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Philippe Bonnin Pour une topologie sociale Lanthropologie de lespace qui sintéresse aux « manières dhabiter 1 », aux manières dont les sociétés organisent lespace, doit-elle se cantonner à une simple description des lieux ? Doit-elle se limiter à la collecte dexemples plus ou moins exotiques, en les considérant comme étrangers les uns aux autres parce que trouvant leur sens dans une culture spécifique et uniquement en son sein , conçue comme une totalité fermée ? Ou bien doit-elle, à lexemple de la linguistique structurelle ou des théories de la parenté, élaborer ce que les faits observés ont de commun autant que de différent ? Ne doit-elle pas travailler les faits dorganisation de lespace en intention (que signifient les lieux produits par ces cultures, et les arrange- ments topologiques quelles composent ?) aussi bien quen morphologie (quelles règles darrangements se donnent-elles ?) ; en extension (diversité au sein des sociétés) et en dynamique temporelle ou historique ? Que lon désigne cette discipline sous les termes d« anthropologie de l espace », de « topologie sociale » ou de quelque autre manière, peu importe. Ce quil faut par contre souligner, cest limportant héritage quelle fait des travaux de plusieurs sciences de lhomme en société. Et, par ailleurs, que, si les sociétés font preuve dune considérable imagination et dune non moins grande créativité en la matière, elles ne se confrontent pas moins à des lois topologiques incontournables, lois « naturelles » de lespace tangible. Ce sont ces considérations que nous voudrions, au moins en par- tie, aborder ici. En préambule, il faut dissiper un malentendu possible. Dans cette quête des manières si différentes dont lensemble des sciences sociales mettent en œuvre une notion de « lieu », chaque fois spécifique, nombre dentre elles sont remontées à ce que les universitaires rompus aux lettres classiques pensent être lorigine de la pensée du lieu, à savoir la distinction que fait Platon entre Topos et Chôra dans le Timée. Mais parler de topologie humaine plutôt que de « chorologie 2 »nimplique nullement que lon ne 43

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Philippe Bonnin

Pour une topologie sociale

L’anthropologie de l’espace qui s’intéresse aux «manières d’habiter1 »,aux manières dont les sociétés organisent l’espace, doit-elle se cantonner àune simple description des lieux ? Doit-elle se limiter à la collected’exemples plus ou moins exotiques, en les considérant comme étrangersles uns aux autres parce que trouvant leur sens dans une culture spécifique– et uniquement en son sein –, conçue comme une totalité fermée ? Oubien doit-elle, à l’exemple de la linguistique structurelle ou des théories dela parenté, élaborer ce que les faits observés ont de commun autant que dedifférent ? Ne doit-elle pas travailler les faits d’organisation de l’espace enintention (que signifient les lieux produits par ces cultures, et les arrange-ments topologiques qu’elles composent ?) aussi bien qu’en morphologie(quelles règles d’arrangements se donnent-elles ?) ; en extension (diversitéau sein des sociétés) et en dynamique temporelle ou historique ?Que l’on désigne cette discipline sous les termes d’« anthropologie de

l’espace », de « topologie sociale » ou de quelque autre manière, peuimporte. Ce qu’il faut par contre souligner, c’est l’important héritagequ’elle fait des travaux de plusieurs sciences de l’homme en société. Et, parailleurs, que, si les sociétés font preuve d’une considérable imagination etd’une non moins grande créativité en la matière, elles ne se confrontent pasmoins à des lois topologiques incontournables, lois « naturelles » de l’espacetangible. Ce sont ces considérations que nous voudrions, au moins en par-tie, aborder ici.

En préambule, il faut dissiper un malentendu possible. Dans cette quêtedes manières si différentes dont l’ensemble des sciences sociales mettent enœuvre une notion de « lieu », chaque fois spécifique, nombre d’entre ellessont remontées à ce que les universitaires rompus aux lettres classiquespensent être l’origine de la pensée du lieu, à savoir la distinction que faitPlaton entre Topos et Chôra dans le Timée. Mais parler de topologiehumaine plutôt que de « chorologie2 » n’implique nullement que l’on ne

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s’intéresse qu’à l’enveloppe matérielle du volume qu’occupent un être ouune chose, là où ils se « localisent ». Cela n’implique nullement qu’on éva-cue la dimension sensible des phénomènes au profit de la seule structure,qu’on abandonne la chair au profit du seul squelette, le singulier au profitdu conceptuel. Il s’agit bien plutôt de saisir ces deux faces de la réalité,successivement ou simultanément selon les cas, et d’interroger précisémentleurs liens. Les lieux produits par nos cultures sont imprégnés d’humanité,ils sont notre « corps social », disait A. Leroi-Gourhan, une extériorisationde nous-mêmes dans le milieu. Il n’est nul besoin de faire – ensuite – appelà des notions romantisantes de « génie du lieu3 », qui ne servent qu’à justi-fier un aveuglement sur la cosmisation opérée – précédemment –, à des finsde sublimation. Les lieux qui intéressent l’anthropologie de l’espace, que lalangue savante traduit par topoi – et donc leur étude par « topologie » –, nese réduisent en rien à cette enveloppe, non plus qu’aux coordonnées carté-siennes d’un barycentre de l’objet dans un espace euclidien. Non seulementils sont éminemment complexes (une chambre, un cabinet d’amateur, unecellule de moine ou de prison, un salon où l’on cause et se montre sont desunivers entiers, des microcosmes), mais ils ne prennent véritablement sensqu’au sein d’une structure locale, d’une part, au sein des relations de simi-litude et d’opposition, d’ordre et d’exclusion qu’ils tissent avec l’ensembledes autres lieux, d’autre part, comme il en est du syntagme au sein de laphrase.

L’arrangement des lieux : une grammaire topologique.

Est devenue possible et nécessaire une science de l’espace humain, del’espace habité, pratiqué, rêvé, dessiné, projeté, architecturé, édifié, repré-senté, parlé, partagé, ôté. Non seulement une science des « usages » del’espace (qui a réuni un grand nombre d’observations depuis un siècle),non seulement une science de la production de l’espace habité par différentsacteurs et divers corps professionnels (ayant alors pour objets les savoir-faire, les doctrines et les théories de la conception architecturale, du projeturbain, de l’aménagement), mais aussi et surtout une théorie des objetsspatiaux eux-mêmes et de leurs modes de structuration, y compris dans letemps.

Si notre société forme des professionnels de la conception et de l’aména-gement de l’espace – architectes, urbanistes et paysagistes en particulier –,il faudrait pour le moins qu’elle dispose d’un corps de connaissances cohé-rent en la matière. Chacun s’appuie sur une expérience personnelle plus oumoins cultivée, une saisie intuitive, et croit pouvoir s’en contenter. Maiscette saisie est par définition singulière, relative, propre à l’habitus de cha-

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cun, et ne peut être confondue avec un savoir construit, partagé, non pasuniversel peut-être, mais général ou généralisable.

Ce n’est pas tant parce que les peuples et les cultures se croisent et semêlent plus fréquemment aujourd’hui que notre vision se doit d’être pluslarge qu’une culture du sens commun, et qu’une culture autochtone. C’estbien plutôt parce que le lien entre espace habité4 et sociétés se développeet se différencie non seulement dans l’ensemble des cultures (des airesculturelles), mais aussi dans le temps de nos propres cultures, qu’il estdonc changeant et labile, et que sa signification complète ne peut se saisirdans l’instantané et la localité. La production d’une connaissance élevéeen généralité et féconde dans ses mises en œuvre nécessite la confrontationde notre culture spatiale actuelle et singulière avec celles de notre passéautant qu’avec celles des autres cultures. C’est là la première condition del’émergence d’une science de l’espace habité.Mais l’objet de l’espace habité, aussi complexe que les sociétés dont il

émane, ne se laisse pas cerner en un coup de crayon non plus qu’enquelques formules abruptes et laconiques. C’est un objet multidimension-nel, aux prises incertaines. Un objet dont le savoir n’est jamais assuré,toujours fragmentaire ou partiel. C’est un objet épais, un objet profond.

Parler d’épaisseur, de feuilletage, en un sens quasi géologique, est unedes manières qui nous sont offertes de l’aborder, de le fragmenter, del’ordonner afin qu’il ne surgisse pas massivement à l’esprit pour l’envahir,le saturer, le paralyser.

Le propre des monographies ethnologiques est de nous donner accès àla spatialité des autres cultures, dans leur unité, leur totalité, supposéeclose. Elle nous parvient alors comme un fait massif. Certains l’ont consi-dérée comme indécomposable, et non sans raison apparente : le sens detelle construction, de tel dispositif spatial, renvoie au système symboliqueinterne entier de cette même culture – comme phénomène social total –,évidemment. Mais pas seulement.

En rester à ce stade, c’est renoncer à toute anthropologie générale, àtoute connaissance transversale aux cultures diverses, c’est renoncerà l’unité de l’homme et même la dénier, en quelque sorte. C’est renoncer àpercevoir les similitudes derrière la diversité, les récurrences, les objetsspatiaux fondamentaux, irréductibles à des cas particuliers, que produisentet mettent en œuvre les sociétés pour générer l’espace qu’elles habitent. S’ilen était ainsi dans d’autres champs de la culture, aucune théorie linguis-tique ne serait possible, de même qu’aucune théorie de la parenté, aucunescience des religions, etc. Pourquoi une théorie de la spatialité nous serait-elle interdite ?

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Dire la nécessité de cette science, ce n’est pas oublier que depuis long-temps nombreux sont ceux qui y ont œuvré5 et qui nous permettentd’avancer aujourd’hui quelques jalons supplémentaires.

À l’image des sciences de la nature, qui au cours des XVIIe, XVIIIe etXIXe siècles ont collecté les faits, les observations, puis les ont classés, ontnommé classes et familles, s’interrogeant alors sur les critères de ces taxino-mies, sur les processus sous-jacents, sur les structures d’ensemble, l’anthro-pologie de l’espace est simultanément en cours de collecte et d’observationdes faits, et déjà en phase d’interrogation, de questionnement, avec l’intui-tion d’un savoir possible.Mais les sciences de l’homme en société, tout en démontrant à juste titre

le profond ancrage de l’espace dans les rapports sociaux, ont parfois tentéde réduire le rapport des sociétés à leur espace aux seules problématiquesde la domination et de l’exploitation. Non que ces questions ne soientincontournables (toute ressource rare est âprement disputée). Mais cela amanifestement appauvri la question, découragé les vocations, retardél’avancée des connaissances. Il est temps d’y remédier.

De la topologie comme science fondamentale de l’espace humain.

On ne peut aborder l’espace humain globalement, de front, dans sonensemble, tant les faits à étudier, à comprendre, expliquer, relier dans unethéorie sont disparates ; différant par leur nature, leur échelle, leur plus oumoins grande généralité. Il y a nécessité de distinguer, au moins momen-tanément, dans les formes construites effectives, différentes strates, dontnous convenons que la dissociation est nécessairement artificielle (c’est-à-dire non sans raison, mais au contraire comme fruit de l’art de la pen-sée) et conceptuellement nécessaire, heuristique. Au premier abord, il estindispensable de distinguer :

– l’univers de la forme architecturale et urbaine, autant pour ce qu’ellevéhicule de significations profondes et stables que pour ses variations géo-graphiques, ou temporelles, alors assimilée aux « styles » porteurs desvaleurs et d’un ethos versatile. On peut y rattacher l’univers de la matièreet des matériaux, et généralement l’univers de tout ce qui réfère à l’appa-rence. C’est à cette strate qu’est trop souvent consacrée et cantonnéel’architecture, et à elle également qu’est consacrée la majeure partie desouvrages qui s’en réclament ;– la strate de la mesure, de la quantité, de la dimension, de la propor-

tion, particulièrement dans ses rapports au corps humain, c’est-à-diredans l’acception première de l’« échelle » architecturale6 ;

– la strate des entités spatiales elles-mêmes et de leur organisation.

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Qu’est-ce qu’un lieu, un lieu marqué, un lieu clos ? Pour qui et pour quoiest-il clos ? Qu’est-ce qu’un espace alors, par rapport à un lieu ? Qu’est-cequ’une limite, une frontière, un seuil, un filtre ? Qu’est-ce qu’un parcours,un circuit, une chaîne ou une grappe de lieux, un réseau, une distribu-tion ? Comment définir le « nombre de Godard » d’une structure spa-tiale7 ?

Tous ces concepts se déclinent en fait en de multiples acceptions, en demultiples termes et exemples dans chaque culture. C’est cette dernièrestrate qui relève à proprement parler d’une « topologie sociale » : commentles cultures définissent-elles des lieux porteurs de sens dans l’étenduevaste et informe, comment les organisent-elles entre eux, comment lespratiquent-elles, comment leur offrent-elles ensuite des dispositifs archi-tecturaux (que l’on regardera à ce stade plus comme des dispositifs topo-logiques concrets que comme des dispositifs matériels et formels) pour lesrendre efficaces, en partager le sens avec les autres membres de la com-munauté, et en enseigner ou en réaffirmer dans le temps le sens à ceux quidoivent l’apprendre ou qui l’auraient oublié ?

La topologie, au sens littéral, et avant que les anthropologues ne s’enemparent, est communément considérée comme une branche des mathé-matiques, dont les prémisses se situent au XVIIIe siècle, et qui fut formali-sée au tournant des XIXe et XXe siècles. C’est la discipline qui se consacre àl’étude des espaces d’un point de vue qualitatif (c’est-à-dire non métrique,mais n’excluant pas la définition de relations d’ordre), s’appuyant enparticulier sur les notions de continuité et de limite. Passe-t-on continû-ment d’un point de l’étendue à tout autre, ou doit-on franchir une limite ?L’ensemble des points connexes qui sont liés continûment entre eux, maisqui sont séparés par une limite des autres points de l’étendue constituealors une aire, ce que nous appelons communément un « lieu », une« pièce », un « espace ».

Le mathématicien Leonhard Euler, en 1736, s’était posé un problèmequelque peu espiègle, qui relevait de ce que l’on appelle maintenant la« topologie » : le problème des ponts de Königsberg (alors capitale de laPrusse de l’Est, aujourd’hui Kaliningrad). La ville, au confluent de deuxrivières, et comportant un îlot au confluent de celles-ci, avait édifié septponts reliant île et rivages entre eux. Était-il possible de partir d’une desquatre régions, de franchir chacun des ponts une fois et une seule, et derevenir à son point de départ ? Euler démontra que ce problème précisn’avait pas de solution, mais il déduisit à ce propos les lois générales desrelations entre domaines dans une « variété » plane (un espace à deuxdimensions). On considère que ce fut là l’acte de naissance de la topo-logie.

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Vue cavalière de la ville de Königsberg à l’époque d’Euler,où l’on peut voir la disposition des sept ponts de la cité.

Pendant un siècle on ne s’intéressa plus guère à ce genre de question,avant que ne surgissent quelques autres problèmes qui se révélèrent dumême ordre8. Bien sûr, entre-temps, la topologie s’était développée et for-malisée au sein des mathématiques à travers la théorie des graphes (endéveloppant la notion de « graphe dual », fondée sur l’identification desaires ou domaines, mettant en évidence leurs liens et relations). Pour êtrel’une des plus récentes branches des mathématiques, elle n’en est pas lamoins ardue. Ce n’est pas son formalisme qui nous intéressera ici, maisbien plutôt l’idée même que les lieux, les aires, les frontières ou limites, lespassages ou la connexité, les voisinages et les états limitrophes, etc., consti-tuent le soubassement conceptuel qui nous permet de penser l’espace oùnotre corps se déploie, où notre société s’organise, où notre esprit s’exerce,au point que penser ou parler l’espace, c’est penser tout court.

Si le propre des mathématiques est de formaliser précisément et demanière absolue les entités construites par abstraction d’une expérienceconcrète du monde, d’explorer leurs propriétés et leurs modes de structura-tion, lesquels deviennent rapidement très complexes à suivre, il n’empêcheque le point de départ de ces mathématiques est la réalité vécue ordinaire-

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ment par tout un chacun, dans l’étendue naturelle comme dans l’espacedéjà modelé par les peuples et les civilisations, et tout premièrement dansla maison et la ville.

La topologie se caractérise fréquemment par l’opposition entre la simpli-cité des énoncés, qui ont souvent un aspect visuel très accessible, ludiquemême, et la difficulté des démonstrations. En anthropologie de l’espace,qui ne vise pas au formalisme mais plus à une compréhension de la réalitéqui fasse preuve de la plus large pertinence, les modèles des espaces habitésque l’on peut élaborer (typologies spatiales différenciées selon les cinq sens,modélisations urbaines différenciées selon les types de liens) deviennentrapidement d’une grande complexité.

Cet espace est celui où se déploie le corps dès la naissance.

Nous disions que cet espace topologiquement organisé est celui où sedéploie le corps, dès la naissance. C’est aussi, plus précisément, celui oùse construit la pensée, de la formation à l’achèvement de l’encéphale dansl’interaction avec le milieu, simultanément à l’acquisition de la culture.On se rappellera le travail fondateur d’un Jean Piaget. Lorsqu’il entre-

prit son vaste programme de recherche sur la génétique des concepts fon-damentaux qui gouvernent notre rapport au monde (temps, espace,conservation de la matière…), il travailla précisément avec le mathémati-cien Inhelder, et démontra que les premières notions qui permettent àl’enfant – au moins dans nos cultures – de se représenter le monde étenduet d’avoir prise sur lui sont d’ordre topologique, avant de construire trèsprogressivement et de générer par l’expérience concrète les outils del’espace projectif, puis la métrique et l’espace euclidien.Ainsi, développées dans la toute première enfance, ces notions demeurent

à la fois au fondement de l’édifice cognitif et liées à l’intensité des premièresexpériences vitales, chargées d’un affect puissant. Elles seront ensuiteenfouies pour l’essentiel au plus profond de l’inconscient, et seule uneapproche opiniâtre, méthodique et rigoureuse permettra de les faireréémerger. Elles structurent fondamentalement notre espace et portent unegrande part de son sens, que l’expérience et la culture spécifieront : la mai-son est un abri clos avant que d’être la maison de tel pays, de telle culture,de tel niveau social, de telle époque, de tel style.

Ces notions fondamentales de la topologie humaine ne se construisentpas seules, mais bien en simultanéité avec les autres apprentissages d’uneculture. Structurant le rapport au monde et à l’autre, elles structurentégalement le langage qui les exprimera par la suite9. Elles ne sont en défini-tive ni spatiales, ni mathématiques, ni conceptuelles, ni langagières, ni

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pratiques, mais bien tout cela simultanément. Cela qui nous constitue etn’existe pas en dehors de nous-mêmes – comme nous l’avait fait penser unmoment la «méthode » cartésienne objectivante –, car elles nous instaurentdans notre accession à l’humanité. Nous sommes ces structures topolo-giques, nous les vivons dans notre corporéité.

Construire l’objet d’une topologie humaine.

S’il s’agit donc de comprendre et d’expliquer les formes d’organisationde l’espace humanisé et habité dans ce qu’elles ont de commun plus quedans ce qu’elles ont de spécifique à telle culture, c’est bien à ce niveaufondamental qu’il faut se situer en premier lieu.Plusieurs stratégies de recherche peuvent être adoptées. Au moins dans

le principe, l’opération pourrait s’effectuer au sein d’une seule et mêmeculture spatiale, du fait même que l’humain demeure identique, quellesque soient l’ethnie ou la culture. Sans doute y perdrait-on en diversité, envariété. Mais on y trouverait surtout plus de difficulté : comme nous venonsde le souligner, notre culture spatiale est apprise dans le plus jeune âgepour l’essentiel, incorporée à l’habitus, ce qui lui assure une quasi-évidenceet une quasi-immédiateté mais nous rend son dévoilement, sa redécou-verte, sa mise en évidence d’autant plus malaisés. Il y faudrait une observa-tion et une collecte systématique des observations de pratiques spatialesdans toutes les catégories de pratiques quotidiennes ou festives. Quête quin’est jamais achevée, mais que les ethnologues, chacun pour la culturequ’ils étudient, ou bien même un Goffman, ont largement illustrée.

L’autre stratégie, évidemment, est précisément celle du « détour » ethno-logique, de l’étude d’une autre culture que la nôtre. C’est celle qu’on pourraitdire avoir été adoptée par les ethnologues si leurs préoccupations avaient étéaussi spécifiques que celles de l’anthropologie de l’espace. Mais, par chance,leur projet étant de rendre compte d’une culture inconnue et étrangère danssa totalité, cet ordre de préoccupation se trouvait englobé dans leur travailmonographique, à la merci de leur capacité d’observation et de leur sensibi-lité. C’est alors une analyse secondaire de leurs travaux que nous opérons sinous voulons couvrir un plus grand nombre de cultures. Mais nous pouvonsnous former à l’anthropologie de l’espace, acquérir les capacités d’observa-tion et d’interprétation d’une culture donnée, pour y décrire plus spécifique-ment les faits d’espace ainsi que les dispositifs matériels qui les supportent,qui les manifestent et les rendent effectifs, lisibles et perceptibles.

Que l’on adopte cette voie ou l’autre, nous serons confrontés un jour àla question de la montée en généralité, à la généralisation, à la production

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d’une théorie capable d’englober l’ensemble des faits observés et recueillis.Il y va de la construction d’une rationalité.D’autres stratégies de recherche sont également possibles. Dans son essai

sur le temps, Norbert Elias tentait, comme en s’excusant, de se transporterpar la pensée dans la situation qu’avaient pu connaître les hommes dixmille années avant nous, au tournant crucial du paléolithique supérieur etdu néolithique, c’est-à-dire à la fois une sédentarité plus accentuée et descommunautés plus vastes (même si la planète entière n’abritait alorsqu’une dizaine de millions d’individus, en tout et pour tout). Autre voie :Jean-Loup Trassard, dans Dormance, essayait de même de déduire et dereconstituer les conditions dans lesquelles des humains avaient occupé pri-mitivement ce lieu qui est son pays. Ces deux démarches, qu’on pourraitdire de « conjectures éclairées », ont pour elles la fécondité, et elles ne sontpas moins valides que d’autres qui ne se confrontent guère au réel de l’expé-rience. Les démarches constructivistes, opérées par induction logique d’unemasse d’observations pertinentes, tirent leur validité de leur capacité heu-ristique et de leur volonté de s’affronter ensuite à l’observation des faits.Ainsi peut-on considérer, en nous reportant en ces temps où la dimen-

sion technique des actions n’était probablement pas séparée de leurdimension symbolique, qu’il nous est possible de comprendre et d’appré-hender par l’esprit non pas ce qui se déroulait exactement à ce moment-là,mais ce qu’il peut y avoir de commun, de général et probablement d’uni-versel entre la manière dont les humains organisaient alors l’espace et lamanière qui est aujourd’hui la nôtre.

Nécessité de l’abri.

L’espèce humaine a besoin, pour son existence normale, d’une périodede repos nocturne comportant des phases de sommeil profond durant les-quelles elle est particulièrement vulnérable (ce n’est pas le fait de toutes lesespèces animales, ni même de tous les mammifères). On peut imaginer quesoit là l’explication de la production d’un abri. Mais, quand bien même cene le serait pas, le fait est que les humains de ces temps-là ont bâti desabris de structure spatiale et technique assez simple et bien décrite parl’archéologie et la paléo-anthropologie aujourd’hui. Ils ont pour caractéris-tique commune et essentielle de constituer un enclos protégé, un intérieur,fini, séparé par une paroi, une limite, de l’extérieur, c’est-à-dire de l’éten-due naturelle, apparemment illimitée.

Cette structure fondamentale10 n’est évidemment pas sans rappeler cetteautre structure, plus fondamentale encore, que dépeignait Uexküll (l’undes tout premiers éthologues, pourrait-on dire) dans Mondes animaux et

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monde humain, avec la mise en regard du monde intérieur et du mondeexterne propres à chaque espèce.Il en est ainsi de nous, et chaque individu en reproduit la phylogenèse au

cours de son développement personnel. L’univers externe, le réel, pénètreen nous (se somatise) et impressionne notre cortex par le filtre des sens.Nous apprenons à en discerner les régularités, à en traiter pertinemment lesinformations d’autant mieux que nous le faisons dans un bain de culturequi nous guide dans cette interprétation, et que cette culture et la sociétéqui la portent ont structuré ce monde signifiant dans lequel nous sommesplongés. L’œil constitue sans doute le paradigme et le modèle, si ce n’est leparangon, de cet état de perméabilité du corps à l’univers qui l’entoure :son image « s’imprime » en nous d’abord sur notre rétine, comme on ledécrivait autrefois, mais bien plutôt « se traite » dans l’encéphale pourconstruire une réalité, comme on le dirait aujourd’hui. Cette capacité dereprésenter l’univers extérieur en images internes, en une sorte de doublonou d’analogon, de les mémoriser et de les traiter aux fins de satisfaire lesbesoins de l’espèce n’est pas propre aux humains, certes. D’ailleurs, s’épui-ser sempiternellement et stérilement à nous distinguer des autres animaux,pour justifier l’exploitation que nous en faisons, comme le racisme est né dela traite, n’a d’autre effet que de nous aveugler sur notre nature réelle.Placé dans cet état de disposer, au moins en principe, d’une représenta-

tion adéquate de l’univers extérieur, l’individu, au sein de son groupesocial, a donc la capacité de subvenir aux besoins de son espèce, la capacitéde se mouvoir dans l’étendue pour y rechercher et y trouver les ressourcesqui lui sont nécessaires. Fort bien. Du moins en régime stable, tant que cemonde extérieur ne se modifie pas, n’est pas perturbé, que les ressourcesvitales demeurent suffisantes et localisables. Mais il suffit évidemment queces ressources viennent à s’épuiser, à manquer, à disparaître, pour quel’inquiétude naisse et que la question angoissante de la survie apparaisse.La discordance entre représentation intérieure et réalité externe est un étatinsupportable, qui ne saurait perdurer, par définition11. Dès lors, deuxsolutions s’offrent au sujet : modifier le monde extérieur pour qu’il cor-responde à la représentation attendue et apaisante (ce que nous faisonssouvent) ; ou bien modifier la construction mentale que nous appelons« représentation » (ou « théorie », pour ce qui concerne les scientifiques),repartir des percepts, de l’observation active, les traiter de nouveau, leurappliquer les opérations cognitives adéquates afin que la représentations’adapte au réel. Le processus est coûteux, certes, mais efficace. Nous évi-tons au maximum d’y avoir recours, car les remises en question sont labo-rieuses, voire épuisantes. Mais nous y sommes contraints si nous ne voulonspas nous dissiper dans un monde de rêves et de fantasmes de plus en pluséloigné du réel.

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Nous le dépeignons là dans un langage expressément général, incluantnon seulement la recherche des ressources nourricières, mais bien aussicelles de l’échange social, symbolique, sexuel, tout aussi nécessaires à lasurvie.

Les habitats comme projections du monde intérieur.

Sans rien renier de ces dimensions qui enrichissent et complexifient lefait même d’habiter, de produire des lieux et de les maintenir en une« demeure », on peut alors concevoir les habitats comme des projectionsdu monde intérieur dans le monde matériel extérieur, des projections dela structure mentale, culturelle, pratique et sociale, à la fois pour la signi-fier, la faire exister et la faire voir, la faire apparaître aux yeux de l’autrecomme aux nôtres. Comme une manière de donner forme au monde – etune forme rassurante parce que congruente au monde interne.

Il faut prendre ainsi le point de vue du sujet, au moins le temps d’untravail d’analyse et d’élaboration,– et de manière à être capable précisé-ment d’effectuer des allers-retours entre ce point de vue subjectif et unpoint de vue objectivé, plus construit et plus général. Ce serait considérercette relation entre le sujet et son environnement spatial comme le véri-table objet. Il se définit d’abord dans le seul instant de cette relation (sansmémoire aucune), relation à double sens de projection et de lecture-usage.Il se construit ensuite seulement comme une (ou des) séquence(s) de tels« moments », qui prennent la dimension du temps, d’un jour, d’unesemaine, d’une saison, d’une année, d’une vie et au-delà. Forme qui estcelle d’un emploi du temps, des rituels saisonniers, ou d’un cycle de vie.Émerge alors l’idée que, faute de modifier l’espace autour de lui instan-

tanément en fonction de son besoin ou de son désir, comme le proposentcertains récits de science-fiction (La Brûlure de mille soleils, film de PierreKast), ou comme cela peut se produire dans certaines situations particu-lières (assignation à résidence dans un espace restreint et peu différencié,qu’il soit cellule de prison, tente ou autre), l’individu se déplace dans uneétendue qu’il a préalablement différenciée et organisée en un « plan », enprévision de ces différents «moments ». À partir de cette description detopologies « simples », il serait loisible d’examiner à nouveaux frais la ques-tion des articulations du temps avec ce type d’espace, hors dimension, horsorientation. Ainsi, du point de vue du sujet habitant, chaque lieu élémen-taire est aussi un «moment », et la pratique de l’habiter consiste toutautant à enchaîner ces «moments »qu’à parcourir des espaces. Le plan etla distribution de la maison apparaissent alors non comme une entité

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spatiale synchronique, mais comme la trace du parcours d’un nomadequotidien12, chaque lieu différencié correspondant alors à ce qu’on nom-mait autrefois les « heures », les riches heures du jour et de la nuit, despetites heures de l’aube et du réveil, où il faudra reconstruire l’idée mêmed’une présence au monde, aux heures creuses ou pleines, aux heures delabeur ou de repos, de plaisir ou de peine, de solitude ou de partage,d’ennui ou de fête.

Ce ne serait plus alors de simples topologies qu’il faudrait parler, maisde « chrono-topologies », comme certains collègues, surtout italiens, ontcommencé d’en élaborer à l’échelle de la ville (mais pas à celle de lademeure, que nous sachions). D’une certaine manière, plus nous remon-tons dans la simplicité architectonique des habitats (ce qui n’est pas obli-gatoirement une remontée dans le temps : ces habitats « simples » existentaussi bien dans la yourte mongole actuelle que dans la chambre des per-sonnes isolées de nos sociétés), et plus la construction mentale de l’espaceest prégnante, s’aidant ou s’appuyant sur peu de matérialité.

L’espace, à notre sens, n’est donc pas seulement une collection de lieuxspécifiés, ni l’arrangement des choses dans l’étendue que notre société etnous auront opéré sur le réel, mais aussi bien ces opérations d’internalisa-tion et d’externalisation elles-mêmes, de représentation et de constructionque nous sommes sans cesse amenés à conduire. Le pouvoir de les menerconstitue notre être et notre dignité d’hommes. Nous échangeons et parta-geons ces représentations spatiales socialement, particulièrement par lelangage, non seulement lorsque nous désignons des parties de l’étendue,des points ou des directions, mais bien lorsque nous raisonnons, en termesd’intériorité/extériorité, par exemple, en termes localisants, topologiques,directionnels, ordinaux, quantitatifs ou formels ; non pas que nousemployions seulement des métaphores spatiales, mais la structure spatialecompose notre structure de pensée et, par là, notre langue13.

Objets, structures et processus topologiques.

Il n’est évidemment pas question de donner ici une nosographie desobjets de topologie humaine. L’entreprise ne saurait être autre que collec-tive, celle d’un milieu scientifique, mais elle n’est pas hors d’atteinte.Au moins, l’observation la plus générale dont on puisse partir est que les

groupes humains ont systématiquement inventé les notions mêmes de« lieu », de « limite » et de « seuil », de « passage », de lieu « ouvert » ou« fermé », d’« espace » ou de « pièce », etc.14. Puis ils ont différencié descatégories de lieux porteuses de sens au sein de leur culture et ont organisé

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ces lieux en structures spatiales habitées typiques et identitaires, plus com-plexes (la maison tout particulièrement, mais aussi les lieux du sacré, ceuxde l’échange, ceux de l’accueil, ceux de la relégation, etc.).Les travaux que nous citons montrent comment l’anthropologie de

l’espace a commencé de collecter ce vocabulaire topo-architectural. Nousavons personnellement esquissé une « grammaire des lieux », qu’on nepourra qu’évoquer et résumer ici :

[…] un effort de précision sur ce qui sépare, qui fait limite : des sépara-tions pourraient être simplement instituées par le rituel social (et elles lesont parfois), sans presque aucun support matériel […]. Pourtant, en denombreux cas, les limites sont marquées, parfois simplement indiquéespar une ligne au sol, par un revêtement différent, parfois plus clairementpar une haie, une barrière, un muret, un rideau, une cloison, un mur.Chaque degré de séparation ne peut être tenu pour fortuit, mais bienpour signifiant très précis d’une intention déclarée.Une frontière continue, à trois dimensions, définit deux régions : unespace clos intérieur et un espace ouvert extérieur (c’est le cas des mai-sons les plus simples, au volume unique et polyfonctionnel). Des perce-ments dans cette frontière assurent néanmoins une continuité entre cesdeux espaces, et permettent que l’intérieur ne soit pas un non-lieu, inac-cessible à la pratique humaine. Potentiellement, l’intérieur est fermé,abrité, mais il demeure, par la gestion des percements, accessible au sujetainsi qu’à bon nombre de ressources et d’informations.L’application de cette définition aux constructions observables n’est pasencore aisée : elle nécessite des critères d’interprétation. Car la variété desdispositions concrètes est grande : quand peut-on dire qu’il y a frontièrecontinue ? Le concept de frontière ne prend en fait son sens que commeempêchement-protection, comme imperméabilité aux déplacements del’individu en premier lieu, aux différents vecteurs d’informations ensuite(et d’abord aux cinq sens). La continuité, lorsqu’elle est maintenue, estcelle de l’information véhiculée. Des variétés différentes de frontièrespeuvent être distinguées pour chaque combinaison de ce qu’ellesentravent. Autant d’analyses réduites peuvent être effectuées pourchaque combinaison, et un lieu apparaîtra clos et protégé ou non pourchacune, selon que la vue, le son, les exhalaisons, le froid… y pénétrerontlibrement ou en seront empêchés.[…] Nous avons donc proposé […] de différencier les espaces clos àproprement parler, c’est-à-dire clos pour tous les critères (mais seule-ment entre eux pour la vue, et non vis-à-vis de l’extérieur), équivalentsaux « pièces » du langage courant ou « cellules » architecturales15, deslieux clos, qui ne le sont que partiellement comme le « lit clos » del’alcôve, le parc muni de sa clôture… etc.[…] certains lieux ne sont pas objectivement clos, mais simplement«marqués », et l’on devrait alors parler de lieux plans ou lieux marqués :

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les frontières ne sont plus toujours des enveloppes tridimensionnelles,mais souvent de simples barrières, voire des marques au sol, quand ellesne sont pas réduites à des limites purement symboliques telles quel’interdiction d’entrée qui borde la propriété privée16.

Nous avons montré comment se superposent en fait quatre typesd’espace dont les topologies ne coïncident pas nécessairement (l’espace del’accès, l’espace visuel et lumineux, l’espace sonore, l’espace olfactif, sou-vent voisin de l’espace thermique), mais qui se combinent en un feuille-tage complexe qui constitue notre espace habité.

Il faut ensuite spécifier non seulement ces lieux, dès lors qu’ils se diversi-fient, qu’il ne s’agit pas d’un seul et même lieu où tout l’habiter se rassembleet se concentre, mais les relations qu’ils tissent entre eux, et qui les définissentplus sûrement, car il n’y a pas d’essence ineffable du lieu. L’observation, ladescription et l’analyse des limites et frontières sont cruciales : de l’ici-dedans au là-dehors, la limite montre une face interne, une face externe, despercements, une perméabilité, un seuil où s’effectue le passage, un parcoursprocessuel, seuil qui permet alternativement l’ouverture et la fermeture.Ce percement, cet opercule du seuil – théoriquement, une ligne fictive et

sans épaisseur – est en fait lui-même un lieu, avec tout le flou qu’on luiautorise : il génère des « débordements », des « halos », des contagions d’unespace sur l’autre, et il est marqué de dispositifs spécifiques : « plantes deseuils »17, « dispositifs de dépôt » et de dissociation de l’interaction18. Dis-positifs de défense, de sécurisation, d’identification, de démonstration dudroit de passage. On a vu que les sociétés y plaçaient un acteur spécifique,passeur réel ou divinisé, gardiens terribles et démoniaques, cybernétiquesou plus humanisés19.Comprendre la complexité de la limite implique d’analyser sa double

face, ses deux apparences, susceptibles de s’écarter, de ménager un espacelibre, un « entre », qui se dilate, s’amplifie, se multiplie en une série ordon-née de seuils, en un chemin rituel, processionnel, voire labyrinthique20. Ilest le support de rituels, d’échanges de paroles et de signes, de décors etde symboles nombreux, mais aussi de « dépôts de soi-même » permettantune « dissociation temporelle » de l’échange.

Ensuite, après la relation première qui les sépare/relie, il faut s’intéresserau fait qu’un ensemble de lieux présente une structure interne, parfois linéaireet ordonnée, parfois en grappe, en treillis ou semi-treillis. Ce que l’architec-ture nomme une « distribution en chaîne » (la maison gauloise, les salons deVersailles, le premier couloir et les coursives…), « en grappe » (l’appartementcontemporain), « en boucles » (dont on évaluera alors le nombre de Godard– cf. supra), avec toutes les structures intermédiaires et composites.

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Une aporie : nommer des objets topologiques universaux.

Dès lors qu’on va nommer des lieux spécifiques selon leur appellationcourante dans une langue (le français, l’arabe, le japonais, le chinois, letamberma, etc.), on induira un certain condensé de sens propre à cetteculture, au détriment de la généralité : le genkan japonais n’est pas le « ves-tibule » français, pas plus qu’un «mur de l’ombre » chinois. Il faudraitdonc s’écarter de la dénomination commune, sauf à promouvoir au rangd’archétype universel le dispositif d’une culture spécifique, ce qui peuttoutefois se concevoir et se justifier à l’occasion.Mais faut-il dénommer l’espace, ce fragment d’étendue, cet objet fictif et

immatériel que la culture crée et partage, ou bien les dispositifs matérielsqui lui donnent forme, ou bien encore les usages auxquels il donne lieu ?Ils ont été dénommés le plus souvent d’après leur finalité, en termes de« fonction », c’est-à-dire selon un mode de relation du sujet avec le milieu.Les anthropologues avaient adopté ce « fonctionnalisme » théorique à justeraison, pour monter en généralité, et rapprocher des dispositifs spatiauxdont la forme n’était pas comparable, malgré une même finalité. Mais uneidéologie fonctionnaliste a ensuite systématisé abusivement cette heureusegénéralisation, jusqu’aux avatars urbanistiques et architecturaux d’un« fonctionnalisme » pratique, réducteur et caricatural. On ne pourrait plustenir un discours en termes de fonctions qui puisse être encore entenduaujourd’hui. Et pourtant, l’existence systématique de « lieux du feu » et de« lieux de l’eau », de « lieux du sommeil »21 et de « lieux de la rencontre »ou des rituels est attestée dans nombre de cultures, sinon dans toutes. Il enva sans doute de la manière de concevoir leur définition, leur permanenceet leur diversité, leur labilité même et leur variabilité, de la manière dontils existent dans la pensée, l’action et les projets des acteurs, de la façondont ils se structurent de manière souple et ouverte.

Rien pourtant dans ces approches n’est foncièrement faux, et il faudraitcesser de renvoyer aux oubliettes les travaux considérables de nos devan-ciers, sous prétexte qu’ils sont parfois allés trop loin dans des doctrineshégémoniques, ou qu’une théorie savamment élaborée peut être prise endéfaut sur un point (ce qui limite son domaine de validité plutôt qu’ellen’est alors totalement invalidée, n’en déplaise à K.R. Popper22). Terminée,l’ère de la croyance en des théories « totales » : à la fois totalement complè-tes et totalement cohérentes ; K. Gödel23 en a montré l’impossibilité àl’extrême fin (ce qui nous laisse encore une bonne marge de travail). Nousen sommes réduits à des théories locales, voire concurrentes mais nonexclusives, non absolues (souffrant vraisemblablement, comme la gram-maire d’une langue, de bizarreries et d’exceptions, bizarreries parfois

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fécondes), à des généralisations les moins contradictoires possibles, à desreconstructions du sens, vraies jusqu’à preuve du contraire, dans undomaine de validité donné, restreint dans l’espace et dans le temps. Cen’est pas une raison pour cesser l’effort de montée en généralité ni l’effortde théorisation.

Autre problème : la «maison », la demeure, ou l’établissement du grou-pement humain élémentaire au sein d’une culture, compose un tout, une« forme ».

Les lieux qui se sont différenciés, puis ont éclaté ou sont restés groupésau sein d’un « habitat », soit par division d’une cellule de base, soit paragglomération (Leroi-Gourhan a décrit ces deux processus opposés maiscomplémentaires), expriment de par leur agencement-distribution les dif-férenciations mêmes qui ont été opérées. Distinctions-oppositions que lasociété tient à affirmer fermement et à transmettre à chacun, aux jeunesgénérations en particulier. Ces lieux expriment des hiérarchies entre cesvaleurs et ces espaces, le long de chaînes ou de gradients qui les organisent.La position de chaque lieu au sein de cette structure spatiale est porteused’un sens, que la description du lieu seul, saisi isolément, ne peut apporter.

La maison a, de plus, une « forme ». Non plus seulement topologique,mais visuelle, matérielle, colorée. Une dimension également. Nous lesavons volontairement mises de côté le temps de mettre en évidence lanécessité d’une analyse proprement topologique, ce qui n’était pas en nierl’existence ni la sous-estimer. Forme porteuse de signification, qui parlealors de son architecture d’ensemble comme d’un dispositif en soi. Il n’estcertes pas question de l’ignorer, même si, comme nous l’avons dit, il fautmettre momentanément entre parenthèses ce niveau de questionnementafin de centrer l’attention sur la structuration spatiale. Cependant, pourdécrire et analyser les rapports d’un espace masculin et féminin, celui del’accueil et celui des rituels, pour dire qu’ils se trouvent disposés en tête ouen queue, près de l’accès ou à l’extrémité d’une chaîne d’intimité, noussommes contraint de faire référence à l’usage et parfois même à la forme.

Ou bien faut-il refuser l’« illusion » culturelle qui nous est offerte,lorsque nous traitons de ces lieux-fictions au sein d’une culture, et nousremettre volontairement dans la position du paléo-anthropologue face auxtraces architecturales et mobilières d’une culture inconnue ? Ne pouvants’appuyer sur aucune langue, aucune connaissance de l’usage et des rites,ni de la structure sociale, il ne peut alors que décrire la matérialité brutedes traces, reconstituer les dispositifs architectoniques mis en œuvre(poteau, muret, enceinte, douve, passage, chemin, entassements…) quiproduisent les espaces habités. Et, de manière plus élaborée : le mur, lacloison, le toit, l’âtre et la cheminée, la fenêtre, la porte, l’échelle et l’esca-

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lier, le plancher, le plafond, le placard, le mobilier (table, siège, lit, coffreset armoires…), comme l’ont fait les géographes et anthropologues durantle XXe siècle (Albert Demangeon, Pierre Deffontaines, Amos Rapoport,Robert Cresswell, Paul Oliver, par exemple24).

La maison est aussi le point d’équilibre momentané de « processus »d’élaboration et de destruction impliquant des acteurs ; de processus qui laproduisent en continu, quotidiennement et annuellement, tant dans sonarchitecture, son décor, sa mise en état d’habitation, d’usage possible. Touséquilibres qui dépassent parfois de loin la matérialité objective ou la topo-logie : les hommes s’arrangent des lieux tels qu’ils en héritent, les bricolentet les réinterprètent, continuent à vivre plusieurs siècles après dans desarchitectures conçues pour des modes de vie qui n’ont plus grand-chose àvoir avec le monde actuel. Ou bien ils s’adaptent et se glissent dans desformes architecturales d’autres cultures, lorsqu’ils émigrent. La demeurerésulte non seulement de ces processus, mais aussi d’un « droit » âprementnégocié à occuper une portion d’espace, d’étendue, en ce lieu et pour unlaps de temps déterminé (même sous forme de concession de cimetière).

Programmes, pistes.

Un « espace » est le siège d’une entité sociale, d’un acteur (individuel oucollectif, voire institutionnel) qui possède donc un droit, ne serait-ce qued’usage, et définit les règles d’accès aux espaces délimités (et c’était le casdes villes ceintes de murs), muni d’un « passe » (clé de l’appartement,ticket de voyageur du métro ou du train, billet de visiteur du musée, etc.).Dès lors qu’on est face à une structure plus complexe de lieux, on a affaireà une organisation des «moments », dans une relation d’ordre ou unechronologie, signifiant une cosmologie, un ordonnancement du monde.Mais surtout à un acteur collectif et à une structure sociale, à un groupesocial organisé, hiérarchisé, à des liens et des rapports sociaux, à une divi-sion sociale du temps et du travail (on peut penser aux descriptions deFrançois de Singly dans Libres ensemble). De plus, ces topologies socialesévoluent, s’inventent, s’abandonnent, se transmettent. Il faut alors se poserla question des topologies nouvelles.

Il faut particulièrement se pencher sur les formes extrêmes d’habitat, lesformes les plus simplifiées, pourtant bien réelles et actuelles au sein de nossociétés, qui constituent des sortes de « restrictions ». Le Voyage autour dema chambre (Xavier de Maistre) en est l’ancêtre littéraire, mais il faudraitsurtout réexaminer la situation du sans-logis, de la cellule de prison, de la

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cellule de moine, du lit d’hôpital. Comment les «moments » essentiels de laquotidienneté (ceux qu’on avait ravalés au rang de fonctions mécaniques)y sont-ils spatialisés ? Comment le repos, la nourriture, les soins du corps,les purifications, évacuations, la part symbolique, les modes de relationsociale, même différés en « lecture-écriture », même par médias interposés,y prennent-ils place et s’y organisent-ils ?Quel que soit l’espace en question, si peu clos, si peu bâti, si peu marqué

même fût-il, il nécessite un accès à une place, ce que Louis I. Kahn25

(repris ensuite par Candilis, Josic et Woods, du Team 1026) nommait« espace servant / espace servi ». Ce concept, dégagé de la recette du dessinarchitectural et réévalué au niveau topologique, s’avère d’une grande per-tinence et d’une portée générale, fonctionnant à toutes les échelles (celluleindividuelle : lit-ruelle // logement familial : chambre-couloir // immeubled’habitation : appartements-escalier et coursives // quartier : îlot-rue //l’État ou le royaume, avec ses accès à la mer, ses cols, ses percées, etc.,voire encore sans échelle). Au point qu’émerge l’idée de possibles « topolo-gies fractales » lorsque s’affirme la pertinence de tels concepts trans-échelles.

De nombreuses autres pistes s’offrent à l’étude. Paradoxalement, lestravaux concernant les organisations spatiales les plus sophistiquées, lescombinaisons de lieux et de cellules multiples en arrangements et « distri-butions27 » plus complexes, ont été nettement plus développés que l’étudedes formes les plus simples et les plus populaires. La forme ou plutôt lastructure de ces « distributions » caractérise les types et modèles vernacu-laires anciens ou contemporains (types et modèles au plan topologique,s’entend, avant même de parler de la forme architecturale au sens visuel etplastique). Encore que la dimension proprement topologique n’y soit pastoujours centrale, ces études ont été poursuivies de manière interne à uneculture donnée (et non de manière comparative, par exemple), afin d’enétudier les variantes – en synchronie, selon les concepteurs ou les localités –ou les transformations – en diachronie, selon les époques. De même, l’his-toire de la différenciation de ces topoi ou « lieux élémentaires » d’uneculture, de l’émergence et de l’autonomisation de chaque lieu en une« pièce » d’habitation spécifiée et nommée est aujourd’hui égalementmieux connue par les recherches historiques. Il n’est donc pas impertinentd’en faire la relecture dans une perspective d’anthropologie spatiale et nonplus de simple histoire des architectures.

Philippe [email protected]

CNRS-AUS/UMR 7218 LAVUE

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NOTES

1. Cf. le numéro 73 de la présente revue : «Manières d’habiter », 2002.2. Ou bien faudrait-il dire alors « locotique » ?3. C’est, semble-t-il, l’acception dominante de la notion de lieu dans le milieu des architectes,

répandue bien avant la parution de l’ouvrage Genius Loci de Ch. Norberg-Schulz. Il faut se réjouirde cette valorisation et de cette incitation à prendre en compte tout ce par quoi le lieu d’un projetarchitectural, d’une intervention, d’un établissement humain est attaché au monde et au milieu,après les ravages – pas encore achevés – de la tabula rasa moderniste.

4. Précisons que par ces termes « espace habité » nous ne désignons pas seulement les espacesinternes de l’habitation (de la maison ou du logement), mais bien l’ensemble des espaces qui ontété délimités, marqués, façonnés et qualifiés par les sociétés en ce qu’ils font l’objet de représenta-tions, de pratiques et de rapports sociaux.

5. Nous en avons rappelé la longue filiation dans l’introduction à «L’espace anthropologique :abécédaire anthropologique de l’architecture et de la ville », Cahiers de la recherche architecturale,urbaine et paysagère, no 20-21, Éditions du Patrimoine, 2007.

Anthropologie de l’espace, l’anthologie de textes extraits des monographies ethnologiquesportant sur de nombreuses cultures, de Françoise Paul-Lévy et Marion Segaud, a constitué uneétape importante dans ce processus, montrant la vaste collecte d’observations opérées, offrant undébut de classement. On ne saurait lui reprocher que cette affirmation limitative et péremptoire surla fermeture des cultures, et le renoncement à une théorie généralisée, pourtant évoquée. Dans unautre domaine, le travail de synthèse d’un Jean Cuisenier, opéré à partir de l’enquête surl’architecture populaire française dirigée par Georges-Henri Rivière dans les années 1940, est restéquasi ignoré (à part la tentative de formalisation qu’en a développée Bill Hillier à Londres, durant leséjour que fit Cuisenier à la Bartlett School of Architecture, puis la pitoyable récupération lucrativequ’en a opérée « Space Syntax »), alors qu’il offrait un corpus de mille huit cents observationsdétaillées et normalisées sur l’ensemble du territoire.

6. Philippe Boudon, De l’architecture à l’épistémologie ; la question de l’échelle, Paris, PUF,1991 ; Introduction à l’architecturologie, Paris, Dunod, 1992 ; Sur l’espace architectural, Marseille,Parenthèses, coll. « Eupalinos », 2003.

7. Dans plusieurs de ses films de jeunesse Jean-Luc Godard réalise des travellings complexes ausein d’un logement de façon que le personnage et la caméra reviennent à la même place après avoirtraversé plusieurs pièces sans aucune coupure du plan-séquence ; le logement en question présentedonc une structure topologique différente de la chaîne ou de la grappe, et comporte au moins uneboucle. Nous appelons « nombre de Godard » le nombre de boucles différentes et non intersécantesqui peuvent être opérées dans un logement. Cette possibilité de varier et de choisir son chemine-ment est très appréciée des habitants.

8. Particulièrement la conjecture des quatre couleurs présentée probablement par Möbius en1840 : celle-ci affirmait qu’il suffisait de quatre couleurs pour colorier toute carte de telle manièreque les pays ayant une frontière commune soient toujours de couleurs différentes. Problème enfan-tin ? Il a fallu attendre 1976 pour qu’Appel et Haken en apportent la démonstration à l’aide del’ordinateur (c’est-à-dire en épuisant le nombre de solutions possibles, et non de manière théorique).

9. Cf. les travaux de Georges Matoré (1962) et de Jean Cayrol (1968). Cf. également PhilippeBonnin, «Nommer/habiter : langue japonaise et désignation spatiale de la personne », Communica-tions, no 73, 2002, p. 245-265.

10. Que nous avons déjà exposée dans «Dispositifs et rituels du seuil : une topologie sociale.Détour japonais », Communications, no 70, 2000.

11. Nous avions commencé de développer cette analyse dans «La ville japonaise : une esthétiqueordinaire ? », Le Goût des belles choses, Terrain, coll. « Ethnologie de la France », cahier 19, MSH-Mission à l’ethnologie, 2004, p. 11-34.

12. On se souvient des remarques de Michel de Certeau (Arts de faire, Paris, UGE, coll. « 10/18 »,1980) à propos des représentations des appartements new-yorkais, décrits comme des « parcours »

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beaucoup plus souvent que comme des « plans ». Il les rapporte à l’histoire de la cartographie,dont les premiers portulans indiquaient les étapes d’un pèlerinage sans souci de métrique, maisseulement de relation d’ordre, avec une indication du mode de locomotion. Ce n’est que plustardivement que celui-ci disparaîtra d’une cartographie désormais synchrone, instantanée.

13. Nous en avons donné une démonstration dans «Nommer/habiter », art. cité.14. Cf. Philippe Bonnin (avec Martyne Perrot et Martin de la Soudière), L’Ostal en Margeride,

Paris, Éditions du CNRS, 1983 (la conclusion) ; et Philippe Bonnin, « La maison rurale et les struc-tures de l’Habiter », Études rurales, no 125-126, 1992, p. 153-166.

15. À l’image de la cellule de moine ; ce terme est celui utilisé par les architectes du mouvementmoderne pour désigner une unité d’espace élémentaire dans les établissements humains en général,dans la maison en particulier.

16. «La maison rurale et les structures de l’Habiter « , art. cité.17. Cf. à ce propos les travaux de Martine Bergues, «Dire avec des fleurs ; manières et modèles »,

in Véronique Nahoum-Grappe et Odile Vincent (dir.), Le Goût des belles choses. Ethnologie de larelation esthétique, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2004, p. 67-82.

18. On en trouvera un bel exemple dans une livraison récente de la revue EspacesTemps.net(http://espacestemps.net/document7932.html), rubrique «La photo » : « Pizzas et barbelés », parYann Richard et Clarisse Didelon, nous montre un tourniquet à pizza aménagé dans la grille deprotection d’une résidence.

19. Cf. « L’entre : espaces, seuils et rituels autour de la loge », in Loges, concierges et gardiens,Paris et Grâne, Créaphis, 2006, p. 23-28.

20. Cf. « Limite », in L’Espace anthropologique…, Cahiers de la recherche architecturale…,numéro cité, p. 103-106.

21. On se souvient précisément du travail sur la chambre de P. Dibie : Ethnologie de la chambreà coucher, Paris, Grasset et Fasquelle, 1987.

22. Karl Raimund Popper, dans sa Logique de la découverte scientifique (1934), prônait quetoute théorie dont une implication même minime était expérimentalement réfutée devait être totale-ment abandonnée au profit d’une théorie radicalement nouvelle, et ne pas faire l’objet d’une simplecorrection ou d’un ajustement.

23. Les théorèmes d’incomplétude de Kurt Gödel, mathématicien et logicien austro-américain,sont deux théorèmes célèbres de logique mathématique, démontrés en 1931 dans son article «Überformal unentscheidbare Sätze der Principia Mathematica und verwandter Systeme » (Sur les pro-positions formellement indécidables des Principia Mathematica et des systèmes apparentés), quimontrent qu’une théorie axiomatisée et cohérente comporte nécessairement des énoncés indémon-trables. Ce qui réfute singulièrement l’épistémologie de K. Popper.

24. Pierre Deffontaines, L’Homme et sa maison, Paris, NRF-Gallimard, 1972 ; Amos Rapoport,Pour une anthropologie de la maison (1969), Paris, Dunod, 1972 ; Albert Demangeon, «L’habita-tion rurale en France : essai de classification des principaux types », Annales de géographie, vol. 29,no 161, réimprimé dans Problèmes de géographie humaine, Paris, Armand Colin, 1942 ; RobertCresswell, « Le concept de maison : les peuples non industriels », Zodiac, no 7, 1960, p. 182-197 ;Paul Oliver (ed.), Shelter and Society, Londres, Barrie & Jenkins, 1967, p. 25-29 ; Paul Oliver (ed.),Encyclopedia of Vernacular Architecture of the World, Cambridge, Cambridge University Press,1997, 3 vol.

25. Louis Kahn appartient à la génération qui suit les fondateurs du modernisme architectural,qu’il dépasse. Le fonctionnalisme de ses édifices aboutit à la définition de concepts nouveaux : leservant et le servi, dont il marque clairement la différenciation.

26. Team 10 est un groupe d’architectes issus du mouvement moderne ayant contribué à repen-ser l’architecture et l’urbanisme en rupture avec les conceptions rationalistes de leurs prédécesseurs.

27. De même, ce terme du vocabulaire architectural désigne la structuration spatiale d’unensemble de lieux identifiables, l’appartement ou la maison par exemple, comme si un « pro-gramme» faisant consensus « distribuait » dans l’étendue une liste finie de lieux prédéterminée.

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RÉSUMÉ

L’anthropologie de l’espace doit-elle se cantonner à une simple description des lieux ? Ne doit-elle pas travailler les faits d’organisation de l’espace en intention (que signifient les lieux produitspar les cultures, et les arrangements topologiques qu’elles composent ?) aussi bien qu’en morpholo-gie (quelles règles d’arrangements se donnent-elles ?) ; en extension (diversité au sein des sociétés)aussi bien qu’en dynamique temporelle ou historique ? Que l’on englobe cette discipline au sein del’anthropologie de l’espace ou qu’on la désigne plus précisément comme « topologie sociale », peuimporte : si les sociétés font preuve d’une considérable imagination et d’une non moins grandecréativité en la matière, elles ne se confrontent pas moins à des lois topologiques incontournables, etleur manière d’opérer fait objet de science. Comment les cultures définissent-elles, dans l’étendue,des lieux porteurs de sens – c’est-à-dire des modes de relation du sujet avec le milieu, des«moments » de la pratique –, comment les organisent-elles entre eux, comment les pratiquent-elles,comment leur offrent-elles ensuite des dispositifs architecturaux pour les rendre efficaces ? Pourquoiune théorie de la spatialité devrait-elle demeurer impossible ou interdite ? Il est temps d’y remédier,et de construire une « topologie sociale ».

SUMMARY

Should the anthropology of space should it be confined to a mere description of scenes ? Should itnot do one’s practice on space planning intention (what do scenes produced by culture and topolo-gical arrangements they make up mean ?) as well as in morphology (what rules arrangementsthere ?) ; in extension (what diversity societies within ?) and in temporal or historical dynamic ?Whether one embraces this discipline within the anthropology of space or more specifically as“social topology”, does not really matter. If societies show considerable imagination and creativityin the field, they are faced with no less essential topological laws, and their modus operandi is theobject of science : how do cultures build meaningful places in extended spaces – that is to say, waysof relating the subject with its environment, and moments of practice –, how do they get themselvesorganized, how do they practice them, how do they offer architectural features ? Why should atheory of spatiality remain impossible or prohibited ? It is time to remedy it, and build a SocialTopology.

Philippe Bonnin