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Propulsion nucléaire et stratégie navale Société Dossier Ecoles Associations Intermines Carnet Adresses L’AVENIR DU NUCLÉAIRE Dominique LEFER Capitaine de vaisseau l’a obligé à plonger, l’immobilisant presque et réduisant sa couronne de veille à un simple péri- scope et à ses oreilles. Aggravation suprême, la menace aérienne lui mesurait chichement l’air nécessaire à ses hommes ou à ses moteurs et le nombre de ses coups d’oeil au périscope. La tête sous l’eau et que rien ne dépasse ! Telle était la situation, mais il restait de bons moments une fois bien placé après une chasse réussie ou une longue embuscade. Le secret de la réussite était de com- mettre les indiscrétions hors des regards ou des écoutes - à 8 noeuds, le tube d’air était hissé hors de l’eau 30% du temps pour fonctionner au schnor- chel - et de gérer la batterie pour avoir le maxi- mum de réserve dans le feu de l’action. Trop loin de l’adversaire, il fallait pouvoir faire une pointe de vitesse pour s’approcher ; trop près, il en fallait autant pour lui échapper. Parfois les deux circons- tances s’enchaînaient. L’engagement était court et devait aboutir du premier coup. Plonger, remonter, re-plonger, calculer, saisir l’occasion qui passe, “hâter le moment” du lancement des torpilles, aux charges à blanc du temps de paix pour mon cas, ont formé des loups de mer attachés par toutes les fibres à ces bateaux très vivants. Je fais partie de la génération qui a fait ses armes dans ce monde enfumé par les échappements des diesels, rythmé par les alertes aériennes, et dont elle conserve une grande nostalgie, puis qui a découvert l’énergie nucléaire. Elle est alors passée sur de purs sous-marins dotés d’une nouvelle mobilité et d’une endurance limitée à la seule capacité de durer de l’homme. Ce qu’on a perdu d’un côté, en n’arrivant plus à faire corps avec la machine et avec les dangers de la mer hostile, a été regagné d’un autre. S’approchant plus d’une usine, le sous-marin est devenu plus abstrait, rendant le monde extérieur moins palpable. Seulement l’hori- zon a explosé. Quelques-uns de mes meilleurs sou- venirs de l’“Améthyste” sont liés à la griserie que procure à un commandant une vitesse qu’il peut soutenir longtemps. L’océan redevient accessible et connu, la chasse fructueuse quand on arrive à couvrir du terrain. Vingt-quatre heures suffisent pour traverser un des bassins de la Méditerranée. Quarante-huit pour faire le tour de la Corse et La propulsion nucléaire a profondément renouvelé les forces navales. Son principal bénéficiaire a été le sous- marin, élevé grâce à elle, dès la fin des années 60 chez les Américains, au rang de “capital ship” attribué jusque là au seul porte-avions. Un long chemin a été parcouru depuis le début du siècle dernier, depuis le cuirassé et le torpilleur sous- marin. Ayant commandé le sous-marin classique “Bévéziers”, puis le sous-marin nucléaire d’at- taque “Améthyste”, et commandant l’équipage bleu du sous-marin nucléaire lanceurs d’engins “L’Indomptable” jusqu’en juillet dernier, j’ai fait mieux qu’assister en partie à cette transformation, j’en ai vécu quelques épisodes qui me permettent d’illustrer mon témoignage. Les capacités du “Bévéziers” étaient déjà redou- tables. Elles ont offert à ses différents comman- dants les grandes impressions offertes par un véhi- cule qui faisait découvrir à la fois les saveurs du monde sous-marin et le pouvoir d’un engin de combat puissamment armé, mais peu mobile. Le sous-marin a d’abord été un torpilleur léger qui a diminué sa silhouette pour être découvert tardive- ment et qui a appris à plonger pour mieux se cacher encore et, le cas échéant, pour parer les coups. Le moucheron pouvait couvrir de grandes étendues à une bonne vitesse avec un horizon limi- té par la hauteur de sa vigie. Les alliés ont gagné la bataille de l’Atlantique en lui opposant l’avion qui Marine Nationale

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Page 1: Propulsion nucléaire et stratégie navaled’illustrer mon témoignage. Les capacités du “Bévéziers” étaient déjà redou-tables. Elles ont offert à ses différents comman-

Propulsion nucléaireet stratégie navale

Société Dossier Ecoles Associations Intermines Carnet Adresses

L’AVENIR DU NUCLÉAIRE

Dominique LEFER Capitaine de vaisseau

l’a obligé à plonger, l’immobilisant presque etréduisant sa couronne de veille à un simple péri-scope et à ses oreilles. Aggravation suprême, lamenace aérienne lui mesurait chichement l’airnécessaire à ses hommes ou à ses moteurs et lenombre de ses coups d’œil au périscope. La têtesous l’eau et que rien ne dépasse ! Telle était lasituation, mais il restait de bons moments une foisbien placé après une chasse réussie ou une longueembuscade. Le secret de la réussite était de com-mettre les indiscrétions hors des regards ou desécoutes - à 8 nœuds, le tube d’air était hissé hors del’eau 30% du temps pour fonctionner au schnor-chel - et de gérer la batterie pour avoir le maxi-mum de réserve dans le feu de l’action. Trop loinde l’adversaire, il fallait pouvoir faire une pointede vitesse pour s’approcher ; trop près, il en fallaitautant pour lui échapper. Parfois les deux circons-tances s’enchaînaient. L’engagement était court etdevait aboutir du premier coup. Plonger, remonter,re-plonger, calculer, saisir l’occasion qui passe,“hâter le moment” du lancement des torpilles, auxcharges à blanc du temps de paix pour mon cas,ont formé des loups de mer attachés par toutes lesfibres à ces bateaux très vivants.

Je fais partie de la génération qui a fait ses armesdans ce monde enfumé par les échappements desdiesels, rythmé par les alertes aériennes, et dontelle conserve une grande nostalgie, puis qui adécouvert l’énergie nucléaire. Elle est alors passéesur de purs sous-marins dotés d’une nouvellemobilité et d’une endurance limitée à la seulecapacité de durer de l’homme. Ce qu’on a perdud’un côté, en n’arrivant plus à faire corps avec lamachine et avec les dangers de la mer hostile, a étéregagné d’un autre. S’approchant plus d’une usine,le sous-marin est devenu plus abstrait, rendant lemonde extérieur moins palpable. Seulement l’hori-zon a explosé. Quelques-uns de mes meilleurs sou-venirs de l’“Améthyste” sont liés à la griserie queprocure à un commandant une vitesse qu’il peutsoutenir longtemps. L’océan redevient accessibleet connu, la chasse fructueuse quand on arrive àcouvrir du terrain. Vingt-quatre heures suffisentpour traverser un des bassins de la Méditerranée.Quarante-huit pour faire le tour de la Corse et

La propulsion nucléaire a profondémentrenouvelé les forces navales. Sonprincipal bénéficiaire a été le sous-

marin, élevé grâce à elle, dès la fin des années 60chez les Américains, au rang de “capital ship”attribué jusque là au seul porte-avions. Un longchemin a été parcouru depuis le début du siècledernier, depuis le cuirassé et le torpilleur sous-marin. Ayant commandé le sous-marin classique“Bévéziers”, puis le sous-marin nucléaire d’at-taque “Améthyste”, et commandant l’équipagebleu du sous-marin nucléaire lanceurs d’engins“L’Indomptable” jusqu’en juillet dernier, j’ai faitmieux qu’assister en partie à cette transformation,j’en ai vécu quelques épisodes qui me permettentd’illustrer mon témoignage.

Les capacités du “Bévéziers” étaient déjà redou-tables. Elles ont offert à ses différents comman-dants les grandes impressions offertes par un véhi-cule qui faisait découvrir à la fois les saveurs dumonde sous-marin et le pouvoir d’un engin decombat puissamment armé, mais peu mobile. Lesous-marin a d’abord été un torpilleur léger qui adiminué sa silhouette pour être découvert tardive-ment et qui a appris à plonger pour mieux secacher encore et, le cas échéant, pour parer lescoups. Le moucheron pouvait couvrir de grandesétendues à une bonne vitesse avec un horizon limi-té par la hauteur de sa vigie. Les alliés ont gagné labataille de l’Atlantique en lui opposant l’avion qui

Marine Nationale

Page 2: Propulsion nucléaire et stratégie navaled’illustrer mon témoignage. Les capacités du “Bévéziers” étaient déjà redou-tables. Elles ont offert à ses différents comman-

débusquer (en exercice heureusement) uneflotte. Quelques jours pour changer d’océan.Autonome, discret, craint et mystérieux, unsous-marin nucléaire d’attaque peut êtredéployé au plus vite sur n’importe quelthéâtre et y exercer une menace paralysante.Songeons à son efficacité pour immobiliserla marine argentine lors de la guerre desMalouines. Aujourd’hui l’un d’entre euxaccompagne le porte-avions “Charles deGaulle” dans ses déplacements.

L’énergie nucléaire a détaché le sous-marinde la surface qui le freinait pour lui rendre laliberté d’entreprendre de grandes courses. Ila retrouvé espace et initiative. Il peut renou-veler ses coups ou choisir le moment favo-rable. Avec un système de combat qui aévolué en parallèle dans le même sens, il estdevenu une carte maîtresse lorsqu’un dispo-sitif aéronaval doit faire une démonstrationde force.

Le porte-avions ne cherche pas à se cachercomme le sous-marin. Ce dernier a doncplus profité que lui de cette énergie nucléai-re qui ne consomme pas d’oxygène maisqui, au contraire, est suffisamment dispo-nible pour en fabriquer en même temps quel’eau douce nécessaire au fonctionnementdes machines et à la vie des équipages. Iln’empêche que le porte-avions bénéficieautant que le sous-marin d’une mobilité,d’une autonomie et d’une endurance beau-coup moins restreinte par les obligations deravitaillement en combustible. La placelibérée en ne recourrant plus au gazole pourla propulsion, apporte une grande capacitéd’emport pour le reste. La capacité de vold’un groupe aérien dont la taille a déjà aug-menté avec l’espace dégagé est doublée. Lasouplesse de la conduite du réacteur divisepar cinq les délais de montée en allure. Leporte-avions peut même soutenir une escor-te qui continue à brûler du combustible clas-sique. Ainsi constitué, le groupe aéronaval a

acquis une précieuse indépendance garantis-sant liberté et durée d’action même quand ilexiste peu de facilités de soutien. Capablede conserver en permanence une grandevitesse, le porte-avions peut parcourir leslarges horizons qui le protègent de sa spec-taculaire visibilité. Le sous-marin nucléaire d’attaque chasse

L’ é n e rgie nucléaire apporte les mêmesatouts qu’au sous-marin d’attaque, mais ilen est un laissé en réserve, la vitesse, et unautre exploité plus qu’ailleurs, l’endurance.Il n’est plus question de rapidité et decontact. Il s’agit, philosophie diamétrale-ment opposée grâce à un système d’armesqui a cent fois la portée de celui du SNA, de

se cacher longtemps et leplus loin possible de toutimportun qui pourrait enentraver la liberté demise en œuvre. L’atome arévolutionné le sous-marin dans cet usage. Ilpeut désormais rester enapnée pendant des mois,à l’abri de l’opacité desocéans. Tout l’intérêt dumétier tient alors dansl’étude constante de l’en-vironnement, à longterme comme sur 24heures, pour progressersous l’eau doucementpour ne pas faire de bruit,mais sûrement, decachette en cachette.Mon principal souvenirde patrouille est d’avoirvu le temps filer entremes doigts, sans aucune

place pour l’ennui, émerveillé chaque jourpar cet océan si divers, jusqu’à ressemblerparfois au vacarme des oiseaux et singesdans une forêt vierge ou au piétinement dessabots dans une écurie pavée. Durer enreportant à l’extrême un éventuel appel àl’aide et profiter d’une autonomie considé-rable de décision a deux prix : le nucléaire etl’implication du commandant qui n’a per-sonne au-dessus de lui. Croyez en l’expé-rience commune, cela laisse un sentimentintense à la fois de solitude, mais aussi deplénitude du commandement, dans unincomparable espace de liberté.

infatigablement et dégage le terrain devantle porte-avions. Discret il peut naviguer auplus près de l’adversaire et faire écran entrecelui-ci et son “protégé”. Le bonheur decommander un tel bateau est alors de savoirdoser cette distance en fonction de la portéedes moyens. La fourchette est étroite entrela témérité, qui conduit à se faire prendre, etla velléité qui rend inefficace.

Il reste pour conclure, après la descriptionde ces moyens d’action offensive, à présen-ter le placide sous-marin nucléaire lanceurd’engins, commandé plus tard après écoleset états-majors, une fois la fougue maîtrisée.