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L’évolution psychiatrique 79 (2014) 169–175 Disponible en ligne sur www.sciencedirect.com ScienceDirect À propos de. . . Prix de l’Évolution psychiatrique 2013. Freud, lettres et destins de la lettre. À propos de. . . « Portrait de Sigmund Freud. Trésors d’une correspondance » d’André Bolzinger Charlotte Bayat Psychiatre des hôpitaux, Somme, CH Abbeville, 43, rue de l’Isle, 80142 Abbeville, France Rec ¸u le 9 octobre 2013 1. Le choix du portrait Dresser un « portrait autographe, insolite parce que méconnu » ([1], p. 11), du scientifique viennois Sigmund Freud, découvreur de l’inconscient comme instance langagière, est le parti pris par André Bolzinger. La question qui traverse de bout en bout cet ouvrage est l’insolite de la langue, la part méconnue de soi dans ce qui se dit et dans ce qui s’écrit. Comment le professeur Freud, scientifique d’envergure internationale, reste-t-il encore méconnu dans son humanité alors que cette humanité a forgé son œuvre ? Les lettres qui nous sont données à lire dans cet ouvrage font ainsi écho aux écrits de Freud, les Gesammelte Werke, dix-sept volumes en allemand, parus entre 1942 et 1952, rassemblant une œuvre dont la première publication date de 1893. La correspondance est ici à entendre dans toute son équivoque ; missives adressées à un autre, mais aussi vœu d’harmoniser, de faire correspondre l’homme, l’époque et l’œuvre, et allusion au passage, au changement, telle une correspondance à prendre dans le métro de la vie et de l’œuvre de Freud. C’est un « portrait autographe », que souhaite dresser l’auteur en nous restituant des extraits de millier de lettres. Un autoportrait par le « graphikos », action d’écrire dont Freud ne soupc ¸onnait probablement pas l’usage qui en serait fait. A. Bolzinger réunit, découpe et articule un « florilège de lettres » et souhaite faire « entendre la voix d’un soliste dans la polyphonie viennoise » ([1], p. 12). Adresse e-mail : [email protected] 0014-3855/$ see front matter © 2013 Publié par Elsevier Masson SAS. http://dx.doi.org/10.1016/j.evopsy.2013.11.004

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Page 1: Prix de l’Évolution psychiatrique 2013. Freud, lettres et destins de la lettre. À propos de… « Portrait de Sigmund Freud. Trésors d’une correspondance » d’André Bolzinger

L’évolution psychiatrique 79 (2014) 169–175

Disponible en ligne sur www.sciencedirect.com

ScienceDirect

À propos de. . .

Prix de l’Évolution psychiatrique 2013. Freud, lettres etdestins de la lettre. À propos de. . . « Portrait de Sigmund

Freud. Trésors d’une correspondance »d’André Bolzinger

Charlotte BayatPsychiatre des hôpitaux, Somme, CH Abbeville, 43, rue de l’Isle, 80142 Abbeville, France

Recu le 9 octobre 2013

1. Le choix du portrait

Dresser un « portrait autographe, insolite parce que méconnu » ([1], p. 11), du scientifiqueviennois Sigmund Freud, découvreur de l’inconscient comme instance langagière, est le parti prispar André Bolzinger. La question qui traverse de bout en bout cet ouvrage est l’insolite de lalangue, la part méconnue de soi dans ce qui se dit et dans ce qui s’écrit. Comment le professeurFreud, scientifique d’envergure internationale, reste-t-il encore méconnu dans son humanité alorsque cette humanité a forgé son œuvre ? Les lettres qui nous sont données à lire dans cet ouvragefont ainsi écho aux écrits de Freud, les Gesammelte Werke, dix-sept volumes en allemand, parusentre 1942 et 1952, rassemblant une œuvre dont la première publication date de 1893.

La correspondance est ici à entendre dans toute son équivoque ; missives adressées à un autre,mais aussi vœu d’harmoniser, de faire correspondre l’homme, l’époque et l’œuvre, et allusion aupassage, au changement, telle une correspondance à prendre dans le métro de la vie et de l’œuvrede Freud.

C’est un « portrait autographe », que souhaite dresser l’auteur en nous restituant des extraits demillier de lettres. Un autoportrait par le « graphikos », action d’écrire dont Freud ne soupconnaitprobablement pas l’usage qui en serait fait. A. Bolzinger réunit, découpe et articule un « florilègede lettres » et souhaite faire « entendre la voix d’un soliste dans la polyphonie viennoise »([1], p. 12).

Adresse e-mail : [email protected]

0014-3855/$ – see front matter © 2013 Publié par Elsevier Masson SAS.http://dx.doi.org/10.1016/j.evopsy.2013.11.004

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Freud a employé ce moyen pour témoigner de sa propre analyse à Wilhelm Fliess pour suivreavec lui son analyse. La correspondance qu’il entretient avec Fliess, entre 1895 et 1901, fut à tortnommée « auto-analyse », version des origines de la psychanalyse, qui prit le nom d’auto-analyse.Cette assertion a souvent été très discutée. Didier Anzieu y a consacré sa thèse en 1959, devenue :L’Auto-analyse de Freud et la découverte de la psychanalyse [2]. Mais Octave Mannoni [3], puisErik Porge ont déconstruit ce qu’Erik Porge appelle le mythe de l’auto-analyse de Freud. Je lecite :

« Freud parle à Fliess de son auto-analyse entre août 1897 et février 1898. En résumé, dansun premier temps l’auto-analyse recouvre les bouts d’analyse que fait Freud pour résoudre cequ’il appelle son hystérie. Elle est prise dans le discours de la plainte, adressée à Fliess, sonmédecin en même temps que le premier public de ses travaux. Puis Freud note le caractèreimpossible et contradictoire de l’auto-analyse. Celle-ci change alors de sens et s’identifie àla rédaction et la publication de la Traumdeutung, adressée à un large public. Et voilà quele 14 novembre 1897 c’est le coup de tonnerre. Dans cette lettre il annonce simultanémentqu’il a trouvé la source du refoulement et que l’auto-analyse est impossible : « Mon auto-analyse reste interrompue. J’ai compris pourquoi. Je ne peux m’analyser moi-même qu’avecdes connaissances objectivement acquises (comme un étranger, wie ein Fremder), l’auto-analyse proprement dite est impossible (eigentlich Selbstanalyse ist unmöglich), sinon iln’y aurait pas de maladie. » Deux faits confirment cette affirmation et renforcent son poidsd’acte : la lettre (comme l’auto-analyse) s’interrompt là et en plus elle n’est pas signée.En affirmant l’auto-analyse comme impossible, Freud fait l’épreuve de son je (ich) commeétranger, de l’étrangeté de son je, de sa propre extimité. . . Le je qui analyse n’est pas lemême que le je sur lequel porte l’analyse. C’est le cogito freudien. . . Cette lettre est unmoment de bascule. À partir de là l’auto-analyse prend un sens nouveau. Elle se confondavec l’écriture et la publication de la Traumdeutung » [4].

Il n’est pas question dans cet ouvrage d’une analyse des lettres, au sens d’une interprétationanalytique ou d’une quelconque psychanalyse appliquée. Il s’agit bien plutôt d’un colossal travailde synthèse par thèmes, à travers une correspondance à plus de quatre-vingt personnes, entreles années 1856 et 1939. Les lettres ne sont jamais ici restituées dans leur totalité. Le choix desextraits est en soi une interprétation peut-être, mais pas au sens analytique, puisque le dispositifdu transfert n’est pas à l’œuvre.

Après deux ouvrages fondamentaux, La réception de Freud en France avant 1900, et Freudet les parisiens [5,6], dans lesquels, notait déjà Ch. Chaperot : « à l’inverse d’une dévotion intel-lectuellement inerte au fondateur de la psychanalyse », A. Bolzinger prend cette fois encore uneposition ni neutre ni bienveillante ni sacralisante envers Freud, mais se fait « historien-analyste »[7].

Le choix de l’auteur est ici thématique. Il n’est jamais chronologique, ni nominatif. Les datessont indiquées, mais sans être utilisées comme ponctuation, pour que l’on saisisse l’évolution dela pensée de Freud, sans que les dates des lettres ne soient lisibles dans le texte.

Les noms des correspondants auxquels écrit Freud sont également volontairement absents ducorps du texte. Il faut donc suivre les notes de chaque citation pour retrouver, en fin de chapitre,à qui était adressé tel ou tel courrier, et à quelle date. L’ouvrage procède à une sorte de mise àl’écart du destinataire, afin de valoriser ce qui se dit sans permettre une pondération subjective quele lecteur pourrait être tenté d’opérer en fonction de tel ou tel destinataire. L’importance donnéeà tel ou tel n’est pas de mise. Par ailleurs, il n’existe aucune réponse à Freud dans cet ouvrage.Le propos est le portrait de Freud par Freud lui-même. Ce choix est le trésor offert au lecteur.

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L’adresse modifie le dire, pourtant l’auteur privilégie la signature de Freud, donnant la plus grandeplace possible à son vœu de transmission et à son style. L’échange épistolaire est un des foyersmajeurs de l’élaboration de la théorie de l’inconscient de Freud, mais aussi le lieu d’un désir, lelieu d’une vivante et foisonnante communication sur les plus communes questions de la vie. Entémoignent les milliers de lettres adressées à ses collaborateurs et maîtres, mais aussi à ses amiset à ses proches, ses enfants comme sa femme.

2. Les raisons de l’activité épistolaire

Freud a nourri son œuvre et son action politique à partir de lettres qui aujourd’hui font date. Nousne pouvons citer ici que quelques exemples de publications de cette abondante activité épistolairequi compte de 20 000 à 30 000 lettres. A. Bolzinger a répertorié la bibliographie existante de cettecorrespondance. L’œuvre épistolaire de Freud dépasserait ainsi en volume l’œuvre scientifique.Bien évidemment le courrier était à l’époque le moyen le plus répandu d’échanger, mais la passionde Freud pour la lettre dans l’inconscient, sa lecture et son déchiffrage, à travers notamment lalangue cryptée du rêve, n’a d’égale que la « nécessité intérieure d’écrire » qu’il confie à LouAndreas-Salomé (lettre du 28-07-1929) ([1], p. 396). Par ailleurs, son cancer de la mâchoire et lesprothèses maxillaires qui lui font souffrir le martyr l’empêchent de prendre la parole en public àpartir du milieu des années 1920.

« Acte et lieu de sociabilité fondamental » [8], selon le chercheur Michel Trebitsh, spécialisted’histoire des intellectuels et d’histoire intellectuelle, l’activité épistolaire est une mise en avant desoi, sur un mode dominé par la parole et l’oralité, dans la sphère privée. Récit personnel, objet voixcouché sur le papier, adresse privée, trois raisons, auxquelles n’échappe pas la correspondancede Freud. Trois raisons qui font du genre épistolaire un genre littéraire complexe, à la fois sourceet objet d’étude. C’est un acte destiné à un destinataire mais pouvant s’adresser à de multipleslecteurs, tout en s’opposant aux publications scientifiques académiques ou aux communicationsdestinées à une institution, un congrès, des élèves. Devenir lecteur des écrits privés de Freud estune vive émotion à la mesure de l’authenticité des extraits choisis par A. Bolzinger.

L’historiographie de la correspondance freudienne révèle deux périodes. La première corres-pond aux quarante années ayant suivi la mort du père de la psychanalyse, et la deuxième aprèsla mort de sa fille, Anna Freud, en 1982. Dernièrement, ont été publiées des versions complètestraduites en francais, telles que les Lettres de Freud à Wilhelm Fliess en 2006, la correspon-dance entre Freud et Max Eitingon en 2009, les « Lettres à ses enfants » et à la plus jeune deses filles, Anna, publiées en 2012. La psychanalyse se construit aussi bien en famille qu’avec lesinitiés. Ce sont ces multiples correspondants, analysants, élèves, collaborateurs, amis, famille,dont, Ferenczi, Jones, Jung, Binswanger, Zweig, Lou Andreas-Salomé, Anna Freud etc. que l’onretrouve dans l’ouvrage d’A. Bolzinger.

Une seule des correspondances de Freud fut une commande, il s’agit des échanges épistolairesqu’il eut avec Albert Einstein, et publiés sous le titre « Pourquoi la guerre ? » C’est un échange delettres entre le fondateur de la psychanalyse et le théoricien de la relativité, qui fit l’objet d’unecommande, par le Comité permanent des Lettres et des Arts de la Société des Nations, publiéepar l’Institut international de coopération intellectuelle en 1933. Freud restera très critique enverscet échange. Il « ne s’attendait pas à recevoir le prix Nobel pour ce travail » (lettre à Eitingon du18 août 1932, citée par Jones). Il se trouve soulagé lorsque ce travail prend fin et fait à Eitingonle 8 septembre de la même année, la confidence suivante : « l’ennuyeuse et stérile soi-disantdiscussion avec Einstein ». [9].

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Quel était l’avis de Freud sur ses correspondances, sur leur intérêt pour l’évolution de lapsychanalyse ? Assurément Freud ne souhaitait pas leur publication. Pour P.-L. Assoun, la réponsede Freud le 23 novembre 1930 à Eitingon, qui souhaitait lire sa correspondance avec Einstein, estsans équivoque : « Je verrais un intérêt à ce que vous entriez en possession de la lettre seulementau cas où vous seriez en mesure de l’effacer » et fait écho au vœu de Freud d’« appliquer sonprincipe de faire disparaître toutes les coulisses de sa pensée, notamment ces correspondancesprivées. . . de Fliess à Einstein ! » [10]. Freud dans une lettre du 3 janvier 1937, répondant à MarieBonaparte qui lui annonce son acquisition de ses lettres à Fliess (et qui tiendra ce trésor cachépuis le fera confier à Anna Freud, qui le censurera, dans une première publication, l’Esquisse,publié en 1956 sous le titre La naissance de la psychanalyse), se dit « bouleversé » et précise : « Jen’aimerais pas que la soi-disant postérité puisse avoir connaissance de quoi que ce soit dans ceslettres ». La postérité a ignoré ce souhait.

La question du rôle de l’épistolaire dans la vie des intellectuels est un sujet d’étude auquelChristophe Rochasson, maître de conférences à l’EHESS et membre du Centre de RecherchesHistoriques, tente de répondre, à partir d’un travail de recherche sur les correspondances d’artistesou d’intellectuels :

« Les correspondances doivent être prises davantage en compte par l’histoire contemporainedes idées et des intellectuels. Elles contribuent à ce travail de démystification qui renonceà faire des idées le produit du reflet platonicien. Les intellectuels, les artistes ne sont nides démiurges ni de purs esprits. Il n’en reste pas moins vrai que cette source est parfoisdifficilement maniable et fréquemment aléatoire. S’il est vrai qu’une correspondance puisseaider à la reconstitution d’une société intellectuelle à un moment donné, elle ne peut ysuffire » [10,11].

On découvre dans l’ouvrage d’A. Bolzinger un homme chevillé au corps par le désir de décou-vrir la logique de la lettre dans l’inconscient. Un homme qui ne cache pas le plaisir que procure larecherche, mais un homme dont la conviction sur le savoir est sans illusion : « ce que j’apporte àmes patients vient moins de mon savoir que de ma personne » ([1], p. 124). Ce qui donne toute salégitimité au travail de restitution des écrits personnels de Freud auquel s’est livré A. Bolzingerici. Connaître l’homme à travers mille détails de ses correspondances ne nous éloigne pas de sonœuvre. Les extraits proposés de la correspondance de Freud font non seulement le lien entre sestextes théoriques et le contexte dans lequel ils ont été pensés, mais ils nous font aussi découvrirque son travail n’était jamais sans lien avec les détails de sa vie privée. Un exemple cocasse estcette réflexion de Freud sur le cigare qui, comme on le sait lui valut de souffrir d’un cancer. Fumerserait trop hâtivement taxé de pulsion de mort si l’auteur de ce concept ne nous avertissait paslui-même du contraire : « pendant cinquante ans, le cigare m’a servi de protection dans la luttepour la vie » – lettre à Lou Andreas-Salomé, 08-05-1930. ([1], p. 74).

Les trésors sont présentés en 9 sous-parties.Dans le premier chapitre, « Formes et accents du parler de soi », on découvrira tout d’abord

le ton, le style et la forme que prit la correspondance de Freud en fonction de ses interlocuteurs.L’humour et l’ironie sont omniprésents et, selon l’auteur, non sans rapport avec le patronyme juifde Freud (Die Freude, la joie), et le goût de son père pour la plaisanterie. Puis sont présentés lecontexte social, langagier et culturel de Freud, ses racines autrichiennes et juives, son lien à sonpère et à ses maîtres, la place de la femme, sœurs, amies et future épouse, l’importance du corpset de la santé tout comme les orifices du corps et leur valeur libidinale.

En continuité avec le premier chapitre, dans le chapitre « Sédiments viennois » qui suit, il estquestion des souffrances conjointes de Freud et de Vienne, des coexistences des religions, des

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langues et des coutumes, sur fond de guerre de 14-18, de difficultés financières et d’une santé quideviendra « déchéance physique » – lettre à Jung, 19-09-1907 – ([1], p. 80) sans pourtant entamer« la survie intellectuelle » lettre à Pfister ([1], p. 81).

« Le génie des Lumières », troisième chapitre, fait référence à l’esprit du XVIIIe. Il est consacréà la souveraineté du langage, de Goethe à la Genèse, en passant par les écrits de Schreber, lescitations latines, Voltaire etc. Et Freud l’érudit, polyglotte et traducteur, d’écrire à Fliess « Trèscher Wilhelm, les associations de mots nous font passer à travers toutes les époques. Le paysagechange comme sous les yeux d’un voyageur dans un wagon de chemin de fer, mais ce voyage-làest un travail intérieur » lettre à Fliess le 27-10-1897 ([1], p. 94). C’est ce qui est dit à l’insu decelui qui parle qui sera le cœur du travail de déchiffrage de l’inconscient par Freud, et non le sens,l’aura imaginaire de l’énoncé, auquel s’attache le Dr Ferenczi dans sa résistance à l’interprétationlittérale freudienne. Le verbatim est le principal objet d’étude de Freud, de nombreux exemplesnous en sont donnés dans ce chapitre.

La bénédiction que représente une grande famille, le rôle de père de famille juif qui « faitfructifier ses filles et ses garcons en veillant sur eux jusqu’à la mort » – lettre à Ferenczi, 07-07-1913 ([1], p. 143), l’indépendance professionnelle et sociale à la faveur de s’être vu refuser unposte de fonctionnaire d’asile, le confort bourgeois, le théâtre et l’opéra, sont autant de prétextesqu’A. Bolzinger nous propose, dans un quatrième chapitre intitulé « Mœurs bourgeoises ». Ony découvre l’irréductible cause freudienne qui se cache par-delà le rôle, le statut, la fonctiond’un homme, d’un artiste, d’un acteur, dans la vie. Les désirs réprimés seront toujours matièreà se composer « un personnage qui n’est pas moins authentique que l’original » écrit Freud àla chanteuse Yvette Guilbert, le 08-03-1931 ([1], p. 154), à propos de la position qu’occupe unacteur. Puis nous faisons connaissance avec les critiques de Freud sur le romantisme, sur « laphilosophie et la métaphysique » qui « sont inadaptées à un cerveau humain » ([1], p. 163) – lettreà Eitingon, le 22-04-1928, et il martèle sans relâche que ce qui est en cause dans « l’évolution dela pensée » . . . « est un problème psychologique ou psychopathologique » – lettre à Jung, 29-11-1908 ([1], p. 163). Viennent ensuite ses déceptions sur la presse écrite ou ses craintes envers ledéveloppement du cinéma.

Le cinquième et le sixième chapitre, « Coordonnées géopolitiques » et « Guerre et après-guerre », brossent le paysage politique de l’univers freudien, de Vienne à Berlin, à Paris, àBudapest, aux Etats-Unis et jusqu’à Londres. À travers la chute de l’empire austro-hongroiset jusqu’à son départ pour Londres en 1938, Freud ne renonce jamais à correspondre, pour que lapsychanalyse ne reste pas lettre morte, et à dire ce qu’il pense de la montée du socialisme nationalà Vienne dès l’élection d’un avocat antisémite à la tête de la ville en 1895. La crainte est souventprésente, le pessimisme naturel renforcé mais la conviction demeure. Il écrit à propos des Nazis àEitingon le 21-03-1933 : « abattre la psychanalyse, ils ne le pourront pas » ([1], p. 220). Années demalheur, années de deuils, mais vivacité des recherches sur les effets de la langue par-delà la mort.Ses écrits de 1915 en attestent : « dans l’école psychanalytique on a pu risquer cette assertion :personne au fond ne croit à sa propre mort ou, ce qui revient au même : dans l’inconscient chacunde nous est convaincu de son immortalité ». « Nous nous souvenons du vieil adage : si vis pacem,para bellum. Si tu veux maintenir la paix, arme pour la guerre. Il serait d’actualité de le modifier :si vis vitam, para mortem. Si tu veux endurer la vie, organises-toi en vue de la mort » [12].

« La génération suivante » est un septième chapitre très privé qui rassemble les réflexions etcommentaires de Freud sur le fait de devenir père, sur l’éducation intellectuelle et sentimentale, etl’avenir de chacun de ses enfants, sur les jeunes et les vieux, sur la douleur d’être obligé de survivreà la perte d’un enfant, sur l’émancipation et le rassemblement de ses élèves et collaborateurs quisont également ses héritiers.

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Les crises internes qu’a traversées le Verein, association internationale des psychanalystesfondée par Freud, sont relatées dans le huitième chapitre « Vie associative ». Elles jalonnentles congrès qui ont eu lieu dans toute l’Europe entre 1908 et 1936. L’année 1910, lors dusecond Congrès international à Nuremberg organisé par Jung, les 30 et 31 mars, est crééel’« Internationale Psychoanalytische Vereinigung », dite Verein, dont le premier président seraCarl Gustav Jung. L’isolement de Freud cesse alors, il ne veut cependant pas être le président del’association et s’autocritique vivement tout en se complimentant sans ombrage : « je suis à vraidire aussi directif qu’un autocrate, peu enclin à négocier, pas doué pour la démocratie » – lettreà Jones, 13-05-1920 ([1], p. 299).

Enfin le dernier chapitre est consacré à l’élaboration de la méthode psychanalytique, sciencede l’inconscient, ou d’autres alphabets sont à l’œuvre dans les lapsus et les actes manqués, commedans les rêves et les symptômes de l’hystérique qui permirent à Freud de découvrir la psychanalyse.Dans un premier temps pour Freud, le « grand secret clinique » est que « l’hystérie est la consé-quence d’un effroi sexuel présexuel ; présexuel veut dire avant la puberté de sorte que l’évènementn’agit que comme un souvenir » – lettre à Fliess, 15-01-1895 ([1], p. 341). Initié par Charcotà l’écoute des plaintes des hystériques, Freud peut penser le symptôme comme métaphoriqued’une pulsion sexuelle refoulée agissant à l’insu du malade. Peu à peu, le médecin neurophysio-logiste se passionne pour les formations de l’inconscient – rêves, lapsus, actes manqués, oubli,etc. – porteuses d’un savoir qui se refuse à la conscience parce que savoir sur la chose sexuelle.Il abandonnera l’idée de traumatisme – la séduction précoce – comme cause du symptôme et cen-trera sa théorie de l’inconscient comme lieu des représentations refoulées qui supportent lesdésirs inconscients. Médecin dans l’âme, « l’inconscient est », pour Freud, « l’intermédiaire entrele somatique et le psychique, le maillon manquant que l’on a tant cherché » – lettre à GeorgGroddeck, 05-06-1917 ([1], p. 355).

Enfin il ne faut pas manquer de lire ce qu’A. Bolzinger a condensé sous le terme de « conseilsaux novices » et qui provient de dix lettres adressées à Jung, Pfister, et Ferenczi, entre 1909 et1927. On y entend aussi bien Freud donnant des conseils aux psychanalystes qu’une rigoureuseéthique de travail, pour lui-même énoncée.

Cet ouvrage est une magnifique occasion de poser la question de ce qui se dit dans ce qui s’écrit.La part surprenante de ce portrait « autographe » de Freud est sans doute cette facon qu’a trouvéele fondateur de la psychanalyse de s’écrire à lui-même tout en s’adressant à un autre. Les trésorsde la correspondance choisie par A. Bolzinger dépassent ainsi largement la connaissance que l’onvoudrait avoir de la personne de Freud. Ces extraits sont le reflet de l’au-delà et de l’en-de-ca dudit, qui est entendu dans la cure, grâce au transfert. Croyant écrire à tel ou tel, c’est à soi-mêmeque l’on s’adresse, s’il l’on veut bien faire confiance au travail de la lettre et du signifiant dansl’inconscient. L’erreur serait de s’identifier à celui à qui s’adresse Freud.

Déclaration d’intérêts

L’auteur déclare ne pas avoir de conflits d’intérêts en relation avec cet article.

Références

[1] Bolzinger A. Portrait de Sigmund Freud. Trésors d’une correspondance. Paris: Campagne Première, coll.« Recherche »; 2012.

[2] Anzieu D. L’auto-analyse de Freud et la découverte de la psychanalyse. 3e éd. Paris: PUF, coll. « Bibliothèque depsychanalyse »; 1998.

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[3] Mannoni O. L’analyse originelle. Paris: Le Seuil, coll. « Clefs pour l’imaginaire »; 1969.[4] Porge E. Du mythe de l’auto-analyse de Freud au discours psychanalytique. Essaim 2007;19:11–26.[5] Bolzinger A. La réception de Freud en France avant 1900. Paris: L’Harmattan; 1999.[6] Bolzinger A. Freud et les Parisiens. Paris: Campagne première; 2002.[7] Chaperot C. Schreber à bras le corps. À propos de « Arcanes de la psychose. Retour au texte de Schreber »

d’A. Bolzinger. Evol psychiatr 2006;71:795–9.[8] Trebitsch M. Correspondances d’intellectuels. Le cas des lettres d’Henri Lefebvre à Norbert Guterman (1935–1947).

Cahiers de l’IHTP 1992;20:70–84.[9] Jones E. La vie et l’œuvre de Sigmund Freud, t. III. Paris: PUF; 1969.

[10] Assoun PL. Correspondance Freud-Einstein 1932. Hermès 1989;5-6:261–73.[11] Rochasson C. Les correspondances : sources et lieux de mémoire de l’histoire intellectuelle. Les Cahiers du Centre de

Recherches Historiques [en ligne], 8 |1991, mis en ligne le 18 mars 2009. Available from: http://ccrh.revues.org/2824[consulté le 14 novembre 2013].

[12] Freud S. Œuvres complètes, XIII. Actuelles sur la guerre et la mort. Paris: PUF; 2005, p. 144 et 157.