prÉ Études crocodiles et kangourous ...kamagurka, guido crepax, blutch, jack kirby p.12, 26, 48...

10
3 RUBRIQUES BANDES ÉTUDES CARRÉ PRÉ Il est inutile de nous expédier des manuscrits. Nous contactons directement les auteurs dont le travail est susceptible de nous intéresser. Le troisième numéro de Pré Carré a été imprimé chez Identic (Rennes). La date importe peu, l’actualité nous intéresse moins que jamais. En attendant la naissance d’un système de diffusion moins absurde que celui en place, Pré Carré sera essentiellement disponible par commande, à cette adresse : Pré Carré 9 rue du fossé St Aaron 35550 Bruc-sur-Aff ou encore par Paypal sur les sites pre.carre.free.fr et www.chezbicephale.com La couverture de ce numéro 3 a été réalisée en linogravure par Blexbolex. & L.L. de Mars Conception et maquette : L.L.d.M. CROCODILES ET KANGOUROUS Guillaume MASSART LE SOURIRE DES COUTEAUX Docteur C. sur Pim & Francie de Al Columbia LE PLUS VIEUX JEU DU MONDE Jérôme LEGLATIN sur DDT de Suehiro Maruo QUELLE EST LA DATE ? QUEL EST LE SUJET ? Julien MEUNIER sur Barack Hussein Obama de Steven Weissman SYNOPTIKON II L.L. de MARS sur Jardin de Y. Yokoyama & Séquences de R. Varlez P.2 P.13 P.22 P.27 P.35 Aurélien LEIF PALIMPSESTES sur Carpets’ Bazaar de M. Van & F. Mutterer Loïc LARGIER SANS TITRE I ET II sur 676 apparitions de Killoffer Guillaume CHAILLEUX TRICOTER NOTRE HÔTE P.16 Tim DANKO UN ATOME D’HERMÉNEUGÈNE P.21 Pour en finir avec le cinéma de Blutch MOINS LA MAIN P.32 Kamagurka, Guido Crepax, Blutch, Jack Kirby P.12, 26, 48 Comité éditorial Docteur C., Jérôme LeGlatin L.L. de Mars & Julien Meunier P.20, 31 P.34, 41

Upload: others

Post on 11-Sep-2020

6 views

Category:

Documents


0 download

TRANSCRIPT

Page 1: PRÉ ÉTUDES CROCODILES ET KANGOUROUS ...Kamagurka, Guido Crepax, Blutch, Jack Kirby P.12, 26, 48 Comité éditorial Docteur C., Jérôme LeGlatin L.L. de Mars & Julien Meunier P.20,

3R

UB

RIQ

UE

S B

AN

DE

S É

TU

DE

S

CARRÉPRÉ

Il est inutile de nous expédier des manuscrits.

Nous contactons directement les auteurs dont le travail est

susceptible de nous intéresser.

Le troisième numéro de Pré Carréa été imprimé chez Identic (Rennes).

La date importe peu, l’actualité nous intéresse moins que jamais.

En attendant la naissance d’un système de diffusion moins absurde que celui

en place, Pré Carré sera essentiellement disponible par commande, à cette adresse :

Pré Carré9 rue du fossé St Aaron

35550 Bruc-sur-Affou encore par

Paypal sur les sites pre.carre.free.fret www.chezbicephale.com

La couverture de ce numéro 3 a été réalisée en linogravure par

Blexbolex. & L.L. de Mars Conception et maquette : L.L.d.M.

CROCODILES ET KANGOUROUSGuillaume MASSART

LE SOURIRE DES COUTEAUXDocteur C. sur Pim & Francie de Al Columbia

LE PLUS VIEUX JEU DU MONDEJérôme LEGLATINsur DDT de Suehiro Maruo

QUELLE EST LA DATE ? QUEL EST LE SUJET ?Julien MEUNIER sur Barack Hussein Obama de Steven Weissman

SYNOPTIKON IIL.L. de MARS sur Jardin de Y. Yokoyama & Séquences de R. Varlez

P.2

P.13

P.22

P.27

P.35

Aurélien LEIFPALIMPSESTESsur Carpets’ Bazaar de M. Van & F. Mutterer

Loïc LARGIERSANS TITRE I ET IIsur 676 apparitions de Killoffer

Guillaume CHAILLEUXTRICOTER

NOTRE HÔTE P.16Tim DANKO

UN ATOME D’HERMÉNEUGÈNE P.21Pour en finir avec le cinéma de Blutch

MOINS LA MAIN P.32Kamagurka, Guido Crepax, Blutch, Jack Kirby

P.12, 26, 48

Comité éditorialDocteur C., Jérôme LeGlatin

L.L. de Mars & Julien Meunier

P.20, 31

P.34, 41

Page 2: PRÉ ÉTUDES CROCODILES ET KANGOUROUS ...Kamagurka, Guido Crepax, Blutch, Jack Kirby P.12, 26, 48 Comité éditorial Docteur C., Jérôme LeGlatin L.L. de Mars & Julien Meunier P.20,

La mise en séquence du temps est la moti-vation première du Calendrier 1940, dontje ne sais rien : ni sa genèse, ni la manièredont on l’a récupéré. Ollier en fait-il don àun anthropologue à sa sortie de prison ? Lelui dérobe-t-on à la barbote ? Le laisse-t-ilvolontairement derrière lui en quittantSaint-Joseph – peut-être pour une autre pri-son, ou pour Biribi, ou pire ?... Que je nesache rien, c’est sans doute, après tant dedocumentation envahissante, ce qui meplaît le plus ici : ce calendrier devient unefiction. « Biribi peut-être », se dit Ollier enmars, comme pour répondre vaguement àmes questions. Mais Biribi lui-même estune fiction : pas un bled où sévit le « Batd’Aff » qui porte ce nom ; Biribi est une in-vention argotique, regroupant les bagnesd’Afrique du Nord sous un même terme in-formel. Ainsi rien n’est sûr, tout est à inven-ter : les choses viennent par rumeurs etlégendes, symboles et fantasmes. De l’an-née en prison, une seule chose est sûre :elle sera malheureuse.

C’est une année unique qu’Ollier estime à394 jours, alors qu’elle commence appa-remment le 5 février 1940 et finit vague-ment en janvier 1941 — qu’elle lui sembleplus longue paraît compréhensible, etmême « les jours de fête sont les pluslongs ». Comme les tatouages, le calendriera ses symboles et ses superstitions qu’onpeut interpréter. Ainsi du chat noir en hautà gauche : s’il semble être là pour mangerle rongeur, il signifie sans doute plutôt lapoisse d’Ollier, fait comme un rat. Organi-sation d’idéogrammes, le calendrier d’Ollierpeut se décrypter avec patience et réfé-rences : la violette signifie communémentchez les marlous l’amour (on la trouve surleurs bras, souvent un visage niche au cœurdes pétales : celui de la femme aimée) —ici la fleur est pour la mère fin février, pourles amis en avril ; les dés pipés, le serpent,le cœur poignardé : signes de malchance,de péril, d’amour déçu ; le cafard est auxsens propre et figuré ; l’escargot, « C’EST

LONG » ; la balance de la justice se déséqui-libre au fil des mois... Beaucoup de double-sens, d’échos ironiques, de jeux de mots.Parfois la confusion menace : on sait parexemple que le poisson peut signifier lemaquereautage ; mais ici surtout il ouvreavril, c’est le symbole folklorique du mois.Le papillon du même mois veut-il dire,comme lorsqu’on le trouve tatoué :« Comme lui, je vole », au sens de la chou-rave — ce qui cette fois collerait avec lecrime de « Casse » pour lequel Ollier tombe ;ou bien, suivant « ADIEUX BEAUX RÊVES »,encadré d’un bateau et d’une bécane pre-nant le large, symbolise-t-il plus simple-ment l’espoir d’évasion ? Et la grappe deraisin signale-t-elle qu’Ollier est passé parles sectionsspéciales deCalvi ? Ce quise tiendrait :Ollier ouvre lapremière co-lonne avecune décora-tion de guerre,a le vocabu-laire militaire(« La ClasseViendra » n’estpas qu’un jeude sonorités avec « Tombé Pour Casse »,placé sur cette même ligne qui surplombele calendrier : c’est aussi la menace de l’in-corporation à venir, du recensement de laClasse, qui enverra l’homme au front) etses rêves sont ceux de la marine, l’air dularge, l’ancre de la mi-août ; or les sectionsspéciales de Calvi intégraient d’anciensmarins passés par le conseil de discipline.Oui mais cette grappe tombe en septem-bre, avec la bouteille vide, à remplir avecles vendanges : alors, qui sait ?

Dans Le Crime, causes et remèdes14, Lom-broso prétend traduire « une longue corres-pondance criminelle », tenue à Naples ouen Sicile, de la sorte :

« Un tisseur (a), est arrêté (b), pour avoir as-sailli un boucher (c), sur la route (d), il lui fitbeaucoup de blessures (e), il succomba etdut se rendre, il avait déjà tué (h), un mar-chand de chevaux (g), il demanda à soncompagnon de nier (i) ce fait, comme il leniera lui-même. »

Je préfère pour ma part abandonner le dé-chiffrage de ce rébus organisé en colonneset le prendre pour ce qu’il est avant tout :un récit, une bande dessinée fortuite. Si jeme trompe sur la signification précise deses symboles, ses acronymes et ses hiéro-glyphes, cela ne m’inquiète pas : il me sem-ble que la vertu première de ce calendrier,c’est qu’il se peut lire immédiatement, que

ses lectures horizontalescomme verticales sont uneévidence. C’est l’histoired’une année enfermée àgauche et à droite par desgrilles, les mêmes qu’onverra parfois resurgir ail-leurs, échos en pleines co-lonnes. Une année in-carcérée : arrêté le 5 février,tombé le 7.

La mort est immédiatementlà : crâne d’obus, on tebague les fers aux pieds —

prison de « mes reins ». Le 8, tu rentres àSaint-Paul par le cours Suchet : on voit tespas au sol jusqu’à la porte. Jusqu’à la porte,il n’y a que tes traces : passée la muraille,une fois la lourde refermée, on ne ressortplus. À croire que jamais rien ni personnene fait le chemin dans l’autre sens ; c’est àse demander si les taulards et les tauliersne sont pas tout autant enfermés les unsque les autres. Encore des pas au sol : c’estta cellule. La grille de la fenêtre, ton plume,un seau pour les gogues et tes pas. Làaussi, si tu entres, ne sois pas pressé d’ensortir : c’est ta chambre à jamais. Du coup,tu penses « à [ta] mère » : tu lui porteraisbien des fleurs, chez elle ou sur sa tombe,

8

Page 3: PRÉ ÉTUDES CROCODILES ET KANGOUROUS ...Kamagurka, Guido Crepax, Blutch, Jack Kirby P.12, 26, 48 Comité éditorial Docteur C., Jérôme LeGlatin L.L. de Mars & Julien Meunier P.20,

C’est un vieux théâtre usé, aux couleurs sépia, lestentures du décor baillent sur le bois des cloisons,les panneaux de l’expression en phylactères pendentdu haut de la scène, les points de fuite partent dansle décor peint à l’encre noire de nuages et d’arbresdécharnés — dans le théâtre labyrinthique des fi-gures.

C’est un goûter d’anniversaire, le vieux magicien faittournoyer les enfants dans les airs avec les falbalasde sa baguette — avec ses coups de crayon de pa-pier —, de leurs ombilics coupés perlent des gouttesde sang — sur celui-là, une pliure de la page —, dansl’herbe deux petites filles tombées, l’une crayonnéel’autre encrée.

En haut de la page carrée, on devine le mot calligra-phié aux trois quarts coupé par le bord, COMICS. Auverso, le même magicien recadré, la même calligra-phie massicotée du mot COMICS.

C’est le même goûter d’anniversaire, c’est le mêmemagicien — même figure inversée. Les bandesd’étoffes nouées à sa baguette, les enfants  : desformes géométriques au loin. Et une bordée d’arbresesquissée — avec son trait de perspective tiré à larègle — s’estompe dans le sépia.

C’est encore le magicien, ce n’est plus la même fi-gure, son traitement a changé, son costume est de-venu noir, son visage s’est émacié, ses falbalas cettefois encrés — barrés de quatre aplats blancs craque-lés de tipex.

Puis ce sont les enfants qui tournoient dans lesétoffes en bas de page, la petite fille amoureuse ac-croupie sur une barrière est absorbée dans la

contemplation des falbalas — la troisième version dela figure de la petite fille amoureuse.

C’est encore le magicien dont les falbalas de gra-phite retournent l’air sans cette fois-ci emporterd’enfants.

Ce n’est plus le magicien, c’est la figure d’un hommedont les jointures des membres s’écartent commetenues par des fils de caoutchouc, à la manière decertains jouets en plastique. Il a quatre bras, autantde longs couteaux qui tournoient. Il semble aveugle.Il sourit.

Ce ne sont que des moules, les figures. De cruelsmoules. Des obligations d’Être. Qui sont produits par

LE SOURIRE DES COUTEAUXpar Docteur C.

à propos de Pim & Francie : The Golden Bear Days de Al Columbia, Fantagraphics Books, 2009

13

Page 4: PRÉ ÉTUDES CROCODILES ET KANGOUROUS ...Kamagurka, Guido Crepax, Blutch, Jack Kirby P.12, 26, 48 Comité éditorial Docteur C., Jérôme LeGlatin L.L. de Mars & Julien Meunier P.20,

n ceci, je suis absent. Je veux que vous pénétriez,soyez irrésistiblement conduit en cet espace qui

est le vôtre. Je dois me faire petit pour vous laisserune place. Déployez-vous autour de moi. Découvrezpar vous-même comment ceci peut fonctionner envous et pour vous. Je veux vous aider. Je me sensprotégé. Ceci devrait être votre endroit. Je vais le faire

émerger pour vous. Je laisserai quelques repères, desmarques indiquant où j’ai découvert cet endroit. C’estun espace étroit mais je désire l’ouvrir à d’autres. Iln’est pas d’un accès aisé. J’espère que vous ne serezpas dérouté. J’ai confiance en vous. Je serai dans lesmarges, venez m’y retrouver.

1 : Permettrez-vous que je mesure si peu ? 2 : Pouvez-vous embrasser la petitesse ? 3 : Ralliez les marges.

Arn Saba fait de la bande dessinée.

Marges (mesurer)

Non-narratif (échouer)e ne suis pas en train de vous raconter une histoire.Pour moi, le récit est en faillite. Je veux que vous

n’apportiez rien d’autre que vous-même. Ne vous ré-fugiez pas dans une tromperie séduisante. Rejoignez-moi ici mais sans consentir à disparaître. Si mes récitséchouent, c’est pour que la tromperie elle-même soitmise en échec. Engagez-vous selon vos proprestermes. Accompagnez-moi, échouez collectivement à

ce récit avec moi. En l’échec, en son erreur, nous pou-vons devenir. Nous pouvons être nous-mêmes dansl’espace dégagé par l’absence de récit. Je lâche prisepour que vous puissiez lâcher prise. Je ne peux vousle raconter. Je ne peux vous le montrer. Mais il est là,dans l’espace, en attente. Il ne faut pas que nous dou-tions. Il faut que je fasse erreur. L’échec à raconter gé-nère un espace où nous rassembler en cet endroit.

1 : Accepterez-vous mon erreur ? 2 : Pouvez-vous modifier vos attentes ? 3 : Consentez au récit minimal.

Nekojiru se dessine en chat.

E

J

Notre hôteTim DANKO

Page 5: PRÉ ÉTUDES CROCODILES ET KANGOUROUS ...Kamagurka, Guido Crepax, Blutch, Jack Kirby P.12, 26, 48 Comité éditorial Docteur C., Jérôme LeGlatin L.L. de Mars & Julien Meunier P.20,

NAUGHTON Malcom (scén.) MILTON John (dess.), "Mikros, titan microcosmique", Mustang, n°63, Lyon, EditionsLUG, 5 mars 1981, p.3. / NAUGHTON Malcom (scén.) MILTON John (dess.), "Mikros, titan microcosmique", Mustang,n°63, Lyon, Editions LUG, 5 mars 1981, p.4. / NAUGHTON Malcom (scén.) MILTON John (dess.), "Mikros, titan mi-crocosmique", Mustang, n°63, Lyon, Editions LUG, 5 mars 1981, p.5. / NAUGHTON Malcom (scén.) MILTON John(dess.), "Mikros, titan microcosmique", Mustang, n°63, Lyon, Editions LUG, 5 mars 1981, p.6. / NAUGHTON Malcom(scén.) MILTON John (dess.), "Mikros, titan microcosmique", Mustang, n°63, Lyon, Editions LUG, 5 mars 1981, p.7./ NAUGHTON Malcom (scén.) MILTON John (dess.), "Mikros, titan microcosmique", Mustang, n°63, Lyon, EditionsLUG, 5 mars 1981, p.8. / "Mickey et les révoltés du Daunty", Mickey Parade, n° 118, Paris, Edimonde-Loisirs, octobre1989, p. 80. / "Mickey et les révoltés du Daunty", Mickey Parade, n° 118, Paris, Edimonde-Loisirs, octobre 1989,p.81. / "Mickey et les révoltés du Daunty", Mickey Parade, n° 118, Paris, Edimonde-Loisirs, octobre 1989, p. 118.

Loïc LARGIER — Sans titre Isur Six cent soixante-seize apparitions de Killoffer

Page 6: PRÉ ÉTUDES CROCODILES ET KANGOUROUS ...Kamagurka, Guido Crepax, Blutch, Jack Kirby P.12, 26, 48 Comité éditorial Docteur C., Jérôme LeGlatin L.L. de Mars & Julien Meunier P.20,

Un nouveau recueil de Maruo, suite de treize récits publiésdans des revues aux titres évocateurs : SM Select, Manga Piranha,Manga Eros, SM Mania. Travail toujours aussi intense, entêtant, ad-verse, quelle que soit l’époque de parution des planches — ici ledébut des années 80. Travail d’une vie qui ne démord pas, page

après page, case après case,qui s’acharne, jusque dans lesmouvements faussement ra-doucis des œuvres plus ré-centes. Quelque chose d’unchien, Maruo. Mais d’un chienaussi singulier qu’estimable,puisque meilleur ami impossi-ble à dresser. Chien d’anoma-lie, bête d’homme aberrante,penser aux Cyniques, penser àSade, croire aux miracles, àleur abondance si nécessaire.

Parmi ces treize récits,« Du DTT sur la chatte ava-riée » — privilégié ici en tantqu’il s’est imposé à l’esprit etne l’a pas quitté, invasion hir-sute, force d’occupation mé-tèque. Avec Maruo, la raisonn’est pas débordée ni révo-quée, elle est frappée en pleincœur. Un mouvement centri-

pète, agressif, explosif, que le petit jeu séduisant des causes signi-fiantes incitera à raccorder à la nature insulaire du Japon ainsi qu’àcertains de ses nœuds historiques et sociaux, où s’agrègent et sebroient — forces contraires — claustration et éruption. Mais on nes’y trompera pas : ce mouvement reste indéterminable, d’attaque

et sans maître. Puissance plastique, il s’ajuste à sa cible en une suitede liens choisis, d’accords calculés, d’affinités consenties ; tactiquede la patte blanche.

« Du DTT sur la chatte avariée »donc, et sa première page, un mur de graf-fitis en expansion — espace découpé demanière à en évoquer l’incommensurabi-lité — où s’entremêlent ébauches pornoset idéogrammes salaces. Plus que jamais,cette première page me fait regretter de nepas lire le japonais dans le texte. J’aimeraisparcourir la planche sans la régulationqu’imposent l’alphabet latin et sa fontemécanique (1). Essayer d’oublier ce quientrave, passer outre, ne pas lire sa langue,s’aveugler. Cette page, cet espace qui s’y déploie, c’est l’instant quisuit l’atemporel tohu-bohu, c’est le un après son zéro, le premierpas de l’esprit, le premier geste — qui n’en nécessite pas de second,suite ou reprise. Cet espace dessine un temps ; un temps non-his-torique, acausal, et rituel. Le temps du tracé. Le temps durant lequelformes, figures, lettres émergeront peut-être, et peineront alors àse différencier, tendant à des déterminations indécises qui excite-ront, chez celui qui trace et chez celui qui regarde, autant la mé-moire que l’invention. Mémoire, invention, plus que jamaisindistinctes : l’idéogramme est un nez et l’urine pisse à l’œil, fentevelue dont le poil se fait mot. J’écarte cette phrase et non son échecqui, en son jeu banal d’alliances insolites, témoigne de quelquechose qui résiste en moi et veut af-faiblir la charge. J’aimerais parler ja-ponais pour mieux y voir (quandbien même le problème ne seraitpas résolu, juste déporté un peu plusprès de sa source).

La sarabande polyma-niaque, puérile et abjecte, et puis-sante, danse de mort et de sexe d’oùjaillissent nuées d’yeux, bites, vi-sages, nichons, railleries et menaces,se prolonge d’une page à l’autre enune ligne « pure ». Elle s’y prolonge,

22

à propos de DDTde Suehiro Maruo, Le Lézard Noir, 2013

pa r J é rôme LeG la t i n

LE PLUS VIEUX JEU DU MONDE

Page 7: PRÉ ÉTUDES CROCODILES ET KANGOUROUS ...Kamagurka, Guido Crepax, Blutch, Jack Kirby P.12, 26, 48 Comité éditorial Docteur C., Jérôme LeGlatin L.L. de Mars & Julien Meunier P.20,

Aurélien LEIF - palimpseste n°2 de Carpets’ Bazaar de M. Van & F. Mutterer - Futuropolis, 1983

Page 8: PRÉ ÉTUDES CROCODILES ET KANGOUROUS ...Kamagurka, Guido Crepax, Blutch, Jack Kirby P.12, 26, 48 Comité éditorial Docteur C., Jérôme LeGlatin L.L. de Mars & Julien Meunier P.20,

uand Guillaume Massart, qui écrit régulièrementdans cette revue, exerce son métier de produc-teur de documentaires, il lui arrive de devoir

remplir des formulaires d’inscription aux festivals. Voilàun exemple de demande typologique à laquelle il lui fautparfois répondre :

Genre/tranche de population/sujets de votre film (co-chez la/les case(s)) :

activisme – animation – art – danse – poésie – musi-ciens – au moins 1 personnage principal est une personnede couleur – au moins 1 personnage principal est unefemme – bisexuel – comédie – documentaire – drame –réalisé par une personne de couleur – réalisé par une per-sonne transgenre – réalisé par une femme – réalisé parune personne faisant partie d’une minorité non listée plushaut – maladie mentale – environnement – expérimental– vivant en marge – micro budget – clip musical – narratif– politique – race – SF/horreur – bande annonce – étran-ger – société

Ironiquement, il est précisé en introduction :

Nous comprenons que beaucoup de ces catégories serecoupent, et que la question des étiquettes est délicate.Dans le doute, cochez la case. Et ne soyez pas découragés’il n’y a pas de case pour votre genre/tranche de popu-lation/sujet, nous sommes excités de voir votre film « horscase ».

On passera sur l’hypocrisie de la formule, qui tout enréclamant de l’inattendu fabrique instantanément unedernière case à cocher, la case « autre » en quelque sorte,

qui inclut in extremis tous les imprévus du formulaire etgarantit que rien ne sera oublié.

Ce que ce type de formulaire fait apparaître, c’estavant tout un désir d’efficacité, un mouvement d’organi-sation supérieur dans lequel tout doit rentrer, être parquédans des catégories qui ne disent rien de l’œuvre qu’ellessont censées classer. On comprend très bien qu’il nes’agit pas d’appréhender un travail, mais bien de rangerquelque part ce travail et de créer avant tout des outilspour transformer l’inconnu en déjà vu. On imagine alorsl’angoisse du réalisateur, dès lors absolument certainqu’on ne verra pas réellement son film, alors même qu’ilne l’a pas encore envoyé.

Pas besoin d’atteindre le degré d’absurde de ce for-mulaire de festival pour se rappeler que le classementdes œuvres par sujet, genre, date, durée ou type de pro-duction existe en amont et en aval du travail, de la re-cherche de financement ou d’éditeur, jusqu’à ce quel’objet finisse dans les rayonnages des magasins ou desbibliothèques, étiqueté « documentaire/société » pourfiler l’exemple du film documentaire. Et le matricule ainsiétabli viendra borner par avance toute lecture ou vision.Dans quelle décennie tel travail s’inscrit, quel mouve-ment, quel pays, quel genre… On imagine que toutes cesinformations peuvent avoir une raison d’être, mais qu’enfaire si l’on cherche à éviter l’approche historique, socio-logique ou psychologique ? On voit bien comment cesclassements systématiques peuvent faire obstacle à larencontre entre l’œuvre et celui qui voudrait l’aborder.On en vient à se méfier de ces grilles de lecture en formed’entonnoir.

Lorsqu’on a ces questionnements en tête, commentaborde-t-on un livre comme Barack Hussein Obama quibrandit fièrement ses signes d’appartenance et avancebardé de repères propres à aiguiller la lecture ?

Voilà un livre dont le titre est le nom du président desÉtats-Unis, et dont le portrait d’Obama qui orne la cou-verture est encadré par deux dates : 2009 – 2012. Un ra-pide coup d’œil à l’intérieur nous renseigne surl’organisation de la narration, il s’agit de strips de 4 casespar page, qui mettent en scène le président, sa famille,

27

QUELLE EST LA DATE ? QUEL EST LE SUJET ?

par Julien Meunier

à propos de Barack Hussein Obamade Steven Weissman, Fantagraphics Books, 2012

Q

Page 9: PRÉ ÉTUDES CROCODILES ET KANGOUROUS ...Kamagurka, Guido Crepax, Blutch, Jack Kirby P.12, 26, 48 Comité éditorial Docteur C., Jérôme LeGlatin L.L. de Mars & Julien Meunier P.20,

c’est que sa mise en œuvre rend palpabletoute la faiblesse d’un projet qui n’est sou-tenu que de son idée, projet qui n’est tenuque de la soutenir sans que rien de plus nesoit invité à changer sa réalisation. Yo-koyama fait du changement la scène duregard, tendue entre deux insaisissablesétats du récit fait monde. Une installationrévèle que l’agencement est une opérationdu sens qui s’amoindrirait d’être une expé-rience esthétique et qui se satisfait tout au-tant d’être documentée, puis constatéepar le document. Le plan, la photographie,la vidéo d’une installation, tout cela vautpour elle, et ni plus ni moins qu’elle : la tra-verser, ce n’est que la vérifier. L’installationest une machine d’efficacité, un rêve d’ob-jectivité, un rêve d‘ekphrasis réalisée.

Opérations et agencements font lenœud de la narration de Yokoyama. Noussommes tenus dans le secret d’une opéra-tion telle que sa nature incompréhensible,sa motivation insaisissable, la conduit horsde l’espace habituel de l’achèvement : cequi se constitue devant nous est le branle-bas de combat d’un monde tout entier ac-tivé à transformer en suite de phénomènesplastiques les gestes, les agencements, lesprojets, les représentations ; l’expérienceplastique dont nous prive l’installation faitune pensée de l’espace lourdement rhéto-rique, qui aboutit à ces domaines de la pro-position artistique, du projet, pensés pourêtre constatés sans histoire (une installa-tion remplit douillettement son cahier descharges). Yokoyama nous la redonne dansune intensité sans retenue en une pluie dephénomènes rendus à leur puissance sin-gulière, précisément par cette abdicationfrontalière du langage à les instituer. C’estderrière lui, derrière la barrière des énon-cés, que commence le territoire des ac-tions et la transformation du monde : sonhabitation. En tout cela Yokoyama réouvreles vannes d’un imaginaire que l’installa-tion brime, car il fait des concrétions plas-tiques et des forces nécessaires pour lesfaire émerger une étrange épopée littéraledont la matière est le corps héroïque.

Territoire de la planche, territoire du récit

Inlassablement, nous sommes ren-voyés sur la planche de bande dessinée àla figuration par les tentatives mêmes d’enfaire le procès, de s’en soustraire, et cecidès qu’apparaît la composition ; la compo-sition, telle qu’elle agence les imagesd’une relation à venir, mimétise jusqu’à ladistance résiduelle des équiformités. En ce

domaine comme en tout autre, il semblebien qu’il n’y ait pas de crime parfait : lecorps illusionniste ne tarde pas à remonterà la surface, d’autant plus voyant que toutce qui faisait son environnement usuel —le mode des figures — a été effacé dansl’espoir de toucher à l’abstraction généra-lisée. Le cadre de la planche ne s’en révèleque plus frontalement en machine narra-tive emportant, jusqu’aux blancs du papier,toute substance vers la figure. La fragilitéde toute distanciation est d’autant pluscriante lorsque ces équiformités sont l’ob-jet du récit, en tant que forces construc-tives (extension, déplacement, séparation,durcissement, etc.) ; elles deviennent arti-

culations plastiques d’une composition,prises dans un jeu critique dont elles sontdevenues l’objet autant qu’elles en sont leprincipe.

La planche en tant que planche est lepremier régime conventionnel des expres-sivités. Elle se confond avec la conventionsans laquelle elle disparaît instantané-ment comme lieu et se condamne àl’image. C’est que, sur la mimesis, repo-sent les conditions analogiques, bien sûr,mais aussi la nécessité de cette expressi-vité — juge et jury de la représentation —,les conditions d’usage, le protocole, la sup-position. Tout simplement, c’est par ellequ’un récit commence ; et c’est sur elleégalement que repose notre credo hermé-neutique.

Elle est chez Varlez, à la fois la glu del’attention (elle invite à un regard objectivésur les déplacements morphologiques opé-rés par le récit et à une considération« monstrueuse », productrice d’expressivi-tés pour des substances insaisissables) etdes conditions supposées de réalisation del’expressivité, en un mot : de la lecture.

La mimesis — même en ruines — est laseule chose qui s’exprime ici (qui transmetune présence lointaine), c’est-à-dire lemouvement de transformation commecondition ET comme réalisation. Elle appa-raît donc en tant que telle, mimesis nue.C’est à ce prix que les métamorphoses nesont pas englobées par leur théâtre condi-tionnel mais qu’elles imposent à la réfé-rence mimétique un règne supérieur ; ellesfont abdiquer à ce jeu de références sastructure, ses règles, le sens même de sonorganisation. La page de bande dessinéevoit son cadre soumis au même régime decontinuité et de déploiement que les fi-gures agitées qui en font la matière orga-nique diffuse, co-intensive à l’histoiredéroulée devant nos yeux.

Chez Yokoyama — et très explicitementdans Jardin — les agents fictifs de proces-sus pris dans leur plan, les personnifica-tions qui entraînent la consistance de ceplan dans la lecture, les créatures qui l’ar-pentent dans le double cours du récit et du

40

Page 10: PRÉ ÉTUDES CROCODILES ET KANGOUROUS ...Kamagurka, Guido Crepax, Blutch, Jack Kirby P.12, 26, 48 Comité éditorial Docteur C., Jérôme LeGlatin L.L. de Mars & Julien Meunier P.20,

Guillaume Chailleux — Tricoter n°12