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Chapitre 1 Premier contact On pourrait dire de la photographie ce que Hegel disait de la philosophie : « Aucun autre art, aucune autre science, n’est exposé à ce suprême degré de mépris que chacun croie qu’il les possède d’un coup 1 » [BOU 65]. 1.1. Vers une société de l’image C’est peu de dire qu’au cours de ces trente dernières années, une véritable révolution a frappé le monde de la photographie et a modifié en profondeur les multiples aspects techniques, économiques, industriels et sociétaux dans lesquels elle se développe. D’un point de vue technique, le remplacement du film argentique analogique par un capteur solide numérique a été timidement commencé il y a quarante ans environ, copiant une mutation de l’analogique au numérique que l’on retrouve dans beaucoup d’autres domaines (téléphone, télévision, imprimerie, etc.). Il n’aurait pu être qu’une évolution importante certes, mais somme toute naturelle et de peu d’effets pour l’utilisateur (l’usager est-il vraiment sensible au passage à la télévision numérique terrestre ou à la photocomposition des journaux ?). Il a au contraire profondément modifié le concept même de photographie, poussant à l’avant de la scène des types d’appareils inédits, le compact d’abord que l’on glisse dans une poche et que l’on oublie, puis le téléphone mobile ou la tablette, que l’industrie photographique renierait volontiers comme des enfants illégitimes et passablement dégénérés s’ils ne portaient en eux les promesses d’un marché inépuisable. Les conséquences de cette mutation technique se sont avérées dévastatrices pour l’économie établie de la photographie. Des acteurs majeurs (Kodak, Agfa, Fuji, Ilford, 1. Préface au Principe de la philosophie du droit, G.W.F. Hegel, 1820.

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Chapitre 1

Premier contact

On pourrait dire de la photographie ce que Hegel disait dela philosophie : « Aucun autre art, aucune autre science, n’estexposé à ce suprême degré de mépris que chacun croie qu’il lespossède d’un coup1 » [BOU 65].

1.1. Vers une société de l’image

C’est peu de dire qu’au cours de ces trente dernières années, une véritablerévolution a frappé le monde de la photographie et a modifié en profondeur lesmultiples aspects techniques, économiques, industriels et sociétaux dans lesquels ellese développe.

D’un point de vue technique, le remplacement du film argentique analogique parun capteur solide numérique a été timidement commencé il y a quarante ans environ,copiant une mutation de l’analogique au numérique que l’on retrouve dans beaucoupd’autres domaines (téléphone, télévision, imprimerie, etc.). Il n’aurait pu être qu’uneévolution importante certes, mais somme toute naturelle et de peu d’effets pourl’utilisateur (l’usager est-il vraiment sensible au passage à la télévision numériqueterrestre ou à la photocomposition des journaux ?). Il a au contraire profondémentmodifié le concept même de photographie, poussant à l’avant de la scène des typesd’appareils inédits, le compact d’abord que l’on glisse dans une poche et que l’onoublie, puis le téléphone mobile ou la tablette, que l’industrie photographique renieraitvolontiers comme des enfants illégitimes et passablement dégénérés s’ils ne portaienten eux les promesses d’un marché inépuisable.

Les conséquences de cette mutation technique se sont avérées dévastatrices pourl’économie établie de la photographie. Des acteurs majeurs (Kodak, Agfa, Fuji, Ilford,

1. Préface au Principe de la philosophie du droit, G.W.F. Hegel, 1820.

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Minolta, etc.) qui semblaient installés sur des empires ont dû se replier sur descrénaux incertains, se regrouper et parfois disparaître. De nouveaux venus se sontinstallés, dont la culture photographique était souvent ténue (Sony, Samsung), parfoisinexistante (Nokia, Apple, etc.). D’autres acteurs se créent des royaumes de toute pièceautour des services en ligne de l’image ou de ses réseaux sociaux, mais qui sont gensde l’Internet, de l’informatique et des télécoms et non de la photo. Si les industrieschimiques qui produisaient les films et les produits dérivés ont naturellement le plusfortement souffert, les laboratoires de traitement, lorsqu’ils n’ont pas disparu, ont dûse reconvertir totalement et la distribution a entamé une profonde mutation, qu’elleconcerne les matériels ou les services.

Les reconfigurations du tissu industriel, loin d’être achevées, se poursuivent au-jourd’hui, associant de plus en plus intimement des acteurs qui s’ignoraient, certainsissus de l’image, mais beaucoup qui prospéraient à distance du métier de la photo :les experts de l’électronique embarquée, les fondeurs de circuits intégrés, les déve-loppeurs de logiciels, les acteurs des réseaux et les acteurs de la téléphonie mobile sesont transformés pour l’occasion en concepteurs de boîtiers et d’objectifs.

Les activités de la société sont elles-mêmes profondément affectées par ces re-configurations. Ont-elles accompagné la mutation industrielle ou en sont-elles l’unedes causes ? Ce n’est pas à nous de le dire. Mais les mutations sociétales de laphotographie sont tout aussi notables et irréversibles. Elles se manifestent de plusieursfaçons, mais c’est tout d’abord la généralisation de l’usage de la photographie quifrappe. Généralisation au sein de la famille : la photo n’est plus l’apanage du paterfamilias comme au début du siècle précédent, des adultes et des grands adolescentscomme à la fin du siècle ; c’est maintenant un attribut personnel qu’utilise chacun,l’enfant comme l’aïeul. Toute la société y est également exposée et il n’est pas de nichequel que soit son niveau de richesse ou d’éducation, qui y échappe, pas de population,quelle que soit sa localisation, citadine ou rurale qui n’y participe. Et sa répartition estremarquablement diffuse sur le globe, aucun pays n’en étant exclu, au moins dans lacomposante de sa population exposée à la vie moderne.

A ce point, il nous faut constater, en relisant l’analyse célèbre que faisaient Bour-dieu et ses collaborateurs il y a cinquante ans, le chemin parcouru depuis un demi-siècle [BOU 65]. Si rien ne démontre que la photographie n’est plus un « art moyen »comme ils le déploraient à l’époque, il est évident que les catégories familiales, cultu-relles et socio-professionnelles qui permettaient alors d’identifier des comportementstypiques face à la photographie sont aujourd’hui totalement brouillées. Les attitudessont étonnament semblables entre une classe de lycéens parisiens en sortie de nature,un car de touristes japonais du troisième-âge à Capri, ou la foule assemblée pour leretour d’une rock-star au stade de Wembley. La photo est omniprésente et permanente,elle est spontanée, individuelle et collective, frénétique et virale, intime et partagée etbien peu en échappent.

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Cet engouement universel pour la photo en affecte profondément les usages.Certes, des pans entiers de la « culture » photographique demeurent très peu changés(la photo d’art, la photo événementielle, familiale ou publique, la photo profes-sionnelle des journaux, des catalogues et de la publicité, la photo scientifique, etc.),et le lecteur retrouverait mot pour mot, pour ces domaines, la pertinence des analysede Bourdieu. Mais des facettes anciennes s’amplifient ou se déforment, des facettesnouvelles émergent : la photographie de loisirs ou de voyages maintenant dégagée desstéréotypes de la conformité « à l’antique » (au profit d’une conformité « jeune » ?),la photographie du quotidien, du détail, de l’anecdotique, du sensationnel, du constat,du curieux, la photographie de soi en situation ou en compagnie, du microcosme,de la microcommunauté et son aboutissement dans le narcissique selfie, etc. Cesformes nouvelles conjuguent une façon souvent simplifiée de photographier et desmoyens modernes de communication instantanée, distante et massive ; elle s’appuiesur une formidable technique, à la fois cachée et exhibée, suivant les règles dumeilleur marketing. Les MMS2 et Internet sont les prolongements naturels de l’imagephotographique; les réseaux sociaux en sont l’amplificateur à moins qu’ils n’en soientl’objectif. On ne sait s’il faut aujourd’hui inclure ou non YouTube, Facebook, Twitter,Instagram, Tumblr, Picasa et autres Flickr dans les « produits photos ».

Les chiffres disent tout de cette évolution sans précédent, mais ils n’expliquentrien3. Il serait naïf d’imaginer qu’elle doit tout à l’avènement de l’image numérique etde son outil naturel de création, l’appareil photographique, mais on peut douter qu’unetelle évolution se soit jamais produite avec une telle ampleur sans que soit disponibleun système d’acquisition d’image simple et universel, parfaitement compatible avecles moyens modernes de communication et de traitement de l’information. A l’inversede l’appareil photo argentique, l’appareil photo numérique joue ce rôle4.

2. MMS = multimedia messaging services = l’extension aux documents (dont les images) desmessages téléphoniques SMS (short message services).3. En vrac, et sur la foi des seules déclarations des propriétaires, 150 millions d’utilisateursd’Instagram en 2013, 400 millions fin 2015, 6 milliards de photos enregistrées sur Flickr et100 milliards sur Facebook en 2011, 32 millions de galeries photos sur jAlbum et plus de 200millions de blogs sur Tumblr, 70 millions d’images de paysages et de voyages sur Panoramio,100 millions d’images visitées chaque jour sur Facebook et de l’ordre d’un milliard sur latotalité des sites d’échange et des réseaux, Instagram racheté pour un milliard de dollars en2012, avec une croissance de 23 % en 2013, un marché de la photo numérique (produits etservices) estimé à 70 milliards de dollars en 2014, en croissance de 5 à 6 % par an probablementjusqu’en 2020 au moins.4. On rapprochera les nombres ci-dessus de ceux que Bourdieu jugeaient à son époqueconsidérables : « 8 135 000 appareils en état de fonctionnement, [ . . . ] et 845 000 appareilsvendus chaque année » ([BOU 65] p. 23) qui sont plusieurs ordres de grandeur en dessousdes chiffres actuels (par exemple les prévisions de marché annuel des photoscopes de dernièregénération sont largement supérieures à cent millions d’unités).

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L’objectif de cet ouvrage n’est pas de prolonger cette étude sociologique qui lemériterait pourtant, mais d’expliquer comment fonctionne l’appareil photo numériqueen examinant en détail chacun des composants qui le constituent.

1.1.1. Un peu de vocabulaire en forme de zoologie

Il est intéressant de noter que nous n’avons pas de nom commun en français pourdésigner l’instrument permettant de prendre des photographies. Nous emploieronspar la suite l’expression composée la plus usuelle : « appareil photographique » ou« appareil photo » en bref. Cette expression couvre les formes diverses d’instrument,sur film ou numérique et dans ses déclinaisons actuelles variées. Quelles sont cesformes aujourd’hui? Nous les avons illustrées sur les figures 1.1 et 1.2. Les déno-minations que nous employons sont celles qui découlent logiquement des fonction-nalités présentées. Elles ne sont cependant pas figées et, en raison des nombreusesconfigurations intermédiaires et de stratégies commerciales particulières, ces termespeuvent être parfois appliqués à des modèles assez différents de ceux que nousreprésentons.

Figure 1.1. Les quatre architectures principales des appareils photonumériques grand public : compact,bridge, réflex, hybride

Le réflex : c’est de longue date l’appareil de référence de la photographie argen-tique, en particulier dans le format historique 24 × 36 mm. Le chemin optique sefait traditionnellement, soit vers le capteur, soit vers le viseur, par l’usage d’un miroirmobile et d’un prisme à section pentagonale. Il dispose d’objectifs interchangeables.En version numérique, il est apparu très tôt sur le marché (dès les années 1990), maisavec des capteurs de petite taille, généralement inférieure au 24 × 36 mm. Depuis2010 environ, il est disponible avec un capteur de taille 24 × 36 mm.

L’appareil compact : c’est un système complet de prise de vue de petite taille,pouvant être glissé dans une poche ou un petit sac de façon à être emporté partoutsans gêne. Son optique est inamovible, généralement à focale variable et rétractable.La visée se fait sur un écran et non par un oculaire. Les plus petits compacts ont lataille d’une carte de crédit. Beaucoup de compacts ont un fonctionnement très simpleet très intuitif, mais la gamme offre aussi des compacts quasiment professionnels qui

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proposent toutes les fonctionnalités d’un réflex sous un encombrement très réduit etpermettent, par exemple, de préparer un travail qui sera poursuivi ultérieurement avecun appareil plus sophistiqué. Le compact est le premier appareil numérique à avoirconquis une place sur le marché, au début des années 1980.

Figure 1.2. Appareils photo professionnels : à gauche appareil réflex au format24 × 36 mm ; au centre appareil moyen format ; à droite chambre photographique.

Les schémas ne sont pas à l’échelle, les tailles sont indicatives

Le bridge : il a également une optique inamovible, généralement un zoom, maisun boîtier, un gabarit et un chemin optique semblables à ceux d’un reflex. Il utilisegénéralement un prisme et un miroir mobile dans le circuit optique permettant unevisée réflex. Son nom provient de son positionnement intermédiaire entre compact etréflex. Il est apparu sur le marché dans les années 1995 et a vu sa diffusion décroîtrefortement dans les années 2010.

L’appareil hybride : il ressemble à un réflex par ses optiques interchangeableset ses fonctionnalités souvent avancées, mais il n’utilise pas de prisme ni de miroirmobile sur la voie optique, la visée se faisant par un oculaire électronique. Son boîtieroffre ainsi un encombrement plus réduit que le réflex, mais ses performances et sonusage sont très proches de ceux du réflex. Des raisons techniques ont retardé sonapparition sur le marché où il n’est guère présent que depuis 2010 environ.

Le moyen format : c’est un appareil dont le capteur (traditionnellement du film) estplus grand que le 24 × 36 mm. Dans sa version argentique, il utilise des surfacessensibles en bobines et prend des photos de taille de 4 × 4 cm, 6 × 6 cm, ou6 × 7 cm. Des moyens formats numériques sont disponibles sur le marché depuisquelques années, mais à des coûts généralement élevés les désignant pour des usagesprofessionnels ou semi-professionnels.

Les chambres photographiques : pour les formats au-delà de ceux du moyen-for-mat, on parle de chambres photographiques (formats de 9 × 12 cm à 20 × 25 cm), quiutilisent des plaques ou des plans films conditionnés individuellement. Les chambresphotographiques sont réservées aux applications professionnelles : architecture, mode,œuvres d’art, etc. En 2015, il n’y a pas véritablement de capteurs numériques

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disponibles sur le marché et adaptés aux chambres. Les capteurs de très grandesdimensions qui peuvent être adaptés sur des chambres sont utilisés surtout dansle domaine scientifique, en microélectronique, astronomie, physique des particulesou télédétection. Ce sont encore souvent des prototypes constitués de mosaïquesde capteurs juxtaposés. Par ailleurs, pour les applications qui le permettent, de trèsgrandes images (typiquement de 50 000 × 50 000 pixels et au-delà) sont obtenues parle déplacement d’un capteur (linéaire ou matriciel) à l’aide de mécanismes robotiséscomme en biologie ou pour la saisie des œuvres d’art.

Les photoscopes : nous traiterons également dans cet ouvrage des capteurs quiassurent la fonction photographique des ordinateurs, des tablettes ainsi que destéléphones portables. Ces appareils sont très proches dans leur architecture et leurconception des plus petits compacts. Ils s’en distinguent par l’automatisation de laplupart des fonctions et par l’utilisation intensive des fonctions de communication etde calcul. Ils apparaissent pour cela en avance sur de nombreux aspects techniquespar rapport à leurs cousins seulement voués à la photo. Quoique la qualité limitée desimages qu’ils procurent et la faible liberté qu’ils laissent au photographe les exposentà la condescendance d’une partie de la communauté des photographes, ils deviennentprogressivement la source de photos la plus importante de l’énorme marché que nousavons décrit plus haut. A ce titre, ils reçoivent la plus grande attention de tous lesfabricants, des développeurs de composants et de logiciels, et cette attention porteses fruits. Ils obtiennent dorénavant des performances étonnantes. Nous surveilleronsparticulièrement toutes les innovations qu’ils proposent ; ce sont de bons marqueursdes tendances de la photo. Nous les désignerons par la suite tantôt par photoscope,tantôt par téléphone mobile.

Les caméras : ce terme est souvent employé en place et lieu de l’expressionappareil photo, en particulier dans une littérature fortement inspirée du monde anglo-saxon. Le mot est issu du latin camera obscura qui désigne un instrument apparu dèsle XIVe siècle pour l’aide au dessin, mais dont l’usage peut être retracé chez les Grecsanciens (IVe siècle avant JC) et le fonctionnement au Proche-Orient au Xe siècle.En français, caméra est un terme plutôt réservé à l’enregistrement d’images animées(films ou vidéo). En anglais il est utilisé indifféremment pour les images fixes et lesimages animées, sur film ou numérique. Nous l’emploierons souvent pour allégerl’écriture lorsque la substitution ne portera pas à confusion. Camera a égalementdonné en français le terme « chambre », que nous avons vu plus haut, qui tombe endésuétude.

Parmi les termes nouveaux, et à côté de photoscope, on rencontre souvent l’ac-ronyme « APN » qui est employé génériquement pour désigner l’appareil photonumérique sous toutes ses formes.

Notons enfin qu’aucun des termes ci-dessus ne figure au récent Vocabulairetechnique de la photographie [CAR 08], ce qui reflète assez bien le fossé qui demeure

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au sein même du monde de la photographie entre ceux qui conçoivent les appareils etceux qui les utilisent.

Le vocabulaire anglais est au moins aussi divers, touffu et mal stabilisé que levocabulaire français, mais le terme camera y est universellement reconnu. Il couvretout appareil qui permet d’enregistrer une photo. Pour les nouveaux appareils photoélectroniques, de multiples formes plus concises sont proposées, exploitant l’usagedes lettres D (digital) ou E (electronic) associées à des acronymes pas toujourstrès explicites, comme DSC (Digital Still Camera), ESPC (Electronic Still PictureCamera), ESPI (Electronic Still Picture Imaging), DSLR (Digital Single Lens Reflex5).

Ce vocabulaire standardisé pour la photographie fait l’objet d’une norme ISOrécemment complétée [ISO 12], mais encore peu suivie.

1.1.2. Une brève histoire de la photographie

« Chemin faisant nous sommes entrés dans la vidéosphère, révolution techniqueet morale qui ne marque pas l’apogée de la “société du spectacle” mais sa fin. »[DEB 92]

Les composants techniques permettant d’enregistrer une image sont tous disponi-bles au début du XIXe siècle, certains depuis longtemps : la camera obscura quiconstitue le boîtier de la chambre photo est connue depuis l’Antiquité aussi bienen Europe qu’en Asie, et particulièrement familière des artistes de la Renaissance,la lentille qui canalise efficacement le flux lumineux capté peut être retracée plu-sieurs millénaires avant notre ère mais n’a véritablement servi à la formation desimages que depuis le XIIe siècle, les composants photosensibles, soit en négatif(comme le chlorure d’argent), soit en positif (comme le bitume de Judée, mélanged’hydrocarbures naturels) sont familiers des chimistes de la fin du XVIIe siècle. Deplus, les lois de la propagation et les mystères de la lumière et de la couleur sont bienmaîtrisés depuis deux cents ans pour l’un et cinquante pour l’autre.

Les premiers essais de photographie peuvent être datés de 1812, par NicéphoreNiepce. Néanmoins, si l’image est alors bien enregistrée, au prix de très longs tempsd’exposition, elle n’est pas stable et disparaît trop vite. Des efforts sont donc déployésdans ces deux directions : d’une part améliorer la sensibilité des récepteurs, d’autrepart, surtout, maintenir l’image après sa formation.

La première photographie d’après nature a été faite en 1826 par Nicéphore Niepcede son domaine : « Point de vue du Gras ». Elle a été réalisée sur une plaque d’étainrecouverte de bitume et a nécessité un temps de pose de huit heures.

5. Les termes single lens sont très souvent employés pour décrire les réflex, exprimant que lamême lentille sert pour la visée et pour l’image (ce que l’on voit est exactement ce que l’on vaenregistrer) au contraire des compacts qui utilisent deux voies optiques différentes.

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Cherchant à améliorer son procédé, Nicéphore Niepce teste de très nombreuxsupports et révélateurs, les meilleurs étant les plaques d’argent et les vapeurs d’iode6.Il s’associe à Louis Daguerre, en 1829 pour mettre en place ce qui va devenir unprocédé industriel : le daguerréotype. Il utilise des sels d’argent sur une plaquede cuivre et les révèle aux vapeurs d’iode. Niepce meurt en 1833. En 1839, ledaguerréotype est présenté au public et Arago présente officiellement la photographieà l’Académie des Sciences. C’est le début d’un succès commercial immédiat dudaguerréotype et de la photographie dans le grand public.

En Italie et en Angleterre, William Fox Talbot travaille en parallèle sur desprocédés d’enregistrement photographiques en s’intéressant particulièrement à lareproduction sur papier (papier couvert de chlorure de sodium et de nitrate d’argentfixé au sel de potassium). Il obtient ses premières photos en 1835. Il met au point en1840 le négatif papier qui permet de reproduire de nombreux clichés à partir d’un seuloriginal. Il généralise l’usage de l’hyposulfite de soude comme fixateur et dépose unprocédé original en 1841 : le calotype.

C’est néanmoins le daguerréotype, libre de droits, qui s’est largement diffusé, plusque le calotype, pénalisé par son brevet. Le calotype prendra sa revanche plus tard,puisque le principe du négatif photographique a été pendant cent ans au moins à labase de toute l’industrie photographique.

Un autre progrès décisif a été fait nettement plus tard par George Eastman, auxEtats-Unis. En 1884, il propose des supports photographiques non plus en verre maissur celluloïde souple découpée en bandes : le film est né. Dans la foulée (1888), ilpropose un boîtier très compact utilisant ce film et permettant de prendre cent photosà la suite. La photographie individuelle est prête pour un grand public qui ne veutplus s’embarrasser de boîtiers encombrants, de trépieds et de boîtes de plaques photo,fragiles et lourdes.

Cette évolution est entérinée par la sortie du Brownie Kodak en 1900, appareil, auprix de 1 dollar qui permet de prendre vingt photos, chacune revenant à 25 cents. Lemarché se transporte de l’appareil photo au film : le consommable est le moteur dumarché.

Néanmoins, pour la plupart des appareils photo, surtout ceux de qualité, lessurfaces sensibles sont encore de grande taille, de l’ordre de 10 cm de côté. Il faudraattendre le Leica, en 1925, pour que le petit format se généralise, rendant populairepour l’occasion le 24 × 36 mm.

La photographie couleur demeure cependant à perfectionner. Le procédé « auto-chrome » des Frères Auguste et Louis Lumière, breveté en 1903 et commercialisé en

6. L’iode avait été découvert en 1811 par Bernard Courtois.

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1907, en est le point de départ. L’autochrome utilise la fécule de pomme de terre dontles grains colorés noyés dans du noir de fumée servent comme support sensible. Lasensibilité est cependant très faible (on dirait aujourd’hui quelques ISO) et le procédéde développement complexe. La qualité de l’image est néanmoins exceptionnelle etn’aurait rien à envier à nos meilleures émulsions comme l’attestent les clichés encoredisponibles cent ans plus tard.

Les émulsions couleur Kodacolor (1935) puis Agfacolor (1936) parviendront net-tement plus tard sur le marché et s’imposeront à leur tour par la simplicité de leurutilisation et la qualité des images qu’elles procurent.

En 1948 Edwin Land met au point un procédé qui permet le développementinstantané d’un positif, le Polaroid, qui dispose d’une version couleur en 1963.Malgré ses succès, il ne concurrence jamais vraiment les émulsions développablesen laboratoire qui disposent alors d’un réseau extrêmement dense de distributeurs.

En ce qui concerne le cinéma, c’est Thomas Edison qui tourne les premiers films de1891 à 1894 avec le kinétographe, qui utilise le film souple juste inventé par Eastmanqu’il dote de perforations latérales pour l’entraînement (il impose ainsi le format de35 mm de côté qui sera à la base du succès du 24 × 36 mm). Dès 1895, les FrèresLumière améliorent le kinétographe par de très nombreux brevets et lui donnent l’essorpopulaire que l’on connaît.

Dans le domaine de la transmission des images (l’ancêtre de la vidéo), l’ingénieurallemand Paul Nipkow le premier étudie le procédé d’analyse d’une scène par undisque percé. Ses travaux commencés en 1884 ne seront cependant présentés au publicqu’en 1928. Edouard Belin présente une transmission de photographies par câble toutd’abord, en 1908, puis par téléphonie, en 1920 : le bélinographe. Entre temps, le RusseVladimir Zvorykine dépose le brevet de l’iconoscope en 1923, fondé sur le principe dudisque de Nipkow. En 1925, John Logie Baird procède à la première expérimentationde transmission d’images animées à Londres.

Les premiers appareils photo numériques sont nés au début en 1975 au seindes laboratoires de Kodak. Diffusés tout d’abord de façon très confidentielle etplutôt comme instruments de laboratoire, ils ont trouvé une première diffusion pro-fessionnelle dans des secteurs très éloignés de la photographie professionnelle :l’assurance, les agences immobilières, etc. Ils ne sont alors pas vraiment des con-currents des appareils argentiques qui donnent des images de bien meilleure qualité.Le marché grand public est cependant très vite conquis, puis, progressivement, lemarché professionnel. Dès les années 1990, le marché des appareils numériques estplus important que le marché de l’argentique et les sociétés s’appuyant sur le filmdisparaissent l’une après l’autre (AgfaPhoto fait faillite en 2005, Eastman Kodak estamené à déposer un bilan en 2012) ou se reconvertissent au numérique (Fujifilm).

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1.2. Pourquoi cet ouvrage

Au cours de ces récentes années, l’évolution du matériel photographique nu-mérique a été considérable. Elle a affecté des composants de première importancede l’appareil (comme le capteur par exemple) et la presse spécialisée s’est largementfaite l’écho des progrès obtenus, mais l’évolution s’est également portée sur desaspects beaucoup moins accessibles au public, soit parce qu’ils sont trop techniquesou qu’ils apparaissent accessoires en première analyse, soit, souvent, parce qu’ils sontdissimulés au sein des produits et relèvent des secrets des fabricants. Ces progrèsse rattachent à des domaines scientifiques très divers : l’optique, l’électronique, lamécanique, les sciences des matériaux, l’informatique et de ce fait trouvent mal leurplace dans des revues techniques spécialisées. Ils nécessitent souvent, pour être utiliséspar les photographes, de longues remises en contexte qui expliquent leur rôle et lesprincipes de leur fonctionnement. C’est dans cet esprit qu’a été rédigé ce texte quipasse en revue toutes les fonctions indispensables au bon fonctionnement de l’appareilphoto et explique les solutions proposées pour les résoudre.

Mais avant d’aborder ces grandes fonctions de l’appareil photographique, nousallons, à grands traits, situer la photographie dans le champ des sciences, présenterquelques fonctions-clés, particulièrement importantes pour la formation de l’image etintroduire un peu de vocabulaire et de formalisme qui nous accompagneront tout aulong du livre. Nous profiterons de cette description accélérée pour donner un aperçudes divers chapitres qui suivront et pour indiquer de quelle façon nous avons choisid’aborder chaque problème.

1.3. Principe physique de formation de l’image

La photographie est une affaire de lumière et nous serons donc amenés à beaucoupparler d’optique, la science de la lumière. Les ouvrages qui couvrent ce domaine sontnombreux et souvent excellents quand bien même ils sont un peu anciens [BOR 70,CHA 97, PER 94]. Rappelons quelques éléments importants concernant la lumière, sanature et sa propagation qui nous permettront de situer la photographie au sein desgrands chapitres de la physique.

1.3.1. La lumière

La lumière est un rayonnement électromagnétique dans une fenêtre étroite defréquences. Aujourd’hui, elle est susceptible d’être traitée par des formalismes dela physique classique ou par des approches quantiques ou semi-quantiques. Laphotographie s’explique très majoritairement à l’aide des approches classiques :la formation de l’image se décrit très bien en termes d’optique géométrique, lesphénomènes fins concernant la résolution s’expliquent par la théorie de la diffraction,

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en représentation scalaire le plus souvent, éventuellement vectorielle. La théorie de ladiffraction prend toute sa place lorsque l’on aborde les limites ultimes de résolution,l’un des problèmes-clés de la photographie. La polarisation de la lumière intervienten de rares points précis que nous prendrons soin de signaler. La notion de cohérenceest l’une des subtilités délicates de la photographie, en particulier dans le champ de lamicrophotographie.

Seul le phénomène fondamental de la transformation du photon en électron ausein du photodétecteur fait appel à des théories plus avancées puisqu’il ressort del’effet photo-électrique7 qui ne peut s’expliquer qu’à l’aide de la théorie quantique8.Nous n’aurons cependant pas besoin de la théorie quantique dans cet ouvrage, une foisle résultat fondamental de l’effet photo-électrique admis : l’échange d’énergie entreun photon corpusculaire et un électron, si le photon dispose au moins de l’énergienécessaire à faire changer l’électron d’état.

1.3.2. Le rayonnement électromagnétique : onde et particule

La lumière est le rayonnement électromagnétique perçu par le système visuelhumain. Elle couvre une plage de longueurs d’onde de 400 à 800 nm environ9 et doncune plage de fréquences de 7, 5.1014 à 3, 75.1014 Hz qui correspond à une fenêtrede transmission de l’atmosphère, d’une part, et au maximum de l’émission solaire,d’autre part.

Dans sa représentation ondulatoire, la lumière est une superposition A d’ondesplanes monochromatiques, idéales, caractérisées par leur fréquence ν, leur directionde propagation k et leur phase φ [PER 94]. En un point x de l’espace, et à l’instant t,nous la représenterons par la suite par une formule du type :

A(x, t) =∑i

ai cos(2πνit− ki.x+ φi) [1.1]

Dans sa représentation particulaire, un photon de fréquence ν (et donc de longueurd’onde λ = c/ν, avec c = 299 800 000 m.s−1, la vitesse de la lumière) porte une

7. L’effet photo-électrique, expliqué par A. Einstein en 1905, lui valut le prix Nobel en 1921.8. En fait, ce n’est pas le seul cas, car comme nous l’évoquerons rapidement à la section 5.1.1,de nombreux aspects de l’apparence des objets, et en particulier leur couleur, ne pourraient sejustifier sans une interprétation quantique de l’interaction matière-lumière.9. Il n’y a pas consensus sur l’étendue du domaine visible. Nous avons choisi ici une octave (de400 à 800 nm) pour la simplicité des chiffres. Mais on trouve souvent dans la littérature deslimites différentes plus étroites : [420-750] ou [450-720]. Si ces valeurs exactes ne sont pas trèsimportantes pour l’observateur humain puisque la réponse de son capteur est quasiment nulleaux bornes, ce n’est pas le cas pour l’appareil photographique dont le capteur est potentiellementsensible au-delà.

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énergie hν, où h est la constante de Planck (h = 6,626.10−34 J.s), soit entre 2,5.10−19

et 5.10−19 J, ou, dans une unité plus commode, entre 1,55 eV et 3,1 eV environ[BOR 70, MAT 09].

Un photon porte donc une très faible énergie et une scène normalement éclairéemet en jeu un très grand nombre de photons10. Il est important pour la formation del’image d’examiner quelle relation ces photons ont les uns par rapport aux autres :ce sont les aspects de cohérence qui seront discutés à la section 2.6. Retenons dès àprésent que la photographie est avant tout concernée par l’optique incohérente. Nousexaminerons également à la section 9.7 les propriétés de polarisation des ondes, maisces propriétés n’interviennent que marginalement en photographie.

La couleur est l’une des manifestations les plus frappantes de la diversité ducontenu fréquentiel de l’onde électromagnétique. C’est aussi l’un des enjeux les pluscomplexes de la photographie. Un chapitre lui sera consacré, le chapitre 5 où nousserons amenés à introduire de nombreuses notions d’optique physiologique pour tenircompte de la richesse de la perception humaine qui in fine gouverne les choix enmatière de qualité d’image.

Les aspects corpusculaires du photon seront au cœur du chapitre consacré auphotodétecteur (chapitre 3) ainsi que de celui concernant le bruit affectant le signald’image (chapitre 7). Les aspects ondulatoires seront utilisés pour traiter des propriétésde la propagation à travers l’objectif (chapitre 2), de qualité d’image (chapitre 6)et d’aspects très prospectifs liés à l’amélioration des images, que nous verrons auchapitre 10.

L’onde est soit émise, soit réfléchie par l’objet d’intérêt pour le photographe.Elle se propage ensuite librement dans l’espace, puis de façon guidée par le systèmeoptique qui en fait une image sur le capteur. L’instrument le plus simple pour réaliserune image est le sténopé (ou chambre obscure), connu depuis l’antiquité commesystème (discret) d’observation, qui n’utilise pas d’optique, mais un simple trou enguise de système de formation d’image. Nous examinerons l’image construite par lesténopé car c’est un modèle très commode qui permet de traiter simplement nombrede problèmes de vision par ordinateur et qui demeure encore beaucoup utilisé (enparticulier sous le nom anglo-saxon de pinhole camera).

1.3.3. Le sténopé

La chambre obscure (ou camera obscura, ou sténopé) est une boîte percée d’unpetit trou (de diamètre d) placé au centre d’une face et dotée d’un écran dépoli11 sur la

10. Nous serons cependant amenés à traiter d’imagerie à très faible niveau lumineux, la photo àun seul photon étant aujourd’hui l’enjeu de nombreuses recherches.11. Ecran dépoli que l’on pourra remplacer par un film, ou un capteur photo numérique.

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face opposée (figure 1.3). Le principe du sténopé s’explique bien dans l’approximationde l’optique géométrique. Des analyses détaillées du sténopé sont disponibles dans[CAR 05, LAV 03]. Dans cette approximation, la lumière se propage en ligne droitesans diffraction. Une image inversée d’un objet placé devant la chambre se forme surl’écran, à l’échelle du rapport entre la profondeur p′ de la boîte et la distance p del’objet au trou. Si l’objet est à une grande distance p par rapport à la profondeur p′

de la boîte, chacun de ses points donne naissance à une petite tache homothétiquedu trou (de diamètre ε = (p + p′)d/p ≈ d). On a donc intérêt à maintenir ce troupetit pour assurer une image nette. Mais l’énergie qui frappe l’écran est directementproportionnelle à la surface du trou et pour avoir un sténopé lumineux on souhaiteraitdonc que ce trou soit large. Notons que tout objet placé dans « l’espace objet » seraimagé de façon identique quelle que soit sa distance à la face percée dès lors quep � p′. Il n’y a donc pas de notion de mise au point avec un sténopé sauf pour lespoints très proches (p′ � p) qui seront proportionnellement affectés d’un flou plusimportant.

Objet

OuvertureEcran

Image

p

p’

M

M’

p

P d

p’

ε

Figure 1.3. Sténopé : à gauche, schéma de la formation de l’image dans unsténopé ; à droite, si le point objet M est loin de l’appareil (p′ � p), son image M’

est un cercle de diamètre à peu près égal à celui de l’ouverture : ε = d

A quelles conditions peut-on appliquer au sténopé la propagation rectiligne de lalumière de l’optique géométrique? Il faut que les phénomènes de diffraction, qui sontobservables dès que les dimensions des ouvertures sont petites devant la longueurd’onde, soient négligeables. Calculons, pour une longueur d’onde λ, le diamètre de lafigure de diffraction d’une ouverture circulaire d observée sur l’écran (donc à distancep′). Ce diamètre ε′, limité au premier anneau de la tache d’Airy (figure de diffractiond’une ouverture circulaire, ce point sera étudié en détail à la section 2.6), vaut ε′ =1, 22λd/p′ et la figure de diffraction aura la même étendue que la tache géométriquecalculée précédemment si d =

√1, 22λp′. Pour une longueur d’onde verte (λ =

0, 5 · 10−6 m) et une chambre de profondeur p′= 10 cm, la diffraction donne unetache égale à l’optique géométrique pour un trou de l’ordre de 0,2 mm, bien inférieur

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28 Du photon au pixel

à ce qui est utilisé en pratique. Nous sommes donc généralement en droit d’ignorer ladiffraction dans l’analyse d’une image de sténopé12.

1.3.4. Du sténopé à l’appareil photo

1.3.4.1. Le rôle de la lentille

Afin d’accroître la quantité de lumière reçue sur l’écran, remplaçons dans lesténopé l’ouverture par une lentille. Nous fabriquons un appareil photo. Entre desplans conjugués de la lentille, tous les rayons issus d’un point objet M convergent enun point image M ′ (stigmatisme approché des lentilles sous les conditions de Gauss).Cela résoud donc le problème de l’énergie puisque toute l’ouverture de la lentilleest maintenant utilisée pour capter la lumière issue de M . On paie ce gain par unesélectivité des plans objets qui sont vus nets : seuls ceux qui sont voisins du planconjugué de l’écran sont nets, les autres seront plus ou moins flous. Il faudra doncprévoir un mécanisme permettant d’assurer cette mise au point.

1.3.4.2. Formation de l’image

On détermine le plan de mise au point dans un appareil photo en translatant lalentille sur son axe optique de façon à faire varier sa distance au plan image. Cedéplacement peut être automatisé si l’appareil dispose d’une fonction de télémétriequi mesure la distance à l’objet (section 9.5). Les points M et M ′ sont conjuguéss’ils vérifient les relations de conjugaison. Rappelons-les. Ce sont les relations deDescartes (avec origine au centre optique) ou celles de Newton (avec origine auxfoyers) [CHA 97]13. Si s = p− f et s′ = p′ − f (figure 1.4) :

1/p′ + 1/p = 1/f (Descartes) ss′ = f2 (Newton) [1.2]

Rappelons également les relations de grandissement. Le grandissement transversalG et le grandissement longitudinal Γ de l’image, qui nous seront utiles par la suite,valent :

G = −f/s = −s′/f, Γ = p′/p = G2 [1.3]

12. Le lecteur intéressé par le sténopé trouvera dans [CAR 05] des calculs plus exacts surla formation de l’image et sa résolution. Dans ces calculs, la diffraction à l’infini utilisée ci-dessus est remplacée par la diffraction à distance finie plus appropriée, mais d’expression pluscomplexe.13. En photographie, l’objet et l’image sont par nature toujours réels et jamais virtuels (voir[CHA 97]), l’objet est donc « à gauche » du foyer objet et l’image « à droite » du foyer image.De plus, le milieu objet et le milieu image sont (généralement) l’air, d’indice n = 1. Poursimplifier les équations, nous donnerons à p, p′, σ et σ′ des valeurs positives et adaptons enconséquence les équations de conjugaison : 1/p + 1/p′ = 1/f .

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f

ΠPQ

O

Q’

P’

F F’

s’

p

Δ

Θε

D

D

εQ

Q

2

1

ε1

2

Figure 1.4. Appareil photo. A gauche : on fait la mise au point sur l’image de P, dansle plan Π en faisant varier le « tirage » de l’optique (s′). Un point Q donne une imageQ′ nette dans un plan Θ mais dans le plan Π il donne une image floue. A droite :l’importance du flou dépend directement de la taille du diaphragme qui limite l’incli-naison des rayons sur l’axe. Une faible ouverture permet de réduire le flou.

Figure 1.5. La profondeur de champ est limitée : la netteté des détails décroîtrégulièrement en amont et en aval du plan choisi pour la mise au point

Le signe « – » rappelle que l’image est inversée. Les autres plans sont de plus enplus flous au fur et à mesure que l’on s’éloigne de P, en amont comme en aval. C’estun défaut bien connu de tout photographe (voir la figure 1.5).

Nous voyons sur la figure 1.4, à gauche, ce qui se passe pour un point Q qui setrouve dans un plan à distance q �= p de la lentille. Son image converge en Q’, dansun plan Θ différent de Π. La tache image de Q sur Π est d’autant plus grande quel’ouverture de l’optique est importante et que le point Q est éloigné du plan de miseau point. L’ouverture de l’optique est en pratique contrôlée par un diaphragme (figure1.4 à droite).

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30 Du photon au pixel

On trouvera à la section 2.2 le calcul de la profondeur de champ d’un objectifphotographique14. Si, avec un objectif de focale f , muni d’un diaphragme de diamètreD, observant un objet à la distance p (voir la figure 1.4), on tolère une tache image dediamètre ε, alors, en notant Δ la profondeur de champ, distance entre les deux pointsextrêmes de mise au point, en amont et en aval de P , Q1 et Q2, et dans l’hypothèsed’un objet lointain (p� f ) et d’un flou faible (ε petit), il vient :

Δ ≈ 2ε p2

fD[1.4]

exprimant que la profondeur de champ varie de façon inverse à l’ouverture dudiaphragme D et à la focale f , mais croît très vite lorsque l’objet recule à l’infini(p grand).

1.3.4.3. Position de l’objet et de l’image

Dans la pratique, on cherche à faire l’image d’un objet à la distance L de l’obser-vateur, avec un appareil de focale f . On dispose donc de deux équations : s+s′+2f =L et ss′ = f2 qui conduisent à une équation du second degré, et, sous la contrainte(image et objets réels) que L > 4f , à deux solutions :

s1 = 1/2(L− 2f +√L2 − 4fL)

s2 = 1/2(L− 2f −√L2 − 4fL)

[1.5]

Ces deux solutions correspondent à des dispositions symétriques où l’objet del’une devient l’image de l’autre et réciproquement (figure 1.6). Le plus souvent, enphotographie, on choisit une focale f (de quelques centimètres) petite devant L (dequelques mètres) et on observe un objet lointain. On adopte alors la solution s1 quiconduit à un grandissement très inférieur à 1 :G = f/s1. L’objet est alors à la positions ≈ L, le plan image étant pratiquement confondu avec le plan focal image : p′ ≈ f .

Dans le cas d’une macro-photographie (photographie où l’on souhaite agrandirfortement un objet petit), et de façon que le grandissement G = s′/f soit maximum,on s’attache à approcher l’objet du foyer objet de façon à ce que s′ soit le plus grandpossible. On adopte alors la configuration de droite de la figure 1.6.

1.3.4.4. Ouverture de l’optique

Le rôle du diaphragme D sur la qualité de l’image apparaît clairement dans larelation [1.4], quoiqu’il ait été introduit pour contrôler le flux d’énergie. C’est doncun élément-clé du réglage d’un système photographique, généralement contrôlé aumoyen d’une bague sur l’objectif (voir figure 1.7).

14. La profondeur de champ est la distance sur l’axe optique qui sépare l’objet le plus procheconsidéré comme au point de l’objet le plus éloigné également considéré au point.

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L

s 2f L

2fs

Figure 1.6. Les deux solutions pour conjuguer deux plans distants de L avec unelentille de focale f sont symétriques. Lorsque L � f on est dans la situation de laphotographie ordinaire, le plan image est pratiquement dans le plan focal (situation degauche) ; l’autre solution (situation de droite) est le cas de la macrophotographie oùl’on obtient un fort grandissement pour de petits objets.

Figure 1.7. La bague des diaphragmes sur un objectif photo

On a l’habitude d’appeler ouverture de l’optique le diamètre D du diaphragme etnombre d’ouverture N le rapport de la distance focale f au diamètre physique D :N = f/D. Ainsi, un objectif de 50 mm, avec un nombre d’ouverture de N = 4, aun diaphragme ouvert à un diamètre de D = 12, 5mm. Il est donc bien équivalent deparler d’un nombre d’ouverture de N ou d’une ouverture de f/N .

Par ailleurs, le diaphragme contrôle l’énergie reçue par le capteur. Celle-ci estproportionnelle à la surface libre du diaphragme, donc au carré de D. Il est donccommode de proposer une échelle des ouvertures selon une progression géométriquede raison

√2, de façon à diviser par deux l’énergie reçue à chaque pas.

Les ouvertures proposées le plus couramment sont ainsi :

f/1 f/1,4 f/2 f/2,8 f/4 f/5,6 f/8 f/11 f/16 f/22 f/32 f/45 f/64

Les ouvertures les plus fortes (1/1, 1/1,4) sont réservées aux optiques de grandequalité car, travaillant très loin de l’axe optique, elles doivent compenser les diversesaberrations (voir section 2.8). Les ouvertures les plus faibles (de 1/32 à 1/64) nepeuvent être utilisées que dans les conditions de très forte luminosité ou avec destemps de pose très longs.

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32 Du photon au pixel

Nous aurons l’occasion de revenir sur ces définitions de l’ouverture à la section2.4.4.2, où nous apporterons quelques précisions à ces formes simples.

1.3.4.5. Photographie et énergie

L’ouverture du diaphragme D contrôle le flux de lumière arrivant sur le photo-détecteur. La relation entre l’énergie reçue et l’ouverture est quadratique. L’obturateurintervient également pour déterminer la quantité d’énergie qui construit l’imageen contrôlant la durée de l’exposition. Pour faire un bilan énergétique, il faudraitégalement tenir compte de la qualité des composants optiques qui constituent leslentilles, mais leur contribution au flux d’énergie est le plus souvent négligeable carles objectifs sont aujourd’hui traités avec soin de façon qu’il n’y ait que très peu deréflexions parasites.

Enfin, le dernier élément qu’il faut prendre en compte pour traduire la relationentre l’énergie incidente et la valeur de l’image résultante est le bilan de la conversiondes photons en signal. Ce bilan est très complexe et sera examiné en détail au chapitre4. Evoquons ici très rapidement ce problème.

En photographie argentique, le bilan de la conversion des photons en image surfilm, passe par les diverses étapes de la photochimie de l’exposition tout d’abord, puisde la révélation et de la fixation ensuite. Afin de réduire les nombreux paramètresde ces étapes, des conditions normalisées de traitement étaient disponibles qui per-mettaient, pour un usage courant, d’attacher un seul nombre à un produit commercialprécis, le film, et de définir ce qui rendait entièrement compte du bilan de conversion :la sensibilité du film.

Quoique le processus de conversion soit dorénavant très différent en photographienumérique, puisqu’il fait intervenir des étapes d’amplification électronique que nousexaminerons en détail au chapitre 3, la notion de sensibilité, très proche de celle définiepour le film argentique a été reconduite pour les capteurs solides. Elle exprime làencore la capacité du détecteur à délivrer un signal en fonction du flux de lumièreincident et, comme pour la photo argentique, on paiera à priori une plus grandesensibilité par une qualité moindre de l’image.

Cette sensibilité, telle qu’elle a été définie par l’instance de normalisation, l’ISO15,varie généralement entre des valeurs de 25 et 3 000 ISO (soit de 0,4 à 0,003 luxseconde) pour les films et entre des valeurs de 100 à 100 000 ISO pour les capteurssolides.

Dénotons par N le nombre d’ouverture, par τ le temps d’exposition et par S lasensibilité du récepteur.

15. ISO = International Standard Organization, la normalisation de la sensibilité fait l’objet dudocument [ISO 06a].

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S’appuyant sur les trois grandeurs ci-dessus, la formule qui assure un bilanénergétique correct est de la forme :

SτN2

=Sτf2

D2= cste [1.6]

Si les trois termes S, τ et N semblent pouvoir se compenser les uns les autres, ilscontrôlent cependant de façon particulière la qualité de l’image :

– la sensibilité S, comme nous l’avons dit, est responsable notamment du bruit quiaffecte l’image et on aura intérêt à la choisir aussi faible que possible ;

– le temps de pose τ contrôle le flou de bougé et devra être adapté à la fois auxdéplacements des objets de la scène et aux mouvements de l’appareil ;

– le nombre d’ouverture N contrôle la profondeur de champ : si N est faible (undiaphragme largement ouvert), la profondeur de champ sera réduite (relation [1.4]).

C’est l’art du photographe d’équilibrer ces termes pour traduire un effet particulierqu’il souhaite rendre. Des règles d’usage et de bon sens, associées à une classificationgrossière de la scène exprimée par un choix en termes de priorité (priorité« ouverture » ou « vitesse ») ou en termes de thématique (« Sport », « Paysage » ou« Portrait », par exemple), permettent de proposer des réglages à partir des conditionsmesurées (luminosité moyenne et distance de mise au point) dans des modes plus oumoins automatiques.

1.3.4.6. Et la couleur

On ne saurait traiter de la photographie sans aborder le délicat problème de lacouleur, à mi-chemin de la physique d’une part et de la perception humaine d’autrepart. Nous le ferons au chapitre 5. Nous montrerons la complexité de toute repré-sentation d’un signal chromatique et la difficulté de définir des espaces de couleursqui soient simultanément fidèles aux stimulus observés et suffisamment généraux pourque toute image puisse être échangée et retouchée sans trahir la perception qu’en avaitle photographe. Nous verrons que la technologie propose plusieurs solutions qui nesont pas du tout équivalentes et qui conduisent chacune à des compromis difficiles.Nous verrons également pourquoi le photographe doit impérativement se préoccuperde la balance des blancs.

1.4. Bloc-diagramme de l’appareil photo

L’appareil photo ne saurait cependant se réduire à ces grands domaines de laphysique, aussi importants qu’ils soient. L’appareil photo est un instrument techno-logique très complexe qui assemble des composants élémentaires multiples encharge de fonctions précises : mesurer la distance à la cible, mesurer la répartition de

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34 Du photon au pixel

l’énergie, assurer la conversion du signal optique, sélectionner les composantes chro-matiques, archiver le signal sur une mémoire, stabiliser le capteur pendant la prise devue, etc. C’est à travers ces fonctionnalités qu’il faut aussi étudier l’appareil photo etc’est selon ce schéma qu’est organisée une partie de cet ouvrage.

Equipage mobile

Diaphragme

Capteur

Obturateur

Photomètre

Télémètre

Lumière

Lentille

Figure 1.8. Schéma de principe d’un appareil photographique, qu’il soitanalogique (capture par film) ou numérique (capteur solide)

Les fonctions élémentaires sont regroupées sur le schéma de la figure 1.8. On yreconnaît :

– le bloc optique, une lentille ou le plus souvent un objectif composé de plusieurslentilles. Il est en charge de faire l’image réduite de la scène. Son rôle est primordialpour la qualité de l’image et toutes les fonctions de l’appareil visent à expoiter aumieux ses capacités. Nous examinerons son fonctionnement au chapitre 2 ;

– un capteur, cœur de l’acquisition. Dans les technologies argentiques, c’était unfilm, mais pour cet ouvrage ce sera, bien sûr, une matrice de semiconducteur, CCD ouCMOS. Nous lui consacrerons le chapitre 3 ;

– le télémètre mesure la distance des objets de la scène. On déduit de ses mesuresla distance de mise au point. Il a considérablement évolué depuis l’ère de l’argentique.Nous en traiterons à la section 2.2, puis nous reviendrons sur ce point à la section 9.5 ;

– le photomètre : il mesure l’éclairement reçu de la scène (section 4.4.1). Onle confond parfois avec le télémètre car dans certains systèmes ces deux capteursfonctionnent de façon couplée (on mesure le contraste là où l’on fait la mise au point).Il a évolué comme lui ces dernières années ;

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– l’obturateur règle la durée de l’exposition. Il sera mécanique, électro-mécaniqueou électronique. C’est un accessoire fonctionnellement indispensable, mais qui faitpeu parler de lui. Nous aborderons ce point à la section 9.4 ;

– le diaphragme, souvent associé à l’obturateur, contrôle la quantité de lumièrereçue par le capteur pendant l’exposition. Il n’a guère évolué ces dernières années ;

– un équipage mobile assure la conjugaison optique entre le plan de l’objet viséet celui de l’image faite sur le capteur conformément aux instructions fournies par letélémètre (section 2.2).

D’autres accessoires optiques sont traditionnellement associés à la formation del’image. Nous serons amenés à les étudier également. Nous verrons ainsi :

– les filtres optiques (infrarouge et ultraviolet) et anti-aliasing, placés devant lecapteur (section 3.3.2) ;

– les objectifs additionnels ou les montages qui modifient les propriétés del’objectif pour les adapter à un usage particulier : multiplicateurs de focale, macro-photographie, etc. (section 9.7.1).

Cette description fonctionnelle, vue avec l’œil du photographe, doit être complétéedes composants nouveaux introduits par le capteur numérique. En tout premier lieu,nous nous attarderons sur le processeur qui contrôle toutes les fonctions de l’appareil :il gère les informations issues des divers capteurs (télémètres, photomètres), ilcommande les réglages (mise au point, ouverture, temps d’exposition), il garantitle bon fonctionnement du photodétécteur et assure le dialogue avec l’utilisateur. Ilest enfin en charge de récupérer le signal issu de la mesure, de le mettre en formed’image en assurant sa compatibilité avec les systèmes de stockage, de transmission,d’affichage et d’archivage. D’une part, il gère les informations issues des diverscapteurs (télémètres, photomètres), d’autre part, il commande les réglages : mise aupoint, ouverture temps d’exposition. Enfin, il assure le bon fonctionnement du capteuret le dialogue avec l’utilisateur. Sa fonction majeure est de récupérer le signal issude la mesure, de le mettre en forme comme une image en assurant en particuliersa compatibilité avec les systèmes de stockage, de transmission et d’archivage. Leprocesseur numérique fera l’objet de la section 9.1.

Accompagnant le processeur, de nombreuses fonctions ancillaires méritent notreattention : la source d’énergie, l’écran d’affichage, la mémoire. Ils trouveront aussileur place dans le chapitre 9.

Enfin, nous ne pourrons conclure cet ouvrage sans aborder les algorithmes etles logiciels qui mettent en forme l’image. Nous le ferons au chapitre 10. Nousexaminerons ceux qui créent l’image au sein du boîtier, mais aussi ceux qui sontdéportés dans l’ordinateur-hôte et qui permettent d’améliorer la qualité des imagesou d’accroître les fonctionnalités de l’appareil. Ce chapitre fait une large place à des

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36 Du photon au pixel

développements très prospectifs qui explorent des champs d’application nouveauxpour la photographie, champs d’application rendus possibles par l’utilisation intensivedu calcul pour obtenir des images que le capteur seul ne suffit pas à nous donner :images à résolution ou dynamique étendue, images à mise au point exacte à toutedistance, images corrigeant les effets de bougé. Ce chapitre est une porte ouverte surle domaine nouveau de l’imagerie computationnelle qui préfigure l’appareil du futur.