politique et internet : les pires ennemis ? (la lettre du cadre, 2007)

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DÉCRYPTAGE SOCIÉTÉ À LA UNE 18 LA LETTRE DU CADRE TERRITORIAL N° 332 - 15 FÉVRIER 2007 Franck Confino [email protected] Campagnes sauvages, vidéos volées, montages inacceptables…, l’occasion d’une nouvelle forme de lynchage politique sur internet… où les blogs relèvent le niveau. M édias et démocratie : crise de confiance ou de défiance ? Aux États-Unis, il aura suffi d’un film amateur de moins d’une minute pour briser la carrière politique du sénateur George Allen, espoir du parti républicain pressenti pour l’investiture de 2008. En août 2006, devant une poignée de suppor- ters, le candidat avait pris à partie un vidéaste démo- crate et, se laissant aller à « l’intimité » de son petit auditoire, l’avait traité de « macaque ». Quelques jours plus tard, la vidéo mise en ligne sur YouTube faisait le tour du web. Quelques semaines plus tard, tous les médias américains reprenaient l’informa- tion et l’opinion publique s’indignait. Quelques mois plus tard, George Allen perdait son siège de sénateur de Virginie et tout avenir politique sur le plan natio- nal. « Suivre l’adversaire et attendre la faute » Comme l’explique très bien Netpolitique : « Foin de naï- veté : parmi les milliers de vidéos mises en ligne chaque jour, celle-ci ne s’est pas miraculeusement retrouvée en boucle à la télévision par la grâce du Saint-Esprit et la magie du web, fût-il 2.0. Le vidéaste amateur en question, comme semble l’indiquer le sénateur au milieu de son aparté, est en réalité un supporter de son adversaire qui, visiblement, le suit dans toutes ses apparitions publiques, caméra au poing. C’est un principe de base du travail d’« opposition research » ; suivre l’adversaire et attendre la faute. Ce qui est novateur, c’est le fait d’utili- ser systématiquement la vidéo, en sachant désormais que l’on peut compter sur les portails vidéos et les blogs pour la relayer avec ou sans le levier des médias tradi- tionnels. » Les « espions » missionnés par l’opposition dans les meetings politiques ont toujours existé. Mais avant l’arrivée des sites de partage de vidéos, il fallait d’abord convaincre une chaîne de télévision. Aujourd’hui, non seulement il n’y a plus besoin d’inter- médiaire pour diffuser ce genre d’images, mais les médias traditionnels en sont d’autant plus friands qu’ils n’ont pas à assu- mer la responsabilité de leur primo diffusion. Politique et internet : les pires ennemis ?

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DÉCRYPTAGESOCIÉTÉ

À LA UNE

18 LA LETTRE DU CADRE TERRITORIAL ■ N° 332 - 15 FÉVRIER 2007 ■

Franck Confino • [email protected]

Campagnes sauvages, vidéos volées, montages inacceptables…, l’occasion d’unenouvelle forme de lynchage politique sur internet… où les blogs relèvent le niveau.

Médias et démocratie : crise de confianceou de défiance ? Aux États-Unis, il aurasuffi d’un film amateur de moins d’uneminute pour briser la carrière politiquedu sénateur George Allen, espoir du

parti républicain pressenti pour l’investiture de2008. En août 2006, devant une poignée de suppor-ters, le candidat avait pris à partie un vidéaste démo-crate et, se laissant aller à « l’intimité » de son petitauditoire, l’avait traité de « macaque ». Quelquesjours plus tard, la vidéo mise en ligne sur YouTubefaisait le tour du web. Quelques semaines plus tard,tous les médias américains reprenaient l’informa-tion et l’opinion publique s’indignait. Quelques moisplus tard, George Allen perdait son siège de sénateurde Virginie et tout avenir politique sur le plan natio-nal.

« Suivre l’adversaire et attendre la faute »Comme l’explique très bien Netpolitique : « Foin de naï-veté : parmi les milliers de vidéos mises en ligne chaquejour, celle-ci ne s’est pas miraculeusement retrouvée enboucle à la télévision par la grâce du Saint-Esprit et lamagie du web, fût-il 2.0. Le vidéaste amateur en question,comme semble l’indiquer le sénateur au milieu de sonaparté, est en réalité un supporter de son adversaire qui,visiblement, le suit dans toutes ses apparitions publiques, caméra au poing. C’est un principe de base dutravail d’« opposition research » ; suivre l’adversaire etattendre la faute. Ce qui est novateur, c’est le fait d’utili-ser systématiquement la vidéo, en sachant désormaisque l’on peut compter sur les portails vidéos et les blogspour la relayer avec ou sans le levier des médias tradi-tionnels. » Les « espions » missionnés par l’oppositiondans les meetings politiques ont toujours existé. Mais

avant l’arrivée des sites de partage de vidéos, il fallaitd’abord convaincre une chaîne de télévision. Aujourd’hui, non seulement il n’y a plus besoin d’inter-médiaire pour diffuser ce genre d’images, mais les médias traditionnels en sont d’autant plusfriands qu’ils n’ont pas à assu-mer la responsabilité deleur primo diffusion.

Politique et internet : les pires

ennemis ?

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sociologue Pierre Bourdieu (décédé en 2002) expliquantque « Ségolène était de droite », ensuite avec l’extraitd’une réunion interne, datant de janvier 2006, diffusésur DailyMotion quelques jours avant les primaires duParti Socialiste. La vidéo, vue près de 400 000 fois, aurait été mise en ligne via un membre du parti, sympa-thisant de DSK… et accompagnée de nombreux « appelsà diffusion » auprès des internautes militants.Et pour continuer sur l’utilisation de Daily Motioncomme support de propagande, n’oublions pas de citerce clip anti-Sarkozy, mon -trant une successiond’images policières et depetites phrases contradic-toires prononcées par leministre de l’Intérieur, surfond de musique anxio-gène. Il aura fallu que Libération explique, plusieursmois après sa diffusion, qu’il ne s’agissait en réalité qued’un montage d’images sorties de leur contexte initial.

On peut légitimement s’interroger sur la responsabilitéde ceux qui relaient « à chaud » ces rumeurs, sous cou-vert d’expliquer des phénomènes qui seraient propresau web 2.0. Le blogger Versac s’insurge contre cette « hypothèse confortable d’une émergence propre à la blo-gosphère » : « Dans le cas de la vidéo de S. Royal, l’émer-gence auprès d’un large public de cette vidéo est égale-ment due à la reprise par des médias importants, à com-mencer par lemonde.fr, qui en fait sa « une », très rapide-ment après sa mise en ligne, alors que la vidéo n’avait encore été visionnée que par quelques centaines d’inter-nautes appartenant à un cercle restreint. »

C’est ainsi qu’en période de campagne électorale, le CSAne comptabilisera pas ces vidéos dans les temps de •••

Au-delà des procédés d’opposition research, la facilitéavec laquelle tout le monde peut désormais réaliser desreportages vidéos – à l’aide d’une petite caméra ou tout simplement de son téléphone mobile – et les diffu-ser ensuite sur la toile change singulièrement la donne médiatico-politique. Les « caméras citoyennes » ont désormais la part belle sur le net. Mais nombre de ques-tions se posent. Qui est le « réalisateur » du film ? Lasource d’information est-elle vérifiable ? La vidéo a-t-elleété piratée ? Détournée ? Existe-t-il une réelle volontéd’information ou bien s’agit-il d’une campagne de déni-grement ? Quid du droit à l’image ? Difficile pour l’inter-naute de se faire une réelle opinion.

Politique, mensonges et vidéoEn France, tout le monde garde en mémoire l’« attaquevidéo politique » dont a été victime Ségolène Royal,d’abord avec la diffusion d’une « interview exclusive » du

EN FRANCE, LA VIDÉO ENLIGNE SE SITUE DANS UN

VIDE JURIDIQUE TOTAL

Internet est devenu un média important et « tenir » unblog est un bon moyen de l’appréhender en cernantmieux comment mes concitoyens réagissent à mes papiers.

J’ai peu de temps et suis obligé de rédiger le matin tôt,le soir tard lorsque je rentre de réunion et surtout leweek-end. J’ai parfois du mal – faute de temps – à parler de tout ce qui me semble intéressant.

Je m’applique à toujours emmener avec moi un petitappareil photo numérique pour illustrer ce blog. Par-fois il m’est arrivé de demander aux journalistes de laPQR de faire la photo à ma place. Ils le font de bon cœuret je dois avouer que je me rends mieux compte de la

difficulté du travail des journalistes qui, comme moi,sont sous la pression permanente du temps !

Ce « travail » est prenant, mais assez passionnant. Jecommence à mieux cerner l’univers des bloggers car jevais en « visiter » quelques-uns à la seule fin de pren-dre des idées. Je crois qu’il faut beaucoup de tempspour faire un excellent blog. Mais, progressivement, jeconstate que je suis plus lu et que les commentairessont plus nombreux et de plus grande qualité. Le blogpeut devenir un vrai instrument de la démocratie car ontouche sans doute des publics qui ne sont pas concer-nés par d’autres médias. Difficile pourtant de cernerl’avenir de ce média, mais impossible de ne pas s’y intéresser.

IMPOSSIBLE DE NE PAS S’Y INTÉRESSER

Pierre Regnault, maire de La Roche-sur-Yon, conseiller général de la Vendée

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parole impartis à chaquecandidat. Ceux qui jouentavec la « starification » de leurpersonne et dévoilent leur vieprivée seront peu crédibleslorsqu’ils se plaindront pourvol d’images… puisqu’eux-mêmes glissent ostensible-ment de l’information et dudébat d’idées vers le sensa-tionnel et l’émotionnel.

Bombardement Goo-gleAutre phénomène : le Googlebombing (ou bombardementGoogle). Cette technique con -siste à propulser un site internet en tête des résultats ducélèbre moteur de recherche par mot-clé, en faisantpointer un maximum de sites, blogs ou splogs (mot-valise né de l’association de spam et blog) vers lui. Uneméthode qui exploite les failles de l’algorithme (Page-Rank) utilisé par Google pour sélectionner et classer lessites dans son index : accorder un meilleur référence-ment aux pages ayant le plus d’hyperliens pointant verselles.

La première victime de cette nouvelle forme de negativecampaign virtuelle ne fut autre que Georges Bush, à lafin de l’année 2003. Ainsi, grâce au génie informatiqued’un petit groupe d’opposants à la guerre d’Irak, lorsquevous tapez « miserable failure » sur Google, c’est le sitede la Maison Blanche qui apparaît en premier !Début 2004, ce fut au tour du député français Jean Dionis du Séjour, rapporteur du projet de loi sur l’écono-mie numérique, d’être victime de Google bombing surl’expression « Député liberticide ».

D’un point de vue juridique, aucun régime ne définit laresponsabilité du moteur de recherche, comme c’est lecas pour l’hébergeur. Et pourtant, face au phénomène,Google – qui n’est pas indifférent à sa propre responsa-bilité – est intervenu pour supprimer « manuellement »l’association entre le mot-clef « magouilleur » et le sitede l’Elysée, à la suite d’un Google bombing dont avait étévictime le président Jacques Chirac l’an passé.

Les blogs politiques font de la résistanceDans cette mêlée générale sur le web où tous les coups(bas) sont permis, les blogs politiques relèvent le niveau,sans avoir forcément besoin de faire une réelle audiencepour générer de nombreux articles et servir de sourceaux médias traditionnels.Le blog permet aux tribuns de renforcer la proximitéavec les internautes, tout en mettant en valeur des aspects plus personnels dans leurs propos, élément nonnégligeable et novateur.

Le climat s’apaise franche-ment lorsqu’on sort du ter-rain présidentiel pour allerdans le champ politique local.Certains élus surprennentpar la manière dont ils s’in-vestissent pour enrichir leurblog… et les internautes ap-précient, indéniablement,ceux qui misent sur l’assi-duité et l’authenticité. C’est lecas d’Alain Lambert, commede Pierre Regnault (voir enca-dré). Pour le sénateur UMP del’Orne, « c’est un instrumentde démocratie. Le blog me per-met chaque jour d’émettre

une idée nouvelle, de la soumettre aux visiteurs, de re-cueillir leurs points de vue, de les entendre discuter entreeux, d’en tirer les conclusions, de redonner mon avis et derelancer le débat ». Quant au maire de La Roche-sur-Yon,il ne sort plus sans son appareil numérique afin de pren-dre des photos pour son blog ! ■

Sites et blogs- Netpolitique : un site de référence sur l’impact

d’internet dans le monde politiquehttp://www.netpolitique.net

- Dailymotion : site français de partage de vidéos,théâtre de la campagne présidentielle françaisehttp://www.dailymotion.com/fr

- YouTube : l’équivalent américain de Dailymotion,théâtre des dernières élections outre-atlantiquehttp://www.youtube.com/

- Versac : le blog sur la politique et la chose publique de Nicolas Vanbremeerschhttp://vanb.typepad.com/versac/

- Le blog d’Alain Lambert : l’ancien ministre UMPdélégué au budget livre ses analyseshttp://www.alain-lambert-blog.org

- Le blog de Pierre Regnault : le maire PS de LaRoche-sur-Yon, raconte son travail d’élu et livreses réflexions politiques http://www.leblogde-pierreregnault.com

Pour aller plus loin Découvrez le nouveau Dossier d’experts n° 501,« Le blog territorial, nouvel enjeu de la communi-cation locale », aux éditions Territorial. Sommaireet commande sur http://librairie.territorial.fr rubrique « Dossiers d’experts ».

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À LA UNE

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