pour guider l’apprentissage de la lecture du récit de fiction

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Caractères 8 2/ 2002 34 Jean-Louis Dumortier ____________________________________________ Pour guider l’apprentissage de la lecture du récit de fiction Université de Liège Service de Didactique des Langues et littératures romanes _____________________________ Il sera question, dans ces pages, non pas du récit en tant qu’objet construit par une discipline scientifique née dans la seconde moitié des années 60 1 et baptisée «narratologie», mais du récit en tant qu’objet d’enseignement et d’apprentissage, du récit envisagé par le didacticien dans son double rapport avec l’objet scientifique –le récit des narratologues – et avec les agents de l’interaction pédagogique : le professeur, d’une part, les élèves, de l’autre. _______________________________ 1 1 Pour l’essentiel des dix premières années (en français ou en traduction française): Propp (1965); Barthes (1966); Greimas (1966); Todorov (1967); Todorov (1968); Todorov (1969), Todorov (1970), Barthes (1970); Greimas (1970); Todorov (1971), Genette (1972), Hamon (1972); Bremond (1973), Prince (1973); Larivaille (1974). 1. Le récit de fiction écrit Je n’envisagerai pas le récit en général , considéré comme objet d’enseignement- apprentissage, mais le récit de fiction écrit considéré comme tel. 1.1. Tous les récits ne sont pas des écrits Tous les récits ne sont pas des récits écrits, du moins à l’estime de certains spécialistes (Barthes, 1966) qui n’hésitent pas à compter au nombre des récits des productions culturelles comme les histoires racontées oralement (les histoires des conteurs et celles des humoristes, entre autres), les films, les opéras, les bandes dessinées, les romans photos, voire certaines séquences de vitraux ou de peintures, etc. 1.2. Tous les récits ne sont pas des fictions Par ailleurs, tous les récits ne sont pas des récits de fiction. Que l’on songe, par exemple, à quantité de récits de vie, de récits de voyage, à la plupart des biographies et des autobiographies, aux récits de la presse et à ceux des historiens, aux récits de l’analysant sur le divan du psychanalyste ou aux séquences narratives des plaidoiries. Que l’on songe enfin (cet exemple est particulièrement intéressant) aux résumés des récits de fiction qui figurent dans les revues littéraires, les dictionnaires spécialisés, les manuels scolaires, ou au dos des couvertures: résumés d’histoires fictives, certes, mais distincts des fictions qu’ils résument. Distincts en quoi? En ceci que l’énonciateur asserte réellement, c’est-à-dire qu’il s’engage à soutenir que ce qu’il dit est vrai, qu’il est capable de prouver ce qu’il dit. Et qu’asserte-t-il, cet auteur d’un résumé de récit fictionnel? Non pas, par exemple,

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Caractères 8 2/ 2002

34Jean-Louis Dumortier ____________________________________________

Pour guider l’apprentissagede la lecture du récit de fiction

Université de LiègeService de Didactique des Langues et littératures romanes

_____________________________Il sera question, dans ces pages,

non pas du récit en tant qu’objetconstruit par une discipline

scientifique née dans la secondemoitié des années 601 et baptisée«!narratologie!», mais du récit en

tant qu’objet d’enseignement etd’apprentissage, du récit envisagépar le didacticien dans son double

rapport avec l’objet scientifique–!le récit des narratologues – etavec les agents de l’interaction

pédagogique : le professeur, d’unepart, les élèves, de l’autre.

_______________________________

11Pour l’essentiel des dix premières années (enfrançais ou en traduction française): Propp (1965);Barthes (1966); Greimas (1966); Todorov (1967);Todorov (1968); Todorov (1969), Todorov (1970),Barthes (1970); Greimas (1970); Todorov (1971),Genette (1972), Hamon (1972); Bremond (1973),Prince (1973); Larivaille (1974).

1. Le récit de fiction écrit

Je n’envisagerai pas le récit en général,considéré comme objet d’enseignement-apprentissage, mais le récit de fiction écritconsidéré comme tel.

1.1. Tous les récits ne sont pas des écrits

Tous les récits ne sont pas des récits écrits,du moins à l’estime de certains spécialistes(Barthes, 1966) qui n’hésitent pas à compterau nombre des récits des productionsculturelles comme les histoires racontéesoralement (les histoires des conteurs et cellesdes humoristes, entre autres), les films, lesopéras, les bandes dessinées, les romansphotos, voire certaines séquences de vitrauxou de peintures, etc.

1.2. Tous les récits ne sont pas des fictions

Par ailleurs, tous les récits ne sont pas desrécits de fiction. Que l’on songe, par exemple,à quantité de récits de vie, de récits devoyage, à la plupart des biographies et desautobiographies, aux récits de la presse et àceux des historiens, aux récits de l’analysantsur le divan du psychanalyste ou auxséquences narratives des plaidoiries. Quel’on songe enfin (cet exemple estparticulièrement intéressant) aux résumés desrécits de fiction qui figurent dans les revueslittéraires, les dictionnaires spécialisés, lesmanuels scolaires, ou au dos descouvertures!: résumés d’histoires fictives,certes, mais distincts des fictions qu’ilsrésument.

Distincts en quoi!? En ceci quel’énonciateur asserte réellement, c’est-à-direqu’il s’engage à soutenir que ce qu’il dit estvrai, qu’il est capable de prouver ce qu’il dit.Et qu’asserte-t-il, cet auteur d’un résumé derécit fictionnel!? Non pas, par exemple,

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35qu’«!un matin, au sortir d’un rêve agitéGrégor Samsa s’éveilla transformé dans sonlit en véritable cafard!» (Kafka, L amétamorphose), mais qu’il existe un livre dontle personnage principal se nomme GrégorSamsa et s’éveille un matin métamorphoséen cafard.

Je ne m’attarde pas davantage sur ce quidifférencie le récit fictionnel du récit factuel(et c’est poser ainsi l’hypothèse qu’ils sontdifférenciables), ni sur ce qui manifeste cettedifférence (et c’est ainsi poser l’hypothèsesupplémentaire que cette différence estpatente). Qu’il me suffise de dire que, par«!récit de fiction!», je désigne les romans, lesnouvelles, les contes, les légendes, breftoutes les productions culturelles donnant àconnaitre, par le truchement d’un discours,une histoire imaginaire.

Qu’est-ce qu’une histoire!? C’est une suitede faits – actions et événements2 – formantun tout intelligible, avec un début, une fin et,entre les deux, un processus detransformation de certaines caractéristiquesattribuées d’entrée de jeu aux êtres et auxchoses.

Qu’est-ce qu’une histoire imaginaire!? Lequalificatif signifie l’impossibilité d’attesterune suite de faits ayant eu lieucorrespondant à la suite des faits quicomposent l’histoire3. Quel que soit, audemeurant, le degré de vraisemblance desfaits narrés, quel que soit le nombre descorrespondances entre l’univers de cettehistoire et l’univers d’expérience du lecteur.

L’objet de mon étude est donc le récit defiction écrit en tant qu’objet d’enseignement et

2S’inspirant de Ricoeur (1986) et de Gervais (1990),Adam & Revaz (1996, p.14) précisent que « ladésignation générale de ‘’faits’’ recouvre deux réalitésqu’il est utile de distinguer : l’événement et l’action.Ces notions font l’une et l’autre référence à unemodification du cours naturel des choses, en d’autrestermes à une transformation. Mais l’action secaractérise par la présence d’un agent – acteurhumain ou anthropomorphe – qui provoque lechangement (ou tente de l’empêcher), tandis quel’événement advient sous l’effet de causes , sansintervention intentionnelle d’un agent. »

3 Cette définition n’est pas entièrement satisfaisante,dans la mesure où ce que j’appelle une suite de faitsayant eu lieu est toujours une construction de l’esprit (ily a toujours quelqu’un qui enchaine mentalement lesfaits) et, généralement, l’énoncé de cette construction.Pour mettre ainsi ce qui a eu lieu en intrigue (commele fait l’historien, le biographe, le journaliste, etc.),l’imagination est indispensable. Il s’ensuit que ladifférence entre récit fictionnel et récit factuel n’est pasde nature, mais de degré. (Ricoeur, 1985 ; Prost,1996).

d’apprentissage. Mais à peine envisagé, cetobjet s’évanouit.

2. La lecture du récit de fiction

Lorsqu’on considère un objetd’enseignement et d’apprentissage, quelqu’il soit, les premières questions que l’on sepose – à moins d’être un fonctionnaire quifait sans réfléchir ce qu’on lui dit de faire –sont celles du but et celle des raisons depoursuivre ce but-là. Dans quel but et pourquelles raisons s’ingénie-t-on à faireapprendre tel objet, dans le cadre de tellediscipline scolaire!? Dans quel but et pourquelles raisons s’ingénie-t-on à faireapprendre le récit de fiction (j’abrègedorénavant, mais l’on entendra qu’il s’agitdu récit de fiction écrit) dans le cadre ducours de français langue première!?

2.1. Le but et la raison

Se poser ces questions-là, c’estimmanquablement s’aviser de ceci!:l’enseignement-apprentissage du récit defiction – du moins tel qu’on peut le concevoirdans le cadre de l’école obligatoire – n’est pasorienté par l’objectif principal de pourvoir lesélèves de connaissances sur cette sorte derécit, et il n’est pas motivé au premier chefpar le fait que ces connaissances pourraientleur être utiles dans un contexteextrascolaire. Non, le but primordial est defaire acquérir aux enfants ou aux adolescentsune disposition à lire des récits de fiction, unedisposition à intégrer la lecture de ces récitsdans l’éventail de leurs loisirs. Quant à laraison, c’est, pour faire vite, qu’on estimecette lecture profitable aux jeunes et, plustard, aux adultes.

Mais à quelles conditions la lecture desrécits de fiction peut-elle être dite profitable!;à quelles conditions peut-elle contribuer àformer des jeunes gens – demain des femmeset des hommes – plus épanouis, plus libres,plus solidaires, plus responsables, pluscritiques, plus lucides sur eux-mêmes, pluscurieux de la différence d’autrui, mieuxpourvus de connaissances sur le monde del’humain, de capacités d’empathie, dedispositions esthétiques, de sens de la valeurartistique, etc.!?

2.2. Les conditions d’une formation bénéfique

Je ferai part de trois conditions à mesyeux essentielles!: la première tient au choixdes objets de lecture, la deuxième à la façon

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36de les lire et la troisième à la manière decommuniquer à leur propos.

Les objets de lecture doivent être choisisde telle sorte que, sans exiger des enfants oudes adolescents un arrachement brutal à lacul ture caractér is t ique de leurenvironnement extrascolaire, ils contribuentnéanmoins à leur acculturation scolaire4.Cela signifie, plus précisément, qu’ilsdoivent, ces récits, 1°) «!avoir du répondant!»dans les situations vécues par les jeunes, cequi ne veut pas dire qu’ils doivent imiter cessituations selon le canon de l’esthétiqueréaliste5 , 2°) posséder une vertud’émancipation, un pouvoir d’affranchir leurlecteur des autorités autoproclamées et despréjugés, 3°) être propices enfin à uneréflexion sur l’utilisation des moyens de lanarration et des ressources linguistiques.

La façon de lire doit respecter à la fois laconvention selon laquelle, en contextescolaire, les activités s’ordonnent à desobjectifs d’apprentissage précis et les «!règlesdu jeu!» que propose le récit fictionnel aulecteur ordinaire. Quelles sont-elles, cesrègles dont le respect caractérise lecomportement du lecteur qu’Umberto Eco(1985) qualifie de coopérant!? On pourrait lesréduire à trois et les énoncer ainsi : 1°) necherche pas un correspondant de l’histoiredans la réalité; 2°) intéresse-toi au monde dutexte, si différent qu’il soit de ton monded’expérience; 3°) sers-toi de ta connaissancedu monde pour comprendre le texte, c’est-à-dire pour remplacer les mots par uneconstruction mentale et pour réagir,intellectuellement comme affectivement, à cequi se passe dans ce monde-là.

Ce qui devrait caractériser la manièredont professeurs et élèves communiquent àpropos des objets de lecture, c’est,indissociablement, 1°) la conscience desenjeux humains de la communication : «!on 4Acculturer, c’est adapter socialement un individu ouun groupe d’individus qui, changeant de milieu, doiventabandonner la culture caractéristique de celui dont ilssont originaires. L’école secondaire est un creuset où,censément, se fondent toutes les cultures particulières: les adolescents atteignant, en principe tout au moins,le stade ultime du développement intellectuel – celuide la pensée hypothético-déductive – ainsi que lestade ultime du développement du jugement moral,peuvent s’approprier non seulement lesconnaissances, mais les valeurs et les normes decomportement caractéristiques d’un nouvelhumanisme qu’il importe de redéfinir inlassablementdans un monde dont les mutations de toutes sortes semultiplient et s’accélèrent.

5Songeons aux contes merveilleux ou aux contesphilosophiques, entre autres.

communique pour informer, pours’informer, connaitre, se connaitre,expliquer, s’expliquer, comprendre (et) secomprendre!» (Morin, 1998!: 33), 2°) lavolonté de découvrir et de respecter lesrègles de la conversation6, les rituels deséchanges, 3°) l’effort de s’approprier lestechniques de l’argumentation et 4°) le soucid’évaluer, sur la base d’indices decompétences et d’attitudes, les résultats del’interaction pédagogique.

Je dis bien «!de l’interaction pédagogi-que!», et non «!de l’apprentissage!», oumême «!de l’enseignement-apprentissage!»!:la récolte de données s’effectue à partir desperformances des élèves, mais la qualité deces performances résulte de l’interactionpédagogique, de tout ce qu’ont fait – oun’ont pas fait –, dans le contexte scolaire,compte tenu de leurs statuts et de leurs rôlesrespectifs7, les élèves et le professeur, et ce«!tout!»-là ne saurait se réduire aux proces-sus d’enseignement et d’apprentissage.

Etant donné ce qui précède, on conçoitque le problème du corpus d’œuvres à voiren classe ou à proposer comme lectures àdomicile est, sinon dérisoire, du moinssubsidiaire. Il n’est relatif, ce problème, qu’àla première des trois conditions que je viensde citer et le fait d’établir un corpus où lefonds patrimonial soit bien représenté negarantit nullement le respect de cettecondition-là. Au demeurant, je ne suis pas deceux qui doutent de l’éminente valeur des«!classiques!», je suis de ceux qui se préoccu-

6Dégagées par Grice (1979), ces règles sontformulables de la manière suivante: 1°) soyezpertinents (parlez à propos); 2°) faites progresser ledébat; 3°) n’en dites pas moins qu’il n’en faut pour êtrecompris; 4°) n’en dites pas plus que nécessaire à cettemême fin; 5°) soyez clair; 6°) n’affirmez pas ce quevous savez être faux; 7°) n’affirmez pas ce que vousne pouvez pas prouver.

7Le statut d’enseignant correspond à l’ensemble descomportements auxquels le professeur peutlégitimement s’attendre de la part de l’élève, en tantqu’individu en apprentissage et que membre d’ungroupe d’apprenants. Son rôle est l’ensemblecomplémentaire des comportements auxquels chaqueélève, à titre individuel et en tant qu’élément dugroupe-classe peut légitimement s’attendre de sa part.Réciproquement, le statut d’apprenant correspond àl’ensemble des comportements auxquels l’élève,engagé individuellement dans une entreprisepédagogique collective, peut légitimement s’attendrede la part du professeur. Quant au rôle d’apprenant, ils’identifie à l’ensemble des comportements auxquelsle professeur peut légitimement s’attendre de sa part,en tant qu’individu et que membre d’un groupe(d’après Stoetzel, 1978, p.206).

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37pent des moyens d’intéresser les élèves à laquestion de leur valeur.

2.3. L’objet

Si le but de l’enseignement-apprentisageest bien l’acquisition d’une disposition à liredes récits de fiction, l’objet de l’enseignement-apprentissage ne saurait être le récit defiction. En tout cas l’interaction pédagogique(disons, approximativement, ce que font leprofesseur et les élèves) ne saurait porterprincipalement sur des savoirs ayant trait aurécit fictionnel, fussent-ils, ces savoirs, nonles «!savoirs savants!»8 des narratologues,mais des savoirs transposés en vue de leurenseignement.

Imagine-t-on que, dans les écoles deconduite automobile, l’interaction entre lemoniteur et l’apprenti conducteur ait pourobjet des savoirs sur l’automobile!?L’enseignement apprentissage, dans lesautos-écoles, c’est, pour l’essentiel,l’enseignement-apprentissage de la conduiteautomobile. De même, dans les établisse-ments scolaires, s’il s’agit de faire acquérirdes dispositions à lire les récits de fiction,l’enseignement-apprentissage doit-il avoirpour objet, non pas le récit de fiction, mais lalecture du récit de fiction. Il doit être, cetenseignement-apprentissage, non pas unprocessus au terme duquel des savoirs sur lerécit de fiction, deviennent, dans le chef del’élève, des connaissances sur le récit defiction9, mais ce processus au terme duqueldes savoirs et des savoir-faire concernant lalecture du récit de fiction se transforment encompétences de lecture du récit de fiction.

Ce dont il faut par conséquent traiter, cen’est pas du récit de fiction en tant qu’objetd’enseignement et d’apprentissage, mais dela lecture du récit de fiction en tant qu’objetd’enseignement et d’apprentissage, étantentendu que la finalité – ou du moins une desfinalités – de l’apprentissage est l’acquisitionde compétences de lecture du récit de fiction.

8L’expression est celle qu’à la suite de Chevallard(1985, rééd.1991), on utilise pour désigner les produitsde la recherche scientifique, les savoirs inscrits dansdes problématiques de recherche pure ou appliquée.

9Le terme « connaissance » désigne le savoir quel’apprenant s’est approprié au prix d’un double travailque Piaget nomme assimilation, c’est-à-direintégration à la structure des connaissancesantérieures, et accommodation, c’est-à-diremodification de cette structure pour accueillirl’information nouvelle.

2.4. Compétences et connaissances

Qu’est-ce qu’une compétence!? C’est lavirtualité d’activer une structure d econnaissances qui permette de résoudre un(des) problème(s) typique(s) d’une famille desituations. Qu’est-ce qu’une compétence delecture!? C’est la virtualité d’activer unestructure de connaissances qui permette derésoudre un (des) problème(s) typique(s)d’une famille de situations. Qu’est-ce qu’unecompétence de lecture du récit de fiction?C’est la virtualité d’activer une structure deconnaissances qui permette de résoudre un(des) problème(s) typique(s) d’une famille desituations de lecture du récit de fiction.J’insiste sur connaissances et j’insiste surstructure.

Les compétences permettant de résoudreles problèmes inhérents aux situations delecture du récit de fiction incluent desconnaissances déclaratives (je sais que...) etprocédurales (je sais comment faire pour...)sur le récit de fiction, sur la lecture, sur lalecture du récit de fiction. Et comme, ensituation, on n’opère jamais la lecture du récitde fiction, mais une lecture – une sorte delecture – d’un récit de fiction – appartenantou s’apparentant à une variété de cettecatégorie de récits –, disons que lesconnaissances incluses dans les compétencesindispensables à la résolution des problèmesinhérents à une situation de lecture du récitde fiction sont de quatre ordres!: 1°) desconnaissances générales qui rendent possibletoute lecture!; 2°) des connaissancesgénériques sur le genre de lecture qu’il s’agitd’effectuer et sur le «!genre!» du récit defiction; 3°) des connaissances spécifiques surl’espèce (subdivision du genre) de récit defiction à laquelle on a affaire!; 4°) desconnaissances singulières sur l’acteparticulier qu’on accomplit et sur lespropriétés du texte que l’on traite, propriétésrelative à sa matière (le monde raconté) et àsa manière (le discours narratif, le style).

Mais une compétence n’est pas une sériede connaissances (déclaratives ouprocédurales) juxtaposées, c’est ce qui résultede leur mise en relation. Pour résoudre lesproblèmes qui surgissent dans telle situationde lecture du récit de fiction, il se pourraitbien que ne me servent à rien quantité deconnaissances, dont je dispose pourtant, surla lecture, sur le récit de fiction, ou même surla lecture du récit de fiction. Si cesconnaissances-là ne se structurent pas, sielles ne deviennent pas des instruments quime permettent de résoudre les problèmes, de

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38compréhension inhérents à la situation, ellessont, circonstanciellement, inutiles.

Je n’en dis pas plus long, pour l’instant,sur les compétences de lecture du récit defiction, mais le peu que j’ai dit suffit, je crois,pour que l’on voie bien la difficulté que doitsurmonter l’enseignant soucieux de faireacquérir des compétences par ses élèves. Cen’est pas en transmettant des savoirs sur lerécit de fiction ou sur la lecture de cette sortede récit, ce n’est pas en veillant àl’appropriation de ces savoirs, c’est-à-dire àleur transformation en connaissances dansl’esprit des élèves, qu’il fera acquérir, par cesderniers des compétences de lecture du récitde fiction. Et pourtant, ces compétencesincluent les connaissances en question, doncla référence à des savoirs.

2.5. Attitude positive

Nous avons vu que le but del’enseignement-apprentissage qui nousconcerne est l’acquisition par les élèves dedispositions à lire des récits de fiction. Je finisde dire qu’au terme du processusd’enseignement-apprentissage (et dansl’hypothèse du succès de l’interaction péda-gogique), l’élève était pourvu de compétencesde lecture du récit de fiction. Cela signifie-t-ilque les termes «!compétences!» et«!dispositions!» sont des synonymes!?

Non. Il y aurait lieu de le croire si j’avaisdit que l’aboutissement du processusd’enseignement-apprentissage n’était riend’autre, rien de plus que l’appropriation descompétences en question. Mais je n’ai pas ditcela. Je n’ai pas dit cela parce que j’estimeque le processus doit également aboutir àl’adoption d’une attitude positive envers lesrécits de fiction et envers la lecture de cesderniers.

Qu’est-ce que j’entends par «!attitudepositive!»? Une réaction à la foisintellectuelle et émotionnelle à un stimulusqui pousse à aller vers, à rechercher ce mêmestimulus. Une attitude positive envers lesrécits de fiction et la lecture des récits defiction, c’est, pour le dire avec des motscourants, un élan vers ou une appétencepour les récits de fiction et leur lecture.

Qu’est-ce qui explique cette impulsion?Deux choses. La première est le fait deconsidérer que ces objets et cette activité-làont de la valeur, c’est-à-dire méritent qu’onleur sacrifie certaines choses (de l’argent, dutemps, d’autres objets ou d’autres activités).La seconde est le souvenir du plaisir éprouvé

en s’adonnant à cette activité avec de telsobjets. Mon attitude face aux récits de fictionet à la lecture de ces derniers résulte, d’unepart, de la valeur que je leur reconnais,d’autre part, du caractère agréable oudésagréable de l’expérience que j’en ai.

J’en reste là avec le concept d’attitude,mais, une fois de plus, on entrevoit ladifficulté pour le professeur de français :faire en sorte qu’en acquérant lescompétences qui lui permettront de résoudreles problèmes inhérents à la lecture du récitde fiction, l’élève s’imprègne du sentimentde la valeur de cette sorte d’objet et de cegenre d’activité, faire en sorte également quel’acquisition des compétences soit l’occasiond’expériences de lecture agréables, ou, toutau moins, un tremplin pour des expériencesde lecture agréables. Pour parodier Barthes,je dirais volontiers ceci : ce que le lecteurgagne en savoir, la lecture ne devrait pas leperdre en saveur.

2.6. Disposition

Le terme «!disposition!», que l’on peuttenir pour synonyme de loi individuelle decomportement (Bourdieu, 1998), coiffe ceuxde «!compétence!» et d’«!attitude!». Si jetends à me comporter en lecteur de récits defiction, si j’incline à lire de tels récits, c’estparce que j’ai acquis une compétence à cefaire, et parce que j’ai adopté une attitudepositive envers cette activité.

3. Quelle lecture du récit de fiction?

Acquisition de compétences,adoption d’une attitude positive, brefdéveloppement d’une disposition à la lecturedes récits de fiction, voilà globalementdéfinis, les buts de l’enseignement-apprentissage qui nous concerne,enseignement-apprentissage dont l’objet nepeut lui-même être autre que la lecture derécits de fiction. Mais quelle lecture du récitde fiction?

3.1. Les pratiques sociales de référence

Cette question, c’est celle des «!pratiquessociales de référence!»10. Elle n’est pas moins 10Forgé par Jean-Louis Martinand (1986, p.137), leconcept de pratiques sociales désigne des « activitésobjectives de transformation d’un donné naturel ouhumain (...) qui concernent l’ensemble d’un secteursocial et non des rôles individuels . » Une disciplinescolaire se réfère toujours, peu ou prou, à despratiques sociales, lesquelles impliquent toujours des

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39importante que celle des savoirs de référence– la narratologie en l’occurrence, ou, plusprécisément, cette branche maitresse de lanarratologie générale qui a trait aux récits defiction –, savoirs de référence dont procèdentles savoirs enseignés, qui, dans le meilleurdes cas, se transforment en connaissances etse structurent en compétences.

Pour le didacticien (je désigne par là celuiqui se livre à une critique systémique etraisonnée des pratiques pédagogiques, etj’ajoute que, pour moi, tout professeurdevrait être didacticien, devrait être sonpropre didacticien) – pour le didacticien quienvisage la problématique de la lecture durécit de fiction, il est indispensable d’éluciderles rapports entre les savoirs enseignés et les«!savoirs savants!», mais il est tout aussinécessaire de mettre en lumière les relationsqui existent entre les lectures scolaires desrécits fictionnels, lectures plus ou moinsdifférentes selon le niveau et la forme descolarité, et les lectures de cette sorte derécits qui ont cours hors de l’enceintescolaire, ou, pour mieux dire, ailleurs quedans l’enseignement obligatoire.

3.2. Régies de lecture

L’essayiste québécois Bertrand Gervais(1993), a attiré l’attention sur l’existence deplusieurs «!régies de lecture!», plusieursfaçons de lire, s’échelonnant entre deuxlimites : celle d’une progression sanscompréhension (qui, à peu de choses près estla mienne, si je lis, dans un roman, unpassage m’expliquant un piratageinformatique ou une opération boursière,c’est-à-dire un fragment de texte dont je nepuis enter le contenu sur ma structure deconnaissances) et celle d’une compréhensionsans progression (qui, à peu de choses prèstoujours, est également la mienne si, lisantune scène qui a, pour moi, une grande vertufantasmatique, je m’abandonne au fantasme,cessant du même coup de traiter la suite dessignes alignés sur la page). Négligeons cescas limites, mais retenons qu’on peuttoujours progresser (un peu) plus vite aurisque de comprendre (un peu) moins, ou,au contraire, progresser (un peu) moins savoirs. L’enseignement-apprentissage scolaire despratiques sociales présente deux tendancescaractéristiques : la première est la tendance à seréférer à des pratiques de spécialistes ou de groupessociaux plutôt privilégiés, la seconde est la tendance àexhiber les savoirs sur lesquels se fondent cespratiques, voire à substituer aux pratiques elles-mêmes des savoirs sur les pratiques.

rapidement avec des chances de comprendre(un peu) plus ou (un peu) mieux.

3.3. Lecture ordinaire et lecture littéraire

Dans le même ordre d’idées, Gervais etbien d’autres ont pu distinguer une «!lectureordinaire!» et une «!lecture lettrée!» (Mauger& Poliak, 1988) ou «!lecture littéraire!»(Dufays, Gemenne & Ledur, 1986). Pour ledire rapidement, ce qui distingue lapremière de la seconde, c’est l’usage du textecomme instrument permettant de satisfairedes besoins ou de donner issue à des désirs.

La lecture ordinaire des récits de fiction estainsi une lecture qui procède de la recherchedu plaisir, ou, pour mieux dire, de plaisirs.Plaisirs de l’identification et de laprojection11, plaisirs d’apprendre quelquechose de neuf sur le monde, sur les gens, sursoi-même, plaisirs alternés de la tension etde la détente que provoque toute intrigue,plaisirs de la reconnaissance et de la surpriseque procure le jeu de l’écrivain sur lesstéréotypes de toutes sortes : stéréotypesd’action, de narration, de conception dumonde, de style (Dufays, 1994), plaisirssubsidiaires, mais non négligeables, liés auxactes de communication sur les textes lus. Sices plaisirs ne sont pas au rendez-vous, ous’ils n’y sont pas en nombre suffisant, lelecteur «!ordinaire!» estime que «!le jeu n’envaut pas la chandelle!» : il passe d’un récit defiction à un autre, ou bien il abandonne lalecture du récit de fiction pour une autreactivité.

Inversement, le lecteur qui pratique lalecture lettrée ou littéraire d’un récit defiction est, sinon indifférent au plaisir que luia procuré l’œuvre que toujours il relit, en toutcas plus attaché au fait d’en dire ou d’enécrire quelque chose de valorisant qu’à larecherche du plaisir de sa relecture. Lalecture lettrée est intimement liée à lasituation scolaire et ses caractéristiquess’accentuent au fur et à mesure que l’onprogresse dans la scolarisation, pouratteindre leur stade d’épanouissement dansl’enseignement universitaire.

Quelles sont-elles, ces caractéristiques!?J’en distinguerai quatre, entre lesquelles les

11 Rappelons que l’identification, capitale dans laconstruction de l’identité personnelle, suppose un lienaffectif entre le sujet et autrui et qu’elle est unprocessus visant à rendre le moi semblable à desimages de l’autre prises pour modèles. Quant à laprojection, c’est une opération consistant à attribuer àl’autre ce que l’on méconnait ou que l’on refuse en soi.

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40liens sont serrés. 1°) La tendance àprivilégier, comme objet de lecture, lesœuvres consacrées , ce l les dontl’appartenance à la littérature, entenduecomme forme d’art, a été reconnue par lesinstances de légitimation12. 2°) La tendance ànégliger le jugement de goût («!J’aime / Jen’aime pas!»), procédant du sentiment deplaisir ou de déplaisir, au bénéfice dujugement de valeur. 3°) La tendance à voirdans tout texte un prétexte au commentaire,et dans le commentaire l’accomplissementde la lecture. 4°) La tendance enfin àproduire ce commentaire en se référant à unmodèle d’interprétation.

L’interprétation est opposable à«!l’utilisation libre d’un texte conçu commestimulus de l’imagination!» (Eco, 1985!: 76);l’interprétation postule une réalité du texte,indépendante de la conscience du lecteur;elle présuppose que l’acte de productionprime l’acte de compréhension; elle impliquel’intérêt pour toutes les connaissancessusceptibles de réduire l’écart entre le lecteurque l’on est et le lecteur idéal, conforme aumodèle, et elle procède de l’intentiond’accroitre les savoirs sur la littérature(Dumortier, 2001a).

3.4. Une alternative cruciale et beaucoup dequestions subsidiaires

Lecture ordinaire et lecture littéraire sontdeux modes de lecture opposables etassignables à des contextes antithétiques :celui du loisir et celui du travail. Dès lors,surgissent les questions cruciales pourl’interaction pédagogique. En arguant quel’école est incontestablement un contexte detravail, s’attachera-t-on à pourvoir les élèvesdes compétences leur permettant derésoudre des problèmes typiques de lecturelittéraire des récits fictionnels, ou, en arguantque l’école (obligatoire) doit, non pasaguerrir les élèves à des pratiques despécialistes, mais leur faire acquérir desdispositions caractéristiques de «!l’honnêtehomme!» d’aujourd’hui, des dispositions àlire, en amateurs, des récits de fiction,

12Par instance de légitimation (artistique), on désignedes agents (individuels ou collectifs) du système deproduction et de réception des biens culturels quidéfinissent les critériums d’accession d’un produit dansla sphère de l’art, ou qui, faute de critériums précis,règlent les entrées, les sorties, les positionsrespectives et la « circulation » des produits dans cettesphère. Jacques Dubois (1978, p.87-102) cite lesécoles littéraires, les salons, les revues, la critique,l’académie et l’enseignement des lettres.

s’efforcera-t-on de doter les élèves decompétences leur permettant de résoudre lesproblèmes de la lecture ordinaire!?

L’option que je défends est qu’au niveaude l’école obligatoire, l’enseignement-apprentissage de la lecture du récit de fictiondoit se concrétiser dans des pratiques, dansdes tâches par le truchement desquelles lesélèves acquerront, priorita irement , lescompétences leur permettant de résoudre lesproblèmes de la lecture ordinaire en contexteextrascolaire, et, bien sûr, les problèmesimposés, par l’école elle-même, dans le cadrede la certification. Est-il besoin d’ajouter queles tâches-problèmes scolaires conçues dansle cadre de la certification – et parconséquent toutes celles qui préparent lesélèves à les effectuer, toutes celles quidonnent lieu à une évaluation formative –doivent s’apparenter aux activités de lectureordinaire!? (Dumortier, 1999)

Dire que l’enseignement-apprentissagequi retient ici notre attention doit s’ordonnerà l’objectif prioritaire de pourvoir les élèvesdes compétences requises par la lectureordinaire, c’est donner à entendre que, sur cesocle de compétences, on peut bâtir quelquechose!: nous verrons quoi dans un instant. Etdire que les tâches-problèmes de lecture durécit de fiction doivent s’apparenter auxactivités de lecture ordinaire, c’est signifier,implicitement, qu’elles ne sauraient seconfondre avec elles!: sur ce point également,je reviendrai bientôt.

3.5. Pourquoi privilégier la lecture ordinaire ?

Trois raisons, d’ordres très différents,concourent à me faire plaider pour la lectureordinaire.

La première est que, comme l’ont révéléde récentes recherches (Baudelot, Cartier &Detrez, 1999), le privilège dont jouit lalecture littéraire à l’école, dans les dernièresannées de l’enseignement secondaireprincipalement – mais peut-être aussibeaucoup plus tôt, sous des formes larvées –,provoque, dans l’esprit des adolescents, soitune désaffection pour la lecture, soit uneattirance quasi exclusive pour desproductions dont la valeur commercialel’emporte largement sur la valeur littéraire.La lecture des récits de fiction à l’école, oupour l’école, est ainsi perçue par les élèvescomme un travail sans aucun rapport avecl’expérience de lecture dans le cadre duloisir. Puisque la quête individuelle de plaisirsest passée sous silence. Puisqu’il n’est jamaisquestion, lors du commentaire ou du

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41dialogue auquel donne l ieu lacompréhension du texte, que de ce dernier,de l’auteur et du lecteur – de ce lecteuranonyme auquel le professeur attribue, sansle dire, sa propre compréhension. C’est enréaction à cette lecture-travail, notamment,que certains élèves écartent la lecture deleurs activités de loisir, et que d’autres seprécipitent sur des livres que l’école n’a pasmarqués de son empreinte ou qu’elle aréprouvés.

La deuxième est qu’en dépit du prestigedont elle jouit, en dépit de sa positioninstitutionnellement dominante, la lecturelettrée des récits de fiction n’est pour ainsidire pas pratiquée hors du contexte scolaire,même pas par ceux qui la recommandentdans ce contexte-là (Mauger & Polial, 1998).

La troisième raison, c’est qu’il n’y a pas –ou tout au moins qu’il pourrait ne pas yavoir – solution de continuité entre lespratiques scolaires de lecture ordinaire, quidevraient dominer largement dansl’enseignement obligatoire, et les pratiquesde lecture littéraire, caractéristiques del’enseignement supérieur. En tout cas, lescompétences et les processus decompréhension des «!lecteurs ordinaires!»recoupent, pour une large part, ceux des«!lecteurs lettrés!». Ceux-là comme ceux-ci«!échangent!» la lettre du texte contre unereprésentation mentale, un «!modèle desituation !», dit-on techniquement13.Comment? En intégrant et en résumant lesdonnées explicites et le résultat desinférences relatives à l’implicite du texte, cequ’on appelle parfois les « !lieuxd’indétermination!» du récit (Iser, 1985).Ceux-là comme ceux-ci réagissent au modèlede situation, ils le mettent en rapport avecleurs connaissances, leurs croyances, leursvaleurs et leurs normes de comportement.Ceux-là comme ceux-ci sont affectés –quoique différemment – par les effets desfigures du discours narratif, celles queGérard Genette (1972) a classées, au début 13Tout texte porte sur un fragment, un aspect dumonde réel ou d’un « monde possible », c’est-à-dired’un monde concevable à partir du monde réel. C’estce fragment, cet aspect que l’on nomme « situation ».Quand nous percevons directement une telle situation,nous construisons mentalement un « modèle », unecontrepartie cognitive de cette situation. De mêmequand, par l’intermédiaire d’un texte, nous prenonsindirectement connaissance d’une situation, nousconstruisons mentalement un « modèle de situation » :ce qui se trouve dans notre esprit, ce n’est pas la suitedes mots constituant ce texte, c’est une représentationformée à partir de ce dernier. (Kintsch et van Dijk,1984; KINTSCH & KINTSCH, 1991).

des années 70, au moyen des catégories dutemps, du mode et de la voix.

Mais si l’on opte, comme cela me sembleraisonnable, comme cela me semblesouhaitable, pour un enseignement-apprentissage de la lecture ordinaire du récitde fiction, c’est une autre série de questionsqui s’imposent à l’esprit. Comment faireplace, dans un contexte de travail, auxconsidérations hédonistes qui président à lalecture du récit de fiction en contexte deloisir!? Comment éviter que le jugement degoût, procédant du sentiment de plaisir oude déplaisir, ne devienne, même énoncédans des formes plus élaborées que le banal«!J’aime / Je n’aime pas!», même appuyé parles raisons du plaisir ou du déplaisir,l ’unique horizon de l ’ interactionpédagogique? Comment éduquer le goût,car il n’est pas douteux que, du goût – ou dudégoût – pour telle ou telle variétés de récitsde fiction, les élèves en aient? Comments’assurer que le jugement de goût est fondésur une compréhension suffisante du récit?Et puisque le lecteur procédant en situationde loisir estime toujours suffisante sacompréhension (sinon il lirait moins vite –ou il relirait – dans l’espoir de mieuxcomprendre), comment la mettre en questionsans négliger la légitime recherche deplaisirs!?

4. Quel profil de formation?

Restons-en là pour ne pas donner àpenser que l’écheveau des questions estinextricable et tentons de définir plusprécisément que nous ne l’avons fait jusqu’àprésent le profil de l’élève que nous nousattachons à former. Qu’avons-nous dit de luijusqu’ici!? Peu de choses en somme, encoreque ce peu-là soit très important. Qu’ildevait être pourvu de dispositions à lire lesrécits de fiction, et que les compétencesincluses dans ces dispositions devaient luipermettre de résoudre les problèmes de lalecture ordinaire et non pas ceux de la lecturelettrée ou littéraire. Il nous faut, de touteévidence, creuser la question, ne serait-ceque parce qu’il existe, dans la populationscolaire, des jeunes qui sont déjà pourvus dedispositions à lire les récits fictionnels, déjàpourvus des compétences utiles à larésolution de leurs problèmes de lectureordinaire. Un enfant ou un adolescent quifait ses délices des récits qu’il lit dans sesmoments de loisir n’a pas de problème delecture ordinaire. En conclura-t-on que, pourlui, l’enseignement-apprentissage scolaire de

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42la lecture du récit de fiction est superflu? Enconclura-t-on que la mission des professeursde français langue première, pour la part quiconcerne la lecture du récit de fiction,s’achèverait à partir du moment où tous lesélèves seraient devenus des amateurs derécits de fiction!?

4.1. Une attitude positive ne suffit pas

Ma question n’est pas tout oratoire. Je saisqu’il existe des enseignants qui, étant donnél’inappétence de leurs élèves pour la lecturedes récits de fiction, seraient prêts à tenirpour un succès inespéré la transformation deces élèves-là en simples amateurs. Maisj’incline à croire que ces mêmes enseignants,ayant, par miracle, affaire à des classespeuplées exclusivement d’amateurs,estimeraient que ces amateurs-là ont encorebeaucoup à apprendre.

Et, pour commencer, l’existenced’innombrables récits différant peu ou proude ceux qu’ils apprécient. Tous les amateursn’ont pas une tendance à se cantonner dansdes genres de récits fictionnels bien précis,mais tous souhaitent éprouver à nouveau lesplaisirs que leur a donnés tel ou tel livre.D’où une prédisposition à privilégier lemême par rapport à l’autre : le même auteur,la même collection, la même sorte d’histoire,la même manière de raconter.

4.2. Valeur des récits, valeur des lectures

Mais pourquoi donc les professeursestimeraient-ils souhaitable que les jeunesamateurs élargissent l’éventail de leurschoix!? Parce qu’ils sont convaincus que lesenfants ou les adolescents ne peuvent pastirer le même profit de tous les récits defiction. Parce qu’ils sont convaincus que tousles récits de fiction ne se valent pas. Parcequ’ils sont convaincus, enfin, que toutes leslectures – toutes les manières de lire – ne sevalent pas non plus : identification,projection, mise en relation avec le vécupersonnel, fort bien, mais sans tomber dansles excès de Don Quichotte ou d’EmmaBovary quand même!!

Nous retrouvons ici la question cruciale àlaquelle j’ai proposé une réponse plus haut: àquelles conditions la lecture des récits defiction peut-elle avoir, sur la formation de lapersonnalité, les effets bénéfiques quijustifient que l’on en fasse, dans l’écoleobligatoire, un objet d’enseignement etd’apprentissage? Nous avons vu que cesconditions étaient de trois ordres, qu’elles

concernaient les objets de lecture, le mode delecture, mais aussi la façon de communiquerà propos de la lecture. Je vais à présent tenterde définir le profil de formation, que toutenseignant du primaire comme dusecondaire devrait garder en point de mire,en mettant en rapport les capacités dontl’élève doit être pourvu au terme de lascolarité obligatoire et les conditions àrespecter pour que l’enseignement-apprentissage de la lecture du récit de fictiongarde sa raison d’être.

4.3. L’amateur éclairé

Si, comme je le crois, l’immense majoritédes professeurs s’accorderaient à dire queleur mission, quant au secteur de laformation en français langue première quinous retient, ne se borne pas à donner legoût des récits de fictions, quels qu’ils soient,à faire adopter une attitude positive face à lalecture de tous ces récits, sans égard pourleur valeur relative, il faut, je le répète,mieux définir le profil de l’élève qui quittel’école obligatoire. A cette fin, j’ai forgé leconcept d’amateur éclairé (Dumortier, 2001b).

L’amateur éclairé de récits de fiction,c’est, bien sûr – selon l’étymologie du mot«!amateur!» – quelqu’un «!qui aime ça!»,mais c’est, en outre, quelqu’un qui, selon latradition française des Lumières, a conquis,au prix d’un effort d’apprentissage, grâce à desconnaissances, une autonomie de jugement.L!’amateur éclairé de récits de fiction, c’estquelqu’un que caractérisent et l’appétencepour ces récits et la capacité de les juger enconnaissance de cause. C’est aussi quelqu’unqui, selon la même tradition, s’attache, dansle respect de la liberté d’opinion, à faireconnaitre ses jugements et à répandre lesconnaissances qui les fondent. En d’autrestermes, l’amateur éclairé de récits de fictionse soucie de persuader, de fonder un accordsur des jugements relatifs à ces récits.

Mais, plus précisément, quels comporte-ments, quelles capacités caractérisentl’amateur éclairé de récits fictionnels? Quellesconnaissances, quelles compétences ledistinguent de l’amateur tout court!?

4.3.1. Il use lucidement de ses droits delecteur

Disons, pour commencer qu’il fait unusage plus lucide que celui du simpleamateur de ces fameux « !droitsimprescriptibles du lecteur!» dont parle

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43Daniel Pennac (1992)14!: le droit de ne paslire, le droit de sauter des pages, le droit dene pas finir un livre, le droit de relire, le droitau bovarysme, le droit de lire n’importe où,le droit de grappiller, le droit de lire à hautevoix et le droit de se taire, c’est-à-dire de nepas communiquer à propos de ce qu’on a lu.

Dans un contexte de loisir, le lecteur, c’estentendu, jouit sans la moindre restriction deces droits-là, mais l’amateur éclairé, mieuxque l’amateur tout court, sait ce qu’il fait – cequ’il peut gagner ou perdre – en ne lisantpas, en sautant des pages, en ne terminantpas une lecture, en relisant, ens’abandonnant au bovarysme, en ouvrant unlivre n’importe où, en grappillant, enoralisant sa lecture et en s’abstenant de direquoi que ce soit à quiconque au sujet desexpériences imaginaires vécues par letruchement des fictions.

Au demeurant, la conscience du gain oude la perte possible, fruit d’une réflexion surles pratiques de lecture, n’entraine pasnécessairement tel ou tel comportement del’amateur éclairé.. Ce dernier ne respecte pasun code d’«!ortholecture!» incompatible avecla liste des droits susmentionnés commeavec sa propre autonomie.

4.3.2. Il est curieux des récits qu’il ne connaitpas

La quête des plaisirs est, pour l’amateuréclairé de récits de fiction comme pourl’amateur tout court, au principe de lalecture, mais, plus que celui-ci, celui-là estenclin à prendre le risque d’une déception ens’écartant des sentiers battus, enclin àprofiter d’un conseil avisé pour agrandir sa«!bibliothèque imaginaire!», enclin à juger dela nouveauté sur des bases et selon descritères différents de ceux qu’il utilisait pourjuger de variétés narratives connues. 14 Daniel Pennac est un écrivain qui s’est d’abord faitun nom dans ce que Bourdieu (1971) nomme la« sphère de grande production », celle où la valeurmarchande des œuvres prime leur valeur artistique. Lesuccès remporté par ses deux premiers romans, àcaractère policier, a eu pour conséquence une formede consécration éditoriale puisque le troisième estparu, non plus, comme les précédents, dans unecollection de poche à bon marché, mais dans unecollection de littérature générale. En 1992, il a publiéun essai (Comme un roman) qui était une apologie duplaisir de lire, essai qui lui a valu d’être invité parBernard Pivot à l’émission de télévision« Apostrophes », où il a fait une prestation trèsremarquée. Comme un roman est devenu un bestseller et un ouvrage de référence pour beaucoupd’enseignants, de parents et d’élèves.

J’insiste ici sur le fait que cette inclinationn’est pas un «!penchant naturel!», mais, toutcomme l’usage lucide des droits du lecteur,le résultat d’un apprentissage. Dès l’écoleprimaire, les instituteurs devraient jouer lacarte de la variété. Dans le secondaire, lesprofesseurs devraient, pour leur part, bien segarder de refermer l’éventail des fictions surdes récits relevant de l’esthétique réaliste,ou, pire encore, du code romanesquenaturaliste, même si à ce code sont référablesla plupart des récits fictionnels relevant de lasphère de large production15.

4.3.3. Il peut s’attacher à mieux comprendre

Plus (ou un peu plus) que celle du simpleamateur, la lecture de l’amateur éclairé est«!à régie variable!» et, une fois encore, cedernier est conscient soit de pratiquer cettecompréhension fonctionnelle que BertrandGervais (1993!: 59-91) définit comme leminimum de compréhension nécessaire pourpouvoir poursuivre la lecture, soit des’attacher à comprendre mieux. Qu’est-ce àdire?

Dans le cas d’un récit de fiction,comprendre mieux ce sera d’abord, avoir unemeilleure intelligence de l’action, autrement ditdes raisons d’agir des personnages, desmoyens qu’ils utilisent pour atteindre leursbuts, du rapport entre, d’une part, cesraisons, ces moyens, ces buts mêmes et,d’autre part, le statut et le rôle despersonnages, de l’influence du cadre spatio-temporel sur le déroulement du pland’action permettant d’atteindre au but.

L’action étant racontée (par unpersonnage ou par un narrateur extérieur àl’univers fictionnel), la compréhension etl’approfondissement de cette compréhensionimpliquent la prise en considération de lacommunication narrative, elle aussianalysable au moyen du «!réseau conceptuelde l’action!» (Ricoeur, 1983!; Gervais, 1990)!:qui raconte quoi? à qui? où? quand? dansquel but? pour quelles raisons? de quelle 15Dans la théorie du sociologue Pierre Bourdieu(1971), le champ littéraire, c’est-à-dire le système(devenu) autonome des rapports qu’entretiennent lesagents impliqués dans la production de la littérature,est structuré en deux sphère : la sphère de productionrestreinte, qui obéit à une logique de concurrence pourla reconnaissance culturelle, et dont relèvent lesœuvres destinées à un public de (fins) connaisseurs,et la sphère de large production (ou de productionélargie), qui obéit à une logique de concurrence pourla domination du marché, et dont relèvent les œuvresdestinées au grand public.

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44manière? Bien entendu, cette analyse estbeaucoup plus facile lorsque le narrateur etle narrataire sont des personnages quelorsqu’ils n’en sont pas. L’amateur éclairé nepeut, dans ce cas, généralement pas attribuerde valeurs à la plupart des variables de lacommunication narrative, distincte, enprincipe, de l’acte d’écriture : il ne peut enpréciser ni les circonstances spatio-temporelles, ni le but, ni les raisons, nimaintes caractéristiques des agents que lespromoteurs de l’analyse structurale du récit(Genette, 1972!; Prince, 1973) ont, dans lecadre d’une polémique contre les défenseursde la critique traditionnelle (Compagnon,19798), soigneusement distingués de l’auteuret du lecteur réels16.

Il s’attachera, en contrepartie, à cernerl’éthos du narrateur, c’est-à-dire sa manièred’être perceptible à travers sa manière dedire (Maingueneau, 1993!: 137-154), ou bienencore l’image de lui-même véhiculée parson discours. Il sera tout particulièrementattentif aux marques de la valorisation del’être et du faire des personnages.

L’amateur éclairé s’efforcera enfin de dis-tinguer l ’énonciation sérieuse del’énonciation ironique, dont les manifesta-tions les plus sensibles sont l’antiphrase etl’imitation, mais qui, de manière générale,consiste à dire «!autre chose!» que ce que l’onsouhaite faire entendre (Hamon, 1996!: 28).

Outre cet effort dans la cognition del’action, comprendre mieux désignel’application à saisir le «!vouloir-dire!» du récit,ce que certains appellent son orientationargumentative (Adam, 1992).. En inventanttels personnages, telle intrigue, tel cadre,l’auteur, quelle que soit par ailleurs son inten-tion consciente, donne à connaitre un monde àpropos duquel on peut tirer certainesconclusions.

Dans des genres narratifs comme la fableou le roman à thèse, l’histoire fonctionnesensiblement comme un argument à l’appuid’une conclusion parfois explicitementénoncée, mais, en élargissant la perspectiveet en tenant compte du fait qu’à la «!leçon!»unique et souvent univoque des «!récits 16Cette distinction parait aujourd’hui, à plus d’un, unpeu trop radicale : derrière le narrateur et le narrataire« hétérodiégétiques » et « extradiégétiques » (c’est-à-dire qui ne sont pas des personnages de l’histoirequ’ils racontent et qui ne sont les personnagesd’aucune histoire), ce que l’on retrouve, ce sont des« modèles » (Eco, 1985), des « figures » (Couturier,1995) de l’auteur et du lecteur, ou, si l’on préfère, les« moi fictionnels » (Walton, 1978; Pavel, 1988) decelui-ci comme de celui-là.

exemplaires!» (Suleiman, 1983), peuvent sesubstituer des «!leçons!» partielles, multipleset contradictoires, on a soutenu (de Certeau,cité par Adam & Revaz, 1996!: 91) que toutrécit vise à faire croire, donc à faire faire,autrement dit qu’il procède d’une intentionpersuasive. De même qu’il veille à ne pasprendre au pied de la lettre ce qui ne doitpas être pris au pied de la lettre (ironie), demême l’amateur éclairé soupçonne-t-ilqu’une (ou plusieurs) «!leçon(s)!» puissent, àla manière d’un (ou de plusieurs) fantôme(s),hanter le récit, tout récit, pas seulement leconte et les formes apparentées, comme lepense Michel Tournier (1981!: 35-40).

Cognition de l’action et saisie du«!vouloir-dire!» débouchent généralement,dans le chef du lecteur soucieux de «!mieux!»comprendre, sur une mise en rapport del’univers de l’histoire avec son propreunivers d’expérience : le lecteur qui aséjourné, en imagination, dans le premierpeut tirer certains enseignements de ceséjour pour vivre dans le second. Ces ensei-gnements ont trait au système de connais-sances, croyances, valeurs et normes decomportement du lecteur, qu’ils renforcent,ébranlent ou restructurent.

Mais, quel que soit le degré de vraisem-blance du récit, quelles que soient les possi-bilités d’identification et de projection quelui offrent les personnages, quel que soit lenombre des analogies entre les situationsfictives et celles qui le concernent dans laréalité, l’amateur éclairé, au contraire de DonQuichotte et d’Emma, tire à temps son épin-gle du jeu et parvient à concilier principe deplaisir et principe de réalité, recherche desatisfactions hallucinatoires de son désir aumoyen de la fiction et prise en considérationdes exigences du réel.

Si cette compréhension approfondie im-plique rarement, dans le comportement del’amateur éclairé, une de ces relectures quisont, en classe, pratiques courantes, elle estconditionnée, en revanche, par un mode detraitement de la suite des signes qui n’est pascelui du consommateur-dévoreur. Ce quicaractérise ce mode, c’est une cadence deparcours modérée, rythmée par des ralentis-sements et des accélérations; c’est aussi despauses que le lecteur ne doit pas toujours, audemeurant, se contraindre à effectuer, lalecture d’un récit étant très souvent entre-coupée par toutes sortes d’occupations...plus ou moins propices à la réflexion, il estvrai.

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454.3.4. Il est capable de motiver un jugementde goût

Pour l’amateur éclairé comme pour lesimple amateur, l’intérêt de l’histoire ra-contée prime généralement les considéra-tions formelles dans le jugement de goût. End’autres termes, il est plus sensible à lamatière – aux actions et aux événements –qu’à la manière dont ces actions et cesévénements sont donnés à connaitre.Lorsque je parle de l’intérêt de l’histoire, jedésigne bien entendu l’intérêt que lui porte unlecteur singulier : aucune histoire, en effet, nepeut être considérée comme intéressante ensoi, et l’intérêt qu’elle suscite résulte defacteurs très hétérogènes comme la thémati-que, la richesse relative de l’intrigue enpéripéties, l’originalité, relative elle aussi, deces dernières, les possibilités d’identificationou de projection qu’ouvrent les personnages,la vraisemblance des actions, la charge émo-tionnelle des situations, etc. L’importance deces facteurs dépend des caractéristiquespermanentes du sujet lisant comme descirconstances dans lesquelles il opère salecture.

Etre plus sensible à la matière qu’à lamanière, ce n’est pas être indifférent à cettedernière!: l’amateur éclairé ne tient pas pourquantités négligeables les figures dudiscours narratif, répertoriées dans les caté-gories du temps, du mode et de la voix(Genette, 1972, 1983), ni les figures de style,répertoriées dans les catégories traditionnel-les des figures de mots (tropes), de construc-tion, d’élocution et de pensée, ou dans lescatégories plus modernes et plus rigoureusesdes métaplasmes, métataxes, métasémèmeset métalogismes (Groupe µ, 1970). Audemeurant, on se gardera bien de confondrecette sensibilité (relative) avec une disposi-tion à mettre systématiquement, délibérément,nommément en rapport, au fil de la lecture, leseffets ressentis avec leurs causes textuelles.

Toutefois, au contraire du simple ama-teur, l’amateur éclairé dispose de connais-sances lui permettant d’opérer une analyseglobale des facteurs d’intérêt déterminantspour lui , et d’envisager, d’une part,l’interaction de ces facteurs. Il dispose deconnaissances sur les relations entre diverseffets (de sympathie, de connivence, de réel,de surprise, de suspense, de mystère,d’ironie, etc.) et les figures du discoursnarratif d’une part, les figures de styled’autre part.

Autrement dit, l’amateur éclairé est capa-ble de motiver un jugement de goût, de dire

pourquoi il a – ou il n’a pas – aimé un récit. Ilest capable d’identifier les motifs d’ordreesthétique de sa réaction. Par «!motifs d’ordreesthétique!», je désigne les caractéristiquesde l’œuvre qui ont concouru à lui faireéprouver un sentiment de plaisir ou dedéplaisir. Cela peut aller de la typographieau thème général, du cadre spatio-temporelaux particularités du style, de la nouveautéde l’univers de l’histoire pour le lecteur enquestion aux possibilité d’identification quelui offrent les personnages, de l’originalité dela narration (pour ce lecteur toujours) à laproportion de passages dialogués, de lavraisemblance au nombre de pages, du«!genre!» (roman historique, par exemple) àla forme (épistolaire, par exemplaire), durapport avec l’actualité au découpage dutexte, etc.

4.4.4. Il est capable d’argumenter unjugement de valeur

L’amateur éclairé n’est pas ce lecteur enqui domine l’instance critique, c’est-à-direcelui qui considère les personnages commedes pions manipulés par l’auteur pour susci-ter, ménager, relancer l’intérêt du lecteur etpour assurer une bonne saisie du«!message!» qu’éventuellement il veut fairepasser (Picard, 1986!; Jouve, 1992)... Il sedifférencie néanmoins de l’amateur n’ayantpas bénéficié d’une formation littéraire nonseulement par, on vient de le voir, unemeilleure intelligence des procédés dontpeut user l’auteur pour capter et pourménager son intérêt, mais encore par uneconnaissance plus étendue de l’usage de cesprocédés, connaissance qui le rend plussensible à la répétition et à l’innovation. Enmatière de récits fictionnels, l’amateuréclairé en sait plus que le simple amateur surles conventions propres aux différentsgenres narratifs et les variations historiquesde ces conventions (Canvat, 1999).

Précisons qu’éclairé ou pas, l’amateur faitde son goût la pierre de touche de son juge-ment!: il est peu enclin à faire intervenir dansce jugement des considérations relatives àl’histoire des codes littéraires, peu enclin àadmettre la valeur d’une œuvre novatrice oucanonique (pour son époque ou pour leprésent)... si l’innovation ou le canon nepeuvent être intégrés par ses propresstructures esthétiques17. Cette tendance à

17 Ce paragraphe et les deux suivants figurent telsquels dans mon article « Formation littéraire et

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46valoriser ce qu’il apprécie, ce qui correspondà ses dispositions, l’amateur éclairé lacontrôle en situation de communication! :conscient du caractère limité de sonexpérience, donc de ses facultés de réception,il hésite à énoncer un jugement de goûtdevant des personnes qu’il crédite d’uneexpérience plus large que la sienne. Aussil’amateur éclairé s’attache-t-il à élargir sapropre expérience et s’efforce-t-il d’acquérirdes topiques de l’argumentation littérairequi lui permettront d’étayer un jugement devaleur. Par «!topiques!», ou «!lieux!», larhétorique de tradition aristotéliciennedésigne des catégories d’arguments, quipeuvent servir de prémisse générale à unsyllogisme (Perelman & Olbrechts-Tyteca,1970!: 112-113). Pour ce qui nous concerne, ils’agit d’arguments qui sont autant devariations sur la structure suivante : toutesles œuvres qui ont la propriété X ont de lavaleur.

Considérons un exemple relativementsimple. Si j’avais à persuader quelqu’un dela valeur de l’œuvre romanesque de WalterScott, je pourrais lui dire, entre autres : 1°)que l’écrivain écossais est le créateur d’unevariété de roman qui n’existait pas avant lui,2°) que ses œuvres ont été admirées partoute l’intelligentsia européenne, 3°) qu’ellesont connu un succès rapide et durableauprès des lecteurs moins cultivés, 4°)qu’elles allient l’utilité du discours del’historien et l’agrément d’une intrigued’amour contrarié, 5°) qu’elles mettent enscène des personnages représentatifs desforces sociales en conflit à une époquedonnée, 6°) qu’elles ont inspiré maintsromanciers importants, etc. Ces arguments,susceptibles d’être eux-mêmes étayés... ouréfutés, reposent sur des lieux relatifs à lavaleur littéraire, sur des propositionsgénérales implicites qui pourraient s’énoncerainsi : 1°) toute œuvre innovante a de lavaleur, 2°) toute œuvre unanimementadmirée par les gens les plus cultivés a de lavaleur, 3°) toute œuvre immédiatement etdurablement plébiscitée a de la valeur; 4°)toute œuvre joignant l’utile à l’agréable a dela valeur, 5°) toute œuvre (romanesque) quidonne a connaitre les affrontements sociauxa de la valeur, 6°) toute œuvre a la postéritéféconde a de la valeur.

Il s’agit là, bien entendu, nond’incontestables vérités relatives aux facteursde la valeur littéraire, mais d’arguments compétences de communication », in Enjeux, n°48,2000.

généraux qui ont été, sont toujours, etpourront sans doute être encore longtempsadmis par bien des gens. La plupart dutemps, ils n’ont pas fait l’unanimité et ils ontconnu, au fil de l’histoire, des fortunes trèsdiverses, mais il n’y a pas lieu de s’enétonner et, moins encore de le déplorer. Lavaleur relative d’une oeuvre d’art oul’appartenance d’une production culturelle àla sphère artistique relèvent du domaine del’opinion, ou, en tout cas, elles relèventaujourd’hui l’une comme l’autre de cedomaine-là (Genette, 1991!: 7-40). Celasignifie que le jugement de valeur, aucontraire du jugement de goût, ne peutdésormais plus être fondé sur des baseséchappant à toute discussion.

Pour ne pas conclure

Récapitulons. J’ai renoncé d’entrée de jeuà parler du récit tel que l’ont théorisé lesnarratologues, en faisant valoir que ce quidevait intéresser, au premier chef, desenseignants de français, ce n’est pas le réciten tant qu’objet scientifique, mais le récit entant qu’objet pédagogique. J’ai précisé que jen’envisagerais pas l’objet pédagogique récit,mais que, réduisant la perspective, jetraiterais du récit de fiction écrit.

Considérant ensuite les buts et les raisonsde l’enseignement-apprentissage envisagé,j’ai fait état de ce que j’avais fait semblantd’oublier ! : il ne s’agit pas, dansl’enseignement obligatoire, de pourvoir lesélèves de connaissances sur le récit, mais decompétences à lire des récits, ainsi que d’uneattitude positive envers cette activité-là,autrement dit de les pourvoir d’unedisposition.

Mais il y a de multiples manières de lireles récits de fiction. J’ai réduit, après biend’autres, cette multiplicité à une dichotomieun peu grossière : la lecture ordinaire et lalecture littéraire. Cette dernière présentantdes caractéristiques qui en font une pratiqueexclusivement scolaire, une pratique dont ontrouve les modèles les plus achevés dansl’enseignement supérieur, j’ai rappelé quel’école obligatoire n’avait pas pour butd’aguerrir les élèves à des lectures despécialistes et j’ai soutenu que les pratiquessociales de référence des professeurs dusecondaire (a fortiori du primaire) devaientêtre celles des amateurs de récits de fiction.Je l’ai soutenu avec d’autant moins descrupules que je crois en l’existence d’unesorte de continuum entre la lecture ordinaireet la lecture littéraire.

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47L’amateur de récits de fiction se définit

essentiellement par une attitude positiveenvers les récits de fiction et par descompétences nécessaires à la résolution desproblèmes de la lecture ordinaire. Maisl’enseignement-apprentissage scolaire de lalecture du récit de fiction, comme tout autre,ne se justifie qu’à la condition de se référer àdes savoirs et/ou à des pratiques qui ne sontpas exactement ceux que l’on peutd’approprier hors de l’enceinte scolaire.D’où la nécessité d’élaborer un profil deformation qui ne soit pas celui de l’amateurtout court. Pour identifier ce profil, j’aiproposé le concept d’amateur éclairé, que j’aidéfini par cinq traits : il use lucidement deses droits de lecteur, il est curieux des récitsqu’il ne connait pas, il est capable d’unecompréhension approfondie, il peut fonderen raison son jugement de goût et, enfin, ilest à même d’argumenter un jugement devaleur.

Partant du récit de fiction pour arriver àla lecture de ce récit que pratique l’amateuréclairé, j’ai retracé, à grands traits, monpropre itinéraire intellectuel : j’ai commencépar m’intéresser au récit de fiction, au coursdes années 70, et, progressivement, parceque cet intérêt était marqué au coin de lapédagogie, l’élève lecteur (de récits defiction) a retenu le meilleur de monattention. A vrai dire, je n’ ai fait part qued’une partie de cet itinéraire, car, à partir dumoment où l’on voit distinctement le but àatteindre et les raisons de se donner ce but-là, se pose la délicate question des moyens àmettre en œuvre pour y arriver. Cettequestion, qui est, en résumé, celle desdispositifs d’apprentissage, celle des tâches-problèmes de manifestation de lacompréhension en lecture, je la laisse ici ensuspens (Cf. e.a. Dumortier, 2000a, 2000b!;Fabre, 1999!:146-155), mais je termine endisant que les débats qu’elle suscite sontvains s’il n’existe pas, préalablement, unconsensus sur le but et les raisons del’enseignement-apprentissage du récit defiction. C’est à fonder cet accord-là que j’aivoulu d’abord m’attacher.

Juin 1999

_____________________________Jean-Louis Dumortier vient de publier Lire lerécit de fiction. Pour étayer un apprentissage!:théorie et pratique, aux Éditions De Boeck.

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