plinio prado - un poète égaré au sein de l'université

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1 Plínio W. PRADO Jr Université de Paris VIII - Vincennes à Saint-Denis Département de philosophie Un Poète égaré au sein de l’Université (Wittgenstein et l’invention du « non-cours ») * Note liminaire. Le texte qui suit prolonge, précise et élargit l’étude sur le principe inconditionnel d’Université, dont il est ici le versant proprement affirmatif. Il déploie le motif de l’art de l’enseignement qui se trouve au cœur de cette zone d’expérimentations, d’activités non-finalisées et infonctionnelles qui sont, on l’aura vu, l’essence de l’Université d’après son principe d’autonomia. 1 Son fil conducteur est donné par un cas exemplaire inattendu : les « non- cours » que Ludwig Wittgenstein invente à Cambridge, dans son appartement à Trinity College durant les années 30 et 40 : une sorte de dehors au-dedans de l’Université (lui qui abhorrait celle-ci). Ceux-ci constituent un modèle pour ainsi dire de résistance inventive et d’art d’enseigner – de l’art d’enseigner comme principe de résistance au « déclin de la culture » général, université et culte de la technoscience industrielle compris. * Essai paru dans la revue Lignes, n° 30 (Paris, octobre 2009), repris en allemand dans Plínio Prado, Das Prinzip Universität, Verlag Diaphanes, Zürich-Berlin, 2010. 1 Cf. Le Principe d’Université, point 4 : « Se donner le temps de désapprendre », §§ 16-17.

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Plínio Prado - Un poète égaré au sein de l'université

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Page 1: Plinio PRADO - Un Poète égaré au sein de l'Université

1

Plínio W. PRADO Jr

Université de Paris VIII - Vincennes à Saint-Denis Département de philosophie

Un Poète égaré au sein de l’Université

(Wittgenstein et l’invention du « non-cours »)*

Note liminaire.

Le texte qui suit prolonge, précise et élargit l’étude sur le principe

inconditionnel d’Université, dont il est ici le versant proprement affirmatif.

Il déploie le motif de l’art de l’enseignement qui se trouve au cœur de cette

zone d’expérimentations, d’activités non-finalisées et infonctionnelles qui

sont, on l’aura vu, l’essence de l’Université d’après son principe

d’autonomia.1

Son fil conducteur est donné par un cas exemplaire inattendu : les « non-

cours » que Ludwig Wittgenstein invente à Cambridge, dans son

appartement à Trinity College durant les années 30 et 40 : une sorte de

dehors au-dedans de l’Université (lui qui abhorrait celle-ci).

Ceux-ci constituent un modèle pour ainsi dire de résistance inventive et

d’art d’enseigner – de l’art d’enseigner comme principe de résistance au

« déclin de la culture » général, université et culte de la technoscience

industrielle compris.

* Essai paru dans la revue Lignes, n° 30 (Paris, octobre 2009), repris en allemand dans Plínio Prado,

Das Prinzip Universität, Verlag Diaphanes, Zürich-Berlin, 2010.

1 Cf. Le Principe d’Université, point 4 : « Se donner le temps de désapprendre », §§ 16-17.

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Un Poète égaré au sein de l’Université

(Wittgenstein et l’invention du « non-cours »)

Protocole.

1. Le titre fait allusion au poème de Ivor A. Richards, The Strayed Poet, consacré aux « Non-

lectures » de Wittgenstein à Cambridge2 : de l’intérieur même de l’Université, le professeur-

poète ouvre un dehors, fraye vers un ailleurs, expérimentant sur les limites – et à la limite –

de l’Université et du jeu de langage de la didactique universitaire.

Ainsi, à l’instar des critiques modernes de l’Université (de Schopenhauer et Nietzsche jusqu’à

ladite école de Francfort, aux « penseurs français » et au-delà), le style d’enseignement du

« strayed poet » affirme et accomplit l’Université selon son principe critique inconditionnel.

Ce faisant il postule en acte une Université autre, sinon l’autre de l’Université, l’Université

hors ou au-delà d’elle-même.

De sorte que, comme nous allons le voir, errer ou s’égarer (to stray) est ici trouver,

heuriskein, se donner la chance de l’invention, l’audace de l’investigation. Le « non-cours »,

c’est la quintessence de l’art d’enseigner.

S’écarter est ainsi revenir au cœur de l’essence et du noyau historique de l’Université (cf.

Principe d’Université, ibid.).

Cette essence – sa tâche fondamentale – est de permettre finalement à chacun de travailler

à devenir ce qu’il doit être, d’élaborer la forme qu’il convient de donner à sa conduite et à sa

2 I. A. Richards, “The Strayed Poet”, Internal Colloquies, Routledge, 1972. – Richards écrit ce poème au début des années 30, quand il suivait les « cours » de Wittgenstein (il avait donc déjà publié à cette date plusieurs ouvrages autour de la critique littéraire, dont The Meaning of Meaning avec C. K. Ogden, que Wittgenstein critiquait à cette même époque).

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vie ; ou pour le dire dans les termes de Nietzsche (parents de ceux de Schopenhauer, qu’il

suit, ainsi que de ceux de Wittgenstein, qu’il anticipe) : « faire de l’Homme un Homme »3.

2. Les textes sur lesquels s’appuient ou dont s’inspirent particulièrement les présents

fragments sont essentiellement « littéraires » ou, si l’on préfère, non-universitaires : en plus

du poème The Strayed Poet, la pièce de théâtre notamment de l’écrivain néerlandais Peter

Verburgt, Wittgenstein Incorporated4. Outre naturellement le dit de Wittgenstein, conservé

d’après les notes et témoignages des auditeurs et des biographes, et ce qu’il écrit dans ses

carnets, journaux, lettres, sans oublier évidemment ce qui est reconnu officiellement comme

l’œuvre « proprement philosophique » par l’Université, selon le cloisonnement tout

académique (et anti-wittgensteinien) que celle-ci veille à maintenir entre l’œuvre et la vie, la

pensée et la biographie, etc. (Wittgenstein enseignant à l’Université : ample programme,

ouvrant sur un champ où presque tout reste à défricher. Cela couvre largement l’après-

Tractatus logico-philosophicus (qui s’attachait déjà, à sa façon, à conduire le lecteur à une

certaine manière de vivre) et rencontre immanquablement la question épineuse et cruciale

du corpus des écrits wittgensteiniens.)

Comme de juste, le recours à la « littérature » (théâtre, poésie, roman) n’est aucunement un

hasard ici, ni accessoire, mais absolument nécessaire. Suivant Richards, si Wittgenstein

enseignant peut être dit lui-même poète, c’est d’abord au sens shelleyen de l’être aux prises

avec le langage, en lutte avec lui, en lui et contre lui5. L’enjeu de ce combat est éminemment

la limite entre ce qui peut et ce qui ne peut pas être exprimé.

Il fait signe vers le sens de l’inexprimable, qui n’est nullement l’insignifiance, mais le sens de

« ce qui est le plus important » (ou si l’on préfère, le sens de la valeur absolue de

3 Nietzsche, Schopenhauer éducateur, in Considérations intempestives, tr. fr. Bianquis, Aubier, 1976, p. 26.

4 P. Verburgt, Wittgenstein Incorporated, Rothschild & Bach, 1990; crée au Théâtre Gérard Philipe de Saint-Denis et au Festival d’Avignon en 1991, mise en scène par Jan Ritsema, interprétée par Johan Leysen. – Il faudrait mentionner également le film Wittgenstein de Derek Jarman, ainsi que les romans de Thomas Bernhard.

5 « Nous sommes en lutte avec la langue (Wir stehen im Kampf mit der Sprache) » (Wittgenstein, Remarques mêlées, tr. fr. Granel, T.E.R., 1984, p. 21). Agonistique à mettre en rapport avec la déclaration souvent citée sur sa « position à l’égard de la philosophie » : « La philosophie, on devrait proprement ne l’écrire qu’en poèmes (dichten) » (op. cit., p. 35, trad. modifiée).

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l’existence) : il est au principe de l’attitude éthique. Et la « littérature », de l’aveu de

Wittgenstein (par exemple à Maurice Drury), est justement ce qui par excellence peut

accéder en un sens au reste inexprimable6.

Or en tant que tel, le sens de l’inexprimable est à l’horizon de ce qui se passe, voire se

montre, au cours du « non-cours » de Wittgenstein.

Enjeu ultime : vivre selon les différences que m’apprend l’écoute du langage au travail et,

par-dessus tout, la différence entre le monde (dicible) et le sens du monde (ou de

l’existence) (indicible)7.

Remarquable : cela a lieu au cœur même de l’Université. (À condition, il est vrai, de satisfaire

à un certain nombre de réquisits, dont le premier est le maintien d’une région extérieure à

l’intérieur, la zone d’expérimentations infonctionnelles dite).

En ce sens le « strayed poet » est une figure socratique inactuelle errant parmi des

universitaires.8

3. Il s’ensuit que le « Wittgenstein » évoqué dans ces pages doit être vu, non pas tant

comme une « référence » discursive, scolaire, bibliographique, universitaire (à laquelle on se

rapporte ou en appelle, plus ou moins pieusement, comme à une autorité, renvoyant à une

discipline établie, avec ses discours ou topoi canoniques, ses orthodoxies, ses codes, ses

exclusions, etc. – bref, tout ce que Wittgenstein lui-même honnissait9). Au contraire, il doit

plutôt être vu comme le nom d’une probité, l’adresse d’un impératif sans condition, la figure

d’un engagement existentiel, éthique, sinon éthico-politique, d’une exigence sans faille ni

concession à l’égard de la question par excellence : de quelle manière faut-il vivre ?

6 Maurice O’Connor Drury, Conversations avec Ludwig Wittgenstein, tr. fr. et présentation J.-P. Cometti, PUF, 2002. Sur la question de la forme littéraire, inscrite dans le Tractatus, voir G. Gabriel, « La logique comme littérature ? Remarques sur la signification de la forme littéraire chez Wittgenstein », in P. Hadot, Wittgenstein et les limites du langage, Vrin, 2004.

7 Tractatus logico-philosophicus, tr. fr. Granger, Gallimard, aphorisme 4.115.

8 Wittgenstein répondrait ainsi à sa manière, en acte, à la question impliquée dans la leçon inaugurale de Heidegger en 1929, Qu’est-ce que la métaphysique ?, contemporaine de la Conférence sur l’éthique : peut-il y avoir d’épreuve fondamentale de l’« existence du monde » (dans l’angoisse ou dans l’étonnement) à l’Université ?

9 Voir Drury, op. cit. ; Br. McGuinness, Young Ludwig: Wittgenstein's Life, 1889-1921, Oxford

University Press, tr. fr. Tenenbaum, Seuil, 1991 ; R. Monk, The Duty of Genius, Penguin Books, 1991, tr. fr. Gerschenfeld, Odile Jacob, 1993.

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Au moment où les normes économiques du revenu pénètrent de façon sans précédent les

activités de l’esprit (comme on le voit clairement aujourd’hui dans le contexte français-

libéral desdites « réformes » de l’Université), voilà le cas d’un professeur qui à contre-

courant, et au sein même de l’Université, entreprend de faire l’anamnèse de la question

première et fondamentale, explosive, intéressant directement tout un chacun : comment

vivre, et qu’est-ce qu’une vie qui vaut d’être vécue ?

Question indissolublement éthique et esthétique à vrai dire, que suivant le principe

d’Université il pose, dans l’Université, à l’Université et contre l’Université.

« Changer de mode de vie. »

4. Il s’agit donc de l’antique question, toujours actuelle. Comment mener une vie qui vaille ?

Vivre – et partant, mourir – est-ce quelque chose qui peut être appris ?

Telle est en tout cas la définition originelle du philosopher, depuis le Phédon au moins, qui

met en scène la mort exemplaire du philosophe.

Quant aux sciences (l’Université elle-même, en un sens), elles nous expliquent comment la

« vie » est – la vie biologique, psychique, sociale, économique, anthropologique. Elles ne

nous disent pas comment nous devons mener notre vie. Les sciences ne prescrivent pas des

conduites, elles n’obligent pas. Elles n’énoncent pas des impératifs quant à la valeur, éthique

ou esthétique, d’un acte ou d’un objet.

Or la valeur d’une vie, ce qu’il lui faut pour qu’elle vaille d’être vécue, ne nous est pas

donnée d’emblée, ab ovo, avec notre naissance : elle doit être obtenue, conquise,

construite, elle réclame une élaboration, le fameux travail de soi sur soi-même, une

transformation de soi10. C’est ce souci ou soin de soi, la cura sui des Latins en vue d’une vie

qui vaille, c’est cela seul qui mérite par excellence, rigoureusement, le nom d’éthique.

En d’autres termes, notre question est la suivante : l’éthique ainsi entendue, en tant que

sens et souci existentiels, est-elle quelque chose que l’on peut apprendre ? Peut-elle être

enseignée (par exemple à l’Université) ?

10 Sur l’expression « travail de soi », voir Le Principe d’Université, § 14 sq. et la note 8.

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5. Dans ses leçons sur l’encyclopédie philosophique, Kant rappelait pourtant qu’un tel

apprentissage est l’enjeu principal de la pensée et de l’enseignement philosophiques depuis

toujours, depuis Socrate, Diogène, Épicure, les Stoïciens, dont l’objet suprême est la

question de la signification ultime de l’humain, de son existence et de son destin, et de la

manière qu’il convient de l’accomplir11.

On sait également qu’il y a eu, plus près de nous (c’est-à-dire de l’Occident du second

millénaire finissant), plusieurs tentatives pour réactiver, réinvestir et réassumer

explicitement cette inspiration originelle de la philosophie comme travail, modification de

soi et de sa manière de vivre (de Kierkegaard et Marx à Schopenhauer, Thoreau, Nietzsche et

la suite, jusqu’à Paul Rabbow, Pierre Hadot, A.-J. Voelke et le dernier Foucault, et bien

entendu Wittgenstein. Freud lui-même occupe dans cette série une place particulière, à

part, que nous évoquerons plus tard.)

Mais il serait impossible de ne pas nous poser aujourd’hui la question suivante : quelles sont

les chances effectives désormais d’un tel programme de recherche et d’enseignement dans

le monde où nous vivons, ou survivons, Université comprise, plus de deux cents ans après le

siècle des Lumières et à l’époque de la ruine des leurs promesses d’émancipation, c’est-à-

dire de sens ?

Kant n’a pas connu le capitalisme dans lequel nous sommes plongés. Un écrivain qui a

éprouvé son nihilisme à fond, André Malraux, observe que nous sommes « la première

civilisation consciente d’ignorer la signification de l’homme. »12 La civilisation

technoscientifique, la plus puissante et la plus savante que l’histoire a connu, n’est pas

capable de nous dire qui sommes-nous, ni pour quoi nous vivons, ni comment faut-il

(apprendre à) vivre. Au contraire, cette civilisation, la nôtre, tend à donner pour évident qu’il

n’y a nulle signification, nulle réponse à la question Pourquoi ? Tel est son nihilisme foncier

(dont le cynisme de nos politiques est l’expression empirique).

11 Kant, Vorlesungen über die philosophische Enzyklopädie, in Kants gesammelte Schriften, XXIX, Akademie, 1980, p. 8 et 12; commenté par P. Hadot, Qu’est-ce que la philosophie antique ?, Gallimard, 1995, pp. 399-401.

12 A. Malraux, Métamorphose des Dieux, Le Surnaturel, in Écrits sur l’art, II, Gallimard, Pléiade, 2004, p. 37 ; et le commentaire de J.-F. Lyotard, Signé Malraux, Grasset & Fasquelle, 1996, p. 344 sq.

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Dans ces conditions, comment vouloir soulever encore aujourd’hui, de façon réellement

audible et conséquente, le problème de savoir ce que c’est que vivre, et s’il est possible ou

non de l’apprendre ?

6. À l’instar d’autres penseurs et écrivains, Marcel Proust prétend cependant qu’il y a une

« école de la vie »13. Que dorénavant le lieu par excellence d’une telle « école » soit pour lui

l’art, et spécialement la littérature – et non plus les « laboratoires expérimentaux de l’art de

vivre » (Nietzsche) que les Grecs appelaient skholè –, ce déplacement n’est pas sans

importance pour ce qui est de l’Université moderne (y compris d’un point de vue

wittgensteinien, philosophique et littéraire, comme nous allons le voir).

Celle-ci, pour autant qu’elle se borne à décerner des diplômes sanctionnant l’acquisition des

savoirs objectivables, oublie l’essentiel : sa responsabilité en tant qu’« école de vie »

s’adressant à l’individu pour le transformer dans sa personnalité même14.

Si la prétention proustienne, littéraire, est cependant justifiée, alors cela signifie que la vie,

la manière juste de vivre, la vie éthique, demeure en principe enseignable.

Dans ce cas, il restera à comprendre comment – et où – un tel enseignement serait-il

possible désormais. (Hypothèse ici : les « non-cours » de Wittgenstein ouvriraient une voie

en ce sens.)

7. Le thème conducteur de ces fragments est par conséquent la vie juste en tant que

question de la philosophie et plus généralement des Humanités (des Humanités comme

manière de vivre, justement), enjeu et point central de leur enseignement (Principe

d’Université, § 16 sq.).

13 « À tout moment l'artiste doit écouter son instinct, ce qui fait que l'art est ce qu'il y a de plus réel, la plus austère école de la vie, et le vrai Jugement dernier. », Le Temps retrouvé, Gallimard, Pléiade, vol. IV, 1989, p. 458. C’est par rapport à cette perspective qu’il conviendrait de situer le programme éthique, sinon politique, du dernier Barthes : « vivre selon les nuances que m’apprend la littérature » (voir Le Principe d’Université, § 17).

14 On comprendra à cet égard que la figure de l’universitaire puisse donner lieu à un portrait impitoyable sous la plume des écrivains modernes (Brichot, par exemple, selon Proust) : perdu dans les généralités, oubliant le corps et le monde sensible, divisé entre ses paroles et ses actes, séparant l’œuvre et la vie, etc. La littérature renoue ainsi avec une veine critique des Humanités (Pétrarque, par exemple) que nous retrouvons également chez Nietzsche.

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Ce qui motive ce travail, ce sont les inquiétudes profondes relatives à la condition

universitaire de la philosophie, des Humanités et de leur enseignement (qui ne fait qu’un

avec leur recherche) dans les temps qui courent. Disons, par-delà le contexte français

immédiat : dans le monde de la « mondialisation », du processus de complexification

nommé recherche & développement technoscientifique (RDTS), investi par le capitalisme

libéral, qu’on appelle aussi « cognitif » désormais, à l’heure de ladite « économie de la

connaissance ».

On sait que la caractéristique majeure de ce « monde » demeure la mobilisation totale des

énergies (E. Jünger) sous la régulation générale de la loi de la valeur d’échange et son

principe de rendement. Cette tendance à imposer la loi du marché à tout – langage, savoirs,

corps, psychés –, cette condition prostitutionnelle (comme la désignaient déjà Marx et

Baudelaire), revient à priver un nombre de plus en plus grand d’humains du droit – voire de

la possibilité même – de se demander ce que doit être une vie, la leur, pour qu’elle vaille

d’être vécue (soit l’enjeu même de la philosophie, des Humanités et de l’Université).

Donc, encore une fois : que peuvent, dans ces conditions, la philosophie, les Humanités et

leur enseignement ?

De la probité.

8. C’est ici qu’intervient le cas Wittgenstein, professeur universitaire « de philosophie » à

Cambridge au milieu du XXe siècle, entre 1930 et 1947.

Il ne s’agit certes pas de créditer ce qu’il y a de mythologie populaire, universitaire, dans la

légende « Wittgenstein as Teacher », dévotement entretenue par les disciples fascinés. (Et à

laquelle Wittgenstein s’est sans doute prêté. Il s’était attaché pourtant à suivre en la

circonstance, tant bien que mal, l’impératif « Ne cède point à la tentation de briller, garde le

silence » (impératif en l’occurrence stendhalien, mais qu’il sera permis ici d’entendre-comme

d’une oreille wittgensteinienne. Nous y reviendrons brièvement, à la fin de ces notes, sur

entendre-comme et voir-comme). Lui qui a toujours su qu’il pêcherait à cet endroit-là (« ma

vanité ! ma vanité ! »), aura été sanctionné posthumément par ce qu’il ne manquerait

certainement pas de considérer lui-même comme un accablant succès universitaire, funeste

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parce qu’il forclôt massivement le sens du « plus important ». Parmi ceux qui ont connu

Wittgenstein de près, Maurice Drury est sans doute l’un des plus sensibles à l’aspect

tragique de ce succès.)

Ce que nous cherchons ici est à déterminer (1) en quoi le style insolite d’enseignement de

Wittgenstein, ce qu’on pourrait appeler sa pragmatique du « non-cours », oppose une

résistance à l’institution universitaire contemporaine, (2) tout en renouant avec l’attitude

des écoles de sagesse de l’Antiquité et leur souci de produire chez leurs destinataires un

effet de transformation de la manière de voir, de penser et de vivre et (3) retrouvant ainsi

par là même l’essence critique de l’Université conformément à son principe inconditionnel.

Inutile de préciser que cela est de la plus grande importance au regard de notre contexte

maintenant et de nos inquiétudes ici.

9. Nous pouvons relever en première approximation trois grands traits majeurs que suppose

le style d’enseignement qu’invente Wittgenstein.

Premier trait : l’exigence inconditionnelle de rectitude (Anständigkeit, decency) : de probité.

Exigence éthique absolue à l’égard de la manière de mener une vie qui vaille en soi. Cette

exigence se trouvera toujours au cœur de l’enseignement wittgensteinien, dès le Tractatus

et le vœu formulé à l’issue du silence final de l’œuvre (le silence de l’acte éthique, au-delà de

la philosophie, ce par quoi seulement un sens ou une valeur se signale). Ce vœu s’énonce

alors, en 1918 (McGuinness, op. cit. ; Monk, op. cit.), sous la forme d’une alternative :

devenir ou bien moine, ou bien instituteur (et « lire l’Évangile avec les enfants »).

(On l’a déjà indiqué, on y reviendra encore : cette exigence demeure à sa façon

remarquablement fidèle à l’inspiration inaugurale, socratique, sinon pythagoricienne, de la

philosophie comme ascèse, travail ou souci de soi, epimeleia heautou, à la fois formation

(païdeia) et guérison de l’âme (therapeia))15.

Deuxième trait : la distinction entre écriture philosophique et l’enseignement oral, eu égard

notamment à la différence de destination entre les deux types de jeux de langage.

15 P. Hadot (op. cit.) et A.-J. Vœlke (La philosophie comme thérapie de l’âme, Fribourg-Paris, 1993) ont montré à cet égard ce que chez Wittgenstein remonte aux attitudes épicuriennes, stoïciennes et sceptiques.

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Le philosopher – qui selon Wittgenstein doit toujours commencer par une confession, une

« descente en soi-même »16 – réclame une distance face au verbiage du monde (la maladie

même). Mais une chose est philosopher dans la solitude, en écrivant, ce qui appelle un

recueillement, l’ascèse, la retraite (à laquelle le lieu d’écriture correspondant est le carnet, le

journal17). Tout autre chose est philosopher à « haute voix », dans le face-à-face oral (car

l’enseignement aussi est encore recherche, investigation en acte). Le premier cas implique

une écriture sans destination déterminée, indestinée, pourrait-on dire en un sens.

(Wittgenstein, qui avait le sentiment profond d’être étranger au siècle, le redira tout au long

de sa vie : « Je n’écris pas pour mes contemporains. » À la limite ce qu’il aurait aimé ce serait

de pouvoir vraiment écrire « pour la gloire de Dieu », à l’exemple de Bach.)

Tandis que philosopher oralement (en l’occurrence sans aucun support écrit), est destiné à

un auditoire immédiat, déterminé, la petite communauté d’une dizaine ou quinzaine

d’auditeurs qui se trouve être là.

D’autre part l’enseignement oral serait exposé par définition à toutes sortes de tentations

du monde : séductions, transferts, leurres, narcissismes, marché de dupes, et par-dessus

tout, le démon de la vanité (Eitelkeit, vanity), venant instrumentaliser l’activité

philosophique elle-même. L’enseignement de vive voix serait donc hanté par une tension ou

tentation singulière : il contiendrait en soi une sorte de défaut ou de vice intrinsèque grave,

qui fait que, Wittgenstein l’aura répété sans cesse, « il est très difficile d’enseigner la

philosophie de manière honnête. »18

Il aura toujours affectionné cependant le face-à-face et éprouvait un grand besoin de

formuler ses idées oralement, de penser à haute voix et de dicter ses pensées.

10. La distinction entre écriture philosophique et enseignement oral est corrélative, jusqu’à

un certain point, de la différence entre vie philosophique (éthique) et vie universitaire, ainsi

que de celle (toute schopenhauerienne) entre le vrai philosophe (celui qui vit pour la

philosophie) et le professeur universitaire de philosophie (qui, lui, vit de la philosophie).

16 Cf. R. Rhees (ed.), Recollections of Wittgenstein, Oxford, 1984, p. 174.

17 Voir Denkbewegungen. Tagebücher 1930-1932, 1936-1937 (MS 183). Hg. von Ilse Somavilla. Teil 1-2, 1997; tr. fr. Cometti, Les Carnets de Cambridge et de Skjolden, PUF, 1999.

18 Voir, parmi mille autres exemples, Wittgenstein Conversations 1949-1951 de Oets K. Bouswma, J. L. Craft & Ronald E. Hustwit (eds.), Hackett, 1986.

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Alors que le premier choisit la philosophie comme façon de vivre, s’attachant à ordonner sa

conduite et sa vie au sens d’un inexprimable (l’inexprimable « signification ultime de

l’existence »), le second est un professionnel du discours philosophique, universitaire qui

professe la philosophie comme un métier séparé d’avec sa manière de vivre, un

« fonctionnaire formant des fonctionnaires »19.

Wittgenstein reprendra ainsi, à sa façon, jusque dans le style même de son enseignement,

l’attaque en règle de Schopenhauer, mais aussi d’un Thoreau et d’un Nietzsche contre les

philosophes universitaires et les journalistes-en-philosophie (philosophischen Journalisten).

On devine dès lors la pression, la tension extrême sous laquelle se déploiera son expérience

de professeur à Cambridge.

Sans doute ces distinctions demandent une élucidation du terme de « philosophie » qui,

suivant l’usage qu’en fait le texte wittgensteinien (et si on laisse de côté ici la question

problématique de la délimitation de son corpus), demeure largement indéterminé et

foncièrement équivoque, un peu à l’image de ces figures ambiguës que selon le cas l’on peut

voir ou entendre tantôt comme ceci, tantôt comme cela. À suivre l’acception

wittgensteinienne courante, « la philosophie doit nous guérir de la philosophie ». « La

philosophie, écrit-il, est un instrument qui n’est utile que contre les philosophes et contre le

philosophe qui est en nous ». Cette ambiguïté suffit à autoriser l’interprétation de la

philosophie de Wittgenstein comme relevant en fait d’une antiphilosophie20.

La philosophie doit nous curer de la philosophie, entendons-nous : la philosophie comme

activité de clarification conceptuelle (mais aussi de monstration) doit nous guérir de la

philosophie comme théorie, c’est-à-dire pathologie, « pulsion vers la généralité »,

« conceptual neurose »21, « confusion grammaticale » et « métaphysique ».

11. Un troisième trait doit être considéré ici : « l’époque » dans laquelle se déroule la

pratique des « non-cours » : le monde technoscientifique du capitalisme libéral. On le sait,

Wittgenstein n’a jamais dissimulé son hostilité viscérale face à ce monde, celui de « la

19 Cf. Schopenhauer, Contre la philosophie universitaire, tr. fr. Dietrich, préface de M. Abensour et P.-J. Labarrière, Payot & Rivages, 1994; et aussi Nietzsche, Schopenhauer éducateur, op. cit.

20 A. Badiou, L’antiphilosophie de Wittgenstein, Nous, 2009.

21 G. P. Baker & P. M. S. Hacker, Understanding and Meaning, Blackwell, 1980.

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civilisation du progrès », de « la science et l’industrie » et leur « philistinisme », et à son

esprit « qui anime le vaste courant de la civilisation européenne et américaine qui nous

entoure » : esprit typique d’un « temps de non-culture (Unkultur) », dont un symptôme

majeur est « l’idolâtrie de la science » avec son effet désastreux sur l’art, la littérature, la

sensibilité, ainsi que sur le sens de la vie éthique et religieuse. Critique qui vise donc, là

encore, le « style de pensée » même de l’Université moderne et son paradigme

technoscientifique.

D’où une première autodéfinition de l’enjeu de son enseignement à l’Université :

« Persuader les gens de changer leur style de pensée » et même de « changer de manière de

vivre. »22

(Automne 1947 : Wittgenstein écrit, un peu avant de donner sa démission des fonctions de

professeur : « Cambridge m’est chaque fois plus haïssable. La raideur, l'artificialité,

l’autosatisfaction des gens. La désintégration et la putréfaction de la civilisation anglaise. »

[MS 134 du 13.4.47, cité par Monk, op. cit. p. 506]. Trois mois après il note : « Je me sens un

étranger dans ce monde. » Et comme pour bien circonscrire la radicalité de l’expérience à

laquelle fait référence l’expression « être étranger », il précise : « Si rien ne vous lie à

l’humanité ou à Dieu, alors vous êtes un étranger. » [Ibid.] Ce sentiment de déréliction est

constamment confessé dans ses journaux et ses carnets.

Il est important d’observer que si Wittgenstein a vécu en principe son expérience de

« simple professeur » d’école primaire, à l’intérieur de l’Autriche paysanne profonde,

comme un geste éthique, dans le sillage du silence du Tractatus, tel ne sera pas le cas avec sa

fonction de professeur universitaire à Cambridge, qu’il tendra à assimiler plutôt à une forme

d’abjection.)

22 Lectures and Conversations on Aesthetics, Psychology and Religious Belief, C. Barret (ed.), B. Blackwell, Oxford 1966 tr. fr. Fauve, Leçons et conversations, Gallimard, 1971, pp. 62-65.

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13

L’inenseignable.

12. De l’exigence inconditionnelle de vie juste découle le nerf du problème de

l’enseignement de la philosophie – et en même temps la tentative de réponse que constitue

le style d’enseignement wittgensteinien : puisque, entendus de manière rigoureuse et

conséquente, les problèmes d’éthique sont des problèmes d’existence et de probité

intégrale qui, en tant que tels, excèdent le langage signifiant, c’est-à-dire le médium même

de l’exercice didactique.

Il serait impossible de reconstruire ici, même schématiquement, la façon dont le dispositif du

Tractatus logico-philosophicus établit l’irréductibilité des problèmes de l’existence à la

sphère de la signification articulée. À cette irréductibilité correspond l’incontournable

distinction entre dire et monter (sagen/zeigen, saying/showing), qui constitue « l’argument

principal » du Tractatus, au dire de son auteur lui-même, et concentre « le problème

cardinal » de la philosophie. Elle est condensée dans l’aphorisme 6.52 : « Nous sentons que,

lors même que toutes les questions scientifiques possibles seraient résolues, nos problèmes

de vie (Lebensprobleme) n’auraient même pas été effleurés. »

Cela renvoie à une idée du sens ou de la valeur, un sens de l’inconditionnel ou de l’absolu,

où l’on peut lire la marque de la conviction tolstoïenne – c’est-à-dire, finalement, de la

littérature. Que l’on compare par exemple l’affirmation de Tolstoï, selon laquelle la

signification ultime de la vie se situe au-delà des limites de notre entendement, avec la

conception éthique, absolue, de la valeur qu’élaborent les écrits wittgensteiniens, le

Tractatus ou la Conférence sur l’éthique, pour ne rien dire des journaux, des carnets, des

leçons et des conversations.

En un mot : si le discours scientifique se réfère aux faits qui arrivent dans le monde, les

problèmes d’existence, eux, concernent le sens ou la valeur du monde, le « factum » que « le

monde existe », « que le ‘monde est là’ », « dass die ‘Welt da ist’ »23. « Sens du monde » qui

ne se trouve donc pas dans le monde, mais au-delà du monde (« L’éthique est

transcendantale ») :

23 Cf. Wittgenstein et le Cercle de Vienne, tr. fr. Granel, T.E.R., 1991.

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14

« Le sens du monde doit se trouver en dehors du monde. Dans le monde toutes les choses

sont comme elles sont et arrivent comme elles arrivent. En lui il n’y a aucune valeur – et s’il y

en avait une, elle n’aurait aucune valeur.

» S’il y a une valeur qui ait de la valeur, elle doit se trouver en dehors de toute occurrence,

de tout être-tel (So-sein). » (Tractatus 6.41)

En somme, il ne peut, il ne saurait pas y avoir de réponse – « mondaine », articulée

linguistiquement, dicible – au problème que soulève la question de l’existence et de son

sens, la question de l’éthique (« L’éthique, dans la mesure où elle naît du désir de dire

quelque chose sur la signification ultime de la vie (about the ultimate meaning of life), ne

peut être science. ») (« Conférence sur l’éthique », in Leçons et conversations, op. cit., p.

155.) Voilà pourquoi le sens éthique, l’objectif le plus haut de l’enseignement philosophique,

dans la mesure où il n’est pas exprimable, ne saurait pas être enseigné.

Nous pouvons à ce stade résumer ainsi le problème de l’enseignement :

– d’une part il doit être pensé et pratiqué, « acté » en fonction de l’exigence éthique

inconditionnelle, ordonné ou guidé d’après elle (autrement il se réduirait à une pure

démonstration technique et narcissiste de subtilité intellectuelle, d’« intelligence »,

cleverness : d’astuce, et surtout n’engagerait aucune transformation de la manière de penser

et d’être de ses interlocuteurs, ce qui demeure pourtant son objectif suprême) ;

– d’autre part il s’ensuit du statut même de l’éthique, de son inconditionnalité, sa nature

« surnaturelle », que « ce qui est éthique ne peut pas être enseigné » (comme Wittgenstein

le répète à Moritz Schlick – prenant ainsi position dans le vieux conflit entre la sophistique et

le socratisme au sujet de la possibilité d’enseigner le Bien).

De sorte que ce qui est en jeu avec l’enseignement de la philosophie structure celui-ci

comme un paradoxe ou un double-bind, un dilemme (au sens des Grecs) : celui de devoir

enseigner ce qui se situe au-delà des limites de l’enseignable.

(Mais probablement, justement : il n’y a de vrai enseignement qu’à force d’essayer

d’assumer et de « tenir » au cœur d’un tel paradoxe. N’est-ce pas déjà le cas de Socrate (de

Platon) lui-même ?).

13. Un tel dilemme, inscrit dans le droit fil du silence du Tractatus, n’aura cessé d’obséder

Wittgenstein tout au long de sa vie de professeur à Cambridge. Il se signale empiriquement

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15

dans son insatisfaction et son irrésolution permanentes, ses tourments (agonies) incessants

jusqu’à la fin, constamment tenté par l’idée de se démettre une fois pour toutes de ce qu’il

qualifiera en 1945 de « métier absurde de professeur de philosophie. C’est une sorte de

mort vivante. » (Lettre à Malcolm, citée par Monk, op. cit., p. 476.) Démission qu’il finira par

solliciter deux ans plus tard, définitivement.

Le bilan que Wittgenstein tend à dresser de son expérience de professeur universitaire est

en effet désastreux, désolant même, sinon désespérant.

Sur fond d’une quête existentielle obsédée par « la manière absolument correcte de vivre »,

ses lettres, ses journaux, ses carnets, ses conversations, attestent la présence récurrente et

insistante d’un vrai supplice quant à l’enseignement universitaire (« une vie d’enterré

vivant ») et son éventuel effet éthique. « À quoi sert-il d’y enseigner la philosophie ? »

« Pourquoi devrai-je l’enseigner ? » « Pour quelle raison… », si elle n’améliore pas la manière

de penser et de vivre de chacun ? « Quel intérêt y a-t-il, pour la vie de quelqu’un, à étudier la

philosophie, à suivre mon cours ? » (cf. Wittgenstein Conversations, op. cit.)

Quant à l’aspect spécifiquement professionnel, universitaire de la philosophie, Wittgenstein

restera convaincu que son enseignement aura fait plus de mal que de bien. (Et nous

pourrions ajouter, avec Maurice Drury et quelques autres, que le succès universitaire après

sa mort et la formidable prolifération des academic commentators, semble plutôt avérer ce

bilan accablant, comme une sorte de damnation posthume).

Dans une lettre caractéristique souvent citée, mais toujours frappante, adressée en 1944 à

Norman Malcolm, son ex-étudiant américain qui, nonobstant ses sommations et

admonestations, est devenu philosophe professionnel professeur à Cornell University,

Wittgenstein écrit :

« Quel intérêt y a-t-il à étudier la philosophie, si tout ce qu’elle fait pour vous est de vous

rendre capable de vous exprimer de façon relativement plausible sur certaines questions de

logique abstruses, etc., et si cela n’améliore pas votre manière de penser sur les questions

importantes de la vie de tous les jours, si cela ne vous rend pas plus conscient qu’un

quelconque… journaliste dans l’utilisation d’expressions dangereuses que les gens de cette

espèce emploient pour leurs propres fins. Voyez-vous, je sais qu’il est difficile de bien penser

sur la “certitude”, la “probabilité”, la “perception”, etc. Mais il est, si possible, encore plus

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difficile de penser, ou d’essayer de penser, de façon véritablement honnête sur votre vie et

celle des autres gens. »24

Et lui d’ajouter : « L’ennui (the trouble) est que penser à ces choses n’est pas passionnant (is

not thrilling, ce n’est pas excitant), mais souvent franchement désagréable. Et quand c’est

désagréable, alors c’est le plus important (And when it’s nasty then it’s most important). »

Long à dire là-dessus, y compris sur l’affect négatif (déplaisir, dégoût, répulsion) comme

index de la présence d’un problème éthique (d’une « sale affaire »). Relevons simplement le

ton. Il est digne du stoïcien Épictète, qui concevait ses cours moins comme un enseignement

des subtilités syllogistiques que comme un iatreion, une « clinique de l’âme », un lieu où se

consacrer au travail sur soi. — Mais, justement : l’iatreion stoïcien est-il possible à

l’Université ?

L’enseignement universitaire de la philosophie, des Humanités, peut-il nous inciter à

entreprendre un pareil travail, à prendre soin de soi-même ? Peut-il, oui ou non, améliorer,

voire changer notre manière de penser les problèmes de la vie ?

Le sens de la préoccupation éthique, du souci de soi, peut-il, d’une façon ou d’une autre,

être transmis ou provoqué, réveillé ? Faut-il reconnaître qu’il n’est en aucune façon

enseignable ?

« Non-cours ».

14. Le dilemme d’avoir à enseigner à la limite de l’inenseignable, l’expérience-limite qu’il est,

défie et appelle en même temps une riposte, non pas certes sur le plan des mots, mais en

acte. C’est là que prend forme le style fomenté par le « strayed poet ». Pour l’énoncer dans

les termes du Tractatus : il faut parvenir à montrer ce qui n’est pas exprimable, pointer vers

le non-enseignable (au lieu de s’épuiser obstinément (en vain) à l’exprimer).

24 N. Malcolm, Ludwig Wittgenstein : A Memoir, Oxford, 1958, tr. fr. Durand in Le Cahier bleu et le Cahier brun, Gallimard, 1965, pp. 354-355.

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J’entends formuler ainsi l’enjeu central du style d’enseignement insolite pratiqué par

Wittgenstein à Cambridge, bien qu’à l’écart ou en dehors de celle-ci, dans l’appartement à

Trinity College, à distance des salles de cours et de leur formalité comme aux confins du jeu

de langage de la pédagogie universitaire instituée.

En d’autres termes, bien que cet enseignement se déploie à l’intérieur du champ de

l’analyse grammaticale (au sens wittgensteinien), « thérapeutique », pragmatique ou

anthropologique du dicible – en y examinant scrupuleusement les concepts de

compréhension, de signification et d’usage, de règle et de langage privé, de « sense data »,

de voir et de voir-comme, etc. –, il viserait fondamentalement, en dernière instance, à faire

signe vers ce qui ne peut être enseigné ni exprimé, à indiquer, faire voir ou éprouver un

inexprimable.

En quoi cet enseignement continuera à accomplir rigoureusement le programme énoncé par

le Tractatus : pointer vers le non-dicible à travers la clarification du dicible (4.115).

Programme dont le Tractatus était déjà en un sens la réalisation, dans la forme même de son

écriture et de sa composition.

Ce qui importera toujours par-dessus tout, finalement (et les journaux et les carnets

l’attesteront jusqu’à la fin), est ce qui se montre au seuil du langage, à la limite du

signifiable : un silence – mais chargé de sens, qui montre ou « pointe vers quelque chose

(deutet auf etwas hin) ». (Wittgenstein et le Cercle de Vienne, op. cit., décembre 1929].

Qui ne dit, ni ne cache, mais indique25.

15. Nietzsche définissait la « machine à culture » de l’Université par l’« appareil » de la

relation enseignante : une bouche qui parle s’adressant à des oreilles qui en prennent des

notes26. C’est dans ce circuit « acroamatique », allant « de bouche à oreille », qui se jouerait

l’essentiel de l’universitas moderne des professeurs et des étudiants (avec toutes les

conséquences politiques qu’en tire Nietzsche, lesquelles reviennent en somme à assurer

l’assujettissement des professeurs et des étudiants à une autorité supérieure et étrangère,

en l’occurrence l’État).

25 « … oute legei oute kryptei alla semainei. » (Heraclite, fragment 93).

26 Nietzsche, Sur l’avenir de nos établissements d’enseignement, tr. fr. Backès in Écrits posthumes 1870-1873, Œuvres philosophiques complètes, tome I, Gallimard, 1975, Cinquième conférence.

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Il pourrait sembler à première vue que le style d’enseignement wittgensteinien n’échappe

pas au destin de l’« appareil scolaire ». Mais si l’on fait attention aux entorses et

déplacements qu’il inflige à celui-ci (dans le dégoût mêlé de honte que Wittgenstein vouait à

la fonction de professeur universitaire), on trouvera qu’il invente en fait une tout autre

pragmatique de l’enseignement et même du non-enseignable.

Il met en œuvre un vrai travail d’expérimentation qui bouleverse à différents niveaux

l’institution du jeu de langage de la pédagogie universitaire, ses règles et ses limites ; il y

interroge ce qui se transmet, et comment cela se transmet, dans le dispositif « de bouche à

oreille » : à la fois les contenus (qui ne sont plus donnés à l’avance, même pas de notes ou de

texte préétabli), leur mode d’enchaînement (plus « monstratif » que démonstratif et

argumenté, suivant un mouvement plutôt réticulaire et en dédale que linéaire – on se

souviendra ici des Investigations philosophiques et de leur Préface), leur médium ou

matérialité propre (gestes, ton, rythme, scansion, tempo ).

Tout cela est indissociable de l’engagement total de celui qui parle dans ce qu’il dit, pense et

fait (et non plus l’extériorité du savoir par rapport au « sachant », de règle à l’Université), sa

dévotion passionnée à sa tâche, voire à son destin. Engagement dont le pendant, du côté

des auditeurs membres du cénacle, est le haut degré de concentration, la rigueur attentive

et l’implication complète exigés.

Telle est la pragmatique inouïe des « non-cours », dont l’enjeu ultime reste – insistons-y – la

monstration de ce qui ne saurait pas se dire, le sens de la valeur à la lumière duquel il s’agit

de transformer sa manière de voir et de vivre.

À cet égard le style d’enseignement des « non-cours », s’il est par définition acroamatique

(on y est relié par l’écoute), ce n’est pas au sens ironique que Nietzsche conférait à ce

terme : il relève d’une parole vivante, non écrite, d’un sens aigu de la présence, exigeant de

chacun un engagement de soi tout entier. Il oppose plutôt, dans cette mesure, une

résistance à toute forme de servitude aux impératifs de l’institution universitaire.

16. Si l’on croit tous les témoins de ces « cours », il s’agit d’un moment de grâce de la

pensée, qui l’apparente plus à un exercice spirituel qu’à une argumentation méthodique.

Wittgenstein y parle sans texte (« à mesure que les idées me viennent »), s’y adonnant à un

jeu de langage singulier : penser à haute voix devant le petit auditoire réuni. (Décidemment

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la parole, l’oralité, aura toujours été pour lui une source d’impulsion ou d’inspiration.

Variante, à laquelle il était également attaché : dicter ses pensées.)

Il s’avance comme un funambule (selon une image qu’il affectionnait) vers ce que l’on ne sait

pas (encore) voir ou dire ou enseigner, multipliant des comparaisons que personne n’aurait

songé à faire, s’y investissant entièrement dans ce qu’il s’agit de voir, de comprendre,

tension et intensité imprimées sur le visage.

On a la sensation d’assister à la pensée en train de se faire, de se frayer un chemin et

prendre forme au cœur d’un corps à corps ardu avec le langage.

Il se dessine ainsi une pratique enseignante qui est en même temps une investigation in

praxi (et non pas, encore une fois, une transmission de contenus tout faits et extérieurs au

sujet). Ce qui implique que l’enseignant-chercheur, le professeur-poète en décalage au sein

de l’analytique universitaire du langage, soit exposé aux accidents de parcours inhérents à

l’enquête vivante : doutes, hésitations, impasses (« Oh, I’m a damn’d fool ! »), longs silences,

mais aussi instants de rencontre, insights, inspiration, trouvaille (« Oh it’s so clear ! »). Toute

une dramaturgie de la pensée se met en place.

Wittgenstein de conclure ou plutôt de dissoudre une discussion en un mouvement sceptique

recourant à des procédés dignes d’un maître Zen : « Dites ce que vous voulez », « Je n’ai pas

d’opinion en philosophie. »27

En bref, la fameuse activité (Tätigkeit), que le Tractatus définissait déjà comme la vraie

nature de la philosophie (cf. 4.112 sq.)… L’enseignement comme processus, et non comme

produit ; travail de l’énonciation, plutôt que corpus d’énoncés ; manière de faire, en

mouvement, et non résultat. L’important résidant plutôt dans le parcours, la traversée, le

voyage lui-même, et non pas dans un but. On dirait une variante, en un sens, de la maxime

kantienne selon laquelle on n’apprend pas la philosophie mais, tout au plus, à philosopher.

Le combat avec le langage et le mouvement d’aller à l’encontre de ses frontières, de se

cogner contre les limites de « notre cage », est justement de l’ordre de l’action et de

l’épreuve existentielle, non pas de l’ordre du discours et de la transmission de significations

27 Rapporté par J. Wisdom (Ludwig Wittgenstein, 1934-1937), cité par J. Bouveresse, La parole malheureuse, Minuit, 1971, pp. 40-41.

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établies. Cela reste, certes, « sans espoir » (au point de vue de la signification), mais

l’impulsion, le se-heurter contre les limites, « indique quelque chose ».

C’est dans cette mesure exactement que ce style d’enseignement essaie de répondre au

dilemme évoqué : en tant que geste. Le non-cours comme riposte au non-enseignable.

L’enseignement, qui par définition ne saurait enseigner l’éthique, doit se faire lui-même acte

éthique, l’éthique se montrant « en acte », engageant chacun à y voir le sens muet par soi-

même.

Là réside la portée existentielle du non-cours, qui fait signe vers ce qui incommensurable

avec la futilité de « la civilisation du progrès ».

17. Il est permis de voir l’épisode de la rencontre de Wittgenstein avec les positivistes du

futur Cercle de Vienne comme un modèle de ce style d’enseignement, un prototype du non-

cours en tant que geste.

La scène est connue. Wittgenstein, qui considère que la lecture positiviste du Tractatus

laisse de côté « le principal », ne se prête pas au jeu de langage habituel de la discussion

rationnelle et argumentée, faite de questions et d’objections. Il essaie au contraire de faire

comprendre ou faire sentir à ses interlocuteurs qu’en un sens, et à l’inverse de ce que

postulerait le positivisme, ce qui excède les limites de ce que le langage peut dire n’est pas

rien, mais précisément « le plus important ». Mais cela, justement, il ne peut pas dire ; il

peut tout au plus essayer de le montrer. Pour ce faire, il recourt alors à un geste : tourner le

dos à ses convives et leur réciter à haute voix des vers de Rabîndranâth Tagore (encore là,

méthode acroamatique : se dérober au regard, privilégier l’oreille). Il choisit ainsi de faire

entendre l’exemple-type de langage que « Carnap et consorts » (comme il le dira plus tard)

tenaient pour sinnlos, dénué de sens, meaningless.

Là encore, geste typique d’un maître Zen, comme on a pu le remarquer : pointer vers un

sens qui outrepasse ce que le langage peut signifier.

(À cet égard Carnap, de même que Russell et Frege, ne se sont pas trompés lorsqu’ils ont

senti que le style de philosophie et d’écriture de Wittgenstein était plus proche de l’art et de

la littérature que de la science et de la logique argumentative. La même chose peut être dite

à propos de son enseignement, comme l’on vu Richards, Verburgt et bien d’autres.

Wittgenstein lui-même le caractérisait comme appartenant au champ de la « persuasion

esthétique » de la même manière que la psychanalyse et la critique littéraire.)

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Que la littérature (les poèmes de Tagore) soit convoquée ici, en ce point précis, ce n’est pas

hasard et ne devrait pas nous surprendre. Elle était apparue déjà plus haut, elle est en fait

constamment présente tout au long de ces remarques (références à Tolstoï, au poème de

Richards, à Peter Verburgt, à Proust aussi…). Mieux encore : elle se trouve déjà au cœur de

la problématique de la forme – et éminemment de la forme littéraire – du Tractatus lui-

même, comme on a pu le montrer. Forme que le livre, en un double geste, s’attache à dire et

à montrer, à thématiser et à inscrire, tout à la fois, dans sa composition même28.

On pourrait dire : la littérature commence là où nous nous heurtons aux frontières du dicible

et éprouvons les limites du langage. Dans cette mesure, elle est essentiellement geste,

monstration. Ce que depuis sa correspondance avec Engelmann jusqu’aux dernières

conversations avec Drury, Wittgenstein n’aura cessé de souligner, en faisant remarquer que

la littérature est capable d’accès à la « signification ultime », « au-delà des mots » (cf. Drury,

op. cit.).

Il est intéressant et important d’observer ici, à propos de non-cours et d’inexprimable, que la

littérature qui au milieu du siècle, à la même époque des « non-lectures », se cherche et

s’expérimente, s’y présente explicitement comme écriture du « non-mot », « unword » (tel

est le terme qu’allèguent, littéralement, Samuel Beckett et Clarice Lispector).

L’affinité de ce travail de l’écriture avec la pensée wittgensteinienne du langage et partant

de la littérature – des possibilités de celle-ci et de sa tâche – est surprenante. Elle réclame

une vraie recherche.

L’enseignement comme therapeia.

18. Étant arrivés à ce point – et supposant que les présentes remarques permettent de situer

d’une façon pertinente l’enjeu de l’art d’enseigner au sein (et au-delà) de l’Université (tel du

moins qu’il se dégage à partir du cas Wittgenstein) –, il conviendrait maintenant d’en étudier

28 Cf. G. Gabriel, « La logique comme littérature ? Remarques sur la signification de la forme littéraire chez Wittgenstein », op. cit.

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les implications. Je dois me contenter ici d’en indiquer simplement, elliptiquement, quelques-

unes. Leur examen circonstancié sera remis à un autre lieu.

Wittgenstein a toujours assimilé son style d’enseignement à une thérapie (ce qui était déjà

impliqué dans le Tractatus). Le topos est bien connu : il s’agit en fin de compte de considérer

les problèmes philosophiques non pas comme des questions, demandant des réponses, mais

comme des maladies réclamant un diagnostic, un traitement, un « changement du mode de

pensée et de vie », une cure du « philosophe qui est en nous ».

J’aimerais toutefois nuancer cette conception courante en introduisant une différence, trop

généralement négligée par les commentateurs. Il convient d’y discerner en effet deux

acceptions de la thérapie philosophique.

La première est la thérapie grammaticale, que nous venons d’évoquer. Elle est

abondamment commentée par les spécialistes wittgensteiniens. Sa ressource principale

réside dans l’art de comparer des choses qui paraissent à première vue fort éloignées entre

elles, voire sans relation aucune. Ce qui est requis alors est un talent pour « voir des

analogies », les découvrir et les explorer ; talent qu’Aristote dans la Rhétorique et dans la

Poétique disait déjà être fondamental aussi bien en philosophie qu’en poésie. Wittgenstein

estimait partager ce talent avec Freud, pour le meilleur et pour le pire.

La seconde acception renvoie à une idée de thérapie impliquée au long des présentes notes :

la thérapie (voire l’auto-thérapie, comme on dit autoanalyse) que Wittgenstein caractérise

comme « travail sur soi-même (Arbeit an Einem selbst) » – appelant des jeux de langage

comme la confession, l’examen de soi, le journal, et des formes de vie comme la retraite,

l’ermitage –, soit une constellation d’activités de langage qu’il pose comme condition de la

pensée, de l’écriture, du ton juste. Je subsumerai cette acception sous le terme grec de

therapeia, puisque de même que pour les philosophes de l’Antiquité, son enjeu est

proprement éthique et existentiel. Il s’agit pour chacun de travailler son éthos, Wittgenstein

dit : sa manière de voir, de penser et de vivre. Telle est bien la signification de l’expression

therapeuein heauton : s’occuper de soi, de son âme, psyché ou corps-psyché, en prendre

soin, s’en soucier. (À remarquer à cet égard, une fois encore, les affinités frappantes de

Wittgenstein avec le stoïcisme.) C’est ici qui se situe, en tant qu’objectif suprême, la fameuse

tekhnè tou biou : la question de l’art de (apprendre à) vivre.

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19. Quelques observations, pour finir, autour de la réélaboration wittgensteinienne de la

therapeia des Anciens, que nous suggérons ici.

1) Elle se révèle parente, sous bien des aspects, de la talking cure psychanalytique, que

Freud définissait comme « thérapie de l’âme par la parole », et qui a elle aussi pour objectif

une modification de la manière de vivre.

Les relations de la therapeia wittgensteinienne avec la thérapie freudienne sont bien

entendu complexes et ambivalentes (Wittgenstein « acceptait et rejetait Freud dans une

égale mesure », remarquait Brian McGuinness.) Néanmoins, ce qui semble indubitable et

important est que les derniers écrits wittgensteiniens, dits de « la philosophie de la

psychologie » (1946-1950), découvrent et explorent des ressources et des potentialités du

langage qui intéressent directement l’exercice de la parole, de l’écoute et de la relation

psychanalytiques29. Et tout cela n’est manifestement pas sans rapport avec la scène de

l’enseignement qui, au titre du « non-cours », nous occupe ici.

Tel est le cas spécialement des remarques relatives au leitmotiv de l’aspect et aux concepts

de voir- et d’entendre-comme (voir le contour d’un nuage comme un – ou sous l’aspect d’un

– visage humain ; entendre telle phrase comme un compliment ou comme un insulte…). Ces

concepts renvoient aux questions de forme et de manière, de geste et de ton, qui sont des

questions d’ordre éminemment esthétique, travaillant à la limite du signifiable, au seuil

entre le langage (articulé) et l’affect (inarticulé). Elles ont trait plutôt à ce qui se montre qu’à

ce qui est signifié. Nous y retrouvons donc les motifs, esquissés conjointement ici, de la

littérature et de l’art d’enseigner.

L’importance pour la psychanalyse est évidente, car l’art de « voir le rapport », de discerner

les analogies (de voir ou entendre ceci comme cela), est au cœur du dispositif de la talking

cure, puisque celui-ci vise à favoriser la manifestation (aspectuelle) de l’affect, son analyse,

l’art de l’interpréter (la Deutungkunst).

Mais cela est tout aussi important pour la pragmatique ou le style d’enseignement dont

nous parlons, et éminemment pour les « non-cours », tournés vers le geste de monstration,

et qui dans une certaine mesure partagent avec la talking cure le souci de la cura sui.

29 Wittgenstein, Last Writings on the Philosophy of Psychology / Letzte Schriften über die Philosophie der Psychologie. Bd. 1-2, 1992, 1998; Remarks on the Philosophy of Psychology / Bemerkungen über die Philosophie der Psychologie. Bd. 1-2, 1998.

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2) Cela nous introduit à un dernier point, crucial, des rapports entre Freud et Wittgenstein,

et touchant directement à l’enseignement et à la fameuse relation enseignante : la question

du transfert.

Le style d’enseignement wittgensteinien, nous l’avons vu, avec son exigence d’engagement

complet, existentiel de chacun, implique un type de relation enseignante intense, mobilisant

un important investissement affectif. On sait que Freud a thématisé ce genre de relation

sous le concept de transfert, Übertragung, qui définit le phénomène central de la cure

analytique. Le transfert excède cependant le champ exclusif de la situation thérapeutique

stricto sensu et peut en principe affecter et travailler n’importe quelle situation ou relation,

pour peut qu’en elle se trouve impliquée la question de l’autre : l’autre comme question,

énigme, séduction et intimidation tout à la fois (non seulement l’adulte pour l’enfant ou le

thérapeute pour le patient, mais aussi le directeur de conscience pour le fidèle, le maître

pour le disciple). Le transfert (irréductible, lui aussi, à ce qui peut être dit, à la rationalité

discursive) est en somme une force qui investit, travaille et détermine, voire destine une

relation.

Pour autant qu’il affecte la relation enseignante, le transfert est ou devrait être un principe

propulseur, une force motrice, formatrice, transformatrice. Cela est clairement observable

dans le cas de la therapeia des Anciens et la relation maître/disciple qu’elle suppose et

implique. Comme Platon l’explique et le montre souvent, l’enseignement socratique est une

psychagogie, une formation de l’âme par la parole (qui inclut, en ses moments les plus

élevés, la monstration des limites du langage). Celle-ci exige par conséquent une

interlocution fortement personnelle, d’affection et d’amour, où maître et disciple pensent

ensemble, unis par l’inspiration d’Éros. C’est à travers l’« érotisation » du dialogue

socratique que le travail du transfert soutient le mouvement d’initiation à la pensée. « On

n’apprend que de qui on aime », disait Goethe à Eckermann : cela est d’autant plus vrai en

matière d’éthique et d’inenseignable, de l’inenseignable apprentissage de la juste manière

de vivre.

Wittgenstein a connu, vécu, éprouvé parfaitement tout cela. Figure modèle de l’être

d’exception, atopos, réveillant l’Alcibiade chez ses jeunes interlocuteurs (et lui-même sujet à

« transfert incontrôlé »), il a toujours été la cible de transferts intenses et violents (la

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définition qu’en propose Lacan, « Le transfert, c’est de l’amour qui s’adresse au savoir », et

qui prend sa racine dans son analyse du Banquet, s’avère tout aussi bien dans le cas

wittgensteinien). Cette vague transférentielle, appelée et entretenue par le style même de

l’enseignement wittgensteinien, tendait, comme celui-ci, à déborder les frontières de la

relation pédagogique courante, instituée (à supposer que ces bords puissent être plus ou

moins clairement, univoquement, sinon durablement délimités).

Et pourtant… Wittgenstein semble avoir manqué, laissé échapper complètement le concept

et l’enjeu du transfert en tant que tels : nulle trace, semble-t-il, dans ses écrits ni dans ses

propos (rapportés ou qui lui sont prêtés), y compris dans ses remarques critiques consacrées

à la thérapie freudienne. Quand il aborde la talking cure, la relation analytique, Wittgenstein

tend systématiquement et inexplicablement à la réduire à un simple rapport d’interaction

dialogique, d’interlocution communicationnelle entre partners, où la question de leur

relation à proprement parler – la relation transférentielle – est laissée entièrement de côté,

passée sous silence, ignorée ou oubliée comme un lapsus, au profit de la considération

exclusive de l’objet dont ils parlent et des significations qu’ils échangent. Or, Freud

argumente pourtant : sans relation transférentielle le jeu de langage de la talking cure ne

serait tout simplement pas possible. (Et nous sommes en mesure d’y ajouter maintenant : un

certain art d’enseigner non plus, y compris et surtout celui du « non-cours » qu’invente

Wittgenstein.)

Une telle omission, méprise ou négligence, est inattendue et surprenante chez l’analyste fin

et scrupuleux des différences grammaticales entre les jeux de langage. Que peut-elle bien

signifier ? Elle ouvre certainement plusieurs questions et appelle une analyse. Toutefois, ce

qui demeure impensé chez Wittgenstein, reste cependant pensable avec les concepts

élaborés par lui, à commencer par le motif de l’aspect de la « philosophie de la

psychologie », qui devrait permettre de reprendre à nouveaux frais la question du transfert

et de la relation transférentielle – y compris au regard du style d’enseignement des « non-

cours » et de l’enjeu de l’inenseignable.

3) Ces notes ouvrent en grand la question du rôle que les « concepts d’affect » (cf.

Remarques sur la philosophie de la psychologie I et II) – à commencer par ces « dispositions

affectives » (Gemütsdispositionen) que sont l’amour et l’amitié – jouent dans notre vie, dans

nos jeux de langage, dans les expériences que nous pouvons y faire, sous les noms entre

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autres d’art d’enseigner, de philosophie, d’Humanités, d’élaboration de soi, d’éthique et

d’éthico-politique, de therapeia. Où se joue et se décide la question du sens du monde et du

changement de la manière de vivre.

— Pari de l’enseignement de la philosophie et des Humanités, dernière ligne de résistance

aujourd’hui : engager un travail de soi sur soi-même (donc forcément contre soi), mettant en

jeu son mode de vie tout entier et visant à la modification de soi, attentif à ce qui, en soi, est

irréductible à soi et excède ce que l’on est.

— Est-ce possible, à l’Université ?

— C’est pourtant l’essence de l’Université. Comme le rappellent fortement les critiques

modernes et contemporaines de l’Université.

— Mais l’organisation de l’Université moderne, technoscientifique et industrielle,

managériale et utilitariste, performante, est faite pour oublier cette question. Il ne s’agit plus

du tout de former au « métier de vivre ».

— Riposte du professeur-poète : il faut, dans l’Université, se situer hors de l’Université (en

« strayed poet »), si l’on veut y être au cœur et accomplir son essence conformément à son

principe, qui est de permettre à chacun d’élaborer ce qu’il doit être.

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