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Pourquoi et comment la philosophie théorique reparle de Dieu 1 C’est surtout depuis la fin du XX e siècle que les philosophes – et plus particulièrement les théoriciens de l’être – reparlent de Dieu, non pas de façon indirecte comme le font les divers discours sur les religions, sur la foi ou sur l’histoire de la pensée humaine, mais bien en prenant Dieu lui-même comme sujet de leur recherche. Pour illustrer cette approche, nous référons d’abord à quelques ouvrages récents de philosophie théorique concernant Dieu (I), puis nous présenterons l’approche de la philosophie structurale-systématique de Lorenz B. Puntel (II) pour terminer par quelques remarques critiques (III). I. Quelques publications récentes pour illustrer le tournant de la philosophie théorique vers la thématique de Dieu Pour illustrer le tournant en philosophie théorique vers la thématique de Dieu, on pourrait se référer à des centaines de publications. Nous en avons choisi quelques-unes qui nous paraissent significatives. Du côté francophone, un livre a retenu l’attention de ceux qui s’intéressent à la philosophie fondamentale. Il porte le titre évocateur : La Vérité captive 2 , au double sens de cette expression : La Vérité emprisonnée, mais aussi la Vérité qui continue à fasciner, à captiver. Son auteur Maxence Caron, penseur brillant et surdoué, montre au lecteur comment la Vérité a été prise en otage par les systèmes philosophiques outre- modernes, qui négligent de rechercher la Vérité en rapport direct avec la Différence fondamentale, le Dieu-trinité de la tradition catholique. Oublier ainsi la Transcendance pour se complaire dans le transcendement, voilà selon Maxence Caron la « lèpre 3 » de la pensée contemporaine, chez Emmanuel Lévinas, Jacques Derrida ou encore Jean-Luc Marion, tous les trois, penseurs oublieux de la Transcendance et par ce fait même geôliers de la Vérité 1 Dans le cadre d’un cycle de conférences sur Dieu, organisé par M. Jean-Marie Weber dans la Faculté des lettres, des sciences humaines, des arts et de l’éducation de l’Université de Luxembourg, je me suis proposé, en accord avec le responsable que je remercie pour cette invitation, de présenter quelques éléments du discours sur Dieu dans la philosophie contemporaine. Le sujet est tellement vaste que je dois me limiter à un domaine bien précis, et j’ai choisi celui de la philosophie théorique. Je laisserai donc de côté tout ce qui concerne la philosophie pratique ou morale, la philosophie de la religion, ou encore la philosophie comprise comme sagesse, thérapie ou art de vivre… et je me limiterai à la seule philosophie théorique, et plus particulièrement, à l’ontologie, aux théories de l’être. 2 Maxence Caron : La Vérité captive. De la philosophie. Système nouveau de la philosophie et de son histoire passée, présente et à venir, Théologiques, Paris, Les Editions du Cerf / Ad Solem, 2009. 1120 pages. 3 Maxence Caron, La Vérité captive, p. 439.

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Pourquoi et comment la philosophie théorique reparle de Dieu1 C’est surtout depuis la fin du XXe siècle que les philosophes – et plus

particulièrement les théoriciens de l’être – reparlent de Dieu, non pas de façon indirecte comme le font les divers discours sur les religions, sur la foi ou sur l’histoire de la pensée humaine, mais bien en prenant Dieu lui-même comme sujet de leur recherche. Pour illustrer cette approche, nous référons d’abord à quelques ouvrages récents de philosophie théorique concernant Dieu (I), puis nous présenterons l’approche de la philosophie structurale-systématique de Lorenz B. Puntel (II) pour terminer par quelques remarques critiques (III).

I. Quelques publications récentes pour illustrer le tournant de la philosophie théorique vers la thématique de Dieu

Pour illustrer le tournant en philosophie théorique vers la thématique de Dieu, on pourrait se référer à des centaines de publications. Nous en avons choisi quelques-unes qui nous paraissent significatives. Du côté francophone, un livre a retenu l’attention de ceux qui s’intéressent à la philosophie fondamentale. Il porte le titre évocateur : La Vérité captive2, au double sens de cette expression : La Vérité emprisonnée, mais aussi la Vérité qui continue à fasciner, à captiver. Son auteur Maxence Caron, penseur brillant et surdoué, montre au lecteur comment la Vérité a été prise en otage par les systèmes philosophiques outre-modernes, qui négligent de rechercher la Vérité en rapport direct avec la Différence fondamentale, le Dieu-trinité de la tradition catholique.

Oublier ainsi la Transcendance pour se complaire dans le transcendement, voilà selon Maxence Caron la « lèpre3 » de la pensée contemporaine, chez Emmanuel Lévinas, Jacques Derrida ou encore Jean-Luc Marion, tous les trois, penseurs oublieux de la Transcendance et par ce fait même geôliers de la Vérité                                                                                                                1 Dans le cadre d’un cycle de conférences sur Dieu, organisé par M. Jean-Marie Weber dans la Faculté des lettres, des sciences humaines, des arts et de l’éducation de l’Université de Luxembourg, je me suis proposé, en accord avec le responsable que je remercie pour cette invitation, de présenter quelques éléments du discours sur Dieu dans la philosophie contemporaine. Le sujet est tellement vaste que je dois me limiter à un domaine bien précis, et j’ai choisi celui de la philosophie théorique. Je laisserai donc de côté tout ce qui concerne la philosophie pratique ou morale, la philosophie de la religion, ou encore la philosophie comprise comme sagesse, thérapie ou art de vivre… et je me limiterai à la seule philosophie théorique, et plus particulièrement, à l’ontologie, aux théories de l’être. 2 Maxence Caron : La Vérité captive. De la philosophie. Système nouveau de la philosophie et de son histoire passée, présente et à venir, Théologiques, Paris, Les Editions du Cerf / Ad Solem, 2009. 1120 pages. 3 Maxence Caron, La Vérité captive, p. 439.

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captive. Ils ont barré l’accès au Transcendant, en choisissant de se taire sur l’« épékeina » et de ne pas questionner au-delà du donné et de la donation le donateur, au-delà du relatif le constant sans lequel rien ne peut se concevoir comme relatif, au-delà de l’appel à la responsabilité éthique Celui qui appelle à cette responsabilité.

Ces penseurs de l’« outre-modernité » pensent certes la différence ontologique entre l’être et l’étant, les étants trouvant leur être et leur subsistance à partir d’une toile de fond qui n’est pas elle-même un étant mais qui, apparaissant à la conscience humaine, fait de celle-ci justement le Dasein, l’être-là de l’être. Mais tout essai de penser le fondement de ce lieu anthropologique où apparaît la différence ontologique se trouve écarté : on s’arrête à l’être dans ses effets sans jamais interroger son être-même, sa cause, son Principe. Dans le langage de Maxence Caron, on pense bien le transcendement, la dynamique immanente de transcendance et ses effets, mais on néglige de poser la question du Transcendant, origine et fin ultime de tout transcendement.

En oubliant ainsi la Différence fondamentale du Principe, au profit d’une simple pensée de la différence ontologique, l’homme se rate lui-même. Certes, il se rend compte de ce qui le distingue des autres étants, il nomme même cette différence par des mots comme « conscience » ou « réflexivité », mais il n’arrive pas à en saisir l’essentiel : ou bien il fait de la réflexivité un donné primitif, sans que jamais la question du donateur de ce donné n’apparaisse (Fichte, Hölderlin, Hegel, Husserl) ; ou bien il fait disparaître cette réflexivité dans le mouvement-même du transcendement, « la réflexivité est alors intégrée à ce qui est en réalité en deçà d’elle » (Descartes, Kant, Nietzsche, Heidegger)4.

Afin de remédier à cette situation, Maxence Caron se met à écrire un nouveau système de la philosophie. Il s’en explique dans sa préface de 278 pages qui précède le premier tome des neuf tomes annoncés et dont quelque 6000 pages sont déjà publiées.

L’arrogance et la critique excessive qui caractérisent ses écrits – son arrogance par rapport aux autres philosophes étant pour Maxence Caron sa véritable humilité, parce qu’il écoute le Principe – explique sans doute en partie le silence autour de son œuvre magistrale et novatrice. Un nouveau tome paraîtra en février 2018, qui traitera sur quelque 2000 pages de « La Transcendance offusquée ».

Maxence Caron est un exemple significatif parmi des dizaines d’autres philosophes de langue française5 de ce renouveau de la philosophie n’ayant plus peur de parler de Dieu.

                                                                                                               4 Cf. Maxence Caron : La Vérité captive, p. 495. 5 Cf. Par exemple : Frédéric Guillaud : Dieu existe. Arguments philosophiques (La nuit surveillée), Cerf, 2013, 416 p. ; Yann Schmitt : L’être de Dieu. Ontologie du théisme

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Dans son ouvrage récent Le principe du monde. Le Dieu du philosophe6, Michel Bastit, professeur des universités poursuivant des recherches au sein des Archives Poincaré du CNRS à Nancy, unité de recherche « Métaphysique, Philosophies de la nature et Philosophie pratique », traite la question de l’existence de Dieu comme une question de science philosophique qui de fait peut accéder à un tout premier principe. En conséquence, il refuse un scepticisme qui nierait les capacités métaphysiques de la raison, et développe une Physique à la recherche du premier moteur, une philosophie de la nature qui n’ignore pas l’existence de Dieu. Selon Michel Bastit, « il existe bien une voie de démonstration philosophique de l’existence de Dieu. Cette voie est scientifique en cela qu’elle conduit nécessairement à l’affirmation d’une proposition du genre « Dieu existe » ou « il existe un être premier qui est Dieu ». Et il ajoute : « Bien entendu, une telle affirmation purement philosophique ne confère absolument pas la foi religieuse qui demande une adhésion aimante donnée par la foi théologale.7 »

Du côté anglophone, Anthony Flew8, un des philosophes athées du XXe siècle, bien informé et fort engagé dans la cause d’une pensée et d’une vie sans dieu, avait réuni - après une cinquantaine d’années de combat pour un athéisme rationnel et intelligent - une nouvelle fois tous les arguments contre l’existence de Dieu pour présenter une synthèse des connaissances actuelles sur le sujet. Il avait déjà prévu le titre pour son nouvel ouvrage de synthèse : « There is no God ». Comme méthode de travail, il s’était donné la devise : « de ne rien accepter qui contredit la raison ».

En rédigeant son texte honnête, malgré les nombreuses prises de position critiques que ce livre a suscitées, Anthony Flew arrive à une conclusion plutôt pénible pour un athée convaincu : de ses arguments rassemblés, il faudrait conclure – selon la méthode poursuivie – que l’existence de Dieu serait plus probable que sa non-existence. Il changea donc le titre de son ouvrage : il barre le « no » pour le remplacer par « a » : « There is no God » devient ainsi « There is a God » : Il y a un Dieu. Le sous-titre du livre publié en 2008 signale de quoi il s’agit : « Comment l’athée le plus notoire du monde change d’opinion ».

                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                         (Philosophie), Ithaque, 2016, 267 p. ; Mgr André Léonard : Métaphysique de l’Être. Essai de philosophie fondamentale, Cerf, 2006, 448 p. ; ou encore le récent livre de Michel Bastit : Le principe du monde. Le Dieu du philosophe (octobre 2016). Emilio Brito : Philosophie moderne et christianisme. (Bibliotheca Ephemeridum Theologicarum Lovanienesium, CCXV A+B), Peeters, 2010, 1514 pages. 6 Michel Bastit : Le principe du monde. Le Dieu du philosophe (Collection Recherches), Les Presses universitaires de l’IPC, 2016, 261 pages. 7 Michel Bastit : Et si l’athéisme était une forme d’ignorance ? in Revue thomiste (2017), p. 315-327, ici p. 326. 8 Anthony Flew with Roy Abraham Varghese : There is a God. How the World’s Most Notorious Atheist Changed His Mind, Harper One, 2008, 222 p.

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Le texte ne relate pas une conversion religieuse, voire mystique - de tels récits existent évidemment, mais ne nous concernent pas ici. Ce qu’a fait Anthony Flew, c’est un travail de philosophie rationnelle. Il écrit lui-même : « Je dois insister sur le fait que ma découverte du divin a eu lieu sur un plan purement naturel, sans aucune référence à des phénomènes surnaturels. Cela a été un exercice de ce que l’on appelle théologie naturelle… En bref ma découverte du Divin a été un itinéraire de raison et non de foi.9 »

Parmi les nombreuses publications qui reparlent de Dieu, on peut consulter le volume de la collection « The Blackwell Campanion », édité en 2012 par Craig et Moreland sous le titre « Natural Theology »10. Les différentes contributions de cet ouvrage de référence font comprendre que les objections aux discours sur Dieu sont devenues anciennes, vu que souvent elles ne tiennent pas compte des recherches plus récentes en ce domaine.

Une autre publication intéressante pourrait être le volume 4 des Nordic Studies in Theology, qui porte le titre évocateur : « Parler sérieusement de Dieu11 ». Ce volume édité en 2016 contient des textes de Bohn, Christofferson, Eikem, Follesdal, Henrinkson, Mjaaland, Saether, Sovik et Vaags qui, dans les pays nordiques, repensent au niveau philosophique le débat entre théisme et athéisme.

De nombreux livres et articles scientifiques concernant les commentaires des preuves de l’existence de Dieu témoignent que ce sujet continue à intriguer tant pour les preuves a posteriori que pour celles dites a priori.

On peut – semble-t-il – arriver à Dieu à partir d’une réflexion sur le monde dans lequel nous vivons. Récemment la preuve kalam, venue de la pensée musulmane, a regagné en importance, en rapport avec les découvertes de la physique et de la cosmologie. Voici cet argument12 :

1. Tout ce qui commence d’exister a une cause. 2. L’univers a commencé d’exister. 3. Donc l’univers a une cause de son existence.

                                                                                                               9 Flew : There is a God, p. 93. 10 The Blackwell Companion to Natural Theology, edited by William Lane Craig and J.P. Moreland. Oxford, Blackwell Publishing Ltd, 2012, 683 pages. 11 Asle Eikrem, Atle O. Sovik (eds.) : Taling Seriously About God. Philosophy of Religion in the Dispute betwenn Theism and Atheism (Nordic Studies in Theology. Nordische Studien zur Theologie, Bd. 4), Lit Verlag, 2016, 175 p. Dans ce volume se trouve aussi l’étude de Atle O. Sovik : A Theoretical Framework for Talking Seriously about God. Dans cette étude l’auteur compare le réalisme ontique structural de James Ladyman avec l’approche de Puntel (pages 55-76). 12 L’argument est repris de Yann Schmitt : L’argument cosmologique du kalam : temps et causalité, in Michel Bastit (sous la direction de) : Etudes de cosmologie philosophique. L’Harmattan, 2013, p. 130.

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Quant aux preuves dites a priori, parmi lesquelles figure le fameux argument ontologique de saint Anselme, elles continuent à fasciner : Si Dieu est cet être parfait, et il l’est par définition, alors il est nécessairement. Beaucoup de logiciens ou de théoriciens de la connaissance refusent de penser que Kant aurait dit le dernier mot en cette matière.

Ainsi Kurt Gödel13 avait remis à la fin de sa vie à un ami une nouvelle mise en forme logique de l’argument ontologique en se servant de la logique modale. Quelque peu modifié, cet argument semble correct aux yeux des ordinateurs des mathématiciens, comme le montre Tobias Hürter14, qui a travaillé cet argument avec son ordinateur personnel. Il fait toutefois savoir : « Même si l’existence de Dieu était mille fois démontrée, Dieu resterait une affaire de foi. » Cette remarque ne semble juste qu’en partie, car même si la foi personnelle en Dieu est essentielle, l’être de Dieu ne dépend pas de cette foi en Lui. Et donc Dieu n’est pas seulement une affaire de croyance ou de foi.

Du côté germanophone, un nouveau courant, désigné par le vocable « post-naturaliste15 », montre que le naturalisme et l’athéisme qui en découle n’ont plus les meilleurs arguments de leur côté. Un exemple de ce nouveau courant pourrait être le livre qu’a publié en 2015 Holm Tetens sous le titre « Penser Dieu. Un essai sur la théologie rationnelle 16 ». Professeur émérite de philosophie théorique de l’Université de Berlin, Holm Tetens montre sur les quelque 90 pages qu’il est plus probable que Dieu existe que le contraire ; et donc par conséquent qu’il n’est pas irrationnel ou déraisonnable ni de penser que Dieu existe, ni de croire en lui, ni même d’attendre le salut de lui.

L’ouvrage a suscité un débat entre les philosophes17 et théologiens18 , débat qui continue, surtout que Holm Tetens était plutôt connu pour ses positions agnostiques, voire athées jusque dans les années 2010.

Un autre professeur de philosophie, Lorenz B. Puntel19, mérite lui aussi d’être étudié de plus près. Avec « Être et Dieu », le professeur émérite de Munich                                                                                                                13 cf. Kurt Gödel’s Ontologischer Beweis in Jordan Howard Sobel : Logic and Theism. Arguments For and Against Beliefs in God, Cambridge University Press, 2004, p. 115-167. 14 Tobias Hüter : Formel von Kurt Gödel. Mathematiker bestätigen Gottesbeweis. Spiegel On-line Wissenschaft. http://www.spiegel.de/wissenschaft/mensch/formel-von-kurt-goedel-mathematiker-bestaetigen-gottesbeweis-a-920455.html. 15 cf. Martin Breul : Religion in postnaturalistischen Zeiten. Zum Verhältnis von Offenbarung, Naturalismus und rationale Theologie, in Zeitschrift für Katholische Theologie 139 (2017), 24-40. 16 cf. Holm Tetens : Gott denken. Ein Versuch über rationale Theologie, Reclam (collection « Was bedeutet das alles ? »), 2015, 96 p. 17 cf. Peter Rohs : Worauf gründet sich die Vernünftigkeit des Theismus. Eine Auseinandersetzung mit Holm Tetens’ Gott denken – ein Versich über rationale Theologie, in Zeitschrift für philosophische Forschung (2016), 125-136. 18 cf. Raphael Weichlein : « …und erlöse uns von dem Bösen ». Skizzen einer rationalen Soteriologie im Anschluss an Hom Tetens, in Theologie und Philosophie (2017), 78-99.

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continue son ouvrage magistral « Structure et Être » de 2007, où il avait présenté les fondements de son approche philosophique, encore mal connue en France, mais qui fait déjà école en Amérique latine et aux Etats-Unis où Alan White, disciple de Nicolas Rescher, présente et continue cette philosophie structurale-systématique dans ses propres travaux, en particulier, dans son livre fort instructif et pédagogique : « Vers une théorie philosophique du Tout. Contribution à la philosophie structurale-systématique20 ». Emmanuel Tourpe, grand connaisseur des courants métaphysiques, a publié un dialogue avec le philosophe allemand, paru à la fois en français et en allemand, où il se donne comme objectif de faire connaître aux lecteurs francophones ce philosophe qui a donné « une des contributions métaphysiques les plus importantes des cinquante dernières années ». Les deux livres « Structure et Être » et « Être et Dieu » « bouleversent à ce point, et de fond en comble, la philosophie fondamentale, qu’il est permis de dire que dans ce domaine Puntel a pris rien moins que la relève de Hegel et de Heidegger… Croit-on que l’on exagère ? L’avenir jugera.21 »

Les travaux de Puntel concernant Dieu sont des travaux autour de l’ontologie, mais ils abordent l’être autrement que ne le font les philosophes modernes depuis Kant ou encore les penseurs de l’outre-modernité qu’a critiqués aussi Maxence Caron.

II. La philosophie structurale-systématique de Lorenz B. Puntel Comme les titres des deux ouvrages, Structure et Être et Être et Dieu,

l’indiquent, Puntel commence par élaborer une théorie de l’être. Il la comprend comme théorie des structures les plus générales de l’univers illimité du discours. Cette quasi-définition comporte trois termes centraux de la philosophie structurale-systématique.                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                          19 Lorenz B. Puntel : Struktur und Sein. Ein Theorierahmen für eine systematische Philosophie. Tübingen, Mohr Siebeck, 2006, 687 p. ; id. : Sein und Gott. Ein systematischer Ansatz in Auseinandersetzung mit M. Heidegger, E. Lévinas und J.-L. Marion, Tübingen, Mohr Siebeck, 2010, 444 p. ; Lorenz B. Puntel. Emmanuel Tourpe : Philosophie als systematischer Diskurs. Dialoge über die Grundlagen einer Theorie der Seienden, des Seins und des Absoluten, Karl Alber Verlag, 2014, 223 p. ; Lorenz B. Puntel : La philosophie comme discours systématique. Dialogue avec Emmanuel Tourpe sur les fondements d’une théorie des étants, de l’Être et de l’Absolu, Les Dialogues des petits Platons, 2015, 247 p. ; id. : « Wie kommt der Gott in die Philosophie ? » (Heidegger). Eine kritisch-systematische Betrachtung, in Felix Resch (Hg.), Die Frage nach dem Unbedingten. Gott als genuines Thema der Philosophie. Festschrift zu Ehren von Prof. Dr. Josef Schmidt SJ, Text und Dialog, 2016, S. 163-196. 20 Alan White : Toward a Philosophical Theory of Everything. Contribution to the Structural-Systematic Philosophy, Bloomsbury, 2014, 192 p. 21 cf. la recension par E. Tourpe des deux livres de Puntel, in Revue nouvelle de théologie, 2014, p. 316-317.

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1. Théorie : Le projet de Puntel est un projet de philosophie théorique systématique. Il s’efforce donc de clarifier autant que possible ce qu’il faut entendre par « théorie » et formule de façon très précise le cadre théorique dans lequel évolue sa théorie de l’Être qu’il désigne lui-même comme « philosophie structurale-systématique ».

2. Structures : Par structures, il faut comprendre tout ce que l’esprit peut expliciter, comprendre, saisir de l’Être. Cette approche n’est pas une approche transcendantale qui opposerait sujet constituant (structure) et objet constitué (monde ou être), les deux pôles sont plutôt conçus comme englobés dans la dimension universelle d’être, comme il s’agit de le montrer.

3. Univers illimité du discours : Par le terme technique « univers de discours » faisant référence à Rudolph Carnap, Puntel désigne le donné au sens très large, point de départ pour toute recherche philosophique. L’expression « univers du discours » indique que le langage jouera un rôle important. Par contre, le mot « illimité » fait comprendre que Puntel ne veut pas présenter une théorie d’un certain domaine de l’être, mais bien une théorie de l’Être comme tel et de l’Être en totalité, donc bien une théorie du Tout.

L’idée de fond de Puntel est de mettre en lumière la relation entre la dimension structurale et l’univers illimité du discours. Etablir et étudier la relation entre ces deux pôles n’est possible que parce que ces deux pôles sont toujours déjà englobés dans une dimension primordiale qui peut et doit être appelée « l’Être », comme le montrera la suite.

Le plus proche de cette théorie de l’Être, c’est Heidegger qui avait, lui aussi, atteint l’Être en tant que dimension primordiale englobant les deux pôles de la relation. Mais – selon la critique approfondie de Puntel – Heidegger n’a pas suffisamment explicité cette dimension originaire. Puntel se donne donc comme objectif cette explicitation, en élaborant d’abord un cadre théorique permettant de formuler une théorie du Tout de l’Être. Celle-ci sera alors mieux articulée que la simple vision ou pensée quasi poétique que Heidegger avait développée de l’Être.

Mais peut-on élaborer une théorie du Tout, sans tomber dans les contradictions et paradoxes soulignés par les logiciens ?

L’élaboration d’une théorie du Tout semble à première vue légitime, car l’esprit humain est à la recherche d’une intelligibilité maximale qui poursuit le questionnement aussi longtemps que les questions sont cohérentes et claires.

Mais, au niveau formel, une théorie du Tout semble marquée à jamais par les fameux paradoxes de la théorie des ensembles que Bertrand Russell et Alfred N. Whitehead avait mis en évidence. Puntel connaît bien ces problèmes pour les

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avoir étudiés en préparation de son exposé des différentes théories de la vérité22. Ainsi il fait remarquer que les paradoxes sont en fait liés au langage de la logique des prédicats qui les engendre. Or le cadre théorique de son approche structurale-systématique ne se sert pas de cette logique, mais en développe une autre qui ne se fonde pas sur la théorie ensembliste et peut donc éviter les paradoxes de celle-ci.

Au lieu de se servir du langage ordinaire, comme le font la plupart des philosophes contemporains, Puntel construit un langage philosophique qui lui est propre et dont une des caractéristiques principales est de ne pas employer des phrases de la structure « sujet-prédicat », mais uniquement des phrases verbales comme « il pleut », « il fait jour » etc. C’est ce genre de phrases qui constitue les phrases primaires du langage philosophique et les propositions primaires de la nouvelle sémantique correspondant aux faits primaires au niveau ontologique.

Ces décisions entrainent des conséquences pour la théorie de la vérité qui se base sur le principe de contexte, en ce sens que, selon la formule de Frege, « un mot n’a de signification que dans le contexte d’une phrase »23. Cette théorie de la vérité n’a pas besoin de se référer à un extérieur, différent du langage : le sémantique et l’ontologique sont comme les deux faces d’une même médaille.

Vu que la philosophie structurale-systématique conçoit la théorie de l’Être comme une théorie des structures les plus universelles de l’univers illimité du discours, il s’agit donc de mettre en lumière la relation entre les structures logico-mathématiques, sémantiques et ontologiques d’un côté, et de l’autre l’univers illimité du discours, en fait tout ce qui est donné au sens le plus large du terme : l’Être. La mise en lumière de cette relation rendue possible parce que les deux pôles, structures et donnée(s ?), sont englobés dans une unique dimension primordiale, soulève deux questions auxquelles il s’agit de répondre : Cette dimension primordiale est-elle bien la dimension d’Être ? et deuxième question : Si oui, comment peut-on accéder à cette dimension ?

Pour l’approche structurale-systématique, la dimension primordiale est bien la dimension d’Être : « l’« Être » est présupposé à toutes choses – mais il ne présuppose lui-même absolument aucune autre dimension qui soit plus fondamentale et plus originaire qu’elle-même24 ». Et donc, on peut bien et correctement appeler cette dimension absolument primordiale : « l’Être ».

Pour y accéder, Puntel distingue trois voies qu’il s’agit de présenter brièvement.

                                                                                                               22 cf. L. Bruno Puntel : Wahrheitstheorien in der neueren Philosophie (Erträge der Forschung), Wissenschaftliche Buchgesellschaft Darmstadt, 1978, 248 p. 23 cf. Puntel : Struktur und Sein, p. 267. 24 Puntel : La philosophie comme discours systématique, p. 173.

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La première voie revient sur l’ancien principe de la coextentionnalité intentionnelle de l’esprit humain à l’univers illimité du discours.

Aristote avait déjà affirmé que « l’âme est d’une certaine manière tous les étants » (anima quodammodo omnis) 25 , autrement dit : l’esprit est intentionnellement coextensif à la totalité des étants. Aristote avait bien envisagé les étants, et non pas l’Être. Ce qui lui vaut le fameux reproche heideggérien de l’oubli de l’Être. Saint Thomas d’Aquin, par contre, avait bien fait la distinction entre l’étant et l’être : à la différence de ceux qui le précèdent et de ceux qui le suivent, il ne comprend pas Dieu comme un étant, même pas avant tout comme l’ens primum (le premier étant), mais bien plutôt comme l’esse per se subsistens (l’être subsistant par soi)26. La théorie de l’être de Puntel ira au-delà d’Aristote en direction de saint Thomas d’Aquin, mais dont l’intuition de l’acte d’être est à compléter et à expliciter davantage suite aux travaux de Heidegger : Puntel envisage ainsi non seulement les étants, ni non plus le seul esse comme acte d’être, mais bien l’Être comme tel et dans sa totalité auquel l’esprit est coextensif. Et c’est bien là sa première voie d’accès à l’Être.

La deuxième voie d’accès passe par l’explicitation du « il » de l’opérateur théorique qui ouvre à la dimension universelle de l’Être.

Rappelons que Puntel comprend la vérité non pas comme attribut d’une proposition, mais bien comme opérateur sur les propositions. Dire « la proposition p est vrai » c’est formuler une phrase de structure « sujet-prédicat » que le langage de la philosophie structurale-systématique ne reconnaît pas. Pour exprimer la vérité, il faut plutôt employer l’opérateur « il est le cas que… »27. Puntel n’éclaire donc pas la question de l’Être en cherchant - comme d’autres métaphysiciens - à thématiser la copule « est » de la structure « sujet-prédicat ». Pour la philosophie structurale-systématique, l’accès à l’Être passe plutôt par la mise en valeur de toutes les implications de l’« il » de l’opérateur de vérité, placé en tête de toute phrase théorique.

Ainsi la phrase primaire « Il pleut » a la forme explicite théorique : « Il est le cas qu’il pleut ». Le « il », de « il pleut », n’est pas un sujet à qui on ajouterait un prédicat, « il » est plutôt cette particule qui ouvre la localisation spatio-temporelle dans laquelle il pleut. De même, le « il » dans « il est le cas que »                                                                                                                25 Puntel : Gott und Sein, p. V. 26 Dans sa thèse doctorale, Puntel avait consacré un long chapitre à Thomas d’Aquin. Il revient plusieurs fois dans son œuvre sur l’« exception » thomasienne. cf. L. Bruno Puntel : Analogie und Geschichtlichkeit. I. Philosophiegeschichtlich-kritischer Versuch über das Grundproblem der Metaphysik. Mit einem Vorwort von Max Müller, Herder, 1969, 580 S., en particulier les pages 175 à 302. Voir aussi Puntel : Sein und Gott, p. 34-48. 27 En allemand : « es verhält sich so dass… ». Dans une proposition telle que « es verhält sich so dass es regnet », les deux occurrences du mot « es » ne sont pas à proprement parler sujets dans une structure de phrase « sujet-prédicat », mais bien des particules qui ouvre une dimension. Tout ceci est largement expliqué dans Struktur und Sein, pp. 297ss et 539ss.

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n’est pas non plus un sujet, mais « il » ouvre - non pas une localisation limitée comme dans « il pleut » - mais bien toute la dimension absolument universelle de l’univers illimité du discours.

Et Puntel de conclure sa présentation : « il » ouvre à absolument tout, il « est l’ouverture de l’espace illimité de l’articulation théorique. Il est l’indicateur de la dimension absolument universelle, (…) de la dimension de l’Être primordial » 28.

Reste la troisième voie d’accès à la dimension universelle de l’Être primordial, qui concerne le contenu même de cette dimension universelle de l’Être. Elle part des entités simples, des faits primaires ou des structures ontologiques simples, pour s’étendre aux individus, puis aux domaines, et progresser ainsi en considérant les différentes connectivités vers la connectivité de toutes les connectivités, c’est-à-dire vers la dimension primordiale de l’Être même.

Le schéma ci-dessous, repris des différentes publications de Puntel29, montre ce mouvement vers la dimension primordiale de l’Être. Par « Être », on entend donc cette connectivité absolument universelle ou bien la connectivité de toutes les connectivités.

La dimension absolument universelle ou originaire est l’unité de la dimension théorique (donc des structures) et de l’univers illimité du discours. Et rien ne peut être représenté, conçu, thématisé, etc. en dehors de cette dimension fondamentale.

Ayant ainsi un triple accès à la dimension primordiale de l’Être, l’esprit humain peut l’expliciter, la comprendre, mettre en lumière ses moments structuraux. Trois modes co-originaires lui permettent cette relation : les modes théorique, pratique et esthétique. A ces trois rapports s’associent pour découvrir les différents moments structuraux de l’Être les trois facultés de l’esprit qui sont l’intellect, le vouloir et la faculté esthétique.

                                                                                                               28 Puntel : La philosophie comme discours systématique, p. 180. 29 Puntel : La philosophie comme discours systématique, p. 182 ; Sein und Gott, p. 194.

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Pour l’intellect l’Être se présente comme universellement exprimable : en

principe, il n’y a pas d’ineffable et tout est absolument intelligible : en effet, il n’y aurait aucun sens à produire un énoncé scientifique ou philosophique sur quelque chose ou sur le tout de la réalité, si ce quelque chose ou ce tout n’étaient pas intelligibles, à même d’être conceptualisés, expliqués, compris… Enfin, pour l’intellect l’Être est cohérent, il est donc consistant, non-contradictoire, mais aussi systématique. La dimension de l’Être est ainsi accessible à la pensée, à l’esprit, au langage : ens et verum convertuntur ; l’être et le vrai se rencontrent. La volonté a trait au mode pratique et découvre la bonté universelle de l’Être : ens et bonum convertuntur. Quant à la faculté esthétique, elle saisit la

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consonance de tous les moments structuraux comme beauté. La philosophie structurale-systématique retrouve ainsi pour parler de l’Être comme tel l’apport de la théorie traditionnelle des transcendantaux.

Reste l’Être en totalité, la véritable richesse de l’Être, le « monde » dans ses différents domaines : la nature, la vie, l’homme, les institutions, les arts, l’histoire… tous les domaines d’études possibles.

Parmi les nombreuses questions que l’esprit humain peut soulever figure « une question fondamentale qui prend son origine dans l’introduction des grandes modalités : nécessité-possibilité-contingence : l’Être comme tel et en totalité, donc l’être avec tous les étants, est-il contingent ? Il serait difficile de contester que cette question est une des questions les plus profondes et les plus inévitables de l’esprit humain. La philosophie structurale-systématique lui donne une réponse claire.30 »

La réponse souvent donnée de nos jours à cette question affirme que tout serait contingent. C’est la thèse de l’omni-contingence : certes tout est, mais il aurait bien pu ne pas être. Cette position théorique demeure fort répandue un peu partout, même parmi les philosophes et les scientifiques.

Puntel la contredit fermement. Selon lui, il y a - à côté de la dimension contingente de l’Être - une dimension absolument nécessaire, et pour le montrer, il présente son argument repris dans ses différentes publications31, toujours le même, formulé dans la forme logique du modus tollens :

1. Si tout était contingent, alors le néant absolu (nihilum absolutum) serait possible.

2. Mais le néant absolu n’est pas possible. 3. Donc tout n’est pas contingent.

Autrement dit : Il y a du nécessaire, il y a une dimension nécessaire de l’Être, et en conséquence, Puntel émet la thèse fondamentale de la bi-dimensionnalité de l’Être : l’Être a deux dimensions : la dimension d’Être absolument nécessaire et la dimension d’Être contingente.

La première prémisse de l’argument montre bien que si tout était contingent, tout aurait pu ne pas être, et donc il serait possible que rien ne soit. Mais la seconde prémisse affirme bien que le néant absolu est impossible. En effet, ce qui est possible doit pouvoir être. Si le néant absolu était possible, il devrait donc pouvoir être. Mais un néant qui est, est une contradiction flagrante, car le

                                                                                                               30 Puntel : « Wie kommt der Gott in die Philosophie », S. 182. 31 Puntel : Struktur und Sein, p. 594 ; Sein und Gott, p. 234 ; La philosophie comme discours théorique, p. 227 ; « Wie kommt der Gott in die Philosophie », S. 183.

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non-être n’est pas, comme l’affirmait déjà Parménide32. Le néant absolu est par conséquent un non-concept, une contradiction dans les termes.

Qu’il y ait du contingent, c’est une évidence qui ne peut être mise en doute. Par contre, s’il n’y avait que du contingent, celui-ci devrait surgir du néant. Or du néant ne peut surgir aucun être, vu l’absolue incompatibilité de la dimension d’être et du néant. Le simple fait d’affirmer le contingent entraine donc l’affirmation de la dimension absolument nécessaire de l’être.

Arrivé à ce point, on pourrait facilement se référer à Dieu, vu que la tradition a toujours vu en Dieu l’être absolument nécessaire. Mais Puntel n’identifie pas simplement la dimension absolument nécessaire de l’Être avec Dieu, comme le font certains métaphysiciens. Il précise d’abord à quelle place exacte de l’exposé systématique peut et doit être introduit le terme de Dieu, qui n’est pas un terme proprement philosophique, mais qui provient de la tradition religieuse33.

Puntel commence donc par insister sur la différence entre la dimension contingente et la dimension nécessaire. Alors que la première est totalement dépendante de la seconde, celle-ci par contre, ne doit qu’à elle seule d’être ce qu’elle est. En conséquence, elle doit aussi être conçue comme spirituelle, douée d’intelligence, de volonté et de liberté, comme personnelle, sinon elle ne serait pas coextensive ni à elle-même, ni à l’Être en totalité, ce qui serait une incohérence. Vu que les étants contingents sont, alors qu’ils auraient bien pu ne pas être, et vu qu’ils ne sont pas venus d’eux-mêmes à l’être, leur être leur vient d’ailleurs, mais non du néant absolu qui n’est pas. La dimension contingente est donc bien posée dans d’Être par l’Être libre et absolument nécessaire, et cela sans présupposés.

S’il y avait des présupposés, il y aurait déjà quelque chose. C’est le débat sur le vide en physique par exemple. On peut se référer au beau livre de Trinh Xuan Thuan, La plénitude du vide34. Le vide dont il s’agit n’est pas le néant absolu, mais bien le vide physique qui présuppose l’espace-temps, duquel peuvent surgir les étants.

Or l’expression « poser la dimension contingente dans l’être sans présupposés » décrit le sens du concept de création des trois grandes religions monothéistes et qui est le mieux thématisé dans la religion chrétienne et sa science, la théologie35.

C’est à cette place précise de sa théorie de l’Être que Puntel introduit Dieu. Son analyse structurale-systématique, arrivée à la bi-dimensionnalité de l’être,

                                                                                                               32 Puntel : Sein und Gott : p. 221. 33 Puntel : Struktur und Sein, p. 440 ss. 34 cf. Trinh Xuan Thuan : La Plénitude du Vide, Paris, Albin Michel, 2016, 341 pages. 35 Puntel, Struktur und Sein, p. 444.

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explicite la relation entre les deux dimensions contingente et nécessaire, de telle sorte que Dieu créateur peut et doit être introduit en philosophie.

Après avoir donné le pourquoi de l’introduction de Dieu dans la théorie de l’Être, on pourra aussi montrer comment Puntel (re)parle de Dieu en philosophie, en reprenant brièvement quatre questions qu’il aborde.

1. Pourquoi Dieu a-t-il créé le monde ? ou encore : « Pourquoi y a-t-il plutôt quelque chose que rien ? » (Leibniz)

Si on comprend cette question dans le sens que lui a donné Heidegger : « pourquoi y a-t-il de l’étant et non pas rien ? », ce n’est pas la question la plus radicale de la théorie de l’Être, car cette question ne concernant que les étants laisse l’Être lui-même non thématisé. Il faut donc poser la question : « Pourquoi y a-t-il de l’Être et non pas du néant (absolu) ? » Mais cette question n’a - pour la philosophie structurale-systématique telle que nous l’avons présentée ici - aucun sens. Elle est en effet contradictoire en elle-même, car l’être et le néant sont incompatibles.

2. Comment déterminer de manière plus précise la relation entre l’Être spirituel absolument nécessaire et les étants contingents ?

Ce n’est pas en éloignant Dieu de l’être que la philosophie structurale-systématique élabore sa réponse, mais bien en les unissant davantage. L’Être absolument nécessaire, en tant que Créateur, englobe et comprend en effet tous les étants de sorte que Puntel peut parler de « panenthéisme » : Dieu est en tout, à ne pas confondre avec le panthéisme, où Dieu serait tout. Remarquons que cette conception panenthéiste est en accord avec saint Paul qui affirme à Athènes, devant les philosophes de l’aréopage : « En Dieu, nous vivons, nous nous mouvons et nous sommes. » (cf. Ac 17, 27-28)

Poser ainsi la question de Dieu, c’est montrer les faiblesses de deux grands courants actuels. La philosophie de la religion analytique continue à penser Dieu comme un étant dans le cadre de l’onto-théologie et ne permet donc pas de penser la relation d’unité entre Dieu et le monde fini. Il manque à cette approche un terrain commun, une médiation pour mettre les deux en relation. L’autre courant est la pensée judéo-chrétienne post-moderne pour laquelle Dieu est un Autre totalement éloigné, inaccessible et inconcevable en rapport avec le monde fini. Un abîme absolu s’ouvre entre Dieu et l’être, de sorte que Jean-Luc Marion parle de « Dieu, sans l’être »36.

Pour Puntel, pareille affirmation est infondée, incohérente et dénué de sens, elle est philosophiquement inconcevable et ne peut donc pas être discutée. Pour la philosophie structurale-systématique, Dieu n’est pas un Etant, il n’est pas non                                                                                                                36 cf. in Puntel : Sein und Gott : le chapitre 4.2. J.-L. Marions verfehlte Konzeption der « radikalen und nicht-metahysischen Transzendenz » und von « Gott ohne das Sein », p. 313-426.

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plus « Dieu sans l’être », mais « Dieu se manifeste comme l’Être pleinement explicité »37.

3. La question des attributs divins est rediscutée par la philosophie de la religion analytique qui attribue à une sorte de « super-sujet » conçu de manière anthropomorphique l’entière perfection, l’omniscience, la toute-puissance, l’infinité, la liberté… Pour Puntel qui refuse dans son langage philosophique la structure sujet-prédicat, cette thématique a besoin d’une correction fondamentale et radicale38.

4. Concernant la Révélation de Dieu, la théorie de l’Être de l’approche structurale-systématique clarifie la relation entre théologie et philosophie et montre que Dieu, l’Être nécessaire et libre, peut se communiquer dans l’histoire39 à la dimension contingente.

III. Quelques remarques critiques La théorie de l’Être de Puntel se développe dans un cadre théorique établi par

la philosophie structurale-systématique. Ce cadre théorique n’est pas l’unique possible, mais selon Puntel, il est pour le moment le meilleur, et le vaste domaine de l’être peut être abordé dans ce cadre : le monde physique, psychologique, esthétique… le monde de la morale, la société, l’histoire… C’est là un travail qu’une seule personne ne pourra fournir, toute une équipe de chercheurs devrait s’en occuper. Aux Etats-Unis d’Amérique, Alan White s’est montré intéressé par ce projet, a traduit les livres de Puntel et développe de nouveaux aspects de la philosophie structurale-systématique.

Puntel a opté pour un langage philosophique qui exclut les phrases de structures « sujet-prédicat » et ne garde, au niveau sémantique que des propositions verbales. Il s’agit d’en élaborer plus en détail la logique afin de mieux présenter les trois structures fondamentales logiques/mathématiques, sémantiques et ontologiques.

Dans sa présentation critique du livre « Être et Dieu », Harmut von Sass40 conclut que Puntel n’a pas réussi son projet d’une théorie de l’être. Ainsi von Sass reproche à Puntel l’idée de l’auto-explication de l’être qui ne serait pas justifiée de même que le raisonnement fondamental qui déduit la dimension absolument nécessaire de l’être. La philosophie structurale-systématique conclut                                                                                                                37 Puntel : Sein und Gott, p. 373. 38 Puntel : La philosophie comme discours systématique, p. 244. 39 Puntel : Struktur und Sein, p. 611. 40 Harmut von Sass : Rezension zu : Lorenz B. Puntel, Sein und Gott. Ein systematischer Ansatz in Auseinandersetzung mit M. Heidegger, E. Lévinas und J.-L. Marion, in Theologische Literaturzeitung 2011, p. 429-432.

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en effet de l’impossibilité logique d’une dimension contingente en absence d’une dimension nécessaire à la réalité effective de cette dernière. La bi-dimensionnalité de l’être est ainsi inférée à partir de l’impossibilité de penser la dimension contingente sans la dimension nécessaire. Le passage de ce qui est en esprit à ce qui est en réalité, demeure une question fondamentale que Puntel négligerait de traiter.

Lors d’une intervention récente sur l’argument ontologique dans sa version logique modale de Gödel, François Nef a fait remarqué que « nécessité logique et réalisme ontologique vont de pair ». Si tel est le cas, les critiques destructrices de von Sass perdent au moins une partie de leur pertinence.

Serions-nous alors contraints au niveau de la philosophie de l’Être de faire un choix fondamental comparable à celui impliqué dans la foi religieuse ? Même si théoriquement nous pourrions arriver à un point où il faudrait affirmer l’être nécessaire et que l’on pourrait affirmer que cet être nécessaire est bien celui que la religion nomme Dieu, une telle affirmation philosophique ne confère pas encore de soi la foi religieuse. Celle-ci reste « une adhésion libre et aimante, donnée par la foi théologale », comme l’a rappelé Michel Bastit et comme le pense aussi Lorenz Puntel lorsqu’il réfléchit sur le rapport entre foi et raison. Si d’aucuns pensent que la foi n’aurait besoin de la philosophie que comme servante pour expliciter le contenu de ce qu’elle croit, d’autres, à cause d’une prétendue incompatibilité fondamentale entre l’attitude philosophique et la foi chrétienne, refusent à tous ceux qui croient en Dieu l’usage de la philosophie. L’approche structurale-systématique écarte ces deux positions extrêmes. Pour Puntel41, une vie de foi chrétienne est bien une décision existentielle, alors que le questionnement radical, entièrement libre, de la philosophie est un projet théorique. L’approche structurale-systématique montre que la mise en œuvre de ce projet théorique peut élaborer une théorie de l’être qui, elle, peut servir de base rationnelle pour une affirmation existentielle de la foi chrétienne.

Jean-Jacques Flammang SCJ Résumé : La philosophie théorique n’hésite pas à reposer la question de Dieu. De

nombreuses publications récentes sur le sujet en témoignent. A côté de recherches sur le statut épistémologique de la croyance religieuse, se trouvent des approches ontologiques qui établissent un savoir sur Dieu, sa nature et son existence en partant de la question de l’être. C’est cette voie qu’empreinte depuis des années le philosophe Lorenz B. Puntel. Sa philosophie systématique structurale élabore un cadre théorique en vue d’expliciter de façon nouvelle l’Être comme tel et en totalité. Mais son approche philosophique pourra-t-elle arriver à l’être de celui que les religions appellent Dieu ?

                                                                                                               41 cf. Puntel : Sein und Gott, p. 290.