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Chloé Bertrand

Positive Way

Emma

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Pour Taki, ta bienveillance, ton amitié.Pour Juliette, nos futurs road trip, et les discussions sans fin que deux vieilles dames auront un

jour, sousune nuit étoilée, au pied d’un cerisier en fleurs.

Pour Dylan, parce que chose promise, chose due – et parce qu’où que tu sois, je suis sûre que tume

surveilles de près.

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Chapitre premier

En arrivant à l’adresse indiquée, Alice songea qu’on ne la laisserait jamais entrer.— Les videurs ont des têtes de pit-bulls mais c’est pour la frime, avait dit Arthur. En vrai ils sont

comme moi : ils feraient pas de mal à une mouche. Dis que tu viens de ma part, je les préviendrai.À présent, dans la rue pleine de noctambules, sous la bruine londonienne, elle se disait qu’accepter

l’invitation n’avait pas été une si bonne idée que ça. Elle remit son téléphone dans sa poche aprèsavoir été renvoyée directement sur la messagerie du géant pour la troisième fois, et remonta son col.Elle en aurait presque éclaté de rire. Elle était vraiment en train de faire ça ? Se pointer à un concert,seule, sur l’invitation d’un presque inconnu ? C’était tellement dingue… Elle alla quand mêmejusqu’à la porte. De toute façon il faisait froid, autant rentrer se mettre à l’abri et au chaud le tempsde faire le point.

— Vous avez une carte d’identité, mademoiselle ?Malgré la queue et le mauvais temps, l’armoire à glace de gauche parlait gentiment et poliment.

Pas d’une façon mielleuse, comme les vendeurs qui espèrent quelque chose en retour, mais avec lasympathie naturelle de quelqu’un de gentil.

— Je suis pas majeure, répondit-elle, pour ne pas leur faire perdre de temps. Je viens juste voir leconcert.

— Tu viens rejoindre quelqu’un ?Elle lança sans trop y croire :— Arthur, ça vous dit quelque chose ?Le regard des deux hommes s’éclaira aussitôt.— Ah, c’est toi… !— Oui, oui, il avait prévenu.— Tiens, continue sans moi deux minutes, je vais la conduire, on sera plus tranquilles, décida

l’armoire à glace de droite.Sur ces mots, il détacha le cordon de sécurité et la fit passer devant lui. Alice eut juste le temps de

jeter un dernier coup d’œil à la rue pluvieuse qu’elle laissait derrière elle avant de franchir lesportes à double battant de la boîte.

Ce soir-là, ladite boîte avait été convertie en salle de concert. Le bar était resté ouvert, les gensallaient et venaient, certains dansaient, mais c’était moins bordélique que dans les clubs où ses amisavaient réussi à la traîner une ou deux fois. La plupart des gens semblaient venus pour écouter de lamusique et boire un verre entre amis, pas pour se bourrer la gueule et se dégoter un coup d’un soir.Rassurant.

— Par ici.L’armoire à glace la guidait toujours, leur frayant un chemin dans la foule de par sa simple

présence.— Arthur ! lança-t-il quand ils atteignirent le bar, sans s’adresser à personne en particulier.— L’est en coulisse, répondit une voix féminine.— Samia, je peux te confier la petite ?Le regard d’Alice rencontra celui d’une jeune Indienne, en sari et pantalon traditionnels, assise

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dans un fauteuil roulant.— Qui c’est ? demanda Samia.— Une amie d’Arthur. Elle est venue voir le concert, mais comme elle est toute seule, avec Jojo on

s’est dit qu’on pouvait pas la laisser n’importe où, tu comprends ?— Sûr. Donne-lui ta chaise, ordonna-t-elle à un jeune homme blond, assis à côté d’elle.Alice ouvrit la bouche pour protester mais le garçon la tira presque pour qu’elle s’assoie.— J’allais y aller de toute façon, ma copine vient d’arriver, dit-il avec un petit clin d’œil, avant de

disparaître dans la foule.Un peu interloquée, Alice nota trop tard que son garde du corps s’en retournait vers la sortie.

Dommage, elle aurait bien voulu le remercier.— T’as l’air paumée, dit l’Indienne – Samia.Son sourire était moqueur, mais son regard plein de sympathie, et d’un peu de curiosité.— Je sais pas trop ce que je fais là, en fait, admit Alice.La musique jouée par le groupe n’était pas vraiment son genre. Ça ressemblait à du hard rock ou du

métal (pour ce qu’elle en savait…) en plus soft.— Comment t’as rencontré Arthur ?Elle lui raconta, en criant pour couvrir la musique et le bruit de la foule.

Deux semaines plus tôt Alice jeta à sa dernière photo un coup d’œil désintéressé. Elle l’avait prise en couleurs mais sur

son ordinateur elle la ferait passer en noir et blanc, ne conservant que le rose criard del’imperméable de la fillette. Levant le regard, elle vit son sujet s’élancer pour une nouvelle glissadesur le toboggan mouillé. Elle devait avoir deux ans, à peine…

— Je peux voir ?Elle répondit « non » sans tourner la tête et prit une autre photo. C’était marrant, ce contraste entre

le rose du vêtement de pluie et le noir de la peau de l’enfant…— C’est ma nièce. Elle s’appelle Elie— Ouais, sans blague…— Eh, Elie ! Viens voir par ici !Alice regarda la petite venir vers eux en pataugeant dans la gadoue avec ses bottes en caoutchouc.

La photographe souffla un vague :— Désolée.— T’as rien fait de mal, répondit gentiment le géant noir assis à côté d’elle sur le banc.Il prit la petite Elie sur ses genoux et Alice fit défiler ses photos pour eux. Le géant les montrait du

doigt à sa nièce, et disait :— C’est qui, ça ? C’est Elie !Ça faisait rire la petite fille qui battait des mains et gigotait.— Tu fais ça souvent ? Photographier des enfants dans les squares ? Y a des parents qui pourraient

mal le prendre…— Désolée, répéta Alice.Puis, comme le géant semblait plus curieux qu’autre chose, elle expliqua :— En fait j’en avais plus après les couleurs qu’après votre nièce.

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— Les couleurs ?— Celles de sa peau et de son imper.L’autre la regarda un moment, l’air un peu incrédule. Alice s’en agaça, bien qu’elle ait l’habitude.

Les adultes ne comprenaient jamais rien de toute façon, et celui-là dépassait à coup sûr les trente ansréglementaires…

— C’est marrant, souffla finalement le géant, comme s’il s’adressait à lui-même.— De quoi ? répliqua Alice d’un ton plus tranchant qu’elle ne l’avait voulu.— Rien, c’est juste… Ça me fait penser à quelqu’un que je connais, c’est tout. Je m’appelle

Arthur, ajouta-t-il en lui tendant la main avec un sourire.Alice ne savait pas pourquoi mais elle trouvait ce sourire inexplicablement triste. Elle lui serra

quand même la main.— Moi, c’est Alice.— Elie ! s’exclama l’enfant, visiblement désireuse de participer à la conversation. Photo, encore !— Non bébé, il faut qu’on rentre. Tu n’as pas faim ?— Miam miam !— J’en étais sûr…Elie avait déjà sauté de ses genoux et détalait vers la grille. Arthur se leva.— Dis, tu crois que tu pourrais me les envoyer ?— Les photos ?— Ouais. Je la vois pas souvent, elle est juste en vacances mais elle habite loin.— Je peux vous prendre en photo avec elle, si vous voulez.— Tu veux bien ? C’est gentil…Il alla décrocher la petite fille qui était déjà agrippée à la grille du square et la souleva dans ses

bras en revenant vers Alice. Comme Elie s’obstinait à faire des grimaces à l’objectif, Arthur lui fitdes bisous dans le cou pour la faire glousser. Alice ne put s’empêcher de sourire. Elle rentra avec lescoordonnées d’Arthur dans la poche, après lui avoir donné les siennes.

— Un inconnu rencontré dans un square t’invite dans un coin de Londres que tu connais pas pour

voir un concert, et toi t’y vas ? résuma Samia d’un air incrédule, quand Alice eut terminé. Pasqu’Arthur soit particulièrement flippant, mais quand même…

— Ça s’est pas passé exactement comme ça, on a un peu discuté par mails quand je lui ai envoyéles photos d’Elie et le concert est… Enfin, disons que c’est venu naturellement dans la conversation.

Samia n’en avait pas l’air moins sceptique, et Alice haussa les épaules.— Faut croire que je m’ennuie vraiment beaucoup, dans la vie… Pourquoi il est pas là, Arthur,

d’ailleurs ?— Il est en coulisse, il surveille Thomas.Avec un mouvement du menton vers la scène, elle lui désigna le chanteur. Le garçon était

facilement repérable : il s’appuyait sur sa seule jambe valide, l’autre étant prisonnière d’une attelleimposante, et Dieu seul savait comment il s’y prenait pour jouer de la guitare électrique avec un brasdans le plâtre. À la lumière des projecteurs, il était impossible de manquer les marques d’écorchuressur son visage, même s’il paraissait en voie de guérison. Sans parler des cheveux bleu pétard dressésen crête iroquoise, sur sa tête. Alice lui donnait vingt ans à tout casser, c’était bizarre parce que ça sevoyait qu’il n’était pas beaucoup plus vieux qu’elle, et en même temps on aurait facilement pu le

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prendre pour un « vrai » adulte.— C’est quoi le nom du groupe ? demanda Alice.— Ils ont pas de nom, c’est pas vraiment un groupe… Thomas joue tout seul en général, quand il a

besoin de renforts il trouve toujours du monde pour l’accompagner mais c’est juste le temps d’unconcert…

Alice s’appuya contre le dossier de sa chaise avec un soupir, et décida qu’elle s’en irait dans deuxou trois chansons s’il ne se passait rien.

Thomas sentait les gouttes de sueur froides qui coulaient dans son dos, et les autres, chaudes, sur

son front. Il avait froid et chaud en même temps, sa jambe et son bras lui faisaient mal, et ilcommençait à être pris de tremblements. Il profita d’une transition pour avaler deux comprimésantidouleur qu’il fit passer avec une gorgée de bière. Oui, il savait que mêler alcool et médicaments,ça n’était pas bien. Dans l’immédiat, n’en déplaise à Arthur qui rongeait son frein en coulisse, seretenant de venir le sortir de scène par la peau du cou, il avait vraiment besoin de planer. Il se foutaitbien de faire un coma éthylique, une overdose, un AVC ou quoi que ce soit d’autre conduisant àl’hôpital, voire à la morgue. Il se foutait de tout. Seules comptaient les vibrations de l’instrumentdans ses bras, les hurlements de la musique et les paroles qui lui déchiraient la gorge.

Avant la fin de la chanson sa jambe valide ne supportait plus son poids et il serait tombé dans lepublic si le bassiste et le second guitariste, qu’il ne connaissait pas assez bien pour les recadrer dansces conditions, n’avaient abandonné le morceau pour le rattraper.

— Bon, je crois qu’on va faire une pause, lança le batteur d’un ton moqueur. On va peut-êtrereprendre sans lui, d’ailleurs…

Arthur attendit que les musiciens aient déposé Thomas sur une chaise, en coulisse, pour lui sauterdessus.

— De la bière et de la morphine ? Mais t’es tombé sur la tête ?— J’ai reçu un poids lourd dans les côtes, ça compte ? répliqua le jeune homme avec mauvaise

humeur.S’emparant de sa béquille, il clopina vers la sortie – il avait définitivement besoin d’air.— Tu vas où ?— Va chier ! T’es pas ma mère !Levant les yeux au ciel, Arthur se retint de s’arracher les cheveux et lui emboîta le pas. Il

connaissait Thomas depuis que le garçon avait six ans. Les deux amis pouvaient se permettre de setraiter de tous les noms sans mettre leur relation en danger.

Au dehors, il s’était remis à pleuvoir. Pas très fort, la petite bruine familière de Londres. Thomassortit fébrilement un paquet de cigarettes de sa poche et en alluma une en tremblant. Il avait l’air trèsmal. Arthur était certain qu’il avait de la fièvre. Mais il ne pouvait pas le forcer à se soigner et serefusait à l’assommer et à l’attacher à son lit.

La porte s’ouvrit sur Samia, et Tom en profita pour tenter de prendre la tangente. Arthur le rattrapapar le dos de son tee-shirt.

— Où tu crois aller comme ça ?— Mais tu vas me foutre la paix, oui ? tempêta le garçon en retour.Il semblait à deux doigts de pleurer de rage. Choisissant de l’ignorer, Arthur posa les yeux sur

Alice, qui poussait le fauteuil roulant de Samia, et qui avait rabattu la capuche de son sweat trop

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grand sur sa tête. Elle lui avait dit qu’elle viendrait, mais dans la foule ils auraient pu facilement semanquer. Voir sa petite tête l’aida à se calmer – ils allaient pas faire une scène devant elle, lapauvre…

— Salut, souffla Alice.— Salut. Je vois que vous avez fait connaissance…— Ouaip, répondit Samia. Tiens, Alice, je te présente Thomas. C’est l’affreux qui fait la gueule.— J’avais cru comprendre…— Vous me faites tous chier, râla le musicien en lançant son mégot dans la rue, avant de les

bousculer pour retourner dans le club.Alice eut le bon réflexe de retenir la porte avec son pied, sinon il l’aurait claquée derrière lui.— Comment il va ? s’enquit Samia, à l’adresse d’Arthur.L’autre haussa les épaules en prenant un air désabusé, mais l’Indienne savait qu’en son for

intérieur il se rongeait les ongles d’angoisse.— Pas plus mal que d’habitude, j’imagine… J’en ai marre, Sam !— Je sais, je sais. On va prendre le relais…— Mais non ! C’est pas m’occuper de lui qui m’énerve ! C’est ce cercle vicieux… Putain, c’est

comme une saloperie de cauchemar qui veut pas s’arrêter, soupira-t-il en s’accroupissant pour être àsa hauteur.

— Arthuro, chantonna Samia en lui frottant le dos d’une main compatissante. Arrête de te faire dumal, comme ça… T’es pas responsable de lui, c’est un grand garçon.

— Un foutu, stupide et agaçant grand garçon…— Ça, oui, acquiesça son amie d’un air rêveur. Mais c’est comme ça qu’on l’aime…— Tu veux pas dire « malgré » ? Malgré ça, on l’aime, plutôt, non ?— Si, répondit-elle avec une grimace amusée. On y retourne ? On va louper la suite !— Pour ce que ça vaut, grommela Arthur en se redressant. Ils regagnèrent la salle juste à temps pour entendre la voix de Thomas, qui engageait un débat avec

le reste du groupe resté sur scène, par micro interposé – histoire que toute la salle en profite.— Non mais ça vous embête pas si je reste là ? J’en peux plus, si je reste encore debout ma jambe

va crever…— Nan, mais tu peux t’asseoir sur scène aussi, tu sais ?— Où il est, c’t’enfoiré ? demanda Arthur en le cherchant des yeux.Alice, suivant le regard des musiciens, le trouva la première.— Là, dit-elle en pointant du doigt une passerelle qui faisait le tour de la salle et était desservie

par un escalier.Elle devait servir à désengorger le club le samedi soir, quand il était bondé.— Allez, descends de là, insista le second guitariste, d’un air agité.— Eh, le public, tu veux que je descende ?Quelques personnes crièrent « non ! », la plupart des spectateurs riaient, certains sifflaient avec

enthousiaste. Quelqu’un se mit à applaudir, toute la salle finit par suivre et les autres musiciensrenoncèrent à le déloger de son perchoir.

— Cool. Et puis déjà on va enlever ce truc, là, ajouta-t-il en se passant frénétiquement les mainsdans les cheveux, ruinant sa crête. Voilà. Marre d’être punk. Et le métal c’est fini les gars, j’ai plus

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de voix, là, OK ? On fait du soft !Alice se demanda s’il n’avait pas un peu bu, ou si c’était bien du tabac qu’il y avait dans sa

cigarette. Elle n’avait jamais vu un chanteur aussi bavard à son propre concert.— Il a les nerfs à fleur de peau, expliqua Sam en notant son air perplexe. Ça lui arrive souvent…— Quand il est dans cet état, compléta Arthur sans chercher à cacher sa mauvaise humeur, tandis

que le petit groupe enchaînait avec Broken, de Lifehouse.Samia lui ayant fait signe de ne pas prêter attention à tout ce cirque, Alice renonça à comprendre,

pour se concentrer sur la musique. — Sam m’a dit de t’apporter un café.Thomas, profitant qu’ils étaient entre deux chansons, coupa son micro et tourna la tête. Une fille

brune se tenait debout à côté de lui, une tasse fumante à la main. Au sweat trop large, la mémoire luirevint.

— Alice, c’est ça ?Elle acquiesça. Et comme elle n’empiétait pas sur son espace vital et ne cherchait pas à lui faire la

leçon, il tapota la grille pour l’inviter à s’asseoir. Avec un haussement d’épaules qui semblait nes’adresser qu’à elle-même, elle s’exécuta.

— Merci, souffla-t-il en prenant la tasse.Il tremblait tellement qu’il faillit en renverser et dut se résoudre à la poser à côté de lui. En bas,

ses comparses, visiblement peu surpris de le trouver occupé à autre chose, attaquèrent le morceausuivant sans lui. Il ne s’en rendit presque pas compte.

— Où est-ce qu’elle m’a trouvé du café, dans ce merdier ? demanda-t-il pour détourner sonattention de son état pitoyable.

— Je crois que je suis pas censée te le dire, mais Arthur est sorti piller un Starbucks.Contre toute attente, il éclata de rire. Un rire un peu nerveux et étranglé, certes. Mais un vrai rire.

Alice trouva que ça ressemblait à un aboiement.— En vrai ça vient du thermos des videurs, finit-elle par avouer avec un petit sourire.Thomas hocha la tête et prit une gorgée, bien qu’il n’en ait pas vraiment envie. Il la regardait du

coin de l’œil. Elle avait de longs cils mais elle n’était pas maquillée.— Pourquoi ton sweat est trop grand ?— Pourquoi ta jambe est cassée ?— Moto, répondit-il, submergé par une nouvelle envie de rire.— Adolescence.Elle avait répliqué du tac-au-tac et ça lui plaisait. Ça lui plaisait qu’elle ne le connaisse pas et, par

extension, ne le juge pas. Ça lui plaisait d’avoir enfin une conversation qui ne soit pas teintée decompassion ou de pitié.

— Tu veux une chanson, Alice ?— Genre, je peux choisir ?— Yep.Le sourire enthousiaste qui éclairait soudain le visage de l’adolescente avait quelque chose de

bigrement satisfaisant.— Tu connais The Lumineers ?— Laquelle ?

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— Ho Hey ?Il attendit que le morceau en cours soit fini pour réactiver son micro.— Les gars, lança-t-il. Ho Hey, des Lumineers ?Les gars en question n’avaient pas l’air enchantés de passer du hard rock à la pop-folk, mais le

public, toujours aussi enthousiaste, n’en avait visiblement rien à faire. Ils semblaient habitués auxhumeurs changeantes de Thomas, et il y eut même quelques murmures approbateurs. Alors ils jouèrentet chantèrent Ho Hey, et Alice se fit la réflexion que c’était la première fois qu’elle allait à unconcert et que le chanteur lui dédicaçait une chanson.

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Chapitre 2

Elle resta un peu après la fin du concert. Thomas lui confia sa béquille le temps de descendre de lapasserelle.

— Merci, répéta-t-il quand ils atteignirent le pick-up où Arthur finissait de ranger le matériel.Ne sachant pas exactement de quoi il la remerciait, Alice hocha juste la tête. Thomas se sentait

toujours malade, mais discuter avec elle et faire de la musique l’avait aidé à ne pas trop y penserjusqu’ici. Là, il avait de nouveau envie d’échapper à Arthur…

— Eh, ça te dit d’aller faire un tour ?Alice le regarda aussitôt d’un air suspicieux. À deux heures et demie du matin ? Elle ouvrit la

bouche pour répondre quelque chose comme « plus tard ». Elle était fatiguée et voulait rentrer secoucher.

— OK, dit-elle. Tu veux aller où ?Ah ? Bon.— Nulle part en particulier, j’ai juste besoin de marcher et de prendre l’air.Encore une fois, cette réponse laissa l’adolescente perplexe, parce que Thomas avait surtout l’air

d’avoir besoin de se coucher et de voir un médecin.— Arthur, je vais rentrer de mon côté, OK ?— Oublie ça, répliqua le géant en les rejoignant à grands pas. Tu montes dans la voiture et on

rentre.— Arrête de te prendre pour mon père, dude. En plus Alice vient avec moi.— À c’t’heure-ci ? Tu te fous du monde ? Je vais te ramener en voiture, Alice.— Fous-leur la paix, intervint Samia en passant la tête par la fenêtre du siège passager. Ils peuvent

bien aller se promener, c’est quoi ton problème ?Les yeux d’Arthur semblaient sur le point de jaillir de leurs orbites.— T’as besoin que je t’explique ? En plus tu tiens plus debout, abruti ! ajouta-t-il à l’adresse de

Thomas.— On marchera lentement, dit le garçon en reprenant sa guitare sur la plateforme du pick-up.Il était évident que, à moins de le charger de force à l’arrière de la voiture, Arthur n’empêcherait

pas Thomas de rentrer à pied. En désespoir de cause, il se tourna vers Alice.— Quoi qu’il arrive tu ne le laisses pas tout seul, même une minute, OK ? Et quand vous serez en

bas, vous sonnez et tu attends que je sois descendu le chercher pour partir, d’accord ? C’est vraimentimportant…

— Je comprends absolument pas ce qui se passe, mais si ça peut éviter que vous vous battiez,consentit l’adolescente d’un air un peu blasé.

— T’es déjà dans le coup, poulette ! lança gaiement Samia. Fais pas de bêtise, OK, Thomas ?— Pas mon genre, grogna l’intéressé, qui commençait déjà à s’éloigner le long du trottoir. Alice le rattrapa facilement et régla son pas sur le sien. Elle ne savait pas où vivait Arthur mais vu

la vitesse à laquelle l’unique béquille que Thomas pouvait utiliser lui permettait de marcher, ilsétaient pas rendus. Encore heureux que ce soit le bras opposé à sa jambe blessée qui soit cassé…

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— Pourquoi ils t’ont donné une béquille au lieu d’un fauteuil roulant ?— Parce que je leur ai dit d’aller se faire foutre avec leur fauteuil de merde, sinon j’allais tout

casser.— Message reçu. Tu sais où on va ?— Nord.— Camden ?— Dans ce coin-là.Il faisait des phrases courtes, et Alice réalisa bientôt que c’était parce qu’il respirait mal. Il avait

l’air de faire des efforts surhumains pour traîner sa carcasse à travers la ville. Sa jambe en attelletremblotait chaque fois que son pied entrait en contact avec le trottoir. Elle aurait pu lui dire des’asseoir et d’appeler Arthur, mais elle avait l’impression que ça n’aurait servi strictement à rien.Bientôt il s’arrêta et sortit un paquet de cigarettes de sa poche.

— T’en veux une ?— Non, merci.Au moment où il battait son briquet pour l’allumer, elle lâcha :— Tu sais tu devrais pas faire ça.Il haussa un sourcil surpris.— Pourquoi ?— Parce que fumer tue.— Vivre tue, répliqua-t-il d’un ton désinvolte teinté d’amertume.— Fumer, c’est pas vivre. C’est un suicide lent.— T’as réfléchi longtemps pour sortir ça ?— Non, ce qui me fait réfléchir c’est les raisons pour lesquelles les gens commencent alors qu’ils

savent que ça va les tuer, et surtout leur absence de volonté quand faut s’arrêter.— Ça t’embête que je fume ? résuma-t-il.— Oui.— OK.Alors il rangea son briquet, ôta la cigarette de sa bouche et la mit dans la poche de sa veste.— Merci, souffla Alice, inexplicablement soulagée.Thomas ne répondit rien. Il avait envie de cette cigarette. Il en avait tellement envie que tout son

corps hurlait d’indignation – elle n’avait rien à faire dans sa poche, éteinte, elle aurait dû être dans sabouche et allumée. Il n’arrivait pas à penser à autre chose. Et il en voulait à mort à Alice del’empêcher de fumer par sa simple présence.

Ils étaient loin du centre-ville à présent, les rues étaient pratiquement désertes. Les clubs sefaisaient plus rares et les pubs étaient fermés ou en train de fermer. Thomas se demanda pourquoi lemonde se sentait obligé d’arrêter de tourner quand la nuit tombait. Les gens avaient tellement peur dunoir…

— T’as peur du noir ? demanda-t-il.Son bras valide le lançait à force qu’il s’appuie sur sa béquille avec, et des pointes de douleur

clignotaient dans ses jambes et sa tête.— Pas vraiment, pourquoi ?— Allons par là.Il bifurqua dans une rue étroite et mal éclairée. Quitte à faire des trucs stupides, songea Alice.

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Elle le suivit sans protester. Dans l’état où il était, elle doutait qu’il en profite pour lui sauter dessus,de toute façon… Thomas, lui, réfléchissait à un moyen de lui fausser compagnie. Il n’arrêtait pas depenser à l’heure qui tournait et il était terrifié à l’idée de ne trouver personne au rendez-vous fixé,plus d’une heure plus tôt.

— Par là.Chaque fois qu’ils étaient sur le point de sortir de la zone obscure, il lui touchait le bras pour

l’orienter dans une autre petite rue. Les rares lampadaires ne marchaient pas, ou mal. De temps àautre, ils apercevaient leurs ombres sur les murs. Il y avait des bruits de moteur, certains lointains,d’autres moins. Les Converse d’Alice et le bout en caoutchouc de la béquille de Thomas couinaientsur les pavés humides. Quelqu’un brisa un objet en verre, quelque part sur leur droite, à plusieurspâtés de maisons. Une porte s’ouvrit bruyamment et toute une bande d’amis en surgit en parlant fort.Par réflexe, Thomas chuchota :

— Viens.Et ils se coulèrent dans l’ombre, sous un porche, le temps que les inconnus soient passés. Juste au

cas où. Les jambes de Thomas profitèrent de cet arrêt inopiné pour lui signaler qu’elles n’ensupporteraient pas davantage, et il glissa contre la porte jusqu’à se retrouver assis dos au battant, surle perron humide. Il étendit ses jambes en ravalant un gémissement.

— T’as besoin d’une pause ?— Ouais…Pendant un moment on entendit rien d’autre que sa respiration bruyante, qu’il essayait de

reprendre. Il grelottait, et son corps épuisé avait cessé de réclamer une cigarette. Il n’avait plus laforce de rien.

— Tu veux qu’on appelle Arthur ?— Non, ça va aller… Laisse-moi juste une minute… Assieds-toi près de moi.Elle s’assit.— Je peux poser la tête sur ton épaule deux secondes ?— Euh… Ouais.— Merci.Sa tête était lourde, et vraiment trop chaude, il était malade. Alice ne dit rien et le laissa se

reposer. Elle espérait juste qu’il n’allait pas faire un malaise et la laisser toute seule ici… Cherchantdésespérément un endroit pas trop glauque sur lequel poser les yeux, elle les fixa sur l’attelle quimaintenait sa jambe.

— Thomas ?— Oui ?— Je peux te poser une question et avoir une vraie réponse sérieuse ?— Si tu veux.— Qu’est-ce qui t’est arrivé ?Thomas ferma les yeux. « Qu’est-ce qui t’est arrivé ? » Il en aurait presque éclaté de rire. Il lui

était arrivé tellement de choses. Y penser lui donnait envie de pleurer, et c’était déroutant et énervantd’être à au bord de la crise de rire et de la crise de larmes en même temps. Mais il savait qu’elleparlait de son bras et de sa jambe, alors il répondit en triturant sa béquille :

— Je roulais trop vite, de nuit, sur une route. J’avais pas de casque. Un poids lourd a surgi de je-sais-trop-où et je me suis réveillé à l’hôpital.

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Alice prit le temps d’enregistrer la réponse. Elle avait un mauvais pressentiment à propos deThomas, et elle avait un peu envie de profiter de son état de faiblesse pour lui faire dire la vérité. Eten même temps elle n’était pas certaine que ça soit très fair-play de sa part… Elle ouvrit deux fois labouche pour parler, mais renonça en cours de route. Non, en définitive ça n’était pas fair-play. Elleétait désolée pour lui et n’avait pas envie de l’enfoncer. Il soupira contre son épaule.

— Qu’est-ce que tu ne dis pas ?— Rien d’important.Et comme ça, sans y réfléchir, elle tendit le bras et prit la main qui jouait avec sa béquille.— Arrête, ça me stresse.Il ne dit rien. Elle sentait les petits tics nerveux qui agitaient ses doigts, entre les siens. Là,

recroquevillé à côté d’elle, on aurait presque cru qu’il avait rétréci. Elle ne lâcha pas sa main, elle lagarda dans la sienne et fit glisser son pouce contre ses doigts. Il ne réagit pas, mais petit à petit lestremblements perdirent en intensité. Sa tête se faisait plus lourde sur son épaule.

— Eh, t’endors pas !Il sursauta et se redressa.— Désolé… Désolé.— T’es crevé, on devrait appeler Arthur.— Non, ça va, je t’assure.Reprenant sa main, il sortit une bouteille d’eau de son étui à guitare et un tube de comprimés de la

poche de son pantalon. Alice le vit avec inquiétude avaler trois antidouleurs.— Arrête, tu vas tomber dans les pommes.— Je vais tenir. Aide-moi juste à me lever.Elle le remit sur son pied en tirant son bras valide.— Je devrais prendre ta guitare.— Pas besoin.Il se remit à marcher, lentement, elle avançant à côté de lui. Elle attendait le moment où il allait

s’écrouler. Soudain ils se retrouvèrent dans une rue plus large, et éclairée. Deux bus et un taxi les dépassèrent

tandis qu’ils allaient vers un passage piéton. Thomas s’arrêta de nouveau. La lumière des réverbères,plus forte que celle des projecteurs, rendait ses cicatrices au visage beaucoup plus visibles. Ça avaitdû être violent, cet accident…

— Merde…— Qu’est-ce qu’il y a ?— Rien, dit-il en secouant la tête et en se remettant en marche. Rien, j’ai juste, euh… oublié de te

fausser compagnie. Pendant qu’on était dans le noir.— Me fausser compagnie, hein ?Arthur avait donc eu raison de se méfier, visiblement.— Pourquoi ?— Un rendez-vous. Je l’ai manqué, maintenant. J’étais déjà à la bourre de toute façon.Il avait admis qu’il voulait se sauver sur le ton de la plaisanterie, mais cette histoire de rendez-

vous avait vraiment l’air de le perturber.— C’était important ? demanda Alice en appuyant sur le bouton d’appel du feu de signalisation.

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— Très important, répondit Thomas dans un sanglot qu’il ne parvint pas à étouffer, cette fois.Sa vie était tellement merdique… Il se força à se calmer parce que ça serait d’autant plus

merdique qu’il chiale en pleine rue, même si n’y avait qu’elle pour le voir. Dans le fond il aurait dûlui dire au revoir et rentrer en voiture… Mais elle était sympa de ne pas faire de remarque. Arthuraurait fait des remarques. Sam aurait essayé de le réconforter.

— Dis-moi quelque chose de positif à propos de toi.— C’est bas, ça.— Non, c’est juste de la curiosité. Même les dépressifs et les suicidaires ont des choses positives

à dire sur eux.— Je suis pas dépressif, ni suicidaire.— Alors t’as forcément au moins un truc positif à dire sur toi.Elle l’agaçait et paradoxalement ça lui plaisait. Mais là il avait besoin de gagner du temps.— Toi, dis-moi quelque chose de positif sur toi. Pour me donner un exemple.— Dans le genre excuse bidon…— Come on !Elle voulait juste le faire sourire, elle ne savait plus si c’était parce que ça la déprimait de

marcher avec quelqu’un de triste ou si c’était parce qu’elle l’aimait bien. Sûrement les deux à la fois.— Tous les jours, je me réveille avant que mon alarme sonne, je sais pas pourquoi. S’il pleut pas,

j’ouvre le Velux de ma chambre. Y a un chat qui attend devant la fenêtre tous les matins pour que jelui ouvre. Il entre et il se roule en boule sur ma couette. Je sais pas à qui il est mais ça me rendheureuse de le voir, le matin avant de partir en cours. Comme ça, sans raison. Lui je suis sûre qu’ils’en fout, il veut juste se mettre au chaud. Mais je l’aime bien. Quoi ?

Il la regardait en souriant. Il avait l’air de se moquer, mais c’était pas une vraie moquerie, plutôtun petit rire amusé.

— T’es trop mignonne…Celle-là elle allait l’ignorer, ça valait mieux.— Bon, c’est ton tour. Dis-moi quelque chose de positif sur toi.— N’importe quoi ?— Un truc qui te rend heureux.— Faire de la musique.Elle attendit qu’il continue mais comme il ne disait rien d’autre elle tourna la tête vers lui.— Vas-y, développe.— Qu’est-ce que tu veux que je te dise ?— Je sais pas… Raconte-moi la première fois que tu as joué de la musique ?— OK, euh… Quand j’étais petit ma mère faisait du piano, elle en jouait tout le temps. C’était un

peu son boulot en fait, elle était pianiste. Elle jouait dans des orchestres pour des musiques de film,surtout. Elle jouait tout le temps à la maison. Je venais me mettre près d’elle et je la regardais faire,et un jour elle m’a dit « Tu veux essayer, Thomas ? », et elle m’a assis sur ses genoux. Elle a voulume montrer les notes, des trucs simples, tu vois ?

— Et alors ?— Bah elle a pas eu besoin. J’ai mis les mains sur le clavier et j’ai continué le morceau qu’elle

était en train d’apprendre.— Sérieusement ? Comme ça ?

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— Ouais. Un mec, au conservatoire à côté de chez nous, a dit que j’avais l’oreille absolue. Ellem’a inscrit à des cours mais ça me faisait chier, alors on a arrêté et elle m’a laissé faire mon pianotout seul à la maison. J’ai appris super tard à lire des partitions, quand j’étais petit j’en avais rien àfoutre.

— C’est plutôt cool.— Assez, ouais.En disant ça il réalisa que la musique était pratiquement le seul truc dont il était fier, chez lui. Mais

putain qu’est-ce qu’il en était fier ! Ça lui donnait envie de rentrer travailler, et il songea qu’il allaitjouer encore un peu avant de se coucher, quitte à empêcher Arthur de dormir – ça lui ferait les pieds.

— Eh, Alice, tu voudrais que je t’écrive une chanson ?L’adolescente s’esclaffa.— Ah parce que t’écris, en plus ?— Bah oui, tu crois pas que je me contente de faire des covers des Lumineers et de Linkin Park ?Logique, quelque part…, pensa Alice.— Ouais, si tu veux… Mais t’écrirais quoi ? On se connaît même pas.— Je sais pas… Je pourrai écrire qu’une fille mignonne avec un sweat trop large m’a apporté un

café, m’a laissé poser la tête sur son épaule et m’a fait dire un truc positif sur moi quand j’étaisdéprimé. C’est déjà pas mal. Et je sais des trucs sur toi : tu te réveilles toujours avant que ton alarmesonne le matin et ton meilleur ami est un chat qui squatte ta chambre.

— T’es con, souffla-t-elle en riant. Mais je t’aime bien.— Moi aussi je t’aime bien.Ils ne dirent plus rien après ça. C’était une bonne façon de terminer la conversation. En bas de l’immeuble d’Arthur, Thomas laissa Alice sonner à l’interphone et reprit son souffle en

s’appuyant au mur.— Mateos, dit-il en voyant qu’elle cherchait son nom de famille.Ça sonnait latino, comme nom, et elle se demanda d’où venait Arthur, parce qu’il lui avait bien

semblé qu’il avait un petit accent… L’interphone grésilla.— C’est qui ?— Je ramène Thomas, dit Alice, dans le micro.C’était marrant, ça…— Je descends.— Il se prend tellement pour ma mère, soupira Thomas.— Pourquoi il fait ça ?— Je suppose que c’est sa manière de montrer qu’il m’aime.Elle sentait que s’il y avait un fond de vérité dans cette réponse, les choses étaient bien plus

compliquées que ça. Mais qui était-elle pour le forcer à parler, après tout ?— Ça fait longtemps que vous habitez ensemble ?— On n’habite pas ensemble, il m’héberge parce qu’il croit que l’accident m’a rendu handicapé et

qu’il faut qu’on s’occupe de moi vingt-quatre heures sur vingt-quatre.Elle ouvrit la bouche pour continuer quand la porte s’ouvrit sur Arthur en cliquetant.— Il a été sage ?— Comme une image, chantonna Thomas en réprimant un bâillement.

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— T’habites loin, Alice ?— Battersea, admit-elle. Je vais me trouver un bus.— À cette heure-ci, dans ce quartier ? Tu devrais appeler un taxi…— J’ai pas un rond. T’inquiète pas, ça me dérange pas.— Moi si, insista Arthur.— Moi aussi, ajouta Thomas.— Toi, t’as pas voix au chapitre.— Tu devrais la ramener en voiture, Arty.— Faut que tu te couches…— Mais t’es chiant, avec ça ! Je suis plus un gosse, j’ai pas besoin d’une baby-sitter !Mais Arthur était intransigeant.— Je te laisse pas tout seul une seconde, c’est hors de question.Alice aurait bien aimé savoir pourquoi mais elle était contre l’idée qu’ils se disputent à cause

d’elle.— Laissez tomber les gars, il est tard, je vais y aller.— T’es sûre ?Arthur avait vraiment l’air embêté, à présent. Thomas soupira. Il était épuisé.— Écoute, on la ramène, je viens avec vous comme ça tu peux me surveiller.— Et tu dors quand ?— Dans la voiture, ça va, j’ai vu pire. Venez, on y va.— Arrêtez, protesta Alice. Vous allez pas me raccompagner en pleine nuit, je veux pas…— Heureusement qu’on te demande pas ton avis, sinon on serait vachement dans la merde !— Je t’ai raccompagné pour que tu me raccompagnes, ça te paraît très logique ?— Fuck la logique… Viens, ça sera cool, on va se mettre à l’arrière.— T’en profite pas pour te barrer, lança Arthur en fermant la porte de l’immeuble derrière lui pour

se diriger vers son pick-up.Thomas leva les yeux au ciel.— Sûr, avec ma jambe je peux carrément sauter…Alice et Arthur l’aidèrent à se hisser sur la plateforme arrière. Alice grimpa à côté de lui, après

avoir donné son adresse à Arthur, et s’assit le dos contre l’habitacle. Ils laissèrent s’installer cesilence confortable qu’ils avaient observé en rentrant, bercés par le ronronnement du moteur. Thomasfinit par reposer la tête sur son épaule, et Alice reprit sa main. Elle ne tremblait presque plus et ilserra ses doigts. Son corps brûlant de fièvre irradiait de chaleur à côté d’elle, ça la protégeait dufroid de la nuit. Ses cheveux bleus lui chatouillaient la joue, il sentait le gel et la sueur, et un peu lacigarette, la bière et le cuir de son blouson. Ça ne la dérangeait pas, en fait elle aimait bien. C’étaitpas désagréable, comme odeur.

À un moment, comme il semblait dormir, elle fit quelque chose de stupide : la cigarette à laquelleil avait renoncé dépassait toujours de sa poche. Elle la prit discrètement, sans le réveiller, et la jetahors de la voiture. Elle savait qu’il aurait été furieux s’il l’avait vu faire ça, les fumeurs détestaientqu’on leur prenne leurs cigarettes. Mais ça lui donnait l’impression de faire quelque chose pour lui.

Elle avait dû finir par s’endormir aussi parce que le bruit d’une portière qui claque la réveilla

devant chez elle. Ils étaient arrivés. Arthur apparut soudain dans son champ de vision, debout

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derrière la voiture. Dans l’obscurité elle ne distinguait que sa silhouette, éclairée en contre-jour parun réverbère. Elle songea en souriant qu’ainsi, avec ses longs cheveux tressés, elle aurait pu leprendre pour un troll.

— On y est, Alice.Hochant la tête, elle amorça un geste pour se lever. Thomas serra soudain sa main, qu’il tenait

toujours, la retenant à côté de lui.— Donne-lui une minute, dit-il à Arthur d’une voix ensommeillée.Pour une fois le géant ne protesta pas et s’éloigna d’eux. Alice tourna la tête et croisa le regard de

Thomas. Il lui sourit, blanc comme un linge, les yeux noirs de fatigue.— Je sais pas quoi te dire…— À propos de quoi ?Il haussa les épaules, visiblement à cours de mots. Puis il fourra la main dans sa poche et Alice

craignit un instant qu’il ne pense à la cigarette… Mais il ne sembla même pas remarquer son absence,et sortit un marqueur de sa veste.

— Donne ton pied.— Quoi ?— Donne, j’te dis !Perplexe, elle se tourna sur le côté et le laissa tirer sa jambe sur ses genoux. Débouchant son

marqueur avec les dents, il entreprit d’écrire quelque chose sur le bout en caoutchouc blanc de saconverse.

— Sympa, tes pompes.— Merci. T’écris quoi ?— Mon numéro de téléphone, répondit-il en haussant les épaules.Alice piqua un fou rire face à l’absurdité de cette réponse. Elle aurait pu le rentrer directement

dans son portable… Et en même temps elle réalisait que c’était beaucoup plus fun comme ça.Vendredi soir, à Londres, des centaines, voire des milliers de personnes échangeaient leurs numérosde téléphone. Des noms et des numéros qu’on rentrait dans les portables, et dont la majorité seraienteffacés dans la semaine, leurs propriétaires n’ayant plus la moindre idée de la raison pour laquelleils les avaient échangés. Lui il l’écrivait sur sa chaussure.

— Voilà.Il lui rendit sa jambe et fit mine de ranger son feutre, mais elle l’arrêta.— Attends, donne, je vais écrire quelque chose sur ton plâtre.Ça lui était venu comme ça, mais elle se souvenait que quand elle était petite elle trouvait ça

marrant de voir un enfant arriver à l’école avec un plâtre qui, à la fin de la journée, était bariolé designatures et de petits dessins.

— J’ai toujours rêvé de faire ça, souffla-t-elle en pouffant de rire, plissant les yeux parce qu’elleavait du mal à voir ce qu’elle faisait dans le noir.

— Quoi ? Écrire sur un plâtre ?— Ouaip. Quand j’étais petite je voulais que mes copines se cassent quelque chose pour pouvoir

le faire.— C’est arrivé ?— Nan. Mais une fois j’en ai poussé une dans l’escalier pour ça. Mais ça a pas marché.Cette fois ce fut lui qui éclata de rire et, encore une fois, Alice songea qu’on aurait dit un

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aboiement. La langue entre les dents pour se concentrer, elle griffonna une caricature d’oreille avecdes notes de musique qui en sortaient. Et pendant qu’il riait et ne se concentrait pas sur ce qu’ellefaisait, elle écrivit en tout petit « Je t’aime bien » le long du contour de l’oreille, avec un smiley quisouriait. En espérant que ça l’aiderait à se souvenir de trucs positifs la prochaine fois qu’il seraitmalheureux.

— Voilà.— T’as écrit quoi ? demanda-t-il en se tordant le cou et le bras pour essayer de voir.— Tu regarderas dans un miroir, chez toi.Elle lui rendit son feutre, l’embrassa sur la joue et sauta hors du pick-up avant qu’il ait eu le temps

de réagir à ce qu’elle venait de faire.— Merci de m’avoir ramenée, Arthur.— Pas de quoi, princesse. J’espère qu’on se reverra !— Oui, moi aussi. Bonne nuit.— B’nuit.Elle rentra sans faire de bruit pour ne pas réveiller ses parents – ils avaient visiblement eu la

flemme d’attendre l’heure à laquelle elle était supposée rentrer, ce qui tombait très bien pour elle.Ensuite, elle se roula en boule sous sa couette, en pyjama, retrouvant avec soulagement la chaleurfamilière de son lit. La lumière d’un réverbère, par la fenêtre, éclaira sa chaussure laissée par terre,et elle relut le prénom de Thomas en s’endormant.

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Chapitre 3

Thomas sortit son téléphone de sa poche et relut pour la énième fois les quatre messages d’Alice.Ils s’étalaient sur une semaine.

Lundi 3/10, 4 :54 pm« Salut, c’est Alice. J’espère que tu vas bien.Samedi matin le chat a été le premier à regarder ma chaussure de travers, mais c’était peut-être

parce que le lacet ne voulait pas jouer avec lui. » (Celui-là l’avait fait éclater de rire la première fois qu’il l’avait ouvert.) Mardi 4/10, 8 :19 am« C’est la première fois de ma vie que je sèche un cours pour envoyer un texto mais les

monologues du prof d’anglais m’empêchent de me concentrer. Je porte des Converse barioléesexprès pour que les gens se concentrent sur mes pieds. Pour une fois ça se retourne contre moi,depuis lundi j’ai compté vingt-trois « C’est qui, Thomas ? ». »

Jeudi 6/10, 11 :07 pm« J’espère que tu vas bien. Fais de la musique si tu es triste. » Samedi 8/10, 1 :11 pm« Je t’ai pas dit mais j’aime faire des photos. Genre, vraiment. Quand y a des trucs qui me plaisent

pas ou qui manquent dessus je les imprime et je fais des modifications au feutre. J’en avais pris auconcert mais je les ai supprimées. Trop de trucs à changer. À la place j’ai dessiné un punk estropiéavec une guitare dans les marges de mes cahiers de cours. Je vais peut-être ajouter un piano et unchat.

Pourquoi tu joues de la guitare si le premier instrument que t’as appris c’était le piano ? » Il n’avait répondu à aucun de ses messages. Il ne savait pas quoi lui dire. Et puis la semaine avait

été chargée pour lui aussi…Samedi, il avait dormi toute la journée. Au matin, le trouvant à demi assommé dans son lit, Arthur

avait appelé un médecin. Thomas avait passé le reste de la journée sous la couette, shooté auxmédicaments.

Dimanche, dans la journée, les effets des médocs, en se dissipant, l’avaient laissé un poil pluslucide et en forme que lors des dernières quarante-huit heures. Il en avait profité pour enfin échapperà Arthur. Il avait joui de sa liberté pendant trente minutes en comptant les stations de métro, à mesurequ’il s’éloignait des quartiers nord de la ville. Puis il était allé rattraper le rendez-vous de vendredisoir.

Lundi, seconde journée au lit, assommé par la gueule de bois et la nuit perturbée et perturbante qui

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avait précédé.Mardi, fatigué de tourner en rond dans sa chambre, il avait appelé le manager de la boutique de

skateboards où il travaillait, pour lui demander d’écourter son congé maladie. Arthur avait dû ypenser avant lui, car il s’était entendu répondre d’un ton sans réplique qu’il était hors de questionqu’il revienne bosser avant au moins quinze jours. (« Mais repose-toi, merde ! »)

Mercredi fut une mauvaise journée.Jeudi – la veille – fut une très mauvaise journée.Aujourd’hui, il avait été marcher sur les toits et s’était retrouvé sur celui duquel Michael était

tombé/avait sauté. Il s’était assis là, les jambes dans le vide, et il avait pleuré tout seul pendant desheures, avant de sortir son téléphone pour relire les messages d’Alice.

Sur les conseils de son troisième texto, il essaya de faire de la musique, en vain, et ça le fit pleurerencore. Le soir, pendant qu’il descendait à son rendez-vous, il se demanda pourquoi les genstendaient vers le bas. Comme s’ils y cherchaient une sortie. Sauter par la fenêtre, tomber d’un toit, sefaire enterrer quand on est mort. Quelque part, c’était peut-être tout bêtement un effet de la gravité.Lui-même descendait régulièrement, et c’était comme s’il se descendait lui-même.

Mais dans ce cas pourquoi, dans les films, quand il y avait une course-poursuite, les personnagesfinissaient-ils toujours par monter ?

Héloïse l’accueillit en fourrant sa langue dans sa bouche, comme d’habitude, et le contact froid du

piercing qu’elle portait à la langue lui donna pratiquement la nausée.— T’es sexe quand t’es blessé…Il la repoussa un peu mollement, la paya et alla s’asseoir dans le salon, avec les autres. Hélo ne

tarda pas à le rejoindre, se lova sur ses genoux et posa sur la table une seringue, une pilule d’ecstasyet un sachet de poudre.

— À la carte, souffla-t-elle en lui léchant l’oreille.Il n’aimait pas avaler des trucs par le nez et il n’était pas en manque au point d’avoir besoin d’une

piqûre, alors il la laissa mettre la pilule dans sa bouche, et s’en alla saluer les étoiles.Il se réveilla à quatre heures du matin, nu sous des draps poisseux. Le corps osseux d’Héloïse

enroulé autour de lui. Il s’en défit avec dégoût, malgré les coups de marteau qui semblaient vouloirlui faire exploser le crâne, remit ses vêtements et s’en alla.

Ce ne fut qu’une fois dehors, dans le froid et l’obscurité, qu’il réalisa qu’il n’avait nulle part oùaller. Il n’avait pas envie de rentrer chez lui – ça faisait longtemps qu’il ne s’y sentait plus chez lui,justement. Dès qu’on lui retirerait plâtre et attelle, il déménagerait. La vision de son gros lard de pèreronflant devant la télé, des bouteilles vides éparpillées sur le sol, lui était chaque jour plusinsupportable. Il fallait qu’il parte. D’ailleurs il se débrouillait pour passer le moins de tempspossible à la maison, mais comme en ce moment il devait aussi éviter Arthur, la situation n’était passimple. Il ne se voyait pas aller sonner à la porte de son ami alors qu’il puait l’alcool, le sexe et ladrogue à des kilomètres. En admettant qu’Arthur lui ouvre, ce serait pour lui passer le savon de savie…

Marchant au hasard dans les rues, appuyé sur sa béquille, Thomas songea qu’il n’avait jamais eul’intention de se trouver une mère de remplacement, en rencontrant Arthur. Il avait six ans quand sesparents avaient déménagé à Londres. Vivant jusqu’ici dans un petit village, il avait l’habitude d’allerà l’école et d’en revenir tout seul. C’était moins évident à Londres et le premier jour, en rentrant, il

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s’était perdu. Une manifestation dont il avait oublié l’objet venait en sens inverse, il avait été prisdedans. Par bonheur, il s’était cogné dans Arthur, alors âgé de dix-neuf ans, et déjà taillé comme unrugbyman, avant de se faire piétiner. Le géant l’avait assis sur son épaule et leur avait frayé unchemin dans la foule, allant jusqu’à le raccompagner chez lui. Depuis, ils étaient inséparables.

Thomas aurait également pu trouver refuge chez Samia, qui avait quitté le centre d’accueil pourenfants en danger où elle avait vécu pendant des années, pour s’installer dans son propre studio. Maisil savait qu’entre son travail au centre, qu’elle avait toujours refusé de quitter, et ses études, la jeunefille faisait des nuits courtes, il n’avait pas envie de lui voler des heures de sommeil.

Bien sûr, il n’était pas à court d’amis. Il pouvait tirer du lit Abel, Simon, David ou même Lily.Dans tous les cas, il se ferait engueuler mais personne ne le laisserait sur le trottoir en lui refusantune douche, un lit à squatter et un café. Sauf qu’ils sauraient tous exactement d’où il venait. Et si,contrairement à Arthur, ils s’abstiendraient de lui faire la morale, Thomas savait qu’il ne supporteraitpas davantage la tristesse et la compassion qu’il lirait dans leurs yeux.

Il fut à peine surpris lorsque, regardant autour de lui, il s’aperçut qu’il était à quelques pas du pontde Battersea, au bord de la Tamise.

Alice ouvrit un œil. Il faisait chaud sous la couette. On était samedi. Elle savait qu’il lui restait

encore une à deux heures avant que le soleil se lève. Trois ou quatre avant que ses parents sonnentl’heure du petit déjeuner. Elle se recroquevilla donc dans l’épaisseur douce et confortable del’édredon en soupirant. Se réveiller aux aurores avait quand même ça de bon que ça lui permettait defaire une pseudo grasse matinée tous les jours.

Au bout de dix minutes elle avait les yeux bien ouverts et, les mains sous la tête, fixait le plafond àtravers la semi-obscurité. Elle avait un livre en cours sur sa table de chevet, elle pouvait allumerpour lire.

Auparavant elle se leva, mit un pull et des chaussons, et alla dans la cuisine chercher du lait et unbol. De retour dans sa chambre, elle ouvrit le Velux. La première surprise de la journée fut de netrouver personne au rendez-vous quotidien. Du moins dans un premier temps. Ensuite, en ouvrant lafenêtre un peu plus grand et en passant la tête à l’extérieur, elle sursauta en apercevant une silhouetteassise sur le toit qui jouxtait le sien.

— Crie pas, c’est moi.— Thomas ?À la lueur des réverbères, elle le reconnut, effectivement. Sa guitare et sa béquille étaient posées à

côté de lui. Il avait pris le chat sur ses genoux et le caressait tendrement, récompensé par desronronnements sonores. Il était pâle, pas rasé, ses cheveux bleus étaient en désordre, comme s’ilvenait de se lever – alors qu’il habitait à l’autre bout de la ville, et d’ailleurs qu’est-ce qu’il faisaitlà ?

— Mais qu’est-ce que tu fais là ?— J’avais envie de te voir.Surprenant pour quelqu’un qui snobait ses textos depuis une semaine…— Ah bon.— Je… Je peux te raconter un truc très négatif sur moi ?Alice prit le temps d’y réfléchir. Il faisait froid et son haut de pyjama était un tee-shirt sans

manches, elle ne tarda pas à frissonner. Thomas aussi devait avoir froid, malgré sa veste. Et il y avait

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ses croyances personnelles – celles qui impliquaient que certaines choses étaient supposées arriver.Et aussi le fait qu’elle l’aimait bien. Et c’était vraiment pas malin de faire ça parce qu’il restait unpresque inconnu, mais y avait rien à faire, elle n’arrivait pas à se sentir en danger. Pas avec lui.

— D’accord, mais viens à l’intérieur.— Ferme ton pull et sors.— Non, ma sœur pourrait nous voir.Face à son air perplexe elle lui désigna le Velux d’à côté.— Sa chambre.— Oh.Il remit péniblement sa guitare sur son dos, posa le chat et se releva en se cramponnant à sa

béquille. Inquiète à l’idée qu’il tombe bruyamment sur son parquet et réveille toute la maison, ellepoussa un tabouret sous la fenêtre et l’aida à y prendre pied. Comme pour le ridiculiser, le chat entrad’un bond et atterrit souplement sur le bureau.

— Frimeur, grommela Thomas.Il regarda autour de lui pendant qu’elle tirait la fenêtre, la laissant juste entrouverte. Là où il

s’attendait à des posters – films, chanteurs, acteurs, peu importe – il trouva des murs littéralementrecouverts de photos. Certaines sortaient visiblement d’un Polaroïd, d’autres avaient étédéveloppées, d’autres encore imprimées depuis un ordinateur. Presque toutes étaient retouchées auxfeutres multicolores.

— Ah ouais, tu plaisantais pas…— Assieds-toi, éluda-t-elle en donnant un petit coup de pied dans un pouf rouge.Il s’y affala avec un grognement de soulagement, la main crispée sur sa jambe en attelle.— Comment t’as atteint le toit avec tes plâtres ?— Tu me croirais pas…— Tu sais voler ?Il s’esclaffa un peu trop bruyamment et elle lui fit de grands signes frénétiques pour qu’il se taise.

Mais la maison était toujours plongée dans le silence.— Y a une échelle après l’immeuble qui est au bout de ton bloc, ensuite je suis passé de toit en

toit, dit-il finalement.— Avec un bras et une jambe plâtrés ?— J’avoue, j’en voyais pas le bout, de cette échelle… Y avait quoi ? Douze mille barreaux ?— T’es tombé sur la tête…Il la regarda verser du lait dans un bol, sur lequel le chat se précipita avec reconnaissance. Alice

le caressa machinalement tout en essayant de garder son calme. Il y avait un garçon dans sa chambre.Il y avait un garçon dans sa chambre. Il y avait un garçon dans sa chambre. Bon. OK. Très bien. OK.

— Donc, tu voulais me raconter un truc très négatif sur toi ?— Ouais…Elle se retourna pour le regarder. Il avait le dos voûté, la tête rentrée dans les épaules. Il semblait

moins agonisant que la semaine passée, cela dit. Elle réalisa soudain qu’en entrant il avait amené desodeurs bizarres avec lui.

— Ça sent comme si t’avais fumé autre chose qu’une cigarette…— Moi j’ai pas fumé, mais les gens avec qui j’étais, oui.Elle avait l’impression de vivre un moment vraiment très fragile, alors elle s’assit

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précautionneusement sur son lit, ramena les jambes contre sa poitrine et les entoura de ses bras.Thomas regardait partout sauf vers elle.

— Je t’appelle pas à l’aide, précisa-t-il en s’adressant au plancher. Je te raconte pas ça pour tefaire pitié ou pour que tu m’aides.

— Pourquoi tu le racontes, alors ?— J’sais pas. Pour qu’tu saches. Comme ça… Quoi qu’il se passe, tu pourras pas dire que tu

savais pas.C’était ça qui l’avait empêché de répondre à ses textos. Il ne voulait pas commencer à être ami

avec elle alors qu’elle ne savait rien de lui. Rien de toutes les raisons qui pourraient lui faire peur etl’empêcher d’être amie avec lui, justement.

— Tu sais, la nuit de mon accident…— Hum ?— J’étais bourré et foncedé. C’est pour ça.C’était pas pour ça en fait. Ça, c’était juste l’effet. La cause était ailleurs.

La nuit après la mort de Michael Arthur décrocha à la troisième sonnerie.— Allô ?— C’est moi.— T’es où, bordel ? Tout le monde te cherche ! Derek dit que t’as fauché la bécane à ton père ?Thomas essaya de parler plusieurs fois. Avala sa salive et eut aussitôt l’impression d’être sur le

point de vomir son cœur et ses poumons.— C’est ma faute, gémit-il dans un sanglot.La voix d’Arthur perdit aussitôt toute agressivité.— Non… Mais non, Tommy, t’y es pour rien, tu sais bien…— Mais si… Ça le rendait malade… Ça le rendait tellement malade, Arthy…— Thomas, calme-toi, on sait même pas s’il a sauté ou s’il est tombé !— Il y allait jamais sans moi, poursuivit Thomas, indifférent aux protestations de son ami. Sur les

toits. C’était moi qui l’emmenais. Parce qu’il avait le vertige. Il avait besoin que y ait quelqu’un aveclui. La première fois il avait tellement peur, j’ai presque dû le forcer… Mais en fait il aimait bienavoir peur. Surtout quand j’étais avec lui.

— Tom…— Il allait jamais sur les toits sans moi parce qu’il avait trop peur de tomber. Pourquoi il serait

monté sur le toit sans moi ? Il savait qu’il tomberait… Il l’a fait exprès… Il s’est suicidé à cause demoi…

— Mais c’est pas à cause de toi, Tommy ! Pourquoi ça serait à cause de toi ?— Parce que j’étais pas avec lui et que c’était l’anniversaire de la première fois qu’on s’est

rencontrés ! explosa Thomas avant de raccrocher et de se rouler en boule sur le sol de la cabinetéléphonique.

Il avait déjà bu quelques bières avant d’échouer dans cette cabine téléphonique, tandis qu’il filait àmoto vers Brighton, au cours de la journée. Il refaisait le chemin qu’ils avaient parcouru ensemble,Michael et lui, quatre ans plus tôt. Ils étaient partis voir la mer. Ils étaient arrivés à temps pour

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s’asseoir sur la plage déserte et regarder le soleil se coucher. Le vent était froid, le sable humide,alors Thomas avait ouvert sa grande veste de biker et ils s’y étaient blottis l’un contre l’autre. C’étaitlà que Michael l’avait embrassé. Thomas, surpris, l’avait laissé faire quelques secondes avant dereprendre ses esprits et de le repousser gentiment. Il n’avait rien contre lui, c’était juste que les mecsne l’avaient jamais branché. Mais Michael était amoureux de Thomas, et ça ne s’était pas arrangéavec le temps. Thomas le savait. À vrai dire, dans leur petite bande d’amis, tout le monde le savait.Thomas demandait parfois :

— Ça va, Michael ?Comme on s’adresse à un enfant atteint d’une maladie chronique mais qu’on emmène quand même

aux sorties et aux fêtes, tout en gardant un œil sur lui. Michael souriait faiblement, et répondaittoujours oui.

Quelques mois avant la mort de Michael, alors que tout le monde faisait un barbecue sur la terrassede l’appartement de Lily, une copine qui vivait à Stratford, il y avait eu quelques incrustes. Personnene s’en serait formalisé outre mesure si, après plusieurs bières, les sinistres individus n’avaientcommencé, en toute connaissance de cause, à se montrer désobligeants et même insultants enversquiconque marchait « à voile et à vapeur », selon leurs propres termes. Comme de bien entendu,fidèles à une mauvaise habitude prise depuis longtemps, tout le monde s’était débrouillé pourramener un ou deux copains gays en priant pour qu’il y ait une fucking étincelle et qu’on arrive enfinà rendre le sourire à Michael. Du coup la petite fête avait failli tourner en bataille rangée, et Thomaslui-même, légèrement imbibé, avait fini par jeter son poing dans la mâchoire d’un des types – ce quiavait décidé Arthur, Lily et les aînés présents à mettre les invités-pas-invités dehors, et à commencerà ranger les boissons alcoolisées.

Michael n’avait pas pipé mot du reste de la soirée, et avait fini par s’endormir sur un canapé. Dansles semaines qui avaient suivi, Thomas avait eu l’impression que son ami était de plus en plusdépressif, et il s’était senti impuissant à l’aider. Alors quand Arthur l’avait appelé pour lui demanderd’une voix étonnement douce de venir le rejoindre aux urgences… Il savait que Michael s’étaitsuicidé, il savait pourquoi, et même s’il ne pouvait pas se faire gay par l’opération du Saint Esprit, iln’avait pas résisté longtemps à la vague écrasante de culpabilité qui l’avait retourné de l’intérieurstyle machine à laver. La tête pleine de « J’aurais dû… », il filait sur l’autoroute, laissant le ventglisser ses doigts froids dans sa veste et sur sa peau.

La portion de route sur laquelle il roulait à présent, quelques heures après l’appel passé à Arthur,était barrée, et il savait pourquoi : une tempête avait fait s’ébouler une partie de la falaise qu’ellelongeait. La voie s’achevait trente mètres plus bas, dans la Manche.

Thomas s’arrêta à cent mètres du bord, mit la béquille et descendit sans couper le moteur. Ilmarcha jusqu’au vide et regarda en bas, contemplant les vagues qui s’écrasaient contre les rochers.Aucun doute possible, la chute serait mortelle.

Il retourna à sa moto en courant, sans penser, sauta en selle, bloqua les freins et appuya de toutesses forces sur l’accélérateur. Le moteur rugit, la moto se mit à vibrer tandis que la gomme des pneushurlait sur le bitume. Thomas lâcha les freins et laissa la moto de son père bondir en avant et se ruercomme une folle vers le bord de la falaise.

Il dérapa en hurlant à la dernière seconde, couchant presque l’engin sur la route, juste à la limite dugouffre. Il entendit même les petits cailloux qu’il avait décrochés dégringoler dans la mer. Thomascria jusqu’à ne plus avoir d’air dans les poumons et s’affala sur le guidon en pleurant de rage. Même

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pas foutu de se suicider, bordel… !Trois heures, quatre joints, un passage en ville et plusieurs bouteilles plus tard, un poids lourd

détruisait sa moto et le laissait inconscient sur le bitume de l’autoroute.

Temps présent, chambre d’Alice Le chat avait sauté sur les genoux de Thomas et il était de nouveau occupé à le caresser

désespérément. S’occuper les mains l’aidait à calmer sa nervosité. Alice le regardait par-dessus sesgenoux. Elle se demandait ce qu’elle était censée faire, maintenant. Il lui semblait que lui dire depenser à quelque chose de positif ne servirait à rien. Le mot « suicidaire » clignotait dans sa tête, etelle ne parvenait pas à l’ignorer. Elle détestait le voir comme ça. Suicidaire. Elle ne voulait pas qu’ilsoit suicidaire, en fait elle refusait catégoriquement de le croire suicidaire. Triste, OK, peut-êtremême désespéré, mais pas suicidaire.

La lumière du jour commençait à pointer au dehors, les réverbères étaient éteints. Alice pensaqu’ils devaient sortir d’ici, de sa chambre trop petite dont les murs semblaient se resserrer autourd’eux. Les odeurs bizarres qu’il avait amenées avec lui emplissaient la pièce et l’empêchaient derespirer.

— Tu me donnes deux minutes ?— Hum.Elle attrapa un jean et une chemise et alla se changer dans la salle de bains. Elle laissa juste un mot

à l’intention de ses parents et retourna dans sa chambre pour remettre ses chaussures. Elle capta unsourire sur le visage de Thomas quand il vit que c’était les mêmes Converse bariolées que le soir oùils s’étaient rencontrés, avec toujours son prénom et son numéro au marqueur sur l’embout encaoutchouc.

— Où on va ?— On descend se trouver un petit déj, et ensuite tu vas me chanter une chanson, deal ?Il ne savait pas ce qui lui plaisait le plus : la façon dont elle continuait à être sympa avec lui

malgré ce qu’il lui avait dit ou la proposition.— Deal.À cette heure, il n’y avait rien d’ouvert, et ils ne voulaient pas se trimballer jusqu’à l’autre bout de

la ville, alors ils allèrent s’asseoir près de la Tamise, pas loin de chez elle, en attendant que leStarbucks le plus proche commence à servir. Thomas avait de nouveau sa guitare sur les genoux.

— C’est qui ton Beatles préféré ? demanda Alice.— J’ai une tare pour un Anglais : j’aime pas les Beatles.Heureusement qu’elle n’avait pas encore de boisson dans les mains parce qu’elle se serait

étranglée avec.— Tu quoi ?Ça semblait presque davantage la choquer que son histoire de drogue et de suicide. Non, en fait ça

la choquait davantage que son histoire de drogue et de suicide. Il rit face à la tête qu’elle tirait.— Non, sérieusement ?— Ouaip… Je suis désolé, hein. J’ai rien contre leurs chansons, c’est pas ce que je préfère mais

j’ai rien contre. Mais cette bande de hippies qui font passer les nanas avant leur amitié, excuse-moimais… Arrête de me regarder comme ça, on dirait que tu vas me noyer.

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— Me tente pas. C’est quoi ta chanson préférée des Beatles, dans ce cas ?— Tu vas te foutre de moi…— Mais non, allez, dis !Il inspira à fond avant de répondre sans la regarder :— Hello Goodbye.Son silence le surprit et il se décida à se tourner vers elle. Elle souriait.— C’est ma préférée aussi.— Pourquoi ?— Parce que j’ai dû l’apprendre pour l’école, quand j’étais petite, et que mon père me la jouait au

piano pour m’accompagner. Du coup chaque fois que je l’écoute ça m’y fait penser.— Ah ouais ? Moi je sais pas pourquoi… Ça me fait penser à rien de particulier, mais je crois que

les paroles s’accordent plutôt bien avec ce que je suis…— Pourquoi, t’es du genre à dire non dès que quelqu’un dit oui juste pour emmerder le monde ?— Ouais, je suppose qu’on peut dire ça, répondit-il en riant. Disons que je kiffe pas qu’on essaie

tout le temps de me mettre dans une case, alors je fais presque toujours le contraire de ce qu’onattend de moi.

— Bonne philosophie, approuva-t-elle tandis qu’il plaquait les premiers accords. T’espères pasque je chante, hein ?

— Si tu chantes pas je te jette dans la rivière.— Fais ça et je te tue…— Allez, Alice…Après deux phrases, elle ne pouvait plus s’empêcher de chanter avec lui, et tant pis s’ils tiraient du

lit tous les habitants la rue. Les nuages qui avaient obstrué le ciel toute la nuit s’en allèrent avec levent et le soleil se leva enfin, pour les trouver chantant à tue-tête, les jambes pendant dans le videdepuis la margelle sur laquelle ils étaient assis. Hello hello !

I don’t know why you say goodbye I say hello ! Ils étaient les premiers clients du Starbucks et ils s’installèrent à la terrasse, silencieux pendant

quelques minutes, le temps de retrouver leurs voix.— Tu chantes bien, lança-t-il en passant la main dans ses cheveux bleus pour les repousser en

arrière.— Tu crois vraiment que Michael s’est suicidé à cause de toi ?Il perdit son sourire et elle s’en voulut, mais elle avait besoin qu’ils en parlent sinon elle allait y

penser tout le temps.— Y a toujours une toute petite probabilité qu’il soit bêtement tombé du toit, mais il savait que ça

risquait d’arriver s’il y allait tout seul. Donc quelque part, quoiqu’il se soit passé, il s’est suicidé.— Oui mais t’es sûr qu’il l’a fait à cause de toi ?— Ça faisait quatre ans que ça le bousillait, Alice.— Justement, tu crois pas qu’il se serait foutu en l’air avant, si c’était ça ? J’ai jamais été à sa

place mais je crois pas que j’aurais tenu quatre ans, personnellement.Thomas secoua la tête et plongea les yeux dans son café. Il n’avait plus envie d’en parler ni d’y

penser parce que ça allait le refaire pleurer et qu’il ne voulait pas pleurer devant elle.— Tu portes vraiment des chaussures multicolores pour que les gens se concentrent sur tes pieds ?

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Ça, ça voulait dire qu’il avait lu ses textos, et elle ne savait pas pourquoi ça la faisait sourirebêtement.

— Ouaip. Enfin, au départ non, c’est juste que j’aimais bien ces chaussures, je réfléchissais pastrop à la couleur, maintenant je le fais exprès.

— Pourquoi ?— J’aime pas qu’on me regarde.— Pourquoi ?— Arrête de répondre « pourquoi ».— Pourquoi ? croassa Thomas.En essayant de lui flanquer un coup de pied, Alice fit basculer sa chaise sur ses pieds et se rattrapa

in extremis au bord de la table. Thomas s’étrangla avec une gorgée de café en essayant de ne pas rire– et en échouant lamentablement. Alice voulut lui taper dans le dos, mais eut bientôt elle-même dumal à respirer tellement elle riait.

Il leur fallut un moment pour se calmer après ça, et il s’aperçut que finalement elle avait quandmême réussi à le faire pleurer, même si c’était de rire. Il se passa la main sur les yeux en essayant derespirer normalement, mais elle faisait pareil et chaque fois qu’ils se regardaient ils étaient denouveau pliés en deux. Après ça ils restèrent encore un moment sans rien dire, en buvant lui son caféet elle son chocolat chaud. Il y avait un petit vent froid qui leur fit fermer leurs vestes. Les longscheveux noirs d’Alice lui revenaient sans arrêt devant les yeux, chaque fois elle les repoussaitpatiemment.

— T’as perdu ta crête, remarqua-t-elle d’un ton un brin boudeur.Ce fut à ce moment exact qu’il tomba amoureux d’elle.— Je me coiffe pas tout le temps comme ça, et ce matin j’étais pas chez moi alors j’ai pas pu. Tu

l’aimes bien ?Elle hocha la tête en souriant.— Ça fait punk.— J’suis pas punk !— Je sais, je dis juste que ça fait punk. C’est cool.— Ça te dit d’aller traîner à Camden avec moi ? Arthur et Samia y sont tout le week-end en

général, et je joue dans un pub ce soir, t’auras qu’à venir.Son manque d’expérience l’empêchait de décider si c’était un rendez-vous ou juste la proposition

de passer leur samedi ensemble comme deux bons copains. En revanche, elle se rendit compte que sielle se demandait si c’était un rendez-vous, ça voulait dire qu’il lui plaisait.

— OK. Mais je vais repasser chez moi prendre mon appareil photo.— Faut que je rentre prendre une douche et me changer, de toute façon. On se retrouve devant la

station de Camden Town dans une heure et demie ?— Ça marche.Au moment où ils se séparaient, elle rentrant chez elle et lui marchant vers le métro, elle réalisa

que ça lui laissait la possibilité de changer d’avis.

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Chapitre 4

Alice était déjà venue à Camden. Elle n’était pas la personne la plus sociable du monde, mais elleavait deux ou trois bandes de copains avec qui passer ses samedis et ses soirées. Pourtant, ce jour-là,elle eut l’impression que c’était la première fois.

Elle avait croisé ses parents en repassant chez elle, tout à l’heure, et en avait profité pour leur direoù elle allait avant de ressortir aussitôt. En sortant de la station, elle n’avait pas pu louper Thomas,qui avait recoiffé ses cheveux en crête, pris une douche et troqué son vieux jean contre un pantalon detreillis assez large pour que son attelle passe dans la jambe du vêtement. Il ne s’était toujours pasrasé. Ça, plus les deux piercings à son arcade sourcilière, elle se fit la réflexion qu’il avait quandmême une foutue classe. Sans parler de la guitare sur son dos. Avec cette silhouette de punk, il nedétonnait pas. La rue commerçante à remonter pour atteindre le marché débordait de boutiques defringues gothiques, de salons de tatouage et de fast-foods. La foule des week-ends londoniens avaitenvahi les lieux, les bus roulaient au ralenti de peur d’écraser quelqu’un.

Il la fit entrer dans des échoppes où elle n’avait jamais mis les pieds, moins par absence decuriosité que par timidité. Un où l’on vendait des robes, des corsets et des costumes steampunk, unautre rempli d’un joyeux amalgame d’instruments de musique et de skateboards. Il la tirait par lamain, il connaissait le coin comme sa poche et se faufilait sans vergogne entre les étalages defringues et de tissus pour traverser une boutique et retourner dans le marché couvert. C’était un vraidédale, elle-même n’aurait pas su s’y orienter aussi facilement. De la musique forte pulsait depuiscertaines échoppes. Il y avait des magasins partout, consistant parfois en une seule pièce ouverte desdeux côtés, qu’on pouvait traverser pour atteindre l’allée suivante. D’autres étaient blottis dans descoins, ou certains creusés dans le mur. Des attrape-rêves et des mobiles psychédéliques pendaientau-dessus d’un étalage. Dans certaines parties du marché ça sentait la nourriture, dans d’autresl’encens. Alice avait du mal à lâcher son appareil photo et elle prit plusieurs clichés des chevaux demétal qui jaillissaient de l’arcade de briques rouges surplombant l’entrée du marché souterrain. Dansla foulée elle se débrouilla même pour en prendre quelques-unes de Thomas – qu’il s’en soit aperçuou pas, il ne chercha pas à y échapper.

Ils retrouvèrent Arthur à la sortie d’un salon de tatouage, un pansement autour du bras. Ses cheveuxtressés bougeaient chaque fois qu’il faisait un pas ou un geste, et Alice se mit à le photographier – ense tordant le cou ou en prenant trois mètres de recul quand elle voulait qu’il tienne intégralement dansle cadre. Thomas saluait les punks et les emo d’un hochement de tête, certains lui tendaient même lamain ou le poing lorsqu’il passait. Pour rire il fit essayer un blouson du surplus militaire à Alice.Samia les rejoignit pendant que les deux garçons râlaient pour qu’elle décroche du stand d’unantiquaire qui débordait de vieux appareils photo. Ils déjeunèrent de plats asiatiques de mauvaisequalité, à même la barquette, tout en se protégeant d’un début de bruine dans le marché couvert.Samia était aussi souriante que le vendredi précédent, mais à la lumière du jour Alice nota qu’elleavait l’air fatiguée. Très fatiguée. Ses cheveux nattés reposaient sur son épaule et semblaient déjàdormir, attendant qu’elle les rejoigne.

Ils préféraient laisser les étals de bric-à-brac destiné aux touristes pour traîner du côté desantiquités et des friperies. La balade tourna très vite à la séance photo. Les garçons avaient

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commencé en enfilant les lunettes de soleil les plus ridicules qu’ils aient pu trouver, les filles avaientrenchéri en leur faisant passer des chemises de flanelle, Alice s’était laissée convaincre d’enfiler unepaire de vieilles santiags, et ils auraient pu continuer comme ça pendant des heures si les vendeursn’avaient fini par les faire déguerpir, fatigués de leur manège. Ils avaient décampé en riant et en sebousculant.

Arthur partit leur chercher des bouteilles d’oranges pressées sur un stand, et à son retour l’appareilphoto d’Alice passa de main en main.

— Faudra que tu nous les envoies, lança inutilement Samia.Alice prit un air très sérieux pour répliquer :— Comment ça ? Moi je comptais les garder pour moi et faire fortune avec. Je veux dire, c’est pas

comme si vous étiez tous dessus, droit à l’image, tout ça… Je vois absolument pas pourquoi jedevrais vous les envoyer, honnêtement…

— Rhô, ça va, hein ! grommela l’Indienne en faisant mine de la frapper.— Tu vois des trucs à modifier ? demanda Thomas avec un petit sourire mutin.Alice le trouvait plus détendu qu’elle ne l’avait jamais vu. Là, comme ça, un peu essoufflé, son rire

flottant encore sur ses lèvres, même appuyé de tout son poids sur sa béquille, il était incroyablementséduisant.

— Sur nous non, mais je suis sûre que je peux trouver des trucs à faire avec le décor.— Tu me montreras ?— S’tu veux.— Elles sont cool tes photos, Alice, approuva Arthur.Samia se sentit obligée de le reprendre :— C’est nous qui sommes cool. On décolle ?Les garçons décrétèrent que c’était l’heure du goûter et comme les filles n’avaient rien contre une

pâtisserie ils migrèrent du côté gastronomique du marché, près du canal. Il y avait là des étals denourriture de tous les pays du monde d’est en ouest, et les vendeurs cuisinaient tout sur place, devantles clients. Cette partie de Camden était à ciel ouvert, et longée par un canal au bord duquel ilsallèrent manger des gâteaux en regardant les péniches – celles pleines de touristes, mais surtoutcelles appartenant à des particuliers, qui se trouvaient parfois sur le pont, et discutaient volontiersavec les promeneurs.

— J’aimerais bien vivre sur une péniche, déclara Thomas.— Tu préférerais pas un bateau à voiles ? demanda Alice.— Pourquoi ?— La péniche ça te limite aux cours d’eau, avec un bateau tu peux traverser l’océan.— Si un jour je veux traverser l’océan je mettrai des voiles à ma péniche, répliqua-t-il en tournant

la tête vers Alice.Il se moquait d’elle sans s’en cacher et elle lui frappa l’épaule. Il se frotta le bras en faisant

semblant d’avoir mal et finit par ajouter :— Je veux une péniche pour y habiter, pas pour voyager. À cause du roulis. J’aime bien dormir sur

l’eau, ça me berce.— C’est vrai ? Moi aussi…— Hep, les interrompit Samia en faisant rouler son fauteuil pour se mettre à leur hauteur. Si vous

avez fini on bouge ? On va essayer de trouver Lily.

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— Qui ça ?Les trois autres échangèrent un coup d’œil entendu et Thomas descendit précautionneusement du

mur sur lequel ils étaient assis.— Viens avec nous, ce sera plus simple que si on essaie de t’expliquer…Ils déambulèrent encore un peu parmi les étals. Puis le petit groupe s’arrêta à côté du stand d’une

fille rousse qui vendait des plumes, et qui était occupée à ajouter une énième tresse dans les cheveuxd’une autre. L’intéressée tomba presque dans les bras d’Arthur, Samia et Thomas.

— Ah ! Je savais pas que vous seriez là ! Tu joues que ce soir…— Ouais mais on voulait faire un tour… Ça va, Lily ? Tiens, je te présente Alice.Visiblement un peu surexcitée, la dénommée Lily lui fit une bise avec énergie, ses tresses et ses

plumes multicolores volant dans tous les sens au rythme de ses mouvements. Elle avait des yeux vertssuperbement maquillés, des vêtements larges et colorés… Alice résista trois minutes (elle avaitcompté) avant de demander :

— Je peux te prendre en photo ?— Ah, mais carrément !— Fais gaffe, elle fait des trucs chelous avec, après, dit Thomas avec un sourire idiot. Hein,

Alice ?— Genre quoi ?— Rien, je griffonne dessus au feutre. Je te montrerai, si tu veux.— Grave, ça a l’air cool !— Eh, Lily, t’étais pas de permanence ? lança Samia.— Non, j’ai échangé mon tour avec Benjamin, et Damien avait dit qu’il y serait ce soir.Face à l’air perplexe d’Alice, Thomas lui expliqua tout en allumant une cigarette :— Je t’emmènerai un de ces jours, mais ils parlent du foyer pour mineurs où Samia a vécu. On

bosse tous un peu là-bas.— Je savais pas…Samia l’intriguait presque autant que Thomas. Elle semblait avoir une histoire compliquée… Alice ne vit pas le temps passer, tant et si bien qu’elle fut surprise lorsqu’après la tombée de la

nuit ils se retrouvèrent tous les cinq à la sortie du marché. Thomas la poussa du coude en tapotant saguitare, pour l’aider à retrouver la mémoire. Elle s’arrêta de marcher au milieu du trottoir.

— J’y avais pas pensé mais j’entre pas dans les pubs, moi…— Pourquoi ? s’enquit Lily en fronçant les sourcils.— Parce que j’ai dix-sept ans.— T’inquiète, c’est Arthur le videur ! dit Sam en forçant sur ses roues pour rattraper l’intéressé.— Détends-toi, p’tite Alice, susurra la voix de Thomas près de son oreille droite.Elle n’osa pas tourner la tête vers lui avant qu’il l’ait dépassé de son pas claudiquant, toujours

cramponné à sa béquille. Alice avait le cœur battant et la tête qui tournait. Elle rêvait où il venaitde… flirter ? Avec elle ? Ça serait une première, pour elle !

Le pub s’appelait The Elephant. Ils en franchirent les portes sans que personne se soucie de leurspapiers d’identité, la présence d’Arthur faisant visiblement office de sauf-conduit. En y songeant,c’était vrai qu’il avait un physique de videur. Ou de rugbyman. Combien pouvait-il mesurer ? Deuxmètres ? Probablement à peine moins…

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Thomas les laissa pour aller installer ses affaires sur la petite scène qu’on avait montée pour lui.Arthur retourna à la porte donner ses instructions à ses deux subordonnés et attendre un dernier invitétandis que Samia, Lily et Alice s’installaient à une table.

— Vous voulez boire quoi, les filles ? La première tournée est pour moi ! claironna Lily.— Cidre fraise-citron, répondit Sam en s’écartant pour laisser le barman passer un coup d’éponge

sur leur table. Tu devrais essayer ça, Alice, tant que t’es là et qu’on te demande pas ton âge.Alice faillit répliquer qu’elle se contenterait d’un Coca, puis songea qu’elle allait passer pour une

fille coincée et acquiesça. C’était pas dans ses habitudes de sortir avec des gens plus vieux qu’elle,encore moins d’aller finir son samedi au pub, et elle ne savait pas trop quelle attitude adopter. Samiala fit sursauter en lui prenant le bras.

— Ça va ? T’es toute tendue… Jamais venue au pub avant ?— Une fois ou deux, mais juste en journée.— T’inquiète pas, c’est cool ici, on vient souvent. Ils préfèrent la musique aux matchs, déjà, et les

gens boivent moins quand y a un event.— Il a pas de groupe, ce soir ?— Il a son batteur qui va arriver, et Arthur ira sur scène si y a besoin d’un second guitariste.À cette heure-ci le pub était encore presque désert mais les barmaids déambulaient déjà d’une

salle à l’autre. Le bar longeait le mur qui faisait face à l’entrée, et l’espace restant était presqueentièrement occupé par les tabourets et quelques tables, si bien qu’il fallait se mettre de profil pourse croiser et circuler dans une direction ou dans l’autre. Le soir, quand c’était bondé et avec desverres pleins à la main, ce devait être un joyeux bazar. Des cartes postales et des billets de différentspays étaient fixés un peu n’importe où, un drapeau irlandais figurait en bonne place sur l’un des murset une autre cloison était partiellement recouverte de graffitis. Quelques alcôves ici et là isolaient destables de deux, quatre ou six. La présence d’un escalier laissait supposer qu’il y avait un étage et ilfallait contourner le mur contre lequel s’appuyait le bar pour atteindre la pièce principale, où étaitinstallée la scène. Un vieux poêle à bois traînait dans un coin, et Alice se demanda s’il fonctionnaitoù s’il n’était là que pour la décoration. Elle avait déjà pris une demi-douzaine de photos – çal’aidait à s’approprier un lieu, surtout lorsqu’il l’intimidait.

Lily revint avec les boissons et demanda à Alice de lui montrer sur son appareil les photos qu’elleavait déjà prises, ce qui lui évita de trop se concentrer sur ce qu’elle était en train de faire – un trucqu’elle était pas censée faire, avec des gens qu’elle connaissait à peine voire pas du tout. Maisc’était plus fort qu’elle, elle persistait à suivre son instinct qui lui soufflait de continuer sur cettelancée, comme ça, pour voir, quitte à se casser la gueule à l’arrivée.

Arthur alla rejoindre Thomas avec deux bières et l’aida à brancher micro, amplis, guitares etbatterie, ce qui n’est pas évident quand on a un bras en écharpe.

— J’en ai marre, râla le jeune homme en s’asseyant sur le bord de la scène pour prendre unegorgée de bière.

Voyant qu’il se débattait pour enlever son blouson au risque de se faire mal, Arthur vola à sonsecours et l’aida à le retirer malgré ses protestations.

— J’en ai marre d’être assisté ! compléta Thomas entre ses dents.— Ils te déplâtrent quand ?— Le bras, ils l’enlèvent lundi en quinze, mais ils vont me mettre une attelle à la place.— Et la jambe ?

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— Ils disent qu’ils verront où ça en est dans trois semaines, mais de toute façon j’en ai pour deuxou trois mois de rééducation minimum. Ça me fait chier, tu te rends pas compte ce que ça me faitchier… !

Arthur s’assit à côté de lui et lui tapota le dos avec empathie.— Ça me rendrait fou aussi, mais entre nous on n’a pas idée de se mettre minable comme ça et

ensuite d’aller faire de la moto sans casque sur l’autoroute, hein ?— Ça va, ta gueule.— Ouais, c’est ça, tu l’as dit.Un peu agacé, Arthur abandonna Thomas à sa mauvaise humeur et partit rejoindre les filles.— Ça va, vous trois ?— Ça commence quand ? Y en a marre ! glapit Lily en plaisantant.— On attend le petit…— Je crois que le voilà, dit Samia avec un mouvement du menton vers la porte. Un des deux videurs tenait un garçon d’une dizaine d’années par l’épaule. Arthur alla les rejoindre

et ramena l’enfant vers la table. Le petit avait les yeux bleus et des tâches de rousseur sur le nez. Ilportait une casquette de base-ball à l’envers, un maillot de rugby et un sweat noué par les manchesautour de la taille. Il laissa Lily l’enlacer et lui plaquer un baiser sonore sur la joue, mais ne cherchapas à dissimuler un grognement de protestation. En revanche il alla de bonne grâce dans les bras deSamia, s’asseyant presque sur ses genoux tandis qu’elle le serrait contre elle.

— Coucou !— Salut ! Ça va ?— Ouais, ouais… Tu connais Alice ?— Nan, mais Thomas y m’a dit.Il la salua d’un hochement de tête qu’elle lui rendit. Arthur tapota l’épaule du garçon pour attirer

son attention.— J’ai l’impression que ton frère s’impatiente…— Ouais, j’y vais. Quelqu’un peut m’avoir un Coca ?— Oui, on s’en occupe, mais vas-y ou tu vas te faire engueuler.L’enfant courut jusqu’à la scène où Thomas l’accueillit en lui retirant sa casquette de la tête.— T’es à la bourre.— Désolé, c’était le bus. On y va ?Le barman coupa la musique du pub tandis que les deux garçons montaient sur scène et que l’enfant

allait s’installer derrière la batterie.— Donc Thomas a un frère, résuma Alice, qui venait seulement d’atterrir.— Ouais, il s’appelle Derek. Mais ils se ressemblent un peu, non ? Les gens captent facilement

qu’ils sont frères, d’habitude, dit Lily en écartant une plume et une mèche rousse, qui menaçaient detremper dans sa vodka cranberry.

Alice fixa le petit garçon plus attentivement. C’était vrai que maintenant qu’elle le savait, il y avaitcomme un air de famille. Ils avaient les mêmes yeux. Le visage de Derek était plus rond que celui deThomas, mais c’était sûrement parce qu’il était plus jeune, et qu’il avait les cheveux très courts,presque ras. Thomas venait de passer sa guitare en bandoulière et il s’assit sur un tabouret. Le microétait un poil trop haut et il le remit à sa hauteur avant de lancer, laissant son bras blessé reposer sur

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sa cuisse :— Bonsoir…Il n’y eut qu’un faible écho dans la salle, mais il ne s’en formalisa pas.— Je suis déjà venu, alors on passe les présentations, OK ? Y a des fans de Train ? J’ai eu Drive

By dans le crâne toute la journée, faut que je la sorte…Lily décida de réveiller le public en se mettant à applaudir, et comme elle avait une sorte d’aura

qui rendait ses émotions un brin contagieuses, Alice eut à peine le temps de se surprendre à partagerson enthousiasme avant de s’apercevoir que tout le monde applaudissait, elle comprise. L’instantd’après, Thomas plaquait les premiers accords d’une chanson qui lui était familière. Les gens semirent à reprendre le refrain avec lui, d’autres clients entraient dans le pub, quelques bras se levèrentpour brandir des briquets. Alice comprit vite que Thomas avait commencé soft pour se remettrededans, ou juste pour laisser à son frère le temps de se caler sur lui. Quand il eut fini il fit signe àArthur de le rejoindre et ils enchaînèrent sur une chanson dont le rythme aurait mérité qu’il se mettedebout, Anthem of Our Dying Day.

Alice, en faisant le point sur le visage de Thomas à travers le viseur de son appareil photo, le vitpresque changer en direct. Il n’avait plus rien à voir avec le garçon sale et épuisé qui avait débarquédans sa chambre à quatre heures et demie du matin. Sa crête bleue ressemblait à un aileron de requin,ses cicatrices au visage étaient bien visibles à la lumière des projecteurs, mais à cet instant on auraitdit les blessures de guerre d’un Iroquois des temps modernes. Il se laissait emporter par sa musique,il souriait, les yeux bien ouverts, chantait fort et déplaçait ses doigts sur les cordes de son instrumentaussi naturellement qu’il respirait. La guitare sur ses genoux n’était qu’une extension de son proprecorps, Thomas tout entier était un instrument de musique vibrant et pulsant sous la lumière desprojecteurs, et c’était magnifique. Alice cligna des paupières pour éclaircir sa vision et appuyaplusieurs fois sur le déclencheur, immortalisant le sourire visiblement incontrôlable qui étirait leslèvres du musicien. Elle tomba amoureuse de lui au son du déclic de son appareil photo. Décida qu’ilsourirait comme ça tous les jours si on lui donnait, à elle, son mot à dire.

Au bout d’une heure et demie, Thomas eut besoin d’une pause et descendit les rejoindre à leur

table, suivi de son frère. Lequel s’assit sur les genoux de Samia, bien qu’il soit un peu grand pour ça.— Alors, ça te plaît ? s’enquit Thomas, l’air de rien, à l’adresse d’Alice.— C’est génial.— Tu le penses vraiment ?Il ne demandait pas ça pour se faire acclamer, il posait sérieusement la question. Parce que c’était

important pour lui qu’Alice trouve ce concert génial. Il relâcha la respiration qu’il avait retenuequand elle hocha la tête, faisant glisser une mèche de cheveux noirs devant son visage. Il faillitl’attraper pour la remettre derrière son oreille mais il sentait les regards d’Arthur, Lily, Derek etSamia braqués avec appétit sur sa petite personne et il s’en empêcha. À la place il prit une gorgée debière, puis reposa sa bouteille sur la table en la faisant claquer et lança :

— Je vous entends pas beaucoup applaudir !Derek était crevé et s’endormait dans les bras de Samia. Quelques clients kidnappèrent un peu

Thomas et Arthur le temps de leur pause, pour discuter avec eux. Du coin de l’œil, Thomas vit Alicetripoter son portable et il craignit un instant qu’elle ne leur annonce qu’elle devait partir. Au lieu deça, quand il revint s’asseoir entre elle et Lily, débarrassé de son dernier interlocuteur, elle le fit

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glisser vers lui.— J’ai pris une photo avec mon téléphone, regarde ce que j’en ai fait.Elle avait utilisé une application pour que la photo soit en noir et blanc sauf lui et sa guitare.

Ensuite, elle avait joué avec sa jambe en attelle et son bras dans le plâtre, faisant ressortir la lumièreau maximum à ces deux endroits, si bien qu’on ne voyait plus que des reflets éblouissants. De même,ses cicatrices semblaient émettre de la lumière, comme si son visage était une sorte de photophore.Le résultat était tout simplement classe. Thomas ne se reconnaissait même pas. Sur la scène, au lieud’un estropié, il y avait un type aussi resplendissant que le soleil, avec une crête iroquoise. Ils’obligea à fixer la photo parce que s’il regardait Alice à cet instant, même dans le cas improbableoù il arriverait à se retenir de l’embrasser, elle verrait dans ses yeux à quel point il en crevaitd’envie. C’était la première fois qu’il se sentait si bien depuis que Michael était mort, et même le faitde prononcer son nom dans sa tête, pour une fois, ne provoqua pas d’énorme vague de douleur et deculpabilité.

Il s’aperçut que son silence pouvait être interprété négativement alors il chercha quelque chose àdire. Être à court de mots ne lui arrivait pas souvent et il se mordit la lèvre. Il reposa le téléphone surla table, écran vers le bas pour que personne d’autre ne le voie. Se pencha vers Alice et chuchota toutprès de son oreille :

— Ça, je le mettrai dans la chanson que je t’écrirai.Ensuite il se leva, tira sur le bras de son frère pour qu’il se lève des genoux de Sam, et retourna sur

scène sans regarder derrière lui. Il ne vit pas Alice le suivre des yeux, ses joues se colorantlégèrement tandis qu’elle les mordait.

Il était plus de 23 heures lorsque le manager fit signe à Thomas qu’il allait falloir terminer. Legarçon réfléchit à un dernier morceau, pas trop violent car Derek commençait vraiment à fatiguer. Ilpensa à Alice, et à défaut d’avoir sous la main un titre de sa plume qu’il aurait pu lui dédier, sedécida pour quelque chose qui reflétait assez bien son état d’esprit à cet instant.

Doucement, il entama l’introduction d’une chanson de Radical Face baptisée Welcome Home. Il laconnaissait bien, il n’avait pas besoin de trop se concentrer ni sur les paroles ni sur les accords,alors il laissa son regard se perdre dans l’obscurité du pub. Il cligna des yeux sous la lumière desprojecteurs, dévisagea tous ces gens qui le regardaient, nota les pieds qui battaient la mesure sur lesol. Quelqu’un alluma son briquet et le leva au-dessus de sa tête, un autre l’imita, puis un autre, et unautre. Thomas sourit en entonnant le refrain, envahi par ce sentiment d’accomplissement qu’ilressentait toujours quand il jouait devant un public, tant devant ses copains que de parfaits inconnus.Il n’avait pas seulement besoin de faire de la musique, il avait besoin d’en faire pour les autres.Chaque fois qu’il écoutait une mélodie ou une chanson et que ça le faisait vibrer, il pensait que c’étaitça qu’il voulait faire. Faire vibrer les gens. Une forêt de bras était levée à présent, les flammes desbriquets se balançaient au-dessus des visages de son public. Thomas, sans y penser, chercha Alicedes yeux. Juste parce qu’après lui avoir avoué ce qu’il y avait de pire en lui, il voulait lui montrer lemeilleur. Elle le regardait, et quand il croisa son regard il comprit que ça marchait, au moins un peu.Elle le voyait. Elle sourit lorsqu’il sourit – à moins que ce ne soit l’inverse ? Ça n’avait pasd’importance… Thomas voyait son reflet dans les yeux d’Alice, et l’image de lui-même ainsirenvoyée n’avait jamais été aussi lumineuse.

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Chapitre 5

Encore une fois Arthur s’était proposé de faire le taxi et tout le monde se retrouva dans la rue àcharger le matériel et un Derek presque endormi à l’arrière du pick-up. Lily, absolument pas fatiguée,voulait faire une tournée des pubs. Samia déclina, elle était de permanence au foyer le lendemainmatin et devait se lever tôt. En revanche, Thomas acquiesça, ignorant royalement l’airdésapprobateur d’Arthur.

— Tu restes, Alice ?Oh, ce coup-ci elle était sûre qu’elle aurait dû dire non, ne serait-ce que parce que ses parents ne

l’avaient autorisée à sortir qu’à la condition qu’elle soit de retour à une heure du matin dernier carat.Et aussi parce qu’il était presque minuit, qu’elle était à Camden avec des gens qu’elle ne connaissaittoujours pas assez bien pour les désigner comme ses amis, et pour des millions d’autres raisons quifaisaient qu’elle n’aurait pas dû être là, avec eux, à cette heure. Sauf que Thomas, cette fois-ci, s’étaitadressé à elle en la regardant dans les yeux. La lumière éblouissante qui émanait de lui pendant qu’iljouait ne s’était pas encore totalement dissipée. Alors Alice hocha la tête, une fois.

— Sure.— Great ! rugit Lily en la prenant par l’épaule. Tu vas voir, on va te faire rentrer sans problème

dans des endroits que tes copains ne verront pas avant un ou deux ans…— Tu sauras rentrer, Alice ? demanda gentiment Samia. Tu sais quel bus prendre ?— Oui, mentit l’adolescente. T’inquiète, c’est bon.Elle aurait voulu donner l’impression qu’elle faisait ça souvent. Pour la première fois elle se

surprit à vouloir être le genre de filles qui faisaient ça souvent. Ayant hissé Samia dans le siègepassager et son fauteuil à l’arrière, Arthur rechignait à partir sans Alice, mais Lily l’entraînait déjà lelong du trottoir. L’adolescente avait comme une foutue impression de déjà-vu. Sauf que, bizarrement,la semaine passée, la situation semblait moins hors de contrôle. Elle se retourna encore une fois pourvoir le pick-up s’en aller, mais tout ce qu’elle vit ce fut Thomas qui marchait derrière elles deux, saguitare sur le dos, sa béquille à la main. Il lui sourit, un sourire qui monta jusqu’à ses yeux bleu gris.Et ce fut plus fort qu’elle, elle lui sourit en retour.

Effectivement, Lily et Thomas n’avaient aucun mal à la faire entrer dans les pubs. À cette heure-ciles videurs commençaient à être débordés, et ils les connaissaient presque tous. Quand l’un d’euxfaisait vraiment mine de lui interdire le passage, les deux jeunes gens n’avaient qu’à faire un peu decharme et promettre de garder un œil sur elle pour qu’on les laisse circuler. Ça gênait un peu Alice,qui n’osa pas le leur dire. Lily lui fit goûter la vodka cranberry, et comme elle n’avait pas vraimentl’habitude de boire, la tête lui tourna assez vite. Thomas racontait des trucs pour les faire rire.Visiblement fatigué de la bière, il but un verre de whisky puis se mit à partager des shots avec Lily. Ilréussit même à convaincre Alice d’en avaler un, ce qui la fit grimacer.

— C’est dégueulasse, hein ?Ça la faisait rire aussi, maintenant, ces bêtises. Lily s’échappa un moment aux toilettes et l’emmena

avec elle. Alice profita de la musique moins forte et de l’absence de foule pour reprendre un peu sesesprits, et se passa de l’eau sur la nuque. Elle avait toujours la tête qui tournait et se surprenait àtrouver la situation plutôt fun, mais elle était restée assez lucide pour comprendre que c’était un effet

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de l’alcool. Elle songea qu’elle ferait mieux de ne pas reprendre de verre, le problème c’était queLily allait probablement insister et que plus elle buvait moins elle avait la volonté de dire non…

Thomas, lui, savait qu’il était celui des trois qui tenait le mieux l’alcool. C’était presque unproblème pour lui, d’ailleurs, car il avait remarqué qu’il avait de plus en plus de mal à se mettreminable. En tout cas c’était pas plusieurs bouteilles de bière, quelques shots et un whisky qui allaientle mener bien loin. Bah, il s’en foutait. De toute façon, ce soir, il avait pas l’intention de se bourrer lagueule, il voulait juste rester un peu plus longtemps avec Alice. Il aurait bien aimé se débarrasser deLily, mais il avait l’impression que c’était sa présence qui avait convaincu Alice de les suivre, et ilne voulait pas la mettre mal à l’aise. Ou peut-être que si…

L’adolescente résolut son dilemme en ne parvenant pas à convaincre la jeune fille que non, ellen’avait pas besoin d’un autre verre. Le regard qu’elle adressa à Thomas était définitivement un appelà l’aide. Lily s’étant presque couchée sur le bar pour saisir le barman par la manche afin de capterson attention, le jeune homme se pencha sur Alice et souffla :

— Si tu veux qu’elle arrête de te faire boire, je connais un moyen infaillible…Elle hocha aussitôt la tête, confirmant ce qu’il avait cru comprendre. Il attendit qu’ils aient tous un

nouveau verre à la main pour taper sur l’épaule de Lily, et lui désigna un mec plutôt canon, dix mètresplus loin.

— Je te parie dix livres que tu peux pas finir la nuit avec lui.— Quinze que je l’emballe direct.— Tenu si tu couches aussi avec. Et je veux une photo pour le prouver.— Deal. Regarde ça, Alice, lança-t-elle avec un clin d’œil.Elle passa les mains dans ses cheveux, ses tresses multicolores et ses plumes, les secoua un peu,

vérifia l’image que lui renvoyait le miroir, derrière le bar, et s’éloigna à travers la foule.— T’imagine pas tout le fric qui change de poches quand on vient ici avec quinze ou vingt potes et

qu’on se pose ce genre de défis, rit Thomas face à l’air un peu perplexe d’Alice.Dans les cinq minutes qui suivirent, Lily et l’objet du pari s’embrassaient passionnément.— Je viens de perdre quinze livres…— Désolée.— Quoi ?— J’ai dit « désolée », répéta-t-elle, plus fort.— Oh, t’inquiète, ça les vaut, répondit-il, l’air de rien.Elle se demanda s’il parlait des exploits de Lily ou du fait de pouvoir rester seul avec elle

maintenant que l’exubérante jeune fille était occupée ailleurs. — On bouge ? demanda-t-il en reposant son verre vide sur la table.— Ouaip.L’air froid de la nuit la surprit et elle enfouit les mains dans ses poches. Le pub suivant était plein

à craquer. Thomas lui dit d’attendre cinq minutes et revint avec une bouteille de Coca-Cola. Elle luilança un regard rempli de reconnaissance.

— J’ai compris, assez d’alcool, dit-il en riant.— Je veux pas t’empêcher de boire.— Tu m’empêches pas de boire.Et sous ses yeux ébahis il but à même le goulot avant de la lui passer. Elle s’en empara sans

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réfléchir.— Ça te gêne de boire à la même bouteille que moi ?Elle secoua négativement la tête et prit une gorgée. La boisson gazeuse lui dénoua légèrement

l’estomac. Elle s’était appuyée contre le mur du pub. Malgré le froid il y avait plein de clients sur letrottoir. Même avec la porte fermée, on entendait une chanson d’Avril Lavigne vibrer à travers lesfenêtres et les murs. Thomas se rapprocha un peu d’elle sous prétexte de laisser passer quelqu’underrière lui, mais ne recula pas ensuite. Il sortit une cigarette de sa poche, puis eut un petit sourire quifit bouger plusieurs écorchures sur son visage, et qui donna le frisson à Alice.

— Ah ouais, c’est vrai, t’aimes pas que je fume.Il coinça donc la cigarette derrière son oreille et reprit la bouteille pour boire une nouvelle gorgée.

Ensuite, au lieu de la lui rendre, il passa le bras à côté d’elle pour la poser sur le rebord de la fenêtredu pub, au milieu de plusieurs chopes et verres d’autres clients.

— Alice, j’peux t’embrasser ? demanda-t-il près de son oreille.Elle n’eut pas l’idée de répondre non. En fait elle ne répondit pas du tout. Il considéra son silence

comme un oui, déplaça une mèche de ses cheveux pour l’embrasser sur la joue. L’attrapa par lementon et lui fit doucement tourner la tête pour atteindre sa bouche.

Au début elle sentit ses lèvres sur les siennes, tout doucement, juste un touché, et elle pensapendant une seconde que ça n’était pas très différent d’un baiser sur la joue. Ensuite Thomas passason bras plâtré dans son dos pour la rapprocher de lui, la main de son bras valide posée sur son cou.Elle mit ses mains à elle dans ses cheveux sans y penser et ce ne fut plus un baiser timided’adolescent. Thomas l’embrassait comme un adulte, avec la langue, emplissant sa bouche du goût del’alcool qu’il avait bu, et un peu du tabac des cigarettes qu’il avait fumées dans la journée. Elle sesurprenait à ne pas trouver cette saveur désagréable, mais c’était peut-être juste parce que c’était lasienne. Il était un peu trop grand pour elle, elle devait se mettre sur la pointe des pieds pour qu’iln’ait pas à se tordre le cou. Son corps collé au sien dégageait une chaleur qui les isolait du froid denovembre. La main qui était dans son cou glissa dans sa nuque puis dans ses cheveux, où elles’agrippa.

Elle se perdit dans son étreinte, l’esprit embrumé par l’alcool et les sensations nouvelles. Ellesentait une imperfection contre ses lèvres, une écorchure qui descendait jusqu’à sa bouche, mais çane la gênait pas, en fait elle aimait bien… Il lui traversa vaguement l’esprit que c’était bon, chaud, etqu’elle ne voulait pas que ça s’arrête. Elle l’entendit reprendre sa respiration et elle s’aperçutqu’elle avait fermé les yeux. La musique du pub lui parvenait de très loin, presque complètementassourdie. Elle sentait ses cheveux raides de gel sous ses doigts et la chaleur de sa peau, dans sanuque, et de sa main, aussi. Sa bouche quitta la sienne tandis qu’il embrassait son menton, samâchoire, son cou, et elle se laissa aller contre lui.

Thomas se sentait comme s’il avait un cheval qui rue dans la poitrine et c’en était presquedouloureux. Il éprouvait une sorte de soulagement qu’il ne s’expliquait pas mais qui l’empêchait deparler – de toute façon, sa bouche était occupée pour l’instant. Il avait voulu faire ça toute lajournée… Maintenant qu’il y était, il avait l’impression délirante qu’en fait il avait voulu faire çatoute sa vie. Ce qui était con, parce qu’il avait déjà embrassé des filles qui l’avaient fait délirer etplaner avant Alice, alors pourquoi… ? Mais penser n’était pas quelque chose qu’il était capable defaire à cet instant, il pouvait juste ressentir tout ce qui se passait, tout ce qui agressait ses sens avecune telle intensité qu’il en avait le tournis. La chaleur et la forme des lèvres d’Alice, le goût d’alcool

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dans sa bouche, la texture de sa langue, la façon dont ses doigts caressaient très légèrement sescheveux et sa nuque, le bruit de sa respiration un peu étouffé par la proximité de leurs visages et deleurs corps… Thomas trouvait que les vodkas cranberries donnaient à Alice un goût sucré dont il nepouvait pas se lasser. Il eut envie de sentir la douceur de sa peau et il abandonna ses lèvres pour sajoue, son menton, sa mâchoire, son cou… Son odeur l’assaillit, l’envahit, il céda à la tentationd’inspirer profondément pour en emplir ses poumons jusqu’à ce qu’il suffoque presque. Il morditdélicatement la peau de son cou, sans réfléchir, peut-être pour laisser une trace de son passage, pourqu’elle y pense quand elle serait chez elle et qu’elle se déshabillerait pour se coucher, pour quependant plusieurs jours elle ne puisse plus regarder son cou dans un miroir sans que le souvenir decet instant ne lui revienne en mémoire… Et elle se détacha de lui brusquement. Thomas en aurait criéde frustration s’il n’avait pas été capable de se contrôler mais il se contenta d’un grognement étouffétout en la tirant de nouveau dans ses bras pour appuyer son front sur le sien et retrouver son calme.Mais il croisa son regard et vit tout de suite qu’elle n’était plus avec lui. Il força son cerveau à seremettre en marche pour comprendre ce qui se passait. J’ai fait un truc… ?

— Alice ?— Mon…Elle leva les yeux et croisa son regard. La rougeur de ses joues faisait ressortir des tâches de

rousseur qu’il n’avait pas remarqué jusque-là. Son souffle était court, ses cheveux un peu emmêlés.Thomas eut envie de la ramener chez lui, dans sa chambre, et de la déshabiller.

— Qu’est-ce qu’il y a ?— Mon appareil photo, souffla-t-elle d’une petite voix.Il mit un moment avant de percuter, détacha son front du sien et fit un pas en arrière. Il eut aussitôt

froid.— Tu l’as pas laissé à Arthur et Sam ?— N… Non.Elle regardait autour d’elle et il pouvait voir ses épaules trembler. Elle paniquait. Ça ne lui

plaisait pas.— Tu veux qu’on retourne dans l’autre pub voir si les barmans l’ont pas récupéré ?Elle hocha la tête avec espoir et Thomas se sentit stupide de lui avoir dit ça, parce qu’ils avaient

bien dû faire une dizaine de pubs différents depuis The Elephant et un samedi soir, à Camden, ilsn’avaient aucune chance de retrouver ce foutu appareil photo.

Il n’était pas dans le pub précédent, ni dans celui d’avant, et Lily avait disparu de la circulation.— Tu sais pas à quel moment tu l’as perdu ?Alice secoua négativement la tête et s’assit sous un porche, découragée. Elle essayait de ne pas

pleurer mais elle avait déjà des larmes sur les joues. Thomas était resté debout devant elle, appuyésur sa jambe valide. Il soupira, un peu agacé :

— Pleure pas, c’est qu’un appareil photo…— Tu dirais quoi si t’avais perdu ta guitare ? cria-t-elle dans un sanglot étranglé.Il ne répondit pas qu’il ne voyait pas le rapport, inutile d’aggraver les choses. Mais il aurait voulu

être capable de comprendre, parce qu’à cet instant il avait juste l’impression qu’elle faisait uncaprice d’enfant gâtée, et en même temps il sentait confusément qu’il était à côté de la plaque. Etcarrément insensible d’être agacé quand elle aurait eu besoin qu’il la réconforte. Il était vraiment conet pathétique, parfois, c’était dingue ça… Dire qu’il avait failli réussir à se supporter !

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— J’suis désolé, marmonna-t-il en regardant le sol. J’crois pas qu’on le retrouvera.— Je sais, répondit Alice, le front contre ses genoux.Après un moment de silence, elle releva la tête et se frotta les yeux pour enlever les dernières

traces de larmes.— Il est quelle heure ?— Deux heures, je crois. Et demie, ajouta-t-il après avoir consulté son portable.— Faut que je rentre, ils vont me tuer…— Je t’aide à trouver ton bus, viens.— S’tu veux.Ils marchèrent jusqu’à l’arrêt le plus proche sans se parler ni se toucher et ils gardèrent la même

distance pendant qu’elle consultait le plan.— C’est l’arrêt d’en face.Il attendit avec elle, assis sur le banc. Il l’entendait renifler par moments, et la voyait du coin de

l’œil lever la main pour se frotter les yeux. Il se détestait de l’avoir fait pleurer même si c’était pasvraiment sa faute. Il la détestait d’avoir perdu son foutu appareil photo et ruiné la soirée. Il avaitenvie de poser une question comme celles qu’ils se posaient ce matin ou vendredi dernier, luidemander pourquoi son sweat était encore trop grand ou pourquoi elle avait toujours l’air de secacher derrière ses cheveux.

— C’est direct ? demanda-t-il quand l’impérial portant le bon numéro apparut au bout de la rue.— Non, j’en prends un autre à Trafalgar.— Tu veux pas que je t’accompagne ?— Ça va aller, après je connais et y a du monde.Ils se levèrent. Elle gardait les yeux baissés pour qu’il ne voie pas son visage, ses yeux bouffis et

les larmes qui roulaient encore sur ses joues. Elle se sentait stupide – d’avoir perdu son appareilphoto et d’avoir ruiné le moment qu’ils partageaient.

— Ça va aller ?— Hum.— OK. Désolé pour ton appareil photo.— C’est pas grave, chuchota-t-elle, la mort dans l’âme. Bonne nuit.— Bonne nuit, Alice, répondit-il tandis qu’elle montait dans le bus.Il ne la suivit pas des yeux quand il s’éloigna mais lui tourna le dos et marcha vers son propre

arrêt. Pourtant, si sa jambe n’avait pas été cassée, il aurait bien couru après l’impérial aussilongtemps qu’il aurait pu pour rester à la hauteur d’Alice.

— J’espère que tu plaisantes…Bien sûr, ses parents n’étaient pas couchés lorsqu’elle rentra chez elle. Pourtant dans le bus elle

avait enfin daigné répondre à un texto de sa mère pour leur dire qu’elle arrivait. Elle avait espéréqu’ils iraient dormir et lui laisseraient au moins jusqu’au lendemain matin.

— Et puis quoi, encore ? glapit son père, debout dans l’entrée, pendant qu’elle retirait sa veste ets’asseyait pour dénouer ses lacets. Non mais tu as une idée du sang d’encre qu’on s’est fait ?

— Réponds quand on te parle, Alice, soupira sa mère.Elle était en robe de chambre et visiblement désireuse de clore la conversation afin d’aller se

coucher. Alice retira ses Converse en poussant sur les talons avec ses pieds, une fois qu’elle les eut

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desserrées.— Je vous ai déjà dit que j’étais désolée ! J’étais avec des copains et on n’a pas vu l’heure !— Tu n’as pas non plus entendu sonner ton téléphone ? Et c’est quoi ces larmes, tu as pleuré ?

Qu’est-ce qui s’est passé ?La mention des larmes capta l’attention de sa mère, qui s’accroupit devant elle, une main sur son

genou.— Ça va, ma chérie ?— Oui, c’est rien, vous inquiétez pas… Je peux monter me coucher, maintenant ?Son père ouvrit la bouche pour protester, puis se ravisa et répondit en se passant une main sur les

yeux :— Vas-y, on parlera de ta punition demain, au petit déjeuner.Alice ne se le fit pas répéter deux fois, gravit l’escalier quatre à quatre et se réfugia dans sa

chambre.Le lendemain matin, autour de la table du brunch dominical, elle eut droit à un sermon dans les

règles, mais elle semblait partie pour s’en tirer à bon compte… en tout cas jusqu’à ce que Morgane,sa sœur de deux ans son aînée, ne demande obligeamment par-dessus son bol de thé :

— Il est où, ton appareil photo ?Alice l’assassina aussitôt du regard.— Dans ma chambre…— Alice, tu fais toujours ça quand tu mens depuis que tu es toute petite, intervint sa mère. Où est

ton appareil photo ?— Je fais toujours quoi ?— Regarder vers le bas une seconde avant de fixer ton regard sur ton interlocuteur. Et essayer de

détourner la conversation. Où est ton appareil photo ?Elle fut obligée d’avouer qu’elle l’avait perdu, ce qui agaça prodigieusement son père.— Inutile d’en réclamer un autre à cor et à cri pour ton anniversaire. On t’avait prévenu d’y faire

attention quand on a cédé, tu ne peux t’en prendre qu’à toi-même.Elle n’avait pas protesté, y compris lorsqu’ils l’avaient finalement privée de sorties pour les deux

prochaines semaines et lui avaient confisqué son téléphone. Du coup, elle avait passé son dimanchedans sa chambre. Elle n’avait même pas envie d’ouvrir la boîte pleine de photos pas encoremodifiées qu’elle gardait sous son lit. Elle essaya bien de faire des retouches sur Photoshop, mais çalui rappelait trop qu’elle avait perdu son appareil photo et qu’elle allait devoir se contenter de lamauvaise qualité de son téléphone jusqu’à ce qu’elle économise assez d’argent pour en racheter un.Alors elle avait travaillé et s’était avancée dans ses devoirs pour les trois prochaines semaines. Elleavait fait un planning de révisions pour ses A-level, l’avait décoré et accroché à sa bibliothèque. Elleavait fini le livre qu’elle était en train de lire et en avait commencé un autre. Elle avait rangé sachambre. Trié ses chaussures en évitant celles qu’elle portait le soir où elle avait rencontré Thomas.Mis de côté les vieux vêtements qu’elle ne mettait plus et que sa mère devait amener à un magasin decharité. Changé les draps de son lit. Lancé une machine à laver.

En milieu d’après-midi elle envisageait de se vernir les ongles de pied par pur ennui quand samère ouvrit la porte de sa chambre et lui lança son téléphone avec un petit sourire.

— Il a l’air d’avoir vraiment envie de te parler, ce Thomas, c’est le dix-huitième texto qu’ilt’envoie. Tu sais, tu aurais pu nous dire que tu étais avec un garçon, on aurait compris et on t’aurait

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laissée rentrer plus tard.Elle s’en alla sans lui laisser le temps de répondre. Alice en resta bouche bée pendant une minute

entière, complètement incrédule. Il venait vraiment de se passer ce qui venait de se passer ?Il y avait effectivement dix-huit messages de la part de Thomas depuis 9 heures. Elle supprima les

dix-sept premiers sans les ouvrir et ne lut que le dernier.« S’il te plaît ne me déteste pas. »Elle tapa sans hésiter :« Je ne te déteste pas. »Et appuya sur « envoyer ». Ensuite elle attendit quelques minutes en jouant avec son téléphone,

puis alla prendre son exemplaire du Cid en français, sur une étagère, se jeta à plat ventre sur son lit etse mit à lire en chuchotant ses répliques préférées.

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Chapitre 6

— Alors, la vie est belle ?Benjamin et Damien, deux copains volontaires au foyer de Samia, venaient de surgir dans le

magasin de skateboard où travaillait Thomas. Il avait repris le boulot le jour même. Le médecin avaitdonné son accord lorsqu’il était venu à l’hôpital échanger le plâtre qui immobilisait son bras contreune attelle bien plus pratique.

— Si vous êtes sage, je vous l’enlève dans dix jours.Thomas n’avait jamais été quelqu’un de très sage, même tout petit il était turbulent et un peu

dissipé, mais avec une motivation pareille il était prêt à jouer au saint aussi longtemps quenécessaire.

— Vous pouvez pas savoir ce que ça soulage…— De se remettre à bosser ? s’étrangla Damien en s’asseyant près de lui sur le banc, de l’autre

côté d’un gamin qui essayait des baskets. Franchement t’imagines pas ce que je donnerais pour unmois de congé maladie…

— Nan, mais toi t’es une grosse feignasse.— Pourquoi « grosse » ?— Ça veut dire que tu vas pouvoir revenir faire tes tours de garde au foyer, lança Benjamin en

ouvrant un kit pour changer la roue de sa propre planche. Parce que y en a marre de se couper enquatre pour te remplacer.

— Et puis moi je vois pas en quoi le fait d’être estropié t’empêche de garder un œil sur une bandede gamins déchaînés, renchérit Damien en passant la main dans ses cheveux tressés.

Thomas haussa les épaules et se concentra sur son petit client et sa mère. Arthur et Samia ne le luiavaient pas dit explicitement, mais il savait qu’ils l’avaient surtout dispensé de travail au foyer pouréviter que les enfants, la plupart très proches de Thomas, ne le bombardent de questions sur sonaccident. Il n’avait pas besoin d’y penser sans arrêt. De toute façon, il y arrivait très bien tout seul.

— Elles te vont ? Marche un peu avec, pour voir.— Il a vraiment besoin de chaussures particulières, pour faire du skateboard ? demanda la femme

qui l’accompagnait, d’un air désapprobateur.— C’est pour pas déraper, Maman ! répondit aussitôt l’enfant.— Tu pourrais en faire avec tes vieilles baskets…— Elles sont toute déglinguées ! J’ai l’air d’un con au skatepark !— Yohan !— Pardon, souffla le gosse avec une grimace.Thomas eut un petit rire et lui fit un clin d’œil tout en appuyant sur le bout de sa chaussure.— Bouge tes orteils. Ouais, ça m’a l’air d’être bon.— Tu t’es cassé la jambe en faisant du skate ?— Ouais, j’ai fait une putain de cascade, dommage que t’aies pas vu ça…— Bon, on les prend alors, remets-les dans la boîte.Thomas laissa son collègue de la caisse prendre le relais et s’agrippa à sa béquille pour se lever

de son banc. Machinalement, il regarda son portable. Pas de message d’Alice. Comme cinq minutes

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plus tôt. Ils ne s’étaient pas vus pendant quinze jours, après Camden, parce que ses parents l’avaientprivée de sortie. Ensuite elle avait réapparu dans la bande, participant à certaines de leurs sorties etsoirées. Mais Thomas ne l’avait plus vue en tête à tête depuis ce jour-là, ça faisait presque un moismaintenant… Les seuls moments où ils discutaient en privé, presque aussi naturellement quelorsqu’ils s’étaient rencontrés, c’était le soir. Ils avaient de longues conversations par textos, parfoisjusqu’à minuit. Thomas ferait ça toute la nuit si Alice n’avait pas besoin de dormir. Lui aussi biensûr, mais ces temps-ci il dormait mal. Il faisait des cauchemars. La journée, il pensait à Alice. Lanuit, il rêvait de Michael. À choisir, il aimait autant prolonger ses journées.

Le manager du magasin avait insisté pour que Thomas reprenne doucement – il faut dire quel’avoir vu arriver en s’agrippant vaillamment à son unique béquille d’un seul bras, l’autre étant enécharpe, avait été une image assez choquante. Le garçon n’avait pas donné de détails. On savait parla boutique d’à côté, où travaillait Lily, qu’il avait eu un très grave accident de moto, mais en voir lesséquelles en direct avait quelque chose de perturbant. D’autant plus alors que le principal intéressésemblait vouloir se mettre à distance, comme s’il ne s’agissait pas de son propre corps. C’était laraison pour laquelle, à 15 h 30 et bien qu’on soit un mardi, Thomas avait déjà fini. D’où la présencede Ben et Dam.

— Le skate me manque, soupira Thomas en sortant de la boutique.— T’es sûr que tu veux aller au skatepark ? Tu vas te faire du mal…— Non, ça ira, j’en ai besoin. De retourner au skatepark, je veux dire. On passe juste voir Lily

d’abord.La jeune femme, qui travaillait dans un magasin Lomography, les accueillit en leur sautant dessus.— J’suis toute seule, sinon je serais venue vous voir plus tôt : il faut absolument qu’on parle du

week-end prochain !— De quoi ?— Quel week-end ?— Sam vous a pas dit ? Ils annoncent les trois derniers jours de beau temps pour la fin de la

semaine, alors on va emmener les gamins voir la mer, dit-elle en tripotant une de ses tressesmulticolores.

Les trois garçons échangèrent un regard plus que perplexe. Un week-end à la mer ? Un mois avantNoël ?

— T’es au courant que par ce temps ils pourront même pas se baigner ?— Ça va les sortir, ils feront des châteaux de sable et ils seront contents. Ce sera juste pour une

journée mais on a besoin d’encadrement. Thomas, t’as pas encore repris le week-end ?— Non, grommela le jeune homme en tripotant un appareil photo. Cet enfoiré de manager croit que

je suis en fauteuil roulant…— Parfait, tu vas pouvoir venir !— Dans tes rêves. J’ai autre chose à faire que de me trimballer jusqu’à Brighton…— On a proposé à Alice de venir et elle a dit oui.Thomas se concentra pour rester stoïque et, sans lever le nez, répliqua :— Et alors ?— Rien, je me disais juste que ça te convaincrait peut-être. Vous êtes potes, non ?Lily s’amusait visiblement beaucoup mais il s’obstinait à ne pas la regarder. Il pesait non pas sa

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décision, prise à l’instant même où il avait su qu’elle venait, mais sa réponse. Il ne voulait pasdonner raison à Lily en changeant d’avis immédiatement, mais un « non » catégorique et définitif luifermerait le passage.

— Qui d’autre vient ? demanda-t-il finalement.— Pour l’instant juste Sam, Alice et moi. On comptait sur vous trois plus Arthur. Ça nous fait trois

conducteurs de car et plus du double d’animateurs.— Ça sera quand même pas assez…— On sait, on a pas encore fait le tour des bénévoles…— Compte Kata en plus, si je viens ce sera avec elle, déclara Benjamin. Ça fait un moment qu’elle

veut y aller, en plus.Le skater, blond aux yeux bleus, avait toujours été un tombeur.— Les gosses, ça la dérangera pas ?— Elle est au pair, elle a l’habitude.— Je dois pouvoir me libérer mais tu vas me devoir plusieurs pintes après ça, ma belle, plaisanta

Damien.— Ah mais c’est quand tu veux, Dam ! Tom ?— Je vais voir, je te dis ça dans la semaine. On y va, les mecs ?Thomas laissa Damien et Benjamin le taquiner et faire des plaisanteries douteuses sur le chemin du

skatepark. Lui était occupé à taper un texto avec une seule main, celle qui était gênée par l’attelle.« Paraît que tu vas à Brighton avec la smala le week-end prochain ? »La réponse arriva au moment où il s’asseyait en haut d’une rampe, les jambes dans le vide.« Yep, samedi je crois. T’en es ? »Il sourit par mégarde en répondant un simple « oui », et en espérant que ça ne lui jouerait pas de

tour si l’adolescente voyait Lily avant qu’il ne lui confirme sa venue. Il était un peu ridicule de couriraprès cette fille comme ça – surtout avec une jambe cassée. Mais c’était plus fort que lui, et Thomassavait d’expérience qu’il ne gagnait jamais quand il affrontait les trucs plus forts que lui. Il n’avaitpas de volonté. Ses pulsions le guidaient toujours. Le jour où il avait compris ça, il avait arrêté delutter et la vie était devenue bien plus simple, subitement.

— Eh, y a Thomas !Il n’était pas venu ici depuis plus de deux mois. À cette heure-ci, la plupart des skaters étaient des

gosses qui tuaient le temps entre le fish&chips qui leur avait servi de dîner et le retour de leursparents. Il connaissait la plupart d’entre eux – il leur avait appris le skateboard. Les gamins seprécipitèrent sur lui pour un check et il prit le temps de le faire avec chacun d’eux. Il les laissa mêmetoucher sa crête. Il avait encore de belles traces sur le visage, alors pour éviter qu’ils ne posent desquestions il leur demanda comment ils allaient, exigea de voir les nouvelles figures qu’ils avaientapprises. Plusieurs d’entre eux retournèrent vite sur la rampe et sur les autres obstacles, maisquelques-uns s’étaient assis autour de Thomas.

— Dis, tu chantes une chanson ? demanda une gamine en tirant sur sa manche.Il y eut aussitôt un concert de suggestions tandis que Thomas sortait sa guitare de son étui.— Vous prenez pas la tête, c’est moi qui choisis.Et il commença 21 Guns, de Green Day. Il ne savait pas pourquoi c’était ce public-là qu’il

préférait. Une bande de gosses avec des casquettes à l’envers, des skateboards, des baskets, des tee-

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shirts larges et des pantalons baggy. Il se sentait proche d’eux, pas seulement parce qu’il leur avaitappris le skate en même temps qu’à son petit frère. Ces mômes venaient parfois s’asseoir près de luipour parler de cette fille à l’école à qui ils n’osaient pas adresser la parole, de ce type qui leshumiliait tout le temps et contre qui ils ne savaient pas quoi faire parce que leurs parents leur avaientinterdit de se bagarrer. De Maman qui n’avait plus de boulot. De Papa qui devenait violent quand ilavait bu. De la grande sœur à qui il est arrivé quelque chose, qui ne veut pas en parler mais qui nemange plus. Du type du douzième qu’ils trouvaient sympas sans lui avoir jamais parlé et qui s’est jetédans la rivière. Du prof qui leur disait qu’ils n’arriveraient jamais à rien. Les enfants venaient jouerici sans adulte pour les surveiller, alors quand il y en avait un qui faisait une mauvaise chute c’étaitsouvent Thomas qui laissait tomber sa planche pour venir remettre le maladroit sur ses pieds ets’assurer qu’il n’avait rien de cassé.

Au bout d’un moment il y avait eu un genre d’équilibre qui s’était installé. Thomas venait là quandil n’était pas bien et qu’il avait besoin qu’on le fasse penser à autre chose, qu’on le sorte de sa vie.Les gosses se comportaient comme s’il était un gosse aussi, il y en avait même qui se bagarraientavec lui et le provoquaient. Quand c’était lui qui faisait une sale chute, y en avait toujours trois ouquatre pour venir vérifier qu’il allait bien, ou courir après sa planche si elle filait vers l’autre bout duskatepark, emportée par son élan. Il trouvait toujours quelqu’un pour partager sa bouteille d’eau aveclui quand il avait oublié la sienne. Et se perdre dans les babillages de ces enfants lui permettaitd’oublier pendant un moment tout ce qui le préoccupait lui, les trucs qu’il ne supportait pas chez luisans avoir la volonté de les changer.

Quand il jouait pour eux, les mômes étaient toujours plus attentifs que les adultes. On aurait puentendre une mouche voler. Ça ne les dérangeait pas d’être assis sur la rampe dure et froide. QuandThomas voulait faire passer quelque chose, plus souvent une émotion qu’un message à travers samusique, les gosses le sentaient. Ils étaient réceptifs à ça. Parfois, quand il avait fini, ilsdemandaient :

— T’es triste aujourd’hui ?Ou bien :— Ouah, qu’est-ce qui t’a mis de bonne humeur ?Mais le plus souvent ils sentaient juste qu’il avait besoin de se défouler et de ne plus penser, alors

ils se levaient tous en disant :— Viens faire du skate, y a une figure que je réussis pas, tu peux me remontrer ?Le skatepark lui servait de parenthèse, de sas de décompression. Même s’il n’y avait pas d’effet

sur le long terme, ça rendait tout plus supportable et ça le regonflait à bloc pour au moins quelquesheures. Le temps de régler deux ou trois des problèmes de son interminable liste. Il survivait commeça. Par cycles.

Il les regarda faire du skateboard pendant une heure. Simon, un gamin d’une dizaine d’années,levait régulièrement les yeux pour chercher son regard. Il se contentait de lui sourire avecbienveillance. Ça faisait plus d’un an que Thomas essayait de convaincre l’enfant de venir vivre aufoyer avec les autres. Il était quasiment certain que c’était un cas de violence parentale. Mais le petitétait plus fort et courageux qu’il en avait l’air. Il lui avait patiemment expliqué que ses parentsavaient pas mal de problèmes et qu’il faisait de son mieux pour les aider. S’enfuir n’arrangerait rien,il voulait encore croire que, lorsque la crise serait passée, ils retrouveraient une vie de famillenormale. Sa mère venait toujours le border le soir et son père, lorsqu’il était sobre, lui promettait que

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tout allait s’arranger en mettant de la glace sur les bleus qu’il lui avait faits lui-même. Thomas necomprenait pas la compassion de Simon envers ses propres parents mais il n’avait aucun droit sur luiet n’aurait pas aimé qu’on lui dicte sa conduite s’il avait été à sa place. Et dans le fond il l’admiraitet l’enviait un peu, ce gosse. Il avait eu des années très noires, à la maison, avant qu’il ne soit assezfort pour affronter son père, et lui n’avait pas pu voir les choses positivement. Il en était à présent aupoint où il rentrait chez lui par la fenêtre de sa chambre pour ne pas le croiser. Ça devenait urgent, cedéménagement, il allait passer voir son banquier dans la semaine…

Le soir tomba. Quand les derniers gamins furent partis, Benjamin et Damien vinrent lui dire qu’ils

rentraient. Il resta un moment tout seul, en haut de sa rampe, sa guitare sur les genoux, dansl’obscurité qui venait. Mais il avait des airs celtes qui lui venaient et qu’il ne pouvait pas jouer surcet instrument. Alors il reprit son téléphone et chercha le numéro de Derek dans le répertoire.

« Je crois que je v aller chez l’ancien ce soir tu viens ? »La réponse ne se fit pas attendre.« Ouais on se retrouve où ? »Il donna rendez-vous à son frère à l’arrêt de bus en bas de chez eux, dans quarante minutes. Pour une fois, le gosse était à l’heure. Thomas alla s’asseoir près de lui sur le banc de l’abribus et

posa sa guitare à ses pieds pour pouvoir s’adosser. Derek, emmitouflé dans une veste épaisse, jouaità un jeu sur son téléphone portable. Il toucha ses cheveux ras pour lui signaler sa présence.

— Salut.— Salut.— T’as fait tes devoirs ?— Moui.— Et l’autre, y dort ?— Ouais, j’crois.Au bout d’un moment, le benjamin leva le nez de son écran.— Dis, tu vas vraiment déménager comme t’as dit que tu ferais ?— Ouais, j’attends juste qu’ils m’enlèvent mes attelles.— Mais j’vais faire quoi, moi ? Je pourrai venir avec toi ?— Ouais, j’sais pas, on verra. Mais ouais, t’auras qu’à venir si tu veux.— Mais Thomas, si je viens qui c’est qui va s’occuper de P… de lui ?— J’en sais rien moi, c’est toi qu’a dit que tu voulais venir ! Il a qu’à s’occuper de lui tout seul,

c’est plus un gosse, merde !— Mais…— Putain si tu veux retourner te faire péter la gueule vas-y mais compte plus sur moi pour te

défendre ! Faut arrêter un peu, j’en ai marre que tout le monde le défende !— Mais j’ai rien dit !— Putain, ta gueule !Derek referma la bouche, résigné, et baissa les yeux. Mais il n’arrivait plus à se concentrer et

perdit le niveau suivant de son jeu. Il avait appris à composer avec la mauvaise humeur chronique deThomas mais ce n’était pas agréable pour autant. Parfois, il aurait voulu que son grand frère soit justeson grand frère, le problème c’était que Thomas était aussi son père, et ça compliquait tout. Leur

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mère était morte quelques jours après la naissance de Derek. Lui ne se souvenait de rien bien sûr,mais il savait par Thomas et leurs grands-parents que leur père s’était littéralement effondré après çaet n’avait jamais pu se relever. Cette double perte aurait pu ne pas les affecter plus que ça grâce àl’attention de leurs grands-parents, si Dominic, en sombrant dans l’alcoolisme et la dépression, avaitchu ailleurs que sur les épaules de son fils aîné. À huit ans, Thomas s’était retrouvé à devoir gérer unpère qui ne s’occupait plus de lui et un nouveau-né qui avait besoin d’une attention de tous lesinstants. Les premiers temps, il s’était retrouvé débordé en quelques heures. Heureusement pour lui,Grand-mère avait débarqué et pris les choses en mains. Son fils lui ayant promis qu’il allait sereprendre et que ça allait aller, elle était repartie vers son petit bout de campagne au bout dequelques jours. Thomas, moins dupe qu’elle, avait profité de sa présence pour enregistrer unmaximum d’informations. Aussi, dès que son père était retombé dans son apathie, il avait repris lecontrôle de la situation avec un peu plus d’efficacité que la fois précédente. Les premiers temps,Dominic disait qu’il s’occuperait de Derek quand Thomas serait à l’école. Il était si reconnaissantenvers son petit garçon d’avoir pris le relais… Ça l’aidait à tenir le coup.

Mais par la suite la situation s’était aggravée et sans la chaîne de solidarité qui s’était mise enplace dans leur immeuble, Thomas ne s’en serait jamais sorti. Sa grand-mère ne pouvait pas venirs’installer chez eux définitivement et lui-même ne voulait pas quitter Londres et ses copains pouraller chez elle. Restait leur grand-père maternel, qui vivait du côté de Kilburn. Le vieil homme étaitun peu obtus, mais il avait reporté l’amour fou qu’il vouait à sa fille sur ses deux petits-enfants, etlorsqu’il avait compris la gravité de la situation il était aussitôt venu au renfort de Thomas. Ça, plusla voisine du dessus qui gardait le bébé pendant la journée, ça avait suffi à éviter d’attirer l’attentiondes services sociaux. Le temps que Derek ait l’âge d’aller à l’école, Thomas avait pris le coup demain. Il suffisait de ne pas se laisser déborder. Remplir le frigo, descendre les poubelles, faire lavaisselle, remonter le courrier, faire les comptes. Il envoyait encore son grand-père à sa place à labanque, avec une procuration arrachée à leur père, parce qu’on aurait refusé de traiter avec un enfant,mais tout ce qui ne nécessitait pas de rencontre direct avec un adulte était sous le contrôle deThomas. Il était futé, apprenait vite et n’avait pas besoin qu’on lui répète deux fois la même chosepour imprimer.

La gratitude de Dominic pour son fils s’était vite muée en indifférence. Et soudain, alors qu’il n’yavait plus de bébé dans les environs, l’indifférence était devenue colère. Thomas n’avait jamaischerché à comprendre, il se foutait du pourquoi du comment, même s’il se doutait que c’était parceque Dominic avait sûrement réalisé d’un coup quelle loque humaine il était en train de devenir. Uneconstatation qui l’avait mis hors de lui en même temps que ça l’avait mentalement achevé. Il s’étaitmis à boire encore plus qu’avant. Et à crier sur ses enfants. De là à ce que ses poings se mettent àvoler il n’y avait qu’un pas qu’il avait fini par franchir sans y penser, un soir. Thomas, sentant le tonmonter, avait envoyé son petit frère dans sa chambre. Le lendemain matin, Derek s’était levé et avaitréalisé que Thomas avait oublié de venir le réveiller. Inquiet, il était allé dans sa chambre. Son grandfrère était toujours dans son lit. Il avait du sang séché sur le menton, un œil au beurre noir et l’arcadesourcilière égratignée. Le petit garçon avait compris que c’était leur père qui avait fait ça, maisThomas avait pris un air rassurant pour lui promettre que tout irait bien, et il y avait cru.

Derek avait quatre ans, Thomas douze le jour où Dominic, attrapant son cadet qui passait par là aumauvais moment, lui avait mis une volée gratuite et suffisamment violente pour l’envoyer contre lemur, sous prétexte qu’il faisait trop de bruit. Thomas, pour la première fois, avait bondi sur ses pieds

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en hurlant presque aussi fort que son père. La fureur de ce dernier s’était aussitôt abattue sur lui enune pluie de coups qui avait donné le temps à Derek de filer dans sa chambre. Dès lors, l’aîné avaittoujours fait attention à ne jamais laisser le petit seul avec Dominic, et s’interposer entre lui et lespoings paternels était devenu une habitude. Quand il était devenu nécessaire que Derek vienne passerla nuit dans sa chambre parce qu’il avait peur que leur père vienne le frapper dans la sienne, Thomass’était révolté. Le lendemain il enfilait des gants de boxe pour la première fois, un autre voisin quidonnait des leçons le jeudi soir l’avait accueilli gratuitement dans son cours parce qu’il aidait parfoisson vieux père à remonter ses courses. Il y resta trois ans.

Derek était à peu près certain que le coup des piercings était une provocation – encore qu’il nesavait pas si c’était davantage envers leur père qu’envers Arthur, qui jouait déjà les mères poules àl’époque. Toujours est-il que Dominic était entré dans une colère si violente qu’il auraitprobablement arraché l’ornement de l’œil de son fils aîné si ce dernier l’avait laissé faire. Ce jour-là, Thomas avait répondu à une gifle par un coup de poing qui avait renvoyé son père dans sonfauteuil pour le compte. Plus jamais Dominic n’avait levé la main sur lui, ni sur Derek.

— Si j’avais su qu’il lui en fallait si peu, j’aurais fait ça plus tôt ! disait parfois Thomas enblaguant.

Derek ne voyait pas ce qu’il y avait de drôle mais acquiesçait quand même, il était mal placé pourse plaindre. Mais il se sentait toujours un peu coupé en deux. D’un côté il était reconnaissant d’avoirThomas pour veiller sur lui – sans compter qu’il adorait obstinément ce grand frère borné et bourruqui lui criait parfois dessus quand il était de mauvaise humeur, ou oubliait carrément son existencedans ses mauvaises passes, mais mettait un point d’honneur à ne jamais lever la main sur lui – del’autre il aurait voulu une vie plus calme et équilibrée, avec un père qui se serait occupé d’eux et unfrère qui n’aurait pas eu d’autre préoccupation que ses examens et sa copine. Mais il n’avait pas voixau chapitre à ce niveau-là, et puis il savait se contenter de ce qu’il avait.

Le bus les déposa à deux rues du pub tenu par leur grand-père. Ce dernier avait quitté son Irlandenatale pour Londres, suivant ses parents alors qu’il était adolescent, mais ça avait été un déchirement.Profondément attaché à ses racines celtes, et même s’il parlait couramment l’anglais, Darens’obstinait à ne s’exprimer qu’en gaélique. En sortant de l’école il avait voulu retourner en Irlande,mais n’avait pas pu y trouver de travail et s’était désolé de ne plus réussir à s’y sentir chez lui.Dépité, il était revenu à Londres et était allé de petit boulot en petit boulot jusqu’à économiser assezd’argent pour ouvrir un pub. En semaine l’endroit était surtout fréquenté par de vieux Irlandaisnostalgiques et les deux garçons soupçonnaient même leur grand-père de planquer périodiquementdes terroristes se revendiquant de l’IRA. Le week-end, le pub attirait surtout les touristes quivenaient y écouter de la musique irlandaise en live.

Avant d’ouvrir la porte Thomas retint Derek d’une main sur sa poitrine. Il soupira.— Pardon. D’avoir crié.Derek ne répondit rien, il le serra juste dans ses bras parce qu’il savait qu’il était le seul à faire ça

alors que Thomas en avait désespérément besoin. Là il avait la tête contre ses côtes, il entendait soncœur. Comme il s’y attendait, son grand frère lui passa gentiment une main dans le dos en guise deremerciement, mais ne lui rendit pas son étreinte et le repoussa d’un air bourru au bout de quelquessecondes. Ils entrèrent.

Ils n’étaient pas venus depuis longtemps et l’ancien les serra dans ses bras en poussant des jurons

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celtes. Il leur fallut un moment pour se remettre au gaélique et commencer à comprendre ce que leuréchassier de grand père leur disait. Daren était grand et sec, son corps était tout tordu comme un vieilarbre. Il leur offrit une pinte et un Coca avant que son aîné ne le tire par la manche.

— T’aurais gardé mon violon, quelque part par là ?— Et tu vas jouer comment avec ton bras, gros malin ?— Ça ira.Ça n’étonnait même plus Daren. Thomas avait su jouer du piano à cinq ans, de la guitare à six et du

violon à sept. Il en était rendu au point où il pouvait sortir de la musique de n’importe quel instrumentpourvu qu’il ait déjà vu quelqu’un en jouer, en vrai ou à la télé. Alors jouer du violon avec un brascassé… Ça devait être dans ses cordes1.

La musique celtique, c’était particulier. Rien à voir avec quand il jouait de la pop, du folk, du rockou du hard rock. D’abord parce qu’il n’y avait pas de paroles, mais surtout parce que quand il jouait,il fermait les yeux. Il voyait plus de choses dans sa tête que dans la salle, et le public perdait de sonimportance. La musique irlandaise était la seule que Thomas jouait pour lui-même. Quand il inventaitune chanson, il avait toujours l’impression de raconter une histoire. Jouer du violon c’était seraconter des histoires à lui-même. Il se perdait dans les brumes de son imagination, visualisant lesantiques guerriers celtes qui hantaient les contes dont Daren les nourrissait quand il était enfant, etcette révolution dont le vieil homme parlait toujours avec des yeux brûlants de fierté. Thomas n’avaitjamais mis les pieds en Irlande, mais il se faisait souvent la réflexion qu’il irait bien y faire un tour,un jour. Probablement jamais, mais ça faisait du bien d’en rêver, de se le promettre, comme s’il avaitun avenir.

Derek et Daren, le premier assis sur un tabouret de bar, l’autre accoudé à côté de lui, regardaientThomas en sirotant leurs boissons. Le jeune homme jouait yeux fermés, debout au milieu de la salle,perdu dans son propre monde, indifférent aux spectateurs qui tapaient des pieds sur le sol et desmains sur la table, pas forcément très en rythme avec la musique.

— Comment ça va ? souffla Daren entre deux gorgées de bière.Derek haussa les épaules.— Ça dépend des moments.— Globalement ?— Globalement on a pas faim et l’assistante sociale est pas revenue.Ils se turent un moment encore. Dans la salle il y avait presque plus de bruit que de musique,

désormais, mais ça ne suffisait toujours pas à sortir Thomas de sa torpeur.— Il va déménager, lâcha Derek. Il l’a dit, il attend juste qu’ils lui enlèvent ses attelles.— Il dit ça depuis longtemps.— Cette fois il va le faire, grand’Tad !— Il te laisserait pas tout seul avec Dominic.— Il a dit que j’avais qu’à venir.Daren posa sa chope et darda un coup d’œil inquiet vers son petit-fils. Il allait quand même pas

faire ça, si ?— Et votre père, qui s’en occuperait ?— J’sais pas. Il a dit qu’il avait qu’à se démerder.Ça ne ressemblait pas à Thomas. Daren lui avait plus d’une fois proposé de venir habiter chez lui

avec Derek, mais le garçon avait toujours refusé d’abandonner Dominic à son sort, persuadé qu’il se

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laisserait mourir si personne ne s’occupait de lui. En fait, les premières années, Thomas avaitdésespérément essayé de sortir son père de son apathie. Ça l’épuisait, il était sans cesse en train de lepousser et de le tirer pour qu’il se bouge, se cherche un boulot, aille faire les courses avec lui,prenne des décisions. Ça n’avait servi à rien. Aucune idée de quand est-ce que le petit s’en étaitaperçu, de quand est-ce qu’il avait arrêté d’essayer. Mais il n’avait jamais pu se résoudre à laisserson père derrière lui. C’était presque maladif, il ne voulait même pas passer la main à quelqu’und’autre. Pourtant y aurait eu de quoi faire interner Dominic, et Daren n’aurait eu aucune objection àprendre le relais auprès de ses petits-enfants, leur évitant ainsi de se retrouver chez les servicessociaux. Mais Thomas était obstiné. Alors pourquoi avait-il soudain changé d’avis ?

— Tu sais, chaque fois qu’il dit qu’il en a marre, j’ai peur qu’il se flingue, chuchota Derek, trèsvite, le nez dans son Coca.

Daren lui ébouriffa gentiment les cheveux.— S’il avait dû faire ça, y a longtemps que ça serait fait.— Grand’Tad, t’as vu dans quel état il est ? Les urgences, quand ils ont appelé, ils savaient même

pas s’ils allaient pouvoir le réveiller. Ils disent qu’il a failli se tuer.— Mais c’était un accident…— Oui, mais personne l’a obligé d’aller rouler sans casque la nuit sur l’autoroute. En plus ils ont

dit qu’il était bourré et foncedé. Il avait plein de trucs dans le sang. Ça va de moins en moins bien,j’ai l’impression…

— Petit gars, si tu veux que je fasse quelque chose, dis-le-moi et je le ferai.Derek secoua la tête sans rien dire parce qu’il ne contrôlait plus bien sa voix, et il n’avait pas

envie de pleurer. Le problème c’était qu’il n’avait aucune idée de ce qu’ils pouvaient bien faire pourempêcher Thomas de continuer à tomber.

1. Non, sérieux ? J’ai vraiment fait ça ? (NdA)

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Chapitre 7

Le matin du départ, Alice partit en avance. Elle avait dû batailler un peu pour que ses parents lalaissent filer et elle avait eu peur qu’ils changent d’avis si elle traînait trop. Et puis elle n’étaitencore jamais allée au foyer et elle risquait de se perdre. Il faisait froid, elle avait enfoncé un bonnetsur ses cheveux noirs – elle se réjouissait de les avoir laissé pousser pendant tout l’été, ils luitenaient chaud maintenant.

Le bâtiment était situé dans un quartier du nord de la ville. C’était un genre d’usine avant, si elleavait bien compris. La ville l’avait reconverti en entrepôt mais il ne servait plus que de squat depuisdes années, quand la petite bande s’était constituée en association pour tout racheter grâce à unecollecte de dons. C’était Samia qui avait tout expliqué à Alice :

— Quand je me suis retrouvée à l’hosto, les copains ont décidé de faire quelque chose. Le tempsque les toubibs me laissent enfin sortir, ils avaient complètement refait l’entrepôt pour que je puissevenir m’installer tout de suite avec mes sœurs et mes cousines. Ensuite d’autres gosses sont venus,les premiers on est allés les chercher, après la plupart venaient tout seul.

— Pourquoi t’es en fauteuil roulant ?La question était sortie toute seule parce que la réponse semblait à l’origine de la création du

foyer. Alice avait ouvert la bouche pour s’excuser mais Samia lui avait souri en la prenant par lamain.

— J’ai sauté du balcon de mon appartement. J’ai complètement bousillé mes jambes mais commel’idée de départ c’était d’y rester c’est toujours mieux que rien.

L’adolescente n’avait pas osé lui demander plus de précisions et était donc restée dans le flou.Mais si elle recoupait cette histoire de saut dans le vide avec le fait que Samia ait ensuite déménagéavec sœurs et cousines dans un foyer pour enfants en danger, elle pouvait raisonnablement conclurequ’il y avait eu un problème d’ordre familial.

Le rendez-vous était fixé à 7 heures pour un départ à 8 heures. Alice n’eut pas à s’inquiéterlongtemps de se trouver seule et aux aurores dans un quartier pas forcément très sécur’ : troisautocars et le pick-up d’Arthur étaient garés le long du trottoir, en face d’un grand bâtiment enbriques. Au-dessus des portes à double battants, une enseigne à néons étalait en toutes lettres le nomdu lieu : Invictus : foyer pour enfants en danger.

— Henley, chuchota Alice, le nez en l’air.— Ouaip, lança Arthur en arrivant derrière elle, la faisant sursauter.Notant son hilarité, Alice lui frappa le bras – rien à faire, elle n’atteindrait jamais son épaule.— T’es con, tu m’as fait peur !— Moi aussi je suis content de te voir, répondit-il en la serrant dans ses bras.Elle lui rendit son étreinte et se laissa entraîner vers les portes.— Les gosses finissent leur petit déj, tu veux boire un truc chaud ? On a des stocks de thé.— Je suis pas contre.Dès le hall on pouvait deviner que le lieu était majoritairement habité par des enfants, et pas

seulement au brouhaha qui venait de la pièce voisine. Les murs étaient tapissés de dessins et depeintures à l’eau, un babyfoot était poussé contre un mur, Alice repéra même un flipper, dans un coin.

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Deux escaliers encadraient les portes du réfectoire. Le comptoir d’accueil était contre la cloison dedroite, et le reste de l’espace était semé de fauteuils, de poufs, de tables recouvertes de brochures etdes magazines.

— Voilà, c’est notre planque !— Plutôt cool, reconnut l’adolescente.Elle chercha machinalement son appareil photo autour de son cou, mais ne le trouva pas et soupira.

Même son poids lui manquait. Arthur lui tapota l’épaule avec compassion.— On a un vieux numérique un peu cabossé, on te le prête le temps de la sortie si tu veux.— Ça ira, je vais m’en sortir.Le bruit était pire une fois les portes du réfectoire passées. Alice compta sept tables longues,

quatre autres à six places et six à quatre places. Du reste, on aurait pu se croire dans une cantinescolaire tout ce qu’il y avait de plus banal, à ceci près que les enfants étaient attablés devant des bolsde céréales ou de chocolat chaud et mangeaient des pancakes avec bon appétit.

— Vous en avez combien ?— À la dernière inscription on avait 197 enfants de trois à dix-sept ans. À dix-huit on est obligés

de leur demander de partir mais comme la plupart partent à l’université ce n’est pas trop unproblème. Ceux qui restent on les aide à se trouver un toit, on s’y prend à l’avance, mais sinon on nepourrait jamais tenir. Les locaux sont aux normes pour accueillir deux cents gosses, et ça nous arrivede déborder un peu quand c’est pour une urgence. On cherche une annexe à rénover l’an prochain,dans un autre quartier, parce qu’ici on va bientôt saturer complètement.

— Et agrandir ici, c’est pas possible ?— Les bâtiments d’à côté sont tous des immeubles en copropriété, il faudrait que tous les habitants

décident de vendre en même temps pour qu’on puisse en récupérer un, et de toute façon on serait horsbudget. On fonctionne aux dons, tu sais, et tous les anims sont bénévoles, alors on a pas énormémentde moyens.

Ils rejoignirent Samia et Lily, qui déjeunaient à une table de vingt. Arthur lança par-dessus lestêtes :

— Est-ce que y a moyen d’avoir du thé, dans ce souk ?Quelques rires résonnèrent tandis que les enfants faisaient passer une grosse bouilloire. Lily en

profita pour se servir. Elle semblait beaucoup moins fraîche que la dernière fois qu’Alice l’avaitvue, ainsi accoudée à la table, les cheveux humides, les paupières tombantes.

— Benjamin est en route avec sa copine, résuma la rouquine dans un bâillement, quand tout lemonde fut assis et servi. Dam a passé la nuit ici, il fait un dernier check-up des cars et il attend lasociété qui nous livre les pique-niques. Thomas a appelé hier pour dire qu’il venait avec Derek maisje sais pas où il est.

— Ils vont arriver à la dernière minute, comme d’habitude, dit Samia avant de déplacer sonfauteuil avec une rapidité étonnante pour interrompre un début de bataille de céréales. Vivement lescars, ça va en rendormir la moitié.

— L’autre moitié va s’ennuyer vite, vous avez prévu quoi pour les occuper ?— On a Charlie et la chocolaterie sous le coude, au besoin, mais dans l’idéal on essaiera de les

faire chanter. On est quatorze, ça fait presque un adulte pour quinze gosses.— Oublie Derek et Alice, ils sont pas majeurs, si y a une merde on est pas couverts.— On a fait la répartition des cars, tu me dis si y a un truc qui cloche : Dam conduit le premier,

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Sarah et James à l’animation. Lily conduit le deuxième avec Abel et David. Benjamin…Alice perdit le fil assez rapidement, n’ayant pas suivi l’organisation depuis le début, sans compter

les prénoms qu’elle ne connaissait pas. En regardant certains des enfants les plus âgés, elle réalisaitsubitement que depuis quelques semaines elle ne traînait qu’avec des adultes, délaissantcomplètement ses amis du lycée. Bizarrement, ça ne l’inquiétait pas. En fait, elle s’ennuyait moinsavec eux. Les préoccupations d’Arthur et Samia, leurs sujets de conversation et leurs occupationsétaient définitivement plus funs que ceux de ses camarades de classe, sans compter que les uns et lesautres ne parlaient presque plus que des importants examens à venir et des universités. Ça déprimaitAlice, qui n’avait toujours pas la moindre idée de ce qu’elle allait bien pouvoir faire ensuite.D’autant qu’elle avait intérêt à se décider vite si elle ne voulait pas que ses parents remplissent lespapiers pour elle.

— Al ?Lily lui toucha l’épaule, la sortant de ses pensées.— Hum ?— T’es dans le pick-up avec Arthur, Sam, Thomas et Derek, pas d’objection ?— Euh, non.Elle voyait mal ce qu’elle aurait pu objecter, de toute façon. Une douleur sourde pulsant dans son crâne réveilla Thomas avant l’aube. Avec un grognement il

porta une main à sa tête, ignorant le coude qu’il avait frôlé au passage. Bouger ne fit qu’aggraver lasituation.

Il n’avait pas prévu de descendre à son rendez-vous la veille du départ. Mais ça ne changeait rienparce qu’entre tous les trucs en bordel, dans sa vie, ça c’était ce qu’il prévoyait le moins. Sans douteparce qu’il déployait des efforts surhumains pour y penser aussi peu que possible.

Thomas attribuait autant à Arthur qu’à lui-même le fait qu’il ne soit pas complètement dépendant.Son ami l’avait presque grillé tout de suite quand il avait commencé à prendre rendez-vous, et s’étaitbattu avec lui pied à pied pour l’empêcher de s’enfermer là-dedans. Lui-même avait réussi à garder àl’esprit que s’il mourait d’une overdose Dominic n’aurait plus personne, et que s’il devenait unjunkie il finirait certainement comme lui. Deux pensées peu engageantes qui lui avaient permis degarder le peu d’équilibre qui lui restait. Comme tout le reste dans sa vie, le rendez-vous de Thomasmarchait par cycle. Quand il commençait à tourner en rond, à s’ennuyer, quand il avait besoin de sedire à lui-même de bouger de son lit pour faire les choses qu’il avait à faire, il savait que c’était ledébut d’une mauvaise passe. Alors il descendait un peu. Ça empirait, il descendait beaucoup. Puis çadevenait horrible et il se laissait avaler par les étoiles. Dès que ça allait mieux, de lui-même, ildiminuait ses descentes jusqu’à pouvoir se contenter de ses cigarettes et d’un joint par-ci par-là. Çafaisait enrager Arthur parce que « si c’est si facile pour toi d’arrêter tu m’expliques pourquoi tu y vasencore ? »

Bien sûr il y avait les accidents, ceux qui rompaient les cycles. Michael avec rompu un bon cycle,mais parfois c’était l’inverse : un truc formidable se produisait, un truc qui rendait Thomas joyeux,lui redonnait espoir et étendait un bon cycle dans le temps. Mais les mauvais cycles finissaienttoujours par revenir, et le skatepark ne suffisait plus. Thomas avait un jour essayé d’expliquer àArthur qu’il lui était aussi impossible d’arrêter qu’il était impossible de stopper la rotation de laTerre. Le jour et la nuit continuaient de se succéder indéfiniment, les bons et les mauvais cycles

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faisaient de même, Thomas suivait sagement parce qu’il savait que résister aggraverait les choses, lesaggraverait jusqu’à ce qu’il hurle et pleure.

La veille au soir, Alice s’était couchée tôt en vue du départ du lendemain. Thomas n’avait pas pului parler aussi longtemps que d’habitude. Il s’était endormi, il avait rêvé de Michael, il s’étaitréveillé, avait bondi de son lit, et s’était descendu dans la foulée parce que c’était clairement le seulmoyen de passer la nuit sans devenir fou. Dans la panique il n’avait pas réfléchi et sauté sur lasolution la plus simple et la plus rapide.

Héloïse se teignait en blonde et prenait plaisir à scarifier son corps osseux d’anorexique. Héloïse,tombée là-dedans à quinze ans, avait commencé par se prostituer pour payer ses dealers. Thomasignorait si la drogue lui avait bouffé le cerveau ou si elle était déjà folle avant. En tout cas, elle avaitfini par se bâtir il ne savait comment (et s’en foutait royalement) un micro-empire qui tenait dans unstudio de trois pièces. Elle n’y vivait pas, bien sûr, mais y recevait clients et fournisseurs. Elleaccueillit Thomas avec un sourire tordu et terrifiant. Comme tout le monde, Thomas payait Héloïsecash et d’avance. Le fait qu’il lui plaise n’était qu’un bonus – si on pouvait considérer comme unbonus le fait d’avoir droit à une ou deux doses en rab selon l’état des stocks, et de finir ses nuits dedérive dans l’autre pièce, avec elle. Dans son état normal, Thomas haïssait Héloïse si fort qu’il auraitpu l’étrangler. Quand il planait, il la trouvait sexy et la laissait le déshabiller.

Quand il eut suffisamment retrouvé ses esprits pour que respirer ne soit presque plus douloureux,Thomas ouvrit les yeux. Et les referma presque aussitôt avec un nouveau grognement. Il n’y avaitpresque pas de lumière dans la pièce mais ça avait suffi à lui brûler les yeux. Il avait l’impressionqu’ils allaient lui sortir des orbites et que son crâne allait imploser, ou se fendiller s’il le touchait.Foutue nuit de merde… Il connaissait ces symptômes, ils lui étaient familiers. Tout ce qu’il pouvaitfaire, c’était attendre sans bouger et en silence, en se souvenant de continuer à respirer. Dansquelques minutes il pourrait ouvrir les yeux et se redresser. Lentement.

Dès qu’il en fut capable, il tâtonna pour trouver son portable et appuya sur une touche pour allumerl’écran. Il était 7 heures du matin.

— Merde !Oubliant la douleur, il se dépêtra des draps poisseux qui puaient la drogue et le sexe. Vacilla à

l’instant où il fut sur ses pieds tandis que sa jambe cassée protestait douloureusement. Douleurdouleur douleur…

— Reviens là, toi…Il sentit la main froide et osseuse d’Héloïse se refermer autour de sa cheville. Il se dégagea d’un

coup de pied, titubant dans l’obscurité pour retrouver sa chaussure et son pantalon. Petit à petit sesyeux s’habituaient à la pénombre, il distinguait les formes. Celle d’Héloïse, assise sur le matelas,nue, lui donna la chair de poule. C’était toujours pareil : au réveil il se demandait comment il avaitpu prendre du plaisir à ça, même en étant complètement défoncé. Il ne prit pas le temps de faire sonlacet, attacha sa chemise, trouva sa veste puis sa béquille. Il était presque à la porte quand la voixd’Héloïse claqua, sèche et autoritaire :

— Thomas, reviens là !Ça n’arrangeait pas son mal de tête, ni la nausée qui montait. Il ferma les yeux pour retrouver

l’équilibre. La voix se fit menaçante et un rien sifflante :— Thomas… ?— Ta gueule !

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Il sortit sans attendre de réponse, cramponné à sa béquille. Il aurait voulu pouvoir courir dansl’escalier de l’immeuble, il dut se contenter de boitiller. L’air frais de l’extérieur ne lui apportaaucun soulagement et il vomit contre un mur presque à l’instant où il fut dans la rue. Il avait du mal àrespirer et sa bouche brûlait comme s’il avait avalé de l’acide. Il resta un long moment plié en deux,les mains sur les cuisses, le front contre la froideur du mur crasseux. Il tremblait. Il pensa :

J’peux pas y aller…Et sortit son téléphone pour prévenir les autres qu’il ne venait plus. Il tomba sur le dernier texto

d’Alice.« À demain ! :) »Il gémit. Oh merde, c’était con… Pourquoi il avait tellement besoin de lui courir après ? Mais le

mal était fait, à présent. Il ne pouvait pas ne pas y aller. Alors il se redressa avec un gémissement. Çapulsait toujours, sous son crâne, mais il commençait à se sentir un tout petit peu mieux – mais çapouvait tout aussi bien être un effet de son imagination, à ce stade…

Débouclant son pantalon, il se soulagea contre le mur, à côté de la porte de l’immeuble, et décidaque c’était sa vengeance pour la façon dont Héloïse lui avait parlé – il n’était pas son chien, merde !Il était presque 7 h 15 à présent. Il devait passer chercher Derek, prendre une douche et se changer.Aucune chance qu’il y soit à temps…

À 8 heures pétantes, tous les gamins étaient dans les cars, et les caisses contenant les pique-niques

dans les soutes. Les enfants avaient été comptés et recomptés. Tout était prêt, on était sur le départ.— Ça répond toujours pas, soupira Lily en raccrochant, après avoir tenté de joindre Thomas pour

la énième fois.— Putain de merde, grommela Arthur.Les autres échangeaient des regards où l’agacement le disputait à l’inquiétude.— Bon, faites au moins partir les gosses, ce sera déjà ça de fait.— On vous attendra au premier arrêt si vous ne nous rattrapez pas d’ici là, dit Benjamin, avant de

grimper dans son car. Mais téléphonez si vous avez vraiment du retard, qu’on voie ce qu’on fait.— Oui, t’inquiète, vas-y.Les trois autocars pleins à craquer s’ébranlèrent dans un grand bruit de moteur et disparurent

rapidement au coin de la rue, dans la direction de l’autoroute.— Qu’est-ce qu’on fait ? Il est vingt-cinq, on peut encore l’attendre…, suggéra Samia en se

massant les tempes.— Je vais le chercher, décida Arthur.— Oh, pas besoin !Alice était debout sur la plateforme arrière du pick-up, et au bout de la rue venaient de surgir

Thomas et Derek, le premier clopinant avec sa béquille alors que le second portait deux sacs. Il leurfallut trois bonnes minutes pour arriver à leur hauteur.

— Pas trop tôt !— Ça va, grogna Thomas, en repoussant Arthur qui voulait l’aider à monter. On y va ?— Il est furieux, cherchez pas, chuchota Derek.— Bon, allez, on y va, on a assez perdu de temps.Pour compenser le froid à l’arrière du pick-up, on avait branché un chauffage d’appoint sur

l’allume-cigare de la voiture, avec une rallonge. Ça n’empêchait personne de se blottir dans parkas et

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doudounes. Au bout de cinq minutes, Derek craqua et ouvrit complètement le pare-brise arrière, usantde sa petite taille pour se glisser dans l’habitacle. Arthur conduisait et Samia était assise à côté delui. Alice n’était pas beaucoup plus grosse que Derek, elle aurait probablement pu rentrer se mettre àl’abri aussi. Mais Thomas s’était assis tout seul à côté du radiateur électrique, sa capuche sur la tête,yeux fermés, et il n’avait pas l’air au mieux de sa forme. Stupidement, elle ne voulait pas le laissertout seul. Oh, dans le fond ce n’était pas si stupide, surtout embarrassant. Parce que soit c’était de lapitié, soit c’était parce qu’il lui faisait de l’effet. Et d’un autre côté, quand elle y réfléchissait, elle sedisait qu’elle aurait été mal de laisser n’importe qui malade et seul à l’arrière du pick-up. Thomasmoins que les autres, certes, mais c’était pas forcément une histoire de pitié ou de crush.

Avant qu’elle n’ait pu décider si elle ferait mieux d’aller s’asseoir près de lui ou de le laisser à la

solitude dans laquelle il avait visiblement choisi de se morfondre, quelqu’un tira sur sa manche parl’interstice du pare-brise. Derek lui tendait un verre d’eau dans lequel un cachet d’aspirine finissaitde se désagréger.

— Pour Tommy.— OK.Voilà qui réglait la question pour elle. Alice se mit sur les genoux, jugeant peu prudent de se lever

alors qu’ils étaient sur l’autoroute et qu’elle avait un verre dans une main, et rampa de l’autre côté duradiateur. Thomas était toujours roulé en boule dans son coin, le front contre son genou, sa jambecassée étendue contre la cloison et son bras en écharpe contre sa poitrine. Il n’avait plus rien à voiravec le musicien qu’elle avait pris en photo quelques semaines plus tôt, à Camden. Aucune lumièren’émanait plus de lui. En fait, on aurait presque dit qu’il aspirait la lumière extérieure, tout semblaitobscur autour de lui – mais c’était peut-être juste parce qu’il portait des vêtements sombres. Il avaitl’air plus petit, aussi, et Alice crut capter un gémissement dans sa respiration bruyante et irrégulière.Elle hésita, puis tendit la main et toucha son épaule.

— Thomas ?Il ne sursauta pas mais chuchota d’une voix cassée :— Laisse-moi.— Aspirine ?Cette fois il leva un peu la tête, assez pour que ses yeux rencontrent les siens avant de tomber sur

le verre. Il avait les pupilles rétractées, le blanc de ses yeux était injecté de sang. En fait il avait justel’air complètement épuisé. Alice, réalisant qu’il allait lâcher le verre qu’il s’était décidé à prendre,mit les deux mains autour de la sienne pour le retenir, et l’aida à le porter à sa bouche. Il but engrimaçant.

— Ça va ?— Non, c’est pire… Boire, ça empire… Parler… Tout, même rien faire, ça empire…Il finit quand même le verre, puis le lâcha sans se soucier de savoir si elle le tenait toujours, et se

recroquevilla de nouveau. Il glissa sa main libre sous sa capuche et elle devina qu’il s’agrippait lescheveux. Elle faisait ça aussi quand elle avait vraiment très mal à la tête. Elle n’aimait pas qu’il aitmal…

— Je peux faire quelque chose ?— Fais-moi un câlin, souffla-t-il sans réfléchir.Son corps avait répondu tout seul, passant juste par son cerveau pour formuler le besoin à haute

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voix sans lui laisser le temps de filtrer. Il avait toujours la tête baissée alors il ne vit pas la réactiond’Alice, mais il l’entendit bouger. Il sentit la chaleur de son corps à côté du sien, puis contre lui, puisle bras qu’elle passa autour de ses épaules. Basculant un peu vers elle, il posa la tête dans le creuxde son cou et enroula son bras valide autour d’elle pour la serrer contre lui. Elle lui frotta gentimentle bras pour le réconforter, ce truc en apparence inutile mais qui marchait pourtant foutrement bien,tellement bien qu’il fut traversé par un sanglot silencieux. Il était content que sa capuche et saposition l’empêchent de voir son visage parce qu’il était peut-être en train de pleurer et qu’il auraitdétesté qu’elle le voie pleurer, il était déjà suffisamment pitoyable comme ça. Avec la main de sonbras en écharpe, il attrapa sa manche, puis trouva ses doigts et les serra. À la fois pour sentir sa peaucontre la sienne et aussi pour qu’elle arrête de lui frotter le bras sinon il allait exploser.

— Ça va aller ?— Hum… On reste juste un peu comme ça et normalement ça devrait aller.— Tu t’es bourré la gueule ?— J’me suis bien défoncé, en fait.— C’est pas malin.— J’sais. J’le f’rai plus…— J’parie que tu dis ça à chaque fois.— Hum.C’était vrai, mais ça faisait partie des mensonges qu’il se disait à lui-même pour continuer à se

supporter. Comme la promesse d’aller en Irlande un jour.— T’es tout sombre…— J’avais que ça sous la main.— Je parlais pas de tes fringues. T’es tout sombre. T’étais tout lumineux sur scène, au pub, ce soir-

là. Là t’es tellement sombre qu’on dirait un trou noir. Et tout froid.— Ça c’est parce qu’il fait froid.— Il faisait froid l’autre soir, aussi.— J’avais bu, j’étais encore dans mon trip musical, et je pensais à la façon dont j’allais

t’embrasser. Et après je t’embrassais. Forcément, j’avais chaud.— Imagine qu’on s’embrasse, alors.— Je vais écrire une chanson sur ce que ça fait quand on s’embrasse.— T’as promis de m’en écrire une, de chanson, tu te souviens ?— Oui, j’y travaille.Petit à petit, le ciel encombré se dégageait et le soleil promis par les services météo commença à

se montrer. Ça les réchauffait un peu, mais la lumière ne suffisait pas à éloigner cette impressiond’obscurité qu’Alice sentait tout autour de Thomas.

— Pourquoi tu fais pas de la musique quand t’as envie de te défoncer ?— J’arrive pas à faire de la musique quand j’ai envie de me fonceder. La seule chose qui fait

passer l’envie de me fonceder c’est de me fonceder. Ou de me suicider.Elle ferma les yeux pour ne pas voir le ciel pendant qu’ils parlaient de lui voulant se suicider. Le

texte et l’image n’allaient pas ensemble. En fait elle aurait préféré pas d’image, et pas de texte nonplus. Elle aurait préféré qu’il prenne sa guitare et qu’il chante une chanson. Mais ils avaientcommencé, maintenant.

— T’as déjà essayé ?

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— De me suicider ou de faire de la musique au moment où je veux me fonceder ?— Les deux ?— Oui.Là elle se mordit la lèvre, et il dut sentir qu’elle se tendait contre lui parce que le bras autour de sa

taille resserra son étreinte et qu’il caressa sa main en faisant des petits cercles avec son pouce. Sapeau était toute douce, et elle était fine, il faisait presque un tour complet autour d’elle avec son bras.Il aimait bien qu’elle soit menue, comme ça… On aurait dit un lutin, comme dans les contes deGrand’Tad.

— Pardon, chuchota-t-il dans son cou. On arrête d’en parler, d’accord ?— Non, ça va… Je veux juste comprendre comment tu fonctionnes.— Si tu veux je t’explique, mais on n’a pas besoin de parler de suicide si…— Qu’est-ce qui te rend si malheureux ?Thomas détestait avoir cette conversation. En général. Avec elle en particulier. Il réalisait trop

tard qu’il aurait vraiment dû ne pas venir et attendre d’être mieux pour voir Alice, comme ça ilsauraient pu parler d’elle, et de choses positives, et chanter à tue-tête au bord de la Tamise, etéventuellement s’embrasser dès qu’il aurait trouvé un moyen de conjurer le mauvais souvenir de laperte de l’appareil photo…

— Mais rien, c’est rien, t’inquiète pas… C’est juste moi qui suis un peu pitoyable, et la plupart dutemps j’arrive à pas y penser mais parfois je me souviens que je suis pitoyable alors je me défoncepour arrêter d’y penser. J’appelle ça la télé qui saute, tu vois…

Il avait même fait une chanson là-dessus, mais il ne l’avait jamais écrite ni chantée à personne, pasmême à lui-même. Il s’était surpris à en siffler les notes sous la douche, une fois ou deux, et parfois ilavait les paroles dans la tête, et bizarrement c’était un des seuls trucs réconfortant qui fonctionnaitchaque fois. Bien sûr il n’y pensait pas quand il se descendait. C’était même limite s’il s’ensouvenait.

— Pourquoi ?— Pourquoi quoi ?— La télé qui saute. Pourquoi ?Il sourit dans son cou. Ça, il voulait bien en parler avec elle, ça le dérangeait moins. En temps

normal il en était même assez fier, de cette métaphore. Ça faisait partie des substitutions de mots etd’expressions qu’il utilisait pour penser à sa vie en la déguisant, pour qu’elle ait l’air moinspitoyable.

— Quand la télé marche bien je suis en technicolor, quand ça saute je passe en noir et blanc.Comme son silence sonnait toujours aussi perplexe, il enfouit un peu plus le visage dans son cou et

souffla :— J’ai jamais aimé les films en noir et blanc, je trouve ça déprimant.— T’as pas dû voir les bons, répondit Alice en songeant aux fous rires piqués quand elle et

Morgane étaient petites, devant Charlie Chaplin.Puis elle ajouta, pour vérifier qu’elle avait compris sa métaphore :— Noir et blanc, c’est les mauvais moments ?— Ouais. Parfois ça saute pas pendant des semaines, et des fois ça saute une fois, puis deux, puis

je perds le technicolor pendant un moment, et ça finit par revenir.— Et faire venir un réparateur pour régler ta foutue télévision, ça t’a jamais traversé l’esprit ?

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Il rit tout bas et elle sentit la chaleur de son souffle lui chatouiller la peau, et elle eut envie qu’ill’embrasse dans le cou mais il ne le fit pas. Ses cils frôlèrent sa gorge quand il ferma les yeux denouveau – rire avait relancé son mal de tête, visiblement.

— Sérieusement, tu sais, y a des psy pour ce genre de problème…— J’aime pas les psy.— J’ai jamais aimé les toubibs mais ça m’empêche pas d’aller en voir un quand je suis malade.— Tu le ferais si t’étais tout le temps malade ?— Je finirais par être tout le temps malade si j’y allais jamais. C’est un cercle vicieux.— Oui mais c’est comme la clope, une fois que t’as commencé, c’est foutu.— C’est une question de volonté.Il ne dit rien pendant un moment parce qu’elle avait prononcé le mot qui posait problème, et même

s’il le savait déjà avant, ça faisait mal. Comme si quelqu’un l’avait pincé. Au cœur. Il ne voulait plusparler de ça avec elle. Jusqu’ici ils avaient presque réussi à ce que ça soit drôle, mais il était prêt àlui avouer tout et n’importe quoi plutôt que ça. Son incapacité chronique à garder le contrôle de savie.

À l’avant, Arthur ou Samia alluma la radio et la musique leur parvint de loin. C’était pas la mêmechose que quand c’était lui qui chantait mais c’était réconfortant quand même, et puis il était blottidans les bras d’Alice, avec son odeur et sa chaleur tout autour de lui, alors ça devrait aller. Vraiment.Il voulait que ça aille. Il l’avait jamais voulu si fort.

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Chapitre 8

La plage qu’ils avaient choisie était bien entendu déserte à cette période de l’année. Il y avaitbeaucoup de gosses et définitivement pas assez d’adultes, alors ils avaient fait des petits groupes quidevaient rester ensembles toute la journée – ainsi, les enfants contribuaient à se surveiller eux-mêmes. Alice fut rapidement mise à contribution. Avant midi, elle avait fait trois parties de foot,ramassé suffisamment de coquillages pour ouvrir un magasin, creusé dix-huit trous et construit septchâteaux de sable.

Vu l’état de Thomas, ses amis avaient commencé par se résoudre à le laisser dans son coin. Maisle jeune homme avait fini par reprendre un peu du poil de la bête et était allé aider Damien, Benjaminet leurs groupes respectifs, qui ramassaient du bois flotté dans l’idée de faire un feu de camp. Lespremières flammes, colorées de bleu par le sel qui saturait le bois, commençaient à s’élever quandAlice se laissa tomber près de lui avec un grognement de satisfaction.

— Déjà fatiguée ?Elle le fusilla du regard.— Rappelle-moi ce que t’as foutu, depuis qu’on est arrivé ?— J’ai fait du feu !— C’est bien, c’est très masculin comme activité.Elle s’allongea au soleil et ferma les yeux, un bras sous la tête, l’autre sur le ventre. Là ça allait,

elle n’avait presque pas froid, entre le feu et le soleil. Lui la regarda sans rien dire pendant une oudeux minutes en pensant que putain de merde, elle était foutrement jolie sans sa capuche, ses cheveuxnoirs étalés un peu n’importe comment, les joues rougies parce qu’elle avait passé la matinée à courird’un bout à l’autre de la plage et parce qu’il faisait frais. Elle avait un grain de beauté sur le lobe del’oreille, il se coinça les mains sous les aisselles pour résister à la tentation de le toucher. Despetites tâches de rousseur parsemaient ses joues comme des motifs sur des ailes de papillon etvraiment, il ne savait pas comment il résistait parce que ça lui emplissait le crâne jusqu’à l’aveuglercomplètement. Même la façon dont sa poitrine se soulevait et s’abaissait le rendait tout chose. Il yavait un truc chez cette fille qui le perturbait… Ça lui faisait peur et en même temps il ne voulait pasque ça s’arrête.

Les gamins commençaient à avoir faim. Les adultes se chargèrent d’aller chercher par la peau ducou ceux qui ne revenaient pas d’eux-mêmes près du feu. Après plusieurs comptages et appels, on sefit un devoir d’ouvrir les caisses contenant le déjeuner, et de distribuer les pique-niques. Thomas, lui,avait sorti sa guitare de son étui et l’accorda en lançant :

— Qui veut quoi ?Les autres eurent bien du mal à faire taire le brouhaha qui s’ensuivit et Arthur le fusilla du regard.— Derek ?Même l’intéressé fut surpris. Thomas lui demandait rarement son avis, et jamais quand ils étaient

avec les gosses. Mais l’enfant lut une demande silencieuse de pardon dans les yeux de son grandfrère. Il l’avait encore lâché, comme chaque fois qu’il perdait les pédales, et ensuite il n’avait étéqu’une boule de nerfs hypersensible, et comme d’habitude c’était à la gueule de son cadet qu’ilexplosait. Derek ne lui reprochait jamais ses sautes d’humeur, mais Tom connaissait des moments de

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violente culpabilité quand il se comportait comme un connard…— Somewhere Over the Rainbow, dit finalement l’enfant.Alice entendit très bien le soupir de soulagement qui échappa à Thomas. Il avait retenu son souffle

sans s’en apercevoir.— La version d’Iz ?— Yep.— OK.Les enfants commencèrent à manger et à bavarder pendant qu’il chantait. Alice ferma les yeux et se

surprit à apprécier simplement l’instant présent. Le feu qui craquait, le soleil qui descendait déjà surl’horizon, le bruit des vagues et des mouettes, ses amis et les gosses autour d’elle, la voix et laguitare de Thomas. C’était une bonne façon de passer son samedi, avec les bonnes personnes. Elleavait cette impression satisfaisante d’appartenir à un truc plus grand – eux tous. De ne pas être detrop. C’était fou la facilité avec laquelle ils l’avaient adoptée… Ils la faisaient entrer dans leurmonde petit à petit.

Après manger, les gosses retournèrent jouer et Thomas et elle se virent attribuer la surveillanced’un petit groupe qui voulait faire des courses dans le sable. Ils dessinèrent une ligne de départ et uneligne d’arrivée, et arbitrèrent les courses pour éviter que les petits ne finissent par s’écharper. Derekparticipa mais Alice soupçonnait que ce soit seulement un prétexte pour rester avec Thomas. Elleétait à la ligne d’arrivée et lui au départ, mais de loin elle vit que les deux frères passaient pas malde temps à discuter et elle songea qu’ils étaient plus proches qu’il n’y paraissait. Thomas étaittoujours un peu rude avec lui mais dans le fond il devait beaucoup l’aimer…

Après ça, quand les gosses éreintés s’en retournèrent à l’atelier « châteaux de sable », Tom et

Alice allèrent faire un tour le long du rivage, laissant le feu de camp et les autres derrière eux. Aliceavait retiré ses chaussures et marchait dans l’eau.

— T’as pas froid ?— Si, mais j’aime bien. Tant que c’est que les pieds…Lui avait remonté le zip de sa veste jusqu’au cou, mis sa capuche sur la tête, et il frissonnait

encore, les mains au fond des poches. Il était pâle mais le bout de son nez un peu tordu était toutrouge, et elle savait que ses oreilles devaient l’être aussi. Mignon…

— T’es frileux…— Rigole pas, c’est pas drôle…, grommela-t-il d’un ton boudeur.— Serait-ce un sujet sensible ?— Dis-moi quelque chose de positif sur toi.— D’une, c’est mon truc à moi, ça. De deuze, c’est une façon minable de changer de sujet. Et de

trois je vois pas pourquoi…— Parce que je veux juste savoir ? Tu sais, comme dans : tu m’intéresses et j’ai envie de te

connaître ?Ça c’était perturbant, et agréable à entendre, mais perturbant quand même, et elle fit quelques pas

dans l’eau en silence, ses chaussures attachées autour du cou par les lacets. Elle répondit enregardant les vagues lui lécher les mollets :

— Je suis pas très fan du monde dans lequel je vis alors je le prends en photo, je le change, et jetapisse les murs de ma chambre avec. C’est pour ça que ma chambre est mon endroit préféré au

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monde, que y a un verrou sur la porte et qu’en dehors du chat je ne laisse entrer personne. Mesparents et ma sœur ne comptent pas, ils s’amènent sans frapper dès que la porte est ouverte.

— Tu m’as laissé entrer, moi.— Tu me laisses entrer aussi, parfois.Il ne dit rien mais cette réponse et la façon naturelle dont elle l’avait dite le firent tomber un peu

plus amoureux d’elle encore, et cette fois il le sentit physiquement, même s’il ne mettait toujours pasde mots dessus. Comme si quelque chose dégringolait à l’intérieur de lui.

— Pourquoi Samia s’est jetée par la fenêtre de chez elle ? demanda Alice.Ça aussi c’était nouveau : elle déterrait un par un chacun des trous noirs qui faisaient de sa vie un

no man’s land lugubre battu par les vents.— Tu lui as demandé ?— Oui… Enfin, non, pas vraiment. Elle m’a pas donné de détails.— Demande-lui d’abord et je compléterai les blancs. Ça lui pose pas de problème d’en parler en

règle générale, mais je préfère ne pas le faire dans son dos.— Toi, ça te posera problème d’en parler ?— Non, si ça ne te dérange pas que je serre les poings et les dents en même temps.— Je devrais pouvoir faire avec. Au retour ils montèrent avec les gosses dans un car, et ils avaient beau être tous crevés, la

présence de Thomas les réveilla si bien qu’ils passèrent la moitié du trajet à chanter à tue-tête leschansons qu’il leur jouait sur sa guitare, en déambulant dans l’allée centrale, ou bien assis sur ledossier d’un siège quand il eut mal à la jambe. Alice le regarda faire et réalisa qu’il ne devenait paslumineux uniquement sur scène mais dès qu’il avait un public – et il avait l’air de vraiment appréciercelui-là. Elle pouvait facilement comprendre pourquoi, cela dit : les mômes étaient déchaînés et àfond avec lui, ils jouaient le jeu encore mieux que les adultes, hurlaient les refrains dans unecacophonie sans queue ni tête, mais elle n’avait jamais vu un sourire pareil sur le visage de Thomas.Même sans sa crête, il faisait punk – le bleu de ses cheveux jouait moins que son enthousiasmedélirant.

La nuit tombait quand les gamins commencèrent à s’endormir. Thomas se glissa à côté d’elle sur labanquette arrière du car. Derek avait déjà sombré, la tête sur l’épaule d’Alice.

— Il t’embête pas ?— Non. Il est mignon.— Je sais.Il avait dit ça tranquillement mais elle avait bien vu l’éclair de fierté qui avait traversé son regard.

Davantage comme un père que comme un frère… Il lut la question qu’elle ne posait pas dans sesyeux. Alors il se laissa aller en arrière, contre le dossier, la tête tournée vers elle. Ils se regardaientsans rien dire, mais ni le silence ni le regard qu’ils échangeaient ne les gênaient. Il sourit sansparvenir à s’en empêcher.

— J’ai pratiquement élevé Derek tout seul depuis sa naissance, alors on a une relation assezbizarre.

— Ils sont où, vos parents ?— Notre père est probablement dans son fauteuil devant la télé, comme d’habitude.— Et votre mère ?

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Il détourna le regard et ne répondit pas. Il se sentit infiniment reconnaissant quand elle n’insistapas. Il tourna de nouveau la tête vers elle pour croiser encore son regard. C’était la première foisqu’il remarquait que ses yeux étaient bleus… Un bleu bizarre, pas tout à fait bleu… Il en perdait sesmots. Avec un soupir fatigué, il passa un bras autour de ses épaules, et comme elle s’appuyait contrelui, il posa la joue sur sa tête et ferma les yeux.

Arthur les réveilla tous les trois à l’arrivée et offrit de raccompagner les uns et les autres chez eux.Derek se rendormit à peine assis dans le pick-up et ce fut son frère qui lui mit sa ceinture de sécurité.Il ne parla pas avec Alice, ils restèrent simplement assis l’un contre l’autre à regarder la ville défilerpar la fenêtre, jusqu’à ce qu’ils soient en bas de chez elle et qu’elle s’en aille.

Le lendemain matin, elle fut réveillée par de la musique sur son toit. Quand elle eut suffisamment

émergé pour comprendre de quoi, et surtout de qui il s’agissait, elle sauta hors de son lit, la couetteautour des épaules, grimpa sur une chaise et ouvrit la lucarne pour passer la tête à l’extérieur. Le chatbondit aussitôt vers elle et se faufila par l’espace qu’elle avait laissé entre son corps et la fenêtre.Thomas était adossé au toit de la maison contiguë à la sienne, sa guitare sur les genoux. Il jouait etfredonnait Hey, Soul Sister, une chanson de Train. Alice prit dix secondes pour apprécier lespectacle avant de lui faire frénétiquement signe de rappliquer. Il se glissa dans sa chambre.

— Dis, ça va devenir une habitude ?— Si t’es d’accord…Ils se regardaient, debout dans la semi-obscurité de la pièce, elle drapée dans sa couette, pieds

nus, lui sa guitare en bandoulière, l’œil brillant d’une lueur qu’elle connaissait mais qu’elle voyaitdans son regard pour la première fois. Une lueur d’espoir. Elle sourit en haussant les épaules,oubliant même de lui reprocher d’avoir fait du chambard sur le toit alors qu’il savait que sa sœurétait à côté.

— Tant que ça m’empêche pas de me recoucher…Elle avait un petit canapé défoncé aux couleurs passées dans lequel il s’affala après avoir retiré sa

veste et son unique chaussure. Elle se remit dans son lit, à plat ventre, et ils commencèrent à discuternaturellement, comme si sa présence dans sa chambre à cette heure-ci était tout ce qu’il y avait deplus normal. Il attrapa un livre sur une étagère, dont il reconnaissait le titre, puis demanda desexplications sur certaines des photos qui tapissaient les murs. Quand Alice fut un peu plus réveillée,elle alla faire du thé dans la cuisine et revint avec deux mugs et des tartines. Elle se cala avec lui surle canapé et ils partagèrent sa couette en même temps que le petit déjeuner.

C’était une bonne façon de passer leur dimanche matin.

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Chapitre 9

Alice se renfonça dans son siège, sa capuche sur la tête. Les températures avaient chuté presqueimmédiatement après le week-end à Brighton, un mois plus tôt. Il neigeait. Ses parents avaient lamême engueulade pour la cinquantième fois depuis qu’ils étaient partis. Morgane, sa sœur de deuxans son aînée, avait mis la musique de son Iphone si fort qu’elle aurait aussi bien pu se passerd’écouteurs.

— Eh, baisse le son, grogna Alice en donnant un coup de coude à sa sœur.Cette dernière la poussa et monta le volume.— Salope, souffla la cadette, profitant que personne ne l’écoutait.Morgane et Alice se ressemblaient physiquement, et elles avaient été très complices à peu près

jusqu’aux douze ans de Morgane. Après ça, elles avaient divergé, tant et si bien qu’Alice sedemandait parfois si elles étaient réellement sœurs. L’aînée était le genre de fille populaire, unefashion victim qui n’était jamais à la maison et avait trop d’amis pour tous les voir en une semaine.La cadette, elle, tentait toujours de passer inaperçue et cultivait sa solitude avec application. Enfin,jusqu’à ce qu’un presque-inconnu l’entraîne à un certain concert…

Ils allaient passer les fêtes de fin d’année à Norwich, chez de la famille, et en dehors du faitqu’Alice n’avait aucune envie d’y aller et qu’elle allait manquer la bringue organisée par Sam,Arthur et compagnie, il y avait un embouteillage monstrueux et ça faisait deux heures qu’ils étaientbloqués au même endroit.

— Je t’avais dit qu’on aurait dû partir immédiatement après le déjeuner !— Je te signale que si tu avais vérifié l’état du trafic ce matin, comme je te l’avais conseillé, on

aurait été prévenus…— Et tu ne pouvais pas le faire toi-même, non, Madame était trop occupée…— À faire les valises, Dimitri, pour l’amour du ciel, les valises que je t’ai demandé vingt fois de

m’aider à préparer !Alice ravala un grognement, la tête contre la vitre froide et humide de buée. Un œil sur son

portable lui apprit qu’il était 18 heures passées. Ils n’y seraient certainement pas pour dîner, maispour y être tout court encore faudrait-il qu’ils sortent de Londres… Noël dans la voiture, entreMorgane et les parents ? Et bah putain, ça promettait d’être joyeux…

Elle en était à se demander ce qui était le pire, entre la perspective de rester coincée ici toute lanuit et celle d’arriver à Norwich et de retrouver ses trois cousins, qui ne pouvaient pas la saquer – etréciproquement – quand son portable vibra contre sa cuisse. Elle sourit sans y penser en lisant le nomde Thomas.

« Je te vois… »Instinctivement elle se redressa sur son siège et se mit à scruter la rue tout en répondant :« Tu fais un remake de Scream ? »L’instant d’après, il l’appelait.— Yep ?— Il a l’air sympa, ton programme, pour Noël.— Très. La dinde est à ma droite, et la mère et le père Noël s’engueulent à l’avant.

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— Ils risquent pas de t’entendre ?— Trop occupés à se crier dessus. T’es où ?— Sous un porche, pratiquement en face de ta fenêtre.Elle le chercha encore, et cette fois remarqua sa silhouette élancée, toujours un peu entortillée à

cause de l’attelle et des béquilles – son bras était de nouveau opérationnel. Il avait enroulé uneécharpe autour de son nez et de sa bouche, ce qui expliquait sa voix étouffée. Avec la buée blanchequi semblait jaillir de nulle part, devant son visage, et ses cheveux un peu ébouriffés, il avait des airsde bandit de grand chemin. Estropié, certes, mais c’était romantique quand même.

— Tu devrais pas être à une fête ?— J’ai un cadeau pour toi, je voulais te le donner avant que tu t’en ailles.Alice se mordit l’intérieur des joues en se demandant comment sa famille réagirait si un garçon de

dix-neuf ans se pointait soudain dans la voiture pour lui offrir un cadeau de Noël. Finalement, ellesouffla :

— Attends deux secondes.Et colla le téléphone contre sa poitrine avant de se pencher entre ses parents, interrompant leur

dispute.— J’étouffe un peu, là, je peux sortir prendre l’air ? Je vais pas loin et je reviens dès que ça

avance…— Tu ne t’éloignes pas, Alice, et tu prends ton téléphone, répondit sa mère avant de reprendre le

fil de ses reproches.Son père ne fit même pas de commentaire et elle se dépêcha de se glisser dehors avant qu’ils ne

changent d’avis. Morgane la regarda partir d’un air suspicieux et Alice songea qu’elle allaitl’espionner par la fenêtre.

Elle frissonna avant même d’avoir claqué la portière car elle avait laissé son manteau dans

l’habitacle. Mais elle ne voulait pas retourner le chercher alors elle remonta la fermeture Éclair deson sweat-shirt jusqu’au cou, mit les mains dans ses poches et marcha vers Thomas. Malgrél’écharpe qui lui mangeait le menton, elle vit ses joues se plisser tandis qu’il souriait et venait à sarencontre. Elle avait déjà de la neige sur les épaules quand ils se rejoignirent au milieu du trottoir.Lui avait sa guitare sur une épaule, un sac sur l’autre.

— Y a un poids lourd de renversé au milieu de la route, dit Thomas en guise de bonjour.Il désigna l’embouteillage d’un mouvement du menton. Alice leva les yeux au ciel.— On est partis pour dormir là…— Ouais, y a des chances… Sauf si tu viens avec moi !Il avait dit ça en la gratifiant d’un regard malicieux qui fit danser des papillons dans son estomac.

Ses cheveux bleus étaient humides, comme s’il sortait de la douche, il portait une veste en cuir éliméepar-dessus une chemise à carreaux. Et, de manière inattendue, un bracelet à clous autour du poignet,qu’elle avait déjà remarqué les deux fois où elle l’avait vu en concert. Ça, plus l’éclat du piercingau-dessus de son œil, ça lui donnait envie de l’accompagner n’importe où. Elle se retourna pourregarder vers la voiture.

— Ils vont se demander où je suis…— Tu crois ?Il avait dit ça tout bas mais elle l’avait entendu quand même parce qu’il s’était rapproché d’elle, et

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quand elle tourna de nouveau la tête vers lui elle sentit son odeur. Tabac, chocolat, humidité, cuir…Et une note indéfinissable. Le résultat était intoxiquant. Il souriait toujours derrière son écharpe.

— Je te donne ton cadeau que si tu viens !Elle allait se faire incendier… Mais entre Norwich et Thomas, le choix était vite fait.— D’accord, t’as gagné…En s’éloignant de l’embouteillage, elle eut cette impression grisante qu’elle ressentait presque

chaque fois qu’elle était avec lui. Celle de faire des trucs interdits, qui allaient immanquablement luiattirer des ennuis… Ses parents ne bougeraient sûrement pas de la nuit, elle avait son portable…Mais par-dessus tout elle ne voulait vraiment, vraiment pas aller chez ses cousins. Pour une fois elleavait envie de passer un vrai bon Noël.

Il la tira dans une rue, derrière eux, et ils abandonnèrent l’embouteillage. Londres était sous laneige et se préparait à faire la fête. Il y avait des décorations plein les rues, des voitures se garaient,des familles en sortaient avec les bras chargés de sacs et de paquets. Par les fenêtres ils voyaient lestables dressées, les sapins décorés, les premiers invités rassemblés autour de l’apéritif.

— C’est ma nuit préférée, chuchota-t-elle, sans parler à personne en particulier.— À moi aussi, dit Thomas en la prenant par la main. Viens, il faut qu’on attrape un bus et ensuite

on y est.Ils sautèrent dans un impérial qui allait partir, et descendirent sept stations plus loin. Encore une

fois ils se retrouvaient dans un quartier du Nord, avec des immeubles plutôt que des maisons. Lesmurs étaient recouverts de tags, les rues désertes. Thomas l’entraîna dans l’ascenseur d’un building etappuya sur le bouton du dernier étage.

— Derek est pas avec toi ?— Il est déjà là-haut, il donne un coup de main.Le portable d’Alice choisit ce moment pour vibrer, dans sa poche. Elle tressaillit en voyant le nom

« Maman » s’afficher sur l’écran. Refusa l’appel, faillit ranger son mobile, puis changea d’avis ettapa un court texto.

« Désolée mais ne vous inquiétez pas je suis en sécurité. Au pire allez-y sans moi. Je vous appelledemain. Joyeux Noël. »

Quand ils sortirent de l’ascenseur elle fut surprise qu’il la pousse encore vers l’escalier.— On n’est pas arrivés ?— Grimpe, tu verras. Ils grimpèrent. La dernière porte franchie débouchait sur le toit. Le vent froid fit de nouveau

frissonner Alice, mais on avait étendu une immense bâche sur des tréteaux, sous laquelle la nourritureet les cadeaux avaient été mis à l’abri. Un peu partout des feux brûlaient dans des barbecues parfoisimprovisés sur des tonneaux de métal. Et il y avait du monde, des canapés, des poufs, des chaiseslongues, des tabourets, un hamac, un banc – un tronc d’arbre ? Le nez d’une grue dépassait un peu au-dessus du toit, un gosse perché sur les épaules d’un adulte y accrochait des guirlandes électriques. Ily avait même un groupe électrogène. Quelqu’un demanda :

— On a prévu un sapin ?— Arthur doit l’apporter. Personne n’aurait une rallonge ?— Mais tout l’immeuble est invité ? demanda Alice en regardant la foule des nouveaux visages.Thomas riait de la voir si étonnée.

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— Une fois qu’on a rassemblé les amis et la famille de toute la bande, forcément, on se retrouve àfêter Noël à soixante. Tu viens m’aider ?

Elle le suivit jusque sous la bâche où il étala sur une table des cadeaux sortis de son sac. Il y laissaaussi sa guitare, et il se retournait pour donner un coup de main aux décorations quand Lily surgit denulle part et sauta dans les bras d’Alice. Elle portait un manteau à capuche qui lui donnait des airs depetit chaperon rouge, sautillait sur place et balançait tresses, plumes et cheveux dans les visages desimprudents qui passaient à portée.

— Alice ! T’es venue !— Lily ! T’es là ! chantonna Thomas avec une voix de fausset.— Toi ta gueule, t’es à la bourre.— Et tu croyais que je foutais quoi ? J’allais chercher Alice.Il fut presque immédiatement pardonné, mais Lily n’en garda pas moins l’air boudeur tout en

plaquant un baiser sonore sur sa joue barbue. Puis elle s’empara de la main d’Alice et l’entraîna loinde Thomas qui lui lança un sourire d’excuse.

— Viens, tu vas nous aider !Dans l’immédiat, il s’agissait surtout de démêler des guirlandes électriques. Lily en faisait des

longueurs qu’elle lui passait autour du cou pour ne pas faire d’autres nœuds en les laissant en boulepar terre. Elles en étaient là quand Samia débarqua, portée par Arthur, dont les tresses étaient pleinesde neige. Les aînés du foyer les suivaient et s’éparpillèrent sur le toit en riant et en bavardant tandisque quelqu’un lui dépliait son fauteuil roulant. Arthur l’y déposa et se redressa avec un grognement.

— Dis tout de suite que je suis lourde, lança Samia en lui flanquant un coup de coude dans lacuisse.

Le géant, le souffle coupé, balbutia quelque chose d’incompréhensible, puis retourna vers la porteen prenant un air vexé. Au moment de sortir, il cria par-dessus les têtes :

— J’ai un énorme sapin à l’arrière du pick-up, si personne ne vient m’aider il reste en bas !Il y eut aussitôt du monde pour lui emboîter le pas et les gamins se mirent à piailler d’excitation.

Samia roula vers Lily et Alice. Elle avait enfilé un manteau épais par-dessus ses vêtementstraditionnels indiens. Ses cheveux noirs n’étaient pas attachés, sans doute parce qu’ils lui tenaientchaud, et un bonnet à pompon lui tombait presque sur les yeux.

— Tu peux lâcher les guirlandes, Alice, le sapin va te remplacer.— Trop aimable à lui, j’ai des crampes… T’as fini, Lil’ ?— Presque… T’as laissé tes gamins, Samia ?— Ils ont eu la visite du père Noël, et la permanence est assurée. Je serai de retour demain matin

pour les cadeaux et la journée de fête, sans compter que certains sont avec leurs familles pour lesvacances. J’ai pris que les grands. Je savais pas que tu venais, toi, d’ailleurs, ajouta-t-elle en tirantAlice par la manche. T’as pas froid, comme ça ?

— Ça va, Lily me fait faire du sport.— Je vois ça. D’ici une demi-heure ça va être la foire alors ne laisse pas les gosses te marcher sur

les pieds et fais comme chez toi, personne ne mord.— Compris…— Thomas ! Thomas ! Thomas !Les gamins de Samia venaient de repérer leur musicien, et comme leurs cris faisaient constater sa

présence à tout le monde, le reste des gosses présents sur le toit se joignirent à eux pour se précipiter

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sur lui. Il en souleva tant qu’il put à la fois dans ses bras, les chatouilla, les embrassa, ébouriffaquelques tignasses. Seul Derek était resté à l’écart.

— Dis, t’as amené des cadeaux ?— Et tu vas faire des chansons ?Toute conversation devint impossible quand Arthur et les volontaires qui l’avaient accompagné

parvinrent enfin à atteindre le toit. Ils avaient à peine réussi à faire tenir debout l’arbre de Noël quetout ce qui avait moins de dix-huit ans se précipitait dessus pour le décorer. Pris dans l’ambiance, lesplus de dix-huit ans finirent par se joindre à eux et la fête battait son plein avant qu’Alice aitréellement eu le temps de s’en apercevoir. À la base elle avait prévu d’écrire toutes les heures à sesparents pour leur dire qu’elle allait bien, mais… Mieux valait demander pardon que permission,après tout. Elle mit son portable sur silencieux et les oublia, eux, sa sœur et Norwich le temps d’unesoirée.

Quand l’agitation fut un peu retombée, elle se retrouva assise sur le tronc d’arbre, entre Samia et

Lily, une assiette en carton sur les genoux. Quelqu’un avait branché la musique pendant que d’autressabraient le champagne. Un peu plus loin, elle repéra Thomas et Derek qui servaient à boire et àmanger à un vieil homme grand et sec. Elle poussa Lily du coude.

— C’est qui ?— Leur « ancien », comme dit Thomas. Daren, un Irlandais. Il tient un pub du côté de Kilburn.— Je suis perdue en ce qui concerne leur famille…— Comme tout le monde. Disons qu’il leur reste un père qui ne s’occupe pas d’eux, une grand-

mère qui vit à la campagne et ce grand-père-là. Le reste, je ne sais pas.— Et Thomas a élevé Derek ?— Plus ou moins, enchaîna Samia. Je vais pas te donner de détails parce que ça ne regarde qu’eux,

demande-leur si ça t’intéresse et ils te répondront tant que les questions ne les gêneront pas. Mais engros oui, Thomas est plus le père que le frère de Derek, et ça a tendance à foutre un peu le bordeldans leur relation. Mais le petit est plus que patient avec lui. Le plus gros problème c’est que Thomasest quelqu’un de très responsable lorsqu’il va bien et de totalement irresponsable quand il est mal.Ça fait qu’un coup sur deux Derek doit se démerder sans lui. Parfois on dirait presque que Thomasoublie qu’il a un frère…

Ces explications rappelèrent à Alice la courte discussion qu’elle avait eue avec Thomas, àBrighton. Elle termina son assiette en cogitant mais ses yeux revenaient sans cesse sur Samia, sonfauteuil et son sari. Elle savait qu’elle était trop curieuse, on le lui disait depuis qu’elle était toutepetite. Mais elle avait toujours aimé qu’on lui raconte des histoires.

— Sam ?— Oui, chérie ?— Pourquoi t’as sauté par la fenêtre ?Elle avait demandé ça avec autant de candeur que les enfants de l’association, et ça fit sourire la

jeune fille.— Ah, la fameuse question… Pour te faire la version courte, disons que j’avais un souci avec ma

famille. Un gros souci. Le genre de truc qui te fait entrer dans la catégorie « enfants en danger », tuvois ? Est arrivé un moment où la fenêtre m’est apparue comme une sortie de secours.

— Ah…

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Elle n’avait pas l’air décidée à développer et Alice n’osa pas insister. Thomas avait dit qu’ilcompléterait, de toute façon… Alors elle repassa du particulier au général :

— C’est moi ou tout le monde a une histoire sombre, par ici ?— Je dirai plus une part d’ombre qu’une histoire sombre, intervint Lily en revenant du buffet avec

trois verres de vin chaud qu’elle distribua à ses amies. Mais si tu veux des trucs joyeux demande àArthur de te parler de ses origines géographiques, y a de quoi écrire plusieurs romans de voyage.

— Et si ça peut te rassurer, ajouta Samia, je n’essayais pas de me suicider pour cause dedépression, c’était une échappatoire. Un putain d’acte de rébellion, d’ailleurs j’en suis stupidementassez fière. Vous m’excusez, les filles ? Je sens que y a une bataille de merguez qui va dégénérer…

Elle s’éloigna sur ses mots, en faisant rouler son fauteuil, et s’invita au milieu du groupe de gossesqu’elle avait emmené avec elle. Malgré son apparence fragile, sa voix portait et elles l’entendirenttrès bien incendier les chahuteurs, qui baissèrent la tête et retrouvèrent leur calme presqueinstantanément.

— Je l’adore, Sam, souffla Lily en la regardant avec tendresse. Caractère de feu, grande gueule,cœur d’or et rebelle. Quand je l’ai rencontrée pour la première fois, je lui ai demandé où elle étaitpassée pendant tout le reste de ma vie…

Alice eut un petit rire. C’était vrai qu’elle était impressionnante…— Elle fait quoi dans la vie, en dehors de son boulot au foyer ?— Des études de droit. Son but ultime c’est de retourner en Inde protéger les droits des enfants,

surtout des filles. S’assurer qu’elles puissent continuer à aller à l’école et que personne ne les force àse marier, encore moins avant l’âge de dix-huit ans. C’est son cheval de bataille. Thomas aussi a unproblème avec les enfants maltraités ou abandonnés, il est impitoyable avec… comment il appelleça ? Les parents qui s’assument pas, voilà. Mais c’est leurs histoires personnelles à tous les deux quiles ont menés à ça.

— Je sais pas si je trouve ça cool ou triste, dit doucement Alice.— Les deux, ma belle. Sûrement les deux…Elle aurait voulu avoir l’occasion de discuter de tout ça avec Thomas, et aussi de lui faire tenir sa

promesse de combler les blancs dans le récit de Samia. Mais le toit était bondé, tout le mondediscutait avec tout le monde, et Tom était particulièrement sollicité par les gosses, ceux du foyer ettous les autres. Il faisait preuve avec eux d’une patience qu’elle ne lui connaissait pas, il roulaitgentiment sur le sol quand ils lui sautaient dessus, leur renvoyait des boules de neige sans les lancertrop fort pour ne pas leur faire mal, les laissait s’asseoir sur ses genoux ou grimper sur son dos. Ens’approchant du joyeux chahut, elle avisa Derek qui observait les autres enfants d’un œil envieux,assis à côté de son grand-père. Ses yeux bleu gris étaient secs, mais elle le voyait bien déglutir sansarrêt. Alice se glissa à côté de lui.

— Va jouer avec eux, Derek.— Non, répondit-il en secouant la tête, les yeux toujours rivés sur son frère. Il est pas pareil quand

je joue avec lui.Elle n’avait pas eu énormément de contacts avec Derek depuis qu’elle le connaissait, alors par

défaut elle décida d’agir avec lui comme elle agissait avec le frère du petit garçon. Elle ne dit rienmais ne baissa pas les yeux, gardant son attention ouvertement fixée sur le petit garçon. Sans avoirbesoin d’insister, il finit par poursuivre :

— Il y a des moments où on est que tous les deux et c’est comme là : il joue avec moi comme

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quand j’étais p’tit et c’est cool. C’est même encore plus cool qu’avec eux. Parce que c’est lui et moi,tu vois ? C’est spécial. Mais la plupart du temps il est pas comme ça. Il est pas méchant mais il est…

— Pas gentil non plus ?— Voilà.Cette fois il se tut pour de bon et elle n’insista pas. Il ressemblait tellement à Thomas, surtout par

son comportement, qu’elle se laissa aller à penser qu’elle avait peut-être une version de lui enminiature sous les yeux. Comment était Thomas quand il était petit ?

Les uns et les autres grignotaient et buvaient toujours, mais globalement la plupart des gens avaientfini de manger. Un père légèrement éméché mit sa fille debout sur une table et lui fit chanter unechanson de Noël. D’autres gosses joignirent leurs voix, et bien sûr on finit par demander à Thomas deles accompagner, sur le violon que Daren avait apporté. Alice, qui ne savait pas qu’il en jouait,l’écouta en se demandant combien d’autres talents il cachait dans sa manche. Certes, il avait l’oreilleabsolue d’après ce qu’il lui avait dit, mais elle ne savait pas que ça impliquait de pouvoir jouer den’importe quel instrument, surtout sans s’emmêler les pinceaux.

Au bout de quelques chansons l’un des gamins lança :— Maintenant c’est le tour de Thomas !Tout le monde approuva à grand renfort de cris et d’applaudissements. Le garçon fit mine de

protester mais personne n’était dupe : il en crevait d’envie. Au final Arthur sortit sa propre guitaretandis que quelques instruments de percussion fleurissaient ici et là. Derek s’assit à cheval sur unecaisse. Thomas lança :

— Vous voulez quoi ?Et bien sûr ce fut un brouhaha de suggestions pendant une bonne minute avant que Samia ne

rétablisse le silence en clamant par-dessus les têtes :— Paradise, de Coldplay ! Ça va nous réchauffer !— Sans piano ?— Je suis sûre que tu vas t’arranger…— Et comment ! s’exclama Damien tandis que lui et Benjamin faisaient passer un clavier

électronique à Thomas.— Vous déconnez, les mecs ?— Nope !— Joyeux Noël, mon pote !Thomas éclata d’un rire joyeux, se défit de sa guitare et posa le clavier sur ses genoux. Il se lança

presque immédiatement, et comme tout le monde connaissait la chanson l’ambiance était sacrémentchaleureuse. Impossible d’avoir froid, même par ce temps, quand on chante à soixante un soir deNoël.

Il en enchaîna quelques-unes jusqu’à ce qu’il ait besoin d’une pause. Les plus jeunescommençaient à fatiguer et à s’endormir dans les bras de leurs parents. Il en profita pour se faufilerjusqu’à Alice.

— Tu regrettes ton embouteillage ?Il était radieux, ses yeux brillaient et il avait le souffle court. Il devait encore avoir la tête pleine

de musique… Il était absurdement beau, comme ça. Sans réfléchir, elle se leva et le serra dans sesbras. Il avait chaud, il irradiait.

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— C’est le meilleur Noël que j’ai passé depuis un sacré bout de temps. Merci.Il lui rendit son étreinte sans rien dire, le souffle coupé. Il rêvait de l’embrasser depuis des

semaines mais il n’avait pas réalisé que la tenir simplement dans ses bras, sans ambiguïté, lui seraitau moins aussi agréable. Il sentait son odeur, et la chaleur dégagée par son corps se mélangeait àcelle du sien. Ça avait quelque chose de foutrement magique, ce truc auquel il était censé avoir arrêtéde croire à l’âge de huit ans… Et cette impression perturbante que, dans ses bras, Alice étaitexactement là où elle devait être. Au point que l’idée qu’il allait bientôt devoir la lâcher lui étaitpresque douloureuse physiquement.

Plus tard dans la soirée, il lui donna sa veste parce qu’elle avait de nouveau froid. Ils écoutèrent

les conversations sans toujours y prendre part, plaisantèrent avec les autres. Derek vint s’asseoirtimidement près d’eux à un moment, et Alice l’entraîna dans la discussion qu’ils avaient sans queThomas ne cherche à l’arrêter. Le petit garçon décida ce soir-là qu’il aimait vraiment bien Aliceparce que son frère lui parlait gentiment, lui donnait des bourrades amicales dans l’épaule et lui jetaitdes coups d’œil pétillants grâce à elle. De loin son meilleur cadeau de l’année.

Plus tard, Thomas reprit sa guitare et fredonna des chansons dont Alice ne retint pas tous les titres.

Il y en avait de connues et d’autres moins, et il lui vint à l’esprit qu’il avait dû en placer quelques-unes qui étaient de lui. Enfin, elle se l’imagina. Et elle imagina la chanson qu’il devait lui écrire.Laissant son esprit vagabonder, elle pensa à une rencontre à un concert, autour d’un café, à un numérode téléphone écrit sur une chaussure, à de la musique, des amis, des fêtes, des trajets en voiture, uneplage, un pub, un baiser… Quand elle s’aperçut qu’il y avait un souci d’ordre chronologique, elles’était déjà assoupie.

La lumière du jour et un souffle de vent froid sur sa joue la réveillèrent le lendemain matin. Elle ne

savait pas quelle heure il était et elle pensa à ses parents avant de commencer à rassembler sessouvenirs. C’est alors qu’elle s’aperçut qu’elle était couchée dans le hamac repéré la veille.Quelqu’un l’avait recouverte de couvertures, mais la veste de Thomas était toujours sur ses épauleset c’était elle qui lui avait tenu le plus chaud. Elle s’étonna d’avoir si bien dormi malgré le froid…C’était peut-être la soirée d’hier qui l’avait réchauffée de l’intérieur…

Elle se redressa en étouffant un bâillement. Il ne restait pas grand-chose des vestiges de la fête. Onaurait dit les bribes d’un rêve qui s’en allaient avec le jour levant. Quelqu’un qu’elle finit parreconnaître comme un certain David – il était venu à Brighton – avait escaladé le nez de la grue pourdécrocher les guirlandes électriques qui y pendaient toujours. Un tonneau fumait encore mais labâche, les tables et les barbecues avaient disparu, comme les participants de la fête et les cadeauxqu’ils avaient emportés pour les ouvrir chez eux, en ce matin du jour de Noël. Les quelquesirréductibles qui avaient dormi sur place semblaient réveillés depuis plus longtemps qu’elle etfinissaient de ranger. Nerveuse, elle fouilla le toit des yeux et sursauta quand une main se posa surson épaule.

— J’ai trouvé du chocolat, dit Thomas en lui tendant un mug fumant. T’en veux ?Elle prit la tasse en le remerciant et il tira sur sa main pour qu’elle se lève.— Viens, je te montre un truc cool.Il l’emmena gentiment vers le bord du toit et la fit asseoir près de lui, les jambes dans le vide. Elle

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but son chocolat chaud en regardant Londres, sa ville, endormie sous la neige. Elle imagina lesgosses en pyjama qui devaient déjà déballer leurs cadeaux. Les familles qui prenaient leurs petitsdéjeuners au milieu des papiers colorés, à côté du sapin clignotant. Thomas était assis tout à côtéd’elle, épaule contre épaule, jambe contre jambe, et son pied à elle était collé contre son attelle. Sescheveux bleus étaient en vrac comme s’il sortait du lit mais en fait elle n’était pas certaine qu’il sesoit couché. Elle resserra les pans de sa veste autour d’elle. Elle était chaude et sentait bon – cetteodeur familière à présent, la sienne. Elle aurait bien aimé rester là un moment avec lui, puis qu’ilsaillent ensemble se balader sur les toits. Il lui jouerait de la guitare et ils chanteraient des chansons,ils feraient des batailles de boules de neige, ils iraient au foyer voir les gosses. Elle lui ferait dired’autres choses positives sur lui. Et si elle avait un foutu appareil photo sous la main, elle enprendrait des dizaines, parce que Londres sous la neige, c’était magnifique. C’était comme un roman,un conte, ou un rêve.

— Un jour, dit-il, j’ai inventé une chanson sur Londres en hiver.— Tu pourrais me la chanter ?— Je m’en souviens plus trop, faudrait que je prenne du temps pour y penser et ça me

reviendrait…Elle insista en silence et il inspira un coup avant de fredonner :— My city sleeps in the winter / Londonners are bears and beavers. Je sais plus la suite mais ça

parlait d’enfants, de patinoire, de Noël, de neige et de vapeur.Elle lui jeta un coup d’œil sceptique à travers la fumée de son chocolat chaud.— Vapeur ?— Celle-là…Il souffla sur la dite fumée et elle sentit la chaleur de sa respiration sur son visage.— Celle des bateaux et des cheminées, aussi. C’est les couleurs de Londres en hiver. Blanc neige

et gris vapeur. Ça aussi je le disais dans la chanson. White of the snow, grey of the steam / Here arethe colours of my winter.

— Ça rime plus.— Y avait une autre phrase avant et une autre après, ça rimait avec. Et dans une chanson c’est pas

grave si tout rime pas, ça suffit si ça marche qu’avec le refrain.Elle voulait qu’il lui parle encore de musique parce que ça avait l’air de le rendre heureux. Mais

elle ne trouvait rien à dire alors elle posa la tête contre son épaule et lui passa la tasse.— Tiens, t’en as pas eu.Il prit une gorgée. Le sucre et le chocolat étaient des drogues douces, ça le changeait… Et puis il

avait toujours préféré cette boisson au café. Arthur le traitait de gros gamin quand il commandait unchocolat chaud au Starbucks.

De son sac, il sortit le seul cadeau qu’il n’avait pas mis sur la table, la veille, avec les autres, et leposa délicatement sur les genoux d’Alice.

— Tiens, c’est pour toi. Joyeux Noël.Elle se redressa et le prit avec hésitation.— J’ai rien pour toi, admit-elle. Je savais pas quoi t’offrir.Elle avait levé sur lui ses yeux bleus et il lui toucha la joue du bout des doigts, passant le pouce sur

ses grains de beauté.— T’es là alors que tu devais pas y être, c’est un chouette cadeau inattendu.

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Ils se sourirent. Ensuite, elle déballa son cadeau et il laissa retomber sa main pour regarderailleurs. Il préférait ne pas voir sa réaction. Il voulait juste lui rendre le sourire comme elle luirendait le sien quand il en avait besoin, et il ne voyait pas cinquante moyens pour ça.

Alice ne dit rien pendant un moment et il se tendit. Il voulait vraiment que ça lui plaise. Genrevraiment beaucoup. Mais il n’osait toujours pas la regarder. S’il l’avait fait il aurait vu qu’elleouvrait et fermait la bouche sans trouver quoi dire, en regardant l’appareil photo sur ses genoux.Numérique, avec objectif dépliable.

— Il est même pas neuf, souffla-t-il en serrant le poing sur sa cuisse. Je suis désolée, je…Ça l’énervait de ne pas trouver ce qu’il voulait dire. La main d’Alice se posa sur son poing fermé

et il se détendit presque immédiatement.— Je dis rien parce que « merci » n’est absolument pas à la hauteur. Je sais pas comment te dire

merci.Cette fois il osa croiser son regard et ça faillit le faire tomber du toit. Ses yeux débordaient de

gratitude. Il s’était souvenu de ce qu’elle lui avait dit, à Camden, à propos de la perte de son appareilphoto. Ce qu’il aurait dit si ça avait été sa guitare… Il serait complètement désespéré de la perdreparce qu’il la trimballait depuis des années et qu’il avait une longue histoire avec elle. Mais au final,il lui en faudrait une autre. Parce que perdre sa guitare c’était comme perdre un bras ou une jambe.Ou carrément un poumon. Il ne pouvait pas vivre sans. Alors il avait racheté un appareil photo àAlice.

— Tu me le dis, là.Hypnotisé par son regard, il se pencha un peu plus et effleura ses lèvres des siennes. Ça n’avait

rien à voir avec le baiser échangé à Camden un mois plus tôt, celui-là était plus sage, plus doux, justeun touché, avec une main sur sa joue. Il fut surpris de s’apercevoir qu’il n’avait besoin de rien deplus à cet instant. Sa présence tout près de lui et la caresse timide de sa bouche touchant la sienne.

Quand il s’écarta, elle sourit en rougissant timidement et chuchota :— Joyeux Noël.— Joyeux Noël.Il avait envie de rire. Elle se décida à jeter un coup d’œil à son portable une fois au pied de l’immeuble. Elle n’était

toujours pas assez couverte pour le temps qu’il faisait, et à bien y réfléchir elle ne savait pas trop oùchercher ses parents. Elle n’était pas hyper fière d’elle mais ça l’aurait arrangée qu’ils aient décidéde partir en vacances sans elle – un putain de prétexte pour rester avec Thomas. D’un autre côté, ceserait un peu vexant… De toute façon, aucune chance qu’ils aient fait ça. Les connaissant ils étaient,au choix, complètement paniqués ou fous furieux. Ou les deux.

Elle avait une vingtaine d’appels manqués, moitié moins de messages vocaux, et quatre SMS. Ledernier était de Morgane, c’était suffisamment exceptionnel pour qu’elle commence par là.

« Merci merci merci merci merci je t’aime je t’adore ils annulent Norwich on fait demi-tour onrentre tu gères <3 <3 <3 tu es la meilleure sœur du monde. Maman a convaincu Papa de ne pasappeler les flics avant demain matin. Si tu nous cherches on est à la maison. Bisous et joyeux Noëlsuper petite sœur ! »

Elle hésitait entre rire et culpabiliser. Ses pauvres parents… Elle leur avait bien gâché le soir deNoël. Encore une fois, elle fut tentée de remonter en courant se jeter dans les bras de Thomas et de

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disparaître avec lui, ne serait-ce que pour éviter les ennuis monstrueux qu’elle allait avoir. Maisc’était trop lâche pour elle, alors elle chercha son bus, sauta dedans, et rentra chez elle.

L’ouverture de la porte d’entrée fit presque autant de dégâts que celle de la boîte de Pandore, etelle eut à peine le temps de faire un pas dans l’entrée avant de voir ses parents débouler du salon.

— Alice, mon Dieu, mais où étais-tu passée ?— Nous étions morts d’inquiétude, jeune fille, mais qu’est-ce que c’est que ce comportement ?— Tu n’as rien, au moins ?— Tu es complètement folle de faire des choses pareilles, on a cru à un enlèvement, on allait

appeler les flics !— Ne refais jamais une chose pareille, Alice, tu entends ? !— Et puis tu imagines s’il t’était arrivé quelque chose ? On ne savait même pas où tu étais !— Et tu vas téléphoner à ton oncle et ta tante pour t’excuser de nous avoir fait annuler la soirée !— Tu files un mauvais coton, jeune fille !Elle laissa passer la tempête en enlevant ses chaussures, trempées à cause de la neige, et se glissa

dans le salon, en quête d’un plaid dans lequel s’enrouler. Elle attendait qu’ils se calment, la punissentou éventuellement la laissent en placer une. Elle n’avait pas l’intention de protester, elle savaitqu’elle l’avait bien mérité.

— Alice, soupira Beth, sa mère, en s’asseyant sur le canapé, je trouve que tes nouvellesfréquentations ont une affreuse influence sur toi.

Sauf que ça par contre, non.— Non mais Maman, arrête, ça n’a aucun rapport ! Écoutez, je suis juste allée à une fête, j’avais

pas le droit, c’était pas bien, vous pouvez choisir ma punition tout de suite ? Comme ça je peux allerdans ma chambre…

— Il ne manquerait plus que ça ! s’exclama son père. D’abord, nous ne sommes pas au service deMademoiselle, merci bien. Ensuite on part à Norwich immédiatement, on passera la journée avec tescousins et on restera jusqu’au nouvel an, comme prévu. Et en ce qui concerne ta punition on réfléchitencore aux détails, mais pour commencer tu es privée de sortie jusqu’aux vacances de février.

— Quoi ? Février ? Attend, tu plaisantes, là, c’est abusé !— Et ta petite fugue le soir de Noël, c’était pas abusé, peut-être ? File prendre ton manteau,

appelle ta sœur, je vous veux toutes les deux dans la voiture dans cinq minutes !La punition était plus lourde que ce à quoi elle s’était attendue, mais elle détala sans protester

davantage. Au moins, ça avait empêché sa mère de continuer sur le thème des mauvaisesfréquentations. Et puis, deux mois, ça avait quand même ça de bien qu’elle pourrait négocier unepériode probatoire. Quand elle était punie une semaine, il ne servait à rien d’argumenter, le délaiétait trop court. Mais d’ici quinze jours, ils seraient déjà moins en colère, pour peu qu’elle joue lesenfants sages elle arriverait bien à se faire libérer pour bonne conduite.

Elle monta l’escalier quatre à quatre et frappa à la porte de sa sœur. Cette dernière vint lui ouvriret la serra dans ses bras avant de reculer précipitamment en se frottant le ventre.

— Qu’est-ce que tu planques sous ton sweat ?Alice eut un petit sourire et en ouvrit la fermeture Éclair. Elle avait caché l’appareil photo de

Thomas, et pour le protéger du froid et pour éviter les questions. Morgane lâcha un sifflementadmiratif.

— T’as des amis généreux. Ou un admirateur… Oh mon Dieu, t’as un mec ? Ça y est ?

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— T’es folle, soupira Alice en refermant son sweat sans la regarder. Au fait, désolée de casser tondélire mais Papa dit qu’on repart à Norwich tout de suite, donc… Voiture.

— Quoi ? Non mais c’est pas juste ! Je viens de donner rendez-vous à Sasha !— Ton mec ?— Occupe-toi de ton cul, toi.— Super, tes élans d’affection commençaient à me faire peur. Par pitié, descend, j’ai pas besoin

de me faire engueuler une seconde fois.— Tu veux pas refaire une fugue ?— Nope !Alice retourna au rez-de-chaussée sans attendre sa sœur, remit ses chaussures mouillées et alla

s’installer dans la voiture. Sa mère s’y trouvait déjà et se retourna pour lui parler.— Avec qui tu étais, cette nuit ?— Avec des amis, je te l’ai déjà dit. Ils faisaient une méga fête et j’étais dégoûtée de la manquer,

alors j’ai craqué. Honnêtement, Bradley, Kevin et Elsa sont complètement débiles et ils peuvent pasme saquer.

Sa mère eut un petit sourire.— On ne peut pas dire non plus que tu y mettes du tien.— Pardon de ne pas avoir envie d’être amie avec une bande de…— Alice, surveille ton langage, tu parles de tes cousins.— Pas pitié, ne me le rappelle pas !Pendant un instant elle crut qu’ils ne lui en voudraient pas plus que ça. Puis son père revint dans la

voiture, bientôt suivi par une Morgane maugréante, et Beth revint au sujet qui l’intéressait :— Tu n’aurais jamais fait une chose pareille, il y a six mois…— En même temps j’avais personne avec qui fêter Noël, y a six mois.— Ta considération envers ta famille nous va droit au cœur, grommela son père en grinçant des

dents.Alice faillit lui tirer la langue, mais songea que ça n’entrait pas dans la définition du comportement

d’un enfant sage.— C’est qui, ces gens ? reprit sa mère. Comment tu les as rencontrés ?— À un concert. Et c’est des amis, qu’est-ce que tu veux que je te dise d’autre ?— Ils sont dans ton école ?— Non, mais j’ai le droit d’être amie avec d’autres personnes que les gens de ma classe ou pas du

tout ?— Bien sûr, Alice, arrête un peu avec tes sarcasmes !Elle ne répondit rien, et sa mère n’insista pas, mais elle savait qu’elle en entendrait parler de

nouveau après les fêtes. Elle espérait juste qu’ils n’en fassent pas trop dans leurs élans protecteurs,parce que s’ils apprenaient que sa nouvelle bande d’amis était composée d’un chanteur drogué et deplein de gens bizarres habitant Camden, ils allaient sauter au plafond.

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Chapitre 10

— Il est rêveur, en ce moment, Thomas…Mam avait dit ça gentiment. Derek était assis avec elle dans la cuisine. Ils écossaient des petits

pois. Dans le salon, le jeune homme jouait du piano. Mam ne l’avait plus entendu en faire depuislongtemps. Thomas et Derek venaient passer quelques jours chez elle, chaque année, après Noël.

— C’est parce qu’il est amoureux, répondit l’enfant sans y penser.— Ah oui ?Derek se mordait les joues d’un air angoissé, maintenant.— Tu… Faudra pas lui dire que je te l’ai dit, hein ?La grand-mère secoua la tête en riant doucement. C’était une petite femme très douce, aux cheveux

gris. Les rides aux coins de ses yeux avaient des allures de rayons de soleil.— Ça lui arrive souvent ?— D’être amoureux ? Non. Enfin, il me dit pas, tu sais.— Il te parle pas beaucoup, ton frère, hein ?Le petit garçon prit le temps d’y réfléchir avant de répondre :— Ça dépend. Parfois on commence à parler et on se met à se raconter des trucs. Mais faut qu’y en

ait un qui commence, et ça, ça arrive pas souvent.— C’est toujours comme ça, les frères, surtout quand on grandit.Derek n’osa pas dire que si c’était ça, alors il préférait qu’ils ne grandissent jamais. La mélodie du

piano envahissait la cuisine. En fermant les yeux, il pouvait presque voir les doigts de Thomas courirsur les touches noires et blanches. Ça lui rappelait une autre époque, quand il était tout petit. Lesdoigts de Thomas étaient bleus et écorchés, parfois tordus. Au début parce que leur père lui tapaitdessus, ensuite parce qu’à côté il frappait lui-même à mains nues dans un sac de sable. Mais Derekles avait toujours trouvées rassurantes, les mains de son frère, même dans cet état. Elles luitouchaient le front pour vérifier sa température quand il ne se sentait pas bien, lui frottaient le dos oule bras quand il avait fait un cauchemar, serraient ses doigts le jour de la rentrée. Elles l’avaient tenuquand il avait appris à faire du skateboard, et même quand il avait appris à marcher – il ne s’ensouvenait pas mais il avait des photos.

— J’aime Thomas, souffla Derek, et ça le fit presque pleurer de l’avoir dit à quelqu’un.— Je sais.— Lui, il le sait pas. Enfin, peut-être que si mais il s’en fout.— Il ne s’en fout pas, mon Derek. C’est très important pour lui, il a besoin de gens qui l’aiment.

Comme tout le monde.— Surtout lui.— Sûrement. Ça suffira mon chéri, remet le reste dans le frigo.Derek aimait cuisiner. Il savait que Thomas le faisait bien mais il ne cuisinait jamais chez eux,

alors il n’avait pas l’occasion de le faire avec lui. C’était une des raisons pour lesquelles il adoraitvenir chez Mam. Elle le laissait toujours squatter la cuisine. Et le reste de la semaine il jouait dans laneige avec Thomas. La dernière semaine de décembre, c’était vraiment le plus beau moment del’année pour lui. Noël, c’était magique.

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— Et comment va mon Dominic ? demanda Mam en plongeant les petits pois dans l’eau.— Pareil que d’habitude. En ce moment il est toujours endormi quand je passe près de lui.— Il fait peut-être semblant.— Je sais pas.— Et Thomas, il en pense quoi ?— Il en a marre, il veut partir.— C’est normal. Les grands doivent s’en aller de chez leurs parents un jour.Derek se glissa près de Mam, contre la gazinière, sans oser se blottir contre elle pour réclamer un

câlin.— S’il part, qui s’occupera de Papa ?— Qui le fait quand il n’est pas là ?— Moi. Mais si Thomas s’en va je serai tout seul et je…Il ne voulait pas dire la fin de cette phrase devant Mam mais elle lui pinça les côtes avec un petit

sourire en coin.— Tu n’aimes pas rester seul avec lui, hein ?Derek secoua négativement la tête, mais il ne pouvait pas ne pas rendre ses sourires à Mam. Il ne

comprenait pas comment elle faisait pour n’être jamais malheureuse ou abattue. Il avait l’impressionqu’on ne pouvait rien dire ni rien faire pour casser sa bonne humeur, et il trouvait ça presque aussirassurant que les mains de Thomas.

— Je viendrai, moi, s’il faut.— T’aimes pas Londres.— Mais je vous aime vous. Et mon Dominic. On doit faire des sacrifices pour ses enfants.Derek rit vraiment, cette fois.— Tu devrais dire ça à Thomas, ça lui ferait plaisir.Elle hocha la tête en souriant toujours, mais le petit garçon se sentit coupable sur ce coup-là.

Thomas haïssait ce qu’il appelait « les parents qui ne s’assumaient pas » à cause de Dominic et de lafaçon dont il les avait laissé tomber. C’était quelque chose qu’il ne pardonnerait jamais, et ça n’étaitpas forcément facile à vivre pour Mam, cette rancœur de son petit-fils envers son fils.

Derek finit par retourner dans le salon, et Thomas arrêta de jouer. Il avait le sourire depuis deux

jours. Depuis la nuit de Noël. Ses cicatrices au visage guérissaient bien. Les racines de ses cheveuxbleus commençaient à brunir, et comme ils étaient souvent humides à cause des batailles de boules deneige qu’ils faisaient dans le jardin, il avait un peu l’air d’un chien mouillé.

— On va dehors ?— Ouais, je prends mes bottes.Ils marchèrent dans le jardin plein de neige. Il n’y avait pas de bruit en dehors du crissement de

leurs pas. Tout était blanc et figé. Ils allèrent jusqu’à la barrière qui séparait le jardin de Mam duchamp qui s’étendait au-delà.

— On dirait la banquise.— Tu vois des pingouins ?— C’en est pas un, là-bas ?— Non, ça c’est un épouvantail, bonhomme.Thomas s’assit sur le bois pour reposer sa jambe cassée et sortit une cigarette.

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— Je peux en avoir ? demanda Derek.— Nan. Et si je te vois fumer je te répudie.Mais il avait gardé le sourire en disant ça, alors Derek fit semblant que c’était une blague et passa

à autre chose. Il escalada la barrière et se coucha dans la neige du champ pour faire un ange avec sesbras et ses jambes. Ses cheveux étaient encore tout courts, c’était plus pratique pour ce qu’il voulaitfaire parce que ça évitait que la neige se prenne dedans. Thomas écrasa sa cigarette alors qu’il enavait à peine fumé la moitié et le rejoignit pour en faire un autre plus grand juste à côté. Ils ne serelevèrent pas tout de suite. Le ciel était aussi blanc que la campagne, et presque aussi tranquille. Il yavait juste des oiseaux qui passaient de temps en temps.

— Je voudrais être un oiseau, dit Derek.— Je devrais écrire une chanson sur les oiseaux.— Tu me chantes une chanson ?— J’ai la flemme d’aller prendre ma guitare.— T’as pas besoin de guitare.Derek était la seule personne qui ait jamais entendu Thomas chanter sans musique. Le jeune homme

n’aimait pas faire ça en public, ça lui donnait l’impression de déshabiller sa voix. Pas qu’il en avaithonte mais… Disons que s’il avait été du genre à être complexé, il aurait complexé sur ça.

— Summer has come and passThe innocent can never lastWake me up when September ends…2

La troisième chose que Derek aimait le plus au monde en dehors des mains de son grand frère etdes Noël chez Mam, c’était quand Thomas chantait a capella juste pour lui.

Alice poussa la porte de l’appartement avec son dos – elle avait les bras pris par le carton qu’elle

transportait. En cette deuxième semaine de janvier, Thomas avait décidé de bien commencer lanouvelle année en déménageant. Tout le monde était mis à contribution. Il avait eu la bonne idée defaire ça un samedi, dans la journée, autrement elle n’aurait pas pu venir, étant encore privée de toutesortie le soir et pendant la semaine.

— Je mets ça où ? lança-t-elle dans l’entrée déserte.Thomas surgit du salon et jeta un coup d’œil dans le carton.— Donne. Tu veux boire un truc ?Ils avaient branché et rempli le frigo en arrivant le matin même. Comme ça faisait trois fois qu’elle

se tapait les huit étages avec des trucs lourds dans les bras, elle accepta une canette de Coca et selaissa tomber dans le canapé.

— Je prends deux minutes de pause.— Yep.L’appartement n’était ni neuf ni grand, loin de là. Mais le propriétaire avait passé un coup de

peinture blanche partout, sol et plafond étaient salubres, il y avait l’eau courante, l’électricité etpresque pas d’araignées. Thomas n’en demandait pas tant compte tenu de son budget alors il n’avaitpas réfléchi deux fois avant de signer. Il était à la limite sud du quartier de Camden. N’ayant pas puemporter certains éléments du mobilier de chez son père, il avait dû investir dans une télé, un frigo,un micro-ondes et quelques étagères. En revanche, il n’avait pas hésité à se servir dans la vaisselle etles ustensiles de cuisine. Ses amis lui avaient dégoté un vieux canapé aux couleurs passées, mais qui

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s’avérait étonnamment confortable.Le salon était encombré de cartons éventrés. Il avait posé la télé contre un mur, à même le sol,

avec le lecteur DVD à côté, mais il y avait des fils qui dépassaient de partout parce qu’il n’avait pasfini de les brancher. Il se servait de ses cartons pour ranger ses CDs, BDs et DVDs pour le moment,il avait une petite bibliothèque en kit quelque part, il la monterait quand il l’aurait retrouvée. Pour cequ’elle en avait vu, la cuisine était en bazar. Lily et Benjamin arrivaient justement avec des cartonscontenant des draps et des rideaux, et elle n’avait pas encore eu l’occasion de voir la chambre.C’était petit mais assez lumineux à cause des fenêtres orientées plein Sud et des murs blancs. Il avaitbien choisi.

— Je vois que ça bosse dur, ricana Benjamin en se plantant devant Alice.Elle le poussa avec ses pieds.— Je suis morte…— Tu parles, t’as monté trois fois rien !— Ben, tu la fermes ou t’es privé de bière, l’avertit Thomas.— Mais je dis rien, moi !Arthur avait prêté son pick-up en guise de camion de déménagement. Comme il y avait huit étages

sans ascenseur, Samia avait passé son tour, arguant qu’ils auraient tous assez de choses à monter sansavoir besoin de la porter en plus. Arthur avait pourtant insisté mais il n’y avait rien eu à faire et elleétait restée au foyer pour réviser ses cours tout en gardant un œil sur ses gamins. Mais en dehors deDamien, Abel et quelques autres qui étaient de permanence ou qui travaillaient, toute la bande avaitprêté ses bras.

Ils dînèrent tous ensemble autour de la table fraîchement débarrassée des couvertures et du scotchqui l’emballaient, dans des assiettes sorties du fond des cartons. Tant qu’à faire d’une pierre deuxcoups, on pendait la crémaillère. Thomas avait cuisiné et avait même laissé Derek l’aider. Alice eutun soupir quand il posa un immense plat de lasagnes sur la table.

— T’aimes pas les pâtes ?— J’adore mais si je veux faire une liste des trucs que tu sais faire j’ai pas fini…— Je suis un homme plein de surprises, admit-il, tout en fausse modestie.Lily lui flanqua un coup de pied quand il s’assit. Il prétendit n’avoir rien remarqué et fit un clin

d’œil à Alice. La table était trop petite pour autant de monde, ça les obligeait à se serrer les unscontre les autres et ils se bousculaient dès qu’ils voulaient quelque chose. Ils étaient neuf alorsforcément, au bout d’un moment, les décibels commencèrent à monter bien au-dessus de la chaîne hi-fi, qui marchait à bas volume. Bientôt il fallut crier pour avoir de l’eau ou récupérer sa bière.

— Bon, vous en pensez quoi de mon appart’ ?— Il a la classe…— Mais y a pas de place et c’est déjà le bordel.— Sinon t’as déjà pensé à avoir un chat ?— Lil’, c’est ma bière, ça…— Non, non, je te jure, c’est la mienne !— Retire ton bras, que je me resserve…Thomas finit par monter le son de la chaîne, soit pour en rajouter soit en espérant les faire taire.

Alice, tout à sa dégustation des meilleures lasagnes qu’elle ait jamais mangé de toute sa vie, eutbesoin de trois minutes pour reconnaître ce qu’elle écoutait.

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— Eh ! lança-t-elle en jetant une boulette de Sopalin à Thomas pour attirer son attention.— Quoi ?— Je croyais que t’aimais pas les Beatles ?— Je les aime pas, eux, j’ai rien contre leur musique. Et c’est la seule chose qui mette tout le

monde d’accord !Finalement il était plus tard que prévu quand ils se mirent enfin à faire la vaisselle. Et encore bien

plus tard le temps qu’ils finissent, parce qu’ils avaient fait une petite bataille d’eau et de moussemalgré les protestations du tout nouveau locataire des lieux. Alice avait eu du rab de temps enmendiant auprès de ses parents par téléphone – ils avaient fini par la prendre en pitié en entendant lefond sonore, se refusant à l’arracher à un bon moment avec des amis. Après tout, ils s’étaientinquiétés pendant longtemps de voir leur fille un brin timide et associable. Ils n’étaient pas ravis dela voir tomber dans l’extrême opposé, mais savoir qu’elle sortait enfin de sa coquille les remplissaitde soulagement.

Vers 22 heures il ne restait qu’Arthur, Derek, Thomas et Alice, vautrés dans le canapé. Derekdevait aller dormir chez Arthur, il retournerait chez son père le lendemain. Thomas, rongé par laculpabilité, lui avait pourtant proposé une nouvelle fois de s’installer avec lui. Mais le garçon avaitdécidé de prendre exemple sur son aîné en prenant ses responsabilités à bras le corps.

— De toute façon, t’as pas la place ! avait-il ajouté, pour ne pas avoir à trop insister sur le faitqu’il restait en arrière avant tout pour s’occuper de leur père, maintenant que Thomas avait rendu lesarmes.

Mam devait passer le week-end suivant vérifier que tout allait bien, et les couvrir de pulls etd’écharpes tricotés, de confitures et de petits plats pour remplir le congélateur. Derek et Dominic nemourraient ni de faim ni de froid, en tout cas.

— Bon, on va y aller, je crois, décida Arthur en voyant le petit dernier qui commençait à tomberde sommeil. Je te ramène, Alice ?

— La flemme… J’ai le temps, je prendrai un bus.Thomas fut surpris qu’Arthur n’insiste pas. Le musicien les raccompagna à la porte et dit au revoir

et bonne nuit à Derek, avant de rejoindre Alice dans le canapé.— Ça te branche, un film ?— T’as quoi ?Il sentait son regard sur sa nuque pendant qu’il fouillait son carton à DVDs. Elle allait lui poser

une question et ils allaient avoir une discussion plus ou moins grave dans trois, deux, un…— C’est quoi l’histoire avec ton père ?Avec un soupir, il pivota sur lui-même pour lui faire face, un DVD entre les mains. Elle s’était

redressée dans le canapé, coudes sur les genoux, et lui adressait ce regard attentif et dépourvu dumoindre jugement, désormais familier. Sa position faisait tomber ses cheveux en rideau de chaquecôté de sa tête et ça le chatouillait de l’intérieur. Il attendit un peu avant de parler, profitant dusilence relatif, rapport aux Beatles qui chantaient toujours qu’on vit tous dans un sous-marin jaune.Puis il répondit honnêtement, en regardant le DVD qu’il faisait tourner entre ses mains :

— Il nous a laissé tomber quand notre mère est morte. Je te passe les détails, mais j’avais huit anset pas la moindre idée de comment on gère une famille et un nouveau-né, ce qu’était Derek. Si nosanciens étaient pas venus à notre secours je sais vraiment pas ce qu’on serait devenus…

Il y avait de la rancune dans ses yeux quand il leva la tête et croisa son regard pour continuer :

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— J’ai rien de particulier contre lui, d’accord ? Je veux dire… C’était un père génial avant, et ilétait complètement et désespérément amoureux de ma mère, et je peux comprendre que… Je peuxtotalement comprendre que ça l’ait foutu en l’air qu’elle soit morte, OK ? Juste, c’était pas uneraison ! Y a aucune putain de raison qui justifie qu’un père laisse tomber ses gosses ! Aucune ! Pasici, aujourd’hui, au XXIe siècle, dans un pays occidental ! Il a choisi de nous avoir, et quand tu choisisde faire un gosse tu signes un contrat qui dit que tu vas t’occuper de lui jusqu’à ce qu’il puisse lefaire lui-même, quoiqu’il arrive ! Même si la femme de ta vie meurt ! Bordel, il aurait fait quoi, cecon, si Derek avait crevé ou s’il m’était arrivé un truc ? Il s’en serait même pas rendu compte !

Il avait le souffle court quand il arrêta de parler. Il ne savait pas pourquoi il se livrait tellementavec Alice… Ça le soulageait d’en parler, au final, mais avant tout ça le brûlait comme un retourd’acide. Il n’avait vraiment pas besoin de ressasser ça… Même si le dire lui permettait de le faire unpeu sortir de lui et de se sentir plus léger après, sur le moment chaque mot lui arrachait la bouche, etil détestait montrer cette partie de lui à Alice. La partie qui était triste et en colère. Surtout en colère,d’ailleurs, la partie triste étant enterrée beaucoup plus profondément. Et beaucoup plus pitoyable.

Alice le regardait sans rien dire. Elle aurait pu poser d’autres questions, elle sentait qu’il auraitrépondu. Mais à ses yeux brillants, à la couleur de sa peau qui avait rougi un peu et à sa respirationerratique, elle voyait que ça l’énervait. Alors elle fut lâche, et se laissa aller contre le dossier ducanapé avec un soupir. Du menton, elle désigna le DVD avec lequel il jouait toujours.

— Alors, qu’est-ce qu’on regarde ?Il y eut une minute pendant laquelle elle crut qu’il allait continuer tout seul, et elle se dit que s’il le

faisait il irait mieux. Vraiment mieux. Mais le moment passa et il se redressa avec un grognement.— Le Cinquième Élément, ça te va ?— Grave…Il éteignit la musique et ils partagèrent un plaid. Ils connaissaient les répliques du film par cœur et

chuchotaient leurs citations préférées en même temps que les acteurs. Ils avaient beau savoirexactement ce qui allait se passer à chaque seconde, ça ne les empêcha pas de pousser desexclamations quand Korben Dallas se retrouva dans une situation inextricable sur un paquebot del’espace au bord de l’explosion, avec des aliens qui voulaient sa peau dans tous les coins. Elle avaitplié les jambes et posé ses pieds nus sur le canapé. Lui s’était appuyé contre l’accoudoir, sa jambeen attelle sagement étendue le long du dossier, passant derrière Alice. Il y avait une scène qui lafaisait toujours frissonner, un coup de fil du Big Bad au Little Bad, et elle cacha le visage dans sonépaule. Il lui tint la tête en se moquant d’elle et après ça ils manquèrent une scène parce qu’ilschahutaient.

— Je parie que t’aimes pas les films d’horreur, lança-t-il en mettant le film sur pause.— En fait j’aime pas les suites, parce que quand tu te réveilles d’un cauchemar t’as rarement envie

de savoir ce qui se passe après.— Oui, et ?— Et donc j’aime bien Saw I, Destination Finale I, Scream I – enfin, l’original. Mais ça me

saoule de voir les suites.— Et Scary Movie ?— Pas mon délire, mais ça passe pour une soirée pyjama.L’idée le fit éclater de rire et pour la énième fois elle songea que son rire ressemblait à un

jappement. Elle le regardait d’un air pensif et il lui renvoya son regard sans demander pourquoi. Il

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pouvait presque sentir l’air crépiter dans la pièce tandis qu’ils prolongeaient le contact visuel,comme un défi à qui baisserait les yeux le premier. Il trouvait ça cool et excitant. Il pensait qu’iln’avait pas trouvé une fille cool et excitante depuis qu’il était sorti de l’école. Et que c’était peut-êtrepour ça qu’il la voulait si fort.

Finalement c’était peut-être un inconvénient, cette faculté qu’ils avaient à se lire, parce qu’ellesembla voir ce qui se passait dans sa tête et détourna les yeux. Il s’aperçut qu’il respirait de nouveaunormalement, comme ça, et se sentit comme si une main avait attrapé son cœur et l’avait tenu pendanttout le temps où ils s’étaient regardés, et venait enfin de le lâcher. Sans que ça le soulage. Putain,c’était bizarre. Ça lui faisait le même effet que les descentes…

Ils regardèrent la suite du film presque en silence, blottis sous le plaid. Elle était toujours appuyéecontre sa poitrine et sa tête tomba sur son épaule et roula dans le creux de son cou quand ellecommença à être fatiguée. Rudy Rhod poussa un hurlement de fillette et se mit à engueulercopieusement le personnage qui l’avait fait sursauter parce qu’il était sur les nerfs, et Thomas pouffade rire dans les cheveux d’Alice. Ils auraient pu en faire une habitude…

— Ça aussi, on pourrait en faire une habitude, dit Alice, comme si elle avait lu dans ses pensées.— Hum ?— Comme quand tu viens dans ma chambre le matin.Chose qu’il faisait presque tous les jours, maintenant.— On pourrait passer nos samedis soirs chez toi et regarder un film.— Écouter de la musique et discuter.— Et tu pourrais m’apprendre à cuisiner.— Tu pourrais me demander de te raconter des trucs positifs sur moi quand j’aurais pas le moral.— Tu pourrais me chanter des chansons.— On pourrait être amis.Elle se redressa pour le regarder dans les yeux pendant que le président se faisait engueuler au

téléphone par la mère de Korben Dallas.— Tu veux qu’on soit amis ?Il y avait un million de réponses à cette question mais la seule qui soit sincère était « non ».

Comme il était de nouveau à court de mots – chose qui lui arrivait un peu trop souvent depuis qu’ilavait rencontré Alice – il opta pour les actes, envoya tout promener, prit son visage dans ses mains etl’embrassa. Il ne s’y attendait pas davantage qu’elle et au début, pris par surprise, il se contenta depresser son visage contre le sien, un peu étourdi. Puis, comme elle ne le repoussait pas mais semblaitattendre de voir ce qu’il allait faire ensuite, il enfouit une main dans ses cheveux et caressa ses lèvresavec sa langue jusqu’à ce qu’il rencontre la sienne et sursaute, mais continue parce qu’il était hors dequestion qu’il arrête, parce que tout son corps lui hurlait « Si tu arrêtes maintenant on va mourir ! »alors il continua sans faire attention au temps qui passait. Quand il détacha enfin son visage du sien,le générique de fin défilait depuis une bonne minute.

— Wow…, souffla Alice.— Wow.— Wow.Il rit et elle rit avec lui, front contre front, yeux fermés. C’était bien gentil mais ils allaient faire

quoi, maintenant ?— Tu sais quoi ? dit Alice, qui reprenait encore son souffle après ça.

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— Quoi ?— Je crois que je vais prendre ça pour un non.De nouveau ça le fit rire bêtement, il ouvrit les yeux pour la regarder et caressa sa joue. Putain, ce

qu’elle était belle. Chaque fois ça le surprenait, c’était con… Il fit ça encore un moment sans riendire, profitant des dernières secondes avant qu’ils ne soient obligés d’avoir une conversationsérieuse.

— On est quoi, alors ? souffla Alice.— On est obligés d’en discuter maintenant ?— J’ai envie de te répondre non mais je sens que c’est pas une bonne idée, alors oui.Maintenant il en était à peu près sûr, elle était jamais sortie avec personne avant. Peut-être même

qu’il était le premier garçon qu’elle embrassait… Cette idée le laissa rêveur. Être le premier garçonqu’elle embrassait… Oh oui, définitivement, il aimait bien cette idée.

— Thomas ?— Je réfléchis…Parce qu’aussi plaisante que soit l’idée de sortir avec elle, dans la pratique ça ne pouvait pas

marcher. Pas seulement parce qu’il l’aimait vraiment bien et que c’était le genre de truc qui lui faisaitfaire des conneries – et qui pouvait potentiellement se terminer sur le bitume de l’autoroute avec unemoto défoncée et un corps désarticulé. Mais surtout parce qu’il était un mec instable, violent quand ilpétait les plombs, sans avenir, et tant qu’à regarder la vérité en face, drogué. Alice était une gosserêveuse et mignonne, à qui la vie avait tout à offrir. Il allait laisser un bordel monstre dans son sillages’il faisait l’erreur de s’en mêler. Et quitte à ne faire qu’une seule chose bien dans sa vie, il préféraitque ce soit épargner Alice.

Alors il retira les mains qu’il avait posées sur ses épaules et souffla un grand coup en regardantvers la télé.

— Tu sais, dit-il en prenant la télécommande pour éteindre. C’était pas pour rien si je parlais auconditionnel.

Il s’interdit de croiser son regard. Il ne voulait pas voir ça.— Toi et moi c’est fun, mais… Ça marcherait pas. J’en suis pas capable. Je t’aime bien. Je sais

pas ce que t’as de spécial, mais je t’aime bien et j’aime bien ce qui m’arrive quand je suis avec toi.Mais ça vaut mieux qu’on en reste là. Tu comprends ?

Définitivement pas, songea Alice.— Mouais.— T’as pas l’air convaincue…Elle soupira. Elle n’était pas psy mais il aurait fallu être stupide ou aveugle pour ne pas voir ce

qu’il était en train de faire. Mais pour ce qu’elle savait de lui, c’était pas en le bousculant qu’elleallait lui faire faire un bout de chemin, alors elle s’obligea à la patience et hocha la tête.

— OK.Il avait l’air surpris quand il finit par lever les yeux.— OK ?— OK, insista-t-elle en haussant les épaules. Et maintenant je vais rentrer, je suis à la bourre et je

vais me faire incendier.— Oh. OK…Ça ne se passait pas exactement comme il l’avait imaginé, ça lui semblait trop facile… On aurait

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dit qu’elle sacrifiait juste un pion, mais qu’en fait elle le… piégeait… Mais il se voyait mal luidemander si par hasard elle n’était pas en train de monter une stratégie pour passer outre ce qu’ilvenait laborieusement de justifier et revenir à la charge plus tard, quand il ne s’y attendrait plus.Manquerait plus qu’elle le croit parano… Elle repoussa le plaid et se leva. Il s’appuya au dossier ducanapé pour faire de même et la raccompagna à la porte en boitillant. En la regardant passer sonmanteau et s’asseoir pour mettre ses chaussures, il sourit. Elle appuyait le menton sur son genouquand elle nouait ses lacets et il avait l’impression qu’elle faisait des nœuds à l’intérieur de lui enmême temps. Pathétique. Et plus elle nouait plus le sourire qu’il affichait s’élargissait, si bien qu’iltirait une sacrée tête de clown quand elle se releva. À tel point qu’elle étouffa un éclat de rire en semordant la lèvre inférieure.

— Nan mais c’est quoi cette tête ?— Quelle tête ?— Cette tête.— C’est ma tête de d’habitude.— C’est une putain de drôle de tête.Ils se firent la bise de manière si platonique que c’en était déprimant, puis elle fit un pas en arrière

et se retrouva dans le couloir de l’immeuble.— Take care, souffla Thomas d’une voix rauque.— Bonne nuit, répondit-elle avec un petit signe de la main.Il ferma la porte pendant qu’elle descendait l’escalier. De nouveau il eut le tournis et il faillit

tomber, il fut obligé de s’accrocher au mur. Il comprenait trop tard qu’il aurait dû insister pour queDerek reste avec lui cette nuit. Tout était insupportable. L’appart était trop nouveau, trop bordélique,trop de cartons, trop de trucs déprimants, trop de vide, trop de potes qui n’étaient pas là, trop d’odeurd’Alice encore dans la pièce, trop d’absence d’Alice qui s’aggravait de minute en minute. Ils’aperçut que ses mains tremblaient au moment où il enfilait sa seule chaussure. Il laissa son écharpeet son bonnet derrière lui, claqua la porte mais ne prit pas le temps de la verrouiller et dévala lesescaliers au risque de se recasser la jambe. Alice n’était plus dans sa rue depuis longtemps,dommage, si elle avait été là il aurait craqué et ça lui aurait sûrement sauvé la vie – enfin, presque. Ilne s’en rendit même pas compte, il ne réfléchissait plus, il laissait une saloperie de pulsion contrôlerson corps.

À ce stade c’était plus une descente, c’était carrément une chute. Il se réveilla à l’hôpital avec Arthur qui lui criait dessus. Il fit de son mieux pour l’ignorer, laissa

le toubib faire un check-up, se rhabilla et s’en alla en clopinant. Dans la rue, comme Arthur le suivaittoujours en l’engueulant, il se retourna d’un bloc et le frappa de toutes ses forces dans la poitrine,avec sa béquille. Le géant vacilla à peine sur ses jambes mais s’arrêta net de parler en se frottant leplexus, surpris.

— Et merde ! beugla Thomas. Merde ! Va te faire enculer !Son ami ne le suivit pas, et ça le soulagea autant que ça lui donna envie de pleurer.Il avait failli mourir cette fois. C’était ce que le docteur avait dit, qu’il avait failli mourir. Il avait

fait une overdose. C’était la deuxième fois que ça lui arrivait. En six mois ça faisait deux fois qu’ilpassait tout près de la mort. Il devait commencer à prendre l’habitude parce que ça le laissait dans unétat de sérénité effarant. De là à dire qu’il était déçu d’avoir seulement failli, y avait qu’un pas.

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Derek téléphona trois fois. Les trois fois il ne dit rien, ils se contentèrent de s’écouter respirer,chacun à un bout du fil. La quatrième fois Thomas finit par dire :

— Derek, je vais te payer un billet de train et tu vas aller chez Mam.— Non. Papa.Le mot broya le cœur de Thomas et fit exploser un objet en verre, dans sa tête. Des milliers

d’éclats allèrent se planter partout dans son cerveau et quand la tonalité lui apprit que son frère avaitraccroché il laissa son portable glisser tout seul hors de sa main et s’écraser sur le sol. Ensuite il seroula en boule dans le canapé, sa jambe cassée par-dessus l’accoudoir, et il attendit qu’il pleure ouqu’il s’endorme. La nuit tomba sans qu’il ait fait ni l’un ni l’autre.

Au milieu de la nuit il se réchauffa un plat surgelé au micro-ondes, puis alla s’asseoir dans lacabine de douche et laissa l’eau couler sur lui pendant un temps indéterminé. Ses cheveux bleusébouriffés, dans le miroir de la salle de bains, lui tirèrent son premier sourire depuis vingt-quatreheures. Il pensa à une jolie fille qui aimait bien son iroquoise et il prit tout son temps pour la sculpterparfaitement, si bien que le jour se levait quand il fut enfin satisfait du résultat. Il se rasa un peu, justeassez pour donner à sa barbe une allure présentable. Il retira ses piercings, les nettoya et les remit enplace, au-dessus de son œil. C’était vrai qu’il était cool.

Il choisit un pantalon de treillis qu’il aimait bien, mit une botte punk en guise de chaussure, prit sonécharpe, sa veste en cuir, et sortit avec sa guitare sur l’épaule. Il ne sentait pas la fatigue, pas plusque le froid lorsqu’il fut dehors, à peine des picotements sur son visage. Il joua un moment à regarderles empreintes que laissaient ses pieds et ses béquilles dans la neige fraîche, tombée pendant la nuit.Ça le fit sourire comme un gamin, et il envoya un texto à Derek pour le rassurer :

« J’aime la neige. »Il reçut une réponse en attendant son bus :« Moi aussi. » Il allait chez Alice. Cette fois il le faisait exprès, même si c’était quand même une pulsion. Mais

disons qu’il n’était pas absent. Il savait ce qu’il faisait et il ne résistait pas.Il avait bien réfléchi pendant que les médecins l’auscultaient, pendant qu’Arthur lui criait dessus et

aussi pendant qu’il déprimait sur son canapé. Et il avait décidé une chose : si les mauvaises pulsionsavaient voix au chapitre, les bonnes aussi, y avait pas de raison ! Donc il allait chez Alice, point à laligne. (Non mais oh.)

Elle n’avait pas l’air surprise, en ouvrant le Velux de sa chambre, de le trouver assis dans la neige,le chat sur les genoux.

— Je sais déjà, j’ai eu Samia au téléphone, lui dit-elle en guise de bonjour lorsqu’il se glissa danssa chambre.

— Je vais t’embrasser.Pour une fois il avait décidé de prévenir.C’était nouveau de la tenir dans ses bras alors qu’elle était en pyjama et qu’elle sortait du lit – son

corps était encore chaud, son odeur imprégnait ses vêtements, chaque inspiration lui faisait tourner latête, et il pensa merde, je suis con, merde parce que cette drogue-là n’était pas nocive pour sa santéet, a priori, elle avait le même effet que les autres. Samedi soir, s’il était sorti cinq minutes plus tôt, ilaurait pu rattraper Alice dans la rue, l’embrasser, la toucher, la respirer, et il aurait évité l’overdose.Et il ne savait pas en quelle langue lui expliquer ça. Peut-être qu’il devrait en inventer une…

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— J’ai changé d’avis, souffla-t-il contre ses lèvres. Au lieu de t’écrire une chanson je vaisinventer une nouvelle langue pour parler de toi.

Elle ne répondit rien, elle agrippa ses cheveux et recommença à l’embrasser, et c’était stupidementsatisfaisant de sentir qu’elle en avait autant envie que lui, qu’il n’était pas le seul des deux à êtredépendant. Est-ce qu’elle sentait ce qu’il sentait chaque fois que leurs langues se touchaient ? Est-cequ’elle aussi elle avait l’impression de recevoir un choc électrique, l’impression que son cerveaubuguait, l’impression que son sang coulait beaucoup plus vite dans ses veines, l’impression quel’univers avait basculé, l’impression de marcher au plafond… ? Est-ce que chaque fois qu’ilsarrêtaient tout son corps lui criait, à elle aussi, de recommencer tout de suite sous peine d’arrêtertoutes les fonctions vitales dans l’instant ?

— Thomas…— Hum…— Thomas…Elle essayait de se dégager mais il avait enroulé un bras autour de sa taille et il la serrait fort, très

fort, pas assez pour lui faire mal mais trop pour qu’elle lui échappe d’elle-même, et il la bâillonnaitavec sa bouche, et elle n’avait vraiment pas envie d’arrêter de l’embrasser mais l’heure tournait etelle avait cours et ses parents pouvaient entrer et…

— Thomas… Arrête…— Nan…— Faut que j’aille à l’école…Il appuya son front brûlant contre le sien en respirant fort, et chuchota en se noyant dans son

regard :— Si tu pars maintenant, j’arrête de respirer jusqu’à ce que mort s’en suive.Dans d’autres circonstances ça aurait pu la faire rire mais il avait dit ça très sérieusement. Elle fit

glisser ses deux mains de sa nuque à ses joues et lui donna un dernier long baiser avant de sedétacher vraiment de lui.

— Va m’attendre en bas, je te rejoins dans trois minutes et tu m’accompagnes, d’accord ?— Viens chez moi…— Je peux pas, je suis déjà punie, si je sèche je suis pas prête de ressortir de ma chambre.— C’est pas grave, je resterai avec toi.Elle gloussa parce que c’était la première fois qu’un garçon se cramponnait à elle si fort et que

c’était nouveau et bizarre, et chaud, et effrayant un peu, mais elle aimait avoir peur de faire quelquechose et le faire quand même.

— Va en bas. D’accord ? S’il te plaît ?Il grommela quelque chose d’inintelligible, comme s’il réfléchissait à haute voix, puis il releva les

yeux et les planta dans les siens.— Sors avec moi ?Face à son regard interrogatif, il fit un effort et précisa :— Je descends t’attendre en bas et je te laisse aller en cours si tu sors avec moi.Elle leva les yeux au ciel.— Comme si j’avais besoin d’une bonne raison pour… Descends, on aura cette conversation dans

la rue.— Alice, sors avec moi.

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— Oui ! Maintenant arrête de faire un remake du Notebook3 et fiche le camp avant que mes parentsdébarquent !

Ils riaient tous les deux quand il s’évada par la fenêtre en titubant, tant sous le poids de la chaleurdans sa poitrine qu’à cause de sa jambe cassée.

2. Wake me up, Green Day. (NdA)3. Film dont le titre a été traduit en France par : N’oublie jamais. (NdE)

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Chapitre 11

Thomas s’était appuyé contre le mur de l’immeuble pour attendre Alice. Sa classe naturellesouffrait un peu de la présence des béquilles mais il compensait avec une cigarette – quoiqu’on endise, c’est classe une cigarette.

Il avait failli être en retard et finalement c’était lui qui se retrouvait à attendre. C’était un peu lesouk aujourd’hui. Normal, c’était l’anniversaire d’Alice, qui tombait le 18 février, et officiellementpersonne n’était au courant. Officieusement, Lily avait réveillé tout le monde sur le coup de 6 heuresdu matin en leur hurlant ses consignes par téléphone. Thomas se repentait d’avoir été celui qui avaitlâché l’info, heureusement qu’Arthur et les garçons ne savaient pas que ça venait de lui sinon il seraitdéjà mort… Lui il avait prévu le coup depuis quinze jours – un ami d’un ami d’un ami, croisé à unconcert, qui avait des invitations pour le vernissage d’une expo. Thomas connaissait un peu cetartiste. Non pas qu’il soit du genre à fréquenter les musées, mais à une époque le Tate Modern étaitun peu le quartier général de toute la bande et le photographe dont il était question y avait parfoisexposé. Un coup d’œil sur le Net lui avait permis de vérifier ce dont il se souvenait : ça devraitplaire à Alice… Il gloussa tout seul, contre son mur tout froid. Ça faisait quoi ? Un mois et despetites brouettes qu’ils sortaient ensemble ? Et il se torturait déjà les neurones à propos de cadeauxd’anniversaire…

Elle surgit du coin de la rue dans un nuage de buée, le souffle court. Elle avait enfoncé un bonnetsur sa tête et les pans de son manteau lui battaient les côtes. Thomas ouvrit de grands yeux enapercevant des mèches violettes qui s’évadaient du bonnet d’Alice. Il n’eut pas le temps de poser lamoindre question qu’elle lui ôtait sa cigarette de la bouche d’un air assuré, et l’écrasait contre le mursous son regard désapprobateur. Regard qui perdit toute désapprobation quand elle déposa un baiserrapide sur sa bouche.

— Désolée…— Pour le retard ou la clope ?— Le retard. Si t’espères que je m’excuse pour t’avoir fait gagner quelques secondes d’espérance

de vie…— Un de ces quatre faudrait que je pense à les compter, d’ailleurs… Alice, avec toi je crois que

j’ai des hallus même quand j’ai rien pris, c’est trop cool ça, souffla-t-il en attrapant une mèchecolorée entre ses doigts.

— Ça te plaît ?Pour toute réponse, il passa une main sur sa nuque et attira sa bouche contre la sienne. Alice

décida que c’était un « oui » franc et massif.— T’as fait ça quand ? demanda-t-il en la prenant par la taille pour l’entraîner vers l’immeuble.— Là, à l’instant. Enfin, y a une heure, je pensais pas que ça prendrait si longtemps. Morgane est

punie, du coup elle devient dingue à tourner en rond dans la maison. Va savoir pourquoi, j’ai décidéde l’occuper comme ça. Quoi ? ajouta-t-elle face à son regard moqueur. T’as pas le monopole de lacoolitude capillaire, tu sais ?

Il éclata franchement de rire, pour le coup.Dans le hall de l’immeuble ils donnèrent quelques coups de pieds dans les marches pour se

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débarrasser du gros de la neige qui maculait leurs chaussures avant de prendre l’ascenseur.— Tu vas me dire où on va ? demanda Alice quand les portes se refermèrent sur eux.Thomas lui renvoya un sourire mystérieux.— Tu vas voir. Mais je te promets que ça va t’intéresser…Elle avait machinalement posé les mains sur l’appareil photo qu’il lui avait offert et qu’elle

trimballait partout, comme il trimballait sa guitare. Ça le faisait sourire – pas seulement de voir soncadeau de Noël autour de son cou mais en particulier ce truc qu’ils avaient en commun. Une addictionà quelque chose qui modifiait leur perception du monde. Une main dans la poche de son jean, iltripotait le bout de papier qui leur donnerait accès au loft où il la conduisait.

Dès l’instant où on leur eut ouvert la porte de l’appartement, il sut qu’il avait visé juste. Alice fitquelques pas dans la pièce déjà pleine de monde sans parvenir à détacher ses yeux des portraits.Thomas donna son papier au type qui filtrait les entrées et dut presque courir pour rattraper sacopine.

— Tu le connais ? demanda-t-il en utilisant sa béquille pour désigner la signature de l’artiste.— De nom, répondit Alice, les yeux levés vers la photo taille poster.Elle était en noir et blanc sauf le ciel – un lever ou un coucher de soleil, visiblement à Chicago.

Thomas n’était pas un expert mais il avait toujours aimé le travail de ce gars-là. Et puis depuisquelque temps il se découvrait un intérêt certain pour le monde des photographes…

— Il est là ?— Yep, sûrement, mais si tu veux l’approcher va falloir passer par le pote qui nous a fait entrer et

je sais pas s’il doit venir… Ah, et tant que j’y suis, Sam et Arthur ont prévu de nous rejoindre – pasforcément dans cet ordre, d’ailleurs. On ira prendre un café.

Il avait abandonné une béquille dans un coin et ne s’appuyait plus que sur une seule, ayant passéson bras libre autour des épaules d’Alice. Plus loin l’artiste avait photographié une rixe,probablement dans le Sud-Ouest, plusieurs fois et à plusieurs minutes d’intervalle. En longeant le muron pouvait suivre l’évolution de la situation, mais il avait remplacé le dénouement par une explosionde lumière. L’histoire se terminait par la représentation d’un groupe de gens qui jouaient au billard.En couleurs, cette fois.

— Plutôt cool, souffla Thomas en se calant une cigarette éteinte dans la bouche.— Plutôt cool…, répéta Alice d’un ton incrédule.— Désolée, babe. J’aime bien tout ça mais mon truc à moi est plus audio que visuel, si tu vois ce

que je veux dire.— Yep. Mais rappelle-moi de t’expliquer, un jour.— J’adorerais ça.Ils continuèrent de se promener, visitant les États-Unis de manière assez inédite. L’artiste s’était

visiblement invité dans les maisons, les cours d’immeuble et les appartements, ajustant tout ce qui nelui plaisait pas.

— Si tu veux que le monde change, change-le, souffla Alice, face à une photo tellement gribouilléeet modifiée qu’on ne voyait pratiquement plus ce qu’elle représentait au départ.

— Ça dépend si tu veux le changer en vrai ou changer ta manière de le voir.— Les deux, quand tu es assez connu pour que les gens aient envie de voir le monde à travers tes

yeux.Il ne répondit rien mais enregistra cette conversation dans un coin de sa tête. Ça pourrait faire une

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chanson d’enfer…— Tu sais, je dois t’avouer un truc.— Hum ?— J’écris pas de chansons.Elle avait attrapé la main qui pendait sur son épaule pour entrelacer leurs doigts. Un coup d’œil

sur son visage lui fit se demander pendant une seconde si elle l’avait entendu.— Sur le toit, à Noël, je suis sûre qu’y en a eu quelques-unes qui étaient de toi.— Nope. Ça m’arrive de mettre ma patte sur un truc qu’est pas de moi mais j’ai jamais chanté à

personne les chansons que j’avais composées, même pas à moi.— Donc, tu composes.— Mais j’écris pas.— On s’en fout. T’écris dans ta tête, c’est pareil. Tu te souviens de ta chanson sur l’hiver ?S’il était honnête, il devait admettre qu’il avait passé la semaine entre Noël et le Nouvel An à

s’efforcer de se la remettre en mémoire rien que parce qu’il en avait parlé avec elle. Il acquiesçasilencieusement. Comme elle n’ajoutait rien, il tourna la tête pour croiser son regard et y vit un éclatmoqueur.

— Tu te fous de moi ?— T’es mignon quand t’es timide, souffla-t-elle avant de le prendre par le menton pour déposer un

baiser sur sa joue.Ça le fit sourire. Il fallait qu’il fasse une chanson sur tous les trucs qui le faisaient sourire. Et le

refrain parlerait d’Alice.— J’ai envie d’écrire plein de chansons depuis que je te connais…— Qu’est-ce qui t’en empêche ?— La flemme ?— Excuse de merde.— J’avoue…Ça aussi ça lui plaisait, qu’elle soit impitoyable avec lui. Qu’elle ne cherche pas à éviter ce qu’il

disait quand il était honnête. Elle était probablement la seule personne à qui il pouvait raconter tout etn’importe quoi sur lui-même, en la regardant dans les yeux, sans avoir peur qu’elle le juge,l’engueule, ait pitié de lui ou fuie à toutes jambes. Et c’était trop cool. Il serra les dents, pensa jet’aime, puis merde, puis tant pis, c’est foutu maintenant. Ensuite il repéra André, le copain qu’ill’avait fait entrer, et il laissa Alice à sa contemplation pour clopiner vers lui. Ils échangèrent uncheck rapide.

— Ça va ? Ça te plaît ?— Ouaip. Il est par là, l’artiste ?— Dans le fond de la salle, il y a deux journalistes qui voulaient lui poser quelques questions.— Y a moyen de le rencontrer ? Ma copine l’aime bien.André était un type sympa, un peu enveloppé, que Thomas adorait et ne fréquentait pas assez

souvent à son goût. L’intéressé zieuta par-dessus son épaule, vers Alice.— Elle est chou.— Je sais. Y a moyen ?— Oui, sûrement.

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L’artiste finit par se montrer pour boire un peu de champagne et recevoir les félicitations et lescommentaires de ses proches. André se permit de les introduire.

— Phil, j’ai des petits jeunes qui voudraient te parler.Phil devait avoir la quarantaine bien tassée, mais son regard pétillant démentait ses cheveux poivre

et sel. Son corps à la fois sec et un peu affaissé sur lui-même envoyait des signaux contradictoires etAlice trouva ça fabuleux. Thomas perdit vite le fil de la conversation, mais alors qu’il allait tenter des’éclipser, Alice le retint métaphoriquement par la manche avec une phrase :

— Le côté musical dans certaines de vos photos, c’est voulu où ça apparaît après coup ?— Vous avez l’œil, jeune fille. Un exemple ?Du menton, elle indiqua une photo panoramique en arrière-plan de laquelle Phil avait peint un arc-

en-ciel à grands coups de pinceaux. Thomas s’en approcha, curieux de comprendre ce qu’Alice luitrouvait de musical.

— Qu’est-ce que ça vous inspire ? s’enquit Phil.— Si je devais lui donner un titre je l’appellerai La Mélodie du bonheur, pas vous ?Pourtant le sujet principal de la photo n’avait rien de joyeux, elle avait été prise dans un quartier

un peu insalubre et représentait un homme qui dormait sous un porche alors qu’il y avait de la neigepartout dans la rue. Il devait crever de froid.

— Je ne sais pas si c’est à cause de l’arc-en-ciel ou si c’est autre chose mais… J’ai vraimentl’impression de « voir » de la musique, insista Alice.

— Il y avait de la musique dans cette rue au moment où j’ai pris la photo, admit Phil.— Le type, il dort pas, chuchota Thomas.Les deux autres se rapprochèrent de lui.— Vous disiez ?— Le SDF. Il dort pas, il écoute.Il avait conscience qu’Alice le dévorait des yeux et que Phil hochait lentement la tête, et leurs

regards le gênaient autant qu’ils le faisaient se sentir bien. D’une façon qu’il ne se rappelait pas avoirdéjà expérimenté. Comme s’il était à sa place, comme s’il était normal, comme s’il avait autre chosedans le crâne que des conneries, comme si ce qu’il disait était intelligent et impressionnant.

— Vous êtes musicien ?— Hum.— Comment tu vois qu’il écoute et pas qu’il dort ?— Regarde son visage.C’était difficile à voir parce que ça n’était pas un gros plan mais le visage du SDF n’était pas aussi

détendu qu’il aurait dû l’être. De même ses poings, rougis par le froid aux articulations, étaientfermés sur ses cuisses.

— C’était quoi la musique, dans la rue ? demanda Thomas sans détacher les yeux de la photo.— Un clarinettiste jouait du jazz par une fenêtre ouverte.— Tu penses… C’était où ?— Une petite ville dans l’état de Washington. Vous êtes déjà allés aux États-Unis ?— Non.— Vous devriez, vous êtes jeune et musicien. Même un court voyage vous serait bénéfique.Thomas ne répondit rien. Il se sentait bien, là, maintenant, tout de suite. Il n’avait pas envie de se

faire ramener brutalement les pieds sur Terre en se rappelant qu’il n’avait pas d’avenir.

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Il reçut un texto de Samia alors qu’ils sortaient de l’immeuble. Il avait récupéré ses béquilles et

Alice avait passé un bras autour de sa taille.— Ça t’a plu ? demanda-t-il en essayant d’utiliser son portable alors qu’il avait les mains prises.— C’était génial ! Attends, tu veux pas que je le fasse ?— Si, lis-moi le texto de Sam. T’as parlé de quoi avec Phil pendant que j’étais avec André ?— Tu veux dire pendant que tu pillais le buffet ?Il s’esclaffa.— Oh, ça c’est rude… !— Sam et Arthy arrivent, ils disent qu’on se retrouve au Nero qui est sur Oxford Street, près de

Tottenham. C’est pas loin.— Nope. D’ailleurs, faut que je te dise, ils sont un peu en froid en ce moment alors, euh… Pas de

gaffe ?Alice haussa un sourcil. C’était pas le genre d’Arthur et Samia d’être en froid… En fait, de toute la

bande, c’étaient les deux membres qui s’entendaient le mieux.— Quelque chose que je devrais savoir ?— Et bien au cas où ça ne t’aurait pas encore sauté aux yeux, Arthur a toujours eu un faible pour

Sam. Même avant ses jambes.Cette fois elle s’arrêta de marcher, le forçant à s’arrêter aussi.— Thomas, j’ai le droit de savoir exactement ce qui est arrivé aux jambes de Samia ?Il la regarda un moment en fronçant les sourcils, puis acquiesça et l’entraîna dans le café qu’ils

avaient finalement atteint. Ils allèrent squatter un canapé avec deux chocolats chauds, mais il necommença à parler que lorsqu’ils se furent débarrassés de leurs manteaux. Fidèle à elle-même, ellene le poussa pas.

— Quand Sam avait quatorze ans, elle a eu une période carrément rebelle. Sa famille a émigréd’Inde quand elle était bébé et ils sont toujours restés vachement attachés à leurs traditions et à leurpays d’origine. Sam n’a rien contre mais elle en avait ras le bol que sa vie tourne autour de ça. Elles’est mise à faire des trucs pas forcément très malins pour les provoquer. Je dis pas malins mais si çaavait été pour de bonnes raisons plutôt que pour faire de la provoc’… Enfin bref, en résumé un jourses parents sont rentrés et l’ont trouvée à moitié déshabillée, dans sa chambre, avec un gars de sonécole, dans une position plus que compromettante. Ils en ont conclu qu’il fallait l’éloigner de lamauvaise influence occidentale dare dare et l’ont promise en mariage à un Indien plus vieux qu’elle.La veille du jour où elle devait retourner au pays pour se marier, elle a sauté par la fenêtre.

Il but une gorgée de son chocolat mais elle pouvait voir à quel point il s’était raidi. Au milieu dutourbillon d’informations qu’elle devait intégrer, elle pensa qu’il avait dû y être.

— Tu la connaissais déjà ?— La première amie que je me sois faite dans ma nouvelle école, quand on est arrivés à Londres.

J’avais six ans.— Oh. Et dis-moi, le garçon dans sa chambre…— Je te rassure, l’interrompit-il en riant. C’était pas moi. Par contre, à l’époque, j’habitais

l’immeuble d’en face. T’imagines pas l’angoisse, tu prends ton petit déj et d’un coup y a ta meilleureamie qui passe devant ta fenêtre. J’ai même pas eu le temps de m’habiller, j’ai dévalé l’escalier enréveillant tout l’immeuble. En bas y a un frangin à elle qui s’est pointé, moi je savais pour le coup du

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mariage, du coup on s’est battus, j’étais en train de l’étrangler quand Derek a rameuté Arthur et unautre pote. Et même à deux ils ont eu du mal à me le faire lâcher…

Il s’arrêta pour respirer, but une gorgée de chocolat chaud. Alice avait attrapé sa main et jouaitavec ses doigts. Il lui fit un sourire un peu forcé avant de continuer, en essayant de prendre un tonléger :

— En tout cas c’est de là qu’est parti le projet de fonder un foyer pour enfants en danger. Sam étaitencore dans le coma quand on a tous décidé qu’il fallait faire quelque chose de concret, sinon çaallait recommencer. Enfin, quand je dis on… Moi j’avais quatorze piges et pas trop voix au chapitre,mais Arthur, David et tous ceux qui étaient déjà adultes se sont constitués en association et onttravaillé comme des fous pour créer Invictus. Sam est venue s’y installer avec plusieurs de ses sœurset cousines, qui ont pris exemple sur elle.

— Leurs parents ont dû adorer…— On a frôlé le drame familial, en fait, les pères et les frangins se sont pointés deux jours plus tard

avec des têtes de pit-bulls.— Qu’est-ce que vous avez fait ? Je veux dire, si elles étaient mineures et que le foyer venait

d’être fondé, vous aviez pas le droit de les garder avec vous…— Je m’en souviens tellement bien, de ce jour-là, souffla le jeune homme en se perdant dans la

contemplation de la fumée qui sortait de sa tasse. On attendait quelqu’un des services sociaux pourvenir vérifier que tout était en ordre et nous donner les papiers officiels comme quoi on seraithabilités à héberger des jeunes en difficulté, bla bla bla… Bref, quand les parents ont débarqué ilsont menacé d’appeler les flics, et là c’était épique, David est sorti de la kitchenette de permanence,qu’était encore en travaux, a pris son badge et leur a mis sous le nez en lançant : « La police est ici,qu’est-ce que je peux faire pour vous ? »

Thomas eut un petit rire en disant ça et c’était contagieux, Alice sourit.— J’imagine bien…— J’aurais kiffé que tu vois ça, c’est con que personne ait pensé à filmer… Du coup les autres se

sont mis en mode « on va porter plainte » et ont commencé à raconter leur petite histoire en changeantplein de détails, et ensuite on a eu un timing de malade : Sam s’est pointée dans son fauteuil roulant etpile quand son père – ou son oncle, je sais plus – a voulu se précipiter sur elle la grande porte dedevant s’est ouverte et qui voilà ?

— Les services sociaux ?— Yep. Ils ont demandé ce qui se passait, on a calmé tout le monde, les grands ont distribué du

café, les parents des filles parlaient tous en même temps. Finalement, quand les choses ont enfin ététirées au clair, David a rappelé, l’air de rien, que si tout ça devait se poursuivre devant un tribunal,Samia et certaines de ses sœurs étaient prêtes à raconter l’histoire du mariage arrangé. T’aurais vu latronche de la nana des services sociaux… « Diable, un mariage arrangé ? ». Avec son petit air pincé,là… Je crois que tout ce qu’elle attendait c’était qu’on prenne ses foutus papiers pour qu’elle puissese tirer et nous laisser régler ça entre nous, mais elle a été courageuse sur ce coup-là, elle a demandédes explications. Les parents de Sam avaient pas prévu ça, elle a bien senti que ça puait l’embrouillealors elle a pris les choses en main, a donné les papiers à David et Arthur et dit que la loi autorisaitSamia et les autres à rester au foyer sous la responsabilité de l’équipe éducative, si elles levoulaient. Et pour bien enfoncer le clou elle a précisé en partant qu’en cas de menace ou deharcèlement on pouvait faire prononcer une injonction par le tribunal, et s’ils insistaient on pouvait

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même saisir le parquet pour abus d’autorité, maltraitance et non assistance à personne en danger. Lafamille Savir est partie presque tout de suite après elle.

— Ils ont laissé tomber comme ça ?Ça paraissait un peu énorme à Alice, plein d’enfants d’une même famille qui décident de quitter

leur maison…— Tout le monde est resté six mois au foyer, après ça y a plusieurs parents qui ont commencé à se

calmer, à téléphoner pour prendre des nouvelles ou demander l’autorisation de passer les voir…Avant la fin de la première année d’Invictus on avait réussi à remettre chez elles plusieurs descousines de Sam. Entretemps y a d’autres gosses qui sont arrivés au foyer, bien sûr, ajouta-t-il en seredressant pour se caler contre le dossier du canapé, un bras autour des épaules d’Alice.

Elle hocha la tête sans rien dire. Tout le monde avait un passé difficile, dans la bande, mais c’étaitpeut-être justement ce qui les avait tous rapprochés.

— On fait une fameuse équipe de bras cassés, hein ? plaisanta Thomas, comme s’il avait lu dans

ses pensées.Un petit rire plus nerveux qu’autre chose lui échappa tandis qu’elle hochait la tête. Sam et Arthur

apparurent soudain derrière la vitrine du café, Thomas leur fit signe lorsqu’ils entrèrent. Alices’efforça de prendre un air détaché. Arthur poussait le fauteuil de Sam mais il la laissa pour allercommander leurs boissons et elle les rejoignit en poussant les roues de son fauteuil. Elle avait l’airun peu fatiguée, mais pas vraiment plus que d’habitude.

— Ça va, vous deux ? C’était bien votre expo ?— Alice a adoré, répondit Thomas en lui collant une bise sur la joue. Ça va, toi ?— Ouais ouais. La nuit je rêve de bouquins de droit et de gosses qui jouent à hide & seek autour

de ma tête, mais sinon tout est OK.Alice pouffa de rire en plongeant le nez dans son chocolat et Thomas lui fit un clin d’œil. Arthur

revint avec deux grandes tasses et en posa une devant Sam.— Le café de madame…S’ils étaient en froid ils le cachaient bien, Alice n’aurait rien remarqué sans l’avertissement de

Thomas. Mais comme elle savait, elle ne pouvait pas ne pas remarquer qu’ils évitaient de se toucheret de se regarder, et elle se sentit désolée pour Arthur.

— Bon, quand c’est qu’on t’enlève tout ce bordel, toi ? lança l’intéressé en donnant un léger coupde pied dans l’attelle de son ami.

— Mardi, si tout va bien. Mais ils me veulent en rééduc presque tous les jours. Y font chier, j’aipas que ça à foutre…

— Je croyais que t’étais pressé de reprendre le skate…— Ouais mais n’empêche…— J’aimerais bien apprendre à faire du skate board, songea Alice à haute voix.— Je t’apprendrai, sourit Thomas. J’ai un concert de reggae le 23 février, qui vient ?— J’en suis, promit Arthur. Et je peux te garantir que presque tous les mecs vont venir. Pour les

filles y paraît que ça va dépendre de nos arguments…— Moi je peux pas, faut que je bosse. Désolée Thomas, dit Samia avec une grimace.— Tu bosses trop.Elle se contenta d’un haussement d’épaules pour toute réponse, mais Thomas et Arthur étaient

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réellement inquiets, et Alice commençait à être de leur avis. La jeune Indienne était pâle et avait lestraits tirés. Elle était toujours comme ça alors Alice finissait par ne plus le remarquer… Mais à bieny réfléchir, ça n’était pas normal qu’elle ait l’air aussi fatiguée.

— Sans rire, insista le musicien. On va organiser les permanences autrement s’il faut, trouverd’autres bénévoles mais faut que tu dormes la nuit, Sam.

— Toi t’es mal placé pour filer des conseils d’hygiène de vie…— Peut-être mais il a raison, intervint Arthur.Samia se raidit et son ton se fit plus froid.— Arthur, souffla-t-elle.Alice songea que Thomas avait raison – quand une fille peut faire taire un garçon juste en

prononçant son prénom c’est qu’il se passe quelque chose entre eux. Le silence s’épaissit jusqu’àdevenir étouffant. Jusqu’à ce que la sonnerie d’un téléphone le rompe. C’était celui d’Alice. Elledécrocha avec un regard d’excuse.

— Alice chérie, dis-moi que les trois affreux jojos sont avec toi ! rugit Lily dès qu’elle entendit leson de sa voix.

— Si par « affreux jojos » tu veux dire un mec avec une crête bleue et une guitare, un typegigantesque avec des tresses et une warrior à roulettes alors ouais, sont avec moi.

Les autres esquissèrent des sourires amusés et se firent la réflexion que Lily avait toujours le chicpour tomber à point nommé.

— Parfait ! Tu me les ramènes tous dare dare par la peau du cou, on a un truc à faire. T’es invitéeet tes parents ont levé ta punition !

La dernière partie de la phrase lui fit avaler de travers et elle se redressa d’un coup.— De quoi ?— J’ai trouvé leur numéro, je les ai appelés, ils ont dit oui. Cherche pas, je t’expliquerai plus tard,

l’important c’est que t’es libre. Je veux tout le monde chez moi d’ici ce soir, ils connaissentl’adresse.

— Mais Lily…La tonalité signalant que la jeune fille avait raccroché lui coupa la parole. L’air faussement

interrogateur des trois autres lui parut aussitôt suspect et elle se pencha en avant, coudes sur lesgenoux.

— J’ai manqué un épisode ?— Hein ?— Non !— Pas du tout !— Elle voulait quoi ?Pas convaincue, Alice finit par se résoudre à jouer le jeu.— Qu’on vienne tous chez elle ce soir. Je suis pas sûre d’avoir tout compris.— Oh, c’est son truc, à elle, lança Thomas en essayant de se gratter la nuque d’un air naturel.

Parfois elle se dit que son appart est vide et oh, tiens, si j’invitais vingt-cinq copains pour faire lafête ?

— Mouais…— Je vais chercher le pick-up, d’accord ? dit Arthur en se levant de son siège. Finissez

tranquillement.

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Alice flairait un piège gros comme une maison, et comme en plus y avait coïncidence de date… Enmême temps, si elle se plantait, elle n’avait pas envie de mettre tout le monde mal à l’aise.

— Vous me faites une blague ?— Nous ?— Non, pourquoi, y a une raison ?Comme elle ouvrait la bouche pour insister Samia la coupa :— Arrête de nous cuisiner et fais semblant de ne te douter de rien, Lil’ et Tom vont être

horriblement déçus si tu n’es pas surprise.Thomas grommela un truc inintelligible, comme quoi il était innocent, promis juré, au courant de

rien, complètement hors du coup, et Alice trouva ça trop mignon pour lui casser son délire alors ellefinit son chocolat chaud en haussant les épaules.

— Je sais même pas de quoi on parle. Bien sûr, quand ils entrèrent dans l’appartement de Lily, situé au dernier étage d’une tour du

quartier de Stratford, les lumières étaient éteintes et les lieux prétendument vides. La porte à peinerefermée, les lampes s’allumèrent et une bonne quinzaine d’hurluberlus surgirent de partout en criant« SURPRISE ! », puis « Joyeux anniversaire ! » au cas où la banderole multicolore pendue au murn’aurait pas été assez voyante. Leur enthousiasme délirant dissuada Alice de râler et elle laissa lesuns et les autres lui faire des câlins en la congratulant – comme si le fait d’avoir un an de plus valaittant d’excitation. Mais s’il y avait au moins un point sur lequel elle n’avait pas l’impression qu’onl’ait baratinée, c’était la propension de Lily à sauter sur toutes les occasions pour faire la fête. Alorssi son anniversaire lui servait de prétexte…

L’appartement était grand. Alice n’avait jamais pu se faire dire avec précision ce que faisait Lily,dans la vie, mais une chose était sûre : elle avait suffisamment de moyens pour que son stand, àCamden, soit plus un hobby qu’autre chose. Aventureuse, la jeune fille rêvait de partir faire le tour dumonde, mais d’après Thomas elle avait rarement mis les pieds hors de Londres. Il y avait, disait-on,des parents fortunés derrière tout ça, mais personne ne semblait avoir de détails véridiques à fournirà leur sujet.

Parents fortunés ou pas, il y avait suffisamment d’alcool et de nourriture pour faire une orgie. À unmoment, Thomas fit l’erreur de demander où était la chaîne hi-fi et quelqu’un lui fourra sa guitaredans les bras pour toute réponse.

— Alice ! clama-t-il, couvrant le brouhaha de sa voix. C’est quoi ta chanson préférée ? Lapremière au monde ?

— Sweet Home Alabama, répondit aussitôt l’adolescente.Un énorme sourire fendit le visage du musicien tandis qu’il branchait son ampli. Derek improvisa

une batterie avec deux cuillères en bois sur les casseroles et les poêles de la cuisine. À la surprisegénérale, Alice se permit d’ouvrir le piano. Son copain aurait pu en tomber du canapé – qu’il avaitchoisi comme scène improvisée. Comme tout le monde connaissait la chanson, les invités hurlaient lerefrain, bras levés au-dessus de la tête, brandissant le signe universel des rockers américains.Thomas n’avait jamais l’air autant déchaîné que quand il jouait les solos, au risque de s’écorcher lesdoigts sur les cordes de sa guitare. Il en avait oublié que sa jambe était cassée. Et voir Alice faire dela musique le faisait planer. Presque au sens propre.

— C’est le seul morceau que je connais, avoua-t-elle quand ce fut fini et qu’ils eurent repris leur

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souffle. Je pouvais pas ne pas l’apprendre, j’adore vraiment cette chanson.Thomas écarta une mèche de cheveux qui tombait sur son visage et l’embrassa sur le front. Puis

Lily et Sarah déboulèrent de la cuisine avec un énorme gâteau recouvert de bougies, dont plusieursfaisaient des étincelles, et tout le monde se mit à beugler « Joyeux anniversaire » de manière plus oumoins juste. Thomas grava dans sa mémoire le visage d’Alice illuminé par les bougies et les pétards,et aussi les flashes des appareils photos. Les petites lumières faisaient ressortir ses tâches derousseur. Il la prit en photo avec son portable, pour l’avoir toujours avec lui. Elle avait dix-huit ans,elle était trop belle, et dans quelques années il voulait se souvenir d’elle comme ça. Cette fillemagique avec qui il était sorti pendant quelque temps.

Il joua American Idiot pour tuer le temps pendant qu’elle ouvrait ses innombrables cadeaux.Thomas s’était arraché les cheveux pendant des jours à réfléchir à ce qu’il pouvait bien lui offrir…Suite à son plan pour l’expo il avait opté pour un album de Phil, et il lui avait fait une compilation detoutes les chansons qu’ils avaient écoutées ou chantées ensembles depuis qu’ils s’étaient rencontrés,en y ajoutant quelques-unes qu’il aimait bien ou qu’il savait qu’elle aimait bien. Elle déposa unbaiser sur ses lèvres pour le remercier sous les sifflets et les quolibets de leurs amis – ils sedoutaient bien, au moins maintenant ils en avaient la confirmation.

Ce fut une belle fête, avec son comptant d’alcool et des événements qui en découlent. Alice, ensortant cinq minutes pour respirer sur la terrasse, surprit Samia et Arthur qui se disputaient. Enfin,plus ou moins… C’était surtout Sam qui criait, Arthur répondait tout bas. Elle croisa l’Indienne quifaisait rouler son fauteuil pour retourner à l’intérieur. Alice hésitait entre approcher Arthur,s’éloigner comme si elle n’avait rien vu ou appeler Thomas. Un coup d’œil dans l’appartement luiapprit que ce dernier était occupé – à danser debout sur son ampli en jouant de la guitare. Et qu’ilavait vu Samia se diriger vers lui. Et Alice ne pouvait pas laisser Arthur tout seul sans même luidemander si elle pouvait faire quelque chose pour lui, alors elle prit son courage à deux mains etsortit de l’ombre de l’appartement. Il n’y avait pas de neige sur la terrasse, seulement sur labalustrade à laquelle le géant se cramponnait.

— Ça va, Arthy ?— Ouais, ouais… Désolée, oublie-moi, je vais ruiner ton anniversaire…— Non, t’inquiète. T’es sûr que ça va ? Tu veux un truc ?Il lui montra la canette de bière qu’il avait à la main pour toute réponse.— Ça ira.— OK.Un coup d’œil derrière elle lui apprit que Thomas avait laissé le band improvisé poursuivre sans

lui pour discuter avec Samia. Il avait fait basculer sa guitare sur son dos et s’était accroupi pour êtreà sa hauteur. Alice avait du mal à comprendre ce qui déconnait parce qu’Arthur et Sam avaient pleinde choses en commun et s’aimaient vraiment bien.

Elle posa la question à Thomas, plus tard, quand il eut finalement convaincu leurs amis de laisserla chaîne hi-fi prendre sa relève. La playlist automatique avait enchaîné sur un slow et il la tira aumilieu du salon malgré ses protestations.

— Juste un… Allez !Il était tard. Ou tôt, question de point de vue. Ceux qui n’habitaient pas à l’autre bout de la ville

étaient partis, quelques-uns s’endormaient dans les canapés et les fauteuils, un petit groupe fumait surla terrasse. Alice finit par se laisser faire et il enroula ses bras autour d’elle pour danser. Ils se

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contentaient de se balancer l’un contre l’autre mais vu l’heure ils n’auraient probablement jamais étécapables de faire mieux.

— Ce qui cloche, c’est Samia, dit finalement Thomas, tout bas, à son oreille.Son silence valait bien une question mais s’il le comprit, il n’y répondit pas. Samia n’était visible

nulle part. Arthur venait de soulever Derek dans ses bras et Lily lui indiquait une chambre où lecoucher.

Les derniers fêtards finirent par couper la musique et se répartirent ce qui restait de place et de

couvertures. Thomas dénicha une couette et chipa des coussins au canapé avant de faire signe à Alicede le suivre. Il n’y avait plus de lumière allumée et ils zigzaguaient pour éviter ceux qui s’étaientroulés en boule à même le sol. Il lui fit grimper un escalier à tâtons.

— On va où ?— Viens…Ils débouchèrent sur le toit de l’immeuble. Une verrière transparente formait un puits de lumière au

milieu de l’appartement de Lily, la journée. Thomas étala les coussins et s’assit par terre, adossé à laverrière. Alice profita de la vue un moment avant que le froid ne la convainque de venir se blottircontre lui. Il les emmitoufla dans la couette. Le ciel était clair, piqueté d’étoiles. C’était une bellenuit.

— Joyeux anniversaire, chuchota Thomas dans l’obscurité.Quand il parlait elle sentait son souffle sur sa joue.— Merci.Elle tourna la tête, s’arrachant aux étoiles, pour lui faire face. Leurs nez se frôlèrent quand il se

rapprocha d’elle, puis leurs lèvres juste avant qu’il ne l’embrasse délicatement, en caressant sa joue.Elle se rapprocha de lui sous la couette en glissant les mains sous son tee-shirt pour les réchauffer.Sa peau était chaude, c’était agréable avec ce froid. Il pouffa de rire parce qu’elle le chatouillait. Ilavait défait sa crête.

— J’aime bien que tes cheveux soient bleus, dit Alice.— Je t’aime bien, chuchota Thomas, et il le pensait – sans le « bien ».— Embrasse-moi encore.Il fut trop heureux de s’exécuter. Ça déchaînait toujours des tambours de guerre dans sa poitrine

d’être si près d’elle. Elle songeait que c’était bizarre de penser qu’elle sortait avec lui. Qu’ellesortait avec un garçon. Avec Thomas.

Elle chercha son visage dans le noir et caressa son front, sa tempe et ses sourcils du bout desdoigts. Elle s’arrêta sur son piercing.

— Ça fait longtemps que tu l’as ?— J’sais plus… Je devais avoir douze ans…Ça la fit grimacer.— T’étais petit…— Nan, j’ai été grand assez vite. Et puis c’était plus pour emmerder le monde qu’autre chose, mais

maintenant je trouve ça plutôt cool.— Quand tu parles du monde tu penses à Arthur ?Il gloussa en enfouissant le visage dans son cou.— Tu me connais trop bien, p’tite Alice. Un de ces jours va falloir que je te tue…

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— Ce serait le bon moment, y a pas de témoins…Il ne répondit rien, mais c’était parce qu’il était trop occupé à embrasser son cou, là où la peau

était incroyablement douce et où son parfum était le plus concentré. Lui qui n’avait jamais aimésniffer inspira profondément par le nez et lâcha un grognement de satisfaction quand son odeur noyases poumons. Il n’y avait rien à faire, junkie était son deuxième prénom. Elle enfouit les mains dansses cheveux parce que ça la faisait frissonner, sa bouche et sa respiration chaude et rapide dans soncou. Et aussi son corps qui touchait le sien de bas en haut. Elle voulait lui retirer son tee-shirt pour secoller plus près de lui…

Et c’est ce qu’elle fit – elle lui retira son tee-shirt pour se coller plus près de lui, et passa lesmains dans son dos. Elle sentit des cicatrices sous ses doigts, pas forcément beaucoup mais assezpour qu’elle les remarque.

— Skateboard, souffla-t-il, la bouche contre sa clavicule.Et moto, ajouta-t-il dans sa tête.Elle ne répondit rien, elle laissait traîner ses lèvres sur sa peau chaude, sur son épaule. Elle se

tendit quand elle entendit le zip de son sweat-shirt, puis le plat d’une main glissa sur son ventre, soussa chemise. Il gémit en sentant sa peau sous ses doigts, et poussa le col de sa chemise avec son nezpour dénuder une épaule. La bretelle de son soutien-gorge glissa presque toute seule sur sa peaulisse. Une main se posa sur sa joue et lui fit tourner la tête vers elle pour qu’elle l’embrasse. Il avaitvraiment envie de la déshabiller complètement maintenant. Il voulait la voir. Et la toucher.

Il croisa son regard quand leurs lèvres se détachèrent et qu’il posa son front contre le sien. Il levade nouveau la main pour caresser sa joue, délicatement.

— T’as peur ?Elle secoua négativement la tête.— Nope.— C’est la première fois, hein ?— Ouais, mais… Ça va… Enfin, tu vois… ?— Je vois, souffla-t-il contre sa bouche avant de l’embrasser encore.Il détacha un par un les boutons de sa chemise, sans jamais cesser de l’embrasser. C’était

ridiculement égocentrique mais il voulait qu’elle s’en souvienne. Que ça la hante pendant des jours,des semaines après ça, et qu’elle y repense même quand elle serait vieille. À sa première fois. Aveclui. Parce qu’il était le premier…

Ils rirent quand elle détacha maladroitement son jean et il prit ses mains pour l’aider. Il les trouvaun peu tremblantes et raides, alors il en posa une sur sa poitrine pour qu’elle sente le cheval qui ruaitdans sa cage thoracique, et porta l’autre à ses lèvres. Il couvrit sa peau de baisers, lui parla àl’oreille pour la rassurer. Il eut peur en même temps qu’elle, rit avec elle. Il fut même maladroit, parmoments, ce qui ne lui était jamais arrivé depuis sa première fois. Il garda les yeux ouverts pour voirson visage, entrelaça leurs doigts pour sentir sa main serrer la sienne, embrassa une larme qui roulaitsur sa joue. Elle agrippa ses cheveux humides, respira dans son cou son odeur de pluie et de café,goûta la saveur de sa peau pour la première fois. Il respira à sa place quand elle eut le souffle coupé.Il mémorisa chaque centimètre carré de sa peau et les grava dans sa mémoire. Elle fixa les étoiles sifort que ce fut comme si elles s’étaient gravées sur sa rétine.

À un moment, il ne savait pas combien de temps était passé, il baissa les yeux sur elle. Elle étaitblottie contre lui et il avait enroulé un bras autour d’elle. Elle avait l’air toute petite et fragile,

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comme un chaton tombé dans l’eau. Leurs odeurs s’étaient mélangées et les berçaient. Il souffla surson oreille et il la sentit sourire contre son torse.

— Ça va ?— Ça va.— T’es sûre ?Ça l’embêtait de demander mais il voulait savoir. Elle leva les yeux et son air curieux faillit la

faire rire. Elle avait encore un peu le tournis.— J’ai l’impression que je peux sentir la rotation de la Terre, mais ouais, ça va.Il colla son visage contre le sien et se mit à fredonner une chanson qu’il inventait au fur et à

mesure, qu’il appela Earth Motion. Le lendemain matin il réveilla tout le monde avec sa guitare, en chantant à tue-tête Stubborn Love,

des Lumineers. Comme y en avait plusieurs qui avaient la gueule de bois, le concert fut reçu par desquolibets et des jets de canettes vides et de Sopalin. Il les esquiva en sautillant sur son pied valide,sortit sur la terrasse et cria le refrain à l’univers. Il touchait à peine terre tellement il était léger, ilavait des chansons plein la tête et de la musique plein les doigts. Lily finit par le foutre dehors dèsqu’il eut fini son café, parce qu’il enchaînait les morceaux malgré les supplications des autres. Alicele rattrapa, suivie par Arthur.

— Jamais vu un détraqué pareil, grommela le géant en fourrant les mains dans ses poches. Mec,t’es amoureux de ta guitare ou quoi ?

Arthur les ramena dans le centre en pick-up – Thomas s’était assis à l’arrière, toujours déchaîné.Alice, entre deux chansons, lui souffla :

— Tu m’émerveilles.Ça le fit jouer faux pendant dix bonnes secondes. À Trafalgar Square ils restèrent avec elle jusqu’à

ce que son bus arrive, malgré le froid. Thomas n’arrêtait pas de l’embrasser, Alice dut littéralements’arracher à ses bras pour ne pas manquer son bus. Quand l’impérial démarra, il confia ses béquillesà Arthur.

— Tu vas pas faire ça ? Mec, tu déconnes ?Il ne déconnait pas : il se mit à courir malgré les freins qui hurlaient et les coups de klaxons. Sa

jambe le ralentissait mais elle était assez remise pour qu’il puisse rester à la hauteur de la fenêtred’Alice sur plusieurs mètres. Elle le regardait faire en riant. Juste avant de se laisser distancer, ilcria parce qu’il savait qu’elle ne pourrait pas l’entendre :

— Alice, je t’aime !Quand il revint vers Arthur il avait le souffle court, les cheveux ébouriffés, les joues rouges et il

boitait. Son sourire faisait presque le tour de son visage.— Quoi ? demanda-t-il en reprenant ses béquilles.— Mec, c’était pitoyable !— Je sais !Il aimait bien être pitoyable.

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Chapitre 12

— Qu’est-ce qui est tellement plus intéressant que moi ?Alice sourit et lui passa une des photos qu’elle était en train de trier.— Toi.C’était bien lui. Enfin, son ombre, sur un mur. Silhouette élancée coiffée d’une iroquoise, guitare

sur le dos.Ils s’étaient mis dans son lit pour se réchauffer parce qu’une pseudo-tempête de neige les avait

surpris. Ce serait probablement la dernière de la saison, d’ailleurs, on était déjà mi-février. Au boutd’un moment, Alice avait attrapé son sac en s’asseyant, et ça faisait cinq bonnes minutes qu’elle triaitdes photos.

— J’aime bien celle-là, déclara-t-elle en se laissant retomber sur le dos, à côté de lui.Il était debout au milieu d’une route déserte, les bras écartés, la tête levée vers le ciel. Sa main

droite était refermée sur le manche de sa guitare, caisse vers le bas.— On dirait une couverture d’album.— Si tu fais un album, je te ferai la couverture.— Pour faire un album faut écrire.Elle se redressa et il pensa que ça le faisait chier, mais elle revint se coucher près de lui presque

immédiatement après. Et déposa quelque chose entre eux, sur le matelas. Emballé dans du papiercadeau.

— C’est pas mon anniversaire.— Et c’est pas Noël non plus mais je suis passée devant vingt fois en pensant « C’est pour

Thomas » alors j’ai craqué.Il sourit et fit glisser le dos de ses doigts contre sa joue, son pouce effleurant son nez.— Ça te fait plaisir de faire plaisir aux gens, hein ?Elle rougit. Il s’assit en s’appuyant contre le mur et elle l’imita. Elle posa le menton sur son épaule

pour le regarder déchirer l’emballage. Elle ne savait pas pourquoi mais elle aimait la façon dont lebout de ses doigts était durci et abîmé à force d’appuyer sur les cordes de sa guitare.

C’était un carnet de cuir fermé par un lacet. Assez petit pour tenir dans une poche de son manteauou de sa veste. Il était simple mais c’était le genre de petit objet auquel on s’attache jusqu’às’apercevoir qu’on le trimballe partout et qu’on le sort pour un oui ou pour un non, jusqu’à ce qu’onen vienne à l’exhiber avec fierté comme une pièce de collection. Et surtout qu’on se refuse à jeter,même quand il a perdu toute utilité. Thomas eut une brève vision du même carnet avec dix ans deplus, écorné, abîmé, rafistolé avec du papier collant, gribouillé de partout, des feuilles volantesdépassant en haut et en bas, le lacet réduit à un pauvre bout de ficelle.

— Elles sont belles, tes foutues chansons, mon Thomas. Alors tu vas les écrire, maintenant – enfin,si tu veux. Mais vraiment, tu devrais en faire quelque chose.

— Pourquoi ?Il avait tourné la tête vers elle, mais il n’attendait pas sa réponse avec beaucoup d’attention. Sans

doute parce qu’il était trop occupé à la dévisager avec adoration. Elle se mordilla la lèvre inférieure,à la fois pour s’obliger à garder la tête froide, et aussi un peu parce qu’elle savait que ça le rendait

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fou.— Parce que ça vaut le coup de mettre ça par écrit ? Même si tu ne deviens pas une superstar ça

pourra toujours te servir de les avoir sous la main, non ?Il aurait pu répliquer que non et tout lui déballer. Prononcer à haute voix l’argumentation en

plusieurs paragraphes qui se construisait dans sa tête chaque fois qu’il pensait à ce genre de chosesdepuis qu’il avait huit ans. Il aurait pu pleurer, crier, lui faire voir à quel point ce qu’elle lui disaitlui faisait mal, lui montrer combien elle se trompait, et la regarder réaliser qu’elle sortait avec unepitoyable chiffe molle. La regarder partir vers quelqu’un qui la mériterait mieux que lui. Retourner àsa vie faite de cycles, de responsabilités qu’il n’avait pas demandées, d’avenir bouché et dedescentes.

À la place il glissa une main contre sa nuque, l’attira vers lui et l’embrassa, longtemps, tendrement,et sur la fin un peu sauvagement. Il était égoïste et impulsif. Elle croyait en lui, et il avait besoin dequelqu’un qui croie en lui. De quelqu’un qui lui dise ce genre de choses. Parce que ça le faisait sesentir si bien qu’il n’avait pas besoin de descendre.

Un peu plus tard, pendant qu’Alice prenait une douche, il prit un stylo et nota en haut de lapremière page du carnet :

« Thirty four days ago. »Puis il traça une petite barre verticale en dessous des mots, referma le carnet et le rangea sous son

oreiller. — Vous voulez faire quoi ?Damien, Samia, Arthur, Benjamin, Sarah, Lily, Abel et Simon s’étaient réparti le canapé, un pouf,

deux coussins et le plancher du salon de Thomas, quelques jours après l’épisode du carnet. Ils ledévisageaient d’un air incrédule. Lui-même semblait légèrement gêné. Alice, elle, avait les mains surles hanches, et les apostropha avec un air de capitaine :

— Eh, on vous a juste demandé un coup de main. Vous êtes pas obligés de trouver ça génial.— Est-ce que Thomas trouve ça génial ? s’enquit Damien avec un sourire carnassier.Thomas ouvrit la bouche sans trop savoir ce qu’il allait dire. Derek sortit de la cuisine avec une

canette de Coca et lança innocemment :— C’est lui qui a eu l’idée.Ensuite il fit semblant de ne pas se cacher derrière Samia pour se protéger du regard meurtrier de

son aîné.— Ah oui ?— Voyez-vous ça…Thomas se leva d’un coup, agacé.— C’est bon, là ! Ceux qui veulent pas ils se barrent, les autres, vous nous aidez ou quoi ?— T’offres les pizzas ? s’enquit Samia.— Et la bière ? renchérit Benjamin.— Peut-être…Il ne leur en fallait pas plus : les uns et les autres se levèrent aussitôt pour empoigner des pinceaux.C’était effectivement Thomas qui avait eu l’idée. Une énième matinée passée dans la chambre

d’Alice, à chuchoter pour ne pas attirer l’attention de ses parents, lui avait fait remarquer à quel pointla façon dont la jeune fille l’avait décorée était géniale. Les photos qui tapissaient les murs étaient

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autant de fenêtres ouvertes sur son univers personnel, sur des moments qu’elle avait aimés. Seréfugier ici devait être d’un intense réconfort chaque fois qu’elle était agacée ou déprimée. Alors ilavait un peu tourné autour du pot, avait posé des questions, avait passé des heures avec elle àfarfouiller dans ses boîtes et ses albums. Et puis à un moment, elle l’avait pris entre quatre yeux, unecouette et une absence totale de vêtements.

— On fait un deal : on retapisse ta chambre avec des photos si tu retapisses la mienne avec de lamusique.

Il avait mis un petit moment à percuter.— Tu veux que je compose ?— Je veux que t’écrives tes chansons, que tu composes la musique, et que tu les enregistres pour

que je puisse les écouter quand j’ai envie.Il avait bien essayé de négocier…— Quand tu veux une chanson, tu m’appelles et je te la joue par téléphone…— Ah ah. Bien essayé, mais ça marche pas. C’est un deal, Thomas. À prendre ou à laisser ?Il y avait bien quelque chose, ou plutôt quelqu’un qu’il aurait été d’accord pour prendre tout de

suite. Putain, elle était diablement sexy quand elle prenait un ton autoritaire comme ça… Il ne sesouvenait pas avoir dit oui mais il avait dû le faire, à un moment ou à un autre, puisqu’ils en étaientlà.

Ils travaillèrent toute la journée sous la direction d’Alice. L’idée était de ne pas recouvrir le murde colle, ils avaient alterné avec du scotch, de la Patafix et des punaises. Certaines photos étaientfixées définitivement mais d’autres pouvaient être déplacées, échangées, retournées

— Faut que ça soit vivant ! avait dit l’architecte en herbe.— Un mur ? Tu crois ?Thomas n’avait rien dit, il avait juste sorti son carnet de la poche arrière de son jean et griffonné

dans un coin « Livewall ». Il commençait déjà à faire une liste. Maintenant qu’il s’y était engagé, il seprenait au jeu et c’était excitant. Alice voulait un album, elle aurait un album !

Cette nuit-là elle devait rentrer chez elle parce qu’elle avait cours le lendemain, alors il alla

s’étendre sur son lit, lumières allumées, à contempler les murs et même le plafond de sa chambre.C’était dément. Génial. Finalement, il était resté éveillé toute la nuit, assis au milieu du lit, sa guitaresur les genoux, son carnet ouvert devant lui. À l’aube, son réveil l’avait obligé à s’extirper d’unesieste de vingt-cinq minutes. Il était débraillé et avait les doigts pleins d’encre. Les pages aussi…

Après une journée passée à travailler au magasin de skate, il alla s’asseoir en haut de la rampe duskatepark. Il avait amené sa planche, mais il commença par regarder les enfants jouer tout enfeuilletant distraitement tout ce qu’il avait écrit la veille. Jamais il n’oserait faire écouter ça à qui quece soit… Puis les gosses décidèrent qu’il était temps pour lui de remonter sur son skate – après tout,ça faisait deux semaines qu’il n’avait plus de prothèse. Les mots « prudence » et « rééducation » leurpassaient complètement au-dessus de la tête. Ainsi qu’à Thomas, qui commença par rouler un peu surle bitume avant de s’élancer sur des rampes courtes et des demi-rampes. Il y passa deux heures, finitla séance épuisé, étalé sur un banc, sa jambe pulsant douloureusement, son tee-shirt trempé collant àson dos. Mais heureux.

— C’était beau ! s’exclama Derek.— Tu m’apprendras ? demanda Alice.

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Il ouvrit un œil en gémissant, et força sur sa nuque pour redresser la tête et les regarder.— Z’êtes là depuis quand ?— Une demi-heure.— On a pas voulu te déconcentrer.— Mais j’ai pris des photos.— Super. Alice n’avait jamais été à un concert de reggae. En fait, pour être honnête, elle n’avait jamais

écouté de reggae de sa vie. Elle recadrait vaguement Bob Marley – à moins que ce ne fut Dylan ?Dreadlocks et joints, Caraïbes, elle n’en savait pas plus. Thomas passa une soirée entière à lapersuader de ne pas chercher sur Internet.

— T’as de la chance de découvrir ça en concert, pas la peine de te spoiler.Le 23, elle débarqua donc dans un bar jamaïcain sans aucune idée de ce qu’elle allait entendre,

avec sa curiosité et son appareil photo pour tous bagages. Arthur était déjà là, ce qui lui arrivait deplus en plus souvent depuis la soirée d’anniversaire d’Alice. Thomas soutenait que c’était une excusepour ne plus véhiculer Samia, et éviter de passer plusieurs minutes seul avec elle, dans son pick-up.Ce jour-là ça n’avait pas lieu d’être puisqu’elle ne devait pas venir, mais il avait dû en faire unehabitude. Alice s’assit à côté de lui pendant que Lily, qui était venue avec elle, allait chercher àboire.

— Ça va, Arthy ?— C’est la nouvelle phrase pour dire bonjour ?Il souriait, mais Alice le connaissait désormais suffisamment bien pour voir quand il faisait

semblant. Les vrais sourires d’Arthur faisaient apparaître de petites rides aux coins de ses yeux. Cequi n’était pas le cas cette fois.

— Désolée. Bonjour. Ouistiti.Il leva les bras pour se cacher mais c’était trop tard.— Cherche pas, je photographie plus vite que mon ombre.— T’es à peine casse-pieds.— Hawaï-n-dry ! claironna Lily en faisait claquer un verre au contenu coloré sur la table basse,

devant Alice.— Merci.— Tu peux y aller, c’est presque pas alcoolisé.La scène avait été dressée au milieu du bar et plusieurs projecteurs éclairaient des tabourets, des

tam-tams, des djembés et des guitares. Une odeur de weed flottait dans l’air. La salle était plutôt bienremplie, et Alice remarqua que la majorité des clients étaient typés latino. Ce qui lui faisait d’ailleurspenser…

— Eh, Arthur, dit-elle en tirant sur sa manche. Y paraît que t’as une histoire intéressante àraconter.

— Hum ? Du genre ?— Un truc de géographie.— De généo-géographie, rectifia Lily entre deux gorgées de gin tonic.Arthur s’appuya contre le dossier du canapé et porta distraitement son propre verre à sa bouche.

Puis il sourit. Aux coins de ses yeux, la peau se plissa. Ne manquait plus que le pétillement familier

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dans ses prunelles et on y serait…— Tu veux la version courte ou la version longue ?— La longue !Le géant se redressa et se composa une expression de circonstance, trop solennelle pour ne pas

être drôle.— Mes chers parents naquirent au fin fond de l’Afrique du Sud, dans deux villages proches et

amicaux. Après leur mariage et la naissance de leur premier enfant – votre humble serviteur,mesdames…

— T’en fais pas un peu trop, là ?Arthur s’interrompit dans son envolée lyrique pour baisser des yeux vexés sur Lily.— Mais t’es chiante ! J’étais lancé, quoi !— Pardon, je t’en prie, continue…— Je peux te prendre en photo pendant que tu parles ?Le géant faillit s’en étrangler.— Mais c’est pas vrai, t’es aussi addict que l’autre con ! Vas-y si ça te fait plaisir…— Arthur le râleur II, le retour…— Lily !— J’ai rien dit…— J’en étais où ?— Tes parents en Afrique du Sud avec toi bébé, lui rappela aimablement Alice.— Merci. Donc mes parents font leurs valises et s’en vont traverser l’Atlantique avec un enfant en

bas âge. J’ai jamais pu leur faire dire s’ils étaient fous, aventureux ou s’ils cherchaient juste unemeilleure vie ailleurs. Si c’est la troisième solution, je ne peux pas m’empêcher de me dire qu’ilsauraient pu se poser ailleurs qu’au Chili, mais après tout qui suis-je pour juger de leur choix ?

— T’as vraiment bien fait de faire des études de lettres, lâcha Lily, qui se mordait la lèvre pour nepas rire.

— Bon, bah je raconte plus rien alors.Croisant les bras, il retourna s’enfoncer dans les profondeurs du canapé et fit mine de bouder.

Dans ces moments-là, il ressemblait foutrement à Thomas et Alice comprenait ce qui les avait faitdevenir si proches malgré leurs disputes incessantes et leurs caractères de chiens.

— Mais moi je t’aime bien, Arthy, minauda-t-elle en lâchant son appareil pour lui faire un câlin.Il resta de marbre, mais elle savait qu’il allait craquer. En dehors du fait que depuis quelque

temps, Arthur semblait avoir effroyablement besoin d’un câlin… Le géant finit par soupirer, décroisales bras et reprit en dardant un œil noir en direction de Lily :

— Nous voilà donc au Chili, où je passe les douze premières années de ma vie à gambader dans lamontagne et à nager dans l’océan. Bon, y a pas que des bons côtés : misère, trafics de drogue… Maisdans l’ensemble on s’en sort bien. Et puis mon père reçoit une balle perdue dans une fusillade, il estgravement blessé et restera boiteux pour le restant de ses jours. Ma mère décrète qu’on plie bagages.Je me suis enfui pour me cacher chez un vieux monsieur qui me donnait des cours de musique et queje considérais comme mon grand-père, pour qu’ils partent sans moi. Ils m’ont retrouvé bien sûr, et ona mis les voiles pour la France. J’y ai fait toutes mes études, et ensuite j’en ai eu trop marre et je suisparti en vadrouille, sur le chemin qui me ramènerait au Chili, en passant par l’Afrique du Sud. Jecherchais un endroit où je me sentirai vraiment chez moi, et je croyais qu’en retournant vers mes

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racines… Mais ça ne marchait pas. Même au Chili, les gens que j’y avais connus avaient changé, etmoi aussi, ça ne marchait plus aussi bien que quand j’étais enfant – même si ça reste mon payspréféré au monde. Alors j’ai continué mon tour du monde et j’ai atterri ici. Et je sais pas pourquoij’ai jamais pu repartir. Au début je suis resté parce que j’avais plus d’argent, même plus de quoiprendre le train pour rentrer en France, j’étais complètement à sec et je devais faire refaire monpasseport. Alors j’ai trouvé un job, j’ai un peu dormi dehors avant de trouver un appart en coloc… Etavant que j’aie eu le temps de comprendre ce qui m’arrivait, j’étais chez moi.

— Ici ?— Yep, ma jolie. Me demande pas pourquoi, entre Paris, Le Cap, Santiago et Londres, c’est

Londres qui a ravi mon cœur de poète…— Et de baratineur…Complètement inconsciente de la situation, Lily avait lancé sa pique d’un air absent, et continuait

de siroter sa boisson, alors qu’Arthur semblait soudain fermement décidé à lui sauter dessus pourl’étrangler… Alice jugea opportun de prendre la parole avant que ça tourne au pugilat :

— Donc tu es d’origine sud-africaine, tu as grandi au Chili, tu as… Tu as la nationalité française ?— Yep.— Et maintenant tu vis à Londres ?— Yep. Je suis un afro-chilien-français-londonien.Arthur eut un petit rire en voyant la tête que faisait Alice. Le début du concert empêcha

l’adolescente de l’interroger davantage tandis que Thomas et quatre musiciens montaient sur scène,faisant murmurer le public. Tom avait troqué son iroquoise pour un bonnet de rasta, enfilé desbaskets, un pantalon et un tee-shirt baggy. Même comme ça il arrivait à être classe. Et sexy. C’étaitcarrément injuste.

Ils commencèrent doucement avec deux ou trois chansons assez calmes, qui devaient être connuesparce que la plupart des clients reprenaient le refrain et balançaient leurs briquets à bout de bras.Ensuite Thomas décida de monopoliser le micro.

— Je sais que pour vous c’est comme une hérésie mais j’ai amené quelqu’un qui confond BobMarley et Bob Dylan.

Alice se fit toute petite quand quelques clients se mirent à siffler et à huer, même si Thomas n’avaitregardé personne en particulier en disant ça. Lily lui flanqua un coup de pied.

— Redresse-toi, tu vas te faire remarquer.— Du coup, enchaîna Thomas, un ton plus haut pour rétablir le silence, je me suis dit que fallait lui

faire entendre ce que c’était que Bob Marley. Je veux dire, Marley, les mecs !Cette fois ce fut un concert d’applaudissements et de cris d’approbation. Thomas remit le micro à

sa place, chercha ses accords, puis se lança. Alice ne savait pas si cette chanson faisait partie de leurprogramme, mais toujours est-il que les autres musiciens enchaînèrent immédiatement surl’accompagnement.

— No woman no cry,No woman no cry !See I rememberWhen we used to sit…Il eut du mal à se faire entendre au début parce que son choix plaisait définitivement au public.

Comme tout le monde s’était levé Alice suivit le mouvement, et Lily lui glissa son zippo dans la

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main. Tiens, ça c’était une idée.— Fais juste gaffe à pas te brûler.Thomas éclata presque de rire en la voyant faire.

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Chapitre 13

— Qu’est-ce que tu fais ?— Une fixation sur ton nombril. J’crois.Le bruit du froissement de la couette avait réveillé Alice. Ça, les cheveux de Thomas qui lui

chatouillaient les côtes, et sa bouche sur son ventre. Et peut-être un tout petit peu le soleil de mars quicommençait à se lever et à passer ses rayons par la fenêtre. Elle se redressa sur les coudes, encoreensommeillée. Avec un sourire crapule, il posa le menton sur son estomac et croisa son regard. Sesyeux brillaient d’un rire silencieux alors elle demanda, pas du matin :

— Quoi ?— T’es belle, grommela-t-il d’un ton bourru.Et il recommença à chatouiller son ventre avec son nez et sa bouche, y enfouissant son visage. Ne

pas la regarder, juste pendant quelques secondes. Pour se torturer lui-même. Parce qu’elle étaitjuste… Bordel, elle se rendait compte à quel point elle était belle – et ça le tuait de ne pas trouver unmot plus fort, un milliard de fois plus fort – là, comme ça, les cheveux en désordre, les yeux brumeux,alors qu’elle se redressait et que la couette, en glissant, révélait ses seins ? Il pouvait sentir tout sonêtre remuer de l’intérieur, juste quand il posait les yeux sur elle. S’il n’avait eu absolument aucuncontrôle sur lui, il lui aurait fait l’amour encore, là, tout de suite, et il aurait révéré son corps, sansfin, pendant des heures, lui répétant combien elle était belle avec ses mains, ses yeux, sa bouche, et ilne se serait pas arrêté avant de mourir d’épuisement. Il réprima un grognement et chassa ces penséesde son esprit avant de ne plus savoir ce qu’il faisait. Un peu mieux réveillée, Alice glissa une maindans ses cheveux pour les emmêler entre ses doigts. Il soupira. Il aimait qu’elle le touche. Elle lefaisait se sentir vivant.

— Qu’est-ce qu’il a, mon nombril ? demanda-t-elle avec curiosité.— Sais pas.— Arrête, tu vas faire des marques.Elle avait dit ça parce qu’il en était à mordiller délicatement la peau tendre de son ventre.— Quelqu’un d’autre que toi risque de les voir ?Elle rit et lui ébouriffa franchement les cheveux, cette fois.— C’que t’es bête… !— Alors je m’en fous, poursuivit-il, buté. Comme ça tu les verras en prenant ta douche et tu

penseras à moi.— Je pense toujours à toi.Étourdi, il posa sa joue rugueuse sur ses côtes et passa la main sur son ventre. Savourant la

douceur de sa peau sous ses doigts. Sa main à elle faisait des va-et-vient de ses cheveux à sa tempe.Il ferma les yeux.

— J’envisage de le percer, t’en penses quoi ?— De ?— Mon nombril.Il y plaqua aussitôt la main, comme pour le protéger, et ça la fit rire.— Mais t’es folle ? Fais pas ça ! J’adore ton nombril ! L’abîme pas !

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— D’accord, d’accord, t’inquiète pas, c’était juste une idée…— Ouais bah c’était pas une bonne idée.Et comme il n’était pas spécialement du matin non plus, il se rejeta à l’autre bout du lit, à plat

ventre, posa la tête sur ses bras croisés et ferma les yeux.— Tu boudes ?Il ne répondit pas. Il l’entendit plus qu’il ne la sentit bouger pour se rapprocher de lui. Ses cheveux

frôlèrent son dos, puis il sentit son souffle sur sa nuque.— C’était une blague, chuchota-t-elle.Elle l’embrassa dans le cou pour qu’il réagisse, plusieurs fois. Toujours rien. Alors elle se coucha

à plat ventre sur son dos, la joue entre ses omoplates, et fit mine de s’y rendormir. Il s’obstina. Ilavait ses moments de stupidité.

— T’as envie de moi ?C’était tellement elle, de poser cette question comme ça, n’importe quand. Un jour elle lui ferait

avoir une attaque… En attendant, il se retourna et la repoussa contre le matelas, remonta en rampantle long de son corps et se coucha sur elle, en appui sur les coudes.

— J’pourrais t’manger, grogna-t-il en collant son front sur le sien. T’as envie de moi ?Elle l’embrassa pour toute réponse et ils roulèrent dans les draps. Le dimanche matin suivant, il se glissa dans sa chambre par la lucarne, comme à son habitude. Ils

étaient toujours très discrets, gardant leurs fringues sur eux pour des raisons évidentes, ne parlantjamais plus haut qu’un chuchotement. Alice ne sut donc jamais si c’était un pur hasard, un miaulementdu chat blanc, le pied de Thomas heurtant le mur ou la théière qu’elle venait de poser sur sa table dechevet, mais la porte s’ouvrit soudain sur sa mère. Alors que Thomas était occupé à dessiner desarabesques invisibles sur sa cuisse – elle dormait toujours en short et en tee-shirt. Ils sursautèrenttous les trois, de concert, et Thomas bondit du vieux canapé sur lequel ils étaient blottis. Alice vit samère ouvrir la bouche et pensa très fort : Par pitié, n’appelle pas papa. Elle n’avait pas pul’entendre, pourtant Beth fit deux pas dans la chambre et tira la porte derrière elle. Elle semblaitrevenue de sa surprise, et croisa les bras sur sa poitrine.

— Bonjour, monsieur.— B’jour m’dame, souffla Thomas, penaud, en la regardant par en dessous.— Tu ne nous présentes pas, Alice ?L’intéressée déglutit et eut besoin de quelques secondes pour retrouver un filet de voix :— Thomas… Ma mère…Thomas ravala un « j’avais cru comprendre » et adressa un hochement de tête à… à la mère

d’Alice. Putain je suis pas dans la merde…— Vous êtes là depuis longtemps, monsieur Thomas ?— Non m’dame, je viens d’arriver.— Dans ce cas vous allez pouvoir repartir, j’aimerais dire un mot à ma fille. En privé.Il ne leur vint même pas à l’esprit de protester. Alice adressa à Thomas un coup d’œil qui disait

« ça va aller, tire-toi de là », et il fut trop heureux de s’exécuter. Il souffla juste, en passant prèsd’elle :

— Je te vois plus tard.Puis il se hissa par la lucarne à la force des bras. Beth attendit qu’il eut disparu pour se tourner

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vers Alice.— Et bien et bien et bien… D’abord une fugue, puis tes cheveux, ajouta-t-elle en zyeutant vers les

mèches violettes derrière lesquelles l’adolescente se cachait. Et maintenant on trouve des garçonsdans ta chambre le dimanche matin…

Elle avait plus l’air moqueuse qu’autre chose, et Alice s’enhardit.— Techniquement… Vu que c’est ma chambre…— Ne commence pas avec ce genre d’arguments, ma fille, ça pourrait entamer mon indulgence !— Pardon.— Et qu’est-ce qu’il faisait ici, ce monsieur Thomas ?La jeune fille eut un instant de panique en se demandant ce qu’elle allait bien pouvoir répondre à

ça. Elle n’était pas douée pour mentir – à sa mère de surcroît.— Euh… Bah… C’est mon… C’est mon copain, quoi…— Oui, ça j’avais à peu près compris. Ce que je te demande, c’est ce qu’il fait dans ta chambre un

dimanche si tôt le matin. Sans que nous en soyons avertis, parce que quoi que tu en dises c’est peut-être ta chambre mais c’est aussi notre maison, nous sommes bien d’accord ?

— Oui, oui, je sais, et je suis désolée, mais si j’étais venue vous voir en demandant « Maman,Papa, ça vous embête si j’invite un mec dans ma chambre tous les dimanche matin pour prendre lepetit déj en amoureux ? », vous auriez répondu quoi ?

Beth sembla réfléchir sérieusement à la question pendant un instant, en vint à la même conclusionqu’Alice et lui concéda ce point d’un sourire.

— D’accord, j’admets que tu n’avais pas beaucoup d’options. En même temps tu pourrais aussiattendre qu’on se réveille et l’inviter à venir prendre le petit déjeuner avec nous…

Cette simple idée fit grimacer Alice. Oh, génial, elle avait des images mentales plein la têtemaintenant, formidable…

— Ne fais pas cette tête-là, on ne va pas le manger, et de toute façon, si tu veux la permission del’inviter encore, il faudra qu’on le rencontre, on ne va pas laisser entrer un inconnu chez nous…

— Mais maman ! C’est pas un inconnu, je te dis que c’est mon copain !— Certes, mais ce n’est pas le mien, répliqua gaiement sa mère, avant de sortir de la chambre.Alice se laissa tomber sur le dos, sur son lit, et s’agrippa les cheveux avec un grognement de

frustration. Faire rencontrer Thomas à ses parents… C’était la meilleure de l’année ! À sa grande surprise, Thomas se montra moins réticent qu’elle.— On s’est joyeusement voilé la face en faisant comme si on ne se ferait jamais prendre, en ce qui

me concerne je pense que s’ils veulent juste me rencontrer, on s’en tire vachement bien, t’es pasd’accord ?

— Si…Il avait raison, mais ça n’en rendait pas plus attrayante l’idée de les voir, lui et ses parents, dans la

même pièce, en train d’avoir une discussion. Pour en finir au plus vite, il la raccompagna chez elle,depuis son école, dès le lendemain. En définitive, tout se passa relativement bien. Dimitri était à lamaison, mais il traita le jeune homme avec beaucoup de cordialité. Quant à Beth, Alice la soupçonnafortement d’avoir exigé cette rencontre dans le seul but de la mettre mal à l’aise, car elle lui jeta descoups d’œil moqueur pendant toute la soirée – Thomas leur fit tellement bonne impression qu’ilsl’invitèrent à dîner.

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— Bon, ça va, vous voulez pas l’adopter, aussi ? lança Alice, une fois qu’il fut parti.— Excuse-nous d’apprécier ton petit ami, répliqua Dimitri en riant. Il est charmant, ma fille.Aurait-il dit la même chose s’il avait eu vent des détails de l’histoire de Thomas ? Pas sûr, mais en

attendant, toute menace était écartée. — Alice ?— Ouais ?— T’as déjà fait du stop motion ?Ce jour-là c’était particulier. Thomas cuisinait avec Derek parce que Mam allait débarquer. Elle

s’était installée chez leur père mais elle avait promis de venir déjeuner pour voir son appartement. EtAlice – accessoirement. C’était important pour lui qu’elle rencontre Alice. Mars était arrivé mais leprintemps se laissait désirer, il y avait encore de la neige partout.

Alice s’était assise devant le piano droit que Thomas avait fini par déménager de chez Dominic, etfaisait machinalement sonner une note en déchiffrant une partition qu’il avait écrite.

— Une ou deux fois, quand j’étais petite. Je faisais des films de Playmobils avec mon père.Il en passa la tête dans le salon.— Tu déconnes, là ?— Nope. Te marre pas, ajouta-t-elle d’un ton faussement sévère en le voyant glousser.— Pourquoi ? Tu me feras quoi ?Il s’était glissé dans son dos et elle n’eut qu’à se redresser pour lui donner un baiser.— Faites pas ça quand je suis là, c’est gênant et dégoûtant, grommela Derek en traversant la pièce.— T’as qu’à rester dans la cuisine, p’tit monstre !— Arrête de m’appeler comme ça !— Tu me parlais de stop motion ?— Attends deux secondes…Il retourna en courant baisser le feu sous la poêle – il essayait de bricoler une paella mais il

n’avait pas fait ça depuis longtemps et il avait peur de se planter. Il n’osa plus quitter la cuisine parla suite, alors il reprit la conversation en criant pour couvrir les grésillements et le bruit de la hotteen marche pour évacuer la fumée.

— Ça te dirait qu’on fasse un clip en stop motion ?— Pour une de tes chansons ?— Ouaip.Elle ne répondit pas tout de suite et s’abîma dans la contemplation des notes de musique, sur le

papier. Faire un clip en stop motion avec Thomas, c’était faire exactement ce qu’elle voulait éviter.S’impliquer dans un projet. Un projet à deux en plus, qu’elle ne pourrait pas laisser tomber quandelle voudrait… Elle n’avait pas dit à Thomas que Phil l’avait invité à revenir à son exposition. Niqu’il l’avait convaincue de lui montrer quelques-unes de ses photos. Ni qu’il lui avait parlé d’écolesd’art et d’image. Ni qu’il lui avait donné sa carte et qu’ils échangeaient des mails depuis. Elle ne lelui avait pas dit parce qu’elle savait qu’il aurait trouvé ça génial, qu’il l’aurait encouragée, et qu’elleaurait été plus ou moins obligée de s’impliquer. Alice aimait regarder les choses de loin. Outranquillement chez elle, sur les photos qu’elle avait prises et qu’elle collait aux murs – et surlesquelles elle n’apparaissait jamais. Elle se trouvait un peu trop insignifiante à côté de tout ce dontles autres débordaient. Créativité, innocence, rage, amour, violence, curiosité. Stupidité.

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— Alors ?— J’sais pas, je…La sonnette qui résonnait lui évita d’avoir à continuer et elle décida aussitôt qu’elle aimait bien la

grand-mère de Thomas et Derek. Ce fut ce dernier qui alla ouvrir.— Ça va, mon petit chou ?— Mam, grommela-t-il en essayant d’échapper à son étreinte. Arrête… J’suis plus un bébé.— Et vous devez être Alice ?Pendant le reste du déjeuner, Mam lui fit la conversation, ce qui permit à Thomas et Derek de se

chamailler en paix. C’était sympa, comme ambiance. Familiale. Ce n’était plus comme ça chez Alice,depuis quelque temps… Entre Morgane qui n’était jamais vraiment à la maison et les parents quin’étaient d’accord que lorsqu’il s’agissait de punir ou de réprimander… Et il n’y avait rien à attendredes cousins de Norwich. En fait elle réalisait qu’elle avait hâte de grandir un peu, de s’émanciper etde fonder sa propre famille. Elle se disait souvent qu’elle saurait éviter les erreurs faites par lasienne. Elle savait que pratiquement tous les ados étaient persuadés qu’ils feraient mieux que leursparents et qu’elle ne pouvait qu’espérer que dans son cas ce soit vrai. Mais elle croyait en elle. Laplupart du temps.

Thomas finit par s’asseoir devant le piano à la demande de sa grand-mère. Il se raidit un peu quandelle chipa la partition qu’Alice avait laissé traîner.

— C’est toi qui écris ça, mon Thomas ?— C’est pas fini, Mam… Et c’est pas terrible.— Menteur, siffla sa copine.— Tu voudrais bien jouer le début pour moi, mon grand ?— J’aurais juste une question, coupa Derek. Pourquoi lui c’est « mon grand » et moi « mon petit

chou » ?— T’es lourd, dit son frère en le bousculant – pas trop brutalement, parce que pendant une seconde

il sembla qu’il l’avait tiré d’affaire.Mais il en fallait plus que ça… Mam ouvrit la partition et la posa devant Thomas, sur le présentoir

du piano.— Tu veux bien ?Alice lui adressa un regard d’encouragement. Sa respiration se bloqua dans sa gorge. Il y avait un

peu trop de gens autour de lui. Un peu trop de gens qui allaient écouter ça. Il ne se souvenait mêmeplus du rythme…

On se redresse, Toto. Ne te penche pas, tu manges le clavier. Les épaules en arrière. Inspirebien. Les bras à angle droit. Le dos des mains bien plat, tu dois pouvoir jouer avec un dé enéquilibre sur chaque main.

Il obéit sagement à la voix qui avait flotté pendant huit ans au-dessus de sa tête avant de s’éteindresur une dernière déclaration d’amour. Il se redressa en respirant et en écartant les épaules, posa sesdoigts sur le clavier et joua les premières mesures. D’abord un peu timidement, puis avec plus deconviction. Dans le fond il ne craignait pas tant que ça, ce morceau. Il était même plutôt bon, non ?

Quand il reprit pied dans la réalité, Derek applaudissait doucement, Mam hochait la tête avecbienveillance et Alice le dévorait des yeux. Elle articula juste pour lui un « je t’aime » silencieux.

Thomas reparla de stop motion alors qu’ils marchaient dans la neige qui maculait les trottoirs,

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quelques jours plus tard. Une autre habitude qui s’était installée entre eux, celle de venir l’attendre àla sortie des cours et de faire un bout de chemin avec elle.

— Tu sais, c’est tout con mais en mettant des trucs par écrit je voyais des images dans ma tête.— Tu vois, t’aurais dû le faire avant…— OK, j’admets. Tu sais, ce carnet… C’est vraiment un super cadeau.Il lui adressait de petits regards en coin et elle le bouscula gentiment, gênée. Il passa un bras autour

de ses épaules et elle enroula le sien autour de sa taille.— Donc, t’en penses quoi ? insista-t-il après quelques minutes de silence.— Sais pas. J’ai jamais fait ça sérieusement, tu sais, et la dernière fois j’étais une gosse…— Tu l’es plus. Elles sont bien tes photos, t’es douée pour ça. Même Phil avait l’air de le penser,

et André me parle de toi chaque fois que je le croise.Alice ne répondit rien. Elle y avait un peu réfléchi, et elle avait décidé de ne pas lui parler de Phil.

Elle voulait garder ça pour elle, choisir de le vivre ou non mais par elle-même. Elle s’éclatait avecThomas et elle ne voulait pas gâcher ça, mais ils partageaient déjà tellement de choses qu’elle avaitparfois l’impression que tout était entremêlé, elle, lui, ce qu’ils avaient, ce qu’ils étaient… L’idée degarder quelque chose pour elle, de fixer une limite était rassurante. Un peu. Et aussi un peuangoissante parce qu’elle se demandait comment il réagirait s’il finissait par l’apprendre. Même sielle ne faisait rien de mal. C’était pas comme si elle le trompait ou quoi…

Une boule de neige vint soudain s’écraser sur son épaule et lui éclaboussa le visage, la tirant deses pensées. Elle se retourna d’un bond. Thomas l’avait laissée prendre de l’avance, perdue dans sespensées, et avait décidé d’attirer son attention autrement. Elle prit aussitôt un air faussementmenaçant.

— T’es sûr que tu veux faire ça, toi ?— Ah ouais, complètement sûr…— T’as pas peur ?— De toi ? J’crois pas, non…Elle ramassa autant de neige que possible, sur le capot d’une voiture. Il tenta de prendre de

l’avance en commençant à courir, mais fit l’erreur de s’arrêter pour rassembler des munitions et reçutle projectile dans la nuque. Il bondit aussitôt en l’air en riant.

— Argh ! C’est froid, j’en ai dans le cou…— Tu l’as bien cherché, chantonna-t-elle en s’éloignant discrètement.Ils se pourchassèrent et se bombardèrent de neige dans les rues en riant pendant un bon quart

d’heure. Ils ne prenaient plus la direction de chez Alice, et Thomas allait finir par être à la bourre,mais ils s’en foutaient.

— Aliiiice, chantonna Thomas en tournant précautionneusement à l’angle d’une rue, une énormeboule de neige entre les mains. Montre-toi…

Elle attendit qu’il ait suffisamment avancé pour se relever au-dessus du capot de la voiturederrière laquelle elle se cachait. Elle avait posé son appareil photo sur le métal et appuyait très vitesur le déclencheur depuis quelques secondes avant qu’il n’apparaisse dans la rue. Elle continuajusqu’à ce qu’elle reçoive le projectile en pleine figure.

— Wow, c’était un piège ?— Tu percutes pas vite, mon Thomas, lança-t-elle en secouant ses cheveux pour tenter de se

débarrasser de la neige qui les maculait.

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— J’peux voir ? demanda-t-il en s’approchant.Elle ramena aussitôt l’appareil contre elle et lui tira la langue.— Nan.— Mais… ! Pourquoi ?Il faisait sa tête de chien battu. En théorie, ça la faisait toujours craquer. En théorie.— Parce que. On est trempés, t’es en retard, et tu m’as sauvagement attaquée avec de la neige !— C’était pour jouer…Il s’obstina à lui faire du charme tout le long du chemin pour retourner vers chez elle. Dans sa rue,

il la retint en l’embrassant dans le cou. C’était vrai que c’était froid et humide. Et pas désagréable dutout, d’ailleurs… Elle gloussa quand il inspira profondément parce que ça la chatouillait. Il lécha sapeau pour transformer ce gloussement en gémissement.

— Thomas… Rha, arrête, j’dois rentrer !— Hum ?— T’as un… cours…— Ouais… OK.Il recula un peu, à regret, mais la tint un moment par le col de son manteau, les yeux sur son cou

qu’il effleura de l’index.— Je t’ai fait une marque.— T’es chiant, ça va se voir.— Je m’en fous.— Pas moi.— J’ai envie de monter t’attendre dans ton lit.— Mon père te passerait par la fenêtre, répondit-elle, sans pouvoir refréner un petit sourire en

coin à l’idée de regagner sa chambre pour y trouver Thomas sous sa couette…Elle avait les joues et le bout du nez tout rouges à cause du froid et de leur bataille de boules de

neige, ses cheveux et ses mèches violettes étaient humides et en désordre, ses tâches de rousseurressortaient sur sa peau, ses yeux bleus brillaient. Elle était…

— Beautiful, chuchota-t-il, la bouche contre son oreille.Il plaqua un dernier baiser sur ses lèvres entrouvertes de stupeur, puis tourna les talons. Alice

resta plantée dans la rue, la voix de Thomas résonnant dans son crâne et autour de sa tête, beautifulbeautiful beautiful beautiful beautiful… Personne ne lui avait jamais dit ça.

Phil avait convié Alice à une sorte de conférence/master class qu’il donnait au centre culturel

proche du National Theatre, deux semaines après la bataille de boules de neige. L’adolescente avaitchangé d’avis vingt fois avant d’en parler à ses parents. Comme ça, en désespoir de cause. Quand ilsavaient enfin compris de quoi il s’agissait ils s’étaient montrés tellement enthousiastes qu’elle s’étaitdemandé pendant une minute s’ils n’avaient pas été remplacés par des imposteurs pendant la nuit.

— Chérie, avait dit sa mère, on a dépassé la moitié de l’année scolaire, il faut que tu penses à tonavenir.

— Attendez, ne vous emballez pas, je sais même pas encore si je vais y aller…— Qu’est-ce que tu as à perdre ? intervint son père. Si ça t’intéresse, vas-y ! Fais-le. Ça ne peut

pas te rendre idiote et ça ne te coûte rien.Au final ils l’avaient presque obligée à y aller et quand elle y pensait c’était pas plus mal. Alice ne

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connaissait que deux extrêmes : la fuite en avant ou l’immobilisme. Si bien qu’il fallait souvent luidonner quelques bons coups de pied aux fesses pour qu’elle prenne des décisions. Ce que ses parentssavaient très bien. Et c’était ainsi qu’elle s’était retrouvée assise parmi une foule d’étudiants, dans unamphithéâtre bondé.

— Je suis photographe parce que je n’ai jamais été capable de dessiner et de peindrecorrectement. Et par là je veux dire que je n’ai jamais réussi à représenter les choses telles que je lesvoyais.

Phil se tut et son regard balaya l’amphithéâtre. Les étudiants étaient suspendus à ses lèvres.— Une objection ? Personne ?Les jeunes gens échangeaient des coups d’œil interrogateurs, un peu gênés de se sentir dans le flou.

Qu’étaient-ils supposés objecter ?— Ça n’interpelle personne, quand je vous dis que je me suis mis à la photo parce que je ne

pouvais pas représenter correctement ce que je voyais ?Alice avait bien une idée, mais c’était parce qu’on lui avait déjà fait ce genre de remarques, ce qui

l’avait obligée à y réfléchir pour trouver une ébauche de réponse… Elle regarda un autre étudiantlever la main.

— Monsieur ?— Oui ?— Quand… Excusez-moi mais quand vous prenez quelque chose en photo… Est-ce que vous ne

représentez pas davantage ce qui est devant vous que ce que vous voyez, vous ?Phil hocha la tête avec un sourire satisfait.— Votre nom ?— Tyler, Monsieur, Joe Tyler.— Merci, Monsieur Tyler. C’était ce que je voulais vous faire dire. Tout du moins c’était la

question que je voulais vous faire vous poser.La pièce bruissait de chuchotements interrogateurs à présent, même si plusieurs des auditeurs

échangeaient des regards entendus. Phil leva la main pour rétablir le silence et reprit son explication,une main dans le dos, en faisant quelques pas sur l’estrade.

— Tout le monde ne voit pas les choses de la même façon, il est vrai. Mais en ce qui me concernej’ai choisi de considérer l’objectif de mon appareil photo comme l’extension de mon regard. Jechoisis ce que je photographie, je vous montre ce que je regarde. Et d’ailleurs je ne cherche en rien àvous imposer ma vision des choses. J’aime particulièrement lorsque mes expositions donnent lieu àde multiples interprétations. Mais je reviendrai sur ce point plus tard…

» Vous choisissez ce que vous prenez en photo. Tous, autant que vous êtes. Même quand vousfaites un projet pour l’école, même lorsque le thème vous est imposé, personne ne vous dit quoiphotographier. Vous interprétez le thème et choisissez ce qui vous inspire. Je fais rarement des planspaysages, mon regard se perd quand il y a trop d’éléments sur l’image. Photographier un détail, unobjet, une personne permet au moins au spectateur de voir l’élément du décor sur lequel j’étaisfocalisé.

» Je ne connais pas vos travaux mais je suppose que certains d’entre vous font de la mise en scènepour leurs séances. D’autres interviennent après la prise, par logiciel ou encore à la main. Ce typed’intervention vous permet… Comment dire ? D’affiner votre vision. En photographiant quelquechose en particulier vous montrez ce que vous voyez au grand public mais votre interprétation

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personnelle reste obscure. Intervenir sur le sujet, avant ou après la prise de la photo, donne au moinsun indice sur votre façon de voir les choses. Oui ?

L’étudiante qui avait levé la main se leva en la baissant.— Croyez-vous que cette technique suffise à modifier l’interprétation du public ?— Vous êtes… ?— Jana. Adams.— Merci. Je ne considère pas qu’il soit de mon ressort de contrôler la réaction et l’interprétation

du public. Je n’expose pas dans ce but. Il y a quelques années, j’étais photographe de guerre, mesphotos paraissaient dans des revues et étaient parfois exposées. À l’époque, je cherchais à fairepasser un message aux gens, c’est la raison pour laquelle j’ai fini par rassembler tous les clichés quej’avais pris dans un album, chaque photo accompagnée d’explications au sujet de l’environnementdans lequel elle avait été prise, de la situation du pays et de la vie quotidienne de mes modèles. Je nepouvais pas me permettre de laisser l’esprit de mes lecteurs vagabonder au gré de leurs rêveries, lesujet était trop sérieux et j’étais trop impliqué pour ça. Aujourd’hui mon implication n’a pas changémais je ne fais plus de la photographie que pour l’art. Et l’art, à mon sens, ne consiste absolument pasà dire aux gens quoi penser, et certainement pas à expliquer quoique ce soit. Si vous allez parfoisvisiter le Tate Modern et déambulez de salle en salle en cherchant un sens à ce que vous voyez, envous demandant ce qu’a voulu dire l’artiste, alors je crois que vous vous fourvoyez. J’aime l’art,dans sa forme la plus pure, parce qu’il ne me paraît pas destiné à expliquer ni même à dire, mais àmontrer. Tout ce que le public a à faire, c’est regarder. Vous pouvez faire de l’art chez vous, dansvotre atelier, pour vous-même. Dès lors que vous exposez et publiez, votre œuvre ne vous appartientplus. Votre seul devoir est de faire en sorte que ce que vous montrez soit le plus proche possible dece que vous avez vu, tel que vous l’avez vu, tel que vous voulez qu’on le voie. Mais sur ce dernierpoint vous n’aurez plus votre mot à dire une fois face au public. Les premiers temps ce peut êtrefrustrant, mais encore une fois il n’y a rien qui me fasse plus plaisir que de susciter le débat oud’ouvrir un journal et d’y lire des interprétations aussi diverses que contradictoires. Vous savezpourquoi ? Parce que si tous ces gens prennent la peine d’en discuter c’est que ça les a interpellés,touchés. Et moi ça me suffit. Il y a des choses que je garde pour moi, on devrait tous faire ça. Et ceque je garde pour moi je n’ai jamais fini de l’améliorer. Parfois je le montre à un ami et je lui dis« Qu’est-ce que tu vois ? ». La réponse n’est jamais exactement celle que j’attendais, alors je leremercie et je recommence. Ma seule satisfaction est d’entendre à ma question une réponse chaquefois un peu plus proche de celle que j’attendais.

Il s’interrompit pour boire un peu d’eau et reprit dans un silence religieux :— J’y viens, justement, à cette question du point de vue et de l’interprétation. À un moment ou à un

autre, consciemment ou pas, il est probable que vous réalisiez que vous adressez votre création à unpublic en particulier. À qui est-ce que vous voulez montrer ça ? À des enfants, des adultes, deshommes, des femmes, des ouvriers, des propriétaires, des immigrés ? À des artistes, au grandpublic ? Partez du principe que de toute façon vous ne pourrez empêcher personne d’aller voir vosphotos exposées et d’émettre une opinion. Si ça vous ennuie, ignorez-les. Mais n’ignorez surtout pasle public que vous visez. C’est sa réaction que vous devez observer. Étudiez-la, prenez-en bonnenote.

Il y eut un autre moment de silence. Phil croisa les bras et balaya l’amphithéâtre du regard. Lesétudiants, eux, attendaient la suite, suspendus à ses lèvres. Il écarta les bras, et Alice fut certaine

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d’avoir vu un éclat moqueur dans ses yeux.— C’est tout.Les auditeurs se regardaient sans comprendre. En toute logique, Phil aurait au moins dû conclure

en leur suggérant de tirer des conclusions des réactions de leur public et de s’en servir pours’améliorer. C’était là qu’il semblait vouloir en venir. Alice, en y pensant, se dit que si c’était bel etbien ce qu’il avait fini par dire, elle aurait été déçue. Changer en fonction du regard du public ? Elledétestait franchement cette idée…

Quelques bras se levèrent. Phil prit une gorgée d’eau tout en faisant signe à quelqu’un, au hasard.— Et qu’est-ce qu’on en fait ?— De ?— De… la réaction du… public visé ?— Eh, vous voulez que je vous fasse un manuel du parfait artiste, point par point ? Faites-en ce que

vous voulez, tenez-en compte ou non, rangez-le quelque part… Qu’est-ce que j’essaie de vousexpliquer depuis tout à l’heure ? Il n’y a pas deux spectateurs qui réagissent de la même manière,n’allez pas changer votre manière de faire après chaque exposition ! Vous finiriez par tourner en rondet devenir fou. Faites de l’art. Faites ce que vous aimez. Efforcez-vous de coller d’aussi prèspossible à ce que vous voyez, à ce que vous voulez montrer. Continuez à vous améliorer sans cesse.Mais n’attendez rien du public en dehors de son regard. Offrez-lui ce que vous faites comme uncadeau et ne soyez pas déçus si tout le monde ne l’apprécie pas à sa juste valeur – et la seule justevaleur de votre œuvre est le degré de satisfaction que vous avez ressenti en y jetant les yeux aprèsl’avoir terminée. Ne perdez pas de vue ce qu’en pense le public que vous visez, parce que c’est trèsimportant, mais il n’y a pas une seule chose à faire du point de vue d’autrui. Il y a autant de choses àfaire du point de vue d’autrui qu’il y a d’artistes dans cette salle. Et même dans le monde. Plusencore. Si on essayait d’en faire une liste on aurait jamais fini.

» L’autre jour j’étais au vernissage de l’expo qui m’amène dans cette ville et j’ai rencontré uneespèce de grand gamin punk qui était visiblement venu pour faire plaisir à sa copine plutôt qu’autrechose. On s’est arrêtés devant ça…

Actionnant une télécommande qu’il avait sortie de sa poche, Phil projeta sur l’écran, dans son dos,la photo du SDF de Washington.

— Je ne sais pas ce que ça vous inspire, ce portrait… Ce que vous voyez, la façon dont vous levoyez, ce que vous déduisez de mon intervention, ajouta-t-il avec un geste vers l’arc-en-ciel. Lui, legamin punk, il a juste dit : « Il ne dort pas, il écoute. » D’après vous, à quoi est-ce qu’il a vu ça ?

Alice laissa les autres faire des hypothèses en se demandant ce qu’en penserait Thomas. Quelqu’unsuggéra non sans bon sens qu’il avait remarqué les mains du vagabond. Phil finit par reprendre :

— Vous savez ce qui était à l’exact opposé de la salle ? Ceci.Le négatif d’une photo qu’Alice n’avait pas vue apparut sur l’écran. C’était le joueur de clarinette

dont Phil leur avait révélé la présence.— Il a fait le lien entre les deux ?— Ce serait impressionnant, n’est-ce pas ? Ces deux photos n’étaient pas du tout au même endroit,

celle-là est difficile à analyser et quand bien même rien n’indique qu’elles ont été prises au mêmemoment et dans la même rue – ce qui est pourtant le cas. Mais vous savez ce qui est encore plusimpressionnant ? C’est que ce négatif n’était pas exposé le jour du vernissage. On n’avait pas eu letemps de tout déballer, on n’a pu le placer que le lendemain. Quelqu’un dans cette salle a-t-il le fin

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mot de l’histoire ? Les mains de mon SDF ne retiennent pas vraiment l’attention, et encore moinslorsque l’on n’est pas soi-même un grand passionné de photo et qu’on est venu à l’expo uniquementpour y accompagner quelqu’un. Alors ?

Comme personne ne semblait avoir d’idée, Phil finit par faire ce que Alice redoutait : il se tournaostensiblement vers elle et l’invita d’un geste à se lever.

— Mademoiselle ?Plus ennuyée qu’autre chose, elle quitta son siège et leva le mystère en essayant de faire passer ça

pour une hypothèse :— Il était musicien ? Le… punk ?Celle-là elle regrettait de ne pas pouvoir la ressortir à Thomas…— Merci, mademoiselle. Vous comprenez ce que je veux dire ? Cette anecdote illustre

parfaitement ce que j’essaie de vous expliquer. Mon exposition ne visait pas les musiciens enparticulier et d’ailleurs il n’y avait pas de musique chaque fois que j’ai pris une photo. Mais pour cequi est de celle-là, il était évident qu’elle toucherait tout particulièrement quelqu’un de suffisammentimprégné de musique pour pouvoir l’entendre même dans une image fixe, sans bande-son. Ça n’ôteaucune importance aux regards des autres, c’est simplement la récompense que j’attendais. Quequelqu’un finisse par le voir. Je ne sais pas si une autre personne l’a remarqué depuis, je n’y vais pastous les jours et je ne parle pas avec tout le monde. Mais au point où j’en suis, je m’en fiche.Quelqu’un l’a vu, ça me ravit, je peux partir donner des conférences et des master class l’espritléger.

L’auditoire rit un peu, juste avant qu’il ne change de photo. Le cliché en noir et blanc d’une bouched’égout à laquelle étaient accrochés des ballons de couleur suscita des réactions multiples. Phil repritson cours dans un léger brouhaha et Alice se laissa emporter par l’enthousiasme général.

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Chapitre 14

Thomas se disait un habitué des mauvaises nouvelles. Et puis il y eut cet après-midi de fin mars…Alice et lui étaient assis sur son lit, et pour une fois ils étaient habillés. Enfin, plus ou moins… Moinsque plus… Mais plus que d’habitude… Bon, d’accord, il était en caleçon et Alice portait juste l’unede ses chemises, qui lui arrivait à mi-cuisse. Il la regardait monter les dernières séquences de leurclip sur un ordinateur portable, pendant qu’il gribouillait des tablatures dans les pages de son carnet.Elle avait fait une petite séquence avec les photos prises pendant leur bataille de boules de neige,plusieurs semaines plus tôt, et le résultat leur avait tellement plu qu’ils avaient construit leur premierclip tout autour. Ne manquait plus qu’à synchroniser le son et l’image. Il était bien, paisible, presqueheureux. Il s’était subitement souvenu d’un truc, était retourné à la première page, avait rajouté unebarre à son décompte et avait rayé les sept dernières. Une semaine de plus. Plus de cinquante jourssans se descendre. C’était son plus long cycle positif. En recomptant les petits bâtons il se surprit àespérer qu’il allait rester dans le vert.

Ensuite son portable avait sonné.— Yep ?— Euh… Thomas ?C’était Derek. Sa voix tremblait. Il allait pleurer.— Ça va, mon grand ?— Non… C’est papa…Il pleurait. Thomas se redressa sous l’œil interrogateur d’Alice.— Qu’est-ce qu’il a fait ?— Il a… Il est…C’était incompréhensible, le petit bafouillait et sanglotait. Thomas ravala un grognement

d’impatience, prit une profonde inspiration et le coupa tandis qu’il se levait pour s’habiller :— OK, calme-toi, respire. Ça va aller, d’accord, chou ? Tu sors de l’appartement et tu m’attends

en bas, tu t’assois sur la petite marche, OK ? J’arrive…— Je suis… On est pas à la maison.Ça le surprit tellement qu’il se figea. « Pas à la maison » ? « On » ? Donc Dominic était sorti de

la… ?— Mais vous êtes où ?— À l’hôpital.Ça lui coupa les jambes et il se rassit d’un coup sur son lit. Alice lui passa une main dans le dos,

comprenant qu’il se passait quelque chose de grave. Il se dégagea d’un mouvement d’épaules.Son joli rêve venait de se briser en millions de tout petits morceaux. Les couloirs sentaient l’antiseptique et les médicaments. Thomas détestait les hôpitaux. Il détestait

les odeurs des hôpitaux. Il détestait les gens qui travaillaient dans les hôpitaux. Il détestait lesmalades et les blessés dans les hôpitaux. Il détestait les ambulances, les sirènes, les couinements desroues des chariots, les bips des machines, les grésillements des néons, le linoléum du sol, le sang, lesobjets coupants, les piqûres… En fait il avait envie de s’exploser la tête contre le mur chaque fois

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qu’il mettait les pieds dans un hôpital.Il trouva Derek assis sur une chaise dans une salle d’attente. Il avait les yeux rouges. Il se leva dès

qu’il le vit et se jeta dans ses bras. Thomas lui frotta le dos et réalisa qu’il avait grandi. À peinequelques mois plus tôt, quand il faisait ça, c’était ses cheveux qu’il caressait parce que sa tête étaitalors au niveau de ses côtes.

— Monsieur Cooper ?Un type en blouse blanche – un putain de médecin – il détestait les médecins…— Vous êtes le fils aîné de Dominic Cooper ?— Qu’est-ce qu’il a ?— Pouvez-vous me confirmer votre identité s’il vous plaît ?Thomas sortit sa carte d’identité de son portefeuille en grommelant.— Thomas Elijah Cooper, OK ? Qu’est-ce qu’il a, Dominic ?— Venez, allons dans mon bureau.Thomas lâcha Derek et se planta devant le docteur.— Je vais nulle part, OK ? Je suis juste venu prendre mon petit frère. Vous me dites ce qu’a notre

père pour que je le dise à notre grand-mère. Maintenant.L’homme jeta un coup d’œil ennuyé autour de lui, aux autres personnes qui attendaient dans la

pièce. Il se rapprocha de Thomas et dit tout bas :— Ce n’est pas quelque chose dont on peut discuter dans une salle d’attente, monsieur Cooper,

vous devriez venir dans mon bureau…— Mais bordel j’vous dis que je m’en fous de votre bureau ! cria Thomas, faisant sursauter tout le

monde. J’veux juste savoir ce qu’a mon père, putain !— Je vais devoir vous demander de baisser d’un ton, Monsieur, vous êtes dans un hôpital…— Crie pas, Thomas, chuchota Derek en lui tirant le bras.Il le laissa agripper sa main mais il fulminait toujours.— Qu’est-ce qu’il a, Dominic ? Elle est pas compliquée ma question, insista-t-il, en baissant la

voix. Vous voulez pas juste me dire ce qu’il a ?L’autre croisa les mains sur le devant de sa blouse en soupirant. Résigné, il souffla :— Il a une hémorragie digestive, complication d’une cirrhose du foie qui dure depuis déjà un

moment. Je peux vous demander depuis combien de temps vous n’avez pas vu votre père ?— Vous pouvez, mais ça vous regarde pas, alors je répondrai pas. Vous vous en occupez ?— Que voulez-vous qu’on fasse, monsieur Cooper ? La cirrhose du foie est intraitable, et la sienne

trop avancée pour envisager une greffe. Au moins n’aura-t-elle pas le temps d’évoluer en cancer…S’adoucissant, il posa une main compatissante sur l’épaule de Thomas.— Je suis désolé. Votre père va mourir.Le jeune homme enfonça ses poings au fond de ses poches, pour ne pas les envoyer dans la figure

du docteur, et se dégagea brusquement.— Vous voyez ? Pas besoin d’aller dans votre bureau, lança-t-il en s’éloignant, Derek trottinant à

sa suite.Il ignora les appels du médecin lui enjoignant de revenir, il voulait juste sortir d’ici le plus vite

possible, sortir respirer. Sur le parking c’était pas encore bon, il aurait fallu qu’il soit dans la ruemais Derek le ralentissait en le tirant en arrière.

— Thomas ! Thomas… Il va vraiment mourir, Papa ?

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Le jeune homme soupira. Il n’avait pas envie d’avoir cette discussion avec Derek. En fait il n’avaitenvie de parler à personne. Mais il devait faire son boulot de grand frère alors il s’accroupit devantlui pour le regarder par en dessous.

— Il est très malade à cause de tout l’alcool qu’il boit, j’crois. Alors oui, y va mourir. Qu’est-cequi s’est passé ?

— Il est tombé par terre et il crachait du sang, souffla Derek d’une toute petite voix.Ses lèvres tremblaient et ses yeux étaient pleins de larmes. Il avait besoin de réconfort, chose que

Thomas ne pouvait pas lui donner, encore moins maintenant. Alors pour la première fois depuis lanaissance de son frère, en pleine possession de ses moyens et parfaitement conscient de ce qu’ilfaisait, il ignora ses responsabilités en passant la main à quelqu’un d’autre.

— Va chez Samia, d’accord ? Tu prends le bus et tu l’appelles pour qu’elle vienne te chercher àl’arrêt, tu lui dis ce qui se passe et tu restes avec elle.

— Toi, tu vas faire quoi ?Il se releva sans répondre, frotta son pantalon et marcha vers la sortie du parking. Derek le rattrapa

en courant.— Tu vas encore avoir un accident ?Il se retint de lui rappeler un hurlant qu’il haïssait leur père et qu’il n’avait absolument aucune

raison de se mettre minable et de se suicider à cause de lui. Il répondit juste :— Nan.Il abandonna son frère à l’arrêt de bus le plus proche pour ne pas avoir à écouter ses autres

questions, ni à le voir pleurer, et retourna chez lui à pied. Quand il eut tourné à l’angle de la rue il semit à courir, bousculant les passants. Il ne s’arrêta pas, fit un détour pour éviter les quartiers où tropde monde le connaissait, passa sur des toits, sauta des barrières, manqua se faire écraser par unevoiture vingt fois. Il ralentit en arrivant en bas de chez lui, mais ne s’arrêta vraiment qu’une fois dansson appartement, porte claquée, fermée, verrouillée, barricadée. Il fit voler sa veste et seschaussures, éteignit son portable, alla prendre dans son frigo et ses placards tout ce qui contenait del’alcool, alluma la télé, monta le volume au maximum, et ouvrit une bouteille au hasard. Tant qu’il yétait, il s’alluma une cigarette.

Le lendemain, dès 8 heures, toute la bande était au courant. Samia avait relayé l’info et Alice avait

été une des premières personnes que Derek avait appelées après Mam. Ne parvenant pas à joindreThomas elle en avait conclu qu’il avait besoin d’un peu de temps et avait décidé de le laissertranquille au moins jusqu’au lendemain. À présent, on était le lendemain et c’était le branle-bas decombat. Arthur avait failli appeler les flics, seule Samia l’en avait empêché.

— Attends le retour d’Alice, OK ?L’intéressée avait décidé d’aller voir chez lui si ça allait. Derek lui avait prêté sa clef, au cas

où…Elle trouva l’appartement sens dessus dessous. Des bouts de papier traînaient partout – elle mit un

moment à réaliser que c’était les pages de son carnet de cuir qu’il avait arrachées et déchirées. Çasentait la cigarette et l’alcool, il y avait des bouteilles vides disséminées ici et là. La télé étaitallumée et le volume si fort qu’elle l’avait entendue d’en bas. Elle alla l’éteindre.

— Thomas ?Il n’y eut pas de réponse. Il n’était ni dans la cuisine, ni dans le salon. Dans sa chambre, elle vit

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qu’il avait commencé à arracher les photos dont ils avaient tapissé les murs. Ça lui fit mal au cœur.Elle entra dans la salle de bains. Il était roulé en boule dans la douche, tout habillé et trempé, mêmesi l’eau ne coulait plus. Le miroir qui était censé orner le mur gisait en morceaux dans le lavabo. Ill’avait brisé à coups de poings. Il y avait encore du sang sur la faïence de l’évier.

— Thomas ? répéta-t-elle, plus bas.— Barre-toi.Elle l’ignora, s’approcha de lui et posa une main sur son épaule. Il releva la tête pour la regarder.— Je t’ai dit de te barrer, marmonna-t-il.Son haleine puait l’alcool, mais elle ne savait pas s’il était encore bourré. Il se déplia et la poussa

pour sortir de la douche, mettant de l’eau partout au passage. Il eut du mal à atteindre la porte et elleen conclut qu’il n’avait pas fini de dessoûler. Elle le suivit dans sa chambre.

— T’as un problème ? beugla-t-il à moitié quand il vit qu’elle était toujours là.— Tu peux essayer de te calmer ?— J’ai pas envie. Et y a un autre truc que j’ai pas envie de faire, attends je réfléchis… Ah, ouais :

j’ai pas envie de te voir, alors barre-toi de chez moi !Elle s’obligea à ne pas paniquer et à ne pas pleurer. Il était comme ça parce qu’il avait bu. Quand

il serait de nouveau lui-même, il redeviendrait gentil. En attendant il avait besoin d’elle.— Je vais te chercher une serviette, décida-t-elle en se retournant vers la salle de bains.Une main se referma sur son bras si violemment qu’elle laissa échapper un petit cri de surprise et

de douleur tandis qu’il la tirait à travers l’appartement.— Je vois que c’est pas clair alors je vais t’aider.Il la lâcha pour ouvrir la porte. Elle la referma de force sans bouger du couloir.— Tu sais pas ce que tu dis alors calme-toi et laisse-moi t’aider, OK, Thomas ?— Ouais, t’as raison ! s’exclama-t-il en écartant les bras. Tu sais sûrement mieux que moi ce qui

se passe et ce dont j’ai besoin, hein, Alice ?Maintenant elle avait vraiment envie de partir, mais elle ne pouvait pas le laisser tout seul dans cet

état. Il fallait qu’elle veille sur lui, comme il veillerait sur elle si elle était à sa place. C’était son job.Il avait besoin d’elle. Elle se répétait ça comme un mantra pour ne pas fondre en larmes et s’enfuir encourant. Elle resta près de la porte pendant qu’il retournait dans le salon, le temps de reprendre sonsouffle. Puis elle le suivit. Il était debout près de la fenêtre et finissait une bouteille au goulot.

— Tu devrais arrêter de boire.— Tu devrais te barrer avant qu’il t’arrive des emmerdes.Il était vraiment en train de la menacer ? Peu importe…— Écoute, dit-elle doucement. On sait ce qui se passe, on se doute que c’est dur…— Qui ça, on ?— Arthur et les autres, et…Il s’esclaffa. Comme on s’étrangle.— Ah ouais, j’aurais dû me douter… C’est Arthur qui t’a envoyée, hein ? Je parie même qu’il va

débarquer dans cinq minutes si tu l’appelles pas… Tu sais quoi ? Appelle-le et dis-lui d’aller sefaire enculer. Non, attends, mieux : et si vous alliez tous vous faire enculer, hein ?

— Thomas…— Fuck ! cria-t-il en balançant sa bouteille contre un mur.Elle explosa bruyamment et Alice leva les bras par réflexe quand les morceaux volèrent un peu

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dans tous les sens. Elle s’aperçut qu’elle tremblait et elle mit les mains dans ses poches pour lecacher. Puisqu’il ne l’écoutait pas, elle décida d’arrêter de lui parler et se dirigea vers le coincuisine. Il lui barra le chemin. Grand, fort et effrayant. Furieux.

— Tu vas où ?— Chercher un sac-poubelle, répondit-elle d’une voix qu’elle s’efforça d’empêcher de trembler.

Pour nettoyer tout ça et jeter les…— Putain, qu’est-ce que tu comprends pas dans « va te faire foutre » ? J’ai pas besoin de toi, OK ?

J’ai besoin de personne, j’veux juste qu’on me foute la paix, bordel, alors est-ce que tu veux bien tebarrer ?

— Tu veux pas que je t’aide ? demanda-t-elle d’une petite voix – elle détesta l’entendre se brisersi facilement. Tu veux pas que… Que je reste avec toi ? Même si je dis rien, même si je…

Il devenait fou qu’elle insiste comme ça. Pourquoi elle ne partait pas ? Pourquoi elle restait là à le

regarder se vautrer dans sa merde ? Il était à vif de bas en haut, toutes ses barrières en poussière, ilne cachait plus rien et il haïssait qu’elle puisse voir ça parce que comment est-ce qu’elle pourraitl’aimer malgré ça ? Comment est-ce qu’elle pourrait aimer un truc aussi lamentable ? Il voulait justequ’on le laisse lécher ses blessures dans son coin et qu’on le laisse seul, en quelle langue est-ce qu’ilfallait le dire ?

Alors il fit ce qu’il faisait toujours quand il était en vrac et qu’on le poussait à bout, qu’on jouaitavec ses nerfs. Il devint odieux.

— Et à quoi ça servirait que tu restes, hein, Alice ? À quoi tu sers ? demanda-t-il en marchantlentement vers elle, l’obligeant à reculer. Tu vas faire quoi ? Me demander de te dire quelque chosede positif sur moi ? EST-CE QUE TU VOIS ENCORE DU POSITIF EN MOI, LÀ, MAINTENANT ?hurla-t-il en écartant les bras. Je suis pitoyable ! T’as vu comme je suis pitoyable ? T’es contente ?C’est ce que tu voulais, non ? C’est ce que tu cherchais depuis le début avec tes questions à la con !Tu voulais que je te montre à quel point je suis lamentable, ça doit t’apporter de la satisfactionpersonnelle de me voir tomber si bas, ou peut-être que ça te fait te sentir mieux d’essayer de m’aider.C’est ta B.A., c’est ça ? Ramasser la pauvre cloche de Thomas et le rafistoler pour donnerl’impression de faire quelque chose d’utile ? Mais faut regarder la vérité en face, chérie, t’es inutile !

La main d’Alice claqua fort contre sa joue. Elle tremblait et respirait fort, des larmes avaient couléjusque sur son menton, et tombaient dans son cou. Comment est-ce qu’il pouvait dire ça ? Commentest-ce qu’il pouvait penser ça ? Après tout ce qu’ils avaient vécu ensemble ? Comment est-ce qu’ilpouvait encore douter d’elle une seule seconde ? Elle se sentait aussi mal que s’il l’avait insultée,que s’il l’avait frappée…

La gifle l’avait pris par surprise et lui avait fait tourner la tête. Et en même temps, elle l’avaitrenvoyé cinq ans en arrière, face à Dominic debout devant lui, le poing fermé sur son col pourl’empêcher de s’envoler chaque fois qu’il le frappait. Il revécut pratiquement la même scène que cematin-là. Il sentit son propre poing se fermer, au bout de son bras, son coude se plier, puis son brasse tendit d’un coup tandis qu’il projetait tout le poids de son corps en avant, comme le prof de boxele lui avait appris. Pour mettre toute sa force dans le coup de poing qu’il avait lancé dans la figure deson père.

Thomas secoua la tête pour revenir dans le présent. Il fut surpris. Il ne se rappelait pas s’êtreretourné pour faire face à Alice. Il ne comprenait pas pourquoi son bras était replié au niveau de ses

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côtes, pourquoi son poing écorché parce qu’il avait démoli le miroir de la salle de bains était ferméet l’élançait. Pourquoi Alice était collée au mur, légèrement courbée en deux, une main sur sonvisage, un bras levé entre elle et lui…

L’alcool ralentissait son cerveau. Mais il finit par comprendre. Sonné, il fit deux pas en arrière ettomba assis contre le canapé, se rattrapant de justesse. I didn’t do it I didn’t do it I didn’t do it Ididn’t do it I didn’t… I didn’t… I didn’t…

— Alice…Il haïssait la façon dont sa voix toute cassée n’était plus qu’un filet rauque, il haïssait la façon dont

ses lèvres tremblaient, il haïssait la façon dont sa gorge se contractait au point qu’il pouvait à peinerespirer. Les battements de son cœur étaient assourdissants, on aurait dit les basses d’une boîte denuit, personne ne pouvait éteindre ce truc ?

Il aurait voulu regarder ailleurs. Il aurait vraiment vraiment vraiment voulu regarder ailleurs. Maisil fut incapable de détacher son regard d’Alice quand elle releva la tête et retira sa main de sonvisage. De son œil qu’elle maintenait fermé. De son arcade sourcilière égratignée où perlait unegoutte de sang. De sa pommette qui avait rougi.

Son estomac se retourna méchamment.Oh God I did it I did it I did it I did it I did it I did it…— Alice… J’suis… J’suis tellement désolé…Il tendit la main, voulut aller vers elle. Elle recula vers la porte, levant les deux bras. Il vit passer

un éclair de peur dans ses yeux. Il faisait peur à Alice. Il sentit ses poils se hérisser rien qu’à cettepensée.

— Alice, répéta-t-il.Il n’entendit pas sa propre voix.— Ne me touche pas, chuchota celle d’Alice. T’approche pas.Et comme il faisait quand même mine de s’approcher, elle fit ce qu’il voulait qu’elle fasse depuis

qu’elle était arrivée : elle partit en courant et ne se retourna pas. En réponse aux innombrables textos et appels manqués qui saturaient son portable quand Alice

l’alluma dans le bus, elle n’envoya qu’un court message à Samia :« N’y allez pas. »Elle avait rabattu la capuche de son sweat pour cacher son visage abîmé. Elle n’arrivait plus à

penser… Elle avait été dans son lit la veille. Elle sentait encore ses mains sur elle, ses baisers, elleentendait ses chuchotements, sentait la chaleur de son corps… Il s’était endormi à un moment et ellel’avait photographié avec le polaroïd Lomography offert par Lily à son anniversaire. Parce qu’elle nele voyait jamais aussi paisible et détendu. Elle avait écouté sa respiration. Le soleil s’était montré, audehors, elle avait enfilé la chemise de Thomas pour aller à la fenêtre et regarder les toits de Londresinondés de lumière. Tout était encore humide de pluie…

Mais Thomas l’avait frappée.Le bruit du déclencheur de l’appareil photo l’avait fait se retourner, elle avait été surprise de le

trouver dans les mains de Thomas.— Qu’est-ce que tu fais ?— Des expériences…Elle était revenue près du lit, il avait pris la photo qui sortait de l’appareil et l’avait posée sur le

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sol, avec le polaroïd, avant de l’attraper par la taille et de la faire basculer sur le matelas. Elle étaittombée en criant et en riant à la fois. Il lui avait fait un câlin comme si elle était une peluche ou unoreiller et s’était blotti contre elle. Elle avait joué avec ses cheveux.

Mais il l’avait frappée.— C’est pourquoi faire ?— T’as plein de photos de moi, maintenant j’en ai une de toi. Et puis t’étais trop belle…— Au passé ?Rires. Murmures.Son œil brûlait…— Depuis quand t’as un tatouage ?Sur son avant-bras droit il y avait un petit dessin. Une montre à gousset. Avec un genre de lapin sur

le boîtier. Un lièvre. Avec de très grandes oreilles.— Ça te plaît ?— C’est quoi ?Il avait regardé ailleurs et elle avait fondu. Et ensuite il avait dit d’un ton candide :— C’est le lapin et la montre d’Alice au Pays des Merveilles.Ça faisait mal. Assez pour qu’elle pleure.— C’est toi mon Pays des Merveilles.

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Chapitre 15

Il avait noté qu’ils étaient à la porte, avait noté qu’ils l’avaient appelé plusieurs fois, avaient notéqu’ils sonnaient et frappaient comme des sourds depuis vingt minutes. Mais il les entendait à peine,c’était plus comme un bruit de fond. Il ne bougeait pas. Il n’avait pas bougé depuis qu’Alice étaitpartie. Il avait mal au dos à force d’être assis par terre mais il ne bougeait pas. Il bousillait tout cequ’il touchait, il servait à rien, il était dangereux, valait mieux qu’il bouge pas, ça éviterait qu’il fouteen l’air quelque chose d’autre.

Il resta là vraiment longtemps. Tellement longtemps qu’il finit par faire nuit et qu’il n’y eut plus debruit derrière sa porte. Il se surprit à s’étonner qu’Arthur ait laissé tomber. Il se surprit à penser àDerek et à Mam. Il ne bougea pas davantage. Il fit de nouveau jour. Il prit son portable, dans sapoche, l’alluma, ouvrit le répertoire et navigua jusqu’au numéro d’Alice. Il relut les onze chiffresjusqu’à avoir les yeux qui brûlaient, le pouce en arrêt au-dessus du bouton d’appel. Il éteignit l’écranet remit son portable dans sa poche.

Ça dura comme ça pendant presque trois jours. Il n’ouvrit à personne, changea une fois de

vêtements parce qu’il en avait marre, ne se déplaça que pour aller aux toilettes ou dans la cuisine. Ilne rangea pas le bordel qu’il avait mis dans son appartement. Il ne dormit pas non plus. Pourtant ilétait épuisé, mais même s’il ne s’était pas retenu il n’aurait pas pu dormir. Il allumait son écran toutesles cinq minutes. Il voulait qu’elle l’appelle. Il voulait qu’elle l’appelle. Il voulait qu’elle l’appelle.

Elle ne l’appela pas.Il faisait encore nuit, le troisième matin, quand il enfila ses chaussures et sa veste. Il laissa son

portable sur le canapé. Il prit le temps de savourer chaque marche de l’escalier, d’écouter lecouinement de ses baskets sur le linoléum. Il laissait le bout de ses doigts glisser sur la rambarde, lelong du mur.

Dans la rue il s’arrêta un moment pour regarder le ciel et respirer à pleins poumons. Pendant uneseconde il imagina qu’il pouvait s’envoler. Puis il s’éloigna vers le métro.

Ça faisait un moment qu’il ne s’était pas descendu. Il détestait les hôpitaux. Les bips des machines. Les chuchotements. Les grincements des roues des

chariots, des lits et des fauteuils roulants. Les odeurs d’antiseptique et de médicament. La rigidité desdraps. La putain de voix d’Arthur qui lui vrillait les tympans.

— Il est où, ce con, que je l’assomme ?— Du calme, Arthy !— Et puis pas besoin, c’est déjà fait…C’était qui l’enfoiré qui trouvait moyen de faire de l’humour ? C’était vraiment la pire semaine de

sa vie… Ils y croiraient s’il faisait semblant d’être mort ?— Il s’est passé quoi ? Je débarque.— Overdose. Une putain d’overdose.— Ça vous inquiète pas qu’il se réveille pas, depuis le temps ?— Y fait bien, dès qu’il ouvre un œil je le tue !

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— Arrête, Arthur.— Pouvez pas fermer vos gueules… ? gémit Thomas.Au moins ça les avait fait taire. Pendant trois secondes. Ensuite ce fut de nouveau le bordel et il

serra les dents sinon il allait crier. Il comprenait même pas ce qu’ils disaient, tous, ils faisaient tropde bruit. Et puis Arthur parla fort pour qu’ils se taisent – ou alors c’était juste Thomas qui n’entendaitque lui, son cerveau qui focalisait sur sa voix…

— J’espère que t’es content de toi. J’sais pas, ça doit te faire triper de nous faire peur, de nousvoir tous flippés à l’hôpital, non ? Parce que pourquoi tu ferais tout ça sinon ? Y a rien à faire, fautque t’emmerde le monde. T’écoutes rien de ce qu’on te dit et dès qu’y a un truc qui va mal tu fais lecon. Mais tu sais que tu peux pas tout le temps fuir tes problèmes, comme ça ? Tu peux pas faire çatout le temps, faut que t’arrête ! Tu te prends un peu en main, quand y a une merde tu fais face et tusurvis. C’est ce que font les gens normaux.

Je suis pas normal, pensa Thomas. Je suis pitoyable.— Tu m’écoutes, p’tit con ? C’est fini tout ça, les conneries, les accidents de moto, la drogue, tout

– nan parce que faut le dire, hein ? Faut appeler un chat un chat : Thomas a un putain de problème dedrogue ! OK ? Tous là, vous entendez ?

— Arthur, commença Samia.Il ne l’écouta pas.— J’veux qu’on arrête d’ignorer le sujet, de faire comme si on voyait pas l’éléphant dans le

couloir, parce que ça aide pas, si vous voulez mon avis. Alors on va en parler une bonne fois pourtoutes : Thomas est drogué jusqu’aux yeux, et moi j’en ai ma claque que ça me pourrisse la vie !Alors dès que tu sors de l’hosto, c’est fini les conneries, je t’enferme dans mon appart’ s’il faut, on serelayera pour te surveiller mais tu vas décrocher une bonne fois pour toutes ! OK ? Et tu vas…

— Oh putain mais tu vas la fermer, Arthur ? Cette intervention donna à tout le monde l’impression d’avoir eu une hallu, Thomas le premier.

Eux parce que cette voix-là ne parlait ni si fort ni sur ce ton d’habitude, lui parce qu’il savait quecette voix-là ne pouvait pas être dans la pièce. Encore moins s’interposer entre lui et Arthur. Il ouvritles yeux – cette voix était une putain de bonne raison d’ouvrir les yeux, tant pis si la lumière luibrûlait la rétine et aggravait son mal de crâne. Tous les autres se tournèrent vers la porte au momentoù Alice entrait. Malgré la capuche de son sweat, on ne pouvait louper ni son œil au beurre noir, nil’hématome sur le haut de sa joue, ni les bandes de rapprochement sur son arcade sourcilière.Pendant les trente secondes suivantes, l’attention de la bande fut complètement détournée de Thomas,et rien que pour ça il aurait pu se traîner aux pieds d’Alice en implorant son pardon.

— Putain, y s’est passé quoi ?— Eh, Derek, va chercher un toubib, OK ?— Alice c’est qui qui t’a fait ça ?— Ouais, dis-nous, qu’on s’en occupe…— C’est moi, croassa Thomas, du fond de son lit.Sa voix cassée ne portait pas et personne ne l’entendit. Sauf Derek, debout à côté de sa tête, qui

baissa sur lui des yeux incrédules. Thomas s’éclaircit la voix et répéta plus fort :— C’est moi…Toujours pas. Il serra brièvement la main de son frère, agrippée à la sienne. Le petit cria :

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— Oh ! Y cause !Dans le court silence qui s’ensuivit, Thomas dit encore, en fixant Alice :— C’est moi.— C’est toi qui quoi ? demanda gentiment Samia.Si elle avait su… Elle aurait dû lui crier dessus plutôt que lui parler gentiment. Il déglutit. Il avait

la gorge tellement serrée, les yeux brûlants, la tête prête à éclater…— C’est… C’est moi qui l’ai… Oh merde, c’est moi qui l’ai frappée…Là encore, dans les premières secondes qui suivirent cette déclaration, elle leur donna

l’impression d’être une hallucination. Arthur fut le premier à sortir du déni. Son visage se ferma.— Je vais te tuer, déclara-t-il froidement.Les autres semblaient partager son état d’esprit mais n’avaient pas les mots pour l’exprimer. Alice

se dépêcha de se faufiler entre eux et se plaça à côté du lit, du côté opposé à celui où se tenait Derek.Prit sa main.

— Toi, d’abord, tu vas t’asseoir, dit-elle à l’adresse d’Arthur.La scène avait quelque chose de surréaliste, cette gamine minuscule qui braquait un regard sévère

sur un géant menaçant en lui ordonnant sèchement de se mettre à sa hauteur.— Tu…, commença Arthur.— Pose ton cul sur cette chaise !Il referma la bouche. S’assit. Derek sourit :— Et sinon, elle est où Alice ?Ça fit fleurir un sourire sur les lèvres de l’intéressée, et sur celles de Samia. Les autres étaient

toujours bloqués sur l’idée que Thomas avait frappé Alice, visiblement très fort vu sa tête… Thomasbloquait sur la présence d’Alice. Il essaya de serrer sa main mais il n’y arriva pas. Ça le tuait. Il finitpar réaliser que c’était la main qu’il avait utilisée pour la frapper. Il se mordit la lèvre au sang pourne pas fondre en larmes.

— Alice, souffla-t-il.Il sentit son pouce faire des cercles apaisants sur le dos de sa main. Il ferma les yeux en se répétant

je vais pas pleurer je vais pas pleurer je vais pas pleurer je vais pas pleurer, et soudain il avaithuit ans, il était debout dans le salon, y avait Papa, et y avait Grand’Tad, et y avait Mam qui portaitbébé Derek et je vais pas pleurer je vais pas pleurer je vais pas pleurer je vais pas pleurer… Maisil fallait qu’il parle… Mais s’il parlait il pleurerait…

Sa main était douce et tiède sur son front. Il sentait ses doigts petits et fins aller et venir dans sescheveux – toujours bleus, ses foutus cheveux bleu électrique parce qu’il se croyait classe commeça… Alice disait toujours qu’elle aimait bien ses cheveux. Elle jouait tout le temps avec. Quand ilsétaient humides parce qu’il sortait de la douche, quand ils étaient ébouriffés parce qu’il venait de seréveiller, quand ils étaient raides de gel, quand ils étaient en iroquoise… Puis elle parla. Pas à lui, àArthur, mais chaque mot fut comme une flèche en plein cœur. Des flèches qui traversent sans rienabîmer. Un petit miracle ambulant. Alice était un miracle ambulant. Et bêtement il pensa à lapremière page du carnet qu’il avait déchiré en mille morceaux quelques jours plus tôt, au cycle deplus de cinquante jours, à ce stupide espoir de rester dans le vert juste avant de retomber en chutelibre dans le rouge, noir et blanc, gris, télé qui saute…

— Arthur, je t’adore mais si tu lui parles encore comme ça je te tue, OK ? Arrête deux secondes dete poser en victime, je sais que c’est pas marrant d’être à ta place dans ce bordel, mais pense deux

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secondes à lui, c’est encore moins marrant pour lui. Bordel, Arthur, c’est Thomas la victime dansl’histoire ! Tu crois quoi, qu’il fait ça juste pour te faire chier ? Il est pas bien, d’accord ? Et tul’aides pas ! Pas comme ça !

— Et sinon, j’ai une question, coupa Lily, qui ne tenait plus. Toi et lui ça dure depuis longtemps ?La jeune fille fut aussitôt noyée sous des regards assassins, des grognements réprobateurs et

quelques « Putain, tu peux pas la fermer ? ». Alice lui fit un petit sourire pour lui dire que ça nel’énervait pas. Arthur ouvrit la bouche. Samia posa sa main sur sa cuisse. Il la referma sans dire unmot.

— Alice, répéta Thomas.Elle baissa enfin les yeux vers son visage. Il avait rouvert les paupières et les larmes avaient roulé

en liberté sur ses joues, se perdant dans sa barbe de trois jours. Ça lui brisait le cœur de le voir danscet état. Ça brisait celui de Thomas qu’elle prenne encore sa défense après ce qu’il avait fait. Elles’assit précautionneusement sur le bord du lit, faisant glisser ses doigts de son front à sa mâchoire.D’autres larmes le noyèrent. Et d’un coup la pierre qui semblait obstruer sa gorge céda sous lesvagues qui se jetaient dessus en hurlant depuis le début, et un premier sanglot résonna dans lachambre blanche. Alice le prit aussitôt dans ses bras. Il s’agrippa à sa taille, la tête dans ses côtestandis qu’il sanglotait. Il avait pas fini d’être pitoyable, mais pour une fois il n’en avait absolumentrien à foutre – après tout, elle avait vu le pire en lui maintenant. De ses propres yeux. Quant auxautres ils savaient, même s’ils se voilaient la face.

Alice le berça longtemps en jouant avec ses cheveux. Derek était allé s’asseoir sur les genoux deSamia, comme d’habitude. Les autres discutaient à voix basse, sur le pas de la porte ou dans lecouloir. Arthur fixait ses pieds. Personne n’osait les déranger en les regardant.

À un moment, pendant la journée du lendemain, Thomas se retrouva sans personne à son chevet.

Derek et Alice étaient en cours, les autres au boulot ou au foyer. Ils se relayaient pour être auprès delui mais il s’était endormi et celui ou celle dont c’était le tour devait en avoir profité pour sortir. Il seleva précautionneusement, testant la capacité de ses jambes à le porter sans aide. Ça irait. Pas vite,mais ça irait… Sa guitare était là, dans le fauteuil, il avait insisté pour qu’on la lui apporte – entreautres pour vérifier qu’elle allait bien parce qu’il ne se souvenait pas s’il l’avait cassée ou pas, lesoir où il avait pété les plombs. Il ne la passa pas en bandoulière, il n’était pas certain d’en avoir laforce, alors il la prit juste par la poignée latérale de son étui. Il avait froid ; il récupéra la couvertureen plus qu’une infirmière avait déposée sur son lit, la mit sur ses épaules et s’en alla vaille que vaillevers la porte. Il ne vit personne qu’il connaissait dans le couloir et les gens qui y allaient et venaientne firent pas attention à lui. Il savait qu’il était à la même adresse. C’était Derek qui avait fini parcracher le morceau… Il trouva un plan, puis suivit les panneaux qui indiquaient le service des soinspalliatifs. Il se fit tout petit dans les ascenseurs. Heureusement, la discrétion, il connaissait.

Finalement, il poussa la porte de la chambre 16A et y trouva ce qu’il cherchait. Dominic étaitcouché là, branché à un peu trop de machines au goût de Thomas. Un goût acide lui remonta dans labouche mais il s’interdit de faire marche arrière et ferma derrière lui. En se glissant près du lit de sonpère, il se rappela combien, à une époque, il était terrifié à l’idée de le réveiller. C’était leur grandetrouille, à lui et Derek. Traverser le salon relevait de l’opération commando. À présent Dominicn’avait plus rien d’effrayant, dans la chemise de nuit de l’hôpital, avec son masque à oxygène sur levisage et tous ces tubes qui dépassaient de son corps. Il avait perdu du poids, et Thomas se demanda

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pendant un instant comment on pouvait maigrir en quelques jours. Puis il réalisa que la dernière foisqu’il avait vu Dominic, c’était en portant ses cartons hors de l’appartement, au mois de janvier. Il sesentit stupide.

Il posa sa guitare sur une chaise et sortit l’instrument de son étui avant de s’approcher du lit. Ilsoupira. Il pouvait encore changer d’avis… Mais non, il fallait qu’il le fasse. Merde alors, il n’étaitplus un gosse, il n’avait plus peur de son père ! Alors il avança la main et lui secoua l’épaule.

— Eh, Dominic !L’homme grogna mais n’ouvrit pas les yeux. Thomas inspira profondément malgré l’odeur qu’il

détestait, alla chercher un mot tout au fond de sa mémoire et se força à le prononcer. Il ne s’attendaitpas à ce que ce soit si libérateur…

— Papa ! Réveille-toi !Surpris ou simplement dérangé par le bruit, Dominic ouvrit des yeux brumeux. Son regard voleta

un instant sur le plafond, puis se posa sur le visage de Thomas. Il le vit froncer les sourcils – il devaitse demander ce qu’il faisait là. Où il était lui-même. Ce qui se passait pour que son aîné lui adressela parole pour la première fois depuis des années… Thomas n’avait pas le temps de lui expliquer. Ilétait venu là pour une seule foutue bonne raison. Il avait décidé que ce serait son dernier pas – ou sonpremier, tout dépendrait de la suite. Mais s’il devait y avoir un dernier ou un premier pas, ce seraitcelui-là.

— Écoute ça, d’accord ? Après je te fous la paix. J’ai écrit ça quand j’avais huit ans, quandmaman est morte. C’était pour toi, pour que t’ailles mieux, mais j’ai jamais pu te la chanter. C’étaitau piano au départ mais je me voyais pas en trimballer un dans l’hosto alors on va faire comme ça,OK ?

Il se retourna, prit sa guitare sur la chaise où il l’avait posée et mit un pied sur le bord du lit pourappuyer la caisse sur sa cuisse. Ensuite il plaqua les premiers accords et commença à chanter. C’étaitfrais dans sa mémoire. Parce que le jour où il avait appris que Dominic était malade, c’était ça qu’ilécrivait dans son carnet. Il mettait par écrit la première chanson qu’il avait composée, et adaptait unetablature en attendant d’avoir du papier à partition vierge sous la main.

Il chanta sans regarder son père. Il ne pouvait pas. Il aurait voulu pourtant, parce que c’était ladernière fois. Mais il avait peur d’être déçu, encore… Ça serait la fois de trop. Alors il fixa un pointsur le mur en face de lui et imagina que c’était le visage d’Alice.

Quand il eut fini il y avait des infirmières à la porte, des visiteurs et deux ou trois patients dans lecouloir. Il les remercia silencieusement de l’avoir laissé finir. Reposer son pied sur le sol le fittituber en avant et il faillit tomber sur le lit, il se rattrapa juste à temps. Une des infirmièress’approcha et le prit par le bras.

— Vous le connaissez ? demanda-t-elle à Dominic.En parlant tout bas, sans doute par habitude à force de travailler dans ce service. L’homme leva

une main, tira sur son masque pour dégager sa bouche et prononça quatre mots qui décidèrent que cepas était un premier pas.

— C’est mon fils.Thomas tourna la tête vers lui et croisa son regard. Dominic avait les mêmes yeux que lui. Ils se

regardèrent en silence pendant plusieurs longues secondes. Il crut un instant que son père allait direautre chose, il retenait toujours le masque au-dessus de sa bouche. Mais il finit par tousser et le remitsur son visage. Thomas perdit le contact visuel et se redressa.

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— Je vais prendre votre guitare, d’accord ? dit l’infirmière.Il hocha distraitement la tête et lâcha la sangle quand il sentit qu’elle tirait dessus. Il fixa encore un

peu le visage de Dominic – cette fois il avait peur de manquer quelque chose. Mais son père avaitrefermé les yeux et il ne les rouvrit pas. L’infirmière lui posait une question.

— Pardon ?— Vous voulez un fauteuil roulant ?— Non, merci.Il sourit en se rappelant que la dernière fois qu’on lui avait posé la question il avait répondu d’un

ton féroce : « Va te faire foutre avec ton putain de fauteuil roulant ou je casse tout ce qu’il y adans la pièce ! »

Il se laissa sagement reconduire à sa chambre et se coucha sous l’œil vigilant de Damien qui étaitrevenu entretemps et avait un peu paniqué en trouvant son lit vide. Il finit par pleurer dans sonoreiller – tant qu’à être pitoyable, inutile de faire dans la demi-mesure.

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Chapitre 16

La première fois qu’il alla chez le psy, trois bonnes semaines plus tard, Alice l’accompagna. Il yavait du soleil ce jour-là, avril et le printemps avaient profité de son séjour à l’hosto pour débarquer.À sa sortie il était allé de lui-même s’installer chez Arthur.

— Eh, tu sais, ton plan de se relayer pour m’empêcher de replonger ? Je vote pour, je peuxmonter ?

Son ami lui avait ouvert dans la minute et s’était presque jeté dans ses bras quand il était entrédans son appartement. Thomas n’avait pas vraiment été surpris d’y trouver Samia et Derek. Il avaitdormi presque deux jours. Alice avait fini par venir le réveiller pour lui dire qu’il devait passer àl’hosto faire un check-up physique et psychologique. Le toubib avait parlé de centre de désintox.Thomas avait tout de suite mis les points sur les « i » :

— J’irai pas. OK, je me reprends en main et tout, mais je vais pas cohabiter avec des excités etdes junkies, je peux décrocher tout seul.

L’homme lui avait adressé un regard dubitatif mais, heureusement pour lui, n’avait pas fait decommentaire. Un des avantages à être majeur… En revanche il avait ajouté en bas de la page lenuméro d’un psy. C’était Alice qui avait téléphoné pour lui. Alice faisait pas mal de choses pour luien ce moment. Il se disait que c’était une sorte de punition parce que chaque coup d’œil sur soncoquard lui faisait sauter le cœur. Il regrettait l’époque où les seules marques qu’il laissait sur sapeau étaient dans son cou et sur ses épaules, et où les regarder le faisait lentement chauffer del’intérieur…

Alice lui avait dit qu’elle ne pouvait pas entrer avec lui, que ça n’avait pas de sens si elle y allaitavec lui. Il avait eu un mal fou à lâcher sa main. Mais il était entré et s’était laissé tomber sur lefauteuil en face du bureau du psy, les mains au fond des poches de son jean, capuche sur la tête.Maintenant qu’il était là il avait perdu toute envie de parler. Il le ferait la prochaine fois.

— Vous allez bien, Thomas ?Il haussa les épaules – ça ne comptait pas pour parler, ça. Le toubib avait l’air gentil. Il ne portait

pas de lunettes, n’avait pas de blouse blanche et son bureau ne sentait pas l’antiseptique. Il avait l’aird’avoir le même âge qu’Arthur.

— Il y a quelque chose dont vous voudriez parler en particulier ?Il ne savait pas qu’on allait lui demander son avis, tiens… Nouveau haussement d’épaules. Pas

parler, on a dit.— Quelqu’un en particulier ?— Bah j’ai encore rien dit… !C’était sorti tout seul. Comment il pouvait lire dans ses pensées sans qu’il parle, ce type ? Ça avait

l’air de le faire rire, en plus, mais c’était pas méchant, plus amusé qu’autre chose. Thomas seredressa et glissa une cigarette éteinte dans sa bouche, pour faire semblant.

— On peut parler d’Alice ?— La jeune fille qui attend dehors ?— Yep.L’homme sourit.

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— Ça me fait toujours plaisir quand un patient veut commencer par du positif…Ce fut la première séance d’une longue série. Tenir Thomas occupé était devenu le mot d’ordre. Désormais l’appartement d’Arthur faisait

presque autant office de quartier général que le foyer. Il y avait ceux qui se relayaient pour garderThomas et les autres, qui venaient tenir compagnie, soutenir moralement, faire la cuisine ou juste tuerle temps. Par moments c’en devenait épuisant, il fallait toujours avoir une idée sous le coude, un jeu,un poker, une soirée pizza-séries, un film sympa au ciné… Heureusement pour eux, Thomas dormaitbeaucoup et il n’était pas rare de voir Alice prendre le relais le temps d’une journée entière.

Un après-midi ils se retrouvèrent à huit autour d’un Trivial Pursuit. Thomas comatait, la tête sur lesgenoux d’Alice. Il lui soufflait parfois une réponse du bout des lèvres, seul signe qu’il ne dormait pasvraiment. Lily lançait les dés quand la porte de l’ascenseur, qui donnait directement surl’appartement, s’ouvrit sur David, leur copain flic. Un coloc d’Arthur l’accueillit en lui tendant unebière. Il la refusa d’un geste.

— Je suis en service.— Bah qu’est-ce que tu fais là, alors ?— Je me disais que Thomas pourrait m’aider.L’intéressé ouvrit un œil tandis que tous les regards convergeaient vers lui.— En ?— En me donnant un nom, et surtout une adresse.— Toujours pas, grommela Thomas d’un ton agacé, en refermant les yeux.Samia et Arthur échangèrent un regard entendu mais ils semblaient être les seuls à savoir de quoi il

était question. Alice caressa les cheveux de Thomas.— Il se passe quoi ?— Rien d’important.— Tom, insista David. Je sais bien ce que tu en penses mais…— Mais rien. Je suis pas une balance.Il y eut un silence. Derek regardait son frère d’un air inquiet. Lily finit par s’impatienter et lança en

se redressant :— Bon, vous jouez, là ? On s’en fout, ils nous diront rien de toute façon !L’ignorant royalement, Arthur s’accroupit près de son canapé et toucha l’épaule de Thomas.— Tu sais bien que c’est pas pour ça. Tu sais bien que c’est pas juste une question de loyauté.

C’est juste que… Savoir que c’est toujours là, que tu as la possibilité d’y retourner d’une manière oud’une autre… Ça rend les choses plus simples, pas vrai ?

Thomas ne répondit pas. Son ami le prit comme une invitation à poursuivre.— Sauf que non, pas vraiment. Parce que tant que c’est le cas tu sais que tu vas y retourner. Tu sais

que c’est juste une question de temps. Je me trompe, Tommy ? Tu te rends bien compte que si ton spotn’existait plus ça compliquerait la rechute… ?

— Ouais, super, la confiance règne, sympa !— Change pas de sujet, t’as très bien compris.— Ça te viendrait même pas à l’esprit que je sois juste mort de trouille, répliqua-t-il dans un

chuchotement.Arthur n’avait rien à répondre à ça. David resta là encore un moment, bras croisés, en tapotant du

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pied. Puis il fit un pas vers Thomas et souffla :— Tu me le diras quand tu seras prêt.Une fois les portes de l’ascenseur refermées sur lui, la partie reprit par à-coups. Thomas, lui, se

redressa en position assise et se mit à griffonner quelque chose sur un bout de papier traînant sur latable basse. Personne n’y fit attention jusqu’à ce qu’il le donne à Derek en disant :

— Tu peux le rattraper en courant dans l’escalier.Il n’avait jamais vu son petit frère courir si vite. Thomas s’efforçait toujours d’empêcher ses pensées de vagabonder vers ce matin-là, vers ce qu’il

avait fait… La culpabilité le frappait déjà comme un coup de poing chaque fois qu’il laissait sonregard glisser sur le visage d’Alice.

Le psy, qui avait l’agaçante habitude de tout comprendre avant lui, mit un jour le sujet sur la table.— Est-ce qu’on peut parler d’Alice ?Thomas haussa un sourcil, méfiant.— Vous savez bien qu’on peut toujours parler d’Alice, doc, alors pourquoi vous posez la

question ?L’autre haussa les épaules.— Je me demandais, en fait, si on pouvait aborder le sujet un peu plus… Profondément.Le garçon se redressa dans son siège, sourcils froncés.— Faites gaffe à ce que vous allez dire…— Vous me parlez tout le temps d’Alice. Ce que dit Alice, ce que fait Alice, ce que pense Alice,

ce que vous… ressentez pour Alice, ce genre de choses. On n’a jamais parlé de ce que vous faitesquand vous êtes avec Alice.

Le musicien se renfrogna.— On se balade, on sort, ce genre de trucs…— Mais encore ?Pas de réponse. Le psy s’appuya contre le dossier de son siège et dit très calmement :— Je suis sûr que vous n’avez pas manqué de remarquer que, quand je touche une corde sensible,

vous vous abstenez de me répondre ?— Ouais, ouais.— Donc votre silence, est quelque part, plus parlant qu’une longue réponse argumentée et

développée.— Ça va, doc, vous êtes un génie, on a compris.L’homme eut un petit rire, amusé.— Écoutez… Je ne suis pas là pour forcer la confidence. Vous ne me dites que ce que vous voulez

me dire. Mais vous savez, à force de s’efforcer d’éviter les sujets difficiles, on va bien finir paravoir fait les tours des sujets faciles.

— Je l’ai frappée.Il avait dit ça très vite, pour ne pas avoir le temps de se remémorer la scène, mais c’était trop tard,

elle était là, dans sa tête. Il obligea ses mains à rester ouvertes sur ses genoux. Il sentait le regard dudoc posé sur lui mais n’osait pas lever les yeux pour voir ce que cet aveu avait provoqué. Et puis,comme pour exorciser sa honte, ses remords et sa culpabilité, il poursuivit, parlant de plus en plusvite, sa voix se fissurant puis se hachant, et les larmes approchant dangereusement de l’air libre :

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— Je lui ai donné un coup de poing au visage. Très fort. J’étais bourré. La veille, on m’avait ditque papa allait mourir. J’ai l’impression que c’est presque lui qui a frappé à travers moi. Il tapait surnous, avant, quand on était petits. Il a arrêté quand je me suis mis à rendre les beignes. C’est elle quia frappé la première, elle m’a mis une gifle. Je l’avais traitée de conne égoïste, je crois. J’avais pasle droit de dire ça, parce que c’était faux et complètement injuste, mais elle avait pas le droit de mefrapper. Mais j’avais pas le droit de la frapper non plus. Elle, elle est intouchable. Elle est comme unange. Elle m’a protégé après ma dernière overdose, quand Arthur m’a engueulé, et aussi quand lesautres ont voulu me tuer quand je leur ai dit que j’avais frappé… Alice, acheva-t-il, la voix brisée.

Le psy lui tendit un mouchoir pour qu’il sèche les quelques larmes aventurières qui s’élançaientvers la liberté, sur ses joues. Il les essuya rageusement. Il détestait pleurer. Il fut silencieusementreconnaissant au psy de ne pas l’interrompre, parce qu’il fallait qu’il finisse.

— J’ai pas d’excuses, je crois que c’est ça qui bloque tout. Il faudrait qu’on en parle, elle et moi,mais je peux pas, qu’est-ce que je pourrais dire ? Je lui ai dit que j’étais désolé, mais qu’est-ce queça change ? Ça n’efface rien, ça ne change rien ! J’ai l’impression d’être un connard, un minable, j’aihonte chaque fois que je regarde sa joue, c’est à peine si j’ose encore la toucher, doc, c’est unehorreur…

Le psy ne dit rien pendant un moment. Il regarda par la fenêtre en attendant que son patient retrouveun semblant de contrôle. Quand il se retourna vers lui, Thomas était presque recroquevillé sur sonfauteuil. Il avait rangé ses mains tremblantes dans ses poches.

— Thomas, il y a quelque chose qu’il faut impérativement que vous entendiez… J’ai votreattention ?

Le garçon hocha la tête sans dire un mot. Il reniflait et sa respiration était encore un peuanarchique.

— Bien. Oui, ce que vous avez fait était mal et inexcusable. Non, vous n’auriez pas dû, et quevotre relation avec cette jeune fille en soit perturbée n’est pas seulement normal et naturel maisinévitable. Et ça ne pourra aller qu’en s’aggravant. Au point où vous en êtes, vous ne pouvez pasaméliorer la situation dans l’immédiat. La seule chose que vous pouvez faire, c’est entendre ceci etapprendre à l’accepter : c’est arrivé. Vous avez fait ça. Vous n’étiez pas bien, vous aviez bu et vousne contrôliez ni vos actes ni vos paroles. Ce sont des circonstances atténuantes, ça ne vous excuse enrien, ça atténue simplement la gravité de votre acte. Mais vous l’avez fait. Vous ne pouvez rien ychanger. Vous allez devoir vivre avec ça toute votre vie. Quand vous aurez intégré et accepté ça,vous pourrez commencer à avancer. Le temps va passer, cet événement va reculer dans votremémoire à mesure que d’autres vont se produire. Vous n’oublierez rien mais ça vous semblera moinsgrave – et ce sera vrai. Ce sera moins grave.

C’était au tour de Thomas de regarder par la fenêtre, à présent. Il se sentait perdu et un peuengourdi. Il ne savait pas quoi faire. C’était comme s’il était blessé et épuisé au pied d’une montagneet qu’on lui disait que pour aller mieux il fallait qu’il grimpe au sommet, quand tout ce qu’il voulaitc’était se rouler en boule sur son lit et dormir indéfiniment.

— Et Alice ? souffla-t-il d’une voix faible.Devait-il l’emmener avec lui dans son ascension ?— Parlez-lui.— Pour lui dire quoi ? Répéter que je suis désolé ?— Non. Réfléchissez, Thomas. Prenez votre temps. Pensez à ce que vous allez faire maintenant, à

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ce que vous avez besoin de faire pour avancer. Et dites à Alice ce que vous avez besoin de lui dire,d’une manière ou d’une autre.

— C’est trop dur…— Je n’ai jamais dit que ça serait facile.Le garçon hocha la tête. Il avait l’impression que cette phrase avait été inventée pour lui. Il y avait du soleil lorsqu’il sortit du cabinet du psy. Alice l’avait attendu dans le couloir, comme

d’habitude. Elle lui sourit. Au prix d’un effort surhumain, il lui rendit son sourire.— On va se promener ? Il fait beau.Il acquiesça distraitement et la laissa le prendre par la main. La rive du fleuve n’était pas loin. Il y

avait plein de couples, d’enfants et de touristes sur la promenade. Ils ne détonaient même pas aumilieu de la foule. Ils marchaient sans rien dire, côte à côte. Alice dessinait de petits cercles sur ledos de sa main, avec son pouce, mais il sentait que son silence la mettait mal à l’aise. Alors ils’obligea à inventer des sujets de conversation.

Et quelque part c’était pire. C’était la première fois qu’ils parlaient de la pluie et du beau temps.Il la raccompagnait chez elle quand une averse les surprit. Ils piquèrent un sprint et il se laissa

convaincre d’entrer. Il n’y avait personne.— Viens, dit Alice en lui tendant la main. On monte.Le pied sur la première marche de l’escalier, il sourit. Un vrai sourire.— Qu’est-ce qui te fait rire ?— C’est la première fois que je passe par là pour aller dans ta chambre.Elle sourit à son tour. Ça faisait du bien… À mi-chemin de l’étage il l’arrêta encore en tirant sur sa

main.— Eh !— Hum ?— On fait comme si on venait de se rencontrer ?Alice haussa un sourcil.— Euh… OK, mais… Pourquoi ?Il sourit d’un air malin.— J’ai vu ça dans un film une fois, ça avait l’air trop cool…Alice réprima un cri de joie et une petite danse de la victoire. À la place elle entra dans son jeu,

s’appuya contre le mur et croisa les bras.— Dans ce cas on va avoir un problème…— Lequel ? s’enquit Thomas en grimpant une marche pour se mettre à sa hauteur.— Si on vient de se rencontrer alors tu es un inconnu…— Et alors ?Le petit jeu n’allait pas durer longtemps à ce rythme-là, il était déjà beaucoup trop près d’elle…— Je ne suis pas supposée laisser des inconnus entrer dans ma chambre.— Tu fais toujours ce que tu es supposée faire ?Son nez frôla sa joue pendant qu’il parlait.— Non, répondit-elle dans un murmure.Et comme il ne se décidait pas, elle glissa une main derrière sa nuque et l’attira à elle pour

l’embrasser.

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Je lui dirai plus tard, songea Thomas. Ils avaient rabattu la couette sur leurs têtes. Le bruit de la pluie sur le toit en était un peu étouffé.

Ils étaient retombés dans le silence. Alice s’était allongée sur le dos et les doigts de Thomas sepromenaient sur son ventre, entre son nombril et ses seins.

Ça n’était pas habituel qu’il soit aussi doux et tendre. Ça n’aurait pas tellement dérangé Alice si lasituation avait été normale. Mais ça durait comme ça depuis l’overdose. Il avait fallu un moment pourque Thomas arrête de sursauter et de reculer chaque fois qu’ils se touchaient. Et même maintenant ilmettait un point d’honneur à ne jamais initier le moindre contact physique. Tout à l’heure était uneexception – et encore. Depuis plusieurs semaines c’était toujours elle qui commençait.

Alice essayait de le provoquer. Jamais elle ne s’en serait crue capable avant ça… Elle l’aguichaitouvertement, guidait ses mains sous ses vêtements. Il répondait bien sûr, mais jamais comme ellevoulait. Jamais comme avant.

Avant Thomas la faisait rouler sous les draps, joueur. Il mordillait pour faire des marques, rienque pour l’embêter. Il dessinait sur sa peau avec sa langue. À présent il était sage, trop sage. Çan’était pas comme s’il avait peur de lui faire mal, on aurait plutôt dit qu’il se refusait le droit deprendre des initiatives. La première fois après l’overdose, quand elle avait enfin réussi à l’entraînerdans son lit, Alice avait pris ça pour un besoin de câlins parce qu’il ne se sentait pas bien. Elle avaitpercuté plus tard, notamment à la façon dont il éludait le sujet quand elle essayait de lui en parler. Ill’embrassait, la caressait, la touchait doucement, tout doucement, trop doucement.

C’était comme ces silences qui s’allongeaient entre eux. Ils avaient toujours eu des momentspassés à communiquer par clignements de paupières, mais c’était des silences bavards et tendres.Celui qui baignait la pièce en cet instant était abominablement vide. Alice avait envie de l’embêter,de le chatouiller, de le taquiner pour qu’il réponde et joue avec elle. Elle savait que ça ne marcheraitpas. C’était évident comme un panneau à néons clignotants au-dessus de sa tête. Elle se disait que çapasserait avec le temps, qu’il irait mieux et que, petit à petit, tout redeviendrait normal…

Elle avait tort. Elle savait qu’elle avait tort. Il l’avait frappée, et quoiqu’il arrive, leur relationétait morte ce jour-là.

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Chapitre 17

Dominic s’en alla fin mars. Mam était montée s’installer dans son appartement afin de pouvoiraller tous les jours à son chevet. Elle était auprès de lui lorsque son cœur s’arrêta, et assura sespetits-fils que leur père était parti en paix.

— Ça n’était pas un bon père, dit Thomas le jour de l’enterrement. Il l’a été pendant huit ans, alorson ne peut pas dire qu’il n’y avait pas de bon en lui. Et je sais – nous savons qu’il nous a aimés. À safaçon sur la fin. Mais il reste notre père. Moi, en tout cas, je l’ai aimé. À ma façon. À l’arrache, à larage, enfin, vous me connaissez…

Il y eut quelques gloussements nerveux dans la foule de ses amis. Il se tut une seconde pour sefrotter les yeux avant de conclure.

— J’espère que tu m’entends… Je t’ai aimé, Papa. Maintenant j’espère qu’au moins tu l’asrejointe, la femme de ta vie, depuis le temps qu’elle te manque. Travel well…

Derek, un peu secoué, pleura quand on porta son père en terre. Thomas prit la place de Mam, quil’avait jusqu’ici tenu par la main, et le serra dans ses bras sans rien dire. Lui n’avait pas de larmes àverser pour Dominic. Juste quelques regrets amers.

Le soir-même, il annonça à Arthur qu’il allait passer la nuit dans son propre appartement.Considérant combien le moment était mal choisi pour prendre un risque pareil, ce dernier s’y opposafermement jusqu’à ce qu’Alice décide de l’accompagner et de rester passer la nuit. Sur le moment, lascène trouvait un écho familier dans leur première rencontre, quelques mois plus tôt… Un échorassurant. Si rassurant qu’Arthur capitula.

— Ça ira, promit Samia, qui était restée un peu après le départ de Thomas et Alice.Arthur ne répondit rien et la regarda diriger les roues de son fauteuil vers l’ascenseur. Au moment

où elle tendait la main pour appuyer sur le bouton d’appel, il lâcha :— Reste.Elle tourna la tête et croisa son regard.— Non, Arthur…— Pourquoi… ?— Tu sais pourquoi, on en a déjà parlé.Les portes de l’ascenseur s’ouvrirent et elle s’en alla sans rien ajouter, le laissant derrière elle

avec le cœur brisé. Thomas fut surpris de trouver son appartement rangé et nettoyé. Son moment de démence restait

flou dans sa mémoire, mais il lui semblait l’avoir laissé dans un état proche de l’Ohio en partant…— Derek est passé avec Arthur, je crois, dit Alice.— Ils auraient pas dû…Il ne la regardait pas et ça faisait se serrer son cœur dans sa poitrine. Ça lui faisait peur, aussi.

D’habitude, au moins il la regardait.— Pourquoi t’as voulu revenir ? lança-t-elle, pour combler le silence.Il haussa les épaules.— J’sais pas. Que Papa soit parti, ça m’a rappelé que j’étais grand et indépendant.

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Dépendant.— Tu veux qu’on regarde un film ?Il s’était tourné vers elle pour poser sa question. Rien ne sonnait juste… Elle le regarda un moment

et nota que le haut de ses cheveux, au niveau des racines, redevenait brun. Elle hocha la tête.Ils s’assirent l’un à côté de l’autre sur le canapé mais elle ne se blottit pas contre lui, il ne lui prit

pas la main, elle ne joua pas avec ses cheveux, il n’entrelaça pas leurs doigts. Il faisait toujours sifroid dans cet appartement ?

Alice craqua à la moitié du film et se redressa.— Thomas ?— Hum ?Il avait levé les yeux de l’écran mais ne semblait pas totalement avec elle. Elle soupira.— Thomas, je crois que… je crois qu’il faut qu’on parle.Cette fois il mit le film sur pause et s’assit en tailleur, dos à l’accoudoir. Le fait qu’il ait l’air plus

résigné que surpris fit grimper de plusieurs crans l’angoisse d’Alice. Au bout d’un moment, commeelle ne disait rien, il souffla :

— Vas-y, parle, je t’écoute.Elle voulut lui crier dessus, lui dire que c’était à lui de parler, mais elle n’en avait pas la force.

Alors elle rassembla son courage et demanda :— Comment tu vas ?Tiens, c’était pourtant pas la question qu’elle avait prévu de poser… Putain ça se passait vraiment

n’importe comment, cette soirée… Et ça continuait, d’ailleurs, parce que Thomas souriait timidementmaintenant.

— Je peux te montrer un truc ?Elle hocha la tête. Il se leva et alla fouiller dans la poche intérieure de sa veste avant de revenir

s’asseoir sur le canapé, une feuille entre les mains. Elle était pliée en deux mais il avait dû la déplieret la replier des millions de fois à en juger par l’état du papier. Il la donna à Alice, qui la prit avec unregard dubitatif.

— J’ai… J’ai écrit… À la boîte de production pour laquelle travaillait ma mère. ‘Fin, sonorchestre, tu vois ?

Elle n’était pas sûre de bien voir alors elle lut la réponse qu’il avait reçue. Elle mit un moment àpercuter.

— Tu leur as envoyé un enregistrement ?— Oui.— Et ils aiment bien ?— Oui. Ils veulent me voir, ajouta-t-il en se penchant pour poser le doigt sur le papier. Regarde,

c’est écrit là…— C’est écrit qu’ils t’invitent à venir aux prochaines auditions pour le recrutement de leurs

orchestres…— Et ils disent aussi « à cette occasion, nous serions heureux de vous rencontrer et de discuter

plus précisément avec vous de votre démarche artistique ». Tu vois ?Elle voyait. Enfin, pas totalement.— Thomas, je croyais que tu… J’crois que j’ai loupé des épisodes côté musique.— Je mettais des trucs par écrit depuis quelque temps, tu t’en souviens ?

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Les pages arrachées et déchirées du carnet Moleskine voletaient dans sa mémoire. Elle hocha latête.

— J’en ai enregistré une ou deux, a capella et avec de la musique derrière. Et je comptais lemontrer à personne, mais je suis allé ranger à la maison avec Mam et Derek, quand papa est mort, etje suis tombé sur leur adresse mail dans les papiers de maman.

Il n’avait pas réfléchi. Il s’était retrouvé en pleine nuit sur l’ordinateur d’Arthur, à essayer de fairetenir des pièces jointes lourdes en format mp3 dans un mail pour des gens dont il ne savait rien. Ilavait cliqué sur « envoyer » avant de commencer à avoir des doutes, mais le mal était fait et il n’avaitplus grand-chose à perdre. La réponse l’avait tellement surpris qu’il l’avait imprimée – le fait del’avoir entre les mains la rendait plus réelle. Il avait bien dû la relire cinquante fois au cours desderniers jours, dans les transports, dans des moments d’ennui ou d’insomnie – ce qui revenait souventau même – ou juste quand il avait droit à trois minutes de solitude. Il ne comprenait pas qu’on puissecroire en lui, même un tout petit peu. Mais parfois il avait foutrement l’impression que la vie luisouriait, juste un quart de seconde… Alors pour une fois, il avait pris la bonne décision. La vie luisouriait, il allait sourire à la vie.

Il sourit à Alice. Elle lui rendit son sourire. C’était le premier moment vrai qu’ils partageaient

depuis qu’il l’avait frappée. Il tendit la main et caressa sa joue. Laissant glisser son pouce contrel’œil qu’il avait poché.

— J’suis désolé, souffla-t-il, et il retira sa main avant qu’elle ait eu le temps de la rattraper.— Ne le sois pas…— Comment je pourrais ne pas l’être ?Elle n’avait pas de réponse à cette question, mais elle riva ses yeux aux siens. Terrifiée à l’idée

que ce soit la dernière fois qu’il s’autorisait à croiser son regard. Il ne chercha pas à la fuir. Il nevoulait plus fuir.

— J’t’aime bien, dit-il.— Moi aussi je t’aime bien.— C’est pour ça… C’est pour ça qu’on doit se dire au revoir, p’tite Alice.Son cœur s’arrêta. Même pas une seconde, mais il s’arrêta. Elle se sentit secouer la tête, elle sentit

ses lèvres bouger.— Non…— Faut que tu m’écoutes… Faut que tu m’écoutes jusqu’au bout, après tu diras non si tu veux, tu

dirais ce que tu voudras… Tu m’écoutes ?Une voix dans sa poitrine hurlait « non ! Non ! NON ! ». Elle répondit :— Oui.Tout bas. Il l’entendit quand même. Elle le laissa parler, mais il pouvait presque entendre son

cœur battre et il voyait son tee-shirt trembler à chaque pulsation. Plaisir coupable et douloureux desavoir que c’était lui qui faisait battre son cœur si fort.

— Petite Alice… Je savais que j’allais t’esquinter. Je le savais parce que je… Parce que je savaisque j’allais te laisser venir trop près de moi. Beaucoup trop près. Plus près que Derek, et même plusprès qu’Arthur et Sam – plus près que personne ne s’était jamais approché de moi. Ta mère t’ajamais dit de pas t’approcher des catastrophes climatiques ? Je suis une tornade, Alice. Un pas deplus et je t’emporte.

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Chiche !— Et j’veux pas… J’vais tout foutre en l’air, c’est ce que je fais toujours, alors tu vas t’éloigner de

moi avant que ça soit foutu…— Tu vas mieux…— Pas encore. J’essaie. Tu sais, j’ai compris des choses. De plus en plus de choses. Et j’en ai

compris une, surtout, la plus importante… C’est que je peux pas aller mieux pour les autres. C’est ceque j’ai toujours fait jusque-là. J’ai jamais rien fait pour moi. Je me suis retenu de tomber tout aufond du trou pour Derek, et Arthur, Sam, Papa, Mam, toutes les personnes pour qui je compte. Et j’aicommencé à m’en sortir pour toi. Tu sais avant ce jour-là… Entre le jour où t’as accepté de sortiravec moi et le jour… Celui où je t’ai… esquintée… Bref, entre ces deux jours-là, je me suis pasdrogué une seule fois. Soixante et onze jours. Deux mois, une semaine et six jours.

— T’as compté.— Je compte toujours. Deux mois, une semaine et six jours. Tu sais pourquoi ?Je veux pas savoir.— Pourquoi ?— Pour toi, souffla-t-il, yeux bleu nuit plongés dans les siens, azur. Juste pour toi. La… la

cigarette que je fume pas, c’est pour toi. La déprime qui prend pas, c’est parce que tu me fais penserà des trucs positifs. Les chansons que j’écris c’est parce que tu m’as dit de le faire, dans le carnet quetu m’as offert, et que je te crois. C’est pour toi. Tout est pour toi…

— Pourquoi ?— Parce que. Et tu viendras pas plus près.— Pourquoi ?— Parce que je peux pas vraiment guérir comme ça. C’est comme si tu… Tu vois, t’annules les

conséquences mais tu règles pas la cause. Et la cause c’est moi. Et c’est ma guerre, je dois la fairetout seul. Parce que si t’es là… Si t’es là alors ce sera toujours pour toi. Moi je serai toujours rien.J’irai mieux pour toi, j’écrirai des chansons pour toi, peut-être même que je deviendrai une super starpour toi. C’est ça mon problème. J’arrive pas à faire les choses tout seul, juste parce que je le veux,parce que ça me rend heureux. J’ai besoin de gens qui se reconnaissent dans ce que je fais. Et là j’aibesoin de savoir, tu comprends ? J’ai besoin de savoir si je peux faire quelque chose dans lequel jeme reconnaisse.

— Pourquoi ? répéta Alice.Elle trouvait ça bancal mais c’était peut-être – sûrement – juste parce qu’elle ne voulait pas être

d’accord avec lui. Surtout pas. Il soupira. Elle allait le lui faire dire, finalement.— Parce que, dit-il en s’obligeant à continuer à la regarder dans les yeux, tu le mérites.Il rit nerveusement.— Tu vois, finalement c’est encore pour toi, y a rien à faire, j’suis buté. Mais tu vois j’vais

continuer à avoir l’impression que je te prive de quelque chose, que je… que j’te mérite pas. Parceque je suis pitoyable à pas pouvoir vivre tout seul, par moi-même comme ça. C’est pitoyable.J’essaie de faire croire à tout le monde que je suis indépendant en ayant un boulot, en m’occupant demon petit frère et en déménageant tout seul. Mais en fait je suis putain de dépendant, de tout et de toutle monde, je l’ai toujours été. Et je veux plus l’être. J’en ai marre de me rouler là-dedans, j’en aimarre d’être ça… Je…

Il s’interrompit parce qu’il avait soudain la gorge serrée et la vue trouble. Il se cramponna à son

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regard pour terminer mais sa voix le trahissait déjà, se brisait comme les vagues de l’océan se brisentcontre les récifs.

— Je veux plus être pitoyable, je veux plus penser ça de moi, Alice, je veux plus… Et toi tu peuxpas rester avec moi parce que j’ai besoin d’être seul pour arrêter d’être pitoyable… Pour mériter toutça… Tout ce… bonheur, merde, tout ce putain de bonheur que t’as amené en te pointant comme çadans ma vie – et qu’est-ce que tu faisais là, en plus, bordel ? Comment t’es arrivée là ?

Elle ouvrit la bouche pour répondre. Le goût salé des larmes tomba en gouttes chaudes sur salangue et Thomas profita de sa surprise pour enchaîner :

— J’arrêtais pas de me dire que j’étais pas assez bien pour toi mais tu sais quoi ? Je peux êtreassez bien pour toi. Je suis sûr que je peux. En tout cas je vais essayer, oh bordel je te jure que jevais essayer ! Mais je dois surtout pas me dire que tu vas m’attendre, que tu seras au bout du cheminsinon ce sera encore de la putain de dépendance. Alors faut qu’on se dise au revoir, petite Alice, etensuite faut que tu sortes de ma vie, que tu t’en ailles loin vivre la tienne. Si j’ai de la chance, si j’aiune putain de veine de pendu, je te reverrai. Et si je te revois je te jure que je te courrai après commeaucun mec a jamais couru après une fille, OK ? ajouta-t-il, la férocité dans sa voix surpassant lessanglots qui la brisaient depuis quelques minutes.

Elle rit à travers ses larmes. Il était beau comme ça, tout cassé, étourdi comme un chien qui vientde tomber dans la rivière, mais qui s’ébroue déjà et cherche des yeux celui qui l’a poussé pour lemordre. Elle tendit la main pour toucher sa joue, et la trouva piquante sous sa paume.

— Je t’aime, chuchota-t-elle dans un sanglot.— Je sais.— Je sais.C’était une bonne façon de terminer la conversation. — Et sinon, toi et Sam, ça avance ?Arthur ne songea même pas à nier, il se contenta de soupirer en regardant pas la fenêtre. Ils avaient

pris le bus sur ce coup-là. Une lubie de Thomas contre laquelle son ami n’avait pas eu l’idée deprotester. Ces temps-ci il n’avait pas grand-chose à lui refuser.

Ils avaient fait le début du trajet sans se parler. Thomas griffonnait délicatement sur les pagesrafistolées de son carnet de cuir. Alice le lui avait glissé dans les mains, en même temps qu’undernier baiser sur les lèvres avant de sortir, à sa demande, de son appartement et de sa vie. Il n’avaitmême pas eu le temps de lui dire merci. Derek lui avait avoué plus tard que c’était lui qui avaitsoigneusement rassemblé les morceaux et qu’elle les avait pris sans lui dire qu’elle avait prévu deles recoller. Ça avait dû lui prendre un temps fou… Ça lui avait serré le cœur encore plus. Il avaitpleuré un moment tout seul, dans son oreiller, après son départ. Ensuite, il avait envoyé un texto àDerek pour lui dire de venir avec Arthur parce qu’il ne pouvait pas rester tout seul. Au bout de deuxjours il pouvait de nouveau toucher le carnet, l’ouvrir et en parcourir les pages sans fondre en larmes.Il avait failli coller la photo qu’il avait prise d’Alice sur la couverture intérieure, puis il s’était ditque ça allait à l’encontre de sa décision d’aller mieux pour lui-même plutôt que pour elle. Du coup ilavait imprimé toutes les photos qu’il avait d’elle et les avait rangées dans une boîte, sur une étagère.Avec celles qu’il avait pu sauver des murs de sa chambre.

Depuis, il trimballait le carnet partout avec lui. Il avait recommencé à zéro son décompte, enpremière page, écrit la suite de ses chansons, composé de nouveaux morceaux. Parfois il se

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surprenait à remplir les marges de petits dessins informes et de citations qu’il trouvait un peu partoutet qu’il aimait bien. Ça lui occupait les mains, certains soirs, quand ça n’allait pas. Il devait tenirbon.

Dans le bus qui les emmenait vers une épreuve qu’il avait choisi de s’imposer, une dernière avantde quitter Londres pour quelque temps, il s’était plongé dans sa musique pour ne pas y penser et nepas être tenté de faire demi-tour. Puis il avait rompu le silence. Et comme Arthur ne disait toujoursrien, il décida de ne pas le pousser. Quelqu’un lui avait appris ça…

— Je sais pas pourquoi c’est tellement la merde, lâcha finalement Arthur, toujours sans leregarder. C’est pourtant pas compliqué, j’veux dire… Pourquoi elle me dit pas juste non ?

— Elle t’a pas dit non ?— Si, mais pas ce genre de non…Il se tut un moment, et Thomas crut qu’ils allaient en rester là. Finalement, alors qu’il allait

replonger le nez dans son carnet, Arthur se tourna vers lui.— La première fois que j’ai vraiment essayé, elle m’a pratiquement ri au nez. La deuxième fois,

elle m’a dit d’arrêter de blaguer. La troisième, elle s’est mise en rogne comme si je l’avais insultée,et quand j’ai enfin réussi à la faire s’expliquer tu sais ce qu’elle a dit ?

Réflexion faite, Tom n’était plus si certain de vouloir le savoir. En ami digne de ce nom – une foisn’est pas coutume –, il secoua négativement la tête. Vit la détermination d’Arthur s’écrouler commeles tours jumelles à la télé en 2001.

— Elle a demandé ce que j’attendais d’une fille qui peut même pas se lever.Ça le surprenait à peine, il connaissait Samia. Il savait que si tout avait été normal, elle serait

sortie avec Arthur. Ou leur aurait donné une chance, en tout cas. Ce refus qui foutait à mal leur amitié,il avait compris presque tout de suite d’où il venait…

— Et t’as essayé de lui faire comprendre que ça n’avait pas d’importance ? demanda-t-ilprudemment.

— Oui, souffla Arthur d’une voix brisée. J’ai essayé. Je lui ai dit que je l’aimais bien, elle, Sam,comme ça, et que son fauteuil je le voyais même pas, que je voyais qu’elle.

— Et… ?— C’est devenu horrible… Elle a pleuré… Elle a dit des choses horribles… À la fin elle a

demandé comment j’espérais coucher avec elle… Si je comptais la porter dans mon lit… J’te jure,c’était trop con, parce que le pire c’est que… Je la porterais où elle voudrait, tu sais ? Je la portaisbien à Noël, pour monter sur le toit. Je m’y vois… Le soir je la prendrais dans mes bras pour lasortir du fauteuil et je la porterais dans son lit. Ou dans le mien, ou dans le nôtre, rien à foutre. Rien àfoutre du fauteuil, ajouta-t-il dans un murmure un peu rageur.

— Ça fait Coup de foudre à Notting Hill, ton fantasme…Ils s’esclaffèrent nerveusement. Se levèrent précipitamment pour ne pas manquer leur arrêt et se

retrouvèrent à marcher côte à côte dans la rue, sans bruit, cols relevés à cause du vent, mains au fonddes poches. Thomas ralentit le pas et Arthur l’imita. La grille se profilait un peu plus loin, à peu prèsau milieu du mur qu’ils longeaient de plus en plus lentement.

— Tu sais, dit Thomas en s’efforçant d’ignorer son ventre qui se tordait douloureusement, tu auraisdû lui dire tout ça.

— Pourquoi faire ?— C’est ça l’amour, mon vieux. Crier des conneries et courir après les bus.

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— Et chanter des chansons.— Et chanter des putains de chansons.Thomas et Arthur s’arrêtèrent devant la grille du cimetière et regardèrent les tombes à travers les

barreaux. Le géant posa une main sur l’épaule de son musicien d’ami.— Tu veux que je vienne ou je t’attends là ?Thomas ne répondit pas, il avait la gorge nouée. Une main sur la sangle de sa guitare, en travers de

son torse, il prit une profonde inspiration et poussa la grille. Elle s’ouvrit en grinçant. Il entra dans lecimetière.

N’étant jamais venu il ne savait pas bien où aller, alors il erra un moment sans but entre les tombesdont il n’osait pas lire les épitaphes. Finalement, une pierre tombale moins vieille que les autres,avec juste deux bouquets de fleurs, attira son regard. L’un des bouquets devait être là depuislongtemps, il était complètement fané. L’autre était bien abîmé aussi.

— J’suis désolé, je t’ai pas pris de fleurs, lança-t-il à l’adresse du nom gravé dans le marbre.Ensuite il rit tout bas parce que ça aurait fait rire Michael. Tendit la main et la posa sur la pierre. Il

fut surpris qu’elle ne soit pas plus lisse sous ses doigts.— Pardon de ne pas être venu plus tôt. Une fille a mis la pagaille dans ma vie. J’ai déménagé, mon

père est mort, j’ai eu un accident de moto, j’ai fait une overdose et des producteurs veulent merencontrer. Bref, c’était la foire, mais je suis là, tu vois ?

Y avait sûrement un souci d’ordre chronologique, à bien y réfléchir, mais il décida que ça n’avaitpas d’importance – Michael ne lui en aurait pas voulu. Il se rapprocha un peu de la tombe, jusqu’àsentir la pierre au bout de ses chaussures. Il ne savait plus trop quoi dire. Ça lui arrivait souvent avecMichael, de ne pas savoir quoi dire. Il le serrait dans ses bras, parfois, pour combler les blancs. Pastrop et seulement quand ils étaient seuls, mais ça l’aidait à se sentir moins coupable, même en sachantqu’il n’avait rien à se reprocher.

— Je te serrerais bien dans mes bras, là, tu vois, souffla Thomas d’une petite voix.Michael s’approcha les mains dans les poches, cure-dents au coin du sourire, cheveux blonds en

vrac, chemise à carreaux déchirée aux coudes, jean délavé. Il s’arrêta devant Thomas, puis fit deuxpas et le serra dans ses bras. Il lui rendit son étreinte en laissant couler ses larmes – et en leurpromettant à tous les deux que c’était les dernières.

— J’aurais dû être là, se lamenta Thomas.Michael ne répondit rien, ne bougea pas, ne respira pas.— J’aurais dû être là, et j’aurais dû répondre au téléphone, et j’aurais dû mieux m’occuper de

toi…Silence. Il reniflait mais ça ne s’entendait pas à cause du vent.— Je t’aimais bien. Pas assez, pas comme tu voulais, mais je t’aimais vraiment bien Michael, et tu

me manques, putain, tu sais pas ce que tu me manques !Silence encore. Thomas se détacha de l’étreinte de son ami disparu. Ce dernier le regarda faire

trois pas en arrière en laissant simplement retomber les bras le long de son corps. Son sourire étaittoujours là, et il n’y avait rien d’autre que de l’amour dans son regard. Thomas dégaina sa guitare– Michael disait toujours ça, ça les faisait rire.

— Tu sais, je sais que c’était pas vraiment ma faute. Pas la tienne non plus, je t’en veux pas. Enfait c’est con à dire mais c’est la faute à personne. Faut juste que j’accepte que parfois c’est juste…la fatalité. Une putain de fatalité. Et faut que je te dise au revoir, un bon vieil au revoir comme

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t’aurais aimé que j’en fasse un à ton enterrement plutôt que d’aller m’exploser la gueule surl’autoroute. Tu veux l’entendre ?

La silhouette trouble hocha la tête et s’assit sur sa propre tombe. Thomas lui sourit, s’excusamentalement auprès des morts à portée d’oreille, dont il allait troubler le repos le temps d’unechanson, et plaqua ses accords.

Les premières gouttes de pluie tombèrent au moment où la grille du cimetière se refermait sur sestalons sans grincer.

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Chapitre 18

Trois jours plus tard, Thomas et Derek erraient dans la gare de King’s Cross, sous le panneaud’affichage. Leur train partait à 9 h 57. C’était Derek qui avait les billets. Une casquette enfoncée surla tête, le petit garçon pas si petit que ça marchait devant, une main agrippée à la sangle de son sac àdos, l’autre à leurs papiers. Thomas suivait avec sa guitare et le plus énorme sac de sport qu’il aittrouvé.

Ils déménageaient chez Mam. La décision avait été prise peu de temps avant la mort de Dominic,un soir où les deux frères dînaient avec elle. C’était Derek qui avait suggéré ça. Avec l’aide de sagrand-mère, puis d’Arthur une fois que ce dernier avait été mis au courant, ils avaient convaincuThomas. C’était une bonne idée. Il profiterait de l’air de la campagne, il ferait de la musique,cuisinerait avec sa grand-mère, et y avait des chances qu’elle le fasse jardiner et bricoler, tantqu’elle avait de la main-d’œuvre sous la main. Derek finirait l’année scolaire à l’école du villagevoisin, et pour la suite on verrait. Il ne savait pas combien de temps il aurait besoin de rester, et sonpetit frère refusait catégoriquement qu’ils se séparent, même provisoirement.

Derek le tira de ses pensées en attrapant son poignet.— J’ai trouvé le train, tu viens ?— Ouais, j’arrive.Le train était à quai et partait dans dix minutes. Derek se mit à courir devant. Thomas crut un

instant qu’il cherchait leur wagon, puis il nota la silhouette gigantesque qui émergeait de la foule,flanquée de pas mal de visages connus.

— Qu’est-ce que vous foutez tous là ? grommela-t-il en arrivant à la hauteur d’Arthur. Je vousavais dit de pas venir.

— Et on a toujours fait tes quatre volontés, c’est bien connu, répliqua ce dernier en lui prenant sonsac. Je vais trouver de la place pour vos bagages, je reviens.

Thomas le laissa faire, non sans grommeler. Derek, lui, s’était jeté dès le début dans les bras deSamia. Le musicien laissa tout le monde lui taper dans le dos ou sur les épaules, sans rien dire parcequ’il n’était pas sûr de sa voix.

— On s’occupera de finir de vider ton appartement, dit Damien.— Ouais, il va me manquer d’ailleurs, je… je m’y étais attaché.— T’inquiète, lança Arthur en redescendant du wagon pour le prendre par les épaules. Tu le

reprendras quand tu reviendras.— Même pas, quand il reviendra il sera riche et célèbre, il pourra s’offrir un loft ou un hôtel

particulier entier pour lui tout seul !Ils déconnèrent encore un peu cinq minutes, puis ce fut l’heure de monter dans le train. Les deux

frères n’allèrent pas s’asseoir tout de suite, ils se penchèrent par la fenêtre ouverte pour regarderleurs copains rétrécir sur le quai, puis disparaître. Thomas s’aperçut qu’Arthur lui manquait et faillitl’appeler. Il battait des records de sensibilité en ce moment. Derek, assis en face de lui, poussa sonpied avec le sien pour attirer son attention.

— Eh, ça va ?— Ouais, répondit Thomas. Ça va.

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Au cours des trois mois suivant sa rupture avec Thomas, Alice se plongea dans le travail scolaire.

Il lui avait annoncé lui-même qu’il quittait Londres, par texto, et elle ne savait pas si c’était unebonne ou une mauvaise nouvelle. Le savoir loin lui brisait le cœur, par moments, mais d’un autrecôté, tourner la page en était un tout petit peu plus facile.

Par bonheur, ses parents l’avaient laissée tranquille. Ils avaient pris l’habitude de croiser Thomaschez eux de temps à autre, elle l’avait même trouvé dans son salon en train de jouer aux échecs avecsa mère, une fois. Alors ils avaient bien remarqué qu’il avait disparu du paysage, mais leur réactions’était limitée à un : « Et Thomas, tu ne le vois plus ? » lancé par-dessus la table du déjeuner, undimanche. Le haussement d’épaules d’Alice avait dû être plus équivoque que prévu car ils n’avaientpas remis le sujet sur le tapis depuis.

En juillet, ses A-level étaient derrière elle. Les résultats tombaient en août, en attendant elle renouaavec Lily et Samia. Elle avait peu vu la bande depuis le départ de Thomas, non seulement parce qu’illui manquait et que leur présence n’arrangeait rien, mais aussi à cause des examens. Sam en avait finiavec les siens, et à présent presque tout le monde était en vacances. Lily la débriefa sur ce qu’elleavait manqué autour d’un frappucino, à la terrasse d’un Starbucks, un soir.

— Benjamin a suivi sa copine en Europe de l’Est, on a pris des paris sur la durée de l’histoire etaucun pronostic ne va plus loin que les vacances d’été. David travaille comme un taré pour monter engrade, du coup on l’a pas beaucoup vu ces derniers temps mais il se marie avec son copain auprintemps prochain et tout le monde est invité. Toi aussi au fait, j’ai failli oublier, ajouta-t-elle engloussant, et en sortant une petite enveloppe carrée de son sac.

Alice connaissait à peine David et l’invitation la surprit autant qu’elle la toucha.— C’est gentil à luie ?, mais je doute de pouvoir venir.— Ah bon, pourquoi ? T’as déjà des plans ?— Non, mais un billet d’avion aller-retour depuis New York, ça fait cher le mariage…Lily en avala de travers.— Attends, stop, attends, de quoi ?Alice sourit, fière de son petit effet.— Si j’ai des notes suffisantes à mes A-level, je vais à la fac à New York. Je suis acceptée sous

conditions…Lily bondit aussitôt sur ses pieds et la serra de toutes ses forces dans ses petits bras.— Ah ! Mais Alice c’est trop génial comment ça se fait que tu nous l’as pas dit c’est énorme je

suis trop contente pour toi bravo je savais que tu y arriverais t’es la meilleure… !— Merci, t’es gentille, tu fais peur aux gens par contre…La jeune femme consentit à la lâcher avec un petit rire hystérique, et finit même par se rasseoir

quand elle n’eut plus la force de sautiller sur place.— Mais tu vas faire quoi, là-bas ?— De l’art visuel.À vrai dire, elle n’y aurait jamais pensé d’elle-même. Mais juste avant de quitter le Royaume-Uni,

Phil lui avait posté, en toute innocence, un dossier d’admission pour une fac où il prenait un posted’enseignant à la rentrée. Un simple post-it l’accompagnait. « Je serais ravi de vous compter aunombre de mes élèves. » Si ses résultats aux examens étaient bons – et elle savait qu’ils le seraient –elle serait dans son cours à la rentrée. Et en même temps ça voulait dire partir très loin, seule, pour la

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première fois de sa vie, et bon… Ça faisait un peu peur. Un peu.— Tu pars quand ? demanda Lily, fort à propos.— Fin août. Mes parents m’accompagnent pour m’installer, ma sœur a fait un scandale et menacé

de se suicider si on allait tous à New York sans elle alors elle vient aussi, mais elle rentrera plus tôtpour ne pas louper la rentrée. Eux ils restent un mois avec moi, pour être tranquilles.

— Ça doit te rassurer un peu aussi, non ?— Ouais, bien vu, sourit Alice.Lily prit une gorgée de sa boisson froide, fit semblant de regarder un chien qui passait sur le

trottoir d’en face, puis lâcha :— Et tu te sens comment par rapport au fait d’aller dans un autre pays, trop loin pour avoir une

chance de croiser Thomas dans la rue ?Alice grimaça. Sous ses airs de hippie hystérique, Lily était souvent plus perspicace que son

apparence le laissait croire. Elle soupira.— J’sais pas. Il faut bien tourner la page, de toute façon. Je vais pas rester à Londres indéfiniment

en espérant le revoir. Au pire vous lui direz où je suis, il connaît mes parents. S’il veut vraiment metrouver, il saura où chercher.

— Oui mais, et toi ? Tu n’as jamais pensé à aller le voir, chez sa grand-mère ? Ou même àl’appeler ?

— Si.— Et ?Alice haussa les épaules, et ravala ses larmes en regardant le ciel.— Quel bien ça ferait, Lily, tu peux me le dire ? Si Alice devait choisir un seul regret concernant son départ à l’étranger, ce serait de ne pas être

tenue au courant de l’évolution de la relation entre Samia et Arthur. Personne n’avait osé parier sureux, mais ça n’empêchait pas les discussions. La jeune fille se disait qu’il n’y avait que deux issuespossibles à cette situation : ou bien leur amitié allait se briser, ou bien Sam finirait par céder et ceserait le début d’une belle histoire, parce qu’Arthur semblait prêt à se lancer là-dedans pourlongtemps. À lui, elle n’avait pas osé en parler. C’était idiot mais elle s’était toujours dit que lesmecs étaient mieux placés pour parler aux mecs, et les filles aux filles. D’autant plus qu’elle n’étaitpas si proche de lui que ça. En revanche, une fois, elle osa demander à Samia :

— Mais Arthur, tu l’aimes bien, ou… ?Avant même qu’elle n’ait fini sa question, l’Indienne poussa un grognement exaspéré. Elles

prenaient le soleil sur la terrasse de Lily, en écoutant la radio.— Pitié, me dis pas que tu vas t’y mettre, soupira Sam en soulevant ses lunettes de soleil.— C’est juste une question, souffla timidement Alice. Je voudrais comprendre, c’est tout.— Y a rien à comprendre. Et quand bien même, ça ne vous regarde pas. Aucun d’entre vous.Alice n’avait pas osé insister. C’était la première fois qu’elle voyait Samia perdre son calme pour

une simple question, et quelque part ça la confortait dans l’idée qu’elle n’était pas en paix avec elle-même, par rapport à Arthur.

Ses prières avaient probablement été entendues, car les choses évoluèrent courant août. Les

résultats des A-level étaient tombés, ses notes étaient excellentes, son départ confirmé. Lily avait

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sauté sur l’occasion pour organiser une énième bringue dans son appartement, et la terrasse de cedernier se changea une fois de plus en scène de théâtre pour comédie dramatique. Sortie y chercherde l’air et des bières fraîches, Alice tomba en pleine dispute et se cacha dans l’ombre.

— Tu me rends cinglé ! criait Arthur. Merde, Sam, tu me rends complètement cinglé et si jepouvais penser à autre chose je te jure que le ferais mais j’y arrive pas ! Tu vas continuer à te rendremalheureuse encore longtemps, comme ça ? Non mais pourquoi j’aime que des gens adeptes del’autoflagellation, tu peux me le dire ?

— Autoflagellation ? Celle-là, c’est la meilleure… Et qui c’est qui se pose en victime chaque foisqu’un de ses amis a un problème, c’est moi peut-être ?

— Stop ! Arrête avec ça, ça n’a aucun rapport ! Je suis pas parfait, j’ai jamais prétendu que jel’étais, et je sais que je prends les problèmes des autres trop à cœur, OK ? Mais là c’est pas laquestion.

— Écoute, soupira l’Indienne en se passant une main sur les yeux. On a déjà eu cette conversationvingt-cinq fois, est-ce qu’il faut vraiment que je te répète ce que j’ai déjà dit ?

Arthur s’agenouilla pour être à sa hauteur, mit les deux mains sur les accoudoirs du fauteuil etrépondit :

— Non. J’ai bien compris ce que tu en penses. Ce qui me rend malade c’est qu’en raisonnantcomme ça tu vas rester seule toute ta vie. Qu’est-ce que tu essaies de faire, Samia ? On dirait que tuveux te racheter pour quelque chose, mais tu n’as rien fait de mal, tu le sais, ça ? Tu n’as rien fait demal, répéta-t-il, en s’apercevant que cette phrase changeait quelque chose dans le regard del’Indienne.

— Non, admit tout bas cette dernière. Mais je… J’aurais pu faire les choses mieux… Je… j’distoujours que je me suis sortie de cette chute et que c’est mieux que rien, mais je… j’ai foutu ma vieen l’air, ce jour-là, Arthur. Et le pire c’est qu’à l’époque je ne voyais pas d’autre échappatoire. Maismaintenant… J’en vois partout… Je vois tout ce que j’aurais pu faire pour… pour éviter… ça…

La voyant baisser la tête, Alice se demanda si elle était en train de pleurer. Elle était presquerecroquevillée, elle tenait ses mains sur ses genoux. Arthur la prit par le menton pour lui faire releverla tête, hésita, puis l’embrassa. Alice arrêta de respirer, guettant la réaction de Sam, croisant lesdoigts et les orteils pour qu’elle ne le repousse pas, pour que ça marche… Quand elle la vit mettreles bras autour de son cou, elle soupira de soulagement. C’était comme si elle avait regardé une trèsbelle statuette de verre se balancer sur le bord d’une étagère, et qu’elle venait de retomber sur sonsocle, du bon côté. Tout irait bien, à présent.

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Épilogue

Sept mois plus tard — Et bah tu parles d’un souk ! s’exclama Lisa.C’était pas peu dire : la pelouse du campus était semée de canettes, de bouteilles vides et de

mégots. Alice se pencha pour ramasser un zippo, près de sa chaussure droite. Une flamme en jaillitquand elle l’actionna.

— Cool.Lisa n’arrivait pas à détacher son regard du chantier qui s’étendait devant elles. Son amie la

poussa du coude.— C’est pas comme si c’était si surprenant, vu le bruit qu’ils ont fait cette nuit. Ça dégénère

toujours quand y a un concert, de toute façon…Lisa et Alice partageaient la même chambre universitaire. À la rentrée de septembre, Alice n’était

à New York que depuis quelques jours. À son arrivée, elle avait rencontré Lisa, qui connaissaitmieux le coin qu’elle, même si elle était de Chicago. C’était presque naturellement qu’elles étaientdevenues amies.

— Les fiiiiiiiiiilles !Il y eut un choc sourd et Tempérance – qui n’en avait que le nom – les agrippa toutes les deux par

les épaules en sautillant frénétiquement sur place. Le résultat était quelque peu chaotique et si Lisa etAlice ne tombaient pas, c’était uniquement parce qu’elles avaient l’habitude.

— Vous auriez teeeeeeeeeellement dû venir ! Le concert était extra ! En plus c’était des gens dechez toi, Alice, avec leurs accents tout mignons…

— Temp’, je te rappelle qu’on a un devoir à rendre aujourd’hui, on avait toutes les trois du retard,soupira Lisa. D’ailleurs toi, tu comptes finir quand ?

— On ne vit qu’une fois, ma vieille !— Ta vie à toi risque de se terminer prématurément si tu joues avec les nerfs de la O’Donnell,

souligna Alice en commençant à traverser le campus. Tu sais qu’elle ne supporte pas qu’on lui rendedes devoirs en retard…

Ses amies la rattrapèrent en gloussant.— Celle-là, alors…— Une vieille sal…Alice se retourna d’un bloc tandis que Lisa sautait sur Tempérance pour la faire taire.— T’es folle !— Tu oublies qu’elle a des espions partout !— Poussez-vous, vous voyez bien qu’on range, grogna un étudiant en les bousculant.Il semblait tenir une sacrée gueule de bois et traînait un sac-poubelle à moitié plein. En jetant un

coup d’œil autour d’elles, les filles constatèrent qu’il était loin d’être le seul. Aux regardsinterrogateurs de ses amies, Temp’ croisa fièrement les bras sur sa poitrine.

— Comme d’habitude, ils ont attrapé au hasard une poignée de fêtards et les ont collés de corvéede nettoyage de la scène de crime…

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— Tu as une chance insolente ! lança Lisa en lui tirant la langue.— C’est pas le groupe responsable du carnage qui prend ça en charge, d’habitude ? demanda

Alice.— Quoi ? demanda Lisa. La chance insolente de… ?— Mais non !— Ceux-là ont été étonnamment sages, soupira Tempérance. Dès que ça a commencé à barder ils

ont fait plusieurs appels au calme, au micro, et comme ça ne marchait pas ils ont arrêté plus tôt queprévu, finalement. Le concert, je veux dire. Ce qui ne nous a pas empêchés de continuer à faire la fêtejusqu’au bout de la nuit, ajouta-t-elle en esquissant un pas de danse.

Alice leva les yeux au ciel.— Ils doivent se sentir coupables, alors, intervint Lisa.— Pourquoi tu dis ça ?— On dirait qu’ils font une after tardive…Elle fixait un attroupement qui commençait à se former à l’autre bout de la pelouse, autour du van

bariolé des musiciens. Plusieurs silhouettes étaient debout ou assises sur le toit du véhicule.Tempérance passa aussitôt en mode groupie et se remit à sautiller.

— On peut y aller ? S’il-vous-plaît-s’il-vous-plaît-s’il-vous-plaît… ?— Mais t’es jamais fatiguée ?— On peut, admit Lisa en scrutant sa montre. On a un quart d’heure avant le cours de Phil-

Harmonique.C’était le surnom que les étudiants avaient donné à Phil.Tempérance n’avait pas attendu la fin de la phrase de Lisa pour détaler vers le groupe. Alice et

Lisa échangèrent un regard exaspéré.— Tu paries combien qu’elle emballe le chanteur ?— Tu parles… Rattrapons-la, si on la laisse elle va oublier l’heure. Thomas termina la chanson sur une fausse note. Si le public ne remarqua rien et se mit aussitôt à

applaudir à tout rompre, Derek lui donna un petit coup de poing moqueur dans l’épaule.— Eh, t’es dans la lune ? La dernière fois que t’as joué faux c’était…Il suivit le regard de son frère tout en terminant sa phrase dans sa tête et en s’engueulant lui-même

pour son manque de tact. Ensuite il vit ce qui avait fait Thomas jouer faux et il s’étrangla, basculapresque du toit du van. Il allait sauter vers l’échelle quand son frère l’attrapa par le poignet. Il avaitle regard résolu des grands jours et semblait avoir remis un peu d’ordre dans ses pensées.

— Reste là.Il se tourna vers la foule des étudiants en faisant glisser machinalement ses mains de chaque côté

de sa crête. Il portait une veste mi-longue noire qui, à l’origine, complétait un costume. Elle n’allaitpas avec le reste. En revanche la cravate bleu électrique s’accordait avec sa crête et les bottes punksne détonaient presque pas. Le pantalon militaire, lui, semblait passe-partout.

— Bon, lança le musicien à l’adresse du public. Va bientôt falloir qu’on remballe.Derek le regarda avec admiration faire taire les cris de protestation en écartant les bras. Une fois,

il avait fait ça dans une salle de concert pleine à craquer. Un truc de ouf…— Vous fâchez pas, vous avez été un super public. Et puis on va quand même en faire une dernière

avant de partir. Celle-là elle est pas de moi… Wow, c’est bizarre, désolé, c’est la première fois

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depuis super longtemps que je vais chanter une chanson qu’est pas de moi à un concert… C’est justequ’elle est importante… Ouais, elle a même une putain de signification. Mettons que c’est une sortede message subliminal.

Alice avait les yeux fixés sur lui et putain de merde il retombait amoureux d’elle. Exactementcomme avant. Son cœur comme les pales d’un hélicoptère au décollage. Et c’était différent en mêmetemps parce que cette fois il se sentait fort et grand. Digne d’elle. Ou du moins, digne de lui couriraprès.

Il se retourna et regarda Arthur, debout près de lui avec une guitare, qui le gratifiait d’un regardplein de fierté. Il l’avait vue, lui aussi. Il regarda Derek, assis sur la Cajone sur laquelle il tapait. Ilsourit malicieusement aux deux autres musiciens qui complétaient la petite formation qu’il avaitconstituée avec son producteur, pour partir à la conquête des États-Unis.

Et si je te revois je te jure que je te courrai après comme aucun mec a jamais couru après unefille, OK ?

— Eh, les gars ! Ho Hey, des Lumineers ?La suite leur appartenait.

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REMERCIEMENTS

Je tiens à commencer ces remerciements en les adressant à ma mère, Christine, et à mon père,Patrice. Maman, merci de m’avoir toujours emmenée à la bibliothèque, pendant toute mon enfance,même avant que je sache lire, tu m’as donné très jeune le goût des livres. Papa, merci d’avoir laissétraîner Harry Potter dans le salon quand j’avais six ans, et d’avoir toujours partagé mes lecturesdepuis. À tous les deux, merci de m’avoir toujours acheté des livres, chaque fois que j’en réclamais– même en sachant que j’aurai fini ce bouquin de 500 pages en une nuit.

Je continue en remerciant mon petit frère, Antoine, mon tout premier public – même quand t’es pasd’accord. Merci à toi d’avoir toujours considéré ma réussite comme une évidence, tu n’as pas idéed’à quel point ça compte…

Merci à mes grandes sœurs, Charlotte et Sandrine. Le temps que je passe avec vous m’inspire plusque vous ne le savez, je n’ai que des bons souvenirs avec vous, et j’ai toujours l’impression de meressourcer quand je viens vous voir. Merci aussi d’avoir mis au monde les trois ouistitis, parceque…

Matis, merci de faire la sieste, même pendant les vacances d’été, et de laisser à ta tata le tempsd’écrire entre deux éclats de rire. Éline, merci d’aimer mes histoires et d’être aussi bavarde, tu esune source inépuisable d’inspiration. Robin, merci pour tes câlins magiques, même si on sait tous lesdeux à quel point tu es généreux quand il s’agit de les distribuer – n’est-ce pas ?

Merci au reste de ma famille – je suis désolée, je ne peux pas tous vous citer sinon cesremerciements vont prendre autant de place qu’un chapitre. Mais sachez que je vous aime tous, et quevous avez tous participé à ce que je suis devenue – et suis en train de devenir. Je sais que j’ai votresoutien, et rien que pour ça vous êtes une famille qui déchire ! Grand-père Claude, Muttie, Cécile,Tatama, Thomas, Mag & Théo, les Chaud et les Bertrand, paix et amour sur vos têtes !

Pour sortir du cercle familial, j’aimerais remercier ma Juliette, ma source britannique qui m’a

fourni les détails qui me manquaient pour rendre cette histoire crédible. Your friendship is a gift andI’m lucky to have you in my life. (One day you’ll have to write something like that yourself, I’mexpecting to see my name in it. Yes, I’m watching you. Careful there. Love.)

Un immense merci (et un chargement de câlins) à ma chère Luce, toujours là pour sauter au plafondavec moi, me remettre les pieds sur Terre en cas de besoin, et voler à mon secours au moindre souci.Je me sais en sécurité sous ton aile protectrice, dear friend.

Je voulais aussi remercier Apache (qui se reconnaîtra) : jamais écrivain n’a eu coach aussiefficace, j’ai terminé ce roman en un temps record parce que tu le lisais au fur et à mesure que jel’écrivais, et que tu menaçais de faire un scandale si tu n’obtenais pas la suite immédiatement. Merci.

Une pluie de merci sur la mare au nénuphares et ses locataires batraciennes (et affiliés, puisquenous sommes envahis par d’autres espèces). Vous vous reconnaîtrez, sachez qu’il y a désormais etpour toujours un avant et un après la mare dans ma vie d’écrivain. J’attribue à votre communauté unelarge part du mérite de cette première réussite.

Merci enfin à Claire Deslandes. Jamais email ne m’a rendue plus heureuse que le premier que

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vous m’avez envoyé. Merci également à Hélène Jambut, pour l’énorme travail entrepris afin derendre mon roman présentable. Je te suis particulièrement reconnaissante, pour ta patience et tabienveillance, car je sais à quel point je suis insupportable dès qu’il s’agit de mes bébés. Merci àvous deux, et à toute l’équipe de chez Milady qui a planché sur Positive Way. D’ailleurs j’étends ceremerciement à tout Bragelonne, pour la confiance qui m’est accordée. Rien que de l’écrire j’en suisencore toute retournée…

Finally, there is one last person I wish to say thank you to. One day, in 1990, in a train between

Manchester and London, you brought a young boy named Harry Potter into this world. You gave him alife, a story. One day in 2001, I met this young boy in my living room. Since then I have known what Iwanted to be and what I wanted to do. If I’m where I am now it’s first of all because of you. I couldnever thank you enough for that, Mrs Rowling.

Merci.Thank you.

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Née en 1994, c’est toute petite que Chloé Bertrand est tombée dans la marmite des livres. Elle arencontré Harry Potter à l’âge de six ans et a rendu sa décision dans la foulée : plus tard, elle seraitsorcière ou écrivain – les deux, si possible. Depuis, elle n’a jamais cessé d’écrire. Après un an passéà Londres, Chloé a posé ses valises à Montréal pour y étudier la création littéraire. Commed’habitude, ses héros favoris l’ont suivie : le petit sorcier, mais aussi Cyrano de Bergerac, ArtemisFowl, et l’intégralité des personnages de Pierre Bottero. Elle croit en la réincarnation (elle aparticipé à la révolution irlandaise dans une autre vie) et attend le grand Amour.

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Collection dirigée par Stéphane Marsan et Alain Névant

© Bragelonne 2014

Photographie de couverture : © Shutterstock

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susceptible d’entraîner des poursuites civiles et pénales.

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CouvertureTitreDédicaceChapitre premierChapitre 2Chapitre 3Chapitre 4Chapitre 5Chapitre 6Chapitre 7Chapitre 8Chapitre 9Chapitre 10Chapitre 11Chapitre 12Chapitre 13Chapitre 14Chapitre 15Chapitre 16Chapitre 17Chapitre 18ÉpilogueRemerciementsBiographieMentions légalesLe Club