoreille y entend plus qu'ellen'écoute, et se satisfait de mala-droits faux-semblants crédibiliséspar l'image.

Pourquoi, alors, ne pas utiliserdans le réel les "artifices" ducinéma, et instiller dans des envi-ronnements sonores problémati-ques et bien réels des sons, dessignes, des scènes sonores, cap-tant l'attention, la distrayant etl'orientant? Ou des premiers plansmasquant des lointains? Ou desstéréo élargies changeant les sour-ces fixes en statues de sel?

Oui, après tout, en dessous d'uncertain niveau sonore, pourquoipas? La manoeuvre inverse peutêtre désastreuse, on le sait (authéâtre plus encore qu'au cinéma,des sons réels retransmis "tels

cinéma du réel"ouïr, c'est obéir"

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quels", sans mise en scène, sansintervention artistique, détruisent àcoup sûr la magie du spectacle),mais pourquoi négliger d'utiliserl'influence du contexte sur les sons"indésirables"? Comme le rappelleYann Paranthoën ("L'art de laradio") dans un entretien avecJacques Vidal, "forcément, un bruitn'est pas seul ... le son, c'est plutôtune couleur qui va devenir intéres-sante lorsqu'elle sera rapprochéed'une autre. Car tout seul, un sonn'a pas beaucoup d'intérêt".

La question délicate est de savoirquel sons créer pour que fonc-tionne cette interaction bruits-sons,et sur quels "écrans anti-bruits" lesprojeter...

C'est à Nicolas Frize que nousempruntons, pour ouvrir ce chapi-tre, le titre du dispositif qu'il mit enplace à Saint Denis de 1990 à1996, et poursuivit par la suite enmaintes occasions.

S'entendre, cela peut être s'enten-dre soi-même parler ou chantercomme les autres vous entendent;s'entendre agir, et bruire; s'enten-dre en société pour se considérer,se reconnaître mutuellement; s'en-tendre avec les autres pour secomprendre, se mettre d'accord,vivre en bonne intelligence.

Pour s'entendre, il faut d'abordentendre: c'est le plus souventreconnaître, identifier le bruit et sasource, soit directement, soit parrapprochements successifs. Fautede quoi, soit nous sur-écoutonspour lever le doute et résoudrel'énigme qui nous est posée, soitnous faisons abstraction de ce quiparvient à nos oreilles et n'éveilleaucune résonance.

Peut-on échapper à cela et "écou-ter hors de soi"; écouter sansrésonner/raisonner; écouter sansinterpréter, sans traduire; écouterl'autre en son être, sans "entrerdans la tension et le guet d'un rap-port à soi" (Jean-Luc Nancy, in"Etre à l'écoute")?

Si l'oreille peut s'abandonner, selaisser faire, renoncer à identifier, àanalyser et à comprendre, l'écouteest apaisée. Hors de l'urgentenécessité, ne plus être dans ledésir permettrait-il de ne pas entre-tenir l'idée même d'indésirable?Oui, sans doute, mais notre désirest ce qui nous est le plus mysté-rieux, le plus obscur. Alors, com-ment abandonner ce que l'on nesait pas - consciemment - exister?

On ne peut donc abandonner quece que l'on sait posséder. Maissait-on même ce que, physiologi-quement, l'on possède?

Peut-on s'entendre soi, sa voix,ses pas, comme les autres nousentendent? On s'entend depuis toujours del'intérieur, physiologiquement, oubien alors en écho, ou par le tru-chement d'un imitateur. Mais,depuis l'invention du magnéto-phone, on peut s'entendre aussicomme les autres nous entendent,et c'est troublant. Cela nous met"hors de nous", cela nous situedans un espace que nous parta-geons avec d'autres, ces autresdont nous devons nous distingueret avec qui nous devons nousentendre.

Peut-on aussi s'entendre bruire?Au volant d'une auto, ou d'unemoto, on est protégé de ses pro-pres bruits par son habitacle ouson casque. Passager d'un avionou d'un train, on est bien sûr làencore à l'abri de ce que à quoi lesautres, ceux qui sont à l'extérieur,sont exposés. Et puis, quand bienmême les oreilles du bruiteur neseraient pas moins protégées quecelles du bruité, on sait que le brui-teur, actif et bénéficiaire de son

Il faudraits’entendre

“tout seul, un sonn’a pas beaucoup

d’intérêt”

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propre bruit, s'entendra toujoursmoins que le bruité ne l'entend.Difficile donc pour qui que ce soit des'entendre bruire, et plus encored'admettre que parfois "un vélomo-teur déchirant l'air frais fait lever enlui des désirs de sniper" (BelindaCannone, "Entre les bruits").

Le dictionnaire Larousse définitainsi le mot "interprétation":

* l'action d'interpréter, de donnerun sens à ce que l'on entend, * l'action ou la manière de repré-senter, de jouer, de danser uneoeuvre dramatique, musicale, cho-régraphique,* le travail effectué par le patient,aidé par son psychanalyste, pourdégager le désir inconscient quianime certains de ses comporte-ments,* l'opération qui consiste à asso-cier, aux symboles d'une théorie,des objets et des relations entre cesobjets,* la traduction et l'exécution d'unprogramme informatique instructionpar instruction.

Nommer un son, c'est - distinguantun possible parmi des possibles -lui donner un sens, et plus que cela:lui donner un corps qu'aussitôtnommé on ne pourra plus ignorer.Le prix de l'interprétation d'un sonserait donc de renoncer à la libertéd'en faire abstraction.

Interpréter un son sans le lesterd'un corps reste cependant toujourspossible: il "suffit" d'en faire "de lamusique" - de le considérer commetel - à l'instar de John Cage disantdes bruits de sa rue: "Je vis sur laSixième Avenue et je n'ai donc nulbesoin de musique: j'ai à ma dispo-sition plus de sons que je n'enconsomme".

La musique se nourrit des bruits dumonde - des mélodies populairesrurales aussi bien que des dronespermanents des mégalopoles. Lepriverait-elle de ce fait de son bruit,qu'elle transformerait en musiqued'un coup de baguette magique(celle du chef d'orchestre, biensûr)? Le ferait-elle en toute inno-cence? Jouir des bruits empêche-rait-il d'ouïr les bruits, pour ce qu'ilssont (si tant est qu'ils puissent êtresans une oreille à qui parler)?

Interpréter un bruit, c'est tout l'artdu bruiteur: avec des noix de coco(et bien que l'artifice ait été depuislongtemps dévoilé, par les MontyPython), il fait aller au pas, trotterou galoper un joli petit cheval. Il nele fait pas seul, mais avec l'activeparticipation de l'écouteur, lequelconsent souvent à accepter desimitations - plutôt que des interpré-tations - de surcroît très approxi-matives: l'écouteur (de bruits) ahorreur du vide (de sens).

Au spectacle, le bruiteur proposeet l'écouteur dispose, assuré deson pouvoir d'agir. Dans la vie lebruiteur impose, et l'auditeur com-pose avec le bruit. Cette composi-tion, individuelle, sera plus oumoins bien vécue selon que l'audi-teur a plus ou moins de pouvoird'agir: pouvoir d'évitement, pouvoirde masquage, pouvoir de dissolu-tion (abstraction ... encore).

Interpréter un silence: "qui ne ditmot consent", "un silence lourd desens", "votre silence trahit votreembarras", les expressions nemanquent pas qui font parler ceuxqui veulent "garder le silence".

Certes, "le silence ne cesse jamaisd'impliquer son contraire, et seul lefond sonore de notre environne-ment nous permet de le reconnaî-tre" (Marc de Smedt, "éloge dusilence"), mais inversement, lesilence est la condition du son.C'est aussi la condition de l'espacedu silence, bel endormi qui n'at-tend qu'un son qui l'"éveille" pourexister.

Le prix del’interprétation

"le silence necesse jamais

d’impliquer soncontraire et seulle fond sonore

de notreenvironnement

nous permet de lereconnaître"

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Qu'un son, un bruit, ou un silenceéchappe à nos investigations (qui leproduit, où cela se passe-t-il, dequoi est-ce l'annonce ou la trace,etc.), et nous voilà partis à la dérive,inquiets voire affolés. Qu'un premierplan sonore installé là depuis tou-jours rompe soudain ses amarres,nous laissant face à ce qu'il mas-quait d'habitude, et nous voilàdéboussolés face à cet horizoninouï que nous ne soupçonnionspas.

Les sons sur lesquels nous pou-vons compter, toujours présents à lamême heure dans un même lieu, nesont pas légion. Le "tic-tac" de l'hor-loge, le ronronnement du réfrigéra-teur, le test des sirènes d'alerte cha-que premier mercredi du mois àmidi, les cloches sonnant l'angelus,seront bientôt d'un autre âge. Onpeut encore compter sur le "ding"du passage "Navigo" dans le métro,l'effervescence à l'heure de la récrédans l'école d'à côté, la trace dupassage du TGV 8749 ou de l'avionpour New-York, le roulement brin-queballant du caddie du facteur surles pavés de passage, ou les éruc-tations du camion high-tech deséboueurs. On devra pouvoir, demain, se fier àd'autres sons familiers, issus d'au-tres sources stables et donnantd'autres informations fiables.

Les amarres sonores nous relientau monde bien au-delà des limitesdu regard; fidèles, discrètes, ponc-tuelles, un peu élastiques, leursvariations en ravivent la présence etle sens. Les fenêtres entr'ouvertesde nos pièces d'habitation ou de tra-vail sont les daviers de ces invisi-bles amarres, elles guident vers nosoreilles le tintement de la clochelointaine, le raclement du sol pro-che, et le bruit des pas d'un voisin

Amarres et déri-ves

Atelier Bruit du PUCA, compte-rendu de l’Atelier “Sons, Silences, Bruits” du 9 mars 2010, page 7

dans l'escalier. Les porches entrerues et cours, les percées dans lestravées, tous les dispositifs qui per-mettent aux sons, aux silences etaux bruits de s'immiscer en quan-tité limitée sans perdre en qualitésont à préférer aux "écrans totaux",radicaux, qui font le lit des conflitsde voisinage.

Bien conçues, ces perméabilitésdes enveloppes architecturales etdes formes urbaines pourraientpermettre de filtrer les bruits, etmême de renverser les perspecti-ves, de reconstruire les paysagessonores, d'amener au premier planles sons utiles - descripteurs del'espace, révélateurs de l'humain -et d'éloigner à l'arrière plan lessons sans rapport avec lecontexte, sans apport d'informa-tions utiles dans l'espace et letemps partagés par leshabitants/occupants d'un bâtiment,d'un "bloc", d'un quartier.

Entre le premier plan et l'arrière-plan, le proche et le lointain, il fautdes strates sonores intermédiairessur lesquelles puissent s'incrusterles sons proches, et au traversdesquelles puissent apparaître lessons lointains. Il faut pour celagérer harmonieusement les fluxdes déplacements, la localisationdes activités, les formes urbaineset jusqu'aux formes architecturalesdans leur capacité de mise relation"à la carte" des habitants à leurenvironnement: il faut créer des"topophonies", des espaces danslesquels les sons puissent navi-guer, et jeter l'ancre.

Ici les artistes, exploitants de lieuxde diffusion, acteurs des musiquesactuelles et professionnels de lanuit à Paris, qui souhaitent "alerterl'opinion publique et les décideurs

La loi dusilence

"alerter l'opinionpublique et les

décideurs politi-ques sur (...) la loi

du silencegénéralisée quis'abat sur nosévénements

et nos lieux de vie(et qui) est en

passe de reléguerla Ville Lumière au

rang de capitaleeuropéenne du

sommeil"

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politiques sur (...) la loi du silencegénéralisée qui s'abat sur nos évé-nements et nos lieux de vie (et qui)est en passe de reléguer la VilleLumière au rang de capitale euro-péenne du sommeil".

Là d'autres populations, exposéessur notre territoire à un niveausonore qui dépassent les 70 déci-bels (très bruyant) et vivant dansplus de 200 000 bâtiments impac-tés par ces nuisances. Parmi ces200 000 bâtiments points noirs dubruit, environ 55 000 constituentdes supers points noirs du bruit:une gêne intolérable pour les habi-tants, qui est non seulement forte lejour mais également très forte lanuit ce qui affecte leur sommeil.

"Ici", nous sommes plutôt en centreville, et "là" nous sommes plutôt enpériphérie de la cité. Cet "ici" comme ce "là" renvoient àla question spatiale, temporelle etsociale des territoires.

La réglementation acoustiquelaisse entendre que la liberté de cir-culer des uns ne doit pas s'opposerà celle d'habiter des autres, maiselle restreint l'habiter à l'habitat;que la liberté de festoyer des unsne doit pas celle restreindre cellede se reposer des autres, mais ellen'organise pas en conséquencel'espace public; que chacun doitpouvoir vivre en paix, mais elle nedit rien sur les règles comporte-mentales d'une possible cohabita-tion. Et les avancées de la régle-mentation acoustique paraissentplus inspirées par les avancéesdes technologies de mesure quepar les évolutions de leurs terrainsd'application.

Le bruit "tue", il est "l'ennemi n°1des français", ses "victimes" s'orga-nisent en associations ou en ligues,toutes ces souffrances sont bienréelles, mais attention: "le piège dela haine, c'est qu'elle nous enlacetrop étroitement à l'adversaire"(Milan Kundera, "L'immortalité").L'emploi immodéré, par la presseet les médias, des mots "bruit" et

"silence" ne pourrait-il être plusréfléchi? Car "il ne faut pas le bruitd'un canon pour empêcher sespensées; il ne faut que le bruitd'une girouette ou d'une poulie"(Blaise Pascal, "Pensées sur lareligion"), et, plus généralement,"le silence total est parfois le plussûr moyen d'être dérangé par lemoindre bruit" (Pierre Daninos,"Vacances à tous prix").

En complément de l'instrumenta-tion acoustique sophistiquée dontnous disposons aujourd'hui,accompagnée de ses indicateurstechniques, n'y aurait-il pas àdéployer un vocabulaire plus ordi-naire, des noms, des adjectifs,pour parler plus subtilement denotre environnement sonore qu'enutilisant les mots "bruit" et"silence"? Bien qu'en acoustique commedans tout le domaine sensoriel "lasensation varie comme le loga-rithme de l'excitation" (loi deWeber-Fechner), il semble qu'untout petit mot, le petit mot "bruit",puisse déclencher une redoutableavalanche d'agressions sonores,et qu'un autre petit mot, "silence",puisse faire naître un insatiabledésir et d'insondables frustrations.

Car faute de pouvoir en parler,faute de mots pour le dire, com-ment les bruiteurs que nous som-mes tous (par intention, par négli-gence, par omission, par participa-tion...) pourraient-ils réduire leursémissions à la source? Comment pourrions-nous taire ceque, faute de vocabulaire, nous nepouvons suffisamment dire?

Selon Nietzsche (dans "Aurore"),"l'oreille, organe de la peur, n'a pu

Night & dayle sonore

et le visuel

"il ne faut pas lebruit d'un canon

pour empêcher sespensées; il ne fautque le bruit d'unegirouette ou d'une

poulie"

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se développer aussi amplementqu'elle l'a fait que dans la nuit ou lapénombre des forêts et des caver-nes obscures, selon le mode de viede l'âge de la peur, c'est-à-dire duplus long de tous les âges humainsqu'il y ait jamais eu: à la lumière,l'oreille est moins nécessaire".

Entendre sans voir ce que l'onentend génère ainsi d'autant plusd'inquiétude - de bruit - que l'on nepeut avec certitude attribuer l'effetà une cause: "on doute, la nuit...J'écoute : tout fuit, tout passe ; l'es-pace efface le bruit" (Victor Hugo,"Les djinns") ... et finalement "toutest bruit pour qui a peur"(Sophocle).

On peut se demander si dévoiler lacause du bruit ne pourrait pas enatténuer les effets. N'est-ce paspour lutter contre les effets déloca-lisants et par là même inquiétantsde la réverbération que l'on éclaire"a giorno" les parkings souterrainset le métro? Ne serait-ce pas pourcela que les double-vitrages ontmeilleure presse que les paroisopaques en plaques de plâtre? Laperformance des vitrages est évi-dente ("je vois parfaitement, j'en-tends à peine"), celle des parois en"placo" l'est beaucoup moins ("jene vois rien, j'entends tout demême").

Trop de bruit nuit plus encore lanuit que le jour: c'est quand nousvoudrions nous abandonner ausommeil, cesser notre veille, que lemoindre bruit peut nous mainteniren alerte tant que nous ne l'avonspas identifié et jugé inoffensif.

Quand bien même nous le souhai-terions, nous ne pouvons nousdérober à l'écoute tant que la ques-tion n'est pas résolue: "Ouïr, c'estobéir" (Pascal Quignard, "La hainede la musique", déjà cité plus haut),et l'insupportable est aussi danscette obéissance, dans cette invo-lontaire participation à la résolutiond'une question qui - peut-être, maisnous ne le saurons qu'in fine - nenous concerne pas.

Le jour, identifier l'origine d'un bruitn'est pas toujours facile, mais restepossible si liberté nous est donnéed'explorer à fond les alentours: onfinira bien par repérer ce quibouge, le photographier, le captu-rer, le nommer.La nuit, remonter sans l'aide duregard jusqu'à la source d'un sondélocalisé par le jeu des réflexionset filtré par celui des absorptions,tient de la gageure. On aura alorstendance à pratiquer une écouteanalytique, participative, qui per-mette des déductions préalablesrestreignant le champ d'explora-tion, jusqu'à pouvoir faire uneultime hypothèse, dont il faudrabien se contenter faute de pouvoirla vérifier.

Ainsi, "en termes quasi lacaniens,le visuel serait du coté d'une cap-ture imaginaire (ce qui n'impliquepas qu'il s'y réduise), tandis que lesonore serait du côté d'un renvoisymbolique (ce qui n'implique pasqu'il en épuise l'amplitude). End'autres termes encore, le visuelserait tendanciellement mimétique,et le sonore tendanciellementméthexique (c'est à dire dans l'or-dre de la participation, du partageou de la contagion)". (Jean-LucNancy, "Etre à l'écoute")

De même que "l'espace efface lebruit" (Victor Hugo, "Les djinns",déjà cité plus haut), le bruit commele silence ont la capacité d'effacerl'espace: le bruit, en rendant inau-dibles par saturation et brouillageles effets spécifiques d'un conte-nant (spatial) sur un contenu(sonore); le silence en évacuanttout son qui puisse, sollicitant seseffets, éveiller l'espace.

Il faudrait donc disposer demoyens pour non pas effacer le

Résonancesdans l’espace

"tout est bruit pourqui a peur"

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bruit, mais l'estomper pour moinsde présence; pour non pas absor-ber les sons, mais les filtrer pourplus de clarté; pour non pas garderle silence, mais le rendre éloquent.

Simplement déambuler dans unespace suffit à l'éveiller, à provo-quer une résonance entre l'espaceet le corps en mouvement. Pourque cette résonance soit audible,pour qu'elle s'entende en creuxdans l'espace avant son extinction,il ne faut pas le silence absolu - quila transformerait en vacarme - ilfaut un silence relatif, qui lui soitadapté.Plus généralement, on sait qu'ilmanque à l'espace des qualitésessentielles s'il n'est pas sollicitépar un son en déplacement, oumieux par des bruits le visitantselon de multiples trajectoires:vivacité, réactivité, durée.

Des "lieux du silence" pourraientnous aider à apprécier cela, pourque nous soyons capables ensuited'en profiter ailleurs, dans desconditions moins affirmées. Lapuissante (et bruyante) fontaineadossée aux hauts murs massifs(et colorés) qui cernent le patiocentral des maisons conçues parLuis Barragan, "l'architecte dusilence", renforce ainsi à l'évidencele sentiment d'un espace protégédes bruits alentour. Il ne s'agit passeulement d'un effet de masque: lafontaine tire sa force émotionnellede la qualité du silence qu'elle trou-ble, et en dote l'espace.

Les "lieux de silence" que sont lescloîtres, les cours, les jardins clos,ne sont pas des lieux d'absence debruit. Ils sont ouverts au ciel, à larumeur. Ce sont des lieux où la pré-sence des bruits est lointaine, cer-taine, discrète et annoncée; oùnulle mauvaise surprise n'est àcraindre; où l'oreille (qui prendhabituellement en charge la sur-veillance du haut et de l'arrière dela sphère dont nous sommes lecentre, laissant au regard le soinde veiller au dessous et au devant)est assurée de n'être pas soudain

confrontée au surgissement d'uneinconnue sonore, et peut se mettreen repos.

Par-delà l'espace, son premier lieude résonance, tout son résonneaussi dans notre mémoire: s'il esten phase avec l'un de nos acquis,il se déploie, son amplitude aug-mente, sa présence s'affirme, il enconvoque d'autres qui ne deman-dent qu'à lui faire écho, puis cho-rus; s'il entre en conflit, en contra-diction de sens, avec ce que nouscroyions savoir de ce son, il peut àl'inverse effacer radicalementnotre mémoire du son et tous sesaccessoires. Quoiqu'il en soit,après chaque expérience d'un sonune nouvelle empreinte s'inscritdans notre mémoire, et - dans letemps du silence qui suit - efface laprécédente. Notre mémoire dessons est une mémoire vive.

Sons, silences ou bruits ne sont nisans causes ni sans conséquen-ces. Issus d'un mouvement, d'unheurt aussi infime soit-il, ils ont unesource physique, à moins que cene soit la voix de Dieu qui parledans les nuages. On désigne communément unson, un bruit, un silence, par la per-sonne ou l'objet qui l'émet: le sond'un piano, ou d'une voix; le bruitdes vagues ou du vent; le silencede la mer ou du désert.

On ne saurait donc évacuer ouconvoquer un son, un bruit, unsilence sans considérer qu'il faitpartie d'un corps, lequel affirmepar ailleurs sa présence: matière,forme, toucher, couleur, lumière.On sait que la présence sonored'un objet est plus forte s'il estrouge, on repère la trajectoire d'unson dans l'espace d'autant mieuxque l'on en voit la trace, et lorsque

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Corps, accords,désaccords

"l’espace efface lebruit"

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- au cinéma - paraît sur l'écranl'ombre de la chose, on entendd'autant mieux la chose.

Le design sonore peut-il faire abs-traction du corps des objets pourne s'occuper que de leurs émis-sions sonores? Peut-il se concevoirsans considération de forme, dematière, de couleur, de mouve-ment? Peut-il se faire sansréflexion, puis action, sur toutes lescaractéristiques sensorielles dessources des sons? Ne doit-il pasfaire résonner un accord polysen-soriel plutôt qu'une voix? Sa force -son impact - et sa capacité à nouspermettre d'établir de bonnes rela-tions de voisinage avec les objetssonores de tous calibres qui nousenvironnent, ne seraient-elles pasaugmentées par un travail sur l'as-sociation des émissions et des per-ceptions de toutes natures?

Ne dit-on pas par ailleurs d'unmusicien particulièrement talen-tueux qu'il fait "corps avec son ins-trument"? N'est-ce pas à rappro-cher de ce que dit Milan Kunderadu "bruit perçant d'une moto" dans"L'immortalité"? "Ce n'est pas l'en-gin qui faisait du bruit, c'était le moide la fille aux cheveux noirs; cettefille, pour se faire entendre, pouroccuper la pensée d'autrui, avaitajouté à son âme un bruyant potd'échappement".Du corps de l'instrument au corpsdu récepteur, de ce qui se dit à cequi s'entend, c'est par le jeu desrésonances conscientes et incons-cientes des émetteurs aussi bienque des récepteurs que prennentcorps les sons, les silences et lesbruits.

L'avidité du "chasseur de sons", ladisponibilité du musicien, la vigi-lance du piéton en centre ville, larésilience de l'adolescent équipéde son Ipod, la sensibilité du dor-meur, etc. ne suscitent pas lesmêmes incarnations; et c'est cequ'il y a de plus profond en chacunde nous qui nous fait voir et enten-dre le monde différemment denotre voisin.

R. Murray Schafer a écrit quelquepart que notre oreille est beaucoupplus "accueillante aux bruits" lors-que nous nous trouvons en paysétranger: les sons ne nous sontpas familiers, nous les découvronset tentons d'en deviner le senssans rien exclure, sans rien rejetera priori car tout peut nous êtreutile. Notre corps reste perméable,nous "ouvrons les écoutilles" auxsons qui s'offrent à nous, pourmieux naviguer. Accords (silences,mais encore?) et désaccords(bruits, mais encore?) viendrontplus tard...

Nous vivons ensemble, dans desenvironnements poly-sensorielsauxquels nous contribuons plus oumoins, chacun selon nos moyens.Ces environnements dynamiquesvont de l'enveloppement - dont leslimites sont quasiment à notre por-tée - jusqu'à l'immersion - unocéan de perceptions qui échappeà toute appréhension.

L'invention du cinéma a changébeaucoup de choses dans leregard fantasmatique que nousportons sur le monde: champvisuel cadré et perspectivesconstruites, durée limitée et jeuavec la chronologie, design sonoreet spatialisation du son, rapportdistancié avec le corps (le toucher,le goût et les odeurs en sontabsents, sauf exception). Les pro-jets des architectes et des urbanis-tes sont aujourd'hui influencés parles univers projetés au cinéma:spectaculaires, mis en couleurs eten lumières, artistiquement flousdans les lointains, incisivementprécis dans le détail des élémentsqualifiants. La construction du son au cinéman'a pas encore généré de nou-veaux traitements du sonore dans

Intégrer lesonore

"Ce n'est pasl'engin qui faisaitdu bruit, c'était lemoi de la fille aux

cheveux noirs;cette fille, pour se

faire entendre, pouroccuper la pensée

d'autrui, avaitajouté à son âme

un bruyant potd'échappement"

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la ville et dans la vie (sauf réalisa-tions exceptionnelles - et temporai-res), mais cela ne saurait tarder.

Comme au cinéma, le traitement dusonore ne pourra alors se faireindépendamment de celui desautres perceptions. Il devra se faireen intégration, ce qui lui permettrade venir en appui d'autres domai-nes sensoriels, et aussi de bénéfi-cier des apports d'autres champsperceptifs.

Les moyens d'agir sur les espaceset les environnements sonores duquotidien devront pour cela êtrecompatibles avec ce qui se faitaujourd'hui de mieux dans le vastedomaine du contrôle des ambian-ces: lumières, couleurs, matières,traitement de l'air:

Ils devront progresser en subtilité(filtrage sélectif, coloration), ets'inspirer de l’interactivité réservéejusqu'alors à des situations d'ex-ception (le concert électro-acousti-que, la performance artistique),aussi bien en phase de conception(simulations, figurations) qu'enphase de réalisation (technicité,démonstration, jeu contenant-contenu).

Ils devront s’enrichir de plus demoyens de maîtriser directementles sources de bruit (design global)lors de leur conception, c'est à direbien en amont de leur installationdans l'espace.

Ils devront comporter plus demoyens d'agir "en coopération" surles transmissions, en particulierlors des opérations de réhabilita-tion, de requalification, ou d'amé-nagement.

Ils devront proposer plus demoyens d'apprécier après coup lerésultat de ces actions, ce qui n'estpas évident, car si la mémoire dessons - foreground - reste vive, celledes conditions sonores - back-ground - laisse beaucoup moins detraces...

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