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Pourquoi Neptune n’a -t-elle pas été découverte à l'Observatoire de Paris ? En cette fin du cycle d’articles consacrés à la découverte de Neptune demeure une interrogation, pourquoi la nouvelle planète n’a-t-elle pas été découverte à l’Observatoire de Paris dont Le Verrier faisait pourtant partie ? Après l'annonce de la découverte à la lunette équatoriale de 23cm de l'observatoire de Berlin à partir des indications fournies par Le Verrier, Arago, a aussitôt justifié l'incapacité de l'Observatoire de Paris, dont il était le directeur, à mener la recherche de la nouvelle planète par l'absence de carte stellaire (voir Lettre d'information n°68 du mois de mai 2011). Cet argument apparaît aujourd'hui comme peu convaincant. En 1846, le seul instrument dont disposait l'Observatoire de Paris, capable de résoudre le disque apparent de la nouvelle planète était la lunette méridienne de Gambey de 15cm d'ouverture. Cet instrument était assujetti au service quotidien des observations méridiennes, c'est-à-dire uniquement effectuées dans le plan du méridien. En dépit de cette situation de sous-équipement en instruments équatoriaux de taille suffisante, il aurait été néanmoins possible aux assistants-astronomes œuvrant à la lunette méridienne de mener une investigation systématique dans la zone du ciel circonscrite par Le Verrier. La proximité de Saturne, située alors à moins d’un degré de la planète Neptune, devait favoriser une telle recherche car elle constituait une cible incontournable pour les observations à la lunette méridienne. Les caractéristiques observationnelles de la « planète troublante » annoncées par le Verrier dans son mémoire du 31 aout 1846 telles que sa grandeur (proche de la 8ème magnitude) ou sa taille apparente (environ 3" de degré), étaient de nature à permettre une détection visuelle directe de la planète, uniquement à partir de son aspect apparent.

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Pourquoi Neptune n’a-t-elle pas été découverte à l'Observatoire de Paris ?

En cette fin du cycle d’articles consacrés à la découverte de Neptune demeure une

interrogation, pourquoi la nouvelle planète n’a-t-elle pas été découverte à l’Observatoire de

Paris dont Le Verrier faisait pourtant partie ?

Après l'annonce de la découverte à la lunette équatoriale de 23cm de l'observatoire de Berlin à

partir des indications fournies par Le Verrier, Arago, a aussitôt justifié l'incapacité de

l'Observatoire de Paris, dont il était le directeur, à mener la recherche de la nouvelle planète

par l'absence de carte stellaire (voir Lettre d'information n°68 du mois de mai 2011). Cet

argument apparaît aujourd'hui comme peu convaincant.

En 1846, le seul instrument dont disposait l'Observatoire de Paris, capable de résoudre le

disque apparent de la nouvelle planète était la lunette méridienne de Gambey de 15cm

d'ouverture. Cet instrument était assujetti au service quotidien des observations méridiennes,

c'est-à-dire uniquement effectuées dans le plan du méridien.

En dépit de cette situation de sous-équipement en instruments équatoriaux de taille suffisante,

il aurait été néanmoins possible aux assistants-astronomes œuvrant à la lunette méridienne de

mener une investigation systématique dans la zone du ciel circonscrite par Le Verrier. La

proximité de Saturne, située alors à moins d’un degré de la planète Neptune, devait favoriser

une telle recherche car elle constituait une cible incontournable pour les observations à la

lunette méridienne. Les caractéristiques observationnelles de la « planète troublante »

annoncées par le Verrier dans son mémoire du 31 aout 1846 telles que sa grandeur (proche de

la 8ème magnitude) ou sa taille apparente (environ 3" de degré), étaient de nature à permettre

une détection visuelle directe de la planète, uniquement à partir de son aspect apparent.

1. La découverte de Neptune à l'observatoire de Berlin

Après avoir déjà soutenu deux mémoires consacrés aux questions soulevées par le

comportement inexpliqué du mouvement d'Uranus, le 10 novembre 1845 et le 1er juin 1846,

Le Verrier lance le 31 août 1846, du haut de la tribune de l'Académie des sciences, un vibrant

appel aux astronomes de France. Il les exhorte à braquer leurs lunettes vers un lieu précis du

ciel où devrait se trouver l'hypothétique planète responsable des troubles constatés dans

l'orbite d'Uranus. Le Verrier se montre impatient et sur de lui. Le nouvel astre serait déjà

passé à l'opposition le 17 août et bientôt il ne sera plus possible de l'observer dans de bonnes

conditions car il se rapproche un peu plus chaque jour du Soleil. Malgré toute la force et la

solennité données par Le Verrier, cet appel reste lettre morte. Pourtant le mathématicien a pris

soin d'y rechercher les caractéristiques physiques de l'astre, masse et taille, afin d'en produire

des données propres à parler à des astronomes-observateurs expérimentés. Il annonce en effet

que le nouvel astre, avec un éclat de magnitude 9, peut être vu dans une lunette et distingué

des étoiles environnantes par son seul disque apparent large d'environ 3,3 secondes de degré.

Rien n'y fait, les astronomes français semblent rester sourds et les lunettes demeurent

absorbées dans leurs observations routinières. Le 18 septembre 1846, Le Verrier décide alors

de s’adresser à Johann Galle de l’Observatoire de Berlin. Il se souvient alors avoir reçu un an

auparavant un exemplaire de la thèse soutenue par ce jeune astronome allemand à qui il

n'avait pas répondu. Ce qui l'attire chez lui ce sont avant tout ses compétences d'astronome-

observateur. Le Verrier ne connait pas le directeur de l'Observatoire de Berlin, Johann Encke

(1791-1865), et ne choisit pas de s'adresser à lui en personne. Attitude risquée car Galle devra

aller chercher l'autorisation de son directeur pour utiliser la grande lunette équatoriale1 de 23

cm dans un but aussi incertain que celui de vérifier les allégations d'un jeune mathématicien

de Paris. Le nouvel observatoire de Berlin est un jeune observatoire, créé en 1832, il est entré

en activité en 1835 sous la direction de Encke. Il fut immédiatement doté d'une lunette

équatoriale de Fraunhofer, ce qui en fait tout l'attrait.

Dès réception du courrier de Le Verrier, le 23 septembre 1846, Galle se met en chasse du

nouvel astre avec l'aide de son jeune assistant Heinrich d'Arrest (1822-1875). Il se fie à

l'indication essentielle fournie par Le Verrier, permettant de distinguer un astre proche du reste

des étoiles lointaines, celle de son disque apparent sensible. Ses premières investigations de la

zone du ciel circonscrite par Le Verrier sont vaines. D'Arrest suggère alors d'utiliser une carte

du ciel de cette zone, réalisée par Carl Bremiker (1804-1877) et imprimée à la fin 1845 par

l'observatoire de Berlin mais non encore distribuée en Europe. Il leur faut ensuite peu de

temps pour se rendre compte qu'un nouvel objet, vu à l'oculaire non loin de l'endroit indiqué

par Le Verrier, ne figure pas sur la carte de Bremiker qui rassemble pourtant toutes les étoiles

jusqu'à la neuvième grandeur. Les observations sont renouvelées les nuits suivantes en

présence de Johann Encke (1791-1865), directeur de l’Observatoire de Berlin. Elles

permettent de mettre en évidence le léger déplacement de ce nouvel objet, confirmant ainsi sa

proximité et donc sa nature non-stellaire. Au soir du 25 septembre, Galle s'empresse d'écrire à

Le Verrier pour lui faire part de la découverte.

1-Une lunette équatoriale est une lunette montée sur deux axes, dont l'un est parallèle à l'axe du monde, et qui peut

tourner librement dans tous les sens. Conduite par un mouvement d'horlogerie, la lunette équatoriale peut suivre

l'étoile, qui reste alors immobile dans le champ

En utilisant ensuite un grossissement de 320X, Galle et ses collègues purent également

mesurer la taille du disque apparent dont ils estimèrent la valeur comprise entre 2,5" et 3", très

proche de la valeur théorique annoncée par Le Verrier. A l'époque, le rôle et la présence

même de d'Arrest furent totalement passés sous silence par Galle comme par Encke. Le récit

complet et exact du déroulement des observations de Berlin ne fut raconté que bien plus tard

par d'Arrest lui-même, devenu directeur de l'Observatoire de Copenhague, à Johan Ludvig

Dreyer (1852-1926) dans la nuit du 14 juin 1874 alors qu'ils observaient ensemble la comète

Coggia. Bien après le décès de d'Arrest, Galle reconnut son rôle en 1877 et Dreyer en fit

définitivement état publiquement en 18822. Dont acte.

Par ailleurs à Greenwich, l'astronome royal, George Airy (1801-1892) avait chargé James

Challis (1803-1882) dès le 9 juillet 1846 de mener des observations systématiques avec la

lunette équatoriale Northumberland de 30cm de l'université de Cambridge. En dépit des

efforts répétés, depuis l'automne 1845, d'un jeune mathématicien anglais qui s'était attaqué au

même problème que Le Verrier, John Couch Adams (1819-1892), pour tenter de rencontrer et

convaincre Airy de commencer la recherche télescopique de la nouvelle planète, celui-ci se

rend plutôt aux arguments de Le Verrier. Adams, à la différence de Le Verrier, n'avait rien

publié sur le sujet. Le 28 juillet Challis s'engage dans la recherche de la planète par un

balayage systématique d'une bande zodiacale de 30° d'extension en longitude et de 10° de

largeur. La réalisation de ce plan aurait demandé plus de 300 heures d'observation. Challis

n'aura connaissance du dernier mémoire de Le Verrier qu'à la date du 29 septembre. Le soir-

même, alors que l’annonce de la découverte ne lui est pas encore parvenue, il repèrera un astre

ayant un disque apparent notable sans pour autant pousser l'investigation outre mesure

Après la découverte, les questions se firent pressantes sur cette incroyable incapacité de

l'Observatoire de Paris à procéder à la recherche fructueuse de la planète Le Verrier. Arago le

justifiera par l'absence de cartes du ciel suffisamment détaillées au sein de l'Observatoire de

Paris. Quant-à Challis, il arguera3 de la même manière que

« La seule raison qu'il puisse donner de n'avoir pas fait usage de la XXIème

heure de la carte céleste de Berlin, c'est qu'il ignorait son existence, attendue

que cette heure ne se trouvait pas à la Bibliothèque de l'Université et qu'il

croyait qu'elle n'était pas publiée. S'il avait eu cette carte, une première revue

n'eût pas été nécessaire; il aurait comparé à l'instant son champ de vision

avec la carte.»

En réalité dans la première quinzaine d'août, Neptune se trouvait dans la carte de la XXIIème

heure, réalisée par Friedrich Wilhelm Argelander (1799-1875), qui quant-à elle était bien

disponible à la bibliothèque de l'université de Cambridge4. Ceci lui avait été pourtant suggéré

par Airy dans une lettre du 21 juillet5. Selon toute vraisemblance Challis n'en a jamais fait

usage sinon il aurait pu découvrir la planète dès le 4 août, date à laquelle il releva pour la

2-Dreyer, 1882. Historical note concerning the discovery of Neptune, Copernicus, vol. II, p. 63-64.

3-Challis, in The Atheneum du 17 octobre 1846.

4-Kollerstrom, N., 2006. An hiatus in history: The british claim fot Neptune's prediction, 1845-1846. History of Science,

44, 1-28 and 349-371.

5-Voir le dossier de Nick Kollerstrom consacré à la découverte de Neptune http://www.dioi.org/kn/neptune/index.htm.

Il est notablement enrichi des pièces disparues du Neptune File, « empruntées » par Olin Eggen en 1965 et

retrouvées à sa mort en 1998 dans ses effets personnels de son appartement à l'Institut Chilien d'Astronomie.

première fois la position d'un astre dont il ne savait pas encore que c'était la planète en

question6.

Au 31 août 1846, l'utilisation de cartes stellaires pour la recherche de nouveaux « astres

errants » ne fait pourtant pas encore partie des méthodes routinières d'observation. Le Verrier

indique même la marche à suivre :

« Si l’astre qu’il s’agit de découvrir peut être confondu, quant-à l’aspect, avec

les étoiles, il faudra, pour le distinguer parmi elles, observer toutes les petites

étoiles situées dans la région du ciel qu’on doit explorer, et constater dans

l’une d’entre elles un mouvement propre. Ce travail sera long et pénible. »

Les astronomes de Berlin eux-mêmes se sont efforcés en premier lieu de rechercher la planète

par le biais de son apparence non-stellaire soulignée avec insistance par Le Verrier. Il est

cependant vrai que l’équatorial de l’Observatoire de Berlin, avec sa longue focale de 4,27m

offrait un champ très petit sur le ciel, d’à peine une dizaine de minutes d’arc en supposant

l’usage d’un oculaire classique de type Ramsden ayant une focale de 28mm et un champ

apparent de 30°. Le grossissement de 152X était suffisant pour résoudre la planète mais le très

faible champ disponible compliquait considérablement la tache.

En définitive l'autorité d'Arago suffit à faire taire les interrogations et ceci est encore très

largement le cas de nos jours. Pour tenter d'y voir plus clair, il est nécessaire de se replonger

dans les transformations profondes qui sont en cours au sein des astronomies européennes. En

effet, il apparaît qu'en cette moitié du XIXème siècle les astronomes européens ne pratiquent

pas tous la même astronomie. Ils différent tant dans leurs méthodes que dans leurs

programmes de recherche.

2. L'astrométrie nouvelle de l'Académie de Berlin

Vingt ans avant la découverte de Neptune, l'Académie de Berlin, sous l'impulsion notamment

de Friedrich Wilhelm Bessel (1784–1846) et de Johann Encke, avait pris toute la mesure des

nouveaux défis posés à l'astronomie.

Dans un courrier adressé à John Herschel (1792-1871), Encke indique que l'on ne peut plus se

contenter des catalogues d'étoiles existants et qu'il est maintenant nécessaire de disposer de

cartes célestes sur lesquelles doivent être dessinées toutes les étoiles jusqu'à la neuvième

magnitude7. Il propose pour cela de construire un vaste atlas céleste à partir des zones de

Bessel (Koenigsberg, 1843) et des trois principaux catalogues d'étoiles publiés à cette époque,

celui de Bradley (Observatoire de Greenwich, 1798), celui de Piazzi (Palerme, 1814),

l'Histoire Céleste de Lalande (Paris, 1801), en rapportant à une même époque de référence les

positions de chacune des étoiles. Dans son éloge funèbre de Bessel, Encke rappela8 que c'était

là le plan de Bessel :

« Il fallait rendre ces cartes assez complètes pour qu'en comparant plus tard

avec le ciel, il fut possible de reconnaître immédiatement les planètes les plus

6- Il en releva la position une seconde fois, le 12 août.

7- Lettre de Encke du 19 mai 1826.

8- Cité par Arago, Astronomie Populaire, vol. 4, 1857.

faibles, et de les distinguer au milieu des étoiles fixes, sans avoir besoin

d'attendre un changement de position, toujours long et difficile à constater. »

Le projet fut adopté par l'Académie de Berlin en 1826. Il consistait en un atlas de 24 feuilles,

une pour chaque heure en ascension droite, restituant une cartographie précise et complète du

ciel sur une bande large de 15° de part et d'autre de l'équateur, en descendant jusqu'aux étoiles

de dixième magnitude. Cet atlas commencé en 1829 fut achevé en 1859.

Ce projet s'accompagne également de la création de nouveaux grands observatoires. Outre

celui de Berlin, dont nous avons déjà parlé, le grand observatoire de Poulkovo, petit village

situé non loin de Saint-Petersbourg, voit le jour en 1835. Il est doté très rapidement, en 1839,

d'une lunette équatoriale de 38cm de diamètre de Merz et Malher, les successeurs de Joseph

Fraunhofer (1787-1826) à la fabrique de Munich. Son directeur, Friedrich Wilhelm Struve

(1786-1864), avait déjà pu mesurer la parallaxe stellaire de l'étoile Véga de la Lyre, dans les

années 1835 à 1838 sur une autre lunette de Fraunhofer de 24 cm d'ouverture, installée en

1824 à l'observatoire de Dorpat (Tartu en Estonie). C'est cependant à Bessel que revient le

mérite d'avoir déterminé la première parallaxe stellaire, celle de 61 du Cygne, en 1838 à

l'Observatoire de Koenigsberg (Kaliningrad en Russie) avec le grand héliomètre de

Fraunhofer.

La décision de constituer un atlas stellaire est l'aboutissement naturel des problématiques

astronomiques occupant les astronomes allemands depuis la fin du siècle précédent. Johann

Bode (1747-1826) avait formulé dès 1772 la loi empirique des distances planétaires9. Elle

peut s'énoncer ainsi: En retranchant de la distance de chaque planète au soleil la distance de

Mercure (qui est la plus rapprochée de cet astre), on obtient une série de nombres dont chacun

est double du précédent à mesure que l'on s'éloigne du soleil. La découverte de la planète

Uranus en 1781 apporta une première validation de cette loi et fit naître dans le même temps

l'idée qu'une planète non encore observée devait exister dans la lacune située entre Mars et

Jupiter. Le 21 septembre 1800, l'astronome hongrois Franz Von Zach fonda à Lilienthal avec

cinq autres astronomes allemands, dont Heinrich Wilhelm Olbers (1758-1840), une « police

du ciel », les détectives de Lilienthal, chargée de scruter méthodiquement la zone zodiacale du

ciel afin de découvrir cette planète prescrite par la loi de Bode. Le groupe fut ensuite étendu à

d'autres astronomes européens, chacun ayant en charge l'un des 24 secteurs du zodiaque. Ce

fut en définitive un astronome italien, ne faisant pas partie de cette police du ciel, Giuseppe

Piazzi (1746-1826), qui le 1er janvier 1801 découvrit Cérès, la première des petites planètes.

Trois autres planètes furent ensuite découvertes jusqu'en 1807, Pallas, Juno et Vesta. Olbers

osa, après la découverte des deux premières petites planètes, l’hypothèse hardie d'une grosse

planète primitive, aujourd’hui disparue, mais existant sous forme de fragments. Suite à cela,

plus aucune petite planète, que William Herschel baptisa du nom d'astéroïde10

en 1802, ne fut

découverte dans les décennies suivantes. Cette absence de toute nouvelle détection motiva en

grande partie la décision de l'Académie de Berlin.

La première confirmation de la pertinence des choix opérés par Bessel et Encke survient le 8

décembre 1845, moins d'un an à peine avant la découverte de Neptune. La cinquième petite

planète, Astrée, est découverte par un astronome amateur, Hencke11

à Driesen, avec l'aide de

l'une des cartes stellaires publiées par l'Académie des Sciences de Berlin. L'élan des

9- En fait Johann Titius (1729-1796) remarqua le premier en 1766 cette progression dans les distances planétaires

10- Les astéroïdes sont si petits qu'ils ne présentent pas de surface apparente au télescope et qu'ils apparaissent de la

même façon qu'une étoile sous la forme d'une vague tache lumineuse. Cette analogie d'aspect suggéra à Herschel cette

appellation de petit astre. On les dénommait également les planètes télescopiques car visibles uniquement au télescope.

11- A ne pas confondre avec Encke

découvertes interrompu quarante ans durant peut reprendre son cours. Toutefois, c'est la

découverte de Neptune, moins d'un an après, qui sacre de façon éclatante la nouvelle

astrométrie impulsée par les astronomes allemands. Encke écrit ainsi fièrement à Le Verrier le

28 septembre 1846:

«Il y a eu beaucoup de bonheur dans notre recherche: La carte académique

de Mr Bremiker, qui, peut être, n'est pas encore arrivée à Paris, mais que je

ferai expédier tout à l'heure, comprend justement, près de sa limite inférieure,

le lieu que vous avez désigné. Sans cette circonstance infiniment favorable,

sans une carte où l’on pût être sûr de trouver les étoiles fixes jusqu’à la

dixième grandeur, je ne crois pas qu’on eût trouvé la planète. Vous verrez

vous-même, en observant cet astre, que le diamètre est beaucoup trop faible

pour attirer l'attention, même quand on l'examine avec un grossissement

assez fort. Je vous suis donc personnellement très-obligé d'avoir démontré le

prix qu'une telle carte peut avoir dans des recherches scientifiques».

Il s'agit là d'une évolution majeure, pour ne pas dire une révolution, dans les méthodes de

recherche et d'investigations d'astres nouveaux. Par ailleurs, étrange retour des choses, la loi

de Bode, qui fut à l'origine de la recherche de petits corps et surtout qui fournit l'hypothèse

initiale sur la distance au Soleil de la planète troublante se révélera comme erronée après la

découverte de Neptune. L'orbite véritable de Neptune sera déterminée précisément pour la

première fois au début de 1847 par Sears Walker de l'observatoire de Washington. La distance

de Neptune au Soleil calculée par Walker est égale à 30,2 fois la distance Terre-Soleil, tandis

que la loi de Bode lui assignait une valeur de 38,8 !

3. L'astronomie d'observation à l'observatoire de Paris sous Arago

La révolution discrète qui s'opère à l'est, sous l'impulsion notamment des astronomes

allemands tels que Bessel, Bode, Olbers, Encke, ne suscite pas le même engouement à Paris

comme d'ailleurs à Greenwich, autre grand pôle historique de l'astronomie fondamentale.

En France c'est le Bureau des Longitudes, créé par la Convention le 25 juin 1795, qui est

l'organe central de l'astronomie française. L'Observatoire de Paris est sous sa tutelle. Le

Bureau dispose à ce titre de très larges prérogatives dans la gestion des instruments

d'astronomie12

. Il désigne en 1834 Arago comme responsable des observations à

l'Observatoire de Paris. Arago va dès lors être pratiquement seul à décider de l’équipement

instrumental de l’observatoire. Bien entendu, il lui reste ensuite à convaincre le ministère des

travaux publics ainsi que la chambre des députés pour obtenir les crédits nécessaires. Sitôt

nommé à ce poste, Arago a pour souci principal la substitution des instruments anciens, datant

de la fin du siècle précédent, non pas seulement parce qu'ils sont anciens mais aussi et surtout

parce qu'ils sont le produit de constructeurs anglais tels que Ramsden, Dollond, ou Short,

alors que la France peut maintenant compter sur ses propres artistes tels que Gambey, Fortin,

Lerebours.

En 1831, la Chambre des députés alloue à l'observatoire une subvention permettant de

reconstruire complètement les cabinets d'observation destinés aux observations méridiennes.

Un cercle mural de Gambey équipé d'une lunette de 12,5 cm de diamètre viendra s'adjoindre

en 1843 à la lunette méridienne de Gambey de 15 cm de diamètre et de 2,43m de focale

12- Lamy, J., 2007. Le Bureau des Longitudes. La gestion des instruments et les régimes de savoir au XIXème siècle.

Revue d'anthropologie des connaissances, 2, 167-188.

installée en 1835 (Fig1). Arago reste fortement attaché à une longue tradition d'observation

dans le plan du méridien qui remonte aux premières idées d'Ole Roemer13

(1644 – 1710). Le

cercle méridien et la lunette méridienne constituent les instruments de référence par

excellence de l'astronomie de position au XIXème siècle. Ils sont l’épine dorsale de l’activité

routinière de tout observatoire de cette époque. Le but est de constituer des catalogues

d’étoiles qui vont servir de points de repères pour les observations extra-méridiennes de

comètes ou de petites planètes. Il y a donc une certaine inconséquence à ne pas équiper un

observatoire d’instruments extra-méridiens tels que des lunettes équatoriales aussi puissantes

que les lunettes méridiennes.

La seule lunette équatoriale dont dispose l'Observatoire de Paris, capable d'observer en tout

point du ciel, est le petit équatorial de Gambey de 10 cm d'ouverture. Elle avait été installée

en 1826 sous la coupole du «petit observatoire» que Cassini IV (1748-1845) avait fait ériger

lors des travaux de restauration de 1786-1791 sur la plateforme du bâtiment monumental.

C'est la seule lunette à poste fixe. Cet équatorial avait été établi pour l'observation des étoiles

doubles afin d'en déterminer les orbites14

. En définitive, l'observatoire de Paris ne possédera

pas de lunette équatoriale capable de rivaliser avec celles des grands observatoires européens

avant 1854 !

En 1844, Arago présente cependant fièrement au Bureau des Longitudes le résultat de ce vaste

effort:

«Aujourd'hui, tous les grands instruments de l'Observatoire de Paris sont

français ; aujourd'hui, sans qu'on ait sacrifié l'exactitude à l'amour-propre

national (un tel sacrifice aurait été une grande duperie), on ne voit plus

figurer le long des faces des murs orientés, ou sur les piliers des salles basses

et hautes, que de magnifiques cercles divisés, que des lunettes méridiennes et

des équatoriaux de Fortin, de M. Gambey; aujourd'hui, chacun peut

reconnaître que les grandes lunettes achromatiques, abritées sous les voûtes

de l'ancien édifice, ont été travaillées par les mains habiles de Lerebours et de

Cauchoix.».

D'autre part, également à partir de 1834, plusieurs postes d'élèves astronomes sont créés à

l'Observatoire de Paris. Au niveau national, le nombre d'astronomes rétribués par l'Etat

n'excède pas douze. Ils se répartissent entre les deux seuls observatoires de Paris et de

Marseille. A ce propos, treize ans plus tard, en 1847, Wilhelm Struve fera auprès de Le Verrier

le triste et sévère constat15

suivant :

« Si les observatoires provinciaux de France existent peut-être encore, ils

végètent plutôt qu'ils ne sont de quelque utilité réelle pour la science. Il faut

cependant excepter en quelques sortes l'Observatoire de Marseille car c'est là

que Pons et Gambart ont fait la découverte d'un grand nombre de comètes,

mais malheureusement sans se trouver en possession de moyens suffisants

pour suivre la marche des corps célestes. »

13- Astronome Danois qui séjourna à l'observatoire de Paris de 1673 à 1683

14- Ainsi Félix Savary (1797-1841) avait publié une note en date de 1827 dans la Connaissance des temps pour 1830

dans laquelle il indiquait triomphalement que l'Observatoire de Paris disposerait maintenant d'un instrument lui

permettant de «multiplier et de rendre plus précises les mesures relatives aux étoiles doubles». C'est en 1827 que Savary

parvint à calculer pour la première fois l'orbite d'une étoile double, ξ Ursae majoris. Il démontra que son orbite était une

ellipse décrite en 58¼ ans et donna en même temps une méthode pour en déterminer la courbe à partir de seulement

quatre observations relatives de position. Ce résultat était l'aboutissement de 40 ans de recherches initiées par William

Herschel. Enfin on avait confirmation que la loi de gravitation était universelle et s'appliquait partout.

15-Lettre de Struve à Le Verrier, 7 décembre/25 novembre 1847. Ms 1072-12, Archives de l'Observatoire de Paris.

FIGURE 1: Photographie de la lunette méridienne de Gambey installée par Arago en 1834.

La pendule à gauche donne le temps sidéral. Avec son diamètre de 15cm, elle constituait

l’instrument le plus puissant dont disposait l’Observatoire de Paris en 1846. Elle a

néanmoins permis de mesurer le passage de Neptune au méridien à 18 reprises après sa

découverte entre le 29 septembre et le 3 décembre 1846.(crédit : Bibliothèque de

l’Observatoire de Paris)

En 1839, Arago prend néanmoins conscience du retard pris par la France, réduite quasiment

au seul Observatoire de Paris, dans les instruments de grande ouverture dédiés aux

observations extra-méridiennes. Il décide alors de lancer son projet de grand dôme

hémisphérique sur la tour de l'est du bâtiment de l'Observatoire. Arago veut que

l'Observatoire puisse abriter sous cette gigantesque coupole de 13 m de diamètre une lunette

de 38cm de diamètre16

, rivalisant en taille avec ce qu'il y avait déjà de mieux au monde, à

Poulkovo et au Harvard College de Cambridge (Massachussets). Cette entreprise n'aboutira

pas du vivant d'Arago et fut un gigantesque fiasco financier et astronomique car la grande

lunette de l'Observatoire, aujourd'hui appelée lunette Arago, ne fut réellement en état de

fonctionner que vers la fin du XIXème siècle au moment où les lunettes mondiales

atteignaient déjà des tailles d'objectif deux à trois fois supérieures.

4. Le programme d'observation du Bureau des Longitudes

L'autre aspect déterminant des études d'astronomie menées à l'Observatoire de Paris tient dans

son programme d'observation énoncé en 1834 par le Bureau des Longitudes17

. Il est d'un

parfait classicisme et ne concerne que les observations méridiennes de position des étoiles, de

la Lune, du Soleil, des planètes et comètes ainsi que la constitution d'un nouveau catalogue

d'étoiles en remplacement de celui de Lalande de 1801. Seul l'équatorial de Gambey de 10 cm

ne rentre pas dans ce programme et reste disponible pour tout autre type d'observation.

Arago entend pourtant engager les recherches dans un domaine encore très peu exploré à

l'Observatoire de Paris, celui de l'astronomie physique. C'est l'application principale de la

grande lunette qu'il a en perspective. Elle doit servir à l'étude de la nature des nébuleuses, à la

détermination des parallaxes stellaires, des orbites des étoiles doubles, à la compréhension de

la nature physique des planètes et comètes. Lui-même, en collaboration avec Claude-Louis

Mathieu (1783-1875), avait tenté sans succès à deux reprises, en 1812 puis en 1825, de

mesurer la parallaxe de la 61ème du Cygne par une mesure de distance zénithale toute

différente de la méthode adoptée par Bessel en 1838. Arago est également tout

particulièrement intéressé par l'observation des comètes. Leur aspect chevelu si caractéristique

ne nécessite pas l'usage de cartes du ciel. Il explique très bien dans ses Leçons d’Astronomie

(1849) la nature et l’origine de l’engouement pour les comètes à cette époque:

«On s'est demandé si l'espace était tout-à-fait vide de matière : la marche des

comètes pourra nous permettre de résoudre cette question et de constater dans

les cieux la présence d'une substance gazeuse très-rare, qu'on est convenu

d'appeler éther, et qui oppose une certaine résistance aux déplacements des

corps qui la traversent, ainsi que l'a montré l'étude du mouvement de la

comète à courte période, lors de son apparition en 1829. Cette résistance ne

produit pas d'effet appréciable sur les planètes, parce qu'elles ont une assez

forte densité; mais les comètes n'étant, pour la plupart, que de simples amas

de légères vapeurs à travers lesquels on peut voir les étoiles, elles peuvent être,

au contraire, notablement retardées dans leur marche.»

La chasse aux comètes est donc une priorité pour Arago qui cherche à mieux connaître la

nature de l'éther, cette substance supposée emplir l'univers ! Le petit équatorial de Gambey

trouve là une application toute indiquée.

16-Véron, P., 2003. L'équatorial de la tour de l'est de l'Observatoire de Paris. Rev. Hist. Sci., 56, 191-220.

17-Cité dans : G. Bigourdan, « Le Bureau des Longitudes », Annuaire du Bureau des Longitudes, 1928, A1-A151.

Cependant les mesures précises de positions sont effectuées à la lunette méridienne de

Gambey (Figure 1). Ces observations sont exclusivement l'apanage des élèves astronomes. Ils

forment une cohorte de jeunes observateurs âgés entre 25 et 30 ans. Eux seuls sont capables

de supporter régulièrement de longues nuits d'observation dans des conditions pénibles, l'œil

toujours rivé à l'oculaire, l’ouïe attentive à chaque battement du pendule de l’horloge sidérale,

dans des salles glacées, engrangeant quotidiennement, de jour comme de nuit, les mesures

méridiennes des astres où il s'agissait de noter le temps de passage des astres aux cinq fils

verticaux du réticule placé dans le plan focal18

.

Ce réseau d'observateurs, scrutant chaque nuit minutieusement et infatigablement le ciel, est

alors constitué d'Ernest Laugier (1812-1872), de Victor Mauvais (1809-1854), d'Hervé Faye

(1814-1902), d'Eugène Bouvard (1812-1879), d'Emile Goujon (1823-1856), d'Emile

Plantamour (1815-1882), d'Ernest Liouville (1812-1880), d'Antoine Yvon Villarceau19

(1813-

1883) et de Butillon (dates non connues). Le « réseau » Arago se met ainsi peu à peu en

place20

.

Le 28 octobre 1842 la première comète est découverte à l'observatoire de Paris par Laugier.

Arago, heureux de ce premier succès, s'empresse de faire connaître la nouvelle à l'Académie

où « grâce au système d'espionnage vigilant de tous les points du ciel qui est organisé à

l'Observatoire, un astre nouveau, même d'un très-faible éclat, ne peut guère apparaître sur

la voûte céleste sans être pris sur le fait »21

.

5. La non-observation de Neptune à l'observatoire de Paris

Dès l'annonce de la découverte de la planète de Le Verrier, le journal satirique le Charivari,

dans un article du 28 septembre 1846 intitulé « Nous avons une planète », relève ironiquement

l'incapacité des astronomes de l'Observatoire de Paris à observer la planète. Le 6 janvier 1847,

s'adressant à une délégation du Bureau des Longitudes, le ministre de l'instruction publique,

Narcisse Salvandy, fera également état de ses critiques à cet égard22

.

Son directeur, Arago, doit très rapidement s'en expliquer. Pour cela il met en avant le rôle joué

par la carte de Bremiker, que l'Observatoire de Paris ne possédait pas, dans la découverte par

les astronomes de Berlin. Cependant, sa propre explication est paradoxale. En effet il déclare

présomptueusement devant l’Académie des Sciences en sa séance du 5 octobre 1846 que23

:

« Sans la carte de M. Bremiker, l'astronome de Berlin se fût trouvé dans les

conditions défavorables des observateurs de France, d'Angleterre, d'Italie, et

18-Pour obtenir plus de précision, on place dans le réticule un certain nombre de fils équidistants parallèles à celui du

milieu; on observe le passage de l'étoile à chacun d'eux et on prend la moyenne de ces résultats. L’erreur est ainsi

divisée par .

19-Son nom est bien Yvon Villarceau et non Villarceau seul.

20-Claude-Louis Mathieu épouse la sœur d'Arago en 1824 dont l'une des filles issues de ce mariage, Lucie, épousera

Ernest Laugier en 1843

21-Mémorial encyclopédique et progressif des connaissances humaines, 143, novembre 1842.

22-Registres manuscrits des procès-verbaux du Bureau des Longitudes, séance du 6 janvier 1847, Archives du Bureau

des Longitudes.

23 -Compte-rendu des séances de l’Académie des Sciences, séance du 5 octobre 1846, p.662.

la constatation de la découverte de notre compatriote eût été retardée de une à

deux semaines ».

En d'autres termes, il eut été possible aux astronomes de découvrir la planète de Le Verrier

dans un délai relativement bref avec ou sans carte ! Pourquoi alors n’avoir engagé aucune

recherche en ce sens ?

On peut remarquer également qu'Arago ne fait pas allusion au diamètre de la lunette de

l'Observatoire de Berlin tout simplement parce que la planète aurait pu être vue à travers la

lunette méridienne de Gambey de 15 cm de diamètre. Ce sera d'ailleurs le cas, dans la nuit du

29 septembre 1846, où, après réception du courrier de Galle par Le Verrier, Ernest Laugier

observera pour la première fois à l'Observatoire de Paris la nouvelle planète. Cette

observation résulte vraisemblablement d'une sollicitation directe de Le Verrier, avec l'accord

d'Arago, car Laugier mentionne dans le registre d'observation le nom de Neptune, assorti du

symbole du trident, que Le Verrier avait immédiatement choisi. Arago tenta bien de lui faire

attribuer le nom de son découvreur, Le Verrier, mais sans succès. La planète est résolue à

l'oculaire car le temps de passage au méridien est calculé pour son centre (Fig.2).

L'observation de Neptune sera poursuivie à Paris jusqu'à la fin de l'année 1846 par Butillon (le

30 septembre, les 10 et 23 octobre, les 11 et 12 novembre et le 3 décembre), Mauvais (le 3

octobre), Goujon (les 3 et 11 novembre), et Yvon Villarceau (les 1er

et 18 octobre, 2 et 9

novembre). La nouvelle planète sera donc observée à quatorze reprises à la lunette

méridienne.

FIGURE 2: Extrait du registre d’observation à la lunette méridienne. Les instants de

passage de l’astre aux cinq fils du réticule sont reportés ainsi que le temps sidéral moyen

conclu au méridien. Dans la dernière colonne figure les initiales de l’observateur. On

obtenait ainsi une mesure absolue de l’ascension droite l’astre. Après la proposition

d’Arago le 5 octobre de nommer la nouvelle planète du nom de son découvreur, Leverrier,

les observateurs la mentionneront alors sous cette appellation. La planète leur apparaissait

résolue puisque la mention centre est précisée. (Crédit : Bibliothèque de l’ Observatoire de

Paris).

6. Neptune aurait pu être découverte à la lunette méridienne de Gambey grâce à … Saturne

La lecture du registre des observations à la lunette méridienne24

de Gambey dans la période

qui précède la découverte montre que la nouvelle planète annoncée par Le Verrier aurait pu

être découverte grâce à une autre planète, Saturne. Il se trouve qu’en cette période de juillet-

septembre 1846, les passages méridiens25

de Saturne et de Neptune étaient très proches26

. La

planète Saturne était bien évidemment observée à chaque passage. En outre, les élèves

astronomes avaient pris l’habitude d’insérer au milieu de leur service27

des observations

d’astres non encore répertoriés de sorte qu'en cherchant à amener la lunette méridienne à la

déclinaison de Saturne, l'observateur pouvait de temps à autre faire la mesure d'une étoile de

huitième ou neuvième magnitude (Fig.3). L’étoile n’étant pas cataloguée, l’habitude avait été

prise de noter également la valeur approchée de sa hauteur par lecture au cercle méridien de

Fortin située dans la même salle. Le relevé des instants de passage28

aux différents fils du

réticule montre que l’oculaire utilisé devait être l’oculaire de Cauchoix de 28mm de focale

donnant un grossissement de 86X et un champ sur le ciel de 21' de degré29

. Bien que le champ

soit étroit, le grossissement était suffisant pour rendre discernable30

le disque apparent de

Neptune qui était à cette époque de 2,4" de degré31

. Emile Goujon, le plus jeune des élèves

astronomes, était aussi celui qui mesurait le plus fréquemment des astres jusqu’à la 9ème

grandeur (pour reprendre la terminologie du XIXème siècle). De façon assez troublante, ces

observations se regroupent aux mois de juillet et août 184632

dans une zone de ciel centrée sur

la prédiction en longitude de Le Verrier mais cependant systématiquement à des déclinaisons

trop élevées par rapport à l’écliptique supposé contenir la planète. Il serait hasardeux et hâtif

d’en conclure que Goujon menait sa propre recherche de la planète de Le Verrier. Cependant,

on ne peut s’empêcher de remarquer qu’il sera le seul des élèves astronomes à être nommé

astronome-adjoint dès le 2 février 1854 par arrêté ministériel sur proposition de Le Verrier

tout juste devenu directeur de l’observatoire impérial le 30 janvier 1854.

Jusqu'à la fin du mois d’août 1846, Neptune précédait Saturne d’à peine quelques minutes lors

du passage au méridien mais Le Verrier n’avait pas encore fourni aux astronomes les indices

observationnels nécessaires à sa détection directe. Si une recherche avait ensuite été initiée à

24-Observations à la lunette méridienne de 1840 à 1865. Archives de l'Observatoire de Paris. I 10.1 à 27.

25-L'ascension droite d'un astre est obtenue par la valeur du temps sidéral lorsque cet astre passe au méridien du lieu.

26-Les deux planètes étaient séparées d’à peine 1 degré dans le ciel.

27-Ce service consistait à relever les positions d’étoiles jusqu’à la magnitude 6 déjà cataloguées par leur nombre de

Flamsteed ou leur lettre de Bayer.

28-A la déclinaison de Neptune, le passage d’un fil à l’autre se faisait environ en 17,2 s, soit une durée totale de 71,2s

pour aller du premier au dernier fil. Comme la vitesse de l’astre est alors de 15"/δ par seconde de temps, où δ est la

déclinaison de l’astre, soit de 14,56" /s, cela donne un champ total parcouru par l’astre de 17,28'. Le champ total de

l’oculaire devait donc être celui donné par l’oculaire de Cauchoix plus grande focale, soit celui donnant un

grossissement de 86X et un champ de 21' sur le ciel.

29-La lunette méridienne de Gambey avait une focale de 2,43m. Elle était donc ouverte à f/16. Les oculaires de

Cauchoix étaient du type Ramsden avec un champ apparent de 30°.

30-Un objectif de 15cm possède une tache de diffraction de diamètre 2a=1,9" qui correspondra à la taille apparente des

étoiles ponctuelles. Cependant l’image d’un objet étendu comme Neptune apparaitra plus étalée qu’il n’est en réalité

en raison précisément des effets de diffraction. En l’occurrence il se présentera à l’oculaire sous un diamètre

apparent d’environ 4a=3,8" et non de 2,4" qui est sa taille apparente réelle. La mesure de sa taille angulaire sera

donc nécessairement surestimée. Pour que l’image de l’astre ne soit pas étalée par la diffraction, il est nécessaire

que l’ouverture soit au moins de 23cm, ce qui était le cas de la lunette de Berlin. Néanmoins, en dépit ou grâce à cet

effet d’étalement de l’astre du à la diffraction, celui-ci se distingue des étoiles par un diamètre apparent double bien

que non réel (Voir Lunettes et Télescopes, A. Danjon et A. Couderc, Paris, 1979, p.41-45).

31-Cela représente la taille angulaire apparente d'une pièce de 2 euros vue à une distance de 1,8 km. Par comparaison, la

Lune nous apparaît comme une pièce de 2 euros vue à 3m.

32-Goujon observa des astres non répertoriés les 20 et 23 juillet et le 26 août 1846.

partir du mois de septembre, les élèves astronomes auraient pu passer en revue les quelques

étoiles de 8ème

ou de 9ème

grandeur passant au méridien juste avant Saturne. Il aurait suffit d’y

consacrer quotidiennement au moins 30 minutes correspondant à l’incertitude angulaire sur la

position de la planète selon Le Verrier. Dans ce cas, comme le soulignait Arago, une

quinzaine de jours aurait sans doute suffi à sa découverte, ce qui correspond à peu près au

temps écoulé entre le dernier mémoire de Le Verrier et son courrier à Galle.

Malheureusement, était déjà trop tard car Neptune passait alors au méridien pratiquement en

même temps que Saturne. Il aurait fallu pour cela qu’ils se détournent également de la mesure

de Saturne qui était un astre rédhibitoire pour le service des observations méridiennes.

FIGURE 3: Extraits du registre d’observation à la lunette méridienne. A l’approche de Saturne, les

observateurs, Yvon Villarceau et Goujon, mesurent des étoiles faibles, de 8ème

ou 9ème

grandeur,

non encore cataloguées. Saturne est identifiée par son symbole caractéristique. A cette époque

Saturne passait au méridien quelques minutes après Neptune (Crédit : Bibliothèque de

l’Observatoire de Paris).

Suite à l'annonce de la découverte le 25 septembre 1846, l'un des élèves astronomes est

revenu sur les observations méridiennes effectuées dans les semaines précédentes, sans doute

afin d'y vérifier si la planète aurait éventuellement été observée. Des annotations faites au

crayon de bois apparaissent ainsi à l’occasion de la mesure d'une étoile faite le 12 septembre

par Yvon Villarceau. L'une de ces annotations est sans ambiguïtés la graphie du mot neptune,

superposée à la valeur de la hauteur mesurée de l'étoile (Fig.4). Elles sont donc

nécessairement postérieures à la découverte de Neptune. La valeur de la déclinaison y figure

également. Ce 12 septembre 1846, Yvon Villarceau, à sa prise de service, avait donc décidé

de mesurer une étoile inconnue, deux minutes avant de suivre le passage de Saturne au

méridien. Cette étoile, dont nous savons maintenant qu’elle était de magnitude 7.8, n’était en

définitive qu’à 32' de degré de la planète Neptune qui avait alors une magnitude tout-à-fait

comparable de 7.3. A peine un demi degré de distance, c’est très peu mais c’est en même

temps une séparation angulaire énorme au regard du champ disponible de l'oculaire (21'). Il se

peut que cette étoile ait pu être prise comme Neptune avant que davantage de mesures soient

collectées pour pouvoir écarter cette possibilité.

Dans le cadre d'une recherche systématique à l'aide d’une lunette méridienne, une carte du ciel

est de peu d'utilité de par l'impossibilité de maintenir un champ fixe du ciel dans l'oculaire de

la lunette. On peut cependant relever qu’en dépit de cet inconvénient majeur, la lunette de

Gambey possédait un champ de vision plus large que celui offert par l’équatorial de Berlin.

Celui-ci avait en effet une focale de 4,27m qui lui conférait un champ près de deux fois plus

petit à oculaire équivalent. En revanche cet instrument se prête parfaitement à une recherche

méthodique selon des tranches de déclinaison.

7. Et le petit équatorial de Gambey ?

Quant-au petit équatorial de 10 cm de Gambey, la difficulté ne tient pas dans le faible éclat

supposé de l'objet recherché; une lunette de petite ouverture suffit à révéler un objet de

magnitude 8 ou 9, là où l'œil humain33

demeure impuissant à le faire (voir la caricature de

Daumier à ce sujet, Fig.5). La difficulté réelle est posée plutôt par la taille apparente de l'astre

33-On peut discerner à l'œil nu, dans un ciel parfaitement sombre, des objets pouvant aller jusqu'à la magnitude 6. Par

conséquent, un astre comme Neptune, de magnitude 8,5, dix fois moins lumineux que l'éclat limite admis par l'œil

humain, ne pourra être vu que par un instrument pouvant capter 10 fois plus de lumière. Il devra donc avoir au

minimum un diamètre 3,2 fois plus grand que celui de l'œil, soit une ouverture d’au moins 1.9 cm.

FIGURE 4: Extrait du registre d’observation à la lunette méridienne en date du 12

septembre 1846. L’observation est d’Yvon Villarceau. Les mesures sont reportées au stylo

à encre. Une annotation postérieure, faite au crayon de bois, indique la déclinaison de

l’objet ainsi que la graphie du mot neptune. A cette date, Neptune avait une ascension

droite apparente de 21h54mn15.8s et une déclinaison de -13°19’. (Crédit : Bibliothèque

de l’ Observatoire de Paris)

que Le Verrier a estimé soutendre un angle au sommet à partir de l'œil d'environ 3" de degré.

Pour résoudre ce disque apparent, il est nécessaire d'avoir une lunette dont le diamètre de

l'ouverture soit au moins de 14cm34

. C'est sans doute cela qui a mené à ce qu'aucune

observation ne soit tentée sur l'équatorial de Gambey.

Lorsque Hervé Faye, l'un des élèves-astronomes, dans son courrier du 16 septembre 184635

à

John Russel Hind (1823-1895)36

souligne que « jusqu'ici je ne me suis pas livré à cette

recherche, nos instruments ne me paraissant pas assez puissants pour cela », il fait de toute

évidence allusion au pouvoir de résolution des instruments et non à leur luminosité. Plus

précisément encore, il ne peut que parler de l'équatorial de Gambey et non de la lunette de

méridienne de Gambey qui possède, quant-à elle, l'ouverture suffisante. En d'autres termes le

petit et seul équatorial de l'observatoire ne pouvait être utilisé à la recherche de la planète de

Le Verrier par le biais de son diamètre apparent.

Faye ne fait en outre nullement mention d’un quelconque défaut de carte du ciel pour la zone

appropriée. Une investigation aurait pu effectivement y être menée à partir de la comparaison

avec une carte du ciel, seul moyen restant pour identifier un nouvel objet mobile au milieu

d'un champ d'étoiles fixes. Ceci prouve que la taille du disque apparente fut, pour les

astronomes parisiens, l'unique critère de recherche du nouvel astre, et en même temps

l'obstacle insurmontable.

Dans son dernier mémoire du 31 août 1846, Le Verrier annonçait qu'il avait «reçu l'assurance»

que dans les trois mois qui suivront, durant lesquels il sera encore possible d'observer la

planète inconnue, « ce temps sera employé utilement» par les astronomes pour découvrir le

nouvel astre37

. Avait-il reçu l'assurance d'Arago ? Toujours est-il que dans les premières

semaines de septembre les registres d'observation de l'Observatoire de Paris ne font mention

d'aucune recherche particulière. Le service d'observation à la lunette méridienne est

scrupuleusement respecté même si ce sera en définitive Le Verrier qui, à partir de 1854,

réduira38

et publiera, dans les Annales de l'Observatoire de Paris qu'il créera, toutes les

observations qui y sont faites.

Atermoiements ou mauvaise volonté d'Arago, on ne peut le savoir. Devant l'urgence, Le

Verrier se résoudra finalement à s'adresser auprès d'observatoires pourvus d'équatoriaux

suffisamment puissants, les seuls instruments non nécessairement assujettis à un service de

mesure comme le sont à cette époque les instruments méridiens. Il n'écrira qu'à deux

observatoires, ceux de Berlin et de Poulkovo. Le courrier de Berlin arrivera bien plus tôt que

celui de Poulkovo. Néanmoins, Struve, directeur de l'Observatoire de Poulkovo, sera

reconnaissant à Le Verrier de cette attention et regrettera de ne pas avoir été le premier à

annoncer la découverte de la nouvelle planète. Le 29 novembre 1846, Le Verrier lui adressera

un chaleureux courrier de remerciement39

:

« Je vous suis bien obligé de toutes les choses gracieuses que vous m'avez

34-Voir Lunettes et Télescopes, A. Danjon et A. Couderc, Paris, 1979, p.41-45.

35- Lettre du Neptune File. Voir note 4.

36-John Russel Hind confirma une quinzaine de jours plus tard auprès de Challis la découverte, par une observation

faite à Londres sur une lunette de Dollond de 18cm le 30 septembre 1846 à l'observatoire du mécène George Bishop

dans Regent's Park.

37-Comptes-rendus hebdomadaires des séances de l'Académie des Sciences, 1846, Volume 23, p. 428.

38-La réduction des observations consiste à les expurger d'effets faibles dus à des causes extérieures comme par

exemple le mouvement de la Terre, déplacement le long de son orbite, lente variation dans le temps de l'orientation de

son axe de rotation, ...

39-Brouillon d'une lettre de Le Verrier à Struve, 29 nov. 1846. Ms 1072-14, Archives de l'Observatoire de Paris.

envoyées sur ma planète. Il m'eut été particulièrement agréable qu'elle eût été

vue pour la première fois dans votre lunette et vous avez pu juger, par la date

des lettres que je vous avais écris en même temps qu'à M. Galle. »

Au lendemain de la découverte, le régime de Louis-Philippe décernera tous les honneurs à Le

Verrier, il est fait chevalier puis officier de la Légion d'honneur, un poste de professeur de

mécanique céleste est spécialement créé pour lui à la Sorbonne, il entre au Bureau des

Longitudes. Peu à peu il va incarner la figure emblématique de l'astronomie française. Ceci ne

fait pas de doutes quand Wilhelm Struve lui confie40

en 1847 que :

« La France, ce pays auquel la science doit les immenses progrès de

l'astronomie théorique a faits depuis près d'un siècle, est restée en arrière,

pendant cette époque, dans la participation aux travaux d'observation, en

partie par les concours de circonstances défavorables que M. Biot a si bien

exposées dans un article inséré au journal des savants ».

Struve fait ici référence à un article41

de Jean-Baptiste Biot (1774-1847) mettant pour la

première fois l'accent sur la situation géographique de l'Observatoire de Paris de plus en plus

préjudiciable aux observations astronomiques de position :

« L'observatoire de Paris n'a plus maintenant à craindre que les

inconvénients de sa situation. La grande ville, dont il était autrefois presque

séparé, s'est étendue au delà de ses limites. Elle l'a enveloppé de rues

populeuses que parcourent incessamment des voilures sans nombre. »

Le Verrier suivra de très près les recommandations de Struve lorsqu'il dirigera l'Observatoire

de Paris à partir de 1854, à l'exception de celle relative à la délocalisation de l'observatoire.

40- Lettre de Struve à Le Verrier, 7 décembre/25 novembre 1847. Ms 1072-12, Archives de l'Observatoire de Paris.

41- Biot J.-B., Description de l'observatoire astronomique central de Poulkova, Journal des Savants, septembre 1847.

FIGURE 5: Recherche infructueuse de la planète Leverrier. Lithographie d'Honoré

Daumier parue dans le Charivari, le 4 décembre 1846. Les Bons Bourgeois lèvent la tête

dans le ciel nocturne en espérant y voir la planète Le Verrier.

8. Les conséquences en France

Cette découverte dû sans aucun doute laisser un arrière-goût amer et persistant à la fois chez

Arago et Le Verrier. Cela renforça la détermination du premier à poursuivre et accélérer ses

efforts pour l'érection de cette grande lunette tant attendue sans pour autant occasionner des

bouleversements majeurs dans les méthodes, les instruments et les thématiques. La recherche

de petites planètes ne fait pas partie des priorités d'Arago, davantage intéressé par la nature

des comètes ou des questions de physique fondamentale, notamment celles concernant la

nature de la lumière.

Il faut plutôt se tourner du côté de l'Observatoire de Marseille pour percevoir les premiers

effets de cette découverte en France. Benjamin Valz (1787-1867), son directeur, propose dès

1847 à l'Académie des Sciences un plan d'observation selon lequel il serait possible de

découvrir toutes les petites planètes en seulement quatre années avec l'aide de douze

astronomes dont chacun s'occuperait d'une zone particulière du ciel à partir de la constitution

d'un atlas écliptique. Ce nouvel atlas vise à figurer toutes les étoiles jusqu'à la magnitude 11 et

situées à moins de 3 degrés de l'écliptique car les limites de déclinaison des cartes de Berlin

ne couvraient pas une large étendue de la zone de l'écliptique où la probabilité est grande d'y

trouver de nouvelles petites planètes. Cette proposition est appuyée par Le Verrier. Un jeune

astronome, Jean Chacornac (1823-1873), est engagé en 1852 pour aider Valz dans ce travail.

Il achèvera cet atlas seul à l'Observatoire de Paris, auquel il est rattaché en mars 1854. Le

même empressement est également constaté en Grande-Bretagne, mais dans l'observatoire

privé de George Bishop (1785-1861). Ce riche mécène entreprend dès novembre 1846 la

constitution d'un atlas écliptique qui permettra à l'astronome John Russel Hind de découvrir

dix nouvelles planètes avant 1855.

Quant-à Le Verrier, nommé directeur de l'observatoire impérial de Paris le 30 janvier 1854

après le décès d'Arago survenu le 2 octobre 1853, en dépit de son statut de théoricien, il va

s'empresser de réorganiser l'observatoire, à commencer par son équipement d'observation. Sa

rancœur devait être encore si présente et si tenace que dès sa nomination à la tête de

l'Observatoire il renvoie la plupart des astronomes du « clan » Arago, dont Augier. Victor

Mauvais choisira quant-à lui le suicide. Les motivations thématiques de Le Verrier sont

clairement différentes de celles d'Arago. Il a manifestement été frappé par l'impuissance

française à découvrir non seulement sa planète mais aussi une quelconque petite planète.

Ainsi il déclare à l'Académie des Sciences en 1854:

«La prompte réalisation du plan que nous avons adopté pour la recherche des

petites planètes ne nous permettait pas d'attendre que la construction du

grand équatorial fût terminée : et d'ailleurs c'eût été détourner cet instrument

de sa destination... Un tel état de choses, si nous n'avions pris le parti de le

changer, eût eu pour nous cette singulière conséquence, que nous eussions dû

nous résigner à abandonner à d'autres le soin d'observer les planètes

découvertes à l'Observatoire... Puisque nous venons de parler des

observatoires particuliers établis à l'étranger, nous devons rappeler que c'est

dans ces observatoires qu'ont été découvertes la plupart des nouvelles petites

planètes, un satellite de Neptune, un satellite de Saturne, la transparence de

l'anneau obscur de cette dernière planète, ...».

Le jour même de sa nomination, un décret impérial, inspiré par Le Verrier lui-même,

dépossède le Bureau des Longitudes de sa tutelle sur l'Observatoire de Paris. Le Verrier a

alors les coudées franches pour réorganiser complètement l'établissement dans son

fonctionnement et ses attributions. L'observation est remise au service du calcul. Il s'inspire

pour cela du modèle anglais, initié par Airy en 1835 lors de sa nomination comme astronome

royal42

. Les tâches sont parcellisées, codifiées au sein d'un vaste processus de production de

données astronomiques. Tous les efforts sont tendus vers la recherche de la précision, dans les

instruments, les méthodes, les observateurs, les calculs. Les astronomes sont calibrés tout

autant que les instruments, réduits à n'être que de simples subordonnés43

, véritables

«machines à observer et à calculer»44

. Il est convaincu que seule la maîtrise de la précision

absolue peut ouvrir la voie vers d'autres découvertes encore insoupçonnées.

C'est pourquoi, dès 1854, il fait placer un équatorial de 23 cm (9 pouces) dans l'une des

coupoles jumelles des jardins de l'observatoire, «uniquement pour faciliter la recherche de

nouveaux astres et l’étude physique du ciel»45

. L'objectif est de qualité modeste mais «la

possibilité de voir et même d’observer de petites planètes inobservables à nos cercles

muraux compense et au-delà le défaut de pureté parfaite des images».

«La prompte réalisation du plan que nous avons adopté pour la recherche des

petites planètes ne nous permettait pas d'attendre que la construction du

grand équatorial fût terminée: et d'ailleurs c'eût été détourner cet instrument

de sa destination.»

Le travail colossal mené par Chacornac, à qui il confie l’instrument, est récompensé dès

octobre 1854 par la découverte du premier astéroïde faite à l'Observatoire de Paris, Polymnie,

qui est le 33ème dans l'ordre des découvertes. En 1858, Le Verrier installe sur la tour de

l'ouest un autre équatorial de Secrétan-Eichens de 31,5cm de diamètre. Maurice Loewy (1833-

1907) emploiera cet instrument à partir de 1860 à fixer les positions des planètes et des

comètes par rapport aux étoiles voisines à l'aide d'un micromètre. L'astrométrie différentielle

extra-méridienne fait ainsi son entrée à l'observatoire aux côtés des observations méridiennes.

Une seconde lunette de 24 cm pourvue d’un objectif de Foucault viendra occuper la seconde

des coupoles jumelles en 1868. Par la suite, Le Verrier procédera également au changement

des instruments méridiens possédant des inconvénients irrémédiables.

Ainsi, ce fut Le Verrier le mathématicien qui dota l'observatoire d'une vaste gamme

d'instruments. Il est vrai néanmoins qu'il stoppa à l'observatoire toute recherche d'astronomie

physique qui constituait l'essentiel du programme d'Arago. Il devait cependant être convaincu

que ce type de recherches ne valait d'être menées qu'avec de grands instruments sans pour

autant se résoudre aux nouvelles techniques qui se faisaient jour en Angleterre, en Allemagne

ou en Amérique, à savoir la spectroscopie et la polarimétrie. Comme le disait Hervé Faye en

1874 dans son rapport à l'Académie sur les nouvelles méthodes physiques de l'astronomie,

«nous autres astronomes anciens, nous avons peine à nous y reconnaître, tant les idées, les

méthodes, les objets que l'on a en vue et jusqu'à l'esprit qui y règne, diffèrent des nôtres».

42- Smith, R.W., 1991. A national observatory transformed: Greenwich in the nineteenth century. History of astronomy,

22, 5-20.

43-« On ne doit pas livrer à la publicité les noms des aides-astronomes qui font des découvertes, dont tout le mérite

revient exclusivement au directeur sous les ordres duquel ils sont placés. Du reste, ces jeunes astronomes reçoivent

une gratification et une médaille pour chaque découverte. » Le Verrier peu après sa nomination à l'Académie des

Sciences.

44-Lettre d'Emile Plantamour à Ernest Laugier, du 4 mars 1854. Cité dans : G. Bigourdan, « Le Bureau des

Longitudes », Annuaire du Bureau des Longitudes, 1928, A91.

45-Le Verrier. Présentation d'une note d'Yvon Villarceau à l'Académie des Sciences, 1854.

9. La naissance de « l’astronomie de l’invisible »

L'observatoire d'Arago était un véritable établissement de recherche dans le sens où il devait

être le creuset des nouveaux savants et des découvertes nouvelles. Arago était davantage versé

dans l'expérimentation physique, la physique fondamentale que dans les calculs longs et

ingrats des grands géomètres, inhérents à l'étude du mouvement des corps célestes. Laplace ne

l'avait-il pas senti en privilégiant Poisson sur Arago lors de l'élection à l'Académie des

Sciences en 1809 ? Tisserand46

dit d'ailleurs d'Arago, en 1893, qu'il introduisit « la physique

dans l'astronomie ». Arago s'occupa par exemple de la polarisation de la lumière lunaire, de

la nature de la surface du Soleil, de la question de la scintillation des étoiles et de leur

diamètre.

Cependant, au sein des grands observatoires européens c'est une toute autre astronomie qui est

en train de prendre son essor dont la figure tutélaire est incontestablement celle de Friedrich

Wilhelm Bessel. Pour Bessel, «entre l'à peu-près et l'exactitude il y a un abîme». Il consacre

sa vie à la recherche de toutes les causes d'erreur possibles dans les observations de précision,

introduisant l'équation personnelle qu'il ne découvre qu'en 1823. Tous les astronomes vont

s'efforcer de mesurer leur équation personnelle ou de mettre en place des procédés ou

instruments pour l'éliminer. Cela va amener à une rationalisation des procédures

d'observation. Grâce à cet effort ascétique vers l'absolu de la précision, Bessel avait brûlé la

politesse à Arago à deux reprises en moins de dix ans. La première avec la parallaxe de la

61ème

du Cygne en 1838 et la seconde, par son projet de cartographie céleste qui mènera à la

découverte de Neptune en 1846. La mesure de parallaxes stellaires attirait Arago en ce qu'elle

pouvait nous apprendre à propos de la physique des étoiles47

. Pour Bessel, elle constituait une

fin en soi, la récompense magistrale de sa quête incessante de l'ultime précision.

Bessel est également le précurseur et le créateur de ce que l'on nomma plus tard

« l'astronomie de l'invisible»48

. Ainsi, dès 1824, il est le premier à avancer sans ambiguïtés

l'hypothèse d'une planète troublante pour expliquer le mouvement d'Uranus. Entre 1834 et

1840, il prédit la présence d'un compagnon invisible autour de Sirius49

, puis autour de

Procyon, à partir des irrégularités observées de son mouvement. La découverte de Neptune

vient ainsi consacrer le succès de cette nouvelle astronomie qui, à partir de petites irrégularités

dans le mouvement des astres, est capable de voir ce que les lunettes les plus puissantes de

l'époque ne peuvent soupçonner. Cette astronomie, qui va s'occuper des corps invisibles,

constitue l'un des plus beaux aboutissements des théories de Newton et de Laplace mais

prouve également d'une manière éclatante la précision des observations.

Le Verrier s'acharnera à traquer ces corps invisibles toute sa vie durant. Il prédira ainsi

l'existence d'une nouvelle planète très proche du Soleil, Vulcain, pour expliquer les

irrégularités du mouvement de Mercure. Cette prédiction n'eut pas le même succès que celle

relative à Neptune. Cependant, ironie du sort, elle constituera beaucoup plus tard la première

vérification observationnelle de la théorie de la relativité générale d'Einstein, c'est-à-dire la

première mise en défaut de la gravitation newtonienne. Le Verrier était également convaincu

que l'observation de sa nouvelle planète devait, au bout de 30 ou 40 ans, révéler probablement

un autre corps invisible au-delà de l'orbite de Neptune. C'est ce qui guida les travaux de

46-Félix Tisserand (1845-1896) fut directeur de l'Observatoire de Paris de 1892 à 1896.

47-A la méthode relative de Bessel – mesure par rapport à d'autres étoiles – il préféra une méthode directe, celle de la

mesure de la variation de la distance zénithale sur l'année.

48-Parfois encore appelée l'astronomie des invisibles.

49-Le compagnon de Sirius fut découvert le 31 janvier 1862 par Alvan Clark au moyen d'une lunette de 46 cm

d'ouverture

Percival Lowell au début du XXème siècle qui aboutirent à la découverte de Pluton en 1930.

Aux yeux des astronomes, c'est-à-dire ceux qui s'occupent exclusivement des astres et de leurs

mouvements, Arago est vaincu. L'astronomie de l'invisible va dès lors constituer le fer de

lance des recherches astronomiques menées à l'Observatoire de Paris sous Le Verrier.

L'astronomie de Le Verrier n'est donc pas celle d'Arago. L'astronomie d'Arago est physique,

celle de Le Verrier est mathématique. Arago est avant tout un homme curieux de la nature

tandis que Le Verrier voit celle-ci comme une mécanique mathématique parfaite et précise.

Elle est consacrée par Le Verrier lui-même dans son rapport sur l'Observatoire de Paris,

adressé au ministre de l'instruction publique et des cultes en décembre 1854, qui déclare après

avoir parlé du mouvement propre du système solaire :

«Voilà, certes, d'admirables résultats tirés de l'observation des positions des

étoiles, et qui laissent présager ceux qu'on a droit d'en attendre, à mesure

qu'on leur donnera plus de précision ; car la science est sans bornes, et c'est

lorsqu'on serait tenté de la croire arrivée à ses dernières limites, qu'elle prend

tout à coup un nouvel essor. Citons, en témoignage, la dernière découverte de

l'illustre astronome de Kœnigsberg, Bessel, dont la science porte encore le

deuil. Si nous n'avons pas aperçu jusqu'ici ce compagnon de Sirius, c'est qu'il

ne constitue pas un second soleil brillant d'une lumière propre, comme dans

les systèmes d'étoiles doubles, mais bien une grosse planète du Soleil Sirius,

planète dont l'éclat emprunté n'a pu parvenir jusqu'à nous. Peut-être en

perfectionnant nos moyens optiques, la verrons-nous un jour; mais lors même

que nous n'y parviendrions pas, nous déterminerons avec le temps l'orbite

qu'elle parcourt, nous fixerons sa masse et celle de l'étoile autour de laquelle

elle se meut. »

Ces paroles prophétiques prennent une résonance toute particulière de nos jours après la

découverte de la première planète extrasolaire en 1995. Le Verrier laissait en effet percer ce

qui est en puissance, la possibilité de découvrir d'autres systèmes solaires par l'insistance qu'il

marque dans l'expression neuve «grosse planète du Soleil Sirius ».

La découverte de Neptune constitue donc bel et bien l'acte de naissance de l'astronomie de

l'invisible, reposant sur la toute puissance du dogme de l'attraction universelle.

10. Conclusion

L'impuissance de l'Observatoire de Paris à découvrir la planète de Le Verrier en septembre

1846 a suscité à l'époque sarcasmes et étonnement. Ce n'est plus le cas de nos jours où l'on se

réfugie le plus souvent derrière l'explication officielle avancée par Arago: l'absence de cartes

stellaires adaptées à la recherche d'astres nouveaux de faible éclat. Pour autant, bien que

recevable à postériori, ce n'est vraisemblablement pas la raison principale qui semble plutôt

tenir au sous-équipement en instruments équatoriaux d'ouverture suffisante. Le programme

d'observation, énoncé douze ans plus tôt par le Bureau des Longitudes, apparaît comme

archaïque et peu visionnaire en regard des nouvelles exigences de précision posées à

l'astronomie du XIXème siècle. Le dénuement et le déclin dans lequel se trouve l'astronomie

française apparaît brutalement au grand jour: un nombre réduit d'astronomes répartis dans tout

au plus deux observatoires, Paris et Marseille, et un Observatoire de Paris qui déjà commence

à subir les nuisances d'une capitale en pleine expansion géographique.

Le Verrier, le découvreur, va alors incarner le renouveau de l'astronomie française. Bien avant

son accession à la direction de l'Observatoire en 1854, il apparaît pour les astronomes

étrangers tels que Struve ou Encke comme le principal interlocuteur légitime, apte à restaurer

l'astronomie française et à lui rendre sa place qui par le passé avait fait toute sa grandeur et sa

renommée. L'affrontement avec Arago et son « réseau » est dès lors inévitable. Les

engagements politiques d'Arago, aux antipodes de ceux de Le Verrier, ne feront que dégrader

un peu plus cette situation. A la mort d'Arago, Le Verrier va en toute logique engager les

grands chantiers nécessaires pour sortir de l'ornière l'Observatoire de Paris, et avec lui toute

l'astronomie française. Cela se fera dans la douleur mais cela va permettre en un temps

relativement bref de remettra à niveau les équipements d'observation, de recruter et former de

jeunes astronomes, de développer l'autre grand observatoire national, celui de Marseille. Le

prix à payer sera l'hyper autoritarisme de Le Verrier, le rôle de subordonné auquel sera réduit

chaque astronome, mais aussi le coup d'arrêt à l'astronomie physique embryonnaire d'Arago.

La découverte de Neptune par Le Verrier aura donc agi comme un révélateur des carences

graves de l'astronomie française. Elle va être le signe déclencheur de vastes bouleversements

qui peu à peu vont radicalement transformer et affecter le paysage astronomique français pour

le demi-siècle suivant. L'inventivité créatrice de l'ère Arago, où l'observatoire était également

un établissement d'expérimentation physique, cédera la place à une rationalisation extrême des

méthodes et des thèmes de recherche, consacrant la prédominance absolue d'un homme, Le

Verrier, et d'une astronomie nouvelle, celle des corps invisibles.

Pascal Descamps IMCCE – Observatoire de Paris

décembre 2011