présence du futur/325

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Présence du futur/325

Toutes vos étoiles en poche

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La dame de cuir

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DU MÊME AUTEUR AUX ÉDITIONS DENOËL

Malakansâr ou l'éternité des pierres L'Arbre d'or

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En application de la loi du 11 mars 1957, il est interdit de reproduire intégralement ou partiellement

le présent ouvrage sans l'autorisation de l'éditeur ou du Centre français d'exploitation du droit de copie.

© by Éditions Denoël, 1981 9, rue du Cherche-Midi, 75006 Paris

ISBN 2-207-24825-9

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1

Tu contemples ta face bouffie et blême dans ce médiocre miroir qui n'arrange rien, c'est comme si l'on avait coulé du plomb dans les rides de ton front, les cernes de tes yeux ou la moindre dépression de ta chair, tu regardes, tu notes les empreintes de la désolation et pourtant tu ne te vois pas, parce que tu rôdes encore fasciné dans les méandres d'un long cauchemar. Tu vis l'heure mordante des flashes-back, las, si las, et t'éton- nes sans fin que tout soit à cette heure consommé sans espoir, quand tu peux toujours repêcher dans les flots désordonnés de ta mémoire les plus infimes détails de votre histoire. Elle est morte. Mais comment se fait-il que tu sois chaud quand tu croyais que ton cœur cesserait de battre avec le sien? Combien de temps palpiteras-tu encore seul dans ton coin avant le grand oubli? Entre deux instants d'hébétude, entre deux syncopes de ta pensée, tu laboures le passé en tous sens, non que tu espères y trouver soulagement — les meilleurs souvenirs sont ceux qui te font le plus mal —, mais c'est plus fort que toi et comble de dérision, ce que tu puises dans les lendemains éteints possède quelque- fois les lumineuses fulgurances du bonheur. Tu retrou- ves des fragrances de sous-bois, muguet, mousses ten- dres et dans l'odeur fade de la mort qui emplit tes narines, cela a quelque chose de saugrenu.

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Il n'était pas bon, mais il ne souhaitait de mal à personne, sauf aux guerriers, aux fortunés, aux gens d'autorité en général et de pouvoir en particulier, aux élites, aux truands, aux mercanti, aux nyctalopes et aux duchesses, aux agents de pompes funèbres et aux héritiers du trône, aux hiérarchiseurs et dans l'ensemble aux amateurs de rites subordinateurs, aux hommes de cheval et femmes de jument, à l'immonde Richard Fich bien entendu et quelques autres... Cela fait grand monde, l'écœurement et le découragement vous saisis- sent rien qu'à l'idée d'entreprendre quelque action nuisible contre une pareille multitude. C'est pourquoi il était somme toute inoffensif. Précisons aussi que Payan n'avait jamais rougi de baiser la main d'une très riche héritière — d'ailleurs disait-il, la main d'une oisive n'est jamais sale —, qu'il était lui-même une sorte de mer- cante à l'échelle cosmique et donc que les contradictions ne le déchiraient guère plus que le commun des mortels.

Tu souhaites prospérité et grand avenir au peuple des cuirs pâles de Troay, peuple de guerriers qui croît encore dans l'enfance des peuples ; cuirs cruels comme enfants, tendres comme enfants, cueilleurs habiles de champignons au milieu des ténèbres les plus denses, égorgeurs d'innocents au cœur de la nuit, assez pervers pour s'inventer des chefs... autant de traits qui te sembleraient ailleurs d'insupportables tares, mais qui chez eux t'émeuvent, comme t'émut ta première ren- contre avec leur art, dans la boutique d'un Moï-San et comme t'émut plus tard ta première rencontre avec leurs mœurs.

La première vision que Payan eut des cuirs de Troay, fut brève et parfaitement étrange. C'était au crépuscule et il se trouvait sur une éminence rocheuse contemplant la fabuleuse plongée de Chédiad, l'étoile de Troay, derrière l'horizon, énorme, ses rouges assombris et vibrants dans l'atmosphère. Une forêt ensanglantée de

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couchant débutait sur sa gauche et la prairie roussie s'étendait à ses pieds partout ailleurs. Un cri attira son attention, un cri férocement joyeux. Il chercha des yeux puis découvrit la femme-cuir qui fuyait dans la prairie devant un homme-cuir, tous deux teints de feux rouges par Chédiad. Ils venaient dans sa direction et l'homme se rapprochait de la femme à vastes enjambées, haa, haa ! ponctuant sa foulée de sonores expirations. Dès le premier regard on s'étonnait de la puissance peu com- mune de leurs cuisses et Payan imaginait voir les muscles rouler sous le cuir. Chaque fois que l'homme se croyait sur le point de rejoindre la femme, il lançait un cri triomphant et elle redoublait d'ardeur, reprenant quelque avance. A la fin cependant, il la rattrapa et bondit en hurlant sur ses reins dans une détente d'athlète. La femme tituba un instant et cuisses ouvertes sous le faix, sembla sur le point de tomber, mais elle tint le choc et contre toute attente continua de courir, emportant son cavalier, lequel se démenait frénétique- ment. Payan crut tout d'abord qu'il frappait la femme, car elle criait. Par un réflexe chevaleresque sorti des replis oubliés de sa très ancienne culture, Payan allait descendre pour lui prêter assistance, lorsqu'il s'avisa que les mains de l'homme se bornaient à agripper les épaules de la femme pour rester en selle, c'est-à-dire inconfortablement noué au-dessous d'un fessier nette- ment stéatopyge. Les reins de l'homme par contre, les reins et le cul, paraissaient animés d'un mouvement alternatif sans équivoque, n'était l'extravagance de la posture. Pour l'observateur et voyeur involontaire qu'était Payan, il ne faisait aucun doute que ces gens baisaient en courant. Il aurait évidemment souhaité vérifier la réalité de cet exploit avec le secours de jumelles, mais il n'en possédait pas et en outre le couple disparut très vite dans la forêt rouge, si bien qu'il se demanda ensuite s'il n'avait pas rêvé, sa raison objec- tant que les cuirs semblaient posséder une anatomie

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assez comparable à la sienne pour rendre improbable ce curriculum coïtus.

Un sourire sans joie soudain te vient aux lèvres parce que la présence du miroir, ici, te semble singulière ; est- ce que l'âme des macchabées se donne un dernier coup de peigne avant le grand voyage ? Un frisson de dégoût, dégoût de toi-même te secoue et tu te prends à chercher dans l'angle libre du miroir un regard amer, le sien. Mais il n'y a que cette tête de poupée de cuir, très loin, renversée, aux yeux clos confrontés peut-être à ses paradis sanguinaires et dérisoires de Troay. Tu te retournes sur la morte et marches au brancard qui la soutient, sorte de vieille brouette de boucher comme tu ne croyais pas qu'il pût en exister encore, avec des flancs de matière transparente et un cordon électrique branché pour assurer une réfrigération de surface et dans le choix duquel tu vois une ultime marque de mépris de l'administration du lazaret.

Comme elle a diminué en mourant, cette tête lisse de cuir blanc de neige ! Les os saillent aux pommettes et déterminent deux plis épais à la place des joues si pleines d'hier, qui retombent sur les courtes tresses rousses dissimulant ses orifices auditifs, les yeux ont reculé au fond des orbites — si l'on peut encore parler d'orbite pour ces gouffres ouverts de la racine du nez aux côtés du crâne —, et gonflent à peine les paupières.

" Je te disais : tes yeux sont des fenêtres lumineuses au cœur de la nuit, regarde-moi toujours et je ne craindrai rien et je riais de plaisir lorsque tes prunelles glissaient jusqu'à tes tempes pour me chercher dans ton dos. "

Tu étouffes un sanglot qui gargouille étrangement dans ta gorge et regardes ce corps amaigri qu'ils n'ont pas jugé utile de recouvrir, les longues cuisses creuses naguère si fortes, serrées sur les mains griffues qu'ils ont croisées ici pour dissimuler le galbe nu du pubis, car ils

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se sont souciés de pudeur, lui reconnaissant après tout une parcelle d'humanité, à moins qu'ils n'aient simple- ment voulu nier qu'elle fût fendue comme leurs femmes. Tu voudrais éprouver un sursaut de révolte et lui ouvrir les bras, mais tu es vidé, tu es un enfant qui subit les caprices des vieux. Quand tu l'as découverte dans cette cellule mortuaire-C 10-, aile A, tu t'es insurgé parce qu'ils avaient passé un élastique autour de sa tête, vert pistache sur son crâne glabre, comme un ruban retenant les deux parties d'un œuf en sucre et un employé t'a dit en l'ôtant pour te complaire : « C'est encore souple, vous savez... »

La mâchoire s'est ouverte dans un lent rictus et tu as sangloté d'horreur, te réfugiant dans un coin de la pièce, définitivement vaincu par leurs compétences funèbres. Tu es seul.

" Je suis bien avec toi Yulla, est-ce que tu com- prends? Tu es mon feu, partout où tu seras avec moi, il fera chaud. "

Elle est là, corps chéri muet qui ne te voit plus, ne t'entend plus, ne se souvient plus de toi. Le feu est éteint, tu es seul.

Il exerçait l'un des plus vieux métiers du monde, en un siècle où les gens de métier faisaient un peu figure de maniaques, l'homme — du moins l'homme moyen de la terre —, ayant désappris tout ce qu'une machine pouvait apprendre d'une autre. Payan était entrepre- neur de loisirs de grande renommée, profession synthé- tique qui le faisait héritier bâtard des artisans du rêve et des marchands de luxes cérébraux : saltimbanques, conteurs, musiciens, chanteurs, comédiens, poètes, écri- vains, cinéastes, et aussi imprésarios, diffuseurs, édi- teurs, publicitaires et télécrates divers. Parce qu'il l'inclinait à séduire pour vivre et qu'il le mêlait aux plaisirs d'une vaste clientèle, son métier présentait aussi quelques traits du premier inventé, mais progrès des

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temps, il était dans ce travers pute et maquereau à la fois.

Il aimait à voyager, laissant derrière lui en son logis un gros ordinateur photonique, espèce de nègre à transistors optiques, travaillant à la vitesse de l a lumière, gavé d'idées, de musiques, d'images, de par- fums, de couleurs, de personnages, d'anecdotes, de notes, de scénarios... et qu'il programmait pour assurer en son absence à la fois la réalisation, la distribution et la facturation de ses œuvres.

De ses furieuses fornications avec des générations de savants insatiables, dame science toujours jeune avait enfanté, outre deux ou trois monstres, quelques jolis bébés très artistes qui redonnaient du lustre aux grands airs des vieux opéras de l'espace. Ailleurs, ailleurs mûrissaient sous des soleils inouïs des épices nouvelles, des édens de lumière fuyaient au fond de l'éternité, inaccessibles et déchirants, d'orgueilleux vertiges sai- sissaient l'humanité évadée de son île mortelle. Des hommes violents se levaient pour d'héroïques suicides, qui plongeaient dans l'œil noir du temps sans espérance de retour. Le cœur glacé, ils couraient au diable parsec à des vitesses luminiques, résolus à mourir solitaires dans l'inconnu, pourvu que d'indescriptibles merveilles leur brûlent avant les yeux ou que la chance offre une terre vierge à leur soif de puissance exclusive. Payan, trop jouisseur pour être de ceux-là, partait loin pourtant, très loin se nourrir d'exotisme, d'arts nouveaux, de sèves vigoureuses bues aux jeunes rameaux des civilisations adolescentes, il partait chercher les différentes façons de tourner autour du désespoir, d'habiller les nobles thè- mes de Dieu, de la vie, de l'amour, de la mort, de la liberté et de s'exclamer : que d'étoiles! que d'étoiles!, ou tout simplement il partait se changer les idées en s'offrant le luxe de ne plus en avoir.

Un an avant de saisir l'intimité des cuirs courant l'amour, il était entré dans la boutique d'un Moï-San.

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Les Moï-San, premières créatures extraterrestres connues qui différaient du genre humain de manière significative, avaient constitué en leur temps un vérita- ble casse-tête pour les systématiciens. Où ranger leur aimable bouquet de caractères, dans quelle classe, au nom de quel ordre? Leur forme d'intelligence, leur technologie, leur organisation sociale, leur histoire orageuse et jusqu'à leur maintien vertical les rendaient familiers à l'homme comme de vagues, très vagues cousins, mais ils étaient ovipares, pourvus d'un sque- lette siliceux externe et les fréquences acoustiques de leur appareil phonateur se prêtaient mal à la parole terrienne, qu'ils utilisaient avec difficulté. Les Moï-San surtout présentaient la particularité déconcertante de se nourrir de bien-être ; plus précisément, sous l'effet du contentement, leur système glandulaire sécrétait des hormones annihilant la contractilité de certaines masses musculaires et favorisant simultanément la conversion en énergie électrique de tous les types de rayonnement. Parvenu au seuil de satisfaction favorable, le Moï-San déchargé n'avait plus qu'à s'étendre dans la source alimentaire de son choix : plein soleil, bain de lune, chaleur d'un feu de bois... Cette interdépendance de l'humeur et des besoins énergétiques au demeurant ne les éloignait guère des prédateurs ordinaires, car il se trouvait peu d'êtres ou de choses qu'ils aient hésité à détruire pour leur confort ou leur plaisir.

Payan espérait trouver dans la boutique quelque pectoral Pouillish, des marottes ou des enflures de cristal Mossabinn et autres raretés qui valent ordinaire- ment le détour par les jumelles Rumballan, mais le bienheureux Moï-San n'offrait rien d'intéressant. « Bzrès, bzrès ancien ! » vibrait-il faiblement depuis sa balancelle, « bzrès rare ! » et ce disant, il désignait d'un membre rouge de maladroites copies de statues Béchilem.

« Ce sont des imitations ! » protesta Payan.

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Il allait partir quand un vase attira son attention. La terre dans ses mains pesait étrangement, ses volumes emplissaient les paumes comme pour les épouser. C'était un vase anthropomorphe aux galbes féminins hypertrophiés, blanc pur, surmonté d'une tête menue qui en formait le col, tandis que deux bras très longs poursuivis de mains griffues faisaient les anses. La terre, fragile, paraissait cuite au soleil et ses volumes lissés accrochaient des reflets nacrés, mais ce qui fascinait Payan c'était la verdeur énergique des formes : le corps de femme semblait arraché à la matière avec une rude passion, on s'attendait à le trouver, le palpant, tiède encore du labeur de sa sauvage naissance. Il parlait à Payan.

« Joli hein ! Bzrès étrange ! disait le Moï-San. — Quelle provenance ? — Troay, un monde unique, bzauvage, mais zrop

loin, bzien bzrop loin. Perzonne n'y va, dommage ! — Que vous faut-il pour me céder ce vase? — Ah ! Kerrien, il n'y a pas de pzrix. Zrop cher, c'est

bzoujours pas assez. On voit ce chose une fois dans la vie, dzeux fois, c'est tout. »

L'interminable échange avait alors commencé. Payan dut flatter largement le marchand, un gros mangeur, car au bout de plusieurs heures, ayant épuisé les ressources laudatives de son répertoire, il dut danser nu devant lui et encore lui chatouiller ces sphincters que par commo- dité on distingue chez les Moï-San en pôle positif et pôle négatif, eu égard à leur régime ; mais peu importait, le cœur de Payan battait follement comme lors des grandes découvertes, une seule chose occupait son esprit : Troay.

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2.

La couche de nuages traversée, le continent mainte- nant repoussait les eaux, gagnait petit à petit tout l'espace visible, la forêt étendait ses verts, les crus, les sombres, les bronzes, les tendres, dans un tumulte d'océan végétal. Troay. Payan choisit une vaste coulée de plaine, coin blond, forcé dans la verdure ; l'ordina- teur de bord posa le vaisseau sur une nappe de graminées mauves. Troay.

Payan hésita à emporter pour chasser une vieille arme laser, la seule qu'il possédât, mais il choisit de s'en passer : il allait vers les habitants de Troay en ami, inutile de les inquiéter et de toute façon il tirait comme un pied ; il rangea un minimum de nourriture dans une musette ainsi que deux sachets de sucreries en prévision de la fatigue musculaire, car il devrait peut-être marcher longtemps ; enfin il programma l'ordinateur de bord pour une mise en orbite automatique... Le vaisseau attendrait un an le signal de rappel avant d'émettre un s.o.s. en direction de la balise terrienne la plus proche, aux limites du système de Chédiad. A une centaine de mètres du vaisseau, Payan se retourna...

" Salut quincaillerie ! " pensa-t-il en poussant une touche du micro-ordinateur qu'il emportait avec lui.

Moins d'une minute plus tard, l'appareil décollait à la verticale, crevait les nuées pour la seconde fois. En quelques jours, les herbes se redresseraient à l'endroit qu'il occupait et plus rien ne subsisterait de son passage.

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" Pas même moi peut-être ! " songea Payan en s'oc- troyant un petit frisson. Il enfouit le micro-ordinateur dans la musette, passa la bride à l'épaule et partit dans la plaine. Chédiad semblait immobilisée dans son apogée, ses rayons chauffaient sans brûler, c'était le printemps, le grand rêve sauvage commençait en beauté.

Ce fut au bout de ce premier jour que Payan eut l'inoubliable vision du couple cuir dans ses amours véloces ; ensuite hélas, durant plusieurs jours il ne rencontra personne. En réalité comme il l'apprit plus tard, les Illermènes le regardaient approcher depuis la forêt et étudiaient son comportement. Bête, il n'était pas assez velu, homme il l'était trop et manquait de fesse ; cependant comme il faisait du feu, palliait la minceur de son cuir par diverses enveloppes, on opta pour l'homme et on lui dépêcha Gorgi, lequel était réputé adroit dans les difficiles ambassades. Gorgi se présenta, à la fois timide et arrogant. Au bout de son sexe de cuir ivoirin un lien pendait que la course avait détaché et qu'il renoua autour de ses reins en disant :

« Voici l'homme-visite, mais si tu attends le combat, Gorgi n'a pas peur. »

Payan évidemment ne comprit rien de ce discours et répondit dans sa propre langue une phrase confuse dans laquelle il disait sa joie de rencontrer enfin un habitant de Troay ; il répéta à plusieurs reprises qu'il était très heureux, vraiment très heureux...

En vérité, bien qu'il s'attendît à ce qu'il allait rencon- trer, Payan était troublé ; vu de près et à portée de main, il découvrait le plus surprenant des fils d'homme : un être tout entier de cuir blanc épais, lisse, sans cheveux, sans cils ni sourcils, sans poils hormis la touffe soyeuse et fauve dissimulant ses orifices auditifs ; l'œil brun bordé d'une ligne noire, l'œil très grand, s'ouvrait loin sur les tempes jusqu'à la mèche de poils ; la muqueuse des lèvres fines était rouge sombre, un cou svelte portait haut la tête petite et oblongue, le torse et les bras

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pourtant puissants semblaient presque frêles à côté de la formidable musculature des fesses et des jambes.

Payan fit signe à son visiteur de s'asseoir près du feu ; ce dernier comprit et s'exécuta en disant :

« Gorgi l'homme-visite aime la chose mangée. » Ses yeux doux fixaient Payan dans l'attente d'une

réponse à sa profession de foi. « Je viens de très loin pour connaître les hommes-

cuirs », tenta d'expliquer Payan, puis il s'interrompit devant la vanité de cette conversation et se contenta d'ouvrir les bras dans un geste d'impuissance.

Gorgi soudain allongea une main griffue vers les cheveux de Payan ; saisissant une mèche il la tira avec vigueur pour la relâcher l'instant d'après, sa figure restant apparemment dénuée de cette mobilité qui rend les sentiments visibles. Ensuite, ce fut la main de Payan qu'il saisit, comparant ses propres doigts à ceux de l'homme poilu, si mal armés et trop courts, mais cependant égaux quant à la forme et au nombre. Sans broncher, Payan se laissa palper, caresser, gratter la paume, surpris de trouver le cuir doux, souple et tiède de contact. Le moment le plus singulier fut quand même celui où Gorgi lui prit le pouce pour le sucer. Avec cette grande plaine déserte autour d'eux, c'était irréel. Gorgi brusquement sourit, découvrant une denture d'homme parfaitement terrienne. Le sourire taillait son chemin dans les joues de cuir pâle, y creusant deux plis profonds imprévisibles l'instant d'avant, arquant le coin extérieur des yeux vers le sommet du crâne. C'était inattendu comme la découverte d'une floraison familière sur un sol étranger ; avec ce sourire grotesque et sublime, un masque s'animait, affirmait sa réalité.

« Il est superbement affreux ! » décida Payan, tandis que l'homme-cuir disait :

« L'homme-surprise n'est pas tant poilu que l'animal, il n'est pas tant agréable à voir non plus, est-ce qu'il mange aussi bizarre qu'il parle ? »

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Découragé à l'idée de recommencer un dialogue de sourd, Payan se mit à fouiller son sac à la recherche de quelque objet qu'il offrirait au Troy. Que n'y avait-il pensé auparavant ! La banalité de ce qu'il transportait l'affligea... Des pastilles pour purifier l'eau, des ali- ments déshydratés de synthèse, le micro-ordinateur, un briquet, un rasoir, l'inévitable brosse à dents, deux tubes de pâte plastique à protéger les pieds : autant d'objets inutiles pour l'homme de Troay dans sa primitive existence et qui d'ailleurs n'éveillèrent chez lui qu'une curiosité passagère, vite éteinte. Pourtant quelque chose dans l'attitude du Troy disait qu'il attendait. Payan au fond de la musette trouva un dernier sachet de bonbons. Pour l'exemple, il en mit un dans sa bouche et, confus de ce don ridicule tendit les autres à l'homme de cuir. Le sourire de ce dernier, cette fois fut une illumination. Il choisit une boule verte avec grande délicatesse, on aurait dit presque avec révérence, y donna de petits coups de langue appliqués et jugeant sans doute ce premier examen satisfaisant, il fit disparaître lentement le bonbon dans sa bouche, ferma ses yeux immenses et sembla s'abstraire du monde pour se consacrer exclusi- vement à savourer la sucrerie. Cela lui prit un certain temps, pendant lequel Payan eut tout loisir de s'interro- ger. L'homme de cuir, figé comme une idole d'albâtre, laissait fondre le bonbon et la déglutition était le seul mouvement à l'animer encore. Enfin il releva les paupières, se mit debout en serrant le sachet d'une main, de l'autre il tira Payan par la manche.

« Homme-surprise, les Illermènes aiment la chose mangée et tu m'as donné un bon moment, viens. »

A plusieurs reprises, il répéta : « Viens. » Ce fut le premier mot troy dont Payan comprit la signification. Il suivit son nouveau compagnon.

Les Illermènes sont des gens raisonnables qui vouent un culte exclusif aux plaisirs oraux. Grands adorateurs de la bouche, ils vénèrent le rire, la nourriture, la

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commission pour analyser les résultats actuels. Elle décidera ensuite s'il y a lieu de pousser davantage l'expertise. Il va sans dire que vous pourrez à nouveau visiter votre créature...

— Dès maintenant? — En sortant d'ici si vous le voulez ! La direction du

lazaret est prévenue. L'animal sera de retour dans sa cage à midi.

— J'aimerais vous dire une chose... — Je sais Payan : vous donneriez cher pour me voir

dans une cage, mais il vous faudrait donner véritable- ment beaucoup !

— Je pensais plutôt à un atelier de démolition. » Richard Fich crispa ses mains sur les bords du pupitre,

il reprit de ce ton contenu, à la limite du chuchotement, dont il usait parfois :

« Merci de m'avoir fourni un bon sujet de conversa- tion pour divertir mes amis. Tenez, hier encore je parlais de votre fameuse cité... le banimène je crois. Un de mes invités a fait un parallèle troublant véritablement entre la frénésie terrassière des cuirs et les mœurs des taupes. Saviez-vous que la taupe en rut peut creuser cinquante mètres de galerie à l'heure ?

— Vous n'avez rien d'autre à me dire ? — Un détail : à l'arrivée de votre créature au labora-

toire, nous avions effectué des prélèvements de tissus et de sang. Les analyses biologiques montrent des différen- ces significatives entre les cuirs et les humains, notam- ment au niveau des chromosomes... Vous pourrez saillir votre élue jusqu'à la mort mon cher, vous ne la féconderez jamais. »

En sortant de chez Fich, Payan se rendit au plus proche self-service d'alimentation ; il remplit un grand sac de victuailles, pâtisseries, bonbons, puis jeta le tout à l'arrière d'un véhicule de location automatique... Au lazaret, il changea de moyen de transport.

« Payon ! Mon homme-feu m'a tant manqué ! »

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Il entendait déjà les mots que Yull lui dirait dans un instant, tandis qu'il roulait dans les tunnels de la section zoologique. Le sac calé entre ses bras et le guidon de cette fichue trottinette électrique qui n'avançait pas, il voyait déjà Yull lui sauter au cou de bonheur. Il s'engagea dans le couloir du secteur 15, déboucha dans la salle des primates, longea les cages. Yull le regardait venir, les mains appuyées au mur de verre. Payan appela le garçon de salle :

« Venez m'ouvrir s'il vous plaît ! — A votre place j'attendrais un peu, elle vient juste

d'arriver et elle est irritée. — Ouvrez, je vous dis ! J'ai l'autorisation d'entrer. — Je sais, je sais... » Yull faisait en effet une drôle de tête, mais pouvait-il

en être autrement ? L'employé poussa son engin de travail jusqu'à la cage, enfonça une touche. La porte s'ouvrit, Payan entra.

« Yull enfin ! Je... » Yull se jeta sur lui d'un bond avant qu'il n'ait achevé

sa phrase. Une douleur fulgurante à la nuque, il se sentit déchiré de la tête aux reins par un coup de griffe, il tournoya sur lui-même, tomba à la renverse. Un coup sur la nuque. La cage tournait, Yull tournait et là-bas très loin l'employé tournait aussi.

« Payon ! Yull ne voulait pas ! — Ce n'est rien Yull, ce n'est rien ! » Il plongeait dans un océan rouge, plongeait. L'obscu-

rité. Le silence.

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14.

Le banimène ne s'endormait vraiment jamais. Au plus profond de l'obscurité il restait bruyant, agité. Aux conversations, au claquement des mains fiévreuses tra- vaillant l'argile, s'ajoutaient maintenant, sans cesse plus nombreuses, les voix de nouveau-nés. Quand pour une raison ou une autre leurs pleurs communicatifs comme le fou rire se répandaient brusquement à travers la ville, c'était hallucinant : une mégalopouponnière en émoi. Femmes et enfants à l'abri des baniés, les hommes semblaient pourtant incapables de refréner leur ardeur, ils construisaient toujours et toujours, ajoutant de nouveaux bâtiments aux anciens, délaissant ceux-ci, transportant leurs compagnes dans ceux-là. Certains quartiers, du côté de la prairie, étaient ainsi devenus presque déserts, le banimène poursuivant sa croissance en direction des étangs et de la forêt. Il y avait des cuirs qui ne s'arrêtaient de travailler qu'au milieu de la nuit et d'autres qui s'éveillaient avant l'aube en sursaut, avec une idée nouvelle, dont la réalisation ne pouvait atten- dre une minute de plus... Payan commençait à éprouver le contre-coup de ces longs jours d'excitation, l'épuise- ment le saisissait parfois au milieu d'une promenade et il entrait dans le premier banié vide qu'il rencontrait, laissait enfin le sommeil venir à lui, invasion délicieuse dont Yull interromprait le cours au bout de quelques heures. Depuis combien de mois les Illermènes s'achar- naient-ils dans leur délire de glaise ? Deux, trois,

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quatre ? Payan avait perdu le compte du temps. Même son micro-ordinateur n'aurait pu lui fournir de réponse précise à cette question : il l'avait sorti pour la dernière fois de la musette à l'époque du séjour de l'illermé au bord du lac, avant l'hiver ; la batterie devait être à plat et l'horloge arrêtée.

Cette nuit-là Payan fut tiré du sommeil en sursaut par une tempête de vagissements. En une minute, le vacarme des nourrissons atteignit un paroxysme, puis le gros de la tornade pouparde s'éloigna de gorgelette en gorgelette vers d'autres quartiers. Payan soupira. Il essaya d'imaginer un instant ce qui serait arrivé si Yull avait mis un enfant au monde ; aurait-il essayé de l'emmener le jour de son départ pour la Terre, ou bien l'aurait-il laissé à son peuple ? Son peuple...

" Mais il serait autant Terrien que Troaysien mon gosse ! " se dit-il.

Il esquiva la question en décidant que de toute fa- çon, il ne se sentait pas la fibre paternelle. Tout était bien ainsi. Un roulement de tonnerre naquit au loin et peu après il aperçut par l'ouverture de la porte la lumière rougeâtre d'un éclair envahissant le ciel noc- turne.

« Voyons, voyons, ce n'est pas normal! La lumière précède toujours le bruit... »

Le grondement durait, la lueur rousse gagnait plutôt en intensité.

« On dirait un incendie ! » Alarmé, il sortit dans la courette de leur logis où il

trouva Achbi déjà en éveil. Bruit et lueur semblaient provenir de la prairie que plusieurs pâtés de maisons dissimulaient à leur vue. Un silence inhabituel figeait la ville où toute activité venait de cesser.

« Quel est ce bruit ? demanda Payan. — Les riars... On dirait qu'ils s'échappent. — La prairie brûle aussi, que faut-il faire ? — Achbi ne sait pas encore... réveille Yull. »

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Le vieux s'en fut lui-même chercher Eloni dans le banié circulaire où ils avaient tous deux élu provisoire- ment domicile, dans un angle de la courette. Le sentiment d'une catastrophe imminente étreignait Payan, l'angoisse le gagnait rapidement. Il secoua Yull, la mit au courant en bégayant d'émotion tout en cherchant sa musette dans la pénombre.

« Que cherche Payon ? — Ma bouche-voyage... où est-elle bon sang ! — Ici. » Yull lui tendit la musette. Il passa la bride à son

épaule, éprouvant à son contact une brève sensation de soulagement qui le fit sourire malgré la peur.

" C'est bien un réflexe de Terrien, de s'accrocher à ses trésors en flairant le péril ! " pensa-t-il.

Dans la courette il retrouva ses trois compagnons armés de sagaies. La vue des armes accrut son anxiété.

« Pourquoi avez-vous besoin de ça ? — Les riars arrivent, il faut se défendre... » Le sourd martèlement du troupeau en fuite se faisait

plus fort en effet, il approchait. « Mais il faut partir ! gémit Payan. — Partir où ? Payani sait-il où les riars vont passer ? »

lui dit Achbi assez sèchement. Et soudain, le sol se mit à vibrer sous leurs pieds,

ébranlé par des milliers de sabots. Simultanément, des meuglements de riars, des hurlements d'hommes et de femmes, le fracas de murs emportés dans une irrésistible ruée explosèrent au loin sur leur droite. Les riars entraient dans la ville. Payan tendait avidement l'oreille : à mesure que l'avant-garde du troupeau s'enfonçait dans le banimène, le charivari semblait s'étendre, se faisait plus proche. Des baniés crevaient comme des bulles, des toitures s'effondraient, des gens criaient désespérément. Comme un château de cartes qui s'écroule, la destruction gagnait de proche en proche... Et puis brusquement son avance vers le

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quartier parut s'arrêter, le sol cessa de trembler. Le troupeau poursuivait ses ravages aveugles plus loin, laissant derrière lui un sillage de gémissements et de pleurs.

« Venez. » Achbi les entraîna hors du logis. Courant dans le

dédale des courtes venelles, des boyaux tourmentés, ils débouchèrent au bout d'une centaine de pas dans la zone balayée par les riars. Sur une importante largeur, que Payan avait de la peine à estimer dans la vague lueur que projetait l'incendie de la prairie, plus rien ne restait debout. Partout des victimes se traînaient, appe- laient à l'aide les cuirs indemnes qui accouraient. Payan vomit, plié en deux. Il se redressa, essuya ses lèvres et ferma les yeux une seconde pour chasser le cauchemar. Quand il les rouvrit, il vit Achbi à moins de deux mètres, tourné vers lui, qui ouvrait grand la bouche pour parler. A la place de mots, un flot de sang en jaillit et Achbi plia les genoux, tomba à terre.

" Merde je deviens fou ! " pensa Payan paniqué. Pourtant il ne rêvait pas, c'était bien le crâne d'Achbi

qui venait de heurter ses pieds, et ce bâton qui perçait le dos du vieux, c'était une sagaie. A nouveau des cris de douleur et d'horreur, des cuirs qui s'écroulaient.

« Payon ! les Tormènes ! » La voix de Yull était rauque, elle enlaça ses épaules

comme si elle voulait le protéger. Autour d'eux on se battait déjà ; une horde de cuirs arrivait, courant à petite foulée, entrant dans le banimène à la faveur de la brèche ouverte par le troupeau. Les Tormènes. Deux cuirs s'assenaient d'énormes coups de gourdin là-bas... Où était le Tormène, où était l'Illermène ? Yull se mit à courir parmi les ruines, traînant presque Payan qui titubait à chaque pas : ils réussirent à gagner les quartiers épargnés proches des étangs, mais les assail- lants les envahissaient également. Au coin d'un banié, un guerrier se jeta sur eux, une hache de pierre au

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poing ; Yull amortit le coup avec la hampe de la sagaie et lâchant Payan, elle laboura la poitrine de l'homme de ses griffes. Ils s'empoignèrent au corps à corps avec des cris furieux, Payan aperçut la sagaie à terre, la ramassa et frappa de toute la force dont il était capable... il n'aurait jamais cru qu'un homme soit si dur à transper- cer. Il dut s'y prendre deux fois, mais à la seconde estocade, le guerrier tomba à genoux, la sagaie fichée entre les épaules.

« Vite, vite, partons ! » gémit Payan. On se battait partout, dans les ruelles, dans les cours,

dans les baniés, les clameurs qui montaient de tout le banimène étouffaient à présent la galopade du troupeau fuyant droit devant lui. Ils enjambaient constamment des cadavres, des blessés se traînaient. Soudain porté par une fantastique envie de vivre, Payan courait à perdre haleine, main dans la main avec Yull qui le guidait. Du coin de l'œil il devinait des lames de pierre qui égorgeaient, des griffes qui lacéraient... La guerre. Ses pieds nus pataugeaient dans des flaques de sang tiède... La guerre. Une femme, une immense plaie, vint s'abattre dans leurs bras en expirant... Ils couraient. Sur les rives des étangs, dans les ajoncs du marécage on se battait, dans les cendres brûlantes de la prairie on se battait, dans les éboulis du plateau, dans les bois on se battait. Partout des yeux ennemis perçaient la nuit et cherchaient des victimes. Le tumulte de la bataille se fit plus discret dans leur dos. Ils couraient, couraient. Quand Payan, les poumons en feu, la tête confuse, la rate douloureuse, n'eut plus la force de courir, ils marchèrent, marchèrent. Au lever du soleil, Payan se traînait encore, soutenu par Yull. Ils étaient seuls environnés d'étangs.

« Est-ce qu'on est loin du banimène ? demanda Payan.

— Très loin je crois. — Alors dormons un peu. »

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Ils dormirent deux ou trois heures, jusqu'à ce que l'image d'Achbi, fontaine de sang, gargouille sinistre, tirât Payan hurlant de ses cauchemars. Ils lavèrent leurs corps couverts de sang séché, puis se remirent en marche vers le sud pour retrouver la prairie.

« Yull écoute-moi : est-ce que tu veux venir dans ma maison-voyage ? Le temps au moins d'oublier ce qui vient d'arriver... » proposa Payan après une longue réflexion.

La seule pensée de revenir sur les ruines du banimène lui soulevait le cœur. La vie sauvage le dégoûtait soudain et il aurait presque pleuré d'attendrissement en évoquant son petit vaisseau. L'idée d'abandonner Yull lui était pourtant insupportable. Que ferait-ii si elle refusait de le suivre ?

« Mais où se trouve la maison-voyage de Payon? — Là-haut, plus haut que les nuages, mais je peux la

faire venir. Elle se posera dans la prairie comme un oiseau, nous entrerons dedans et nous partirons dans le ciel de Troay... »

Jusqu'à ce qu'ils parviennent à la prairie Yull ne desserra plus les dents. Craignant de s'attirer un refus en insistant maladroitement, Payan se taisait aussi. Au nord l'horizon fumait.

« Yull veut voir la maison-voyage », décida-t-elle brusquement.

Alors Payan soulagé sortit son micro-ordinateur de la musette, exposa la face revêtue de cellules photo- électriques au soleil. D'ici quelques heures, la batterie aurait emmagasiné assez d'énergie pour que l'appareil émette le signal radio qui donnerait à l'ordinateur de bord l'ordre d'atterrissage. Le vaisseau aurait peut-être à manœuvrer pour se placer sur une trajectoire favora- ble, mais dans la nuit prochaine au plus tard, il se poserait aux environs...

Payan battit des paupières pour chasser les images

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tenaces de mort qui revenaient le hanter. Il regarda les seins de Yull ronds et luisants, son ventre...

Tu sortis par paliers du néant. D'abord une douleur en haut, puis la conscience de ton corps allongé, les pieds, les mains... le haut c'était la tête... le lit enfin... Tu te mis à exister, toi Payan et tu appelas Yull en essayant de te dresser. Une piqûre te renvoya à l'oubli et tu dus recommencer de nombreuses fois ce doulou- reux chemin avant qu'on ne te laissât enfin connaître l'angoisse du véritable éveil. Un matin tu te découvris dans cet hôpital, l'esprit clair. Tu voulus te lever.

« Tenez-vous tranquille monsieur Payan, sinon je vous administre un calmant. »

La femme avait une face bovine, rose et placide. « Qu'est-ce que je fais ici ? — Traumatisme crânien, plus une estafilade qui a été

recousue. On vous enlève les fils demain. Les gens du lazaret qui vous ont amené ont dit qu'une bête fauve vous avait attaqué, est-ce que c'est vrai ?

— Donnez-moi mes affaires, il faut que je sorte tout de suite. Depuis combien de temps suis-je ici ?

— Dix jours. Vous ne pensez pas sérieusement à partir j'espère ? Moi je m'en fous, mais l'établissement garde les malades jusqu'à complète guérison.

— Je signerai une décharge. — En tout cas pas avant demain. Le médecin doit

vous voir et sans son autorisation, personne ne sort. » Dix jours, onze demain ! Oh, Yull ! « Alors cette bête, racontez-moi... — Foutez-moi la paix ! » Vexée, la femme t'abandonna à tes pensées. Yull

emplissait ta mémoire ; la détresse de ses yeux était insoutenable. Elle te regardait bras ballants en suppliant doucement : « Payon, Yull ne voulait pas ! » Depuis ton réveil, elle n'en finissait pas de t'appeler ainsi. « Ce n'est rien Yull, ce n'est rien ! » Avait-elle entendu

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seulement ? Tu avais dû tomber, t'assommer dans cette saloperie de cage. Tu imaginais son angoisse, sa soli- tude ; pauvre fille-cuir qui se pensait abandonnée, qui te croyait mort peut-être ? « Courage Yulla, je suis là ! » ne cessais-tu de répéter pour combler le silence et te donner l'illusion de faire quelque chose. Tu te sentais tellement de torts vis-à-vis d'elle ! Tout était ta faute en définitive. Ton immobilisation forcée te poussait à te gargariser de culpabilité, tu t'y enfonçais comme dans un refuge avec une délectation désespérée, même si de temps à autre, tu parvenais à te maudire de tant de faiblesse. « Courage Yulla, je suis là, je ne te quitterai jamais ! »

Dans le véhicule automatique qui te ramenait à la gare spatiale, tu te sentais défait à l'avance en pensant à l'état dans lequel tu allais la trouver. Tu imaginais ses yeux s'éclairant à peine à ton arrivée, une Yull brisée qui aurait perdu tout espoir. Mais les cuirs s'adaptent si bien en toutes situations ! Tu le disais toi-même. Une fois ces tests monstrueux terminés, elle a pu considérer son ancienne cage comme un moindre mal. Cependant, une pensée insidieuse t'assiégeait : la folie, le retour à la sauvagerie... Quel être ne deviendrait fou furieux dans de semblables circonstances ? Déjà, ce coup de colère contre toi... Assez ! Tu tremblais, tu retenais ta respira- tion et un grognement d'angoisse s'échappait avec ton souffle. Le cerveau électronique du bord n'avait que faire de tes affres et malgré ton impatience, tu suivais sagement le flot de la circulation.

En filant dans le désert des couloirs du lazaret, tu n'avais pas repris ton calme. Le choc que tu reçus en trouvant la cage vide te fit un creux si profond à l'estomac que tu serais tombé si tu n'avais été assis. Tu fis le tour des cages sans trouver d'employé. En te morigénant tu te dirigeas vers les bureaux : " Il fallait commencer par là au lieu de se précipiter sans savoir ! On avait transféré Yull ailleurs... mais où, pourquoi ? "

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« Mon nom est Payan, je voudrais voir le vétérinaire du secteur 15.

— Attendez un instant. » Une porte glissa, Metsaens parut. Il ne souriait pas en

te voyant ; au contraire, ses joues tombaient mollement. Dans un éclair tu pensas : “ On dirait deux fesses qui s'oublient.”

« Ah ! monsieur... monsieur Payan... Je... je suis désolé ! bredouilla-t-il.

— Ce n'est rien voyons, où est-elle ? — Je suis tellement désolé... — Mais pourquoi, le coupas-tu impatiemment, vous

voyez bien que je n'ai rien ! Où est-elle ? — Nous l'avons trouvée morte ce matin. — Ce n'est pas vrai ! Vous voulez dire qu'elle dort,

qu'elle refuse de bouger... Je veux la voir. Sûrement un de vos calmants qui l'aura complètement abrutie...

— Restez calme et venez vous asseoir... Là... Com- prenez donc : elle est morte pendant la nuit. Je l'ai examinée ce matin et elle était déjà froide.

— Non ! Ce n'est pas possible... De quoi serait-elle morte ?

— De désespoir je crois bien. Au moment de, hum ! l'accident, après que votre chute, elle s'est mise à vous secouer violemment en vous appelant ; les gardiens sont entrés à plusieurs pour vous dégager, mais elle vous serrait et ne voulait pas vous lâcher... Le soir suivant, elle est entrée dans une rage violente, comme au premier jour. Elle s'est démenée jusqu'à l'épuisement complet. Le lendemain elle a commencé à refuser l'eau et la nourriture. Elle était assise dans un coin et ne bougeait plus. J'ai essayé plusieurs sortes d'aliments pour la tenter, j'ai même fait griller de la viande, sans succès. Elle ne voulait rien. Une fois, j'ai pénétré dans la cage avec quelques friandises en l'appelant par son nom, mais elle m'a ignoré... »

Pendant que le bonhomme parlait, tu l'écoutais

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anesthésié, tu avais froid, tu voulais voir Yull. Tu le lui dis. Tu savais bien ce qu'il essayait de t'expliquer, Yull n'avait plus faim.

« Je veux la voir », répétas-tu avec insistance ; alors il te conduisit.

En te laissant face à ta morte, il te dit encore : « Je reviendrai plus tard pour la faire, hem... » Les heures ont passé. Tu t'agenouilles, tu poses une

main sur un sein de cuir glacé. Le cœur qui battait là avait un rythme lent et puissant, tu t'en souviens... Le tien en comparaison semblait une pendule capricieuse qu'un rien affole. Avec le silence de ce cœur te voici arrivé en hiver, un hiver boréal où même ta voix gelée craque et se brise, tes pensées s'effritent.

Metsaens revient, il se gratte un moment la gorge avant de t'annoncer que l'incinération est pour demain. Tu ne peux rassembler ta rage devant ces grosses joues qui compatissent et tu lui dis d'une drôle de voix étale qui ne te ressemble pas :

« Les cuirs enterrent leurs morts pour que ceux-ci puissent rejoindre le paradis. Ma femme ne peut être incinérée monsieur Metsaens, elle a besoin de son corps pour l'autre vie. »

Il te regarde, son œil s'affole. « Vous croyez à ces superstitions ? — Pas moi, elle. — Je regrette, mais lorsque des pensionnaires du zoo

meurent, ils doivent être incinérés ici, au service de quarantaine, la loi est formelle...

— Si on ne me permet pas de l'ensevelir sur Terre, alors je l'emmènerai ailleurs.

— Je ne pense pas que le lazaret... — Monsieur Metsaens, soyez gentil : demandez pour

moi à la direction du port l'autorisation de décoller cette nuit avec ma passagère dans un cercueil... Ne me dites pas que rien n'est prévu pour faire voyager les cadavres.

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— Si bien sûr, il y a un service spécialisé, mais le problème...

— Il n'y a pas de problème, à moins que vous ne refusiez de faire cette démarche pour moi. Je ne veux pas la quitter, comprenez-vous ?

— Mais vous n'obtiendrez pas l'autorisation. — Je l'aurai parce que je n'ai plus rien à perdre...

Dites que je me suiciderai ici même si je n'obtiens pas satisfaction, mais avant j'avertirai quelques connaissan- ces, ce ne sera pas une fin solitaire, croyez-moi : on connaîtra mon histoire ! L'information sera transmise au centre de documentation galactique auquel je ferai don de mes enregistrements... Il me suffit de quelques minutes pour mettre cela en route.

— Je ne sais pas si vos menaces auront de l'effet, mais si ça marche, vous vous couperez de la Terre. N'aviez-vous pas une raison importante d'y revenir?

— Je n'en ai plus. »

Ça a marché. Ils sont même satisfaits que tu disparais- ses sans faire de vague ; ton histoire n'aura pas dépassé quelques remous dans une cuvette. Tu n'as pas une âme de croisé, dommage peut-être. D'autres que toi auraient fait de votre triste aventure un exemple, mais ce n'était pas dans ta nature et maintenant que tu n'auras plus jamais son regard lucide sur ta faiblesse pourquoi te battrais-tu? Tu l'emmènes enfin tu n'en demandes pas davantage. Tu avances près du cercueil que deux employés portent en soufflant vers le chariot électrique qui attend à l'extérieur. Quand vous roulez vers l'aire de décollage, l'un des hommes t'explique :

« Le hublot, c'est pour les douanes. Selon les accords galactiques, où que vous vous présentiez, les officiers de santé doivent pouvoir s'assurer de la présence de la dépouille et aussi de son origine. On vous a mis le meilleur... Pas le plus luxueux, mais côté garantie c'est le plus sûr : il a une autonomie de six mois, au-delà bien

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entendu il cesse de réfrigérer et la nature reprend ses droits... Ce n'est qu'un cercueil de voyage, monsieur. »

Parfait cet employé, du tact, de l'efficience. « Pour la facture, monsieur Metsaens a dit que la

section zoologique paierait. — Remerciez-le de ma part. » Tu as répondu d'un ton un peu mécanique, parce que

tu es vide et que tu t'en fous. Un peu plus d'argent, un peu moins, de toute façon ce qui te reste va fondre dans le voyage, alors... Tu as une dernière vision de son nez rouge levé vers toi, un type correct qui ne s'est jamais permis aucune réflexion sur la morte et son compagnon croque-mort n'a pas desserré les dents, tu ne leur en veux pas. Simplement, quand tu te trouves enfin seul avec la face de neige impassible derrière la vitre de son hublot, tu sens comme une sorte de délivrance. Vous partez et c'est bien. Tu lui expliques tout : tu n'as pas assez d'argent pour la ramener à Troay, c'est si loin Troay!

« Mais nous allons voyager ensemble, libres, Yulla! Le plus loin que nous pourrons. »

Le petit vaisseau file et t u attends presque que Yull te demande : « Très loin Payon? » Mais elle se tait.

Il va falloir que tu type="BWD" son silence.

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Achevé d'imprimer en janvier 1999 sur presse Cameron

par Bussière Camedan Imprimeries à Saint-Amand-Montrond (Cher)

pour le compte des Éditions Denoël

N° d'édition: 9152. N° d'impression: 990013/1 Dépôt légal : janvier 1999.

Imprimé en France