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Chapitre 3 Des approches socio-techniques et techno-organisationnelles de l’innovation: l’utilisateur comme co-producteur de l’innovation au sein d’un réseau socio-technique
L'analyse qui précède nous a permis d'identifier la forte interdépendance et l'entrelacement,
entre dynamique technologique d'une part et changements sociaux et organisationnels de
l'autre. Les approches séquentialistes aussi bien qu' "interactionnistes"( quoique ces dernières
aient apporté une meilleure compréhension des mécanismes d'innovation strictement
technologiques) sont apparues, dans les chapitres 1 et 2, comme inaptes à proposer une
appréhension simultané e et co-évolutive de ces deux dimensions du changement technique.
Le présent chapitre se propose donc d'aborder une sélection d'auteurs et d'approches, qui ont
pour perspective commune d'aborder simultanément les dimensions technologiques et
sociales, techniques et organisationnelles, du processus d'innovation.
L'intérêt que représente cette approche pour notre problématique de l'innovation repose sur le
fait qu'une figure active de l'utilisateur ne peut véritablement être appréhendée sans une
véritable conceptualisation théorique de l'organisation (dont l'organisation utilisatrice), tant
dans sa structure et que dans sa dynamique de changement. Le concept de routines, développé
dans le cadre de leur théorie de la firme par Nelson et Winter (1982), prolongeant des
analyses de Simon (1976), nous permettra de fonder théoriquement l'activité de production
d'usages innovants, réalisée par l'utilisateur autour d'un objet technique en construction1.
L'approche actor-network theory de Callon et Latour (notamment, 1988,1990, et 1992), telle
que la désignent les Anglo-saxons, fournira un soubassement théorique solide pour mettre en
lumière la co-évolution et l'interpénétration entre changement technologique et changement
social. Le concept associé de "script" d'usage, incorporé dans l'objet technique, développé par
Akrich (1987 et 1991), nous permettra de préciser les fondements microéconomiques de la
co-évolution entre changement technique et changement social ou organisationnel, à travers le
processus dynamique d'incorporation d'usages innovants.
Dans la première section, nous présenterons différentes approches qui, sans chercher en
priorité à comprendre l'interdépendance entre changement organisationnel et changement
1 Voir les développement de cet aspect en partie II.
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technique, permettent néanmoins d'en développer la notion. Nous passerons en revue
quelques théoriciens de l'innovation en commençant par Von Hippel, fondateur du concept de
l'utilisateur comme innovateur. Ses recherches où l'utilisateur s'avère dominant dans le
processus d'innovation, mettent en relief certaines caractéristiques organisationnelles et
technologiques typiques d'une telle configuration. Nous développerons ensuite l’approche de
l’innovation comme processus d’interaction entre utilisateur et producteur, dont Lundvall est
un contributeur majeur. Nous conclurons ce chapitre par l'examen de l'approche socio-
technique , initiée par Callon, Latour et Akrich.
Section 1 Une problématique de la co-production de l'innovation chez Lundvall
L'approche développé par Von Hippel a permis de poser la pertinence d'une appréhension de
l'innovation comme processus distribué et marqué par d'importants phénomènes co-
productifs. Lundvall offre un cadre d'analyse autorisant d'aller plus loin dans cette
perspective. A partant de son concept d'apprentissage par l'interaction, développé dans son
article de 1985, il construit progressivement une approche de l'innovation comme processus
d'interaction, dans lequel sa nature co-productive est explicitée (notamment dans ces écrits de
1988, 1992 et 1993). Trois caractéristiques de ce processus nous intéressent tout
particulièrement. L'utilisateur s'y affirme comme producteur à travers son rôle privilégié dans
la production de valeur d'usage du produit innovant, notamment via la production de
caractéristiques d'usages de celui-ci. De nouvelles compétences foncières de l'organisation
innovante apparaissent, influant fortement sur sa compétitivité et sa capacité d'innovation: la
capacité à coopérer. Enfin, l'auteur propose une première intégration de variables sociales
dans l'analyse du processus d'innovation à travers son approche des Systèmes Nationaux
d'Innovation (SNI).
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1) Une problématique centrale pour le processus d'innovation : la qualité des relations entre
les acteurs plus que l’excellence technologique des parties
L'approche de Lundvall nous semble apporter un déplacement des lieux de l'analyse du
processus d'innovation : alors que les approches présentées dans les sections et chapitres
précédents se focalisaient surtout d'une part sur la forme et le rythme de l'innovation, et
d'autre part sur les lieux et acteurs du processus, Lundvall se concentre sur la nature et la
dynamique des relations (relationships) qui lient ces acteurs de l'innovation entre eux. Ces
relations entre acteurs, quand elles étaient mentionnées, étaient jusqu'à lors principalement
supposées, à savoir considérées en grande partie comme déjà existantes. La perspective et la
pertinence de leur endogéneisation n'était que peu évoquée. Les modalités de leur
constitution, et plus encore de leur production, ne faisaient pratiquement pas partie du champ
d'investigation considéré pertinent. L'étude de la nature des relations que les acteurs de
l'innovation produisent (notamment, les processus d'interaction), nous montre Lundvall,
importe peut être plus pour la compréhension de leur capacité collective d'innovation, que
l'analyse des différentes tâches constituant le processus et leur allocation (1992, 1993).
Nous allons ici analyser comment Lundvall construit progressivement cette nouvelle
problématique, dans le champ de l'économie de l'innovation, et les différentes implications
dont elle est porteuse.
2) Un dépassement de l'opposition entre marché et hiérarchie : le "marché organisé", lieu
privilégié de réalisation du processus d'innovation
L'incertitude est une des caractéristiques fondamentales du processus d'innovation. Au-delà de
son éventuel constat empirique, nous avons noté combien les cadre théoriques séquentialistes
et "interactionnistes" créaient, en interne à chacun de ces systèmes, une incertitude qui nous
avait paru excessivement radicale2. L’auteur rappelle tout d’abord que l’incertitude, vis-à-vis
du processus d’innovation, est renforcée par la division technique du travail : "une part
substantielle des activités d'innovations se situent dans des unités séparées de celles des 2 Notamment, nous avons montré que l'approche en terme de trajectoire et de paradigme de Dosi pouvait engendrer un processus d'innovation (théorique) caractérisé par une incertitude radicale, du fait que l'économique n'y intervenait qu'a son "étape" ultime, celle de la mise sur le marché.
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utilisateurs potentiel des innovations" (1988, p. 349). A travers une professionnalisation de
l’activité d’innovation, cette spécialisation induit un éloignement fonctionnel entre le
producteur de l’innovation et son consommateur-utilisateur.
Dans l'approche Williamsonnienne (telle qu’elle est notamment présentée dans Williamson,
1975), l’incertitude vis-à-vis du processus d’innovation est analysée comme un des moteurs
des stratégies de concentration verticale (intégration). Les deux modalités théoriques de
coordination des activités économiques, posées dans ce cadre comme étant le marché et la
hiérarchie, sont reconnues en effet ne pas suffire à limiter l'incertitude à des niveaux
compatibles avec les prises de risque soutenables par l'innovateur.
Lundvall, dans son article de 1992, s'inscrit en faux contre une telle conclusion. Il soutient que
cette insuffisance (théorique) du marché et de la hiérarchie vis-à-vis des niveaux de risques
assumables par l'innovateur ont une conséquence tout autre : ces deux concepts ne permettent
pas de rendre compte de la réalité des modalités de coordination au sein du processus
d'innovation. Celui-ci se réalise de manière privilégiée dans une "structure" particulière, celle
du « marché organisé » [organized market], qui intègre des relations organisationnelles entre
des unités "formellement indépendantes" » (1988, p. 352). Dans celle-ci, les comportements
des acteurs appartiennent bien plus à la coopération qu'à la seule concurrence (théorique) sur
les marchés, ou à l'autorité au sein d'organisation hiérarchique. Cette structure particulière
autorise que le flux d’information ne se limite pas à des informations en prix et en quantité
mais laissent apparaître "des flux d'informations qualitatifs et des coopérations directes"
(1988, p. 352). La coopération, ou l'interaction productive, s’affirme ainsi comme modalité
de réponse alternative à l'incertitude, dans le cadre de marché organisé. Il semble que l’auteur
ne se satisfasse par d’une interprétation de ces « marchés organisés » comme exceptions,
voire comme formes hybrides, secondes en quelque sorte par rapport aux deux références que
constituerait le marché et la hiérarchie. Tout au contraire, il ressort de son argumentation que
ce « marché organisé » s’affirme, empiriquement comme la situation la plus fréquente, et
conceptuellement comme le cadre de référence majeur. Les formes de coordination par le
marché ou la hiérarchie se verrait ainsi reléguées au statut de cas extrêmes, ou à une utilité
surtout didactique.
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Cette position théorique est, pour l'auteur, un préalable pour pouvoir appréhender, par un
cadre conceptuel adéquat, les processus effectifs d'innovation dans les économies
contemporaines.
3) Un fondement théorique de l'utilisateur : l'utilisateur comme producteur de valeur d'usage à
travers les caractéristiques d'usage du produit innovant
L'auteur se focalise sur deux sources particulières de l'incertitude vis-à-vis du processus
d'innovation : celle relative aux performances techniques du produit innovant, et celle
concernant les caractéristiques pertinentes de celui-ci. Concernant le premier type, Rosenberg
(1982) a montré leur importance (voir chapitre 2). Nous nous concentrons ici sur la deuxième
source qui, bien qu'ayant déjà été mise en exergue par ce même auteur, est ici approfondie par
Lundvall. Il explique dans son introduction que la problématique pertinente, pour l'économie
de l'innovation et du changement technique, n'est pas tant l'allocation optimale de ressources
rares à valeurs d'usage déjà définies (comme le fait la tradition néoclassique), mais surtout la
production de « nouvelles valeurs d'usages » (1988, p. 350) 3 (use value). Dans une approche
classique de Demand Push par exemple, implicitement, le produit innovant est déjà défini sur
le marché, avec des caractéristiques pertinentes d’usages établies. Or, souligne Lundvall,
"beaucoup d'innovations en apparence purement déterminées par la demande, ont leurs
racines dans une interaction user -producteur très en amont [early]de la chaîne de
l'innovation" (1988, p. 358). La question pertinente est donc d’analyse comment, dans ce
processus d’interaction coproductif, se réalise cette production de valeur d’usages vis-à-vis
l’innovation en cours d’élaboration. Ce point est d'importance car il induit un déplacement
de l'attention sur les processus, dynamiques, de production de ces valeurs d'usages, dans le
cadre d'un processus d'innovation. Or, comme nous l'avons vu dans notre section dédiée à
l'analyse du learning by using de Rosenberg (1982), et en nous référant aussi aux apports de
Lancaster (1966), un des attributs déterminants de la valeur d'usage d'un bien est constitué par
3 Le cadre circonscrit de cette thèse ne nous permet pas d’entrer dans la problématique de la théorie de la valeur. Nous n’utilisons notamment pas ici la notion de valeur d’usage en référence particulière à la problématique développée par Marx en termes de valeur d’usage, valeur-travail, et valeur d’échange. Nous l’entendons plutôt, à l’instar de l’usage qu’en fait Lundvall (1988), dans une acception large, proche de la notion de valeur-utilité, et qui la met en relation avec les caractéristiques pertinentes d’un bien, tels que les a théorisées Lancaster (1966). Ce qui nous importe donc surtout ici, c’est que l’utilité d’un bien va croître avec la production progressive des caractéristiques pertinentes d’usages qui lui seront associées. Cette approche est particulièrement intéressante pour aborder l’évolution de l’utilité qu’un client-utilisateur pourra tirer d’un logiciel, à travers le développement progressif de différentes fonctions (fonctionnalités), autorisant de nouveaux usages du produit.
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ses caractéristiques pertinentes et, comme le précise Lundvall, par ses caractéristiques
d'usages. « Nous choisirons de nous focaliser sur la capacité d'une économique à produire et
diffuser des valeurs d'usages avec des nouvelles caractéristiques" (1988, p 350)
Ainsi, la problématique des caractéristiques pertinentes d'un bien se déplace progressivement
de la question de leur seule identification (avec la question associée de leur dite révélation) à
la question de leur production. C'est à ce niveau que l'utilisateur intervient, au niveau
théorique, comme un acteur déterminant. Von Hippel a montré qu'une raison centrale pour
laquelle, dans certaines configurations techno-organisationnelles, les utilisateurs s'affirmaient
comme innovateurs consistait en leur aptitude inégalée à produire des caractéristiques
pertinentes relatives à l'usage, économiquement utile, d'un produit innovant. Lundvall élargie
cette analyse, jusqu'à lors surtout appliquée au cas "extrême" de l'utilisateur exclusif
innovateur, pour l'étendre, en l'enrichissant, à celle de l'innovation distribuée entre plusieurs
acteurs.
De l'identification des besoins à la production de valeur d'usages : un début de
valorisation théorique de l'activité productive du consommateur-utilisateur
Ainsi, non seulement la Demande n'apparaît-elle plus, au niveau théorique, comme quelque
chose de donné (puisqu'il y a de l'activité productive qui préside à son existence) mais plus
encore, elle ne s'affirme plus nécessairement dans une opposition dichotomique avec l'Offre.
L'utilisateur participerait à une production de la demande. Une piste théorique est ouverte
pour une conceptualisation forte du consommateur-utilisateur, comme réalisant des activités
aptes à être qualifiées de productives. Au-delà de la seule problématique de l'utilisateur
comme innovateur, la question théorique plus vaste de l'utilisateur-consommateur comme
producteur est donc posée.
Lundvall pose donc une première fondation théorique générique d'un utilisateur véritablement
coproducteur dans le cadre du processus d'innovation.
Pourtant, on est obligé de constater que sa conceptualisation de l'utilisateur n'est pas toujours
constante, même au sein d'un même article, comme celui de 1988. En effet, parfois il
participe clairement d'une approche de l'utilisateur comme producteur (notamment producteur
de valeur d'usage à travers l'élaboration de caractéristiques pertinentes d'usage) et à d'autre
moment il le positionne comme simple objet d'une activité menée par le producteur, visant à
révéler ses dits besoins. Dans ce dernier cas, il ne fait que reproduire une analyse déjà
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développée, notamment par Freeman (1982) selon lequel « dans l’innovation, la connaissance
des besoins des utilisateurs est plus importante que l’innovation technique » (p. 124 ). Malgré
son intérêt, cette assertion est porteuse d’une conceptualisation de l'utilisateur bien moins
riche que la première approche de Lundvall, qui intégrait les apports de Von Hippel en la
matière.
4) Du learning by interacting à l'innovation comme processus co-productif
Lundvall est surtout mentionné dans la littérature économique pour deux de ses apports : le
concept d'apprentissage par l'interaction (learning by interacting) et son approche en terme
de Système National d'Innovation. Souvent, son article sur l'innovation comme processus
interactif de 1988, est ramené au seul concept d'apprentissage par l'utilisation. Or, entre les
deux, la pensée de l'auteur s'est considérablement enrichie.
Dans son article de 1985, Lundvall positionne sa problématique surtout dans le cadre de
l'analyse des modalités d'apprentissage des individus et organisations. Il reste donc dans le
cadre relativement circonscrit du "paradigme" de l'apprentissage, en tant que processus
important et longtemps négligé permettant des gains de productivité et de la création de
richesse. En ce qui concerne l'innovation, elle est principalement pensée comme processus
d'apprentissage, que l'auteur enrichie en y ajoutant une modalité d'apprentissage nouvelle,
l'apprentissage qui se réalise à travers l'interaction entre producteur et utilisateur.
Ces développements ne sont pas sans intérêt mais, dans l'article de 1988, l'auteur va plus loin :
il passe d'une approche de l'innovation comme processus d'apprentissage interactif, à une
innovation comme processus d'interaction. Analysons ici le chemin parcouru et sa portée
théorique.
La question qui se pose est celle de la possibilité de ramener le processus d'innovation à un
processus d'apprentissage, aussi riche et complexe soit ce dernier. La littérature
évolutionniste est prolifique sur le sujet de l'apprentissage et de son exploitation théorique en
terme économique. Mais, comme Paulré (1997) le note, ses acceptions sont variées, et pas
toujours cohérentes : elles vont par exemple d'un apprentissage déterministe que nous avons
qualifié "d'automate", dans l'analyse que nous avons faite du learning by doing, à ce que
Paulré dénomme un apprentissage cybernétique, bien plus riche, complexe et indéterminé.
Les apports les récents des théories de l’apprentissage en économie (tels que présentés
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notamment dans Foray, 1994) valorisent un modèle de l'apprentissage en double boucle
(double looop) particulièrement riche, au sein duquel les individus, dans le système dont ils
font partis, s’exercent à apprendre à apprendre. Une certaine capitalisation des capacités
individuelles et organisationnelles d'apprentissage est ainsi permise. La dynamique
d’apparition de nouvelles routines, comme résultats de routines de search (Nelson et Winter,
1982) peut être considérée comme procédant d’un tel processus d'apprentissage double.
L'apprentissage se trouve ainsi liée à l'apparition de nouveauté de par le fait qu'elle génère de
la connaissance supplémentaire. La caractérisation de cette connaissance supplémentaire
comme nouveauté requiert cependant de définir l'espace dans lequel on se situe. Si l'on se
situe dans un espace cognitif entièrement "ouvert" (la connaissance disponible sous toutes ses
formes dans le monde entier) peu de ces connaissances issues de l'apprentissage pourront être
qualifiées de nouvelles, dans l’absolu. Par contre, si elles sont rapportées à un espace
circonscrit, une organisation donnée par exemple, l'association théorique entre apprentissage
et production de nouvelle connaissance peut être argumentée dans une optique de portée plus
générale. Mais c'est surtout à travers la notion de connaissance contextuelle4 (une
connaissance d’utilité relative à un contexte) que la caractéristique de nouveauté peut être
abordée de la façon la plus riche. Si la connaissance contextuelle, à savoir une connaissance
dont la valeur d'usage est circonscrite à un contexte productif particulier, est d'une valeur
économique générale, alors le processus d'apprentissage peut être légitimement abordé en
terme de production de connaissance nouvelle.
Une fois cet aperçu de différents modes de conceptualisation de la connaissance vis-à-vis du
processus d'apprentissage effectué, il reste à définir sa relation avec l'innovation. La
connaissance issue de l'apprentissage, au-delà de son éventuelle nouveauté au sein d'un
contexte donné, peut-elle être qualifiée d'innovation ? Si l'on se réfère à la définition la plus
répandue, initialement développée par Schumpeter (1935) la caractérisant par une mise sur la
marché, une majeure partie de ces connaissances ne peuvent pas être considérées comme
innovation. Mais cette définition fait fi de la possibilité qu'une innovation soit
économiquement utile, sans pour autant être effectivement mise sur le marché. Le cas se
présente notamment pour certaines innovations de processus, pour lesquelles l'organisation
innovante préfère ne pas diffuser l'innovation. Si l'on se rapporte maintenant à la
caractéristique selon laquelle une innovation est un changement qui induit des gains majeurs
en terme de profitabilité, alors une connaissance contextuellement nouvelle, issue de
4 Nous développerons ces notions dans la section dédiée aux approches d'économie de la connaissance.
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l'apprentissage, est effectivement susceptible d'être qualifiée d'innovation. En effet, comme
Rosenberg l'a notamment montré dans son article de 1982 sur le learning by using, une
modification mineure du design d'un produit innovant, issu de l'apprentissage par l'utilisation,
peut avoir une incidence majeure sur la valeur d'usage de ce produit pour l'utilisateur-
consommateur.
La sphère de validité potentielle d'une approche théorique de l'innovation comme processus
d'apprentissage est donc loin d'être nulle. Cependant, il nous semble, au regard de toutes les
hypothèses ci-dessus mentionnées, que le processus d'innovation ne saurait être, dans le cas
général, réduit au seul processus d'apprentissage.
Ainsi, le passage que réalise Lundvall entre une appréhension de l'innovation comme
apprentissage (selon la modalité particulière de l'apprentissage par l’interaction) et une
appréhension de l'innovation comme processus interactif (incluant mais ne se limitant pas à
un processus d'apprentissage) n'est-il pas trivial. L'innovativité ne se limite pas, bien qu'il
puisse y jouer un rôle central, au processus d'apprentissage.
Le rôle de l'interaction dans le processus d'apprentissage, tel que notamment développé par
Lundvall, peut être compris rapidement en faisant l'analogie avec le cas particulier de
l'apprentissage comme mode de formation privilégié dans les métiers de l'artisanat. C'est à
travers la pratique, et l'interaction avec son "maître artisan", que l'apprenti accédera
progressivement à l'état de l'art dans son métier ? Plus généralement, des spécialistes de
sciences de l'éducation, tels Piaget (1966) et plus encore, avant lui, Freinet (notamment dans
1938), ont souligné la centralité de l'interaction entre apprenants dans le processus
d'apprentissage, et plus globalement dans celui d'acquisition de connaissance5.
Le rôle de l'interaction dans le processus d'innovation, développé par Lundvall (1988) dans
son article de NN, est plus novateur dans sa théorisation. La complexité systématique des
technologies mobilisées dans nombre de processus d'innovation contemporain y joue un rôle
central. Comme l'avait souligné Rosenberg (1976), c'est une caractéristique de l'évolution
historique des économies contemporaines, notamment depuis l'avènement du capitalisme, que
5 C'est à ce titre que nombre d'expériences novatrices sont menées dans les écoles primaires visant à intégrer les NTIC dans le processus d'apprentissage et dans l'enseignement.
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de recourir à (et de générer) des technologies de plus en plus complexes, entretenant entre
elles des relations systémiques. Lundvall (1988) précise ici qu'autant l'inventeur de la charrue
pouvait maîtriser l'ensemble des connaissances et techniques nécessaires à son invention,
autant la majorité des innovations contemporaines ne l'autorisent plus. Ainsi, la réalisation
d'une innovation nécessite des connaissances de plus en plus réparties en des lieux et des
individus distants. De plus, du fait des relations systémiques qu'elles entretiennent
fréquemment entre elles au sein de l'innovation technologique, l'articulation de ces
connaissances peut mal se prêter à une simple division technique du travail et à une
coordination par l'organisation ou le marché. L'interaction entre les différents acteurs
détenteurs de ces connaissances, en relation systémique au sein de l'objet innovation, apparaît
ainsi comme une modalité privilégiée non seulement de leur coordination mais, plus encore,
de la genèse même de l'innovation. Cowan (2000) montre notamment que c'est la structure
réticulaire des "small words" (littéralement, petit mondes) qui intègre une importante
minorité d'hétérogénéité et de distance entre les acteurs du réseau (entre 5% et 10% des
effectifs), qui s'avère, sous certaines hypothèses, la forme la plus propice à l'innovation. Le
processus d'interaction, au-delà de son seul intérêt en terme de coordination, se révèlerait
ainsi, à travers la confrontation à l'altérité et à la différence, être un puissant facteur
d'innovativité.
5) Le processus d'innovation par l'interaction entre utilisateur et producteur : modalités et
étapes (process theory)
L’analyse d’un processus d’innovation, demande, dans la perspective de process theory tracée
par Wolfe (1994), d’identifier les motifs et incitations des différents acteurs à adopter les
différents comportements décrits.
a) Motivations et incitation de la firme à s’engager dans un processus interactif de
coproduction avec l’utilisateur
Lundvall (1988) mentionne cinq types d’incitations, pour la firme productrice, à développer
des relations fortement interactives et de proximité avec la firme utilisatrice dans le cadre de
son processus d’innovation :
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L’identification et la facilitation de l’appropriation de l’innovation par les
utilisateurs
Son ici concernées les modalités d'appropriation par l’utilisateur des innovations
d’équipement de procès. Ce cas se présente quand le producteur est un fournisseur
spécialisé de bien d’équipement auprès du client-utilisateur. La qualité et la vitesse
d’appropriation de produit innovants par une base de client (existant ou potentiel) vont
en effet fortement influer sur l’avantage compétitif que le producteur pourra obtenir à
travers sa stratégie d’innovation6. L’appropriation ne doit pas être ici entendue comme
seul acte d’achat (contrairement à l’acception fréquente chez les économistes du mot
adoption) mais comme acte productif, réalisé par l’utilisateur.
L’innovation de produit chez l’utilisateur peut engendrer des demandes en
innovation de procès chez le fournisseur spécialisé
Lundvall souligne que « les innovations de produits au niveau de l’utilisateur peuvent
impliquer des demandes nouvelles pour des équipements de procès" (p. 352) [process
equipment]. Ce point est particulièrement intéressant. Il peut être mis en relation avec
le fait que l’innovation, au niveau intra-organisationnel, advient fréquemment sous
forme de cluster. L’innovation de produit d’une firme étant par exemple fortement
liée à des innovations de procès autorisées par l’adoption de nouveaux biens
d’équipement. Nous développerons cet aspect dans le chapitre 4. Notons simplement
ici, qu’un fondement supplémentaire à l’hypothèse d’entrelacement entre activité
d’innovation du producteur et l’activité de production de l’utilisateur est ici apporté :
une part importante de la demande en bien d’équipement de procès innovant
proviendra d’activité d’innovation de produit de la part des clients-utilisateurs. On
voit donc l’intérêt pour le producteur de tels biens d’une forte proximité avec
l’utilisateur afin d’identifier la forme (le design) que ces équipements innovants,
« tirés » par l’innovation de produit du client, devront prendre.
Cette analyse peut être considérée comme un approfondissement du cas de l’utilisateur
comme innovateur de Von Hippel, dans le cadre plus général de la coproduction de
l’innovation par l’interaction. Le cas que nous développerons dans la partie II, sur la
co-évolution du produit de GED/Workflow de Bull avec les innovation de produits et 6 Ces variables de rythme de l’appropriation son notamment particulièrement importantes dans des environnements concurrentiels de type winner takes all ou dans lesquels les processus de standardisation de facto sont prononcés.
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organisationnelles de son client-utilisateur Axa-Alpha, s’intègre parfaitement dans un
tel cadre d’analyse.
L’incorporation des connaissances de l’utilisateur issue du learning by using dans
un nouveau produit innovant
"Troisièmement, la connaissance produite par l'apprentissage-par-l’utilisation ne peut
être transformée en des nouveaux produits que si les producteurs sont en contact direct
avec les utilisateurs" (p. 352). Ce motif et le processus qu’il induit nous paraissent très
importants pour ce qui est de la dynamique de l’innovation dans les NTIC. Nous
développerons cet aspect dans les chapitres 4 et 5.
L’appariement (matching) entre solution (technologique) et problème de
l’utilisateur
La question du rythme de diffusion de l’innovation, est abordée par nombre d’auteurs
contemporain en terme de problème d’appariement entre caractéristiques de
l’organisation et caractéristiques de la solution technologique7. Nous en présenterons
les limites dans la section suivante. Mentionnons ici que Lundvall mentionne aussi cet
appariement comme un des motifs de la proximité entre utilisateur et producteur, et de
leur nécessité qui en découle de fortes interactions entre les deux parties. Mais que
cette question fait référence à un problème plus vaste : celui, en terme de théorie des
organisations et de la décision, de la « rencontre » entre problème et solution. Le
modèle du garbage can, tel qu’il est développé par March (1972), souligne
notamment la dynamique de co-évolution et de co-construction qui s’engage entre
problèmes et solutions au sein du processus de décision dans les organisations. Le
concept d’appariement, qui suppose généralement une préexistence des problèmes aux
solutions, ne rendrait ainsi que partiellement compte des problèmes organisationnels
se posant lors des processus d’adoption de nouvelles technologies dans les
organisations, et de leur diffusion conséquente.
Veille techno-organisationnelle et prestation de service en organisation et
stratégie auprès de l’utilisateur
7 Un survey récent peut en être trouvé dans Paillard (1998).
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"Enfin, le producteur peut être intéressé dans le suivi et le management [monitoring]
de la compétence et du potentiel d'apprentissage des utilisateurs dans l'optique
d'estimer leur capacité respective à adopter de nouveau produits" (p. 352). Lundvall
trace ici la perspective que le producteur, non seulement identifie les capacités
d’adoption et d’innovation de l’utilisateur, mais plus encore s’investisse auprès de
l’utilisateur pour l’évolution de celles-ci. Nous reprendrons cet aspect dans le chapitre
4. La pertinence de cet investissement peut être entendue à travers la complémentarité
et l’interdépendance entre vente de produit (l’innovation l’équipement innovant), et
prestation de services, notamment en matière de transmission des best practices (état
de l’art en matières d’usages de nouvelles technologies) voire de conseil en
organisation et stratégie8.
b) Processus de production versus processus d'innovation
Dans le processus d’innovation par l’interaction entre utilisateur et producteur, les activités de
production et d’innovation se trouvent interdépendantes, voire en partie entrelacées. Lundvall
(1988) commence son exposé en opposant tout d’abord, conformément à la tradition, la nature
de ces deux types d’activités mobilisées : « La production est un processus répétitif » et l’
« on peut la quantifier en terme de quantité et de prix » (1988, p. 362). En contraste, « le
processus d’innovation peut être continu et cumulatif, mais il y aura toujours un élément
unique, soulignant l'importance de la créativité, en opposition avec la prise de décision
routinière » (p. 362). Il précise que dans un tel processus d’innovation « les flux entre les sous
systèmes] seront des informations complexes et systémiques, difficile à traduire en terme
quantitatif » (p. 362).
On peut alors tenter d’appréhender les phénomènes d’interdépendances entre production et
innovation en considérant que l’activité de production, à travers l’apprentissage, procure
certains inputs à l’activité d’innovation : « L’interdépendance entre production et d'innovation
vont dans les deux sens. D'un coté, l'apprentissage qui se réalise dans la production - comme
"l'apprentissage par la pratique" ou comme "l'apprentissage par l'utilisation" - constituent un
input important dans le processus d'innovation » (p 363). De l’autre, l’adoption de nouveaux 8 Cet aspect est d’importance. Nous appliquerons cette analyse aux stratégies comparées, et assez opposées, des firmes IBM et Bull en la matière.
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équipements innovants par l’organisation utilisatrice vont fortement impacter les
caractéristiques et performances du processus de production.
Mais l’auteur s’inscrit en faux contre une telle perspective, critiquant cette vision de
l’interdépendance en terme d’interaction dans l’opposition : « Mais il n'est pas évident qu'une
telle division du travail [entre activité de production d’un coté et d’innovation de l’autre] soit
"naturelle" et appropriée » (p 363). A la façon de Callon et Latour (1990) qui critiquaient les
approches des relations entre la science et l’économique en simples termes d’interaction dans
l’opposition, chaque terme étant supposé se caractériser par une nature bien distincte,
Lundvall remet en cause la distinction entre deux processus supposés être de natures
différentes, la production et l’innovation. Il y a de l’innovation et de la créativité dans la
production, de même qu’il y a de la routine dans le processus d’innovation.
Ainsi, son approche de l’innovation comme processus d’interaction vise-t-elle à intégrer cette
interdépendance entre processus de production et d’innovation non plus dans l’opposition,
mais dans le chevauchement et l’entrelacement. Dans la présentation de son processus
d’innovation, Lundvall intégrée bien les apports de Von Hippel, valorisant l’innovativité de
l’utilisateur.
Lundvall souligne que pour ce qui est des processus d’innovation concrets, la pratique des
firmes en terme d’interactions est très pauvre. Il constate en effet que « pour la majeure partie
des biens de consommation, l'interaction est exclusivement organisée par les producteurs
récoltant de l'information sur les besoins des consommateurs et les traitant » (p. 365). Une
étude récente (Haddon et Paul , 1999) menée à l’échelle européenne, sur les pratiques du user
centered design (développement de l’innovation centré sur l’utilisateur) des firmes de
l’industrie de NTIC, parvient à un constat empirique similaire : les firmes des NTIC en
Europe ne pratiquent que très peu l’innovation par interaction entre utilisateur et producteur,
et sont toujours fortement imprégnées d’une culture du techno push. Les innovations
insatisfaisantes que l’industrie peut développer sont, argumente Lundvall, à mettre en relation
avec ces absences de pratiques interactives.
Comme nous l’avions noté dans notre analyse de l’approche du learning by using de
Rosenberg (1982), l’interaction est ici fortement asymétrique, l’utilisateur s’inscrivant dans
une relative passivité, en tant que support, pour le producteur, d’une activité de récolte
d’informations que ce dernier mène.
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6) Les capacités organisationnelles et culturelles à réaliser le processus d’innovation
(organizational innovativess)
En suivant une heuristique présentée notamment par Wolfe (1994), Lundvall, après avoir
exposé les modalités et étapes de ce processus particulier d'innovation par interaction,
s'attache à en établir les conditions organisationnelles, et comme on le verra, culturelles, de
réalisation.
Le premier point concerne les compétences respectives des parties conditionnant l'effectivité
du processus d'innovation par interaction. Pour la première fois, parmi les auteurs et
approches que nous avons abordés jusqu'à maintenant, des caractéristiques nécessaires
concernant l'utilisateur sont explicitées. Pour que cette co-production de l'innovation se
réalise, l'utilisateur doit être doté d'un caractère (au sens de caractéristique) "compétent et
exigeant" (p. 358) ("competent and demanding"). Cette analyse provient d’études, auxquelles
l’auteur fait références (Gregersen, 1984; Braengaard et al., 1984), identifiant comme facteur
particulièrement explicatif d’échecs9 de processus d’innovation « le manque de compétence
des utilisateurs » (p. 355).
Cette compétence de l'utilisateur se réfère aux connaissances technologiques mobilisées par le
producteur pour développer l'innovation. Sa nécessité est tout d'abord rapprochée par l'auteur
de la nécessité d'une sémantique partagée pour qu'une compréhension commune entre les
acteurs puisse advenir. Se référant à certains apports des sciences de l'information et de la
communication, il explique en effet qu'une communication interactive requiert non seulement
des canaux de communication communs (éventuellement à construire), sur lesquels
l'information va transiter, mais également un code partagé afin que les opérations cognitives
de codage et de décodage puissent se réaliser10. Il soutient que dans le cas de communication
interactive participant d'un processus de développement d'innovation, du fait de la nouveauté
même des connaissances mobilisées ou associées, ainsi que de la nouveauté éventuelle de la
mise en relation des acteurs, ces canaux de communication, tout comme le code commun,
seront en général à construire.
9 Les échecs mentionnés sont dénommées par Lundvall comme « innovations insatisfaisante ». Nous reviendrons sur ce concept dans la conclusion de cette section.10 Ne critiquerons ultérieurement ces références aux théories de l'information, qui s'avèrent quelque peu datées, sinon en partie dépassées. Elles suffisent pour l'instant à l'illustration de la problématique abordée.
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L'auteur ébauche alors une approche conceptuelle novatrice : un des facteurs essentiels
conditionnant l'effectivité du processus d'innovation par interaction consiste en la production
de ces relations, interpersonnelles et inter-organisationnelles, sous formes notamment de
production de nouveaux canaux de communication, et de production d'une sémantique
partagée.
Un deuxième apport conceptuel est en conséquence développé par l'auteur. L'élaboration
commune et collective de ces canaux et sémantique ne peut se réaliser qu'à travers un mode
relationnel particulier : la coopération. La coopération entre les différents acteurs s'affirmerait
ainsi comme une des variables déterminantes des capacités à mener à bien un processus
d'innovation. Pour les firmes et organisation pratiquant la compétition par l'innovation, une
des compétences foncières (core competence au sens de Teece, 1987) consisterait en l'aptitude
à coopérer. Plus précisément, elle consisterait en l'aptitude à produire de la coopération, à
savoir à développer et nouer des relations coopératives, entre une communauté d'acteurs
hétérogènes.
L'efficience du processus d'innovation ne serait pas tant fonction de l'excellence
technologique des parties, ni de la seule existence formelle de forme organisationnelle en
réseau, que de l'aptitude de ces parties à produire, de façon collective, de la coopération et
des réseaux de relations.
7) Une première intégration du social dans le processus d'innovation : le Système National
d'Innovation
Cette qualification théorique générale du processus d'innovation ouvre la possibilité d'aborder
des dimensions plus meso-économique ou macro-économique du phénomène. C'est ce que
fait Lundvall, à travers son analyse en terme de Système National d'Innovation.
Lundvall passe d'un niveau d'analyse jusqu'à lors surtout développé dans un cadre micro (les
capacités d'innovation de la firme ) ou meso-économique ( les relations entre acteurs au sein
d'une filière) à un niveau plus macro : l'efficience d'un système d'innovation, au niveau d'une
nation. Nous ne développerons pas la pertinence d'un niveau d'appréhension strictement
national, dans un contexte de mondialisation des processus économiques, dont Lundvall
s'explique.
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Sa démarche est d'analyser les capacités d'innovations d'un système d'innovation en le
regardant à la grille de la capacité et la pratique de relations interactives et coopératives entre
différents acteurs et institutions, notamment entre utilisateurs et producteurs.
L’attention que porte Lundvall aux caractéristiques de la demande, en tant que catégorie
macroéconomique, ne saurait être confondue avec une approche de Demand Pull. L’auteur
s’en distingue nettement, critiquant la qualification de la demande en terme de prix et de
quantité, expliquant que « la "demande", tenant un rôle important [dans le processus
d’innovation], doit en effet ne pas tant être approchée en terme de quantité que de "qualité" »
(p. 358). Il soutient que l’approche en terme de processus coopératif d’interaction permet de
sortir de l’opposition entre ces deux transcendances de la traction et de la poussée. En
empruntant ici une optique complémentaire à celle de Von Hippel, il illustre sa position en ces
termes : « des clients très compétents et exigeants [demanding] ont provoqué des innovations
radicales dans des domaines où le volume de dépense était minuscule » (p. 358), tel que dans
le domaine de l'instrumentation scientifique, alors que dans l'automobile, l’absence de ces
caractéristiques chez les utilisateurs-consommateurs a eu pour conséquence qu’une demande
considérable n’a pas induit la moindre innovation radicale.
L’approche de Lunvall s’avère ici dépasser l’interprétation que Dosi (1982) fait de l’échec des
approches Demand Pull. Car ce dernier en déduit que les caractéristiques de la demande en
général ne semblent pas avoir d’influence particulière, et développe en conséquence une
approche de l’innovation dominée par la poussée par des paradigmes et des trajectoires
technologiques, dans laquelle l’utilisateur disparaît.
Les critères déterminants de l'efficience du processus d'innovation évoluent pour passer d'un
niveau plutôt microéconomique à un niveau davantage macro. Ainsi, les variables de codes
communs se développent-elle en culture commune et langage commun. La question des
pratiques coopératives interindividuelles et inter-organisationnelles évolue vers une notion de
culture de coopération. L'efficience d'un Système National d'Innovation se voit fortement
dépendre de notions qui semblaient appartenir davantage au langage des sociologues, la
culture commune et la culture de la coopération.
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Cette approche en terme de SNI a trouvé une forte résonance, notamment parmi les
"praticiens" des politiques technologiques et économiques. Ainsi, l'OCDE (notamment, 1997)
fonde bien de ces analyses récentes sur cette approche.
En effet, la lenteur de la diffusion de NTIC telle qu'Internet, tant en Europe en général qu'en
France en particulier (EITO, 1996), comparé à son développement aux Etats Unis, semble
effectivement coïncider avec des traits culturels contrastés et marqués en terme d'origine
géographique, en matière de coopération, et notamment de culture de management.
La littérature sur le management interculturel est d’ici d’intérêt. Selon des travaux en
management interculturel, notamment ceux initiés par G. Hofstede au sein de l' Institute for
Training in Intercultural Management (ITMI) , qui s'appuient sur des enquêtes
sociométriques internationales de grandes ampleurs, les entreprises françaises présenteraient
des traits organisationnels et culturels peu propices au développement de pratiques
coopératives, tant en horizontal qu'en vertical. Ces recherches sont à rapprocher de celles de
P. d'Iribarne (1989), notamment vis-à-vis de l'analyse internationale de la natures des règles
structurant l'organisation dans différents pays : en France, les règles se caractériseraient par un
décalage entre les règles officielles et officieuses, aux Etat Unis par leur caractère précis et
contractuel, et aux Pays Bas par leur nature non contraignante.
Ces différences s'avèrent ne pas être sans lien avec la diffusion et l'adoption très constatée des
NTIC entre grandes zone économiques d'une part (Etats Unis, Japon , Europe), et entre les
pays européens d'autre part.
Le rapport de 1997 du Cigref développe : " Et l’on voit bien les freins qu’une technologie
comme le Workflow peut rencontrer dans une entreprise française soumise à la « logique de
l’honneur » : difficulté à établir des règles, contournement de ces règles lorsqu’on a pu les
établir, querelles de préséance entre « barons » rendant difficiles la coopération de processus,
etc. […] Dans la logique contractuelle, contrairement à la logique de l’honneur, les activités
sont fortement codifiées et réglementées (transparence des processus et des contributions
relatives) ; les règles sont claires et engendrent des contrats très précis, lesquels sont par
conséquent respectés ; les acteurs coopèrent plus facilement ; la transparence des processus,
des règles et des échanges permet de savoir sur quoi reposera le jugement des supérieurs et
donc d’éviter l’arbitraire.." (p. 85).
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Nous avons posé la rupture paradigmatique des NTIC comme technologies de production
coopérative de connaissance assistée par ordinateur, et nous avons précisé combien le rapport
homme-machine d'Assistance (cognitive et relationnelle) se différenciait du déterminisme de
la performance caractéristique du machinisme industriel : l'assistance machinique à la
coopération, pour être source d'efficience, demande que la coopération sociale ou
organisationnelle lui préexiste, dans la culture et la pratique.
Il pourrait apparaître que nous parvenions de la sorte à fonder un déterminisme technologique
sur le social, ou sur l'organisationnel; du moins dans sa dimension de condition
organisationnelle et culturelle ("organizational requirements") à l'usage efficient d'une
nouvelle technologie. Il en découlerait logiquement la possibilité d'une normativité culturelle
et organisationnelle, sous le critère d'efficience. Ce déterminisme ne saurait nous satisfaire,
dans l'optique d'une conceptualisation socio-technique du changement, et d'une
endogéneisation du changement technologique. En effet, dans l'esprit des "script d'usage"
(scénario d'utilisation plus ou moins prescrits) incorporés dans l'objet technique, tels que
développés par Akrich), un ensemble de technologies (telles que les NTIC) peuvent être
considérées comme incorporant des cultures, notamment nationale. Ainsi, le Cigref (op. cit.)
précise : "Inversement, la majorité des méthodes de gestion d’origine anglo-saxonne reposent
sur une logique contractuelle. Bien des technologies, tel le Workflow ou le Groupware,
intègrent au cœur de leur fonctionnalité cette culture de gestion". (p. 85). Ce sont non
seulement les usages des objets techniques qui y sont incorporés, mais plus encore des
cultures nationales. Adopter ces techniques requiert, si elles sont prises comme telles (non
modifiées), d'adopter une culture.
Ces analyses sont à mettre en relation avec nos développements sur l'innovation techno-
organisationnelle, liée aux usages, en tant que consubstantielle au processus d'adoption et à la
diffusions de NTIC. Adopter les NTIC en France exige généralement, étant donné la culture
organisationnelle hexagonale, de réaliser des changements organisationnels et culturels.
Ces résultats aboutissent-ils à une normativité (plus qu'un déterminisme) culturelle, conditions
à l'accession aux nouvelles technologies, et aux gains de productivité et au progrès technique
qu'ils sont censés induirent ? En la matière, le Gigref rappèle qu' " Il ne s’agit pas de juger de
la performance d’une culture donnée. Seulement, chaque pays disposant d’une culture propre
à son histoire, les principes de gestion doivent y être repensés spécifiquement". (p 85). Nous
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rajouterons que non seulement les principes et la culture de gestion doivent être repensé, mais
aussi, et peut être surtout, la technique elle-même : pour réduire le mismatching entre en objet
socio-technique, tels les divers systèmes inspirés des NTIC, et une entité sociale, il est non
seulement possible de modifier l'organisation sociale de l'entité postulant à l'adoption, mais
aussi de modifier l'objet technique lui-même, afin que les conditions culturelles et
organisationnelles qu'il incorpore correspondent mieux aux profils organisationnels et
culturels de l'organisation considérée, fasse-t-elle elle même l'objet d'un changement.
Ainsi, l'adoption s'affirme-t-elle bien comme innovation, sociale et technique, et ce de façon
interdépendante et co-évolutive. Deux conséquences théoriques en découlent :
1 - l'organisation utilisatrice, en tant qu'individus qui la constituent, mais aussi comme
collectif social, est ainsi co-innovateur de l'objet technique qu'elle adopte, de part les
modifications techniques qu'elle y apporte.
2 - l'innovation est bien un processus graduel et non déterminé dans lequel la diffusion
participe de l'innovation, la "consommation" participe de la production, et ce de manière
active, notamment à travers le processus d'innovation par l'utilisation.
D'autres auteurs ont développé de telles approches sur des comparaisons plus approfondies et
qualitatives sur deux pays, tel que Pateau (1996) entre la France et l'Allemagne. Les analyses
statistiques, multivariées, de ces résultats d'enquête font apparaître des clusters qui recoupent
en majeure partie les frontières des différentes nations étudiées. Ces résultats semblent donc
confirmer statistiquement l'existence et la prégnance de cultures nationales différenciées entre
pays pour ce qui est des pratiques coopératives, notamment dans un cadre managerial et
organisationnel.
Ainsi, l'hypothèse selon laquelle ces différences nationales de culture de coopération aient un
effet non négligeable sur la vitesse de diffusion de nouvelles technologies semblent ne pas
être statistiquement incohérentes en tant que perspectives de recherche.
Lundvall développe son analyse sur deux points supplémentaires. Il utilise le concept de
proximité culturelle . La proximité géographique entre acteurs de l'innovation peut être
considérée comme pertinente pour l'appréciation de leur capacité à coopérer. Mais, dans
l'optique de l'auteur elle n'est qu'un des éléments permettant de forger une proximité basée sur
une culture fortement partagée. "Plus important encore [que la proximité géographique des
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habitant d'un pays ] un langage commun et une proximité culturelle [ et une proximité en
terme d’] organisation sociale " (1988, p. 360)
On peut noter que d'autres auteurs (au premier desquels Rallet) s'intéressent à cette notion de
proximité, tant en terme organisationnel (Divry, 2000) que de proximité cognitive. Parmi eux,
M.-C. Bélis-Bergouignan (1997) et M.-C. Bélis-Bergouignan et C. Carrincazeaux (1998)
repèrent deux types de proximité déterminantes dans l’émergence de nouvelles industries :
spatiale et cognitive. Ils y définissent les proximités cognitives comme des « représentations
en fonction desquelles les agents inscrivent leurs pratiques » (Bélis-Bergouignan et al., 1998,
p.2).
Nous conclurons par ce qui nous semble le plus intéressant pour notre problématique, à savoir
la caractérisation au niveau macroéconomique de l'utilisateur au sein d'un système national
d'innovation. Notant que fréquemment, des processus d'innovation échouent par manque de
compétence des utilisateurs, il en conclue qu'au niveau d'un SNI le caractère exigeant et
compétent des utilisateurs sera une variable déterminante de son efficience. L'excellence
différenciée et la spécialisation technologique de certains pays trouvent leur " explication dans
l'interaction rapprochée entre des producteurs de telles machines et un secteur national avec
des utilisateur compétent et exigeant » (1988, p. 260).
Conclusion et ouverture
Un enrichissement peut être apporté à la notion de dérive innovationnelle que nous avions
aperçue chez Dosi (1982, ) à travers le concept d’ "innovations insatisfaisantes" de Lundvall
(1988, p. 356). L’auteur fait état de cas et de situations dans lesquelles "des activités
innovantes et des trajectoires technologiques dévient systématiquement des besoins des
utilisateurs" (p. 356). Il explique qu’elles adviennent tout particulièrement "quand les
relations utilisateurs-producteurs se caractérisent par une forte dominance des producteurs en
terme de puissance financière ou de compétence technique" (p. 356). Dans son étude sur
l’industrie du lin au Danemark (Lundvall et al., 83), il identifie une telle configuration, à
travers la focalisation des acteurs dans une trajectoire "d’hyper-automation" (p. 356). Mais il
montre aussi comment des liens trop exclusifs entre un producteur et un utilisateur particulier,
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peuvent également générer des trajectoires insatisfaisantes. Dans ce cas, c’est à travers même
cette interaction coproductive, que la formes et la direction de l’innovation devient trop
spécifique à l’utilisateur particulier.
Ces dérives innovationnelles, qui peuvent s'exprimer en des trajectoires technologiques (ou
techno-organisationnelles) s'avérant à posteriori fortement singulières et éventuellement sous-
optimales11, peuvent donc trouver comme facteurs explicatifs la figure d'un utilisateur
insuffisamment compétent et exigeant, ou dominé financièrement par le producteur. La
direction de la trajectoire ne pourrait de ce fait qu'être très peu influencée par le groupe des
utilisateurs de l'innovation. Selon Lundvall, cette situation induirait des trajectoires
technologiques « déviant systématiquement de ce qui serait "satisfaisant" » (p. 359). Dans
cette configuration, la perspective que des ruptures paradigmatiques, ou l'émergence de
nouvelles trajectoires, aient pour source directe et dominante l'utilisateur parait ainsi d'autant
plus probable12.
Evoquons pour conclure quelques implications et perspectives, que nous développerons dans
la section dédiée à cet aspect, pour les politiques technologiques et les stratégies d’innovation
des firmes. Concernant les premières, l’impact principal est une puissante remise en questions
tant de politiques technologiques d’obédience techno push et demand pull, que celles
exclusivement basées sur les concepts de paradigme technologique et de trajectoires. La
« qualité » de la demande (dont l’innovativité de l’utilisateur) s’affirmant comme un variable
déterminante dans l’efficience du processus d’innovation et d’un Système National
d’Innovation, les lieux pertinents d’action pour la puissance publique s’affirment devoir
porter sur des aspect de natures bien plus socio-économiques et culturelles, que simplement
financières et scientifico-technologiques: notamment, au niveau d’une nation, la culture
technologique « généraliste », et la culture de coopération. Concernant les stratégies
compétitives de firmes, les incidences de cette approche sont aussi d’importance, et proches
de celles que nous avons mentionnées à travers l’étude de Von Hippel. En terme de stratégies
vis-à-vis de l’environnement de la firme, elle souligne à nouveau la centralité de stratégies (et
surtout de pratiques) de coopération, notamment entre producteur et utilisateur, pour 11 Nous avions mentionné comme exemple, lors de notre analyse des paradigmes et trajectoires, la trajectoire du "gros système" centralisé et hiérarchique, dominant jusqu'à la fin des années soixante-dix dans l'industrie informatique. 12 Le cas de l'émergence de l'ordinateur individuel, puis des technologies du Word Wide Web sur Internet, semblent se prêter à une telle analyse (voir le chapitre introductif pour un plus grand développement).
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l’obtention d’avantage compétitif effectif à travers l’innovation. Logiquement liée, la stratégie
organisationnelle de la firme est également affectée, tant en terme d’innovation de forme (vers
la firme-réseau et les réseaux de firmes par exemple), qu’intra-organisationnelle (vers une
évolution des formes de savoir et de compétences).
Section 2 Des approches en terme de réseaux socio-techniques d’innovation
Un certain nombre d’auteurs, parmi lesquels Callon, Latour et Akrich, partagent une approche
du processus d’innovation en terme d’analyse socio-technique, basée notamment sur la
théorie acteur/réseau (actor/network theory). Leur analyse se propose d’aborder
simultanément les dimensions technologiques et sociales en œuvre dans les processus
d’innovation, permettant une véritable analyse en terme de processus de co-évolution. Elle
rend compte du fait qu’au cours du processus d’innovation, non seulement l’objet technique
innovant se transforme, mais aussi le groupe social qui lui est associé change. Les deux entités
n’évoluent pas selon de simples interdépendances au sein desquelles les dimensions sociales
constitueraient des contraintes à la diffusion d’une technologie. Mais plutôt, leurs
dynamiques et moteurs d’évolution s’affirment fortement entrelacés.
Nous commencerons par l’analyse d’un article qui permet de construire certains ponts, entre
cette approche provenant initialement plutôt de la sociologie des sciences et des techniques, et
les approches économiques précédemment présentées : l’article de 1992 de Callon, présent
dans l’ouvrage de Freeman et Foray. Ce texte se focalise cependant surtout sur la construction
d’un cadre formel pour développer une telle approche. Nous l'approfondirons en prenant pour
base un article antérieur, de 1988, rédigé par les trois contributeurs majeurs ci-dessus
mentionnés. La nature de ces processus de co-évolution y sera précisée, à travers notamment
les concepts d’intéressement, de représentant et d’adhésion. Mais ce dernier texte n’étudie pas
en particulier la figure de l’utilisateur. Ainsi, nous conclurons cette section avec l’examen des
apports d’Akrich (notamment 1987, 1989a et 1991) dans lesquels les relations entre
innovation de l’utilisateur et modification de l’objet technique pourront être explicitées.
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Une perspective commune lie les auteurs, qui est fort proche de la conclusion évoquée par
Kuhn (1983) dans son analyse des révolutions scientifiques. L’inscription sociale de l’espace
de production des faits scientifiques et des dispositifs techniques implique que l’étude de la
genèse et de l’évolution des innovations ne peut se faire sans celle des dynamiques sociales
qui en sont les vecteurs. Callon introduit son texte de 1992, en soulignant cette filiation :
« M. Akrich, M. Callon, BB. Latour et J. Law ont montré que la production de faits
scientifiques et de dispositifs techniques ne peut être séparée de l'établissement de réseaux qui
fixent leur espace de circulation et contribuent à fabriquer des irréversibilités… » (p. 278)
(Akrich, 1989a, 1989b, 1991, Callon et al, 1986, Callon, 1986, 1987, 1989, 1991, Latour
1979, 1986, 1989; Law 1986, 1987, 1988).
Un processus d’innovation réticulaire, avec co-évolution entre technique et social : le modèle « tourbillonnaire »
Nous allons dans cette section développer plus largement certains concepts de l'approche
socio-technique, tels que l'intéressement, l’adhésion, et la représentation, et présenter le
modèle "tourbillonnaire" de l'innovation, conçu par Akrich, Callon et Latour (1988). Ce
modèle analytique partage nombre de concepts avec le précédent, mais il se focalise
davantage sur la dynamique d'évolution, dans le temps, d'une innovation, et ne s'occupe pas de
formalisation. Il nous permettra d'asseoir, dans la partie II, un modèle de l'innovation basé sur
la dynamique d'innovation par l'utilisation.
8) Un dépassement des figures du génie isolé de l’inventeur et de l’entrepreneur-innovateur
schumpeterien
L’approche socio-technique repose tout d’abord sur une critique et un dépassement non
seulement de la figure mythique de l’inventeur « génial » isolé, mais également de la figure de
l’entrepreneur-innovateur schumpeterien, du moins dans sa supposée centralité dans le
processus d’innovation. Concernant le premier point, et dans la lignée de Khun (1983),
Callon et Latour ont montré dans leur ouvrage de 1990, la dimension centralement collective
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et réticulaire de la dynamique des avancées scientifiques. Le repérage d’un auteur de
référence, initial ou final, n’a, si ce n’est dans une perspective journalistique, que peu d’intérêt
pour la compréhension de la dynamique d’innovation. « Progressivement, et c’est un des
grandes créations du début du siècle, l’entrepreneur schumpétérien a été remplacé par une
foule d’intervenants diversifiés [...] La mise en relation du marché et de la technologie, par
lesquels se construisent patiemment et les inventions et les débouchés qui les transforment en
innovation, est de plus en plus souvent le résultat d’une activité collective et non plus
seulement le monopole d’un individu inspiré et obstiné » (Akrich et al., op. cit, p. 17). Kidder
(1982), a réalisé un travail empirique particulièrement intéressant : il a suivi pendant près de
deux ans, dans une approche de type anthropologie des techniques, la conception « à chaud »
d’un nouveau micro-ordinateur, au sein de la firme Data General . Les trois auteurs de l’école
des Mines en font l’analyse suivante : « Les acteurs qui interviennent pour prendre ces
décisions sont tellement nombreux, et celles-ci sont tellement embrouillées qu’en bout de
course plus personne ne sait à qui attribuer la paternité des résultats [ .... ] Dans le feu de
l’action, il n’ y a pas un décideur mais une multitude, il n’y a pas un plan, mais dix ou vingt
qui s’affrontent » (op. cit., p 19). Plus que dans l’individu, l’entité sociologique pertinente
pour l’analyse de cette dynamique tient dans la notion de communauté, de groupe, et de
réseau socio-technique. Parallèlement, en rupture avec une certaine tradition de dichotomie
entre une logique de la science et une logique du marché, la nature entrepreneuriale (au sens
de l’entrepreneur shumpéterien) du scientifique est soulignée. Law (1988) montre dans
l’étude monographique d’un laboratoire scientifique, comment l’activité du responsable de
laboratoire de recherche, à travers la recherche de contrat, les décisions d’investissement, la
gestion du personnel, etc., présente bien des caractères communs avec celle d’un
entrepreneur-innovateur. Mustar (1988) fournit des développements intéressants à une telle
intégration de dynamique de marché au sein même de la démarche scientifique, à travers ces
études empiriques d’enquêtes sur les créations d’entreprises par des chercheurs scientifiques
en France. Un autre apport majeur des trois chercheurs du Centre de Sociologie de
l’Innovation (CSI) consiste à montrer combien les dynamiques sociales et scientifiques,
notamment à travers les controverses scientifiques, se trouvent entremêlées, et nécessitent une
appréhension simultanée.
Ces analyses constituent des critiques radicales de deux types de dichotomies, longtemps
présentes dans la littérature sur l’économie de l’innovation :
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- la dichotomie entre « sphère » et logique de la science, et « sphère » et logique du
marché : non seulement le marché pénètre la science dès l’amont, mais plus encore,
travers la dimension entrepreneuriale, les compétences pour « inventer » ne différent pas
tellement des compétences pour innover sur le marché.
- La dichotomie entre une dynamique scientifique et une dynamique sociale: elle est
notamment présente dans les analyses du processus d’innovation en terme
« d’acceptabilité » sociale d’une innovation, une fois celle-ci mise sur le marché. Selon
les trois auteurs, le social pénètre la dynamique scientifique dès l’amont, et la
compréhension des dynamiques d’avancées scientifiques et de changement technique ne
peut se faire sans l’analyse parallèle et intégrée des dynamiques sociales qui les portent.
Ces deux résultats sont intéréssants pour notre problématique de l’utilisateur. Tout d’abord,
pour l’intégration dans un cadre général d’analyse de la figure de l’utilisateur scientifique
comme innovateur (cas souligné notamment par Von Hippel à propos de l’instrumentation
scientifique (1994); mais également pour la compréhension de phénomènes d’innovation au
sein desquels s’affirme une forte imbrication d’innovations de produits et de changements
sociaux, et notamment pour le cas de l’émergence de l’ordinateur individuel au milieu des
années soixante dix, qui ne s'expliquent en des termes ni strictement scientifiques ni même
techniques.
Concernant les figures clefs du processus d’innovation, les auteurs présentent également les
limites d’une conception du processus d’innovation centrée sur la figure de l’entrepreneur-
innovateur schumpétérien et de son génie individuel. Certes, des individus pouvant incarner
une telle figure certes existent. Mais ces individus « héroïques » représentent plutôt
l’exception que la norme. Pour se limiter au seul argument de cette faiblesse de
représentativité, cette figure ne peut prétendre à constituer la référence exclusive, voire
centrale, dans le processus d’innovation. L’innovation est fondamentalement un processus
collectif et, si une figure théorique est candidate à sa modélisation, c’est plutôt l’organisation
innovante, ou les réseaux socio-techniques de l’innovation.
9) Une remise en cause de la centralité de la rationalité économique dans le processus
d’innovation et de diffusion
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L’approche socio-technique comprend également une critique et un dépassement de la
centralité de la rationalité économique dans le processus d’innovation et de diffusion. Un
point est tout particulièrement concerné, celui portant sur la rentabilité du nouvel
investissement comme moteur de la diffusion de l’innovation.
Les auteurs, en s’appuyant sur l’analyse de la diffusion de l’innovation de procédé constituée
par la coulée continue de l’acier réalisée par Gold (1981), montrent comment la diffusion
initiale de l’innovation s’y est plutôt faite contre l’évidence de la non-rentabilité de
l’investissement novateur, qu’en s’appuyant sur elle : « Si la rentabilité financière était le seul
critère pour évaluer l’opportunité d’une innovation, les installations actuelles devraient être
considérées comme d’indéniables échecs » (Gold, op. cit., cité dans Akrich et al., op. cit., p.
20). Les trois chercheurs commentent l’étude en ces termes : « Si la nouvelle technologie
élimine la précédente, n’est ce point parce que son rendement est meilleur, parce qu’elle
économise de l’énergie et de la main-d’œuvre ? Ce n’est pas si simple, le rentabilité de la
coulée continue n’est acquise que plus de quinze ans après son introduction dans l’industrie
[...] la mise en place se traduisait [...] par une augmentation des coûts et non par leur
diminution » (Akrich et al., 88 a, p. 20). Ce point constitue un premier élément de critique des
approches épidémiologiques du processus de diffusion, notamment de celle de Mansfield dans
laquelle les perspectives et les réalisations de profits associés à l’investissement novateur
constituent les paramètres principaux de la diffusion par imitation d’une innovation. « Sur le
papier, la coulée continue paraît plus avantageuse : dans la pratique, toutes les expériences
tentées montrent l’inverse » (Akrich et al., op. cit., p. 20). Le Bas et Foray critiquent
également l’explication du succès des innovations par leur rentabilité supposée (1986).
Comment peut-il se faire que la faisabilité et la rentabilité d’un projet innovant s’avèrent
constituer, contrairement à un certain sens commun, des notions si mouvantes ? "La réalité, la
faisabilité et la représentativité d’un projet sont des concepts progressifs mais aussi
controversés, d’où la difficulté de se faire une idée claire des techniques". (p. 62). Les auteurs
précisent, "dans le cas de projets difficiles il est impossible de se fier aux phases et à leurs
jolis ordonnancements puisque, selon les interlocuteurs et les périodes, le projet peut aller de
l’idée au réel ou du réel à l’idée… " (p. 63). L’opposition, si souvent présentée, entre une
logique de la technique (dont font partie les attributs de faisabilité) et une logique sociale
s’avère assez inopérante : "Impossible, on le conçoit, d’opposer le monde de la technique –
réel et froid, efficace et rentable – au monde de l’imagination – irréel et chaud, fantasque et
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gratuit – puisque les ingénieurs, industriels, les exploitants, les exploités et les exploiteurs se
battent pour définir le degré d’irréalité, de faisabilité, d’efficacité et de rentabilité" (p. 63)
Le moteur de la diffusion de l’innovation ne peut ainsi pas être la révélation progressive des
performances de la technologie, tel que le stipule Mansfield. Car la technologie passe
progressivement (ou ne passe pas) d’un état de non-rentabilité à un état de rentabilité. La
question qui s’impose devient alors : quel est ce processus sous-jacent qui fait qu’une
nouvelle technologie devient rentable alors qu’elle ne l’était pas, et pourquoi ce processus
peut-il s’étendre sur une si longue durée ?
Il se réalise au cours de ce processus de diffusion une activité productrice de valeur qui ne
peut être résumée à la seule révélation d’information sur les performances réelles. Les trois
auteurs avancent la thèse suivante : « la productivité, la rentabilité, sont les résultats d’une
action obstinée qui vise à créer une situation dans laquelle la nouvelle technologie ou le
nouveau produit pourront faire valoir toutes leurs présumées qualités » (p 20). Cette
considération inclut les phénomènes d’interdépendance, mis en évidence à leur époque par
Gilles (1978) et Ellul dans leur approche du système technique, comme structuré par des lois
et des exigences de cohérence interne. Mais elle ne s’y résume pas, car elle souligne
également l’existence d’activité productrice de valeur, transformatrice de l’objet technique
lui-même, s’exerçant lors de la diffusion, à l’occasion de l’adoption du produit innovant.
10) « Adopter, c’est adapter » : vers une figure générique d’un utilisateur comme innovateur
« Adopter une innovation, c’est l’adapter, en se prêtant à des compromis qui sont toujours de
nature socio-technique» (Akrich et al., op.cit, p. 24). L’observation empirique de la
sociologie des sciences et techniques permet de consolider certaines développements
théoriques soutenus par des économistes de l’innovation, et notamment celui de Sahal selon
lequel la diffusion participe de l’acte innovateur. Ce travail empirique montre en effet que
l’adoption est modificatrice du dispositif adopté, que l’utilisation est modificatrice, et de ce
fait, qu’adoption et utilisation sont susceptibles de constituer des activités innovantes à part
entière. L’approche socio-technique offre un cadre théorique autorisant la compréhension et la
conceptualisation de ce phénomène d’adoption modificatrice. L’innovation ne peut être
réussie qu’à condition qu’un accord s’établisse entre technogramme et sociogramme. Cet
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accord ne peut se réaliser qu’à travers l’élaboration de compromis, et par un processus
d’adaptation réciproque de nature incrémentale et expérimentale. Or, c’est précisément lors de
cette phase dite (de façon réductrice) de diffusion que la confrontation entre technogramme et
sociogramme se réalise de façon privilégiée.
Cette appréhension de l’adoption comme adaptation permet de s’affranchir de la
conceptualisation simplificatrice de l’adoption en terme de problème d’implémentation ou de
mise en œuvre, face à un dispositif technique supposé déjà entièrement constitué.
Si le processus d’adoption, loin de se limiter à un calcul informationnel atemporel de
rentabilité suivi d’un acte d’achat, contient de façon intrinsèque des activités modificatrices
du dispositif innovant, alors, une figure générique d’un utilisateur actif dans le processus
d’innovation, modificateur de celle-ci, peut être conceptualisée. Akrich, avec sa notion de
script d’usage, fournira des éléments supplémentaires pour consolider de tels développements
(voir section suivante).
11) L’illusoire recours à la pragmatique du « besoin du client » : « le client ... l’abstraction la
plus forte qui soit ! »
Un dernier apport de l’analyse socio-technique nécessite d’être explicité avant de présenter le
modèle tourbillonnaire : la critique et le dépassement du concept de besoin du client en tant
qu’extérieur au processus d’innovation lui-même. La littérature économique standard (et
notamment l’approche néoclassique standard) aussi bien qu’une certaine rhétorique présente
dans le monde des affaires, se réfèrent à la notion de besoin du client en tant que donnée
objective concrète, extérieure et pré-existant au processus d’innovation lui-même. Le
processus d’innovation apparaît ainsi d’une grande simplicité : il suffit d’être proche du client,
afin de pouvoir identifier ses besoins, et de faire correspondre les fonctions du produit
innovant à ces besoins. Les trois auteurs de l’article de 1988 montrent combien une telle
conception est déconnectée de la réalité des processus d’innovation. Moins encore que la
rentabilité de l’innovation, le client et ses supposés besoins ne sont déterminés et concrets.
« Le client ? Quand on l’invoque, on croit tenir un être concret alors qu’il s’agit de
l’abstraction la plus forte qui soit [...] ; au lieu d’un seul représentant ou d’un seul porte-
parole, vous êtes confrontés à plusieurs intermédiaires qui prétendent vous dire ce que veulent
les utilisateurs » (p. 22). Le client, tout comme l’innovation, est une entité conceptualisée, qui
se construit progressivement au fil du développement de l’innovation, qui change et évolue
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avec elle, et qui ne pourra constituer un référant concret qu’au moment de l’utilisation
effective du produit innovant. « Le client est roi, [mais] c’est un être énigmatique. C’est
pourquoi les études de marché ou le contact avec les utilisateurs ressemblent parfois à des
traques nécessaires mais désespérées » (p. 22)
12) Les processus à l’œuvre dans la co-évolution entre technologie et marché, entre technique
et social : l’analyse socio-technique
L’analyse socio-technique permet de donner un contenu empirique et analytique aux
processus sous-jacents à la dynamique de co-évolution entre changement technique et
changement social, parmi lesquels figure la co-évolution entre technologie et marché.
Nombre d’économistes, situent une des difficultés majeures du processus d’innovation au
niveau de la rencontre entre technologie et marché, qui nécessite un processus de couplage
(coupling process) que Freeman (1974) définit en ces termes: « L’innovation est un
processus de couplage : la capacité entrepreneriale et manageriale repose sur l’aptitude à lier
ensemble ces possibilités techniques et celles relatives au marché en combinant ces deux flux
d’information »13 La difficulté de ce couplage est un des éléments de l’incertitude
caractéristique du processus d’innovation. « Le caractère fascinant de l’innovation repose sur
le fait que tant la technologie que le marché sont en perpétuel changement » (Freeman, op.cit)
ce qui fait dire aux trois chercheurs du CSI que « pour avoir une idée de la complexité du
processus d’innovation, il faudrait imaginer une fusée pointée vers une planète [le marché] à
la trajectoire inconnue, et décollant d’une plate-forme mobile aux coordonnées mal
calculées » (Akrich et al., p. 18).
La question qui se pose alors est celle de la nature des activités et des processus en œuvre
dans cette dynamique de co-évolution, permettant, à travers l’établissement d’un couplage, la
mise en existence d’une innovation ? Un des concepts dominants, depuis le modèle de liaison
en chaîne de Rosenberg (1982), est celui d’interaction : c’est le processus d’interaction, entre
une multitude d’acteurs hétérogènes, constituant un réseau de relations plus ou moins stable,
qui permet de construire progressivement une rencontre entre technologie et marché. Mais la
nature de ces interactions, les conditions de leur réalisation, et la question de la constitution du
réseau d’acteur lui-même, demeurent, dans la littérature sur l’économie de l’innovation, peu
explorés.
13 Cité in Akrich et al., p. 17
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Les auteurs mettent au cœur de la dynamique de co-évolution entre technologie et marché
aboutissant à l’innovation, l’activité d’intéressement, et la tension toujours renouvelée
provenant de l’adaptation mutuelle entre entité technique et entités sociales.
« Il faut accepter l’idée qu’un objet n’est repris que s’il parvient à intéresser des acteurs de
plus en plus nombreux. Faire comme si le contexte socio-économique était connu une bonne
fois pour toutes, le produit pouvant être défini en dehors de toute interaction avec lui, est
contraire à tout ce que nous savons de l’innovation. Celle-ci est perpétuellement en quête
d’alliés. Elle doit s’intégrer dans un réseau d’acteurs qui la reprennent, la soutiennent, la
déplacent ». (Akrich, Callon et Latour, 1988 a). Le processus d’interaction entre technologie
et marché ne peut ainsi se résumer à la sélection opérée par le marché sur des technologies
disponibles : « Comme on est loin des simplettes métaphores biologiques qui parlent de la
sélection des innovations par leur environnement sans voir que l’environnement se fabrique
en même temps que l’innovation qu’il va juger » (op. cit, p 25). Les processus sous-jacents à
ces interactions, qui autorisent une dynamique de co-évolution, de définition simultanée et
d’adaptation mutuelle entre technique et social, sont les « compromis socio-techniques et [les]
négociations [qui] sont les deux notions essentielles qui permettrent de comprendre ce travail
d’adaptation mutuelle qui commande l’adoption » (op. cit, p. 25)
L’élément déterminant de l’analyse porte alors sur le fait, tout d’abord, que les choix
techniques opérés vont fortement déterminer l’identité des acteurs du réseau de l’innovation
(fournisseur, distributeurs, concepteurs, institutions, et utilisateurs), ainsi que leur degré
d’intéressement. Mais, réciproquement, l’intéressement d’un acteur particulier de ce réseau,
et son « enrôlement » final va fortement déterminer certaines caractéristiques techniques de
l’objet (des éléments de son design analytique). "Il faut donc ajouter au travail
d’intéressement des humains un travail d’intéressement et d’attachement des non-humains.
Au sociogramme, qui dessine les intérêts et les traductions des hommes, il faut ajouter le
technogramme, qui dessine les intérêts et les attachements des non-humains". (Callon, 1992,
p. 56).
Ainsi, pour chaque innovation, dans un état donné de son évolution, peut-on tracer un
diagramme socio-technique, associant à chaque caractéristique technique de l’objet les acteurs
socio-économiques concernés, et leur degré d’intéressement. « Les caractéristiques de
l’innovation se transforment alors en autant de propriétés qui permettront de s’attacher à, ou
au contraire se détacher de, toute une série de groupes sociaux qui vont décider de son avenir
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» (op. cit., p 23). Ces caractéristiques « correspondent à des décisions techniques qui
contribuent à définir les groupes sociaux concernés, établissent les uns en alliés, les autres en
adversaires ou en sceptiques. » (op. cit., p 23).
« L’analyse socio-technique souligne que le mouvement d’adoption est un mouvement
d’adaptation. Adopter une innovation c’est l’adapter [ ... ] et cette adaptation résulte en
général d’une élaboration collective, fruit d’un intéressement de plus en plus large. » (p. 24).
Parmi cette pluralité d’acteurs qui adoptent et contribuent ainsi à modifier l’innovation,
l’utilisateur tient une place particulière : « Dans le cas de biens destinés à des utilisateurs
extérieurs à l’entreprise, le travail collectif d’adoption englobe les clients « leaders » qui
jouent, comme cela a été souvent souligné, un rôle essentiel » (p. 24). Les auteurs illustrent le
rôle-clef que peut jouer l’intéressement d’utilisateurs pionniers dans le processus
d’innovation, et leur participation active à la transformation de l’objet technique, à travers la
comparaison de deux stratégies opposées menées dans le domaine de la CAO.
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Exemple de diagramme socio-technique : un kit d’éclairage photovoltaïque
(Akrich et al., 1988)
« MacDonnel à la fin des années 1970 est en avance dans le domaine des logiciels de CAO,
mais sa politique est d’en conserver la propriété. Loockeed entre sur le marché, vend ses
logiciels à plus de 200 utilisateurs qui les améliorent rapidement. En deux ans, Loockeed
rattrape MacDonnel. » ( p. 24). Les auteurs mentionnent un cas similaire dans la concurrence
entre IBM et General Electrics. Nous présentons, dans la deuxième partie, une étude de cas
visant à comparer deux stratégies différenciées (celles de Bull et de Wang) en matière
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d’intégration par les constructeurs des capacités modificatrices et innovatrices des utilisateurs,
et parvenons à des résultats similaires. Ce type de phénomène y est analysé à travers le
concept de rendement croissant de socialisation.
Ainsi l’utilisateur, au même titre que les fournisseurs, distributeurs et autres membres du
réseau socio-technique mobilisés par l’innovation, participe activement, dans un processus
évolutif d’adaptation, à la définition du design même de l’objet technique novateur. En
conséquence, le choix de tel ou tel utilisateur( tout particulièrement les utilisateurs pionniers)
va s’avérer critique pour le succès du processus d’innovation. Les auteurs soulignent en effet
que « l’enjeu est dans tous les cas d’identifier les utilisateurs les mieux placés pour
transformer l’innovation » (p. 24). Que des utilisateurs pionniers soient mal choisis ou
insuffisamment représentatifs, et ils tireront l’innovation vers un design ne trouvant pas de
valeur d’usage chez suffisamment d’utilisateurs pour assurer le succès commercial de
l’innovation.
L’on parvient au deuxième élément clef de l’approche socio-technique, intimement lié à la
question de l’intéressement des acteurs : le choix des représentants ou « porte-parole ». Qui
désigner et choisir comme représentant légitime du groupe socio-économique que l’on
souhaite impliquer et mobiliser dans l’innovation ? « Le destin de l’innovation, son contenu
mais aussi ses chances de succès, résident tout entier dans le choix des représentants ou des
porte-parole qui vont interagir, négocier pour mettre en forme le projet et le transformer,
jusqu’à ce qu’il se construise un marché [...] Tout dépend de l’identité des protagonistes qui
sont mobilisés : dites-moi avec qui et avec quoi vous innovez, et je vous dirai en quoi
consistent vos innovations et jusqu’où elles se répandront » (p. 28). Qui croire, qui considérer
comme légitime représentant ? « Voilà où gît l’incertitude » concernant le processus
d’innovation (p 28).
13) Le modèle tourbillonnaire de l’innovation : une innovation récursive où co-évoluent
technique et social
Le modèle tourbillonnaire de l’innovation d’Akrich, Callon et Latour, se base sur l’hypothèse
d’une multiplicité de sources de l’innovation, à laquelle sont associées la multiplicité et
l’hétérogénéité fondamentale des différents acteurs de l’innovation : « L’innovation part de
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n’importe où. Les scientifiques et les ingénieurs n’ont pas le monopole de l’imagination. Elle
peut aussi bien naître dans un centre de recherche que dans un service commercial, chez un
client, ou dans une usine. » (p. 26). La complexité de ces interactions en réseau fait que le
processus de constitution progressive des entités techniques et des réseaux sociaux qui les
portent se réalisera selon un processus à forte dimension expérimentale et itérative, en
plusieurs « passes ». L’innovation résulte ainsi d’un processus « d’expérimentation tous
azimuts et par des itérations successives » ( p 26). Le modèle génère une dynamique
d'innovation et de ré-innovation récursive : il présente un "tourbillon", dynamique dans le
temps, de l'innovation. Il procède par expérimentation-transformation successive, avec
plusieurs "boucles" de l'innovation, auxquelles sont associées des transformations socio-
techniques successives.
Ainsi, à la séquence linéaire R&D-production-distribution, qui ne confrontait l’innovation au
marché qu’un fois l’objet technique intégralement achevé, se substitue un processus voyant se
succéder des boucles d’innovation. « Dans le modèle linéaire, la seule possibilité
d’adaptation, si celle-ci s’avère nécessaire, est la complexification progressive du projet et des
dispositifs sur lesquels il débouche [ ...] dans le modèle tourbillonnaire, l’innovateur collectif,
au lieu de retarder les sanctions et les jugements, suscite toutes les critiques et toutes les
objections, [ceci peut mener à ] éviter des investigations scientifiques incertaines en
changeant son public pour identifier celui qui se satisfera de l’innovation en l’état. » (p. 27).
Si le mot « recherche » s’applique à l’innovation, c’est dans ce sens précis, de la recherche
des évaluations et des épreuves de toutes sortes auxquelles on désire se soumettre » (p. 27)
Chaque confrontation au marché et aux différents acteurs mobilisés induit des adaptations
(constituant parfois des changements radicaux dans le design) qui relancent un processus
d’innovation quasi complet, mobilisant de nouveaux acteurs, et modifiant la conception
analytique de l’objet (voir schéma). « Dans ce schéma, l’innovation se transforme en
permanence au gré des épreuves qu’on lui fait subir, c’est- à- dire des intéressements qu’on
expérimente. Chaque nouvel équilibre se trouve matérialisé sous la forme d’un prototype qui
teste concrètement la faisabilité du compromis imaginé » (p 26) « Le premier prototype
réalisé est parfois, mais rarement, suffisamment convaincant. En général, plusieurs passes
sont nécessaires. A chaque boucle, l’innovation se transforme, redéfinissant ses propriétés et
son public. » (p 26)
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Schéma : Le modèle tourbillonnaire :
(à partir de Akrich et al., 1988)
L’innovation peut soit continuer perpétuellement à évoluer selon ce processus (l’industrie
informatique peut être représentative de cette situation), soit se stabiliser.
14) L’innovation et la notion de communauté
Un enjeu central pour le processus d’innovation est donc de constituer, dès l’amont du
processus, « un microcosme qui représente sous une forme simplifiée mais fidèle de toutes les
forces, tous les alliés qu’ [il] faudra enrôler » (p. 28). La figure clef du processus
d’innovation s’affirme ainsi être bien plus celle de la communauté que celle de l’innovateur
génial et isolé. Les trois auteurs illustrent cette notion à travers l’analyse du « cas Edison »,
relatif à l’émergence de l’éclairage électrique aux Etats-Unis. « Melo Park, grâce à son
éloignement des lieux de distraction, devient une véritable communauté. On y vit en famille,
on y travaille collectivement, sans se préoccuper des horaires réglementaires, on y goûte tous
les plaisirs de la vie. La règle est simple : une fois recrutés les porte-parole [...] les faire
interagir en permanence [...]. En négociant le projet, en le transformant pour qu’il soit
convaincant à l’intérieur de Menlo Park, ils préparent collectivement son succès à l’extérieur
de Menlo Park. Car si les porte-parole, les intermédiaires de toutes sortes ont été bien choisis,
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le microcosme que constitue le laboratoire représente dans toute sa richesse et sa complexité
le macrocosme que forme la société américaine, en sorte que les solutions acceptables pour le
premier le sont également pour le second » (p. 29)
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Conclusion générale : l’innovation comme processus diffus de coproduction en réseau à fort caractère coopératif
Les différents approches que nous avons abordées nous ont fournis certains outils conceptuels
pour mieux penser la figure de l’utilisateur comme innovateur, tout particulièrement quant à
sa relation parculière avec les NTIC.
Rappelons brievement quelques uns de ces apports ou limites. L’approche néoclassique se
révèle peut apte à appréhender la dynamique de l’innovation, du fait notamment de son
ancrage dans une perspective d’analyse statique fondée sur l’équilibre. L’utilisateur ne peut y
être pensé que comme simple consommateur, principalement passif . Les approches nommées
« déterministes » et séquentialistes permettent d’esquisser une figure plus pleine de
l’utilisateur, mais l’impossibilité d’y penser les processus d’interaction (notamment entre
technologie et marché) détermine la nécessité de leur dépassement (chap. 1).
Les approches que nous avons regroupées sur le vocable d’interactionnistes (au sein
desquelles les processus d’interaction et d’apprentissage sont jugés centraux) permettent
d’établir une figure d’un utilisateur participant activement au processus d’innovation, mais de
façon limitée. : l’utilisateur agit surtout comme révélateur, à travers son processus
d’apprentissage,(par la pratique, par l’usage, par l’interaction) d’informations qualitative utile
pour le producteur de l’innovation (chap. 2)
L’approche socio-technique autorise une figure bien plus riche de l’utilisateur. Elle nous
propose d’appréhender l’innovation comme étant d’une nature d’emblée socio-technique,
fruit d’un processus interactif fortement socialisé de coproduction en réseau. Elle nous paraît
se caractériser par trois apports majeurs, pour l’économie de l’innovation en général, et pour
notre problématique de l’utilisateur comme innovateur en particulier.
Une conceptualisation forte de la notion de réseau
Depuis le modèle de Liaison en Chaîne de Kline et Rosenberg (1986) qui a entraîné la chute
du modèle linaire de l’innovation, la notion de réseau, dans des acceptions plus ou moins
riches, fait l’objet d’une utilisation croissante. Pourtant, sa définition se limite souvent à une
appréhension strictement formelle, un réseau y étant constitué d’arcs et de points, formant des
graphes, orientés ou non. L’apport de chercheurs du CSI est alors ici double. Tout d’abord,
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ils fournissent un contenu sociologique dense à cette forme du réseau, en l’ancrant dans des
dynamiques sociales et techniques. Ensuite, ils en proposent une conceptualisation formelle
qui, sans être nécessairement très novatrice, présente l’intérêt d’être finement articulée avec la
réalité sociologique mentionnée plus haut, et permet des simulations. Des perspectives
s’ouvrent alors d’endogéneisation partielle de l’émergence de ces formes
« organisationnelles » que sont les réseaux, alors que dans nombre de travaux d’économie de
l’innovation, les réseaux sont fréquemment donnés sous forme exogène.
Un contenu à la notion d’interaction
Depuis ce même modèle de Liaison en Chaîne, l’interaction tient une place centrale dans
l’analyse du processus d’innovation. Pourtant, elle n’est souvent appréhendée qu’en termes
strictement informationnels (échanges à double sens d’informations qualitatives) ou de façon
assez floue. L’approche socio-technique fournit des éléments pour analyser quels sont les
processus sous-jacents à l’interaction, et comment naissent ou meurent des interactions
interpersonnelles ou inter-organisationnelles. L’interaction participe de processus de
négociations, visant à l’adaptation mutuelle et pouvant donner naissance à des compromis qui
permettent l’accord entre acteurs multiples et hétérogènes. Des éléments sont fournis pour
comprendre comment sont produites des interactions fécondes, qui participent à la production
de réseaux socio-techniques et des entités sociales particulières que sont les communautés.
Un cadre théorique pour comprendre les phénomènes d’interdépendances et de co-
évolution entre changement technique et changement social
L’affirmation de la notion d’innovations organisationnelles, les interdépendances qui les lient
avec l’innovation technologique, font, depuis une dizaine d’années surtout, l’objet de
nombreux débats parmi les économistes. L’approche socio-technique, qui se fonde sur une
appréhension simultanée des dynamiques sociales et techniques, nourrit utilement ce débat
sur les co-évolutions entre social et technique, y compris celle entre changement
organisationnel et technique. Bien que les NTIC puissent y jouer un rôle spécifique, il n’y a
dans cette approche co-évolutive rien de surprenant , car « adopter une innovation, c’est
l’adapter » (Akrich et al., p. 25) et simultanément s’adapter à elle dans un processus
débouchant sur un compromis socio-technique.
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Des pistes théoriques pour construire une figure d’un consommateur-utilisateur actif
dans le processus d’innovation
A travers les doubles notions d’adoption comme adaptation, et de script d’usage incorporé
dans l’objet technique, se dessine une figure active de l’utilisateur dans le processus
d’innovation.
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