prochaines parutions 542 - bonjour, maffia! 543 - l

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PROCHAINES PARUTIONS

DÉCEMBRE 7

542 - BONJOUR, MAFFIA! (John MacPartland) Un souvenir du pays

543 - L'AMAZONE S'AMUSE (Roy B. Sparkia) Fusée dolente

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Le Manouche

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� DU MÊME AUTEUR

LE GORILLE VOUS SALUE BIEN GAFFE AU GORILLE!

TROIS GORILLES GORILLE SUR CHAMP D'AZUR LE GORILLE ET LE BARBU LA VALSE DES GORILLES

L'ARCHIPEL AUX GORILLES LE GORILLE DANS LE TOT AU NOIR

LE GORILLE SANS CRAVATE LE GORILLE SE MANGE FROID LE GORILLE EN BOURGEOIS

LE GORILLE CHEZ LES MANDINGUES POKER-GORILLE

LE GORILLE ET L'AMAZONE LE GORILLE DANS LE COCOTIER

LE GORILLE COMPTE SES ABATTIS ENTRE LE GORILLE ET LES CORSES

COUSCOUS-GORILLE LE GORILLE DANS LA SCIURE LE GORILLE EN BRETELLES

PAUMÉ, LE GORILLE! LE GORILLE SE MET A TABLE LE GORILLE BILLE EN TÊTE LE GORILLE CRACHE LE FEU

LE GORILLE DANS LA VERDINB LE GORILLE AU FRIGO LE GORILLE EN PÉTARD

LE GORILLE CHEZ LES « PELOUSEUX » LE GORILLE SANS MOUSTACHE

LE GORILLE TATOUÉ LE GORILLE CHEZ LES PARENTS TERRIBLES

LE GORILLE DANS LE CIRAGE PASSAGE A VIDE (Services Secrets)

LE GORILLE EN RÉVOLUTION LE PAVÉ DU GORILLE

L'HÔTEL DES SANS-CULOTTES LE GORILLE A DU POIL AU CŒUR

LE GORILLE EN FLEURS PÉTROLE

LE GORILLE EN EST-IL? LE MANOUCHE

A paraître : LE GORILLE A MORDU L'ARCHEVÊQUE

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S E R I E N O I R E sous la direction de Marcel Duhamel

ANTOINE DOMINIQUE

Le Manouche

GALLIMARD

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Tous droits de traduction, de reproduction et d'adaptation réservés pour tous pays, y compris la Russie.

@ Librairie Gallimard, 1960.

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1

Assis par terre, Icare Vhlya visait la marche du soleil tamisé par la brume : un fromage blême, stérile et froid. Le rayon de la roue contre laquelle il s'adossait lui meurtrissait le dos. Icare se déplaça de côté. Main- tenant, c'étaient les pierres qui lui rentraient dans les fesses!

Plus bas, son père, le vieux Nour, courait le long du ruisselet. Il taillait des « bonnes branches » dans les saules, passant d'un arbre à l'autre, vif et précis. Il fallait agir à toute allure. Les paysans détestent que l'on coupe les branches de leurs saules bien qu'ils n'en tirent aucun profit.

Bella, la femme d'Icare, suivait Nour pas à pas eï ramassait ces « bonnes branches ».

Icare se leva. Il passa sa main crasseuse dans son cou sous ses longs cheveux. Il retira une bête des her- bes, qu'il renifla puis jeta.

Le soleil piquait une tête dans la plaine. Les jours de novembre sont courts et sales. Icare avait froid, il s'approcha du cheval pour y trouver la chaleur ani- male.

C'était un garçon brun, jeune, aigu : un peu « hin- dou ». Comme tous les bohémiens de l'espèce : Gitan. Ses parents l'avaient appelé Icare parce qu'il y avait toujours eu dans la verdine familiale, imprimé en quatre couleurs sur l'Agenda des Saisons, un homme

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très beau, très blond, très grand, un idéal en somme. Cet archange imprimé-était muni d'une paire d'ailes blanches et portait le nom d'Icare.

Icare en chair et en os, le vrai, le brun, soupira avec souci. Ce matin, au Quadrilatère Pourri, avant le dé- part de leur verdine, le petit Siriès était mort...

Lorsque le Gitan s'appuya contre son cheval pour se réchauffer, la peau de l'animal eut un tremblement vol- canique et il tourna sa lourde tête imbécile vers Icare. Il était tellement laid, ce pauvre cheval, qu'il faisait honte à ses propriétaires. Les gens s'arrêtaient pour le regarder passer. C'était un cheval cubique qu'on avait appelé « Crapaud ». Un vieux cheval éternel puisqu'il avait vingt ans. La verdine aussi était laide. C'était une carriole très haute sur des roues grelues.

Par-dessus tout, ce soleil qui allait bientôt se cou- cher, triste comme un camembert en craie.

Bella remonta une pleine brassée de « bonnes bran- ches » qui ornaient son visage rond et terreux. On eût dit l'asparagus accompagnant le bouquet, mais dont la fleur unique eût été un melon.

Bella était un peu bossue, à peine boiteuse, mais elle toussait beaucoup. Icare la regardait monter vers lui. Sa compagne l'observait tout en marchant, furtive, in- certaine, inquiète. Cette femme, encore une chose triste...

Il pensa qu'heureusement elle était stérile. Bella se pencha pour déposer sa brassée de branches,

offrant une croupe aride aux yeux blasés de son époux. Icare vint près d'elle, et lui projeta son pied dans le derrière.

Le vieux Nour arrivait. Il s'arrêta, une main passée dans l'échancrure de sa chemise et l'autre accrochée à sa barbe.

Le père et le fils se regardèrent longuement. Icare n'aurait su expliquer qu'il en avait parfois sa claque que tout fût laid.

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Le vieux dit : — Dès que le soleil aura disparu, le Gadgé (1) de

la ferme rentrera... Il fallait décamper. La fermière les avait sûrement

vus couper les branches, mais n'avait pas osé quitter l'abri de sa maison.

Icare poussa un cri guttural. Le chien revint. Le cheval coucha ses oreilles. Le vieux Nour ôta la pierre devant la roue, et la verdine démarra dans son grin- cement de fer rouillé.

Le vieux Nour fit : — Je ne pense pas que Tildé aura passé la journée.

Il y a des brumes, aujourd'hui... Sera mort vers midi... Les deux hommes marchaient à gauche du cheval.

Bella allait à droite de la bête. Par moments, elle pre- nait un peu d'avance afin de pouvoir interroger le vi- sage de son Icare.

— On a bien fait de venir aux saules, fit le vieux Nour, passé le premier gel, c'est fini pour les « bonnes branches ».

Icare ne répondit pas. Il était inquiet. En cette sai- son, au soleil couchant, c'est le moment, dans les vil- lages où les enfants se répandent dans les rues à la sortie de l'école.

Traversant le hameau ce matin pour venir aux saules, Icare les avait vus, ces gosses, par la fenêtre entrouvertè de leur classe. Ils psalmodiaient des nombres. Ces calculs que les romanos finissent par connaitne, à force de les entendre chanter derrière les fenêtres ouvertes, tout au long chapelet des villages égrenés : « Deux fois deux quatre. » « Deux fois trois six. » « Deux fois quatre huit... »

Un de ces rituels obscurs et dangereux des hommes sédentaires. Dès qu ils eurent tourné devant la première maison,

(1) Tous ceux qui ne sont pas romanichels sont des « Gadgés t

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la rumeur éclata, portée par ces enfants que les Gadgés vêtent de pèlerines, tout comme les douaniers.

Crapaud, le cheval, mit les oreilles à l'horizontale. Le chien se réfugia entre les roues de la verdine. Bella, la femme laide, s'était accrochée au brancard

qu'elle avait pris sous son bras. Tous marchaient regardant la terre. Il y eut des chocs sur le bois de la carriole : les

pierres lancées. Nour entendit un bruit mat. Icare porta la main der-

rière sa tête. Nour glissa entre ses dents : — Tu n'as rien senti, marche! Le village passé, le silence revint brusquement.

Icare mit la main à sa nuque, par-dessous les cheveux huileux. Il regarda ses doigts et grommela, tout en marchant :

— Je croyais que j'avais saigné... Nour dit simplement : — Tu vois, tu n'avais rien. Bella, accrochée à la bride du cheval, avança une

face de lune aux yeux dilatés. Icare la regarda avec hargne. Nour jeta à sa belle-fille :

— Il n'a pas saigné. La route montait. Crapaud s'arc-boutait, ses sabots

dans le goudron. Ses grosses fesses carrées ondulaient comme une eau agitée. Les roues de la charrette criaient.

Au jour tombant, ils arrivèrent en haut de la col- line. La même angoisse les saisit tous les trois. Ils n'osaient regarder les vallées. Icare fit :

— Brrr! Ho! Et il saisit Crapaud par le nez. Le cheval s'arrêta.

Icare sortit un chiffon pour essuyer le vieil animal. Son père et son épouse s'étaient avancés devant la voi- ture, d'où ils contemplaient le Quadrilatère Pourri.

Lorsqu'il l'essuyait, Icare se rappelait que le cheval était vieux, qu'il était devenu sensible au froid. Et,

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s'occupant de Crapaud, Icare se prenait à penser que c'était le cheval le plus vieux de tous les campements de bohémiens.

Crapaud essuyé, le Gitan porta ses yeux là où les deux autres regardaient.

En bas, on voyait uniquement dépasser les hautes cheminées fumantes de la vallée. Dans le brouillard jaune du Quadrilatère Pourri, les lampes étaient déjà allumées.

Nour dit simplement : — D'ici on voit bien pourquoi l'air est mauvais dans

le Quadrilatère... Les Gadgés du ministère n'ont pas tellement tort...

Icare jeta : — C'est à nous de savoir si nous y vivons bien ou

mal. Pas à eux! Il poussa son cri rauque, la verdine repartit. En descente, le vieux Nour prenait le cheval par la

bride. Derrière l'essieu, Icare et Bella se retenaient aux bois de freinage bloqués sur les fers des roues. La pente était rapide, la voiture grognait.

Les premières senteurs âcres et sulfureuses des fon- deries les firent tousser. Le vieux Nour savait qu'il allait bientôt commencer à étouffer. Dans le Quadrila- tère Pourri, à tous les hommes, à toutes les femmes d'âge, ce brouillard chargé des fumées vomies par les hautes cheminées coupait le souffle. Parfois, la nuit, il lui fallait se lever quand l'air venait à manquer.

Ils rentrèrent dans l'ouate épaisse. Ils se distin- guaient à peine. On pénétrait dans ce brouillard comme dans une nuit de sirop, mais Crapaud, le vieux cheval, connaissait le trajet.

Ils dépassèrent le quartier des Tziganes qui occu- paient le bas du camp, près de la boucle de la Seine. Les Gitans et les Manouches ne frayaient pas avec eux.

Le vieux Nour conduisit sa verdine contre la ver-

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dine de son fils Icare. Il fallait être prudent près du canal de dragage. Dans ce brouillard, on ne savait où était la terre, où était l'eau. Cependant le sol res- tait sec, car il était de sable. Par tradition, les romanos savent qu'ils doivent vivre sur le sec.

Dans la verdine restée au camp, Tahissa, la femme de Nour, mère d'Icare, les avait entendus arriver. Elle leur ouvrit la porte sur le chant des borzoms. L'odeur de ces carrés de viande grésillant dans l'huile au sa- fran, précipita les hommes dàns la carriole.

Bella et sa belle-mère disposèrent les parts dans les gamelles d'aluminium.

Le père et le fils se réchauffaient, assis le dos au poêle, leurs mains engourdies collées sur les gamelles chaudes.

Le brouillard s'arrête aux portes des maisons. On ne l'a jamais vu entrer. Et l'hiver, quand il fait froid et nuit, les générations se rapprochent pour se tenir chaud dans la même verdine, jeunes et vieux chauffés au même poêle constitué par l'emballage en fer-blanc d'un savon liquide bien connu. Dans celui-ci, Tahissa faisait brûler des chiffons gras.

C'était une vieille dame, à l'apparence négroïde, calme et grave, aux yeux décolorés par un début de cataracte, des cheveux très bouclés et gris; une peau bistre. Depuis qu'elle était tombée de la verdine en marche, elle pensait à haute voix. Ses proches n'y voyaient qu'une chose très banale. Mais les autres Gi- tans venaient souvent l'écouter, imaginant une sorte d'oracle qui les subjuguait! Quand elle pensait à haute voix, Tahissa avait ceci de particulier : elle n'entendait pas ce que lui disaient les autres. Il fallait alors la se- couer aux épaules, lui poser la question et obtenir la réponse. Elle devait quitter sa pensée, se quitter elle- même, pour aller à son interlocuteur.

Or, ce soir, son silence était insolite. Bella s'était assise en retrait pour ne pas imposer à

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Icare son visage qu'elle savait laid. Parfois, il ne le supportait pas.

Tahissa, debout contre la petite fenêtre, leur tour- nant Je dos, les bras croisés, regardait le brouillard tremblant comme une fumée dans les lumières des vitres.

Bella essuya le plat avec un carré de pain. Les deux hommes mastiquaient les borzoms. Tous les quatre étaient angoissés par le silence des

campements. Cependant on entendait parfois, en haut du Quadrilatère, près du bosquet, le marteau d'un Manouche (1). Les Manouches sont des romanos blonds au teint clair, ils travaillent tard. Ils travail- lent même beaucoup. Spécialement dans la chaudron- nerie, laissant la vannerie aux Gitans. Les uns comme les autres, d'ailleurs, peuvent être luthiers.

Les Tziganes, eux, font plutôt de la musique... Enfin, Tahissa éleva la voix. Allait-elle « penser »? — Les ennuis vont recommencer, observa-t-elle. Elle n'employait pas le dialecte. Chez les Vhlya on

parlait français. Non, elle ne pensait pas, elle parlait à Nour. Elle

ajouta — On est venu chercher les Tildé... Nour demanda : — Le père Tildé? — Les deux, l'homme et la femme, précisa-t-elle. Nour s'étonna : — Comment ça, les deux? — Je ne l'ai dit à personne, fit Tahissa, mais j'avais

observé la femme Tildé qui partait toute seule et très pressée... Quelque temps après elle est venue dans une automobile blanche portant une croix rouge.

Suivit un long silence. Puis, Icare demanda à sa mère ;

(1) Les trois espèces fondamentales des romanichels sont : Les Gitans, les Tziganes et les Manouches.

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— Tu penses qu'elle était allée chercher du secours à l'hôpital des Gadgés?

Il ne reçut pas de réponse. Pourquoi faire? puisque. c'était un fait.

Nour but à la cruche l'eau fraiche qu'on laissait pendre dehors. Il grogna, ouvrit la porte et sortit dans le brouillard.

Bella releva son visage furtif pour observer Icare. Elle s'approcha de lui. Elle installa sa chaise tout contre la sienne. Elle voyait bien qu'il était inquiet.

Icare se laissa aller jusqu'à serrer son épaule contre l'épaule de Bella. Elle fut envahie par une grande fierté. Lui, il pensait qu'il avait la femme la plus laide de tous les campements du Quadrilatère Pourri. Elle était donc unique. Alors, il appuya sa main sur l'épaule de cette fidélité...

Nour revint; en rentrant, il jeta : — Chez les Manouches, il y a eu un mort aujour-

d'hui. Eux aussi, ils ont demandé de l'aide à l'hôpital des Gadgés.

Les deux femmes ne faisaient aucun bruit. Les deux hommes respiraient fort. Bella finit par oser demander à son époux :

— Les Anciens se sont-ils réunis pour en parler? Elle ne reçut aucune réponse. A quoi bon répondre?

Il y avait longtemps que le père et le fils tenaient ces vieux mendigots pour rien du tout.

Nour fit : — Cette fois, ils vont venir, ceux de la préfecture... Cela dit, il s'approcha de la couchette supérieure,

souleva le matelas et tira vers lui ce manteau de cuir qu'il utilisait dans les grandes occasions. Il sortit.

Icare n'avait pas de manteau, lui. Il se leva. Bella voulut lui dire quelque chose. Il la repoussa et passa la porte. Le col de sa veste crasseuse dressé autour du cou, sa tête engoncée dans le froid, il suivit son père.

Ils marchèrent longtemps.

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A mi-colline, les deux hommes émergèrent du brouil- lard sulfureux. Nour s'arrêta. Icare vint à son côté. Tous les deux, muets, ils regardaient enfin au-dessus d'eux le ciel limpide semé d'étoiles.

Icare dit : — Il va être tard pour arriver chez le cousin Mat-

chné... Nour lui retourna : — Il fait nuit pour nous autres, Gitans. Mais la nuit

d'hiver tombe tôt, pour les Gadgés... Ortez Matchné est devenu un Gadgé.

Ils reprirent la route. Les premiers lampadaires de l'agglomération pari-

sienne surgirent dans une nouvelle nappe de brouillard. Mais il était fade, celui-là. Il n'avait pas d'odeur, celui- là...

Sur le vaste terre-plein, ils tombèrent devant la grille monumentale,

Le père sonna. Des lampes s'allumèrent. Un serviteur vint leur ouvrir. Certains Gadgés possèdent des servi- teurs. Certains Gadgés sont des serviteurs.

Quand il eut passé cette grille, Icare eut l'impression d'être entré dans une cage.

L'homme muet et froid qui les conduisait les fit passer par l'entrée de service.

Des petites femmes indécentes, en petites jupes noires et petits tabliers blancs, les firent attendre dans une pièce, toute carrelée crème. Aux yeux d'Icare, cette pièce paraissait aussi belle que l'urinoir de la station de métro Opéra.

Nour savait que son parent Matchné les recevait dans la cuisine, et s'il comprenait l'intention, elle ne le vexait pas.

Les petites femmes excitantes disparurent, laissant la place à Ortez Matchné.

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C'était un géant obèse, habillé comme les hommes en cire des devantures, sur les grands boulevards.

Il jeta vers Nour : — Bonjour, cousin! Il ne regarda pas Icare. Debout, ferme sur ses deux pieds écartés, les mains

dans les poches, dominant le vieux Nour d'une bonne tête, sur la défensive, Ortez Matchné lança encore :

— Tu es venu à la nuit, cousin, c'est donc impor- tant.

Nour sourit et jeta, un peu amusé : — Rassure-toi, cousin, ce n'est pas pour ton ter-

rain... Icare savait que le cousin Ortez Matchné n'avait que

son terrain en tête. Il avait toujours eu peur que ses frères, les Gitans, viennent le lui demander!

Cette crainte était d'ailleurs un sujet de plaisanterie pour tous les Gitans, parce que ce grand terrain était inondé, en marais. Or, la tradition formelle veut que les Gitans vivent sur le sec. De plus, le terrain était cein- turé de barrières. Pour finir, il s'enfonçait comme un coin dans la ville. C'était une vraie horreur, penser qu'on pût s'installer là!

Pourtant oui, le cousin Ortez Matchné n'avait que son terrain en tête! Il y tenait comme à une femme. Oui, comme à une femme.

Icare ne trouvait pas d'autre comparaison, l'ins- tinct de la propriété lui faisant totalement défaut en ce qui concernait les objets.

Il se répétait : « Comme à une femme. » Et il se demandait s'il tenait tellement à Bella?

Il eut même un petit sourire intérieur, car il venait de se dire : « Elle est unique, Bella. »

Le vieux Nour faisait travailler son esprit. Le cousin lui disait : — J'ai regardé le cadastre. Le Quadrilatère dépend

de quatre communes. La Préfecture a loué le terrain à

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ces quatre communes. Elle l'a même loué pour vous laisser dessus... Bien sûr, ce n'est pas la place de la Concorde, mais je serais vous, j'y resterais.

Nour insista, paisible : — Je crois que nous nous comprenons mal, cousin.

Je t'assure que nous voulons rester sur le Quadrila- tère... Mais avec les fumées des fonderies et le brouil- lard, les Gadgés de l'hôpital veulent nous faire chas- ser... Alors je suis venu... Toi, tu connais tout le monde, tu dois pouvoir nous protéger...

Nour avait une ombre de sourire en disant cela. Il savait bien, le vieux forban, que le cousin Ortez Mat- chné les défendrait bec et ongles pour leur conserver le Quadrilatère. Il avait bien trop peur que ses frères Gitans viennent lui demander son terrain, à lui! '

Icare, vivement intéressé, se dressait sur la pointe des pieds. Il voyait une belle fille qui les espionnait de l'autre côté de la vitre. Il savait que c'était sa « cou- sine » Ravie Matchné.

En revenant sur la grand-route, au bout d'une longue méditation silencieuse, Nour s'arrêta et fit arrêter son fils, disant :

— Il a beau péter en l'air, fils, pour les Gadgés, cousin Ortez sera toujours un bohémien!

Au Quadrilatère Pourri, le brouillard était encore plus noir et plus épais, car les lumières des roulottes étaient éteintes. Dans leur verdine, il faisait chaud. Les femmes dormaient.

Nour se déshabilla. Icare quitta ses chaussures et s'allongea habillé. Il resta un long moment les yeux ouverts, écoutant le souffle tranquille de Bella. Il se posait cette question : cc Une fille comme la « cou- sine » Ravie, vivant comme elle vit, qu'est-ce que ça peut bien penser? » Et cette question lui ouvrait des infinis insondables.

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II

M. Lupin, directeur de service au ministère, section « Population », reçut dans son interphone la voix aigre de Rouvier, le commis hors-classe annonçant :

— L'ingénieur Huygens, de la préfecture, veut vous voir. Il a l'air très excité...

M. Lupin baissa le bouton pour demander : — Qu'est-ce qu'il veut? C'est pour les « déplacés »

ou les musulmans? — Hélas! non, soupira le commis. C'est pour le

Quadrilatère des romanichels... M. Lupin lâcha un profond soupir de détresse. Très long, très maigre, très près de sa retraite et,

par voie de conséquence, peu accessible aux émotions, ce ne fut pourtant pas sans un serrement de cœur que Lupin ouvrit la porte de l'antichambre.

L'ingénieur Huygens ricana : — A votre tête, je vois que vous savez pourquoi je

viens... Il entra, jetant encore : — Qu'est-ce qu'on va foutre de ces types-là? Lupin muettement lui désigna un fauteuil..Tout au"

tant muettement, il se laissa tomber dans sa chaise de l'autre côté du bureau.

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Il se secoua et appela Rouvier à l'interphone, don- nant comme excuse à Huygens :

— Il est de bon conseil... — Il n'y a pas de conseil possible, coupa l'ingénieur,

le service de l'Hygiène est formel... On les évacuera. Rouvier entra. Un quadragénaire replet ; les yeux

sur les tempes; chauve, sauf un toupet sur le devant; une couleur de chair : bébé-bien-lavé.

Huygens graillonna. C'était un ancien gazé de l'autre guerre. Il reprit :

— Le service de l'Hygiène est formel. J'ai été convoqué par le préfet ce matin... Le Quadrilatère Pourri doit être évacué... Hier, trois décès chez les romanos. Sans compter ceux qu'on nous cache... Le vallon est inhabitable. C'est un assassinat de laisser les romanos stationner là. Le vent renverse les fumées sul- fureuses... brouillard... etc.

Lupin eut ce gémissement : — Et nous pensions avoir résolu le problème en les

foutant là-dedans! — Je sais, coupa Huygens, mais il faudra trouver

autre chose! Rouvier essaya : — Ils ont enfin du travail... On peut leur verser

leurs allocations familiales, on peut les délivrer du carnet anthropométrique...

Huygens secoua la tête : — Je sais, je sais! Mais... Lupin, exaspéré, siffla : — Et ils se reproduisent! Huygens plaisanta : — Sans blague!... Ils savent donc faire? Rouvier lui-même s'enflamma : — A la préfecture, monsieur l'Ingénieur, au service

de l'Hygiène, monsieur l'Ingénieur, on ne sait proba- blement pas que les gitanos deviennent stériles quand on les fixe contre leur volonté!

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Huygens rugit : — On est moins crétin que vous ne le supposez au

service de l'Hygiène! Mais les hôpitaux s'indignent, les médecins-chefs téléphonent... Donnez-leur un terrain en province, à ces Gitans... Vous êtes un ministère, quoi!

Lupin se leva, claqua sa main sur la table, beu- glant :

- Personne n'y comprend donc rien!... Huygens, mettez-vous dans la tête ceci : les Gitans se sédenta- risent uniquement sur un terrain qu'ils ont choisi... Si- non, ils « disparaissent » au sens biologique du mot.

Huygens se leva à son tour, jetant : — Je n'ai pas le temps d'être sentimental. Je fais

mon métier. La préfecture vous fait savoir que le Qua- drilatère Pourri doit être évacué, parce que non seu- lement insalubre, mais encore dangereux... Le reste, c'est du romantisme.

Une fois Huygens dehors, Lupin grogna : — Du romantisme... Dès qu'il s'agit de régler un

problème humain sur le plan humain, on fait du cc ro- mantisme »!

Rouvier tenta : — Faut dire que les Gitans, monsieur le Directeur,

ce n'est pas ordinaire... — Ouais, siffla Lupin, s'ils pouvaient avoir une

bonne épidémie de peste! Rouvier ne se décidait pas à poser sa main sur la

poignée de la porte. Il se retourna vers Lupin. Le di- recteur évitait de le regarder. C'était peut-être le mo- ment?

— Evidemment, murmura Rouvier, il y a ce Ma- nouche dont nous avons parlé...

Lupin n'avait pas bougé d'un cil. Rouvier enchaina : — Il nous a fait des histoires à Grenoble, mais il

n'y a plus de problème manouche à Grenoble... Enfin Lupin entra dans le dialogue :

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ANTOINE DOMINIQUE

541

L e m a n o u c h e Dans le Quadrilatère

Pourri on suffoque, car les hautes cheminées vomissent jour et nuit des fumées chargées de miasmes. Et c'est pourtant vers ce Quadrilatère que convergent tous les noma- des-Manouches, Tziganes, Gitans...

- C'est à nous de savoir si nous vivons bien ou mal ! déclare Icare, le Manouche.

Mais cette opinion n'est pas partagée par les fonc- tionnaires de l'Hygiène Publique ni par quelques autres individus beaucoup moins "numanjtajres".

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