postfordisme, marxisme et critique sociale
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POSTFORDISME, MARXISME ET CRITIQUE SOCIALE EN DÉBAT Emmanuel Renault P.U.F. | Actuel Marx 2006/2 - n° 40pages 156 à 168
ISSN 0994-4524
Article disponible en ligne à l'adresse:
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Pour citer cet article :
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Renault Emmanuel , « Postfordisme, marxisme et critique sociale en débat » ,
Actuel Marx, 2006/2 n° 40, p. 156-168. DOI : 10.3917/amx.040.0156
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Savoir par quelle catégorie une période historique doit être désignée ne relève pas
seulement d’une querelle terminologique. Chaque notion véhicule en effet un ensem-
ble de présupposés et de connotations qui conditionnent aussi bien le type de pério-
disation mobilisé que les jugements portés sur la période désignée. Les notions de
« capitalisme avancé » ou de « nouveau capitalisme » présentent à première vue l’avan-
tage de la généralité et d’une relative indétermination. Mais, sous leur apparente neu-
tralité descriptive, elles dissimulent des présupposés problématiques. Parler de
« capitalisme avancé » engage une conception tout à la fois linéaire et progressive de
l’évolution sociale qui correspond bien à la vision d’une histoire régie par un double
mouvement de rationalisation morale et instrumentale, mais qui peut légitimement
être suspectée de comporter une forte teneur idéologique. La notion de « nouveau
capitalisme » engage quant à elle une vision discontinuiste qui rend difficilement per-
ceptible le lien que les périodes entretiennent entre elles, et elle suggère ainsi que le
présent peut aisément se libérer des dominations et des injustices structurelles de la
modernité. Cet inconvénient peut être jugé mineur si l’on considère que le propre de
l’époque actuelle est de constituer une rupture avec le passé initiée par un « nouvel
esprit du capitalisme » ou encore si l’on considère que l’objectif politique principal est
aujourd’hui d’élaborer une « nouvelle critique sociale » en rupture avec les concepts
de la critique du capitalisme. Mais il semblera moins négligeable si l’on ne renonce
pas à ancrer les stratégies politiques dans une analyse des transformations sociales glo-
bales et des structures des inégalités et de la domination. Le terme de néolibéralisme
ne comporte pas de connotations idéologiques de ce type. Dans l’espace public poli-
tique, il désigne tout à la fois un ensemble de pratiques et d’institutions économiques,
des politiques économiques et une nouvelle idéologie. Le concept de néolibéralisme
semble susceptible d’unifier ces différents éléments dans une conception globale des
traits saillants de la période actuelle. Il soulève néanmoins des problèmes dans la
mesure où il n’est pas évident que les caractéristiques économiques, politiques et
idéologiques qu’il associe soient susceptibles d’être unifiées sous un même concept.
En outre, les transformations économiques actuelles posent le problème de l’unité du
POSTFORDISME, MARXISME ET
CRITIQUE SOCIALE EN DÉBATpar Emmanuel RENAULT
Actuel Marx / no40 / 2006 / Fin du néolibéralisme?
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1. Pour une critique de l’École de la régulation, voir M. Husson, « L’École de la régulation : de Marx à la fondation Saint-Simon. Un aller sans retour? », in J. Bidet, E. Kouvélakis (dir.), Dictionnaire Marx contemporain, Paris, PUF, 2001.2. Ph. Raynaud, « De l’extrême gauche en philosophie », Le Débat, n° 105, mai-août 1999 (note de la Fondation Saint-Simon). 3. Voir P. Rosanvallon et alii, La Nouvelle critique sociale, Paris, Seuil/Le Monde, 2006. Voir également le colloque « La criti-que sociale » organisé du 10 au 13 mai 2006 à Grenoble par La République des Idées, avec le soutien du Monde, de FranceCulture et des Inrockuptibles notamment.
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PRÉSENTATION DOSSIER INTERVENTIONS ENTRETIEN LIVRES
concept de néolibéralisme (transformations du néolibéralisme ?) et posent la question
de savoir si nous ne sommes pas déjà en train de sortir du néolibéralisme (fin du néo-
libéralisme ?). Pour éviter d’avoir à trancher dans ces débats difficiles, il est commode
de faire usage de la notion de post-fordisme, désignant ainsi la période qui fait suite
au régime d’accumulation fordiste et qui semble se caractériser par une transforma-
tion des structures sociales et institutionnelles du fordisme. Le fait que le post-for-
disme soit défini en référence au fordisme pourrait évoquer l’idée d’une nouvelle
période homogène du capitalisme et les connotations « régulationistes » de cette
notion pourraient éveiller le soupçon que, ici encore, des présupposés harmonicistes
sont à l’œuvre1. Mais il est possible de parler de post-fordisme sans préjuger de l’ho-
mogénéité, de l’unité historique ou de l’unification harmonieuse des différentes carac-
téristiques de la période actuelle.
Cet article s’attache plus particulièrement aux conséquences de la sortie du for-
disme sur la critique sociale et le marxisme. Au moment même où les idéologues
de la modernisation de la gauche célébraient la fin de l’influence du marxisme sur
la philosophie politique et la théorie sociale 2, il semble qu’au cours des années
1990, les débats suscités par le post-fordisme aient remis un certain nombre de
problématiques marxiennes au premier plan. À l’heure où ces mêmes idéologues
tentent de constituer une nouvelle hégémonie en s’instituant seuls représentants
légitimes de la critique sociale 3, il n’est peut-être pas inutile de présenter les gran-
des lignes de ce débat où, précisément, persiste ce qu’ils tentent de conjurer.
LA SORTIE DU FORDISME ET SES CONSÉQUENCES
PARADOXALES SUR LA THÉORIE SOCIALE
Les transformations profondes du régime d’accumulation fordiste à l’œuvre depuis
les années 1970 se sont soldées par différentes conséquences : a) une restriction des
droits sociaux et politiques acquis depuis la Seconde Guerre mondiale, b) une crois-
sance des inégalités et un démantèlement des institutions de régulation économique au
niveau national, c) une nouvelle organisation géopolitique. Si l’on fait exception de
l’offensive idéologique menée par les partisans de la conversion à la gestion gouverne-
mentale et au social-libéralisme, on peut constater qu’au lieu de véritablement prendre
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4. Pierre Boudieu, Contre-feux. Propos pour servir à la résistance contre l’invasion néo-libérale, Paris, Raisons d’agir, 1998 ;Contre-feux 2. Pour un mouvement social européen, Paris, Raisons d’agir, 2001.
ces mutations historiques au sérieux, la gauche, marxiste ou non, n’a pas réellement
changé son cadre d’analyse avant les années 1990. C’est seulement au cours de cette
décennie que de profonds changements ont affecté son analyse de la situation et sus-
cité de nouvelles stratégies. Deux options principales furent retenues.
La première consistait à parier sur la résistance. En s’inspirant des luttes du Chiapas,
du mouvement social de novembre-décembre 1995 ou du contre-sommet de Seattle,
elle concevait la critique sociale comme partie prenante d’un mouvement de résistance
aux transformations néolibérales de l’ordre social, tout en identifiant les luttes sociales
comme la principale force émancipatrice. Les engagements de Pierre Bourdieu notam-
ment sont caractéristiques de cette première option 4. Une seconde stratégie consistait à
se concentrer plutôt sur les transformations sociales et politiques globales, tout en cher-
chant à identifier ce qui, en elles, est porteur de risques mais aussi d’émancipations pos-
sibles. À cette seconde option doit être rattachée l’inflation des discours sur le « nouveau »
(nouveau droit international, nouveaux mouvements sociaux, nouvel esprit du capita-
lisme) et sur la « fin » (fin du travail, fin de la société salariale) – la force pragmatique
des usages les plus courants du terme « mondialisation » tenant à une conjonction de
ces deux discours. En dépit des apparences, on peut considérer qu’en optant soit pour
la résistance, soit pour le discours de la « fin » et du « nouveau », la critique sociale che-
minait en terrain marxien. En effet, la première option renonçait à considérer que les
objectifs keynésiens suffisaient à établir les buts politiques à poursuivre et, en abandon-
nant de fait le modèle fordiste d’une politique passant par la négociation collective et les
compromis institutionnalisés, elle définissait implicitement la politique en termes d’af-
frontement entre intérêts sociaux. D’autre part, la rhétorique de la « fin » et du « nou-
veau » montrait que les discussions abstraites relatives à la démocratie et à la justice ne
permettaient plus de circonscrire les questions politiquement importantes et que les
enjeux fondamentaux se rapportaient plutôt aux transformations structurelles du capi-
talisme et à ses conséquences locales et globales sur le social et le politique.
Virtuellement au moins, la critique sociale se trouvait ainsi entraînée sur le terrain de la
critique de l’économie politique. Dans un double déplacement, la critique sociale
s’orientait vers une analyse matérialiste du social et du politique.
Mais au lieu d’être interprété comme un pas en direction du marxisme, ce dou-
ble déplacement a généralement été considéré comme une nouvelle distance prise à
son égard. Souvent, en effet, la créativité des mouvements sociaux est opposée à la
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5. On trouvera un exemple typique de cet argument chez D. Sztulwark, M. Benasayag, Du Contre-pouvoir. De la subjecti-vité contestataire à la construction de contre-pouvoirs, Paris, La Découverte, 2000.6. Voir, par exemple, N. Fraser, Qu’est-ce que la justice sociale. Reconnaissance et redistribution, Paris, La Découverte, 2005.7. En guise de contre-exemple, on pourrait mentionner le fait que, dans le mouvement anti-CPE, le terme de résistanceait changé de sens et qu’il ait fait l’objet d’un usage intransitif (« résistance » tout court, et non plus « résistance à »). Surce point, voir J. Guilhaumou, http://revolution-francaise.net/2006/04/18/33-a-propos-dun-slogan-du-mouvement-anticpe.8. Voir par exemple la manière dont la question de la résistance est reformulée dans le cadre des Subaltern Studies. Pourune présentation des Subaltern Studies en langue française, voir M. Diouf, L’Historiographie indienne en débat, Paris,Karthala, 1999. Sur le rapport à Foucault et Deleuze, voir notamment G. Spivak, « Les subalternes peuvent-ils parler ? », ibid.9. Pour une discussion de ces questions, voir J.-M. Harribey, « Le cognitivisme : nouvelle société ou impasse théorique etpolitique ? », Actuel Marx, n° 36, 2004 ; et D. Losurdo, « Existe-t-il aujourd’hui un impérialisme européen », in J. Bidet (dir.),Guerre impériale, guerre sociale, Paris, PUF, 2005.
PRÉSENTATION DOSSIER INTERVENTIONS ENTRETIEN LIVRES
stérilité de la forme-parti à laquelle le marxisme a identifié l’auto-organisation de la
classe ouvrière 5. On a considéré également que l’hétérogénéité des mouvements
sociaux contraste avec l’idée marxienne suivant laquelle le prolétariat serait le prin-
cipal acteur de l’émancipation 6. Si ces constats ont parfois incité à tenter de refor-
muler le marxisme, ils ont le plus souvent été perçus comme des raisons suffisantes
d’abandonner Marx. La plupart du temps, le terme de résistance a été entendu au
sens d’une lutte pour la conservation des acquis sociaux et à une sorte de fétichisa-
tion de la société salariale fordiste mettant à distance la critique du capitalisme 7.
Exception faite des renouvellements issus de la critique postcoloniale, les usages
réflexifs de la notion de résistance conduisaient quant à eux, le plus souvent, à l’idée
que la résistance doit être pensée à partir de Foucault et Deleuze plutôt qu’à partir
de Marx 8. Les discussions relatives aux transformations de structures n’ont pas
davantage éprouvé d’affinités avec le marxisme. Elles se sont développées la plupart
du temps à partir de notions comme « nouvelle économie », « économie de l’infor-
mation », « seconde modernité » ou « empire », dont le lien avec la théorie de Marx
semble assez lâche. Le caractère théoriquement indéterminé de ces notions pouvait
d’ailleurs renforcer le sentiment d’une situation présente absolument nouvelle qu’au-
cun auteur du passé ne permet de saisir adéquatement. On a pu défendre l’idée que
les transformations des structures économiques contredisaient définitivement cer-
tains aspects de la théorie de Marx, comme par exemple sa théorie de la valeur ou sa
théorie de l’impérialisme 9. Alors que l’ensemble du débat sur le post-fordisme se
développait dans le champ problématique du marxisme, les différentes positions en
conflit ont plutôt eu tendance à se concevoir comme incompatibles avec lui.
De nombreux facteurs expliquent que ce quasi retour à Marx ait été perçu comme
une prise de distance avec lui. Sans doute des facteurs idéologiques, politiques et
générationnels ont-ils joué ; sans doute aussi l’image que le marxisme avait donnée de
lui-même dans la période précédente a-t-elle pu faire obstacle. Mais ce quasi retour
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10. Voir par exemple D. Bensaid, « Utopie ou stratégie », Le Passant Ordinaire, n° 40-41, 2002.11. Pour une défense de ce type de position, voir R. Castel, Les Métamorphoses de la question sociale, Paris, Fayard, 1995 ;L’Insécurité sociale. Qu’est-ce qu’être protégé, Paris, Seuil, 2003.12. C’est la position défendue notamment par M. Hardt et A. Negri dans Empire, Paris, Exils, 2000, et Multitudes. Guerreet démocratie à l’âge des extrêmes, Paris, La Découverte, 2004.13. A. Honneth (éd.), Befreiung aus der Mündigkeit. Paradoxien des gegenwärtigen Kapitalismus, Francfort, Campus, 2002;M. Hartmann, A. Honneth, « Paradoxes of Capitalism », Constellations, vol. 13, 2006.
s’est également accompagné de différentes tentatives d’actualisation de Marx. Plutôt
que de développer l’analyse de cet oubli, de ce déni et de ce renouveau, je me conten-
terai de continuer à interpréter les débats relatifs au post-fordisme comme des affron-
tements théoriques et politiques se déployant dans l’espace conceptuel du marxisme.
DIAGNOSTICS ET STRATÉGIES
On peut s’accorder sur le fait que la gauche souffre aujourd’hui d’un déficit stra-
tégique plus encore que d’un déficit programmatique 10. Cette indécision renvoie,
pour partie au moins, à des incertitudes quant à l’évaluation de la situation présente.
Deux diagnostics historiques opposés sont en effet possibles, qui ne sont pas sans
conséquences sur la manière de penser les scénarios politiques. Certains considèrent
que la situation présente se caractérise principalement par un démantèlement des
institutions sociales et politiques propres au fordisme et qu’il en résulte une destruc-
tion potentielle du social et des conditions même de la citoyenneté. Par voie de
conséquence, il peut sembler que la tâche la plus urgente consiste à défendre, sinon
les dispositifs institutionnels de l’État providence eux-mêmes, du moins les princi-
pes qui les animaient 11. D’autres considèrent plutôt que la situation présente doit
être caractérisée comme un nouveau régime d’organisation politique et économique
définissant de nouvelles possibilités d’émancipation. Les stratégies politiques perti-
nentes devraient donc tenter d’accélérer certaines évolutions sociales en cours afin de
faciliter l’actualisation de ces nouvelles potentialités 12. Une position intermédiaire
repose sur l’idée de « paradoxes de la modernisation capitaliste » : le passage du for-
disme au post-fordisme porterait bien la trace de dynamiques émancipatrices, mais
leur institutionnalisation se serait paradoxalement accompagnée de formes de domi-
nation et d’inégalité aggravées. La stratégie adéquate serait donc plutôt de recons-
truire les protections et régulations fordistes du point de vue des principes normatifs
post-fordistes (ou des nouveaux potentiels d’émancipation) 13.
Au premier abord, les diagnostics qui fondent ces stratégies semblent considérer les
évolutions politiques et sociales pour elles-mêmes, sans véritablement thématiser leur
lien avec les transformations des structures économiques. Même si elles s’efforcent de
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14. C’est la position de Negri et Hardt dont on remarquera qu’elle revendique explicitement un héritage marxien, voir M.Hardt, A. Negri, Multitudes, op. cit., pp. 174-186.15. C’est en suivant cette argumentation que Negri, par exemple, en est venu à défendre le oui au référendum sur le traitéconstitutionnel en 2005.16. Sur ces points, voir par exemple G. Duménil, D. Lévy, Économie marxiste du capitalisme, Paris, La Découverte, 2003.Voir également leurs articles et celui de David Harvey dans le Dossier.
PRÉSENTATION DOSSIER INTERVENTIONS ENTRETIEN LIVRES
penser la politique en termes matérialistes en raisonnant à partir des transformations
historiques, elles semblent donc proposer des approches restant éloignées de celles qui
pourraient être attribuées à Marx. C’est d’ailleurs un fait que les promoteurs de ces diag-
nostics n’éprouvent pas toujours le besoin de se référer explicitement à lui. Et pourtant,
chacune de ces approches peut correspondre à une manière de se référer à Marx.
Formulé en termes marxiens, le second diagnostic consiste à affirmer qu’un
progrès des forces productives a permis au travail d’engager une lutte contre les
rapports de production fordiste afin de s’en émanciper 14. Le post-fordisme serait le
résultat d’une lutte émancipatrice et toute tentative visant à défendre le fordisme,
voire à y retourner, serait intrinsèquement réactionnaire 15. Mais la reconstitution
du taux de profit et l’augmentation considérable des inégalités peuvent appuyer un
diagnostic opposé. Dans le cadre d’une interprétation de l’histoire en termes de
lutte de classes, on peut en effet considérer que l’époque présente se caractérise
surtout par une défaite du bloc social (fordiste) formé par les cadres et la classe
ouvrière et par une reconquête de la position hégémonique par la bourgeoisie
financière. Dans un tel contexte, toute valorisation du post-fordisme apparaît
comme fondamentalement idéologique 16. La troisième position peut, elle aussi,
invoquer Marx dans la mesure où la notion de « paradoxe » cherche à déterminer
comment reformuler la problématique marxienne des contradictions du capita-
lisme après avoir renoncé à l’idée que les oppositions qui traversent le social
doivent être localisées dans la seule sphère économique et qu’elles peuvent être
comprises comme des contradictions simples et univoques.
Un point mérite tout particulièrement d’être relevé : dans les débats contempo-
rains relatifs aux diagnostics et à la stratégie, c’est bien la plupart du temps une com-
paraison du fordisme et du post-fordisme qui est en jeu. D’un point de vue marxiste,
il n’est pas possible de considérer sérieusement cet enjeu sans tenir compte de la
dynamique des régimes d’accumulation ; mais, dans le marxisme en général, et déjà
chez Marx lui-même, le type d’analyse qui doit être mobilisé à cette fin reste partiel-
lement indéterminé. Selon un premier schème interprétatif, c’est la dialectique des
forces productives et des rapports de production qui doit être considérée comme le
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17. Pour une présentation des principes de cette explication, voir R. Boyer, Théorie de la régulation. 1 – Les fondamentaux,Paris, La Découverte, 2004.18. Voir la note 12.19. Voir la note 16.
facteur explicatif principal de l’évolution des formations sociales. Mais cette contra-
diction peut être entendue en différents sens, et, dans le débat contemporain, elle est
de fait entendue soit au sens fonctionnel d’une mise en échec d’un mode de régula-
tion économique, soit au sens politique du conflit entre les forces productives et les
rapports de pouvoir qui les organisent. Une première explication souligne en effet
que le passage du fordisme ou postfordisme résulte d’une crise fonctionnelle du
mode de régulation fordiste des contradictions générales du capitalisme17. Mais nous
avons déjà remarqué que les conflits entre forces productives et rapports de produc-
tion fordistes pouvaient également être entendus au sens d’une insurrection de la
créativité du travail social contre les formes disciplinaires de l’État providence et de
l’organisation taylorienne de la production 18. On trouve par ailleurs chez Marx un
second schème interprétatif puisque le facteur déterminant de l’évolution historique
est parfois localisé dans la lutte des classes bien plus que dans la dialectique des rap-
ports de production et des forces productives. Lorsque ce point de vue est mobilisé
dans le débat contemporain, ce qui devient déterminant est la manière dont le déve-
loppement de la lutte des classes depuis le milieu du XIXe et la division de la classe
dominante en une bourgeoisie financière (possédant les moyens de production) et
une bourgeoisie cadriste (dirigeant la production) au début du XXe ont pu conduire
à une alliance de la classe ouvrière et des cadres (fordisme), avant que le système
social fondé sur cette alliance ne se décompose sous l’effet de la lutte victorieuse de
la bourgeoisie financière pour rétablir sa position dominante (post-fordisme)19.
Les débats actuels ne mettent pas seulement en lumière la multiplicité des
recours possibles à Marx. Ils révèlent également certaines lacunes de la théorie
marxiste de l’évolution sociale. Une question disputée aujourd’hui est en effet celle
du rôle que les dispositifs institutionnels fordistes peuvent jouer dans une stratégie
socialiste. La question est de savoir, d’une part, si les institutions de l’État providence
sont intrinsèquement liées à un régime d’accumulation appartenant, partiellement
au moins, au passé et, d’autre part, comment elles pourraient être mobilisées dans le
cadre d’un dépassement du néolibéralisme, voire du capitalisme. L’École de la régu-
lation a souligné qu’il manque à Marx une théorie des institutions, et sans doute est-
ce également vrai, au-delà de Marx lui-même, du marxisme en général, qui a abordé
la question des institutions principalement à partir de l’État. Si celui-ci constitue à
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20. Voir les interventions de T. Andréani et E. Balibar dans ce volume, qui constituent deux exemples parmi d’autres desdifférentes manières de s’orienter dans cette direction.21. K. Marx, L’Idéologie allemande, Paris, Éditions sociales, 1976, p. 33 (note).
PRÉSENTATION DOSSIER INTERVENTIONS ENTRETIEN LIVRES
l’époque moderne ce que l’on peut appeler l’institution des institutions, au sens de
l’institution qui tente d’organiser l’ensemble des autres institutions, il semble diffi-
cile d’admettre qu’il y parvienne complètement et que le système des institutions, de
même que la variété des effets qu’elles produisent sur l’expérience sociale, puisse être
adéquatement analysé de ce point de vue. En outre, le thème de l’abolition de l’État
a tendu à relativiser l’importance de ces problèmes analytiques. Dans les débats
actuels, les effets de la sous-estimation des problèmes liés à l’analyse des institutions
sont aisément perceptibles. Certaines formes de critique sociale sont tentées de
réduire les institutions fordistes au simple effet d’une victoire de la classe ouvrière
contre la bourgeoisie, sans considérer le lien qui les unit fonctionnellement à un
régime d’accumulation déterminé. Flottant ainsi sur l’écume de la lutte des classes,
leur défense peut sans problème être intégrée aux objectifs des luttes sociales actuel-
les conçues comme de simples résistances au néolibéralisme. Symétriquement,
d’autres formes de critique sociale tendent à minimiser les dominations produites
par les institutions post-fordistes et à définir l’émancipation comme l’auto-organisa-
tion d’une multitude s’affranchissant des cadres institutionnels. Il ne fait pas de
doute que le marxisme se doit d’élaborer une théorie des institutions plus dévelop-
pée pour proposer une analyse pertinente des évolutions actuelles et esquisser des
stratégies adaptées au présent 20.
QUELLE CRITIQUE SOCIALE ?
Mais c’est aussi lorsqu’il aborde la question du type de critique sociale approprié
que le débat se développe sur le terrain théorique et conceptuel du marxisme.
C’est la question du point de vue de la critique sociale qui mérite à ce propos un
examen tout particulier. Dans les années 1970 et 1980, le débat opposait prin-
cipalement ceux qui soutenaient que la critique doit se fonder sur une analyse
des tendances historiques et ceux qui affirmaient au contraire qu’elle doit repo-
ser sur une théorie de la démocratie ou de la justice. Comme il devint de plus
en plus difficile de continuer à définir le communisme comme « le mouvement
effectif qui supprime la situation actuelle » 21, le problème de la fondation nor-
mative de la critique, tel qu’il était posé notamment par Rawls et Habermas,
a toujours plus attiré l’attention. La question fut alors de trancher entre les avo-
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22. Cette analyse est développée dans E. Renault, « Du fordisme au post-fordisme : dépassement ou retour de l’aliéna-tion ? », Actuel Marx, n° 39 : Nouvelles aliénations, premier semestre 2006.23. À ce propos, voir l’ensemble du dossier Actuel Marx, n° 39 : Nouvelles aliénations, op. cit.
cats d’une critique sociale faible ou forte. Selon la première option, la critique
sociale devait rester interne aux sociétés, en s’appuyant sur les principes norma-
tifs ayant validité aux yeux des individus concernés par les transformations
sociales désirées. Selon une seconde option, la critique sociale ne devait pas
simplement chercher à aider les individus à mieux adapter les sociétés à ce qu’el-
les considèrent elles-mêmes comme les qualités d’une vie bonne, mais également
mesurer la valeur des formations sociales à la lumière d’exigences universelles,
que celles-ci soient définies par des critères de justice ou par les procédures
propres à un espace public démocratique. Ces débats semblent aujourd’hui en
quelque sorte périmés. D’un point de vue normatif tout d’abord, il est difficile
d’admettre que les pathologies propres à la période post-fordiste puissent être
adéquatement décrites du point de vue de la vie bonne, de la justice et de la
démocratie. À travers la question de la précarité et de l’exclusion, à travers le
problème des nouvelles conditions de travail, le thème de l’aliénation surgit de
nouveau sur le devant de la scène. Or, le terme d’aliénation désigne tout un
ensemble de problèmes normatifs qu’une critique sociale en termes de vie
bonne, de justice et de démocratie ne suffit pas à prendre en charge22. Plus géné-
ralement, ce terme désigne toute une série de problèmes psychologiques, socio-
logiques et politiques qui ne peuvent pas être thématisés dans le cadre concep-
tuel de la philosophie politique normative. Ils ne semblent pas non plus pouvoir
être pris en charge par le discours post-structuraliste (en entendant par là la
constellation qui va de Foucault et Deleuze à Derrida, en passant par Lyotard et
autres représentants de la « French Theory ») qui a constitué le principal bastion
de la résistance philosophique à l’hégémonie de la philosophie politique normative.
De même que les thèmes de la justice et de la démocratie ont contribué à un
recentrement de la critique sociale sur un terrain classiquement philosophique, de
même la constitution de l’aliénation comme objet de préoccupation politique et
théorique induit un décentrement à l’issue duquel les problématiques marxien-
nes sont naturellement convoquées 23.
De fait, la tâche principale de la critique sociale aujourd’hui semble être de trou-
ver les principes normatifs de la critique au sein des évolutions sociales elles-mêmes.
À cet égard, l’alternative semble opposer une perspective locale et une perspective
globale. Une première option consiste à critiquer le capitalisme contemporain du
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24. C’est la position de Hardt et Negri dans Empire, op. cit. et Multitudes, op. cit.25. J. Bidet, « Empire, impérialisme, État-monde », in Guerre impériale, guerre sociale, op. cit.26. K. Marx, « Critique du Programme de Gotha », in Œuvres, Paris, Gallimard, t. 1, 1965, p. 1421.27. À ce propos, E. Renault, « La justice entre critique du droit et critique de la morale », in L. Cournarie, P. Dupond, I. Pietri, Skepsis, Paris, Delagrave, 2002.28. A. Honneth, La Lutte pour la reconnaissance, Paris, Cerf, 2000.
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PRÉSENTATION DOSSIER INTERVENTIONS ENTRETIEN LIVRES
point de vue de ses transformations globales. La critique peut notamment se fonder
sur une théorie de l’émergence d’un « empire »24 ou d’un nouvel « État mondial »25.
Mais le démantèlement des régulations économiques et des protections sociales
nationales sous la pression néolibérale, ainsi que la fragilisation des identités sociales
et culturelles sous la pression de la précarité et de la mondialisation culturelle inci-
tent également à mettre en œuvre une critique sociale locale. Selon cette seconde
option, la critique peut être fondée soit dans la multiplicité des pratiques quotidien-
nes de résistance, soit dans la diversité des luttes collectives contre l’injustice.
Chacune de ces options peut revendiquer un héritage marxiste. L’option globale
peut souligner qu’une approche marxiste doit prendre pour objet le capitalisme
considéré dans sa structure de mode de production et dans les différentes phases de
son développement. Elle peut en déduire qu’il est nécessaire de définir des principes
normatifs à l’échelle globale pour que la critique porte à cette même échelle. L’option
locale peut prétendre quant à elle offrir une possible solution à ce qui a été nommé
dans les années 1980 « le problème de la morale » chez Marx : comment est-il
possible de dénoncer une société tout en renvoyant les principes classiques de la
dénonciation (Droit et morale) à l’idéologie ? On pourrait montrer que Marx n’a
jamais véritablement exclu que les normes éthico-morales jouent un rôle dans la
critique sociale et qu’il a plutôt exigé que la critique adopte un point de vue « réa-
liste » 26 sur les luttes sociales et politiques. Ce point de vue réaliste exige que la poli-
tique soit conçue dans son irréductibilité à la morale et que les principes normatifs
de la critique sociale soient cherchés dans les motivations effectives des luttes contre
la domination, l’injustice et l’aliénation 27. Le projet d’une « grammaire morale des
conflits sociaux » peut être conçu comme un prolongement de cette exigence 28.
Ici encore, les problèmes soulevés par le débat contemporain définissent des
défis pour le marxisme. La variété des acteurs collectifs et des revendications poli-
tiques dans le mouvement altermondialiste implique qu’il n’est plus possible de se
contenter d’affirmer, dans un premier temps, que l’unité des luttes réside dans
l’homogénéité de l’intérêt émancipatoire du prolétariat et, dans un second temps,
que cet intérêt émancipatoire est l’expression de la contradiction des forces pro-
ductives et des rapports de production. Aujourd’hui, la question de l’unité des
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29. Entre autres, voir à ce propos Socialist Register, 2003 : Fighting identities. Race, religion and ethno-nationalism, et ActuelMarx, n° 38 : Le racisme après les races, 2005. Voir également les débats développés dans J. Butler, E. Laclau, S. Zizek,Contingency, Hegemony, Universality. Contemporary Dialogues on the Left, Londres, Verso, 2000. 30. E. Renault, L’Expérience de l’injustice, Paris, La Découverte, 2004.
luttes apparaît bien plutôt comme celle de leur possible « convergence » et elle
conduit à affronter trois types de problèmes distincts. D’une part, les conditions
de la convergence des luttes dépendent des modalités concrètes de l’articulation
et de l’intersection des dominations de classe, de genre et de race 29. D’autre part,
les luttes indépendantes ne pouvant converger qu’à partir des objectifs particu-
liers qu’elles se fixent, la critique sociale se doit de proposer des modèles assez
souples et différenciés pour en retrouver la diversité si elle veut accompagner la
convergence, voire y contribuer. Enfin, la question de la convergence doit être
abordée dans une perspective à la fois fonctionnelle et normative puisque ce n’est
jamais seulement à partir de leurs objectifs, mais toujours également à partir de
leurs principes de justification que les luttes sont susceptibles de converger : la
critique sociale ne peut participer à la convergence qu’en cherchant à expliciter
un langage normatif commun à ces différentes justifications. Elle doit donc tenir
compte de la pluralité des dominations en adoptant une perspective à la fois
locale et normative. Mais le problème demeure toujours de savoir comment les
problèmes locaux et les normes générales peuvent conduire à une transformation
des conditions structurelles de la domination, de l’injustice et de l’aliénation.
Comment le néolibéralisme, ou le capitalisme lui-même, peut-il être transformé ?
Cette question renvoie évidemment à la perspective globale.
Le point de vue local restera toujours insuffisant pour faire apparaître les
causes de la domination, de l’injustice et de l’aliénation et pour proposer des stra-
tégies de transformation globale. Mais le point de vue global est lui-même insuf-
fisant dès qu’il s’agit de comprendre comment le capitalisme est vécu et comment
les individus et les groupes sociaux peuvent unifier leurs insatisfactions et leurs
révoltes dans des luttes collectives susceptibles de satisfaire des exigences légitimes 30.
Il s’agit de points de vue complémentaires que la critique sociale se doit d’articu-
ler l’un à l’autre.
DÉPLACEMENTS DU MARXISME
Paradoxalement, il n’est donc pas si facile au marxisme de prendre part à ce
débat, même si celui-ci s’est déplacé sur son propre terrain. Le marxisme occidental
des années 1980 et 1990 était mal préparé à affronter les défis posés par ce débat.
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31. E. Balibar, La Philosophie de Marx, Paris, La Découverte, 1993 ; La Crainte des masses. Philosophie et politique avant etaprès Marx, Paris, Galilée, 1997.32. M. Löwy, Rédemption et utopie, Paris, PUF, 1993 ; H. Maller, Convoiter l’impossible. L’utopie avec Marx, malgré Marx,Paris, Albin Michel, 1995 ; D. Bensaid, Le Pari mélancolique, Paris, Fayard, 1997.33. J. Derrida, Spectres de Marx, Paris, Galilée, 1993 ; Marx and Sons, Paris, PUF/Galilée, 2003.
PRÉSENTATION DOSSIER INTERVENTIONS ENTRETIEN LIVRES
Cherchant à répondre aux échecs des mouvements révolutionnaires des années 1960
et 1970 plutôt qu’aux évolutions sociales elles-mêmes initiées par la fin du fordisme,
les auteurs qui n’avaient pas renoncé à Marx ont mis en œuvre deux opérations prin-
cipales. La première consistait à combler les lacunes de la théorie de Marx en puisant
dans d’autres paradigmes : ceux de la culture (Cultural Studies), de l’action rationnelle
(Marxisme analytique) et du pouvoir (dans les confrontations Marx/Foucault).
Il s’agissait de défendre ainsi le marxisme comme une théorie générale pouvant faire
l’objet d’une actualisation pertinente aussi bien du point de vue de l’état du débat en
sciences sociales que du projet politique en général. La seconde consista plutôt à sou-
ligner la dimension critique des écrits de Marx : sa dimension aporétique 31, utopique
ou messianique 32, ses tendances déconstructrices 33. La pensée de Marx apparaissait ainsi
comme une philosophie dont le pouvoir politiquement subversif ne pouvait faire l’ob-
jet de réfutations. Mais aucune des opérations n’était vraiment susceptible de fournir
des réponses convaincantes au déplacement du débat relatif à la critique sociale, au
diagnostic et aux stratégies. C’est seulement parmi les économistes et les historiens
marxistes que ce débat fut investi de manière significative, mais nous avons constaté
que les réponses qu’il appelle débordent les domaines de la théorie et de l’histoire éco-
nomique vers ceux de la théorie politique et de la théorie sociale. Ce sont sans doute
des lacunes dans ce dernier domaine qui ont constitué l’obstacle le plus significatif.
Nous avons constaté que les questions soulevées par ce débat concernent notam-
ment l’évolution sociale, la nature des institutions et leurs rapports entre elles,
la structuration de l’expérience sociale et les potentiels de résistance et d’émancipa-
tion qu’elle contient. Il serait vain de chercher à mentionner tous les auteurs qui,
en partant de Gramsci, de la Théorie critique ou d’Althusser, ont proposé des contri-
butions importantes sur ces différents points. Mais il semble difficile de trouver des
tentatives qui soient parvenues à articuler ces différents thèmes dans une théorie
sociale globale. Élaborer ce genre de théorie était l’ambition de la Théorie de l’agir
communicationnel, et il n’est pas étonnant que certaines tentatives visant à produire
une théorie sociale globale inspirée par Marx aient été influencées par Habermas.
Deux d’entre elles ont déjà été rencontrées dans les lignes qui précèdent. La première
est celle de Jacques Bidet, qui a proposé une reconstruction globale du marxisme où
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34. J. Bidet, Théorie générale, Paris, PUF, 1999.35. Voir les articles « Domination and moral struggle: the philosophical heritage of marxism reviewed » et « Work andInstrumental Action. On the normative basis of critical theory », in A. Honneth, The Fragmented world of the social, Albany,State University Press, 1995. Pour un développement de ces thèses, voir notamment Kritik der Macht, Francfort, Suhrkamp,1988 (deuxième édition); et Verdinglichung, Francfort, Suhrkamp, 2005. 36. J.-Ph. Deranty, « Les horizons marxistes de la théorie de la reconnaissance », Actuel Marx n° 38, 2005.
les normes sociales, les institutions et les processus économiques sont intégrés de
trois points de vue : celui du système du monde, celui de la structure de classe et
celui des présupposés de la modernité 34. Nous avons déjà remarqué que cette théo-
rie conduit à élaborer un modèle de critique sociale global qu’il faudrait articuler
avec un modèle complémentaire. Axel Honneth a soutenu quant à lui que toute
actualisation du marxisme devait se fonder dans une théorie de l’action sociale, et il
a défendu à ce propos deux thèses principales 35. La première affirme que la dynami-
que des conflits sociaux fournit à la fois l’explication des transformations sociales et
les principes de la critique sociale. La seconde souligne la nécessité de rendre compte
des facteurs qui orientent l’action sociale tantôt vers des luttes émancipatrices, tan-
tôt au contraire vers l’aliénation et la réification. Mais cette théorie sociale n’a pour
l’instant pris la forme que d’une théorie de la reconnaissance et celle-ci n’a réalisé
qu’une partie de ce programme. En outre, dans la mesure où cette théorie sociale est
développée du simple point de vue des ressorts normatifs de l’action sociale,
elle court toujours le risque de minimiser l’effet exercé par les institutions et des
structures sur le social 36. De façon symétrique, Bidet et Honneth fournissent une
illustration des problèmes rencontrés par les tentatives qui visent à établir une théo-
rie sociale unifiée. De telles théories courent le risque de ne pas prendre assez
les dynamiques pratiques locales en considération ou, inversement, de sous-estimer
les contraintes exercées par les conditions structurelles sur la praxis.
Si toute théorie critique de la société exige bien une théorie sociale développée,
celle-ci doit peut-être faire primer l’investigation immanente des différentes ques-
tions cruciales de théorie sociale, et elle ne doit peut-être pas hésiter à faire jouer des
perspectives théoriques complémentaires lorsqu’il s’agit d’en effectuer la synthèse.
Peut-être la théorie sociale doit-elle renoncer au projet d’une théorie unifiée pour
celui d’une homogénéisation critique d’éléments théoriques et empiriques élaborés
indépendamment par différentes sciences sociales et humaines. Le marxisme n’est-il
pas depuis ses premiers commencements un espace de traduction et de confronta-
tion défini par un ensemble de concepts et par un projet politique ? �
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