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@ Georges MORACHE PÉKIN ET SES HABITANTS Étude d'hygiène

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@

Georges MORACHE

PÉKIN

ET SES HABITANTS

Étude d'hygiène

Pékin et ses habitants

2

à partir de :

PÉKIN ET SES HABITANTS

par le docteur Georges MORACHE (1837-?)

Baillère et fils, Paris, 1869, 164 pages.

Mise en format texte par

Pierre Palpant

www.chineancienne.fr

mai 2011

Pékin et ses habitants

3

TABLE DES MATIÈRES

Plan de Pékin

I. — Constitution du sol. — Climatologie. Situation de la province du Pe-tche-ly — Géologie — Météorologie.

II. — Topographie de la ville. — Population. Plan de Pékin — Dimensions de la ville et population — Voies de

communications — Jardins et promenades.

III. — Irrigations urbaines. — Voiries. — Inhumations. Eaux de Pékin — Égouts — Voiries des boues — Inhumations — Cimetières.

IV. — Constructions privées. — Édifices publics. Procédés de chauffage — Théâtres — Casernes — Camps.

V. — Alimentation publique. — Substances alimentaires. Produits du règne animal — Produits du règne végétal — Boissons — Distribution des repas.

VI. — Population suivant les races. Tartares et Chinois — Musulmans — Population flottante.

VII. — Conditions de la vie. — Hygiène générale. L'industrie — L'instruction publique — Hygiène du corps — Déformation des pieds chez les Chinoises — Question de l'opium.

VIII. — La misère à Pékin. Mendiants — Enfants trouvés — Infanticide — Prostitution féminine

— La syphilis — Prostitution masculine — Eunuques.

IX. — Exercice de la médecine. — Profession médicale. Le médecin dans la société chinoise — Les avortements — Les

aphrodisiaques — Maison médicale de l'Empereur — Absence

d'enseignement médical — La médecine aux armées — Médecine

judiciaire.

X. — Considérations physiologiques et pathologiques. Développement de l'individu — Mortalité — Suicides — Maladies

saisonnières — Maladies telluriques — Maladies tenant à des

pratiques anti-hygiéniques — Endémo-épidémies — Maladies

accidentelles.

Conclusion.

Pékin et ses habitants

4

I

CONSTITUTION DU SOL — CLIMATOLOGIE

@

p.005 Avant d'étudier, ainsi que nous nous proposons de le faire ici, la

ville de Pékin au point de vue de l'hygiène publique et privée, il ne sera

pas indifférent de jeter un coup d'œil sur les territoires au milieu

desquels elle s'élève, et dont les dispositions géographiques et

telluriques ont évidemment une grande importance dans son histoire.

La province du Tché-ly, dans laquelle est située la capitale politique

de l'empire chinois, fait partie du groupe Nord des dix-huit provinces de

l'empire et son nom, en traduction littérale « règle directe », doit

indiquer que de son sein part l'impulsion gouvernementale qui conduit

une masse de deux ou trois cent millions d'hommes. La statistique de la

Chine n'a pas été faite depuis un siècle environ ; p.006 en 1764, elle

renfermait 360.279.897 habitants, et c'est encore le chiffre accusé par

l'almanach impérial officiel chinois pour 1864. Mais ce serait bien mal

connaître les Chinois que de prendre ce chiffre comme absolument

exact et admettre qu'il existe en cela un contrôle rigoureux. Tout porte

à croire que, depuis un siècle, la Chine s'est dépeuplée ; le fait est

prouvé par le seul aspect des villes surtout dans le Nord. Un

appauvrissement graduel du sol par excès de culture mal entendue, des

famines, des épidémies, des massacres nombreux en sont les causes,

auxquelles, depuis quelques années, vient se joindre l'émigration

progressive vers l'Amérique, l'Océanie et l'Inde.

Le Tché-ly, forme au N. E. de la Chine un grand quadrilatère

irrégulier, situé entre les 110e et 117e degrés de longitude Est et les

37e et 41e degrés de latitude Nord, qui envoie une pointe de 60

kilomètres de large jusqu'au 31e degré de latitude Nord. Sa surface

peut être évaluée à 15 millions d'hectares d'après les triangulations

faites par les jésuites au XVIIe siècle ; sa population serait de 20

Pékin et ses habitants

5

millions d'habitants en nombre rond, ce qui lui constitue une densité

analogue à celle de la Belgique.

Deux massifs montagneux l'encadrent : au N. et N.O. les premiers

échelons du grand plateau de l'Asie centrale qui envoient des

ramifications jusqu'à Pékin, au S et au S.O. quelques petites

montagnes qui la séparent du bassin du Hoang-Ho, ou fleuve Jaune.

Ainsi formée, la province du Tché-ly constitue une vaste plaine dont

la surface, à peine coupée de quelques collines, descend en pente

douce vers la mer, qui la baigne à l'est sur une étendue de 320

kilomètres. Elle ne forme en réalité qu'un seul bassin commun aux

divers cours d'eau se rendant à la mer et dont le plus important est le

Paï-ho, ou fleuve Blanc ; celui-ci passe à Tien-Tsin, y reçoit deux

affluents considérables et va se jeter dans cette partie des p.007 mers de

Chine qui constitue le golfe du Pé-tché-ly ; son embouchure, célèbre

dans l'histoire contemporaine, est défendue par les forts de Ta-Kou qui

firent éprouver un cruel échec à l'escadre anglo-française en 1859 et

furent enlevés en 1860 par le corps expéditionnaire français débarqué à

quelques lieues plus loin vers le Nord.

Toutes les rivières de la province sont à leur origine des torrents

venant des montagnes ; beaucoup sont desséchées la majeure partie

de l'année, leur cours devient lent et flexueux dans la plaine où la

pente est presque nulle ; leurs eaux, que n'arrête aucun travail

d'endiguement, s'étendent sur les bords et inondent les campagnes

pendant la saison des pluies puis sont réduites à un mince filet d'eau,

pendant le reste de l'année.

La province du Tché-ly est de formation récente. A une époque peu

reculée, la mer venait battre le pied des montagnes qui en sont

maintenant distantes de quarante à cinquante lieues et où l'on trouve

encore des coquilles entièrement semblables à celles que l'on recueille

actuellement vivantes sur le bord de la mer ; la tradition chinoise ne

fait pas remonter bien haut le temps où la ville de Tien-Tsin était port

de mer, maintenant elle est à 50 kilomètres dans l'intérieur des terres.

Ce retrait des eaux doit être attribué aux énormes quantités de vases

Pékin et ses habitants

6

que déverse dans le golfe du Pé-tché-ly le fleuve Jaune, le plus

limoneux de tous les fleuves du monde.

La plaine du Tché-ly est en général sablonneuse, elle présente

même en certains points de vastes dunes amoncelées ; parfois

cependant la couche d'humus est assez considérable ; au-dessous se

trouve une couche de terre jaunâtre un peu argileuse, mais non

compacte. On ne saurait dire quel en est l'élément constitutif dominant,

les montagnes qui lui ont donné origine renfermant tout autant de

calcaires que de masses granitiques ou porphyriques ; à p.008 certains

points le fond argileux affleure à la surface ; il contient une forte

proportion de nitrate de potasse dont on rencontre de vastes

efflorescences, aussi bien que d'autres concrétions de nature calcaire,

de forme arrondie auxquelles Chinois donnent le nom de Batates de

terre, et qu'ils utilisent dans l'industrie.

La végétation est assez pauvre dans la plaine ; il n'existe aucune

forêt et peu d'amas d'arbres, si ce n'est artificiellement dans les

monastères boudhiques, les parcs et résidences impériales. Il est

impossible de rendre la triste impression que cause au voyageur

l'aspect rabougri et misérable de la végétation spontanée pendant la

majeure partie de l'année ; au contraire, les parties cultivées avec la

patiente ardeur du paysan chinois, sont assez prospères, grâce à

d'ingénieux systèmes d'irrigation. Disons-le cependant en passant, l'art

de la culture n'a, ainsi qu'on l'a trop prétendu, rien à puiser dans les

systèmes employés par les Chinois, par ceux du Nord tout au moins.

Ce n'est point ici le lieu d'étudier la flore du pays, elle ne nous

intéressera qu'au point de vue des productions alimentaires ou

industrielles, et nous y reviendrons plus tard. Contentons-nous de

signaler ce fait important et caractéristique : Rareté de la végétation

spontanée et absence de forêts.

Des montagnes peu élevées forment au nord les premiers gradins

du haut plateau de la Mongolie, immense étendue qui joue un rôle

considérable dans la nature du climat. Par son altitude, dépassant de

2.000 mètres le niveau de la plaine du Tché-ly, il constitue un immense

Pékin et ses habitants

7

réservoir de froid se combinant avec l'action de la mer voisine pour

donner naissance aux vents qui soufflent à peu près régulièrement du

N. et N.E. en hiver, du S. et S.O. en été.

Ces plans montagneux sont constitués au centre par des masses

granitiques, porphyritiques et basaltiques, et sur les p.009 bords de la

ligne par différents terrains stratifiés dont les plus récents se rapportent

à la formation carbonifère ; toutes les formations intermédiaires entre

celles-là et les dépôts très modernes semblent complètement manquer.

Jadis ces régions ont été couvertes de forêts, mais le vandalisme

chinois les a dépouillées de ces précieux abris et a contribué par là à

l'appauvrissement de la plaine ; quelques auteurs en donnent comme

excuse la nécessité de parer aux inondations qui ravageaient la

contrée ; dans ce cas, il faut avouer que l'on a réussi à souhait : la

plaine n'est plus inondée, mais elle menace de tourner au désert.

La partie de la province baignée par la mer est formée d'amas de

boues, terrains non encore transformés dépassant à peine le niveau des

eaux, inondés à chaque grande marée. Cette disposition a rendu très

facile l'établissement de marais salants rapportant à la couronne des

revenus fort considérables. En hiver, c'est-à-dire du 1er décembre au

1er mars environ, la mer est gelée jusqu'à 5 ou 6 kilomètres du

rivage ; cela s'explique aisément par son peu de profondeur. Les cours

d'eau qui s'y jettent ne charrient de glaçons que pendant quelques

jours ; la formation des glaces et la débâcle sont également rapides.

Quelques mots sur la météorologie de ces régions termineront

l'esquisse rapide, mais nécessaire, de la contrée où s'élève la ville de

Pékin. Les données suivantes sont le résultat de mes observations

quotidiennes en 1863, 1864, 1865 et 1866 ; elles ont été publiées avec

plus de détails dans des recueils spéciaux 1.

1 Bulletins de la Société de météorologie, année 1864, et Recueil de Mémoires de

médecine militaire, t. XII et XIII (3e série).

Pékin et ses habitants

8

Pression atmosphérique. Vents. —La pression atmosphérique subit

pendant toute l'année un écart de 30 à 35 millimètres, entre 780,

maximum observé en hiver, et 745, minimum en été ; les oscillations

diurnes, en général peu prononcées, sont quelquefois de 5 à 6

millimètres, la plus p.010 forte a été de 16 millimètres en mai 1865 ;

parfois, pendant de longs espaces de temps, le niveau du mercure est à

peu près stationnaire, ne s'écartant guère de la normale 760, ce qui

s'explique par le peu d'altitude de la plaine ; les variations suivent

assez exactement celles des vents, baissant avec les vents de S. et S.E.

en été, montant avec ceux de N. et N.O. en hiver.

A cette époque, et surtout au printemps, des vents, toujours

violents, charrient d'énormes quantités de poussière, soulevée soit dans

la province même du Tché-ly, soit plutôt dans les déserts de Mongolie ;

quelquefois ce sont de véritables tempêtes, qui obscurcissent l'air et

rappellent les vents de sable des déserts de l'Afrique ou de l'Arabie,

avec moins d'intensité peut-être, mais plus de durée. Ces tempêtes de

poussière se présentent quinze à vingt fois par an. En dehors de ces

cas, les coups de vents ne sont pas rares ; j'ai observé le passage de

quelques cyclones ; Pékin se trouve en effet sur la branche nord de la

courbe que décrivent les cyclones ou typhons des mers de Chine qui,

naissant bien au-dessous des mers du Japon, se dirigent d'abord du

S.E. au N.O. jusque vers le golfe du Tonkin et là s'infléchissent pour

remonter du S.O. au N.E., en parcourant le littoral de la Chine, et aller

se perdre dans les plaines de Mongolie.

Température. — La température moyenne de l'été est de + 29

degrés environ, celle de l'hiver de — 2,8° ; le maximum observé en

juillet, mais qui se reproduit souvent est de + 45 degrés à l'ombre, le

minimum en janvier de — 17 degrés, soit 62 degrés d'écart. La

température au soleil est toujours élevée, même en hiver, et arrive en

été à + 60 degrés, + 64 degrés, soit avec le minimum de l'hiver — 17

degrés, 81 degrés d'écart.

Pékin et ses habitants

9

Cette effrayante différence ne se ressent, il est vrai, que dans un

espace de temps assez long ; mais en hiver, lorsque le thermomètre

descend par exemple à — 10 degrés le p.011 matin, à — 5 degrés vers

deux heures de l'après-midi à l'ombre, il marque + 25 degrés, + 30

degrés au soleil.

Un fait important au point de vue de la santé est la continuité de la

température. Pendant quatre mois de grande chaleur, il y a à peine 4

ou 5 degrés de différence entre la température du jour et celle de la

nuit, + 40 degrés à midi ou à une heure, + 38 degrés, + 35 degrés

vers deux heures du matin. On conçoit sans peine combien est

énervante une telle disposition.

La moyenne annuelle de la température, à laquelle il ne faut

attacher de reste qu'une importance secondaire est de + 14 degrés à

+ 14,3°.

Pluies et neiges. Hygrométrie. — Les pluies ne commencent

réellement qu'en juin et accompagnent des orages ; si auparavant

quelques millimètres d'eau ont arrosé le sol, la quantité en est presque

nulle comme influence sur les cultures ; aussi la végétation ne prend-

elle son essor qu'avec les grandes chaleurs et acquiert-elle en quelques

semaines des proportions tropicales. On doit à ce phénomène l'absence

de végétations printanières et la mauvaise qualité des végétations

estivales que la cellulose envahit à l'exclusion des sucs.

La quantité d'eau tombée annuellement est de 600 à 640

millimètres, répartie entre 30 et 40 jours pluvieux pendant les mois de

juin, juillet, août et septembre ; les huit autres mois sont absolument

secs. Ces observations se rapportent, il est vrai, à Pékin ; à vingt lieues

de distance, les pluies sont un peu plus fréquentes et ce fait justifie une

tradition chinoise : Le premier fondateur de la ville de Pékin fît

rechercher par les astrologues le point le plus sec de la province, avant

d'y bâtir sa résidence... et il est certain qu'il a parfaitement atteint son

but.

Pékin et ses habitants

10

Les neiges sont peu considérables, ne persistent que quelques jours

dans les mois très froids, fondent p.012 rapidement sous l'impression des

rayons solaires et privent ainsi le sol d'un précieux abri ; l'épaisseur de

la couche annuelle de neige peut être évaluée de 250 à 300

millimètres.

La quantité d'eau tenue en suspension dans l'atmosphère est très

faible pendant la majeure partie de l'année ; elle s'accuse par les

chiffres proportionnels de 45, 48 centièmes en hiver ; pendant la saison

des pluies, elle s'élève au contraire à 80, 85 centièmes, calculés au

moyen du psychromètre d'August.

La rosée n'existe que rarement dans ces conditions ; malgré la

pureté du ciel et un rayonnement intense pendant les nuits d'hiver, les

plantes ne sont point couvertes de givre ; en été, au contraire, une

épaisse vapeur s'élève du sol au matin et ne se dissipe qu'avec l'ardeur

des rayons du soleil.

Électricité, Ozone. — Les orages sont relativement rares à Pékin ; ils

surviennent pendant la saison des pluies et amènent de fortes ondées ;

ils se forment au-dessus des montagnes qui sont au S. O. de la

province passent au-dessus de la plaine et vont se perdre dans les

montagnes du Nord ; quelquefois, repoussés en ce point par des

courants contraires, ils reviennent sur Pékin et semblent ainsi, à une

observation incomplète, venir de la Mongolie.

La foudre cause peu de ravages et les orages sont beaucoup moins

intenses que dans les régions tropicales ; ils sont au nombre de 20

environ par an.

La quantité d'ozone, appréciée à l'aide de l'ozonoscope de James (de

Sedan), donne des chiffres proportionnels de 0 à 15, le maximum étant

20 ; elle est beaucoup plus forte en hiver qu'au printemps et en

automne. Je crois volontiers avoir observé d'intéressantes variations au

moment d'épidémies de choléra et de typhus, mais ces résultats sont

encore incertains.

Pékin et ses habitants

11

On le voit, Pékin est essentiellement un climat extrême ; l'été de

Suez ou de l'Abyssinie, l'hiver de la mer du Nord, p.013 une sécheresse

absolue faisant place à une grande humidité, des vents impétueux et

des tourbillons de poussière pendant huit mois de l'année en forment la

caractéristique.

Par ces quelques aperçus, joints à une courte description du sol, j'ai

voulu donner une idée du pays ingrat où s'élève la ville de Pékin, à

l'étude de laquelle ces préliminaires me paraissaient indispensables.

@

Pékin et ses habitants

12

II

TOPOGRAPHIE DE LA VILLE. POPULATION

@

La ville de Pékin (en chinois Peï-Tzin) dont la détermination

géographique a été exactement calculée par les jésuites, se trouve par

114° 7' de longitude est et 39° 54' de latitude nord, à 70 kilomètres à

vol d'oiseau du golfe de Pé-tché-ly, à 120 kilomètres environ de Tien-

Tsin, dans un encadrement formé par des montagnes qui en sont

distantes de 35 à 45 kilomètres au nord de 15 à 25 seulement à l'ouest.

Elle ne se trouve malheureusement pas sur le cours d'un grand

fleuve, différant en cela de presque toutes les villes importantes de la

Chine. Le plus rapproché est le Paï-ho qui se relie à la capitale par un

canal à l'embouchure duquel se trouve la ville importante de Tong-

Tcheou, située à 20 kilomètres Est de Pékin. A l'Ouest et à peu près à la

même distance coule le Wan-ho, rivière bien moins importante, non

navigable et qui va se jeter dans le Paï-ho à Tien-Tsin.

C'est à l'aide du canal de Tong-Tcheou à Pékin que la grande ville se

trouvait en communication fluviale avec le grand canal impérial, œuvre

d'art gigantesque qui s'étendait de Hang-Tcheou à Pékin sur une

longueur de 1.500 kilomètres et servait à un mouvement commercial

très remarquable, entre autres au transport des grains et des riz

récoltés dans le Midi. Depuis des années ce canal, mal entretenu, a

cessé d'être navigable en plusieurs points et le p.016 transit du sud au

nord de la Chine a pris la voie de mer jusqu'à Tien-Tsin. Jadis ce trajet

était fort dangereux, de véritables escadres de pirates arrêtaient et

rançonnaient les convois ; aujourd'hui si la piraterie existe encore, elle

a cependant diminué ; les convois se font accompagner par des navires

européens bien armés, lorsque les négociants chinois ne préfèrent pas

confier à ces derniers seuls le transport de leurs marchandises.

Pékin et ses habitants

13

PLAN DE PÉKIN

dressé par le Dr Morache

DISTRIBUTION DES EAUX

Portes

1. Porte Tsien-Men.

2. Hata-Men. 3. Shoun-tze-Men.

4. An-ting-Men.

5. To-Shan-Men.

6. Tche-Koua-Men.

7. Toung-tche-Men. 8. Ping-tze-Men.

9. Si-tche-Men.

10. Shouan-tze-Men.

11. Nan-Tze-Men. 12. Houng-ting-Men.

13. Tiang-tze-Men.

14. Cha-Coua-Men.

15. Temple du Ciel.

16. Temple de l'Agriculture.

17. Parc où se trouve la montagne de charbon.

18. Lacs du Palais. 19. Réservoirs.

20. Légation de France.

21. Légation de Russie, d'Angleterre, des États-Unis.

22. Cathédrale du Nan-Thang.

23. Peh-Thang, centre des Missions catholiques. 24. Greniers du Gouvernement.

25. Marchés.

26. Couvent russe.

27. Canal de Tong-Tcheou et écluses. 28. Canal venant de Haï-tien.

Nota. Ce plan étant reproduit ici en vue de donner une idée d'ensemble de

la ville, et de faciliter l'étude de la distribution des eaux, indique seulement les

grandes voies de communications. Leur largeur, ainsi que celle des murailles, a

été augmentée à dessein, et n'est pas en proportion avec l'échelle métrique.

@

Pékin et ses habitants

14

Pékin et ses habitants

15

Tien-Tsin et Tong-Tchéou n'en restent pas moins deux centres fort

importants pour Pékin ; les denrées qu'envoie le Sud pour suppléer à

l'insuffisance de production du Pé-tché-ly passent toutes par ces deux

points et y entretiennent une grande animation.

Pékin fut bâti par le premier empereur de la dynastie mongole,

Khoubilaï-Khan, petit-fils de Tching-gis-Khan, le grand chef politique et

religieux de la race mongole, prophète inspiré qui lança ses hordes

barbares comme des avalanches, à la fois sur l'Europe et sur l'Asie.

Khoubilaï-Khan ne fut guère définitivement accepté comme

Empereur par les Chinois que vers 1280, et c'est à peu près à cette

époque qu'il construisit sa capitale. Le fameux voyageur Marco-Polo

séjourna quelque temps à la cour du Grand Khan, et a laissé une

description de Pékin assez semblable à ce que nous constatons encore

huit siècles plus tard.

Pékin affecte une figure géométrique très régulière, et représente un

rectangle dont les côtés sont N. et S., E. et O. ; le côté S. forme le

grand côté d'un second rectangle légèrement trapézoïde, dont la

surface est un peu moins étendue que celle du premier. Le rectangle

supérieur constitue la ville tartare ou mantchoue, l'inférieur la ville

chinoise.

La ville tartare est séparée de la ville chinoise par des fortifications

aussi développées sur cette face que sur les p.017 autres, nous prouvant

que la race victorieuse a de tous temps eu la crainte d'une insurrection

possible des peuples conquis.

Au centre de la ville tartare s'en élève une seconde, également

protégée par un mur d'enceinte, la ville rouge ou impériale, au milieu

de laquelle se dressent d'immenses constructions abritées par de larges

fossés et de solides remparts : c'est la demeure du Fils du Ciel. — Il a

su se mettre ainsi, par une série de trois lignes de défense, à couvert

de manifestations trop expansives de son peuple parfois turbulent, et

entourer sa demeure de celle de ses anciens compagnons du désert, les

Tartares-Mantchoux, qu'il faudrait écraser avant d'arriver jusqu'à lui.

Pékin et ses habitants

16

Quelques chiffres suffiront pour faire apprécier les dimensions de

cette ville dans laquelle les formes géométriques ont été recherchées

avec soin.

La ville tartare mesure du N. au S. 5.500 mètres ; de l'E. à l'O.,

6.500 ; sa superficie est de 3.575 hectares, son périmètre, de 24

kilomètres ; la ville rouge contient en surface 668 hectares.

La ville chinoise compte du N. au S. 3.350 mètres ; de l'E. à l'O.,

7.500 ; sa superficie est de 2.500 hectares, son pourtour, de 21

kilomètres.

En combinant les deux villes pour avoir la totalité de Pékin, on

trouve que la superficie est de 6.000 hectares, le périmètre de 32

kilomètres à quelques unités près.

On se fait une idée assez juste de ces dimension en se représentant

une ellipse irrégulière dans laquelle serait inscrit un rectangle ; l'ellipse

représente l'enceinte fortifiée de Paris qui a 36 kilomètres, le rectangle,

l'enceinte de Pékin, qui n'en a que 32 ; la superficie de Paris est de

9.450 hectares. Pékin a environ un tiers en moins, mais dans cette

dernière ville les maisons vont jusqu'aux fortifications, tandis qu'à Paris

il existe beaucoup de terrains p.018 non construits qui forment une partie

de la banlieue récemment annexée.

Un point important à déterminer, comme hygiène urbaine, est sans

contredit le rapport entre le nombre des habitants et la surface dont ils

disposent, rapport qui exprime la densité de la population. Or, à Pékin,

le chiffre exact de la population est incertain ; il existe bien un contrôle

qui servirait à l'établir, c'est le rôle des impôts ; mais ceux-ci sont

répartis par famille et l'on ne sait au juste combien il y a de membres

dans chacune d'elles. En effet, elles ne comprennent pas seulement le

père, la femme et les enfants, mais les secondes femmes, les frères

cadets et leurs enfants, les domestiques, etc.

Quand on consulte les mandarins les plus élevés en grade, ils

répondent par un chiffre excessif qu'il ne faut pas prendre à la lettre et

qui, dans leur idée, veut simplement dire « une multitude

Pékin et ses habitants

17

innombrable » (dix mille fois dix mille). Sur ce point comme sur

beaucoup d'autres, la précision est chose difficile à obtenir des Chinois.

Cependant, en prenant l'opinion de gens sérieux, de missionnaires

qui connaissent le pays à fond, en évaluant la population de quartiers

séparés et les rapportant à la totalité de la ville, je crois pouvoir

supposer qu'actuellement la population ne doit pas dépasser 800.000 à

1 million, si même elle y arrive. Dans les descriptions des Pères

Jésuites du XVIIe siècle, on la trouve évaluée à 1.500.000, 2 millions, 2

millions et demi. Il n'y a qu'à voir le grand nombre de quartiers ruinés,

presque abandonnés, pour être certain que, depuis un siècle, il s'est

produit un mouvement d'émigration énorme prouvé encore par bien

d'autre faits. Il a pour origine certaine l'insuffisance de plus en plus

grande du sol à nourrir ses habitants, non moins que la pauvreté

croissante du gouvernement, qui ne reçoit plus des provinces

méridionales les immenses quantités de p.019 céréales dont il nourrissait

le peuple au temps de sa splendeur.

C'est donc avec raison, je crois, que je présente ce chiffre de

1 million comme le maximum actuel ; en le prenant pour base, on

arrive à calculer que si à Paris on trouve 224 habitants par hectare, il y

en aurait à Pékin 166. Mais à Paris la moitié de la population s'entasse

dans un quart de la superficie, ce qui donne pour beaucoup de quartiers

400 habitants par hectare, tandis qu'à Pékin la population est assez

exactement répartie dans les 6.000 hectares dont elle dispose. On peut

donc dire qu'à Pékin, la densité de la population est deux fois moins

forte qu'à Paris, ce qui constituerait une circonstance hygiénique des

plus heureuses, si d'autres conditions mauvaises ne venaient en

détruire l'effet.

Les 24 kilomètres de la ville tartare sont tracés par une enceinte

fortifiée continue se composant d'un mur de 14 mètres de haut sur

14,50 m d'épaisseur ; les revêtements extérieurs sont faits de belles

briques de 30 centimètres d'épaisseur sur 50 dans les autres sens ; la

partie supérieure de la muraille est dallée, et forme une promenade

unique au monde, rappelant à l'esprit les fortifications légendaires de

Pékin et ses habitants

18

Thèbes et de Babylone. Tous les 200 mètres une tour carrée, de même

hauteur que le mur, fait une saillie de 20 mètres, en vue de croiser les

feux, en cas d'attaque sur un point quelconque.

Ce mur d'enceinte est percé de neuf portes, trois à la face sud qui

communique avec la ville chinoise, deux sur chacune des autres faces.

Elles constituent de véritables forteresses. Au dessus d'une voûte, qui

perce la muraille et n'a pas moins de 7 mètres de hauteur, se dresse

une immense construction de 15 mètres environ, bâtie en bois et

briques avec triple toit de tuiles vernissées et servant de magasin

d'artillerie, d'observatoire, de poste-caserne.

p.020 La porte elle-même, double et blindée de plaques de métal, est

protégée par une demi-lune avec mur d'enceinte semblable à celui de la

ville. Deux portes y donnent accès, à l'exception de la grande entrée au

sud de la ville tartare, qui, faisant face au palais impérial, est percée de

trois portes, dont la principale s'ouvre uniquement pour l'Empereur. La

demi-lune circonscrit un vaste demi-cercle qui servirait de refuge pour

les troupes et en temps ordinaire est envahi par les marchands

ambulants.

A chacun des quatre angles de la ville tartare, on voit une sorte de

bastion à quatre étages, entièrement construit en briques et percé de

quatre rangs de sabords semblables à ceux d'un navire. Il pourrait

recevoir de l'artillerie, ou plutôt des tirailleurs. Mais pour le moment, on

n'y voit que l'image de la bouche d'un canon peinte sur chacune des

embrasures.

Enfin un immense fossé de 20 mètres de largeur sur 10 de

profondeur, fait le tour de la ville et serait inondé en cas d'attaque, si le

mauvais état des prises d'eaux ne rendait actuellement cette défense à

peu près illusoire.

On le voit, cet ensemble de fortifications, conçu avec un véritable

talent militaire, est une œuvre gigantesque, fort bien conservée, et qui

aurait suffi pour arrêter les armées asiatiques contre lesquelles on

l'avait autrefois élevée.

Pékin et ses habitants

19

La ville chinoise, sur les trois faces qui regardent la campagne, est

entourée d'une muraille un peu moins élevée que celle de la ville

tartare, percée de sept portes et entourée de fossés.

A l'exception de la grande entrée du sud, Tsien-Men, les huit autres

portes de la ville tartare conduisent à de grandes rues ou boulevards de

30 mètres de largeur, traversant en ligne droite toute la ville du N. au

S. de l'E. à l'O., mesurant par conséquent jusqu'à 6.000 mètres. Ce

sont les plus grandes voies de communication ; d'autres, parallèles ou

p.021 perpendiculaires à celles-ci et d'une étendue variable de 2 à 4

kilomètres, n'ont que 20 mètres de large ; la ville est de la sorte

coupée en échiquier à peu près régulier dont les quadres circonscrits

par de larges avenues, sont percés eux-mêmes d'une multitude de rues

et ruelles plus ou moins larges, mais qui, toutes à peu près, sont

orientées N. et S., E. et O.

Une seule volonté a évidemment présidé à ce plan, et jamais édilité

n'a eu à exécuter d'un seul coup une aussi vaste entreprise. Cette

disposition est éminemment favorable à l'aération ; les grandes

avenues N. et S. sont constamment balayées par les vents réguliers qui

suivent cette même direction.

Dans la ville chinoise, la topographie est moins régulière, il existe

bien une longue rue qui traverse la cité de l'E. à l'O. et n'a pas moins

de 7.500 mètres ; une autre avenue, partant de la porte centrale Tsien-

Men, coupe la ville en deux moitiés, mais là s'arrête le plan primitif.

Moins soucieux de la population chinoise que de ses Tartares, le

fondateur de Pékin a laissé les Chinois disposer leur cité à leur guise ;

aussi ressemble-t-elle un peu aux autres villes de la Chine, aux rues

étroites, tortueuses, aux maisons pressées les unes contre les autres, à

population agglomérée, bruyant centre d'activité commerciale, rendez-

vous d'affaires et de plaisir. La ville tartare, au contraire, plus calme,

plus grandiose, a un cachet que l'on ne rencontre nulle autre part en

Asie et semble participer de la Majesté impériale qu'elle abrite.

Du côté de la campagne, les portes mènent à de grandes routes

pavées de larges dalles d'un marbre grossier fort commun dans les

Pékin et ses habitants

20

montagnes, qui se prolongent jusqu'à 5 ou 6 kilomètres de la ville. A ce

point, le dallage cesse et la route court à travers champs, sans direction

bien régulière, sans entretien d'aucune sorte. Les voitures y enfoncent

p.022 toujours jusqu'au moyeu, dans la poussière en hiver, dans la boue

et les flaques d'eau en été ; à cette époque et à la suite de grandes

averses, la circulation est souvent interrompue pendant plusieurs jours.

Les routes pavées ne sont guère d'un usage plus agréable ; comme

elles sont fort anciennes, de profondes ornières se creusent, des dalles

manquent, laissant à leur place une profonde excavation, et les

charrettes y subissent de tels cahots que voyageurs ou marchandises

en sont fort endommagés.

Les grandes rues de la ville ne sont pas beaucoup mieux

entretenues ; aux environs des portes existe un dallage présentant les

inconvénients que je viens de signaler ; un peu plus loin les rues sont

formées d'une chaussée faite d'une sorte de macadam primitif que l'on

a l'air de relever quelquefois, et de bas côtés que l'on abandonne

absolument à eux-mêmes.

Lorsque l'on est habitué à nos belles routes d'Europe, à nos

splendides avenues du nouveau Paris, on ne saurait se figurer à quel

point l'absence d'un service de ponts-et-chaussées peut réduire les

voies de communication, et l'on se prend à désirer que certains

Parisiens pussent être transportés pour quelques heures à Pékin ; ils en

reviendraient à tout jamais reconnaissants envers nos édiles.

En hiver, le sol subissant une sécheresse de plusieurs mois, se

transforme en une couche de poussière de 50 centimètres à 1 mètre

d'épaisseur, toujours soulevée par le vent ; la température descend au-

dessous de 0°, mais ne peut durcir un sol tellement anhydre, que des

objets de métal y séjournent plusieurs mois sans s'oxyder. Cette

poussière froide recouvre les vêtements, la figure, pénètre dans les

maisons et constitue un véritable fléau. En été la scène change, tout le

sol se transforme en boues ; plusieurs rues sont tellement défoncées

que les portes des maisons s'élèvent à 1 mètre et demi au-dessus de la

voie, et alors, à p.023 la suite des grandes pluies, ce sont des lacs qui

Pékin et ses habitants

21

forcent voitures et piétons à faire un grand détour pour trouver un

chemin praticable.

Mais ce n'est pas tout : ce sol sur lequel se sont déversés pendant

huit mois tous les détritus, tous les excreta d'une population immense,

subissant l'action combinée de la chaleur et de l'humidité, entre en

fermentation et forme un véritable marais trop odorant, dont les

miasmes sont certainement la cause des fièvres putrides que l'on

observe à cette époque et sur lesquelles nous reviendrons plus loin.

Le sol de Pékin est tellement riche en matières organiques que les

paysans des environs, lorsqu'ils n'ont pas le moyen d'acheter d'autres

engrais, viennent enlever les boues afin d'en fumer leurs terres.

Dans la ville chinoise, le même inconvénient se reproduit, mais les

rues étant en général plus étroites, la population marchande qui les

habite, prend elle-même ses mesures et fait réparer à ses frais le

chemin qui mène à ses boutiques. Nous verrons du reste, dans le cours

de cette étude, qu'il existe de véritables institutions municipales dans la

ville chinoise, tandis que la ville tartare ne dépend que du

gouvernement ; or celui-ci a eu, depuis bien des années, à s'occuper de

choses infiniment plus graves que l'hygiène de ses sujets.

Quelques avenues aux abords du palais sont plantées d'arbres ; ils

ont vieilli comme le reste et ne prêtent aux piétons qu'un ombrage

illusoire. Ils meurent, et quelque petit fonctionnaire les fait abattre pour

son usage personnel ; personne, bien entendu ne songe à les

remplacer.

Il existe cependant dans l'intérieur de la ville de belles cours, de

grands jardins plantés d'ormeaux, de pins, de chênes, de thuyas : ce

sont ceux des habitations princières et des pagodes. Parmi celles-ci,

deux forment de véritables parcs, le temple du Ciel et le temple de

l'Agriculture, p.024 immenses espaces de 6 kilomètres et plus de circuit,

situés au sud de la ville chinoise, coupés de bois et de prairies que l'on

n'entretient pas beaucoup, mais qui n'en sont pas moins de charmantes

promenades. Elles sont absolument interdites au public ; une affiche

Pékin et ses habitants

22

placée à l'entrée principale avertit même qu'il y aurait peine de mort à

qui pénétrerait dans cette enceinte sacrée. C'est là, en effet, que le Fils

du Ciel va chaque année implorer l'Esprit créateur de toutes choses, le

Dieu que ne renferme aucun temple, lui offrir en sacrifices tous les

produits de la terre et exercer un culte dont il est le seul pontife. On le

voit, c'est une doctrine idéale, beaucoup trop élevée pour la vile

multitude ; elle a à sa disposition de petits temples de bas étages où

elle pourrait faire ses dévotions si l'envie lui en prenait. Mais le Chinois

n'est point religieux, et d'autre part, il ne ressent jamais l'envie de

respirer un air plus pur que celui de son quartier ; il n'est donc privé ni

dans sa foi ni dans ses goûts de promenade.

A bien plus forte raison ne peut-on pénétrer dans les beaux parcs

qui entourent la résidence impériale, non plus que sur les bords des

grands lacs qui l'arrosent. Ces vastes pièces d'eau, parsemées d'îles

couvertes de constructions gracieuses, s'étendent sur une surface

considérable dans la ville rouge. Par une faveur toute spéciale et pour

éviter de trop grands détours, on tolère le passage sur un pont qui les

sépare et d'où l'on peut jouir d'un splendide coup d'œil ; on regrette

d'autant plus la mesure prohibitive en interdisant l'entrée à tout autre

qu'aux serviteurs intimes et aux eunuques.

Dans ces jardins se trouve la fameuse montagne de charbon,

gigantesque amas de houille qui mesure certainement plus d'un million

de mètres cubes et qu'un empereur fit accumuler pour fournir le

chauffage de la ville dans un cas de siège. Recouverte de terre

végétale, plantée de grands p.025 pins, ornée de pavillons élégants et de

pagodes, cette pyramide domine de 100 mètres et plus les palais et la

ville entière.

Il n'existe donc à Pékin rien qui ressemble à une promenade

publique et nul indigène n'en ressent le besoin ; le Chinois ne comprend

guère que l'on se mette en mouvement sans y être forcé par les

affaires, et les Tartares, adoptant progressivement ces mœurs, ont à

peu près renoncé aux exercices d'équitation, de chasse, qu'ils

conservèrent longtemps en souvenir de leur ancienne existence

Pékin et ses habitants

23

nomade. Lorsqu'un indigène bien élevé a quelque course à faire, il loue

une voiture, s'il n'en possède une ; tout au moins prend-il un mulet,

mais il ne s'abaisse pas à marcher à pied comme le dernier mendiant.

@

Pékin et ses habitants

24

III

IRRIGATIONS URBAINES, VOIRIES, INHUMATIONS

@

L'attention du fondateur de Pékin et de tous les empereurs de Chine

depuis Khoubilaï-Khan jusqu'à Kien-long, qui mourut en 1795, semble

avoir été particulièrement éveillée sur la nécessité de fournir d'eau la

grande ville ; aussi y trouve-t-on un système très complet d'irrigation

urbaine. Mais depuis Kien-long, que l'on a du reste accusé d'avoir trop

sacrifié à l'amour des constructions et des embellissements, et qui fit

beaucoup pour Pékin, les prises d'eau, les bassins, les conduites, n'ont

jamais été réparés et ont subi de successives dégradations dues au

temps et à de fortuites inondations.

Ce n'est malheureusement pas dans ce seul détail que s'accusent la

négligence et l'incurie du gouvernement central. A partir du fils de

Kien-long, Kia-King, qui monta sur le trône en 1795, la mauvaise

direction imprimée à la marche des affaires a amené du haut en bas de

l'échelle administrative une tendance générale à la dilapidation des

deniers de l'État ; le résultat en a été une pauvreté toujours p.026

croissante, situation pénible que sont venues augmenter les

insurrections des trente dernières années. Tous les services publics

sont donc en souffrance et l'on n'a rien pu ou voulu faire pour Pékin.

Depuis cinq ans, le gouvernement ayant eu la pensée intelligente de

confier l'inspectorat des douanes maritimes à des Européens, a vu ses

revenus augmenter sensiblement ; il a pu commencer quelques

réparations encore fort restreintes.

La situation des travaux hydrauliques de Pékin est mauvaise, les

eaux autrefois retenues avec soin dans de vastes réservoirs et de là

déversées dans la ville, se répandent et se perdent dans la campagne ;

il n'en est pas moins intéressant d'étudier ces travaux d'art qui, avec

quelques réparations bien dirigées, pourraient rendre de nouveaux et

Pékin et ses habitants

25

utiles services ; ils témoignent tout au moins d'un véritable talent chez

les premiers constructeurs.

Le principal cours d'eau qui arrose Pékin vient d'un lac nommé le

Kouan-Min-ho, situé près du palais d'été de Yuen-Min-Yuen, bien connu

en Europe depuis l'expédition de 1860 ; il se trouve à 20 kilomètres au

nord de la ville. Ce lac est alimenté lui-même par des sources locales et

par celles qui descendent des montagnes. Le cours d'eau, dont le débit

est par moment assez considérable, vient rejoindre la ville à son angle

N. O., et former un bassin retenu par des endiguements ; le surplus

coule dans le fossé du nord, puis dans celui de l'est et va se jeter dans

le canal de Tong-Tchéou dont il a déjà été question et qui commence à

l'angle S. E. de la ville tartare ; à son origine, ce canal est coupé de

cinq écluses de 3 mètres environ chacune ; la chute entre Pékin et

Tong-Tchéou devant être au plus d'une vingtaine de mètres.

Du grand réservoir du N. O., les eaux entraient en ville et se

déversaient dans trois lacs successifs (voy. le plan) pour la ville tartare,

puis dans les deux du palais d'hiver. p.027 Autrefois ces lacs étaient

constamment remplis, mais actuellement, tant pour celui de Yuen-Min-

Yuen que pour celui de la ville, le mauvais état des prises d'eaux et des

écluses diminue leur recette ; d'autre part, faute de nettoyages

fréquents, les vases s'y accumulent, le fond s'en exhausse et pendant

l'été ils se recouvrent d'une abondante végétation aquatique, gracieuse

à l'œil, pernicieuse au point de vue hygiénique. Les quartiers

environnants sont alors envahis par les miasmes, les habitants

contractent des fièvres d'accès, et présentent de nombreux cas de

cachexie palustre.

Les eaux des lacs s'écoulent par deux canaux, l'un partant au-

dessus du palais, l'autre au-dessous ; tous les deux vont, après avoir

traversé la ville tartare, se jeter dans le fossé sud, et gagner le canal de

Tong-Tchéou. Ces canaux intérieurs sont du reste crevassés, leurs

quais sont en ruines, leurs portes ne ferment plus et ils restent presque

toujours à sec.

Pékin et ses habitants

26

Il en est de même des fossés de la face O. de la ville, ils reçoivent

leurs eaux partie du réservoir du nord, partie d'une petite rivière

sortant d'une plaine marécageuse à quelque distance de là. Elles

gagnent également la face S. et enfin le canal de Tong-Tchéou.

A la suite des grandes pluies d'été, on ouvre toutes les écluses, les

fossés sont recouverts d'un mètre d'eau environ, et l'on attend ainsi

l'hiver ; l'eau se congèle alors et l'on extrait la glace qui constitue un

grand objet de commerce.

La ville chinoise est alimentée en partie par une petite rivière aux

eaux bourbeuses qui sort du parc de chasse du Haï-tze, situé à 2

kilomètres au sud, et se jette dans les fossés.

On voit donc combien ce plan était chose intelligente : réunir les

eaux des montagnes, les rassembler au nord de la ville, la leur faire

traverser en se développant sur de p.028 larges surfaces, alimenter les

fossés et enfin former un canal d'une haute importance commerciale,

retenir ou précipiter leurs cours par de nombreux barrages ou écluses ;

c'était très bien conçu et certainement il y avait là de quoi suffire à peu

près à la consommation de la grande cité.

Actuellement il n'en est plus de même et les habitants doivent faire

apporter leur eau de très loin ou puiser dans la couche qui se trouve

au-dessous du sol de Pékin.

Cette nappe d'eau se rencontre à une profondeur variable de 10 à

15 mètres suivant les points et surtout suivant les saisons ; en hiver,

alors que les sources des montagnes sont taries, tous les puits

superficiels sont à sec ; en été, on a de l'eau en abondance, mais elle

est souvent bourbeuse.

Les puits sont du reste bien disposés, garnis de ciment à l'intérieur,

surmontés de potences à poulies pour faciliter l'ascension des seaux

tressés de paille que l'on emploie. Un grand nombre de maisons, les

pagodes, possèdent des puits, il en existe même de publics dans les

rues, mais la plupart fournissent une eau tellement séléniteuse qu'elle

ne peut être employée aux usages domestiques. Aussi est-ce une

Pékin et ses habitants

27

industrie lucrative que d'acquérir un bon puits, d'en vendre l'eau aux

habitants de son quartier et de la faire charrier dans toute la ville à dos

de mulets ou sur des charrettes. Quelques princes, quelques pagodes

laissent librement puiser à condition que l'on n'emporte à la fois qu'une

quantité déterminée de leur eau.

Si les Chinois voulaient essayer à Pékin des forages profonds, il est

assez probable qu'après avoir dépassé les couches supérieures, on

arriverait à trouver une bonne eau, mais ils s'arrêtent toujours à la

première qu'ils rencontrent et n'ont pas l'idée ou plutôt les moyens

mécaniques de descendre des tubes métalliques, comme nous le

pratiquons journellement avec un grand succès.

Les eaux puisées à Pékin, et mon jugement se porte sur p.029 des

essais faits à divers points de la ville, ont toutes un caractère commun ;

elles sont franchement séléniteuses, mais à des degrés variables.

Toutes sont incolores, transparentes, généralement pures de matières

organiques appréciables par les sels d'or ; les unes sont à peu près

insipides, d'autres amères et complètement impotables ; — toutes

cuisent mal les légumes et dissolvent mal le savon. — Elles déposent

par l'ébullition un résidu abondant qui encrasse rapidement les

ustensiles, fait bien connu des Chinois et décrit comme un phénomène

bizarre dans leurs ouvrages. Ce précipité, essentiellement composé de

sulfate de chaux, contient encore du chlorure de calcium, de sodium et

de magnésium. La quantité de matières salines, calculée par une

solution alcoolique de savon, varie de 60 centigrammes à 2 grammes et

plus. On conçoit dès lors que beaucoup d'eaux ne peuvent être

utilisées ; du reste, même les plus pures, déterminent des accidents

gastro-intestinaux chez les nouveaux arrivés qui renoncent bientôt à en

user, sinon avec addition de vin ou d'alcool ; je ne serais pas éloigné de

croire qu'elles sont en partie cause d'une tendance aux catarrhes de

l'intestin dont sont presque toujours atteints les indigènes, phénomène

complexe sans doute, mais fort curieux comme influence sur la santé et

peut-être sur le moral des habitants.

Pékin et ses habitants

28

Lorsque les Chinois font usage des eaux bourbeuses des lacs ou des

sources de la plaine, ils pratiquent la clarification par l'alun qui précipite

les sels terreux ; ce procédé est connu dans toute la Chine où les eaux

des rivières sont constamment troubles ; je n'ai point vu de filtres bien

entendus et assez vastes pour faire face à une grande consommation,

et je ne sache pas qu'ils emploient jamais le charbon pour cet usage.

Très amateurs de bonne eau, surtout pour la préparation du thé, ils en

font venir de grande p.030 distance ou se transportent eux-mêmes aux

sources renommées par leur pureté, mais ne cherchent pas beaucoup à

purifier celle qu'ils ont sous la main, ou plutôt n'en connaissent pas le

moyen.

La question de l'irrigation urbaine nous amène naturellement à

parler des égouts qui, recueillant tous les détritus de la ville et drainant

son sol, devraient aller porter au loin leurs eaux malsaines pour la

population. Il existe bien à Pékin, dans les grandes artères, des égouts

rudimentaires ou plutôt de petits canaux enfoncés sous terre d'un

mètre à peine, et qui, communiquant autrefois avec les grands canaux

d'irrigation, remplissaient en partie ce but ; mais là encore se retrouve

l'abandon et l'incurie. Ces conduites de forme carrée, construites en

dalles, sont simplement séparées de la voie par une pierre presque

toujours brisée ou totalement absente ; en sorte qu'elles sont à peu

près obstruées et que, en temps ordinaire, tout écoulement est

impossible. Au contraire, comme l'on y jette journellement toutes

sortes de détritus végétaux et animaux, les égouts ne sont plus qu'un

foyer de putréfaction ; qu'il vienne un peu de pluie et le tout déborde

dans la rue avec grand préjudice pour la vue et l'odorat des passants.

Dans quelques points plus heureux, la destruction est moins complète,

mais d'une part leur pente d'écoulement est trop faible, leur volume

trop petit, et de l'autre ils ne reçoivent presque jamais l'eau

indispensable pour maintenir un courant. En un mot, tels qu'ils sont

actuellement, ces égouts de Pékin rendent peu de services et sont

essentiellement nuisibles à la santé publique.

Pékin et ses habitants

29

J'ai déjà dit que les habitants ont l'habitude de jeter au milieu de la

rue les eaux ménagères et en général tous les produits dont ils veulent

se débarrasser ; il en résulte sur la voie publique des amas

d'immondices en fermentation, p.031 des restes de boucherie, affreux

mélanges sur lesquels on voit se ruer tous les chiens errants, lorsque ce

ne sont point des hommes hâves et nus qui disputent à ces animaux

une horrible nourriture. Pékin gagnerait beaucoup à posséder les

troupes de chiens errants de Constantinople ou les gallinaços de

l'Amérique du Sud, mais la misère est trop grande et les chiens sont

presque toujours mangés par les mendiants. Il n'y a en cela aucune

exagération ; maintes fois j'ai pu assister au tableau navrant d'une

troupe de ces malheureux se repaissant d'un affreux chien galeux qu'ils

ont assommé dans quelque coin et dont ils rongent les os à peine cuits.

— Les animaux crevés ne restent pas longtemps sur la voie publique,

d'une façon ou d'une autre ils disparaissent rapidement, à moins que,

déjà arrivés à un état de putréfaction avancée, ils ne rebutent les plus

affamés ; dans ce cas, personne ne songe à les enlever et ils

pourrissent en paix, mais le cas est rare.

Le seul point de voirie publique qui soit assez bien observé, est

l'enlèvement des matières fécales ; on sait que les Chinois en font, de

temps immémorial, usage pour le fumage des terres, aussi ne laisse-t-

on rien perdre de ce produit précieux à la culture. Il n'existe point dans

les maisons de fosse d'aisances ; chaque matin, un industriel vient

enlever avec sa hotte les matières recueillies dans un grand vase,

commun à toute la famille, sorte de chaise percée sans chaise ; il

exerce généralement son métier sans demander une rétribution, puis,

après la tournée chez ses clients, parcourt la ville sa hotte sur le dos,

une longue cuiller à la main ; il circule ainsi — sorte de chiffonnier

diurne — jusqu'à ce que sa hotte soit remplie, la porte alors à quelque

dépôt et a gagné sa journée ; dans beaucoup de rues existent encore

des espèces de latrines publiques, consistant simplement en une barre

horizontale où se rendent, aux yeux de tous et sans scrupule, passants

et gens du quartier : ce n'est p.032 point du reste une attention de

Pékin et ses habitants

30

l'édilité publique, soucieuse de la propreté de ses rues, mais

simplement une spéculation des propriétaires des dépôts voisins.

Toutes les matières fécales sont réunies à divers points de la ville en

vastes dépôts, elles y séjournent un certain temps, puis sont chargées

dans de grandes charrettes découvertes qui vont les transporter à des

dépôts extérieurs où elles subissent la dessiccation ; d'autres fois,

lorsque le dépôt de la ville a assez d'espace, on ne se donne pas cette

peine et l'on termine les opérations en ville même. Que l'on juge après

cela des horribles émanations s'élevant au milieu des habitations, et

quelle doit en être l'influence sur la santé, surtout en cas d'épidémie !

— Pendant l'été 1863, le choléra a cruellement sévi à Pékin et, avec les

idées modernes sur l'un de ses modes de propagation, n'y a-t-il pas lieu

de se demander l'influence qu'ont dû jouer ces dépôts, ces latrines

publiques, cette promiscuité constante avec le contagium.

J'ai cru devoir résumer le chapitre de voiries publiques par cet

exemple, — on me le pardonnera, — car il donne une juste idée de la

honteuse négligence et de l'ignorance caractéristique de

l'administration d'une grande capitale trop souvent citée comme une

sorte de mystérieux et poétique séjour.

En hygiène, la question des inhumations confine à celle des voiries,

mais chez tous les peuples elle en est séparée par le profond respect

dont on accompagne jusque dans la tombe la dépouille de ceux qui ont

vécu au milieu de nous, alors même que les affections de la famille ne

nous y engagent point d'une manière plus pressante. A vrai dire, ce

sentiment de respect est un peu dévoyé dans notre société moderne et

s'il faut honorer ses morts, il ne faut point les rendre dangereux aux

vivants ; mais en Chine, ce culte est poussé à l'extrême et ce n'est

point aux Chinois qu'il p.033 faudrait proposer, ainsi que nous voudrions

le voir faire en Europe, de substituer l'incinération au mode général

d'ensevelissement sous terre.

Le culte des ancêtres constitue presque la seule religion des Chinois,

si même c'est une religion. On se souvient que sur cette matière éclata

au XVIIIe siècle la fameuse discussion entre les Jésuites, très puissants

Pékin et ses habitants

31

à la cour de Pékin, et les Dominicains, jaloux de leurs succès ; les

Jésuites avaient bien compris que, pour faire accepter le christianisme

en Chine, il ne fallait point heurter de front des habitudes dix fois

séculaires, et qui, en somme, n'ont rien de pernicieux ; ils avaient donc

toléré le culte des ancêtres et le culte de Confucius, y voyant un

hommage rendu à d'augustes mémoires plus qu'une invocation

caractéristique du culte dans le sens religieux du mot. Ils perdirent leur

cause en cour de Rome, et la Chine, qui entrait rapidement dans les

idées nouvelles, leur fut dès lors fermée. L'empereur, voyant avec

mécontentement un souverain étranger dicter des lois à ses sujets,

jugea qu'une doctrine dont les sectateurs ne s'accordaient pas entre

eux n'était probablement pas parfaite.

Ceci est un peu loin de la question, mais nous prouve combien est

enracinée la doctrine de la vénération des ancêtres, et rend compte de

l'importance capitale qu'attachent les Chinois aux funérailles de leurs

parents.

Dès qu'un Chinois est mort, on s'empresse de laver le corps à

grande eau, on le revêt de ses meilleurs habits, et on le couche dans un

immense cercueil, dont le volume et la richesse sont en proportion de

sa fortune et surtout de la piété filiale de ses enfants ; or, comme c'est

là la vertu capitale, ceux-ci s'imposent tous les sacrifices imaginables

pour faire les choses avec une pompe qui leur attire la considération

générale. — Souvent il faut attendre des mois avant d'avoir réuni la

somme nécessaire ; on contracte des p.034 emprunts, on s'obère, et

pendant tout ce temps le cadavre attend dans son cercueil que l'on

fasse les préparatifs de cette grande fête. Lorsque les circonstances

prolongent ce délai et surtout dans les familles riches, on dépose le

cercueil dans les pagodes, qui ont en général une chambre affectée à

cet usage. Il en est de même quand la famille est originaire d'une

province éloignée et que l'on n'a point, quelquefois durant des années,

la possibilité de faire un long voyage.

Ce mode de conservation est sans doute défectueux, mais il est

atténué par la grande épaisseur des parois du cercueil, par le

Pékin et ses habitants

32

calfeutrage parfait dont il est l'objet et aussi par un demi-

embaumement, que l'on a fait subir au cadavre en l'enveloppant de

toiles imprégnées de substances aromatiques. — Dans les classes

pauvres, il n'en est plus de même ; on doit conserver les corps à

domicile, on ne peut les ensevelir avec soin, et ils ne tardent pas à

infecter les habitations. Mais il n'importe, on subit tout plutôt que de

paraître publiquement insoucieux en matière aussi sacrée.

Enfin, lorsque le grand jour est venu, on fait une fête à laquelle on

convie parents et amis ; elle comprend un grand repas et l'on organise

un cortège avec l'aide d'entrepreneurs de pompes funèbres, industrie

très répandue et très lucrative à Pékin. Je n'entre point dans le détail

des cérémonies, des sacrifices, des deuils, le tout est régi par la loi et

respecté par l'opinion publique, ce sont là des sujets fort intéressants,

mais ils s'éloignent d'une étude médicale.

Le corps est porté hors de la ville dans un champ acheté pour cet

usage ou dans une propriété du défunt, et enfoui à une grande

profondeur. — En somme, sauf la conservation du corps à domicile,

l'hygiène est respectée ; — mais à Pékin en particulier, la misère est

grande ; les pauvres, les mendiants, les criminels, n'ont pas de parents

en mesure de leur rendre les derniers devoirs, la police intervient alors

p.035 et fait enterrer les cadavres dans des champs destinés à cet

usage ; seulement, elle fait les choses un peu à la légère, et trop

souvent le cadavre à peine recouvert de terre est-il déterré et déchiré

par les chiens errants. C'est un spectacle que l'on rencontre

fréquemment dans la campagne de Pékin.

Aux condamnés à mort, la loi refuse toute sépulture ; leur corps est

précipité dans des sortes de puits profonds, où plongent incessamment

des nuées de corbeaux. Leur tête reste exposée dans un panier

suspendu à une perche sur le lieu même de l'exécution. Sur le grand

marché de Pékin, on en peut voir constamment une vingtaine à divers

degrés de putréfaction, ce qui n'empêche pas les marchands de se

livrer au-dessous à leur petit commerce ; le dégoût et la commisération

semblent également étrangers à la race asiatique.

Pékin et ses habitants

33

Aux femmes, aux enfants, on fait des funérailles moins splendides,

mais décentes ; cependant dans la classe pauvre on recule devant

toute dépense, et s'il s'agit d'un jeune enfant, le corps est transporté à

un asile spécial que nous décrirons plus tard, si même il n'est

abandonné sur le bord du chemin.

Il n'est malheureusement pas rare, lorsque l'on sort de bonne heure

à Pékin, surtout en hiver, de voir son cheval faire un brusque écart

devant un cadavre, c'est celui de quelque mendiant affamé, que le froid

a saisi et qui s'est rapidement congelé. Dans les moments d'épidémie,

cela arrive souvent, et les maisons en ruines sont généralement le

solitaire abri que recherche le misérable à ses derniers moments ; — ce

sont là de bien tristes tableaux qui suffiraient à eux seuls pour dégoûter

de tout un peuple, si l'on s'obstinait à le juger avec nos idées

d'Occident.

De toute façon les cadavres ne séjournent pas sur la voie publique.

La police les fait enlever, ou à défaut les voisins, qui ne sont pas flattés

de voir un mort à leur porte ; d'après la loi, tout individu sur la

propriété duquel on découvre un cadavre, est à priori rendu

responsable de la mort. Or toute action judiciaire est toujours ruineuse

en Chine.

@

Pékin et ses habitants

34

IV

CONSTRUCTIONS PRIVÉES, ÉDIFICES PUBLICS

@

Les constructions privées de Pékin offrent à certains points de vue

un avantage réel. Elles ne sont pas très agglomérées. Cela tient en

partie à la dépopulation de la ville, en partie au plan généralement

adopté, surtout pour les maisons importantes, plan qui comprend des

cours intérieures autour desquelles sont rangés différents corps de

logis.

Toute maison digne de ce nom présente d'abord une première petite

cour dont l'entrée donne sur la rue. — Elle communique par un

portique, caché d'une sorte d'auvent, avec une seconde et une

troisième cour placées en enfilade et bordées sur trois côtés de corps

de bâtiments à un seul étage, exhaussés de 3 ou 4 pieds au-dessus du

sol.

Telle est l'idée générale ; le nombre des cours, la hauteur des

bâtiments varient avec la richesse de la maison ; mais toujours le

même principe subsiste : successions de cours carrées, un côté servant

d'entrée, les trois autres formés par des constructions. Dans les

maisons princières et les palais, ces cours sont vastes, plantées de

grands arbres, ornées de vases de fleurs, de petits réservoirs d'eau,

toujours dallées de larges briques plates. — Chez le pauvre, tout est

plus petit, plus resserré, chaque pavillon appartient à une différente

famille et le sol de la cour est encombré de débris de toute nature.

La brique et le bois forment la partie essentielle des constructions.

La plaine du Tché-ly ne contient pas de p.037 calcaires utilisables comme

pierre de taille ; on tire des montagnes un marbre assez grossier, et

quelques granits dont on forme les assises des maisons, ainsi que les

marches qui y donnent accès ; mais on ne peut s'en servir uniquement,

le prix de revient en étant relativement élevé. Au contraire, on trouve

Pékin et ses habitants

35

en grande quantité une argile grisâtre avec laquelle on peut faire

d'excellentes briques, qui, une fois cuites, se laissent tailler et sculpter

avec facilité et présentent une cohésion bien supérieure à nos briques

de France ; on fait de ces briques suivant toutes dimensions ; elles

peuvent servir également de dalles très résistantes, et véritablement

sous ce rapport les Chinois sont loin d'être en retard ; l'industrie des

briqueteries de Pékin peut livrer des produits supérieurs, je crois,

comme aspect, durée et solidité, à tout ce que nous avons en Europe.

La même terre sert à faire des tuiles que l'on cuit à un plus haut

degré de chaleur, dont on vernit la surface en bleu, vert, jaune ou blanc

avec tant de succès, que des tuiles datant de plusieurs siècles et

constamment exposées aux intempéries des saisons, ont encore leur

éclat primitif. Ce sont ces briques et ces tuiles vernissées qui ont fait

croire aux pagodes de porcelaine dont l'existence n'a jamais été

sérieusement constatée ; elles sont du reste aussi jolies et aussi

éclatantes que la porcelaine, et ressemblent assez aux belles faïences

anglaises dont on fait chez nous divers vases ou services de table.

L'emploi des briques vernissées appartient uniquement aux pagodes

impériales et aux palais ; des lois somptuaires très anciennes en

défendent l'usage au vulgaire ; de même la couleur des toits varie avec

le rang ; jaunes pour tout ce qui tient aux domaines de l'Empereur, ils

sont bleus dans quelques temples, verts chez les grandes familles, et

uniformément gris chez tous les autres gens. Les toitures sont

cependant de formes très gracieuses, ornées de moulures, p.038 les

arêtes décorées de figures d'animaux fantastiques ; souvent on y

suspend des clochettes ; leur inclinaison très aiguë est bien disposée

pour l'écoulement des eaux.

La maison chinoise n'a pas de fondations profondes ; on enfonce de

quelques pieds dans le sol un massif en pierres brutes, réunies par de

la chaux ; les coins sont en pierre de taille ou briques, et sur cette

plate-forme l'on monte d'abord la charpente de la maison. Elle consiste

en colonnes de bois plus ou moins larges, plus ou moins hautes, qui

soutiennent la charpente du toit ; ce n'est qu'alors que s'élèvent les

Pékin et ses habitants

36

murs de briques ; comme on le voit, ils ne soutiennent pas la toiture,

ainsi que dans les constructions européennes. — Il y a là un mode

d'aménagement réellement vicieux tenant à l'ignorance des lois de la

statique ; il nécessite de grandes quantités de bois et multiplie ainsi

singulièrement les chances d'incendie ; aussi sont-ils des plus fréquents

à Pékin et prennent-ils en quelques instants des proportions fort

étendues.

Il est conforme à la vérité d'ajouter que les secours en pareil cas

sont aussi bien organisés que possible ; les habitants ont institué entre

eux des compagnies de pompiers qui ont leur dépôt de pompes et

d'outils ; au premier signal, se propageant de rue en rue, chacun se

rend à son poste ; les pompes sont un peu faibles, d'un maniement

difficile, on fait plus de bruit que de besogne, mais enfin c'est une des

meilleures organisations que j'aie vues en Chine, et il n'est pas de

petite ville qui n'ait la sienne.

Le mur de briques garnit entièrement trois côtés de la maison ; sur

le quatrième, faisant façade, il ne monte qu'à hauteur d'appui et le

reste de l'espace est fermé d'une sorte de grillage en bois plus ou

moins sculpté, toujours gracieux cependant et qu'oblitèrent de simples

feuilles de papier. Dans quelques maisons riches, on intercale des

carreaux de vitre : les Chinois connaissent la fabrication du verre, mais

p.039 ils n'en peuvent faire que de grossier et préfèrent les vitres venues

de Russie et maintenant d'Europe ; on conçoit que la consommation

doit en être fort restreinte. — A priori, ces murs de papier semblent

n'être qu'un abri illusoire, ils remplissent assez bien leur office

cependant ; on fait usage de papier, non de chiffon comme en Europe,

mais de coton brut ; le meilleur vient de Corée, il présente une

résistance singulière, ne se coupe jamais comme le nôtre, se laisse

coller très facilement. La lumière se tamise au travers et arrive fort

douce dans la chambre ; la chaleur le traverse avec peine ; il forme, en

raison de la résistance du coton à l'action du calorique, une couche

protectrice aussi bonne que le verre à vitre.

Pékin et ses habitants

37

L'intérieur d'une maison ou plutôt d'un corps de logis est divisé

d'ordinaire en trois compartiments, bien rarement en plus ; en été, on

déchire la partie supérieure de la façade de papier et la ventilation se

fait par là ; les portes en outre, ne ferment jamais bien, les jointures

sont à jour et laissent passer un peu d'air ; mais en hiver le Chinois se

calfeutre autant que possible et ne craint pas de s'enfermer dans une

atmosphère saturée de miasme humain, milieu que le mode de

chauffage contribue à rendre encore plus délétère.

Le Chinois, mal nourri, résiste peu au refroidissement, et il est

curieux d'observer combien en hiver il est plus lent, plus enclin au

sommeil, prenant les allures d'un animal hibernant. Par tous les

moyens possibles, il cherche à se garantir du froid ; les maisons aux

murs peu épais, aux cloisons de papier ne l'en défendent pas assez,

aussi accumule-t-il sur lui vêtements et fourrures ; ce sont des objets

de luxe pour les classes riches, qui les choisissent en martre, en

astrakan, tandis que les classes ouvrières et les paysans adoptent

d'épaisses peaux de mouton frisées, de chèvre, de chat et ne quittent

ces vêtements ni jour ni p.040 nuit. Mais il faut encore réchauffer

l'appartement ; on a pour cela recours à deux systèmes.

Au milieu des chambres on place des braseros en cuivre, en terre,

ou des espèces de poêles sans tuyau en fonte ou en cuivre que l'on

allume d'abord en plein air. Le poêle présente à sa partie supérieure un

petit orifice circulaire de 10 centimètres, par lequel on introduit le

charbon, et par lequel aussi s'échappent les gaz de la combustion ; ils

entretiennent dans la chambre une atmosphère d'oxyde de carbone que

nous, Européens, ne pouvons supporter, dont les Chinois paraissent

s'accommoder ; il y a certainement chez eux une sorte

d'accoutumance ; elle n'est pas telle, cependant, que des accidents

mortels ne se produisent quelquefois, mais sans que la leçon profite à

personne.

Dans la pièce principale qui est celle où l'on couche, se trouve un lit

de camp en briques, exhaussé de 2 pieds au-dessus du sol et dont

l'intérieur est formé d'une série de loges communiquant avec un foyer

Pékin et ses habitants

38

de forme cylindrique placé au-dessous et un peu en avant ; l'air

échauffé et les gaz circulent ainsi au milieu des briques et les portent à

une haute température ; mais au lieu de se dégager à l'extérieur, ils

viennent sortir par deux ouvertures sur les parois du lit de camp, en

sorte que l'atmosphère ambiante est aussi chargée de principes

délétères qu'avec les poêles ; c'est on le voit, une espèce de poêle

russe primitif ; sur cette couche bien chaude, viennent s'entasser en

hiver, grâce à la compressibilité spéciale des Chinois, tous les membres

de la famille, enroulés encore dans des couvertures de coton piqué. Ils

y passent de longues heures dans une promiscuité aussi dangereuse au

point de vue moral qu'au point de vue physique, et qui favorise les

contagions de toute nature. En temps d'épidémie de typhus et de

diphtérie, il n'est pas rare de voir tous les membres d'une famille, au

nombre de huit ou dix, succomber aux atteintes p.041 du même mal ; le

camp joue un rôle certain dans la propagation du fléau.

L'espèce de combustible employé contribue encore à augmenter les

dangers d'intoxication, le bois est assez cher dans le Nord, il est du

reste peu utilisable dans les fourneaux ; quelques camps cependant se

chauffent avec les tiges desséchées du sorgho ; on obtient ainsi une

chaleur rapide, mais peu durable, et ce moyen n'est guère usité que

dans les auberges. Plus généralement, on se sert de la houille dont les

montagnes des environs de Pékin contiennent de nombreux et riches

gisements.

Il y aurait dans ces mines une source de fortune pour le

gouvernement, mais elles sont mal exploitées ; les Chinois n'ayant pas

nos procédés d'épuisement, doivent s'arrêter dès qu'ils arrivent à la

nappe d'eau ; ils n'ont donc que la couche supérieure du charbon, la

plus mauvaise partie, celle que l'on néglige dans nos exploitations. En

outre, les moyens de transport sont tellement difficiles que, sur le bord

de la mer, à Tien-Tsin, à 45 lieues de la mine, la tonne de houille est

aussi chère que la tonne de Cardiff venue d'Angleterre.

Le charbon des environs de Pékin est de deux espèces. La première

est une houille grasse à longue flamme donnant beaucoup de gaz et de

Pékin et ses habitants

39

chaleur, mais se consumant rapidement ; son prix très élevé atteint à

Pékin de 50 à 70 francs la tonne. L'autre espèce est une sorte de

houille maigre, d'anthracite, demandant pour brûler un fort tirage ; elle

coûte trois fois moins que la première. C'est de celle-ci que les Chinois

font usage ; ne pouvant en tirer parti directement, faute de foyers à

grand tirage, ils réduisent le charbon en poudre, le mélangent dans la

proportion de 2/3 environ avec de la terre glaise et en font des

boulettes. Celles-ci, séchées au soleil, constituent le principal

combustible employé ; on a un peu de difficulté p.042 à les mettre en

train ; mais le feu une fois établi se soutient longtemps.

Cette union de poudre de charbon à la terre glaise me paraît un fait

assez curieux chez ce peuple ignorant même l'existence des lois de la

chimie : mécaniquement, les boules ainsi faites sont moins compactes

que l'anthracite, el l'un des inconvénients de ce combustible est ainsi

combattu ; d'un autre côté, j'ai constaté dans cette terre glaise de

fortes proportions de nitrate de potasse, sel très fortement oxygéné.

L'anthracite, d'après les analyse de M. Regnault, contient une

proportion plus considérable de carbone que les autres houilles ; pour

brûler, il lui faut donc une plus grande quantité d'oxygène ; cet

oxygène, les Chinois ne peuvent le fournir au moyen du tirage et le

remplacent par celui que fournit le nitrate de potasse et qui va se fixer

sur le carbone de l'anthracite. Celui-ci donne en brûlant une plus forte

proportion d'acide carbonique et d'oxyde de carbone que la houille

ordinaire ; de plus, il est chargé de cristaux de pyrite de fer qui, par

décomposition, dégage des vapeurs d'acide sulfureux.

De tous les combustibles, l'anthracite des environs de Pékin me

semble le plus défectueux au point de vue de l'hygiène, par suite des

mauvais appareils de combustion que l'on emploie. Aussi les accidents

ne sont-ils pas rares. La nuit, les Chinois font remplir le foyer du camp

de boules de charbon qui se consument lentement, mais vicient peu à

peu l'atmosphère, et quelquefois ils succombent à cette intoxication

progressive. Chaque hiver, il m'est revenu des faits de ce genre, dont

trois se sont passés sous mes yeux dans ces mêmes conditions. Au

Pékin et ses habitants

40

reste, les Chinois ne veulent pas entendre parler de modifier leur

système, et après bien des efforts, j'ai dû y renoncer, même chez ceux

qui vivaient sous notre dépendance à la légation.

Ne voulant m'occuper ici que de ce qui a trait à p.043 l'hygiène, je

laisse de côté bien des particularités intéressantes relatives aux

habitations privées ; elles se résument en ceci : dans les maisons du

riche, pièces grandes, aérées en été, peu ventilées et à atmosphère

viciée en hiver ; chez le pauvre, en tous temps encombrement

extrême, humidité en été, en hiver atmosphère toujours fétide, et

rendue bien plus dangereuse encore par les produits de la combustion.

Les meubles sont généralement fort incommodes, mais ne

présentent rien de particulier à noter au point de vue qui nous

intéresse.

Les grands édifices publics ressemblent singulièrement aux édifices

privés ; toujours on y trouve le même système de cours avec corps de

logis sur trois côtés. Dans les pagodes et les palais, le plafond est fort

élevé, mais de telles pièces ne sont pas habitées et la population ne s'y

encombre jamais. Il n'en est pas de même des théâtres, très

fréquentés par les Pékinois, qui y passent de longues heures à boire et

manger : ils servent de cafés, de restaurants, on y trouve tous les

plaisirs, ceux de l'esprit et ceux des sens.

Les théâtres, immenses salles pouvant contenir tant au parterre que

dans les tribunes jusqu'à deux mille personnes, s'ouvrent vers midi et

ne ferment qu'à la nuit ; les pièces succèdent aux pièces sans fatigue

pour le spectateur, qui, si le jeu de la scène ne l'intéresse pas, cause,

plaisante et rit à haute voix avec ses voisins. Ces théâtres ne

pourraient être comme élégance comparés à ceux d'Europe ; ils

présentent tous les dangers d'une atmosphère viciée par

l'encombrement et les vapeurs de tous les aliments que l'on y

consomme ; quelques châssis mobiles servent à établir une sorte de

ventilation, mais si l'on écarte ainsi quelques inconvénients physiques,

on ne peut diminuer les dangers d'un autre ordre transformant le

théâtre chinois en succursales des maisons de prostitution où le

Pékin et ses habitants

41

spectacle de la salle p.044 aussi bien que celui de la scène est loin de

châtier les mœurs... au contraire.

Les Chinois se rassemblent aussi beaucoup dans les restaurants et

les maisons à thé ; un grand nombre, même des moins riches, y

prennent en tous temps leur repas. Ces établissements, dont on

retrouve autant de catégories que dans nos villes, présentent

l'inconvénient banal, en Chine, de l'encombrement ; qui dit population

chinoise dit encombrement ; il faut l'admettre une fois pour toutes.

Mais il est une sorte d'établissement où l'on voudrait surtout ne pas

le rencontrer, les prisons. Elles sont, ainsi que presque tout ce qui

touche à la justice, la honte du gouvernement actuel. C'est par

centaines qu'on y entasse des malheureux dans de petites salles

s'ouvrant sur un étroit préau les uns libres dans leurs mouvements,

d'autres enchaînés par le milieu du corps et portant des fers aux pieds

et aux mains.

La nourriture accordée aux prisonniers est en rapport avec leur

crime, toujours insuffisante ; tant qu'ils peuvent se procurer quelque

argent de leurs familles ou de leurs amis, la complaisance achetée des

gardiens permet quelques douceurs. Lorsqu'ils sont abandonnés, leur

situation est affreuse, un grand nombre succombent, rapidement brisés

par les mauvais traitements de toute nature. Ceci n'est encore que le

régime de la prison, mais les tortures auxquelles ils sont soumis comme

simples prévenus, s'ils ne veulent avouer leurs crimes, tortures qui

ressemblent singulièrement à la question au moyen âge, puis les peines

corporelles auxquelles ils sont condamnés, ne tardent pas à développer

d'affreuses plaies qu'ils n'ont aucun moyen de panser ; sous l'influence

de la misère et de la saleté, elles acquièrent les caractères les plus

graves. La mort devient préférable à de telles souffrances, et bien

souvent ils vont au devant d'elle en se suicidant. Le sort des prisonniers

p.045 politiques, des rebelles, est encore pire si c'est possible, car pour

ceux-là il n'existe aucun pardon, et s'ils ne succombent pas à la misère,

la mort judiciaire, avec tous les raffinements de la plus barbare

cruauté, est leur lot inévitable.

Pékin et ses habitants

42

Le gouvernement ne saurait décliner la responsabilité du mauvais

état des prisons ; sans doute, les agents inférieurs cherchent de toutes

façons à faire leur profit en exploitant les malheureux confiés à leur

garde, mais la cruauté est tellement à l'ordre du jour, les mandarins

d'un grade supérieur en donnent si souvent l'exemple, les lois elles-

mêmes y conduisent si naturellement, que tous doivent être regardés

comme également coupables.

On dit que dans tout l'empire, aucun criminel ne peut être exécuté

sans la révision de son procès et un ordre spécial émané de Pékin ;

mais Pékin est très loin et les mandarins sont les vrais maîtres dans les

provinces. — A Pékin même, les exécutions sont fréquentes, et au mois

de septembre on procède à une exécution générale des condamnés à

mort. Dans l'intervalle, tout ce qui est regardé comme rebelle à

l'empereur, les voleurs de grands chemins, les incendiaires agissant en

bandes, n'attendent pas cette époque ; bien souvent la place aux

exécutions est le théâtre d'horribles spectacles auxquels se rue une

population lâche et cruelle ; on y mène les enfants, et lorsqu'on a la

chance d'avoir le spectacle de la mort lente, la joie publique est à son

comble. — Les condamnés montrent un singulier courage, pour ne pas

dire indifférence, à mourir ; s'ils sont plusieurs, ils attendent

patiemment, assis à terre, que leur tour arrive, que le bourreau ait eu

le temps d'aiguiser son couteau, et ils ne cherchent même pas à

détourner les yeux. Il existe, à Pékin, une fondation pieuse qui fait

exception au caractère asiatique. En passant devant une certaine

maison chaque condamné reçoit une tasse d'eau-de-vie chaude

fortement épicée qui le jette apparemment dans une sorte p.046 de

demi-torpeur. Une dame, dit-on, habitait cette et prise de pitié pour les

gens qui passaient devant sa porte en allant au supplice, consacra par

testament le revenu de sa maison à donner ce dernier breuvage.

Ce serait ici le lieu d'étudier les hôpitaux et leur hygiène ;

malheureusement ces institutions charitables manquent absolument à

Pékin, il ne s'y trouve point non plus d'hospices spéciaux pour les

aliénés. Il existe un asile pour les mendiants les plus nécessiteux et une

Pékin et ses habitants

43

sorte d'hospice pour les enfants trouvés, établissements qui n'ont rien

de médical à proprement parler et dont la description trouvera une

place naturelle au paragraphe que nous consacrerons à l'étude du

paupérisme, la plaie de toutes les grandes villes de Chine et en

particulier de Pékin. Cette absence de tout lieu de refuge pour les

malades, alors même qu'il ne leur serait point donné de soins spéciaux,

est une caractéristique du manque de charité chez les races de l'Asie.

Si quelques personnes mues, les unes, par un réel sentiment de

commisération, plus souvent, je le crois, par un désir d'ostentation, font

des distributions d'aumônes ou quelquefois de médicaments, si même

elles associent leurs ressources dans ce but, il n'y a à qu'un fait

individuel et qui n'engage pas la société ; je ne sache point, du reste,

que ces actes soient communs à Pékin. Dans le sud, à Canton et à

Shanghaï, depuis que les missionnaires protestants ont ouvert des

dispensaires où même ils hospitalisent les malades, on a vu surgir

quelques institutions analogues soutenues par des négociants chinois ;

mais à Pékin, rien encore de pareil ne s'est développé ; le

gouvernement n'a même jamais eu la pensée d'avoir un hôpital pour

ses Tartares. En un mot, les institutions hospitalières font absolument

défaut.

Il serait fort curieux de pouvoir étudier la disposition intérieure du

palais d'Hiver, mais les fonctionnaires et p.047 serviteurs de la Maison

Impériale y pénètrent seuls ; nous ne le connaissons que par

renseignements. — Il forme à lui seul une véritable ville, car on

n'estime pas à moins de cinq à six mille le nombre des gens qui

l'habitent. D'après les plans que nous en ont laissés les Jésuites et

d'après ce que l'on peut voir de l'extérieur, les édifices sont vastes sans

être grandioses ; ce doit être, sans contredit, ce que la ville de Pékin

renferme de mieux construit ; évidemment bien des parties de ce palais

auraient besoin de grandes réparations ; nous avons toujours supposé

que si les légations européennes n'ont pu être admises à le visiter, il y

avait dans cette mesure restrictive autant la crainte d'avouer sa misère

Pékin et ses habitants

44

que le respect pour d'anciens errements que la partie intelligente du

gouvernement comprend la nécessité d'abandonner.

Pour terminer l'histoire hygiénique des habitations, il convient de

signaler l'existenee dans la ville tartare de grands bâtiments qu'on

pourrait nommer des casernes, si elles étaient occupées par des

soldats. Ils sont en effet destinés à réunir dans un cas de danger les

Tartares, qui, répandus dans la campagne aux environs de Pékin,

viendraient au premier signal se ranger sous leurs bannières. En temps

ordinaire, ces casernes sont à peu près vides et ne renferment qu'une

toute petite garnison destinée à les garder. Les Tartares en résidence à

Pékin sont tous enrôlés dans une des huit bannières, sortes de corps

d'armée permanents qui renferment tous les Mantchous, mais ils vivent

isolément et se réunissent pour les exercices seulement.

Cependant il existe autour de Pékin quatre camps retranchés fort

intéressants à étudier à tous les points de vue. Chacun d'eux renferme

un corps d'environ 5.000 hommes, la plupart montés ; ils constituent

une véritable garde impériale toujours prête à marcher et à défendre le

trône de p.048 leur souverain ; vivant tous réunis, dans des conditions

relativement heureuses, fréquemment exercés, soumis en outre à un

service régulier au palais où ils fournissent une forte garnison qui se

relève tous les huit jours, ils ont conservé les vertus guerrières de la race

mantchoue et ne se sont point amollis au contact des Chinois des villes.

Ce sont ces hommes intrépides qui se firent massacrer au combat du 18

septembre 1860, en chargeant sur nos carrés d'infanterie et qui, peu à

peu repoussés, se retranchèrent derrière le pont de Palikao, où pendant

plusieurs heures la mitraille les broya sans les faire reculer d'un pas.

C'est une justice à rendre à ces braves gens que de proclamer

hautement leur courage : ils furent battus, c'était fatal, leur nombre ne

pouvait lutter avec nos moyens de destruction, la barbarie contre la

civilisation. Mais du moins ils surent mourir et le firent noblement.

Les camps qu'ils occupent dans la plaine ont une forme

rectangulaire, leur enceinte est marquée par une petite fortification et

un fossé. De grandes avenues se coupent à angle droit et sont bordées

Pékin et ses habitants

45

de maisons dans lesquelles vivent des familles ; ces maisons sont

toutes du même modèle, tenues très proprement ; de grands arbres,

des ruisseaux d'eau courante, bordent les avenues, le tout a un air de

décence que l'on est heureux de rencontrer — comme exception. — On

se sent là dans une atmosphère plus saine, dans un milieu supérieur,

on ne voit pas de misère ; des hommes de haute taille, bien vêtus,

s'exercent au tir de l'arc, de la lance, du fusil, y dressent leurs enfants,

pansent les chevaux qui n'ont pour écuries que des baraques ouvertes

sur une des faces, souvent sur trois et ne s'en portent pas plus mal.

L'état hygiénique de ces camps est excellent, on n'y souffre point des

épidémies qui affligent la ville ; les enfants, constamment au grand air,

placés sur un cheval dès qu'ils peuvent marcher, y ont un air robuste

que l'on p.049 n'est pas habitué à rencontrer à Pékin. En somme, ces

camps sont parfaitement bien disposés, et pourraient servir de modèle

à ceux des armées européennes ; tout au moins ils les égalent.

Lorsque des corps d'armée se mettent en marche ou stationnent en

quelque endroit, on délivre aux soldats des tentes semblables à nos

tentes bonnet de police et sous lesquelles les hommes s'entassent. Le

nombre des tentes est toujours insuffisant ; les Chinois ne craignent

guère de coucher en plein air, ils s'enroulent dans la couverture que

chaque fantassin porte sur son dos, comme les nôtres, leur sac. Le

grand nombre de villages que l'on rencontre partout en Chine, permet,

du reste, le cantonnement des troupes dans les maisons, cela

s'organise de soi-même, sans contrôle de la part d'une autorité

indifférente ; le passage d'un corps de l'armée impériale est à peu près

aussi nuisible aux gens du pays que le passage des bandes de rebelles

que l'on va disperser ; ils sont dans les deux cas, pillés sans merci.

Ajoutons que les mouvements de troupes sont assez rares ; ils n'ont

lieu qu'en temps de guerre, les bannières tartares conservant toujours

les mêmes garnisons.

@

Pékin et ses habitants

46

V

ALIMENTATION PUBLIQUE, SUBSTANCES ALIMENTAIRES

@

Les gouvernements despotiques ont toujours eu besoin de se tenir

en bonne intelligence avec la population de leur capitale, aussi ont-ils

cherché à la faire vivre dans l'abondance, sinon dans les plaisirs. La

Rome impériale mettait à contribution l'univers entier pour satisfaire les

caprices du peuple-roi ; l'empereur de la Chine de même frappait des

impositions en nature sur toutes les provinces pour nourrir ses Tartares

de Pékin ; que 300 millions de Chinois fussent pressurés par les

collecteurs d'impôts, peu importait, tant que Pékin ne manquait de rien.

Nous avons déjà parlé de ces convois de riz et autres p.050 céréales

que de nombreuses flottes amenaient du sud par le canal impérial, et

qui, depuis bien des années, doivent prendre la voie de mer. De vastes

greniers d'abondance, établis à Tong-Tchéou et Pékin, se remplissaient

ainsi, et dans les moments de disette, ou même régulièrement en hiver,

on faisait au peuple de larges distributions. Aujourd'hui les provinces

méridionales, en partie ravagées par les rebelles, ne peuvent plus fournir

autant, et Pékin souffre parfois cruellement. Je ne puis baser sur des

chiffres la consommation de la grande cité en la comparant aux années

antérieures ; si ces données existent, elles sont impossibles à se

procurer. Il est certain néanmoins, tout le monde en convient, que les

rentrées en nature sont loin de s'effectuer comme autrefois, les greniers

d'abondance sont généralement vides et c'est à peine si, en hiver, on fait

quelques distributions aux mendiants. Le gouvernement vend ses grains

au lieu de les conserver. Depuis vingt ans il a dû faire face à tant de

difficultés qu'on comprend sans peine, si l'on n'excuse, cette mesure.

Mais aussi la misère a augmenté dans de fortes proportions et le grand

nombre de mendiants eu est une preuve palpable.

Pékin et ses habitants

47

Il serait à la fois utile et intéressant de comparer entre elles des

données exactes sur la consommation actuelle de chaque produit

alimentaire et le chiffre des habitants, afin d'établir, ainsi que nous le

faisons en Europe, une ration moyenne. Pour que les résultats de cette

enquête eussent de la valeur, il faudrait agir sur des bases certaines qui

nous manquent, et, en pareille matière, l'hypothèse exposerait à de graves

erreurs. Nous laisserons donc ces recherches de côté, pour faire connaître,

au moins, quels sont les produits alimentaires dont l'habitant de Pékin peut

disposer, et en faire ressortir quelques considérations hygiéniques.

Règne animal. — Les moutons sont la classe de mammifères la plus

utilisée comme alimentation. Il en existe deux p.051 variétés, l'une de

grande taille, à chanfrein très arqué et remarquable par une queue moitié

plus courte que dans l'espèce ordinaire, mais très épaisse, aplatie et

formée de masses adipeuses développées sur les deux côtés des

vertèbres caudales. Ce mouton, ordinairement blanc, avec la tête noire,

est amené par grands troupeaux des plaines de Mongolie et vendu sur les

marchés de Pékin. Il fournit une chair très succulente, un peu aromatique,

et n'est guère utilisé que pour la boucherie, car la laine est médiocre. La

seconde variété, au contraire, plus rare, a la taille plus petite ; elle vit

dans les montagnes, la queue est plus longue et moins épaisse que celle

de la variété précédente ; la laine descend jusque sur les pieds ; on élève

l'animal au point de vue de l'industrie, car sa chair est dure, sèche, brune

et très odorante. Le prix moyen de la viande de mouton est d'environ 30

cent. la livre chinoise, soit 70 cent. le kilogramme.

Le bœuf ressemble moins au nôtre qu'à celui des jungles de l'Inde ;

il est de petite taille, on l'utilise comme animal de trait et on ne l'élève

pas en vue de la boucherie ; le Chinois en est fort peu amateur et l'on

en vend rarement sur le marché ; les Européens ont habitué leurs

fournisseurs à le rechercher, mais il n'entre point dans la consommation

publique. Les vaches fournissent peu de lait, de mauvaise qualité, très

pauvre en crème et se prêtant difficilement à la confection du beurre.

Pékin et ses habitants

48

Le lait et ses dérivés sont peu estimés des Chinois en général ; il n'en

est pas de même des Tartares qui en ont conservé le goût en souvenir

de la plaine des herbes. — La fraude trouve son compte dans la vente du

lait que les marchands falsifient le plus souvent en y ajoutant de l'eau,

de l'amidon, et en édulcorant légèrement avec du sucre ; les autres

procédés, si répandus chez nous, leur paraissent encore inconnus. En

hiver, on reçoit de Mongolie de grandes quantités de p.052 beurre fondu

coulé dans des peaux de mouton cousues en forme de sac. Ce beurre

dégage une odeur repoussante que le lavage, même avec addition de

chlorhydrate de chaux, ne lui fait pas perdre entièrement. Les Tartares

ne prennent pas cette précaution, ils l'emploient à la cuisine, en

remplacement de la graisse. Avec ce beurre, ils font aussi une sorte de

soupe contenant en outre du thé, du millet en grains, ou de la farine

d'avoine et de l'eau ; mélange qui donne un aliment peu agréable au

palais des Européens, mais au fond très réparateur, car il contient une

forte proportion d'éléments respiratoires et aussi d'éléments azotés

fournis en partie par le thé. On se sert pour cet usage d'un thé en

briques, sorte de conserve dans le genre des légumes Chollet, et l'on en

met autant que de légumes dans nos pot-au-feu.

Le bœuf coûte de 60 à 70 cent. le kilogramme.

Les porcs appartiennent à une race naine, à longues soies hérissées,

au museau très allongé, aux oreilles flottantes ; le ventre touche

souvent jusqu'à terre. La queue est enroulée et non tombante, la

couleur est généralement noire ; il semble que cette variété provient du

sanglier qui se rencontre encore dans les montagnes et ressemble

assez à celui d'Europe. Ceux de ces animaux provenant de Tartarie ont

une chair succulente, et les Chinois en font usage en toute saison sans

en paraître incommodés. Il n'en est pas de même des porcs élevés à

Pékin et aux environs ; la ladrerie y est chose fréquente. A la suite du

mouvement qui s'est fait en Europe autour de cette question, j'ai été

amené à rechercher l'existence de la trichine et j'en ai rencontré de

fréquents échantillons ; du reste, les Européens en résidence à Pékin

ont été maintes fois atteints du tænia, et ont dû à peu près renoncer à

Pékin et ses habitants

49

l'usage du porc. Les Chinois consomment en général cette viande frite

dans la graisse : ce procédé de cuisson les met probablement à p.053

l'abri des accidents, car la température de la graisse et de l'huile

bouillante suffit pour détruire tout genre de parasite.

Le prix de la viande de porc est de 40 à 50 cent. le kilogramme.

L'industrie des boucheries à Pékin appartient exclusivement aux

Musulmans ; ils ouvrent largement les carotides de l'animal après l'avoir

assommé. Pour le bœuf, ils emploient assez souvent le procédé

consistant à piquer la moelle allongée, en passant par l'intervalle des

deux premières vertèbres, puis à saigner l'animal immédiatement après.

Les animaux destinés au marché de Pékin ne sont point surmenés, les

cas de charbon doivent être bien rares, car je n'en ai jamais entendu

parler ; on les fait camper en dehors de la ville jusqu'au jour où on les

livre à l'abattage, pratiqué en ville même, à la porte de chaque

boucherie ; le sol s'imprègne rapidement de sang et de détritus animaux

et dégage une odeur non moins repoussante que malsaine. — Les

viandes corrompues sont vendues à bas prix, mais elles trouvent toujours

un acheteur, qui, à force de condiments, en déguise le goût désagréable.

Le cheval et le chameau entrent pour une part réelle dans la

consommation des classes pauvres ; l'un et l'autre ne sont abattus que

lorsque, arrivés au dernier degré de la vieillesse ou de la maladie, ils ne

peuvent rendre d'autres services. Il existe à Pékin des boucheries

spéciales de ces viandes, ce ne sont pas les moins achalandées. On

raconte volontiers que les Chinois se nourrissent de chiens et de rats, il

n'en est rien.

Dans le sud, on mange de jeunes chiens de lait comme chez nous les

cochons du même âge, mais ce sont des animaux élevés dans ce but : ils

n'ont jamais couru les rues et leur viande est loin d'être malsaine ou

désagréable ; à Pékin, on n'a point cette coutume, et les gourmets

peuvent le p.054 regretter car les chiens de lait sont regardés comme un

mets délicat, non seulement dans le sud de la Chine, mais dans toute la

Pékin et ses habitants

50

Malaisie, la Polynésie ; peut-être à Paris consomme-t-on beaucoup plus

de chiens qu'à Canton, seulement ils doivent être moins bons.

Les poissons vendus au marché de Pékin proviennent de petites

rivières et d'étangs des environs. Ils appartiennent à une dizaine

d'espèces au plus. Les plus estimés sont une carpe et un saumon, qui

sont loin d'avoir la finesse de leurs congénères d'Europe. Tous les cours

d'eau étant d'une excessive saleté, le poisson s'en ressent ; il a toujours

un goût de vase. — En hiver, on trouve des poissons apportés de la

province du Léao-tong et de Mantchourie, même l'esturgeon du fleuve

Amour. Ces poissons sont tous emprisonnés dans un bloc de glace que

l'on a produit artificiellement en plaçant l'animal dans une petite auge

remplie d'eau qui se congèle rapidement ; on a ainsi un colis

transportable sans inconvénient à dos de chameau pendant plusieurs

semaines. A la même époque, on consomme également des poissons de

mer, et sous ce rapport le marché est fort bien approvisionné.

On n'élève point artificiellement le poisson dans le nord de la Chine,

sinon quelques petites espèces destinées aux aquariums d'appartement ;

la pisciculture réelle ne s'opère en grand que dans le centre de la Chine.

La poule ordinaire ne se distingue pas de la poule commune de

France ; quelques autres espèces se rencontrent moins fréquemment,

ce sont : la poule à plumes frisées, la poule sans queue, la poule à

pattes très courtes, la poule à os noirs, à laquelle les Chinois attribuent

des vertus aphrodisiaques.

Le canard domestique parait provenir de la même souche que celui

d'Europe, néanmoins il est un peu plus grand et presque toujours blanc.

L'oie est au contraire différente p.055 de la nôtre, elle a sur le front un

énorme tubercule de la même couleur jaune que le bec, son plumage

est toujours blanc.

Ce sont là les seuls oiseaux domestiques du pays ; il n'existe ni

dindons, paons, pintades ou faisans dans les basses-cours. Pendant

l'hiver, on apporte de Mongolie un magnifique chapon, aussi fin, aussi

délicat que les meilleurs d'Europe et qui appartient à l'espèce

Pékin et ses habitants

51

cochinchinoise ; aux environs de Pékin, on n'emploie pas la castration

pour les volatiles.

Les produits de basse-cour entrent pour une très large part dans la

consommation publique, ils sont de bonne qualité ; au printemps, on

fait couver artificiellement des œufs par milliers et l'on mange les

jeunes poulets à l'âge de trois semaines et même plus tôt, alors que

leur chair n'a pas encore de parfum. — Les œufs entrent dans la cuisine

chinoise sous toutes les formes et même sous celle de condiments

après une fermentation qui dure plusieurs mois ; on jette l'œuf, encore

revêtu de la coquille, dans une sorte de saumure qui dissout peu à peu

le calcaire et agit d'une façon inconnue sur la fermentation, en ce sens

que l'œuf, arrivé à point, n'a aucune odeur sulfureuse, mais seulement

un goût ammoniacal assez agréable.

Pendant la saison des froids, Pékin est richement approvisionné en

gibier. A cette époque, de nombreuses caravanes viennent de plus de

deux et trois cents lieues, quelquefois des frontières du Thibet,

échanger des produits avec la grande ville de l'extrême Orient. Les

princes, vassaux de l'empereur, devant se présenter à époques

régulières aux pieds de leur suzerain, choisissent également cette

saison ; tous sont mus aussi par un sentiment religieux, ils vont

implorer la bénédiction du grand Lama, le Bouddha vivant que

l'empereur de la Chine a su retenir à Pékin depuis quelques années,

afin de tenir ainsi sous sa main le p.056 chef spirituel du rite lamaïque et

d'anéantir ainsi son influence politique.

Toutes ces caravanes arrivent chargées de fourrures et de gibier,

avec lesquels les princes payent en nature une partie de leur tribut ; ils

vendent le reste ou l'échangent contre les ouvrages manufacturés de

l'industrie chinoise. Il en résulte un amas considérable de gibier qui

descend à des prix fabuleux de bon marché.

Les principaux gibiers sont les suivants :

Le cerf et le renne sont assez rares, et, quoique existant encore dans

les parcs impériaux, ils semblent avoir presque disparu dans beaucoup de

Pékin et ses habitants

52

régions ; il n'en est pas de même du chevreuil qui abonde dans les

plaines de Mongolie, aussi bien qu'une antilope à goitre, le Hoang-Yang,

et quelques chèvres sauvages ; la chair des deux premiers est fort

succulente et très estimée du Chinois. — Comme gibier à plume, on

rencontre une grande variété de faisans à colliers, le faisan à longue

queue, l'eulophe, dont la chair est beaucoup plus parfumée que celle du

faisan ordinaire, et le ho-ki, grande espèce de faisan qui lui serait ce

qu'est le dindon au poulet. Ces deux magnifiques gallinacés, l'eulophe et

le ho-ki, dont la domestication est très facile, et a parfaitement réussi en

France, sont connus depuis peu d'années ; le jardin d'acclimatation et la

faisanderie impériale en ont reçu plusieurs individus. — La perdrix grise

est fort commune en Mongolie, très grande et très grasse ; la perdrix

rouge existe aussi, je crois : parfois, quand la récolte du blé sarrazin

manque dans l'Asie centrale, il arrive une autre espèce de perdrix, le

tétras paradoxe, aux pattes tridactyles semblables à celles des gerboises.

Dans la pleine saison d'hiver, les faisans coûtent environ 1 fr. 50

cent., les eulophes, 1 fr. 80, et les perdrix 35 cent. pièce.

Toutes les eaux, jusqu'aux plus petits ruisseaux, p.057 nourrissent en

abondance une petite crevette que les Chinois mangent avec délices,

mais il n'y a pas une seule écrevisse d'eau douce ; le Paï-Ho renferme

une autre grande espèce de crevette excellente, qui mériterait d'être

transportée dans les fleuves d'Europe, si la chose était possible. —

Quelques mollusques sans goût se trouvent également dans les eaux

douces, mais ils sont peu estimés.

Règne végétal. — La province du Tché-ly produit deux variétés de

blé dur, du seigle, de l'avoine, du blé noir, du maïs et du millet. On

cultive également le riz aquatique et surtout le riz de montagne que

l'on sème comme du froment et que l'on ne transplante pas.

Mais la majeure partie des céréales provient du centre et du midi de

la Chine ; on importe aussi beaucoup de riz de Siam et de la

Cochinchine, qui en fournit à tout l'extrême Orient.

Pékin et ses habitants

53

Le blé, le seigle, le maïs et l'avoine sont réduits en farines au moyen

de moulins mus à bras ou par les bêtes de trait ; ces farines sont

blutées, mais incomplètement. Elles servent à tous les usages de la

cuisine comme chez nous, et de plus à la confection de galettes plates

dont le peuple est très friand, de divers gâteaux et de sorte de nouilles

semblables à nos nouilles d'Alsace ; elles sont un véritable plat national

des Chinois du nord.

On fait aussi un pain cuit à l'étouffée de la grosseur d'un pain de 5

centimes, à pâte un peu fade et mal levée.

En général, les préparations dans lesquelles entre la farine de blé

sont inabordables aux classes pauvres, les 100 kilogrammes reviennent

à 46 francs en moyenne ; le riz dont les provinces du midi font leur

principale nourriture, est aussi trop cher pour l'usage quotidien des

classes ouvrières ; elles consomment surtout le millet que l'on cuit à

l'eau avec addition de légumes salés ou que l'on broie grossièrement

pour en faire des galettes. Le millet est une céréale pauvre en azote,

mais sa culture est facile et productive, et, aussi bien dans le nord de la

Chine qu'en Afrique, dans l'Inde et l'Arabie, il forme la grande culture

des terrains pauvres et la base d'alimentation des habitants.

Les haricots sont nombreux en Chine, on en cultive à Pékin plusieurs

variétés, ainsi que le petit pois commun, mais non la fève, ni le pois

chiche ou la lentille. Les haricots sont un objet de consommation

journalière ; on en prépare un fromage assez curieux à étudier et sui

ressemble assez à la pie. — On prend on pois oléagineux que l'on fait

d'abord gonfler à l'eau, puis on l'écrase entre deux meules de pierre, et

pendant ce temps on entraîne toute la fécule par des lavages successifs ;

on la recueille dans une bassine que l'on chauffe jusqu'à ébullition en

ajoutant d'abord un peu d'eau plâtrée, puis une substance, le lou-choué,

qui détermine une rapide coagulation. Le lou-choué se retire des eaux

mères des salines sous forme de cristaux facilement déliquescents ; ils

contiennent, outre plusieurs sels de soude, une très forte proportion de

chlorure de magnésium. Ce produit, très caustique, est considéré comme

toxique, et, en effet, c'est cette substance, achetée partout à bon marché,

Pékin et ses habitants

54

que les Chinois emploient en général dans un but criminel sur eux-mêmes

ou sur autrui ; la coagulation une fois complète, on entoure le fromage

d'un petit treillis en paille et on le débite par tranches sur la voie

publique ; les gens du peuple achètent aussi le liquide chaud avant la

coagulation et en boivent de grandes tasses pour quelques centimes. Cet

aliment doit être rangé dans la classe des amylacés, il a un goût prononcé

d'amidon, auquel s'ajoute celui de lessive dû à un petit excès du composé

salin, dont il n'est besoin, du reste, que d'une minime proportion.

Le maïs est utilisé sous toutes les formes, surtout sous celle de

galettes grossières ; l'orge que l'on reçoit des p.059 provinces voisines

est surtout employée pour les chevaux et les mulets, que l'on nourrit

aussi de pois ou haricots communs mêlés à du son et de la paille

hachée ; on en fait une sorte de barbotage dont ces animaux sont très

friands et qui leur réussit fort bien ; on ne leur donne jamais d'avoine.

Les plantes oléagineuses sont le sésame, donnant une huile

médiocre, et une grosse labiée nommée Sou-tze qui fournit beaucoup

d'huile employée pour l'éclairage et pour la cuisine à laquelle elle

communique le goût le plus désagréable. On emploie encore pour

l'éclairage l'huile du ricin ainsi que celle du cotonnier, et pour les usages

culinaires l'huile de noix et l'huile d'amandes douces ; le prix de ces

dernières est relativement élevé. Les procédés de fabrication sont

incomplets, et les huiles mal épurées restent souillées de débris ligneux.

Comme plantes alimentaires, on trouve encore à Pékin le chou Pé-

tsae, dont les Chinois consomment d'énormes quantités et qui remplace

pour eux tous les autres légumes, un chou rave à énormes souches

arrondies, la rave et le navet que l'on confit dans du sel, les épinards,

l'oignon, le poireau, les aubergines, le piment long, le persil, le fenouil,

la coriandre, les concombres, plusieurs cucurbitacées, quelques

misérables laitues, les radis, l'igname, la batate douce et la pomme de

terre importée de l'Asie centrale, et à laquelle on donne souvent le nom

de batate des Mahométans.

Tous ces légumes entrent pour une forte part dons la consommation

publique, on leur fait subir des préparations diverses et aussi presque à

Pékin et ses habitants

55

tous la conservation dans la saumure. On utilise encore plusieurs plantes

aquatiques, le nelumbo, dont on mange la racine rafraîchissante soit

crue, soit confite au sel, et deux variétés de châtaignes d'eau ou macre.

— En général, les légumes sont fort inférieurs à ceux de nos jardins, ils

poussent à force d'eau dans p.060 un sol ingrat et épuisé ; ils contiennent

peu de fécule, beaucoup de ligneux, et n'ont pas ce goût frais,

aromatique qui les fait rechercher ailleurs ; évidemment, avec beaucoup

de soin, on pourrait les perfectionner, mais le sol est réellement

mauvais, car les meilleures graines d'Europe donnent des produits

inférieurs, et de plus dégénérant rapidement.

Les arbres à fruits sont assez nombreux ; nous signalerons comme

donnant les meilleurs résultats le noyer commun et le châtaigner ; les

poires, les pommes, les abricots, les pêches, les prunes, ont un bel

aspect, mais peu de parfum ; il en est de même des cerises qui sont

presque insipides et de petite taille, des fraises que l'on apporte de

Mongolie.

Les vignes sont cultivées dans les jardins, et l'on est obligé d'enfouir

le cep pendant l'hiver ; elles se réduisent à trois ou quatre variétés

d'assez belle apparence, mais d'un goût fade. Elles ont été importées

de l'Asie centrale où il paraît s'en trouver beaucoup, entre autres la

variété sans pépins que l'on vend en quantité à Pékin. Les Chinois n'en

font pas de vin, les missionnaires l'ont essayé sans grand succès ; il

faut y ajouter beaucoup de sucre, sans quoi il se gâte rapidement.

Les indigènes sont très amateurs de fruits, on en vend beaucoup, à

tous les coins de rue, conservés frais avec de la glace. Les pastèques et

melons d'eau, très beaux d'aspect et sans parfum, sont particulièrement

goûtés ; il en existe plusieurs variétés à pulpe rouge, jaune ou blanche.

Boissons. — La boisson nationale est le thé que l'on reçoit des

provinces centrales de la Chine et dont on apprécie autant les différents

crus que chez nous pour les vins. Le thé préparé pour le commerce

européen a subi des manipulations particulières l'éloignant beaucoup du

thé vendu pour l'usage du pays même ; ce dernier est simplement

Pékin et ses habitants

56

desséché et a peu fermenté ; il est donc toujours vert et p.061 n'a pas ce

goût âcre, vireux, que les étrangers estiment bien à tort.

La grande supériorité du thé russe provint essentiellement de

mélanges heureusement combinés qui associent les qualités spéciales

de différents crus ; les Européens résidant en Chine recherchent le thé

de provenance russe préférablement à celui des maisons chinoises.

Le Chinois prend du thé à tout propos, il y a toujours dans les

bonnes maisons une bouilloire préparée ; on fait l'infusion dans la tasse

elle-même et non dans un vase approprié. On la parfume en y ajoutant

diverses fleurs qui en modifient singulièrement l'arôme, et on la boit

aussi chaude que possible et sans sucre. — En été, pris à une

température élevée, le thé procure une véritable sensation de fraîcheur,

due à une sorte d'action réflexe sur le système nerveux ; il désaltère

beaucoup mieux qu'une boisson glacée.

Les ouvriers, les gens du peuple s'arrêtent volontiers au milieu des

rues pour prendre une tasse de thé à des marchands ambulants ; ils

interrompent leur travail toutes les deux heures pour se reposer quelques

minutes en en buvant. Sur les grandes routes, à la porte des pagodes, il

existe des débits dont quelques-uns, institués par de généreux

fondateurs, sont complètement gratuits. — Dans cet amour des Chinois

pour le thé, il y a évidemment l'expression d'un besoin ; peut-être leur

système nerveux demande-t-il cette excitation ; dans tous les cas, le thé

est un aliment au même titre que le bouillon, et s'il contient un peu moins

d'azote il laisse plus de résidu assimilable. Je ne sache point, ainsi qu'on

l'a dit en Europe, que les grands buveurs de thé soient dyspeptiques et

anémiés ; au contraire, c'est parmi la classe ouvrière, les manœuvres, que

l'on en fait le plus usage, et relativement ces gens sont très vigoureux.

p.062 Mais si le thé est une boisson répandue, il ne remplace pas

dans l'alimentation publique les alcooliques que l'on consomme

également beaucoup. Depuis quatre mille ans, les Chinois préparent

l'alcool ; l'inventeur fut, dit la tradition, persécuté et même mis à mort

pour sa découverte. Elle a prospéré cependant : partout les céréales,

Pékin et ses habitants

57

blé, riz, sorgho et autres sont travaillées et soumises à la distillation.

Dans le nord, on se sert exclusivement du sorgho ; il donne une eau-

de-vie blanche au reflet d'autant plus jaune qu'elle est moins pure et

possédant un goût empyreumatique très prononcé ; les alcools

ordinaires marquent 45° et 50°, mais on en trouve de beaucoup plus

puis et j'en ai distillé moi-même jusqu'à 90° sans leur faire perdre leur

odeur spéciale. On importe du sud un grand nombre d'espèces de

boissons alcooliques retirées de grains, que l'on parfume et colore en y

faisant macérer certains fruits ; quelques-uns de ces vins sont

réellement très buvables, et au palais impérial on possède de grands

crus comparables au madère sec, aux vins blancs de Provence.

Le vin se prend en général aux repas seulement, on le boit tiède par

petites tasses de la contenance d'un grand verre à liqueur ; sans doute

on en fait parfois excès, mais ces cas ne paraissent point communs et

jamais on ne rencontre d'ivrognes sur la voie publique ; cependant les

gens les plus pauvres font usage de l'eau-de-vie, dont le prix minime

descend jusqu'à 30 centimes le litre.

Rarement le Chinois boit de l'eau pure, il la sait trop mauvaise ; en

été, il éprouve un besoin absolu de glace ; tous les fruits sont à la

glace ; de plus il en prend en cristaux et la fait fondre dans sa bouche ;

les plus jeunes enfants en font ainsi usage. On croit qu'en être privé les

rendrait malades. La glace conservée en grands cubes coupés à la scie

sur les lacs et les fossés de Pékin, est réunie en masses que l'on p.063

recouvre ensuite d'une épaisse couche de paille et de terre glaise, puis

de terre végétale. L'intérieur de ces véritables édifices est disposé en

corridors, dans lesquels on place des traverses où l'on suspend les

fruits et les légumes à conserver ; on y réussit admirablement, car au

mois de mai et de juin on peut servir des raisins avec leurs grappes

encore vertes, les grains bien pleins et non ridés, leur duvet intact.

Condiments. — Le Chinois aime une nourriture épicée, son goût fort

délicat lui fait rechercher tous les parfums culinaires, aussi le nombre

des condiments est-il considérable.

Pékin et ses habitants

58

Le vinaigre se prépare par l'acétification des alcools de bas prix, il a un

goût assez désagréable ; on s'en sert pour mille destinations, entre

autres, comme moyen de conservation des légumes, des poissons, des

viandes etc. Il y a quelques années, on a prétendu trouver en Chine un

certain polype, qui aurait la singulière propriété de changer en vinaigre

l'eau dans laquelle on le laisse séjourner ; on a fait grand bruit de cette

découverte, et soit de bonne foi, soit autrement, on a apporté en France

plusieurs polypes qui n'ont jamais, je crois, donné le moindre vinaigre. Ce

prétendu animal n'est autre chose que la couche de mycodermes se

formant sur les alcools faibles acétifiés et qui, recueillie et desséchée, a un

peu l'aspect d'une membrane animale. Il est évident qu'en jetant un

morceau de cette peau dans un mélange d'eau et d'alcool, la fermentation

se produit et l'on a une sorte de vinaigre. — On a donc, dans l'histoire du

polype à vinaigre, pris pour un animal le ferment que les Chinois

conservent avec soin et qu'eux-mêmes regardent peut-être comme tel.

Pour ma part, j'en ai eu entre les mains, il a donné la réaction acide, mais

c'était dans un mélange d'eau et d'alcool, et le microscope m'a permis

d'en p.064 retrouver la nature. Ce sont des mycodermes et rien de plus.

Les Chinois reçoivent de l'Indo-Chine toutes les épices aromatiques.

Ils en font largement usage aussi bien que de certaines conserves, telles

que les œufs fermentés, le caviar mou ou sec et fumé, les nageoires de

requin, les holothuries à l'aspect gélatineux et au goût fade, et les

fameux nids d'hirondelles qui, grâce à leur prix très élevé (8 fr. pour la

quantité nécessaire à la préparation d'une tasse), ne peuvent figurer sur

les tables modestes et sont un objet de luxe encore plus que les truffes

chez nous. — Tous ces derniers condiments sont recherchés comme

aphrodisiaques ; ils contiennent, en effet, du phosphore en quantité fort

minime, il est vrai, mais peut-être suffisante pour obtenir un résultat, —

je serais assez porté à le croire, surtout pour les nids d'hirondelles.

Le sel est extrait de la mer en grandes quantités sur les bords du

golfe du Pé-tché-ly ; on en exporte beaucoup vers l'intérieur de l'Asie,

et ce commerce est une grande source de revenu pour la couronne ; on

ne le raffine pas en grand, mais seulement dans chaque ménage pour

Pékin et ses habitants

59

la consommation de la maison. — Les salaisons de viandes, de légumes

et de poissons sont très appréciées et entrent pour une très large part

dans la consommation des classes pauvres.

Le midi de la Chine produit la canne à sucre que l'on ne sait pas bien

diriger ; elle donne des produits très inférieurs à la canne des îles

Philippines, d'où l'on importe beaucoup de cassonade. Le sucre blanc

raffiné est inconnu des Chinois, mais non le sucre candi dont on se sert

pour la préparation de bonbons, de fruits glacés ; l'art du confiseur est

très avancé, aussi bien que celui du pâtissier, et les Jésuites ont laissé

plus d'une bonne recette dont on p.065 a su faire profit. Le sucre et les

sucreries, confitures ou autres, sont toujours un objet de luxe à Pékin ; on

le remplace par le miel que produit la province ou que l'on importe du sud.

Après avoir passé en revue les principaux produits animaux et

végétaux que les Chinois font entrer dans leur alimentation, peut-être

conviendrait-il de parler des procédés de cuisson, en un mot de la

cuisine chinoise ; on a fait en Europe tant de récits ridicules sur ce

sujet, qu'il y aurait matière pour rendre hommage à la vérité et assurer

que le Chinois est au contraire fort bon cuisinier, fort logique et plein de

bon sens dans tout ce qu'il prépare pour la table. Il est certain que,

lorsque les produits sont inférieurs, lorsqu'on est obligé de se servir par

économie d'une huile nauséabonde, il est difficile de faire très bon,

mais je crois que les petits restaurants de Paris n'ont rien à reprocher à

ceux de Pékin et qu'on y mange des choses encore plus étranges.

Toujours est-il que la bonne cuisine chinoise est fort appétissante, les

rôtis parfaits, les ragoûts bien compris, le tout très supportable ; tout

au plus mérite-t-elle le reproche d'être trop variée. Les repas

interminables sont de vrais défilés de plats, mais je n'insiste pas pour

ne pas être accusé de trop de partialité.

Le Chinois au fond est très sobre ; deux repas lui suffisent, l'un vers

dix heures, l'autre vers trois heures ; l'ouvrier prend une heure pour

chacun d'eux et le compose d'une jatte de millet avec du poisson salé ou

de nouilles avec des légumes. Il arrose le tout d'un peu d'eau-de-vie et

mange quelques galettes ; — avec cette modeste nourriture il fournit dix

Pékin et ses habitants

60

à douze heures de travail ; moins persistant que l'ouvrier européen, il est

forcé de prendre dix minutes de repos toutes les deux heures et en

définitive présente une moindre somme de travail. — Les entrepreneurs

qui nourrissent leurs ouvriers, connaissent bien le rapport existant entre

p.066 l'alimentation et la production ; certains d'entre eux alimentent fort

bien leurs hommes et en exigent davantage. En moyenne, la somme

nécessaire à un ouvrier, à un domestique, peut être évaluée à 40

centimes par jour ; à ce prix il est très convenablement nourri.

La vie de famille existe en Chine, mais beaucoup de gens ne se

donnent pas la peine de préparer leurs aliments ; au moment du repas,

on va acheter dans la rue ce dont l'on a besoin, et on le consomme

généralement sur place ; on mène beaucoup la vie extérieure, il en

résulte une incroyable quantité de marchands ambulants de toutes

sortes, de petits restaurants en plein air où la cuisine se fait sur une

charrette, de plus grands établissements où la foule se presse

constamment ; le Chinois a tellement l'esprit joueur que souvent il joue

aux dés son dîner avec le marchand, mais les choses sont ainsi

arrangées qu'on ne perd jamais absolument ; de même chez les

vendeurs de fruits, de pains, de fritures, etc., on tire un petit bâton sur

lequel est inscrit ce que l'on a gagné.

Je ne parlerai pas de bien des habitudes ayant trait de près ou de

loin à l'alimentation ; on les trouve décrites partout et si elles tiennent

à l'hygiène, c'est d'un peu loin ; j'ai voulu simplement donner une idée

des ressources offertes par la ville de Pékin et bien étudier dans quelles

conditions matérielles se trouvent les habitants avant de rechercher

l'influence de ces milieux sur les mœurs et la santé publiques.

@

Pékin et ses habitants

61

VI

POPULATION SUIVANT LES RACES

@

L'étude ethnologique des populations septentrionales de la Chine et

de la ville de Pékin en particulier, n'est pas du domaine d'un travail

entrepris au point de vue spécial de l'hygiène publique. Ce serait

cependant s'éloigner p.067 singulièrement de la voie philosophique, que

de ne pas rechercher quelles sont les origines d'une population, avant

d'en apprécier les mœurs, la constitution et le développement ; ce

serait regarder un effet sans s'inquiéter des causes.

Comment s'est constituée la population de Pékin ? Telle est la

question que nous désirons, non pas résoudre absolument, mais

envisager un instant, en nous appuyant sur les données historiques.

A toutes les époques, les plaines du nord de la Chine furent

envahies par des peuples de race touranienne, errant sur le plateau de

l'Asie. Ils descendaient dans les pays situés à leurs pieds, pour y piller

les habitants de race chinoise, fixés au sol, relativement plus riches et

plus industrieux. — Vers l'an 900 les Khitans fondaient un État très

étendu dont la capitale était une ville nommée Yen, située à peu près

sur l'emplacement actuel de Pékin ; plus tard ils en furent dépossédés

par un autre peuple comme eux de race touranienne, les Ju-Tchin, qui

constituèrent un véritable empire, celui de Kin, tandis que la dynastie

chinoise, celle des Soûn, en était réduite à régner seulement dans le

midi avec Nan-King pour capitale. Mais les uns et les autres furent

balayés par un nouveau peuple, inconnu ou dédaigné jusqu'alors, les

Mongols, qui s'élevèrent rapidement à la domination de toute l'Asie.

Nous l'avons dit plus haut, ce fut le fils de Tching-gis-Khan, Khoubi-laï-

Khan, qui bâtit Pékin, et la fit à peu près ce qu'elle est aujourd'hui.

On le voit donc, durant des siècles, la race autochtone, la race

chinoise proprement dite, se trouvait incessamment en rapports avec

Pékin et ses habitants

62

des conquérants de race touranienne, qui certainement mélangeaient

leur sang au sien par des unions probablement d'abord forcées, puis

acceptées et même recherchées. Ces unions devinrent évidemment

plus fréquentes sous la dynastie mongole ; elle ne dura qu'un siècle

mais laissa cependant en Chine des traces p.068 considérables et sans

aucun doute modifia singulièrement deux ou trois générations.

Les Mongols furent expulsés à leur tour par un aventurier qui fonda

une dynastie de race chinoise, celle des Mings, illustre par l'impulsion

qu'elle donna aux arts et au commerce, illustre aussi par l'énergie avec

laquelle elle porta la guerre en Tartarie et en Corée et sut ainsi réduire

les Tartares. Sous la dynastie des Mings, à l'ombre d'une cour élégante

et généralement aimée comme nationale, vinrent s'établir de

nombreuses émigrations du sud de la Chine, et de nouveau l'élément

sinique put modifier la race de la Chine septentrionale.

Mais si la vie des dynasties chinoises se passe à conquérir le désert,

celle des tribus du désert se passe à rêver la conquête de la Chine.

Repoussées au loin, les hordes barbares allaient reprendre des forces et

de l'énergie, et un nouveau mouvement d'invasion s'accentua par des

incursions plus nombreuses sur les territoires chinois ; on les

repoussait, mais en s'affaiblissant chaque fois davantage. L'état

intérieur de la Chine ne prêtait du reste que trop à l'ambition des

enfants du désert.

Après trois siècles de fortune et de gloire, le sceptre de la dynastie

des Mings était tombé entre les mains d'un empereur sans force et sans

dignité ; l'empire, déchiré par des troubles intérieurs qu'avaient fait

naître les abus et l'impéritie, fut bientôt livré aux chefs de partisans et

de rebelles. L'un d'eux parvint à s'emparer de la ville de Pékin, ses

soldats assiégeaient le palais, et l'Empereur, retrouvant à ce moment

suprême l'énergie de sa race, mit fin à ses jours pour ne pas survivre à

sa honte et tomber aux mains du vainqueur. Un effroyable massacre

suivit l'entrée des rebelles à Pékin ; les historiens évaluent à 80.000 le

nombre des victimes ; exagéré peut-être, ce chiffre n'en indique pas

moins une de ces grandes hécatombes, fréquentes dans p.069 l'histoire

Pékin et ses habitants

63

de l'Asie et dont nous avons encore vu des exemples pendant la

dernière insurrection des Taë-pings.

Pour sauver sa patrie des plus grands malheurs, un général chinois

sollicita les secours du chef tartare Tsoung-te, qui n'attendait qu'une

occasion favorable ; il entra avec ses hordes dans les provinces du nord

et mourut aux portes de Pékin, en proclamant empereur son fils Chun-

Tche, enfant de six ans, et lui donnant comme régent son propre frère

A-ma-wang.

Le jeune Empereur entra à Pékin aux acclamations d'une population

enfin délivrée, et qui pour se sauver d'un maître s'en donnait un autre,

peut-être moins cruel, à coup sûr plus puissant. L'usurpateur, avant

d'abandonner la ville, avait incendié le palais, et ce fut sur ces débris

encore fumants que A-ma-wang proclama en 1644 l'avènement de la

dynastie Ta-Tsing ou Très pure, qui règne encore aujourd'hui.

Mais si Pékin appartenait aux Tartares, la Chine entière restait

encore à conquérir. Ce fut l'œuvre de longues années, de l'énergie et

du courage du régent, mais avant tout de l'union que surent garder

entre eux les conquérants.

Leur fidélité, aussi bien qu'une politique intelligente, prescrivait de

les maintenir toujours dans ces dispositions, d'en faire le bouclier

contre lequel viendrait se briser toute tentative de révolte. Aussi les

Tartares, divisés en huit clans ou bannières, reçurent-ils chacun, outre

des propriétés foncières, le droit à des subsides réguliers en argent.

Quelques bannières furent cantonnées dans les grandes villes de

l'intérieur, mais la majorité resta à Pékin même et tous, féaux de leur

suzerain, devaient entourer son trône de leur dévouement et perpétuer

à jamais une race d'élite, sans union avec les Chinois proprement dits.

Au point de vue politique les choses en sont encore à ce point.

p.070 Les Tartares forment toujours un clan séparé, et dans les

grandes villes de Chine, comme à Pékin, une ville tartare s'élève à côté

de la ville chinoise. Mais l'on conçoit sans peine que, dans la pratique,

trois siècles ont dû amener bien des relâchements à la règle primitive.

Pékin et ses habitants

64

Les grandes familles, les nombreux alliés du sang impérial se sont à

peu près conservés purs de tout croisement ; la masse des Tartares,

cependant, n'a pas tenu rigueur éternelle aux Chinois ; vivant à côté

d'eux, ils ont contracté des alliances qui tendent à modifier peu à peu,

non seulement les mœurs mais encore la race même des enfants du

désert. Le Tartare prend d'ordinaire sa femme légitime dans les familles

ses égales, mais si ses moyens lui permettent le luxe d'une seconde,

d'une petite femme ou de concubines, ce n'est guère que chez les

Chinois qu'il pourra en acquérir. L'Empereur fait défaut à cette

coutume, son harem se recrute exclusivement dans les familles

mantchoues par une sorte de règle fixe, dont on est en général loin de

chercher à se défendre. C'est une véritable conscription féminine

fournissant non seulement aux plaisirs du maître, mais encore à tous

les emplois de domesticité femelle de sa maison ; depuis un décret de

l'Empereur Kang-hi, nulle femme aux petits pieds ne peut franchir

l'enceinte du palais.

Quoi qu'il en soit, bien des Tartares ont des enfants avec leurs

concubines chinoises et la race en subit l'empreinte. Bien plus, on peut

affirmer que ces faits sont très fréquents, car souvent les unions entre

Tartares sont disproportionnées, la femme étant beaucoup plus âgée

que son mari ; les parents ont d'abord voulu se bien allier au point de

vue de leurs intérêts communs ; ils savent que le mari aura toujours la

ressource de chercher ailleurs, pour donner libre satisfaction à ses

goûts.

Il résulte de ces considérations, et j'ai cru devoir les rappeler pour la

parfaite intelligence des faits, que la population p.071 du nord de la Chine,

successivement modifiée par des mélanges avec les races de la haute

Asie, avec l'élément touranien, influencée du reste aussi, peut-être, par

des invasions de race blanche que cette région de l'Asie paraît avoir

subie à une époque encore indéterminée de l'histoire, s'éloigne très

sensiblement du type chinois classique existant avec tous ses caractères

dans les provinces du centre et du midi. — Le Chinois n'est pas lui-même

une race pure ; il résulte de croisements successifs de populations

Pékin et ses habitants

65

jaunes avec la race réellement autochtone, les Miao-tze, peuplades

blanches dont on retrouve encore quelques tribus sauvages dans les

montagnes du Koueï-Tcheou et du Yu-Nan ; mais ces mélanges

remontent si haut que la race chinoise, quoique mixte, peut être

regardée comme un type défini, celui des Cantonnais par exemple, ou

plutôt des riverains du fleuve Yang-tze-Kiang ; jusqu'à un certain point,

les habitants de Canton sont mélangés par leurs rapports avec la

Malaisie et les Arabes qui y établirent autrefois des comptoirs

importants.

Dans le nord, la taille est plus élevée, le teint plus blanc, les yeux

sont à peu près sur le même axe, en ce sens que si les os malaires font

saillie et tendent le bord libre des paupières, si la face est toujours un

peu aplatie, cette déformation est beaucoup moins prononcée que dans

le sud. La forme générale de la face et du crâne se rapproche

quelquefois des lignes européennes ; le nez, au lieu d'être aplati au

point de manquer presque de partie centrale, affecte souvent une

forme plus droite et même convexe en avant ; les cheveux sont

généralement noirs, on en rencontre cependant de blonds ; la barbe,

sans être aussi fournie que dans la race blanche, l'est cependant bien

plus que dans la race jaune pure.

En un mot, on se trouve en présence d'une population toute

spéciale, résultat d'une sanguinité très mélangée, p.072 mais au milieu

de laquelle se retrouvent les types les plus purs, soit de la famille

sinique, soit de la famille touranienne. Pékin semble être un point

merveilleusement adapté aux recherches de l'anthropologie asiatique ;

on y rencontre, à côté du problème difficile des mélanges, les

échantillons de presque tous les types de l'Asie septentrionale et de

l'Asie méridionale auxquels cette ville sert de point de réunion.

Actuellement, la population de Pékin peut être regardée comme

constituée par :

1° Les Tartares qui habitent la ville tartare, la ville Rouge, les palais

et les camps ; les uns, et ce sont surtout ceux des palais et des camps,

restent isolés de l'élément chinois, ils sont demeurés eux-mêmes ; les

Pékin et ses habitants

66

autres sont plus ou moins modifiés dans leur race et leurs mœurs par

des unions mixtes.

2° Les Chinois, depuis longtemps fixés au sol, mais singulièrement

modifiés, soit par des mélanges avec les races conquérantes, soit par

les gens de toutes les provinces qu'attire la capitale ; chez ces derniers

surtout on retrouve le Chinois parfaitement pur ; ils habitent en général

la ville chinoise et les campagnes.

3° Des Musulmans au nombre de 10.000 environ, dont l'implantation

à Pékin remonte à plusieurs siècles déjà. Les rapports avec le Turkestan

et la Perse étaient fréquents sous les dynasties anciennes, et vers l'an

756 en particulier, des troupes arabes servirent dans les armées

impériales et furent conservées comme garde particulière. Plus

récemment encore, il n'y a pas plus d'un siècle, une princesse de race

arabe devint Impératrice et entraîna à sa suite quelques centaines de ses

compatriotes. — L'islamisme vit au grand jour à Pékin, voit ses

mosquées entretenues en partie par la munificence impériale, fait en

Chine une propagande des plus actives que le succès couronne bien plus

que la p.073 propagande chrétienne. — Chez les musulmans on rencontre

beaucoup de gens de race chinoise, mais chez beaucoup aussi l'indice

certain et, quelquefois, le type pur de la race arabe.

Les Musulmans sont répandus un peu partout dans la ville ; leur

quartier général est dans le voisinage de la grande mosquée, à l'angle

S. O. du palais.

La question de l'Islamisme à Pékin et en Chine est des plus

intéressantes, elle ne saurait être soulevée ici et cependant elle a une

importance capitale. Le Musulman, à quelque race qu'il appartienne,

garde partout les mêmes idées, à peu près les mêmes mœurs ; s'il

cède quelquefois aux circonstances, il reste lui-même au fond,

s'assimile rapidement les nouveaux convertis, les transforme, leur

donne de la bravoure, de l'énergie s'ils en manquent. C'est ce qui se

passe en Chine où, sous une forme religieuse, la propagande

musulmane devient essentiellement sociale, car les Musulmans « n'ont

point de pauvres », disent les Chinois.

Pékin et ses habitants

67

Cette propagande deviendra politique ; elle l'est déjà dans les

provinces du N. O. de la Chine où les Musulmans sont nombreux, elle le

sera peut-être un jour à Pékin et à aucune époque le trône n'aura été

menacé comme il le sera alors.

4° Un petit noyau de population du rite grec dont la provenance est

assez curieuse. Vers 1688, dans les guerres de frontières que la Chine

avait toujours avec la Russie, une petite ville, Albazine, fut prise par les

Chinois et la garnison emmenée à Pékin. L'Empereur traita fort bien ces

prisonniers, les cantonna dans un quartier de Pékin et demanda à la cour

de Russie de lui envoyer quelques moines orthodoxes pour les besoins

religieux de cette population, s'engageant du reste à les entretenir

convenablement. Ce fut l'origine de la mission mi-partie religieuse, mi-

partie p.074 diplomatique qui résida à Pékin jusqu'à l'entrée des légations

européennes en 1861 ; elle est essentiellement religieuse aujourd'hui et

ne s'occupe pas de propagande. Les Albazins sont devenus à peu près

Chinois, en ont adopté le costume et les mœurs, y ont fait souche et

sont au nombre de 500 environ, mais ils forment un élément distinct et

vivent réunis en deux groupes à la mission russe à l'angle N. E. de la

ville et autour de la légation de Russie.

5° Une population flottante aux éléments variés ; ce sont des Mongols

venant chaque année en grandes caravanes ; nous en avons déjà parlé ;

ils campent sous la tente pendant leur séjour, trafiquent avec les Chinois,

visitent les temples lamaïques et admirent la civilisation relativement si

perfectionnée dont ils n'avaient nulle idée ; couverts de leurs fourrures à

peine tannées, les Mongols ressemblent beaucoup comme traits et comme

allures aux Indiens de l'Amérique du Nord dont ils sont peut-être les

ancêtres, si l'on admet l'idée du peuplement de cette partie du nouveau

monde par des migrations asiatiques. — Les Thibétains viennent aussi en

caravanes, quelquefois accompagnés de Turkomans. Les Mongols et les

Thibétains sont encore représentés à Pékin par les lamas des couvents de

cette secte boudhique, à laquelle appartient du reste la famille impériale ;

ils sont groupés auprès du grand-lama, pontife et dieu à la fois,

incarnation vivante de Boudha.

Pékin et ses habitants

68

Ce pontife habitait autrefois la Mongolie, il y exerçait une influence

considérable sur des populations fanatiques ; la politique impériale sut

l'attirer à Pékin et ne l'a plus laissé sortir. Sous les dehors les plus

respectueux, le gouvernement domine entièrement le pontife-dieu et

fait présider par un mandarin le concile de lamas, qui, lorsque Boudha

abandonne son enveloppe terrestre, découvre dans quel corps il fixe sa

nouvelle résidence ; on dit même que le dieu, par une condescendance

bien naturelle, fait toujours tomber son choix sur un candidat agréable

au Fils-du-Ciel.

Les lamas mènent à Pékin une vie essentiellement monastique. Peu

estimés des Chinois qui ne croient pas à leur vertu, ils ne laissent pas

que d'être un élément important dans la population par leur influence

sur les Mongols, et sur quelques Tartares encore fanatiques.

Accidentellement on voit encore à Pékin des ambassades politiques

et commerciales venues de la Corée, des îles Lieou-Kieou ; les

premières ont à peu près le monopole du commerce du jin-seng. Cette

plante presque fabuleuse, dont les racines ont toutes les vertus, se

vend au poids de l'or quand elle est de bonne provenance ; elle a été

importée en Europe et a vu disparaître tous ses mérites devant une

expérimentation sérieuse ; mais les Chinois y croient toujours, et,

récemment encore, l'un des ministres reçut comme faveur insigne une

provision de cette substance au moment où il prenait un congé pour se

rendre auprès de sa vieille mère mourante.

La Cochinchine et Siam, en principe vassaux de l'empereur de la

Chine, ont rompu toute attache avec Pékin et n'y envoient plus

d'ambassade.

Enfin, pour terminer cette énumération des types que l'observateur

peut rencontrer, je citerai quelques Juifs, dont l'existence en Chine

paraît être antérieure à l'ère chrétienne ; ils ont conservé, avec leur

religion, tous les caractères de leur race ; enfin les Zingaris, cette

énigmatique peuplade indienne, qui erre sur la surface entière du globe

avec son type physique invariable et ses mœurs toutes spéciales.

Pékin et ses habitants

69

Il serait fort intéressant de calculer exactement dans quelles

proportions se constitue la population de Pékin et en particulier quel en

est l'élément principal, chinois ou tartare ; au point de vue ethnologique,

il me parait évident que ce dernier domine singulièrement, j'ai déjà dit

plus haut p.076 la raison de ce fait et je n'y reviens pas ; mais au point de

vue statistique la question n'est plus la même, et l'on se heurte contre

une difficulté, signalée au début de ce travail, l'absence de documents

réguliers. Cependant comme chaque Tartare reçoit en principe un subside

mensuel, on peut arriver par là tout au moins à une approximation : on

m'a assuré que 75.000 Tartares environ étaient inscrits sur les états de

solde pour la ville seule de Pékin ; or ils n'y ont droit qu'à partir de seize

ans, ce seraient donc 75.000 adultes de seize ans et au-dessus, tous

mariés et pères de famille, quelques-uns possédant plusieurs femmes. En

acceptant le chiffre 4 comme représentant en moyenne le nombre de

femmes et enfants par adulte, on arriverait à 375.000 Tartares pour la

ville seule de Pékin ; il y faudrait joindre encore ceux des camps, soit

20.000 et environ 5.000 pour le palais ; en tout 400.000. Je présente ce

chiffre sous toutes réserves, quoiqu'il m'ait été donné par le mandarin

exerçant des fonctions analogues à celles de commandant de place, et,

par conséquent, mieux que personne en position de juger la question. —

Nous avons évalué la population totale de Pékin de 800.000 à 1 million

d'âmes ; elle se partagerait donc à peu près par moitié entre Tartares et

Chinois. A première impression, cette hypothèse paraît satisfaisante car si

la ville tartare est plus vaste que la ville chinoise, elle est aussi beaucoup

moins peuplée que cette dernière.

Le Tartare et le Chinois diffèrent singulièrement comme genre de

vie : ceux-ci ont accaparé tout le commerce, l'industrie, ils exercent les

professions manuelles ; ils sont la vie pratique, active ; ceux-là, quoique

bien modifiés par la vie sédentaire, déjà en possession d'une solde, faible

mais régulière (2 taëls ou 16 francs, mais depuis bien des années 1 taël

ou 8 francs par mois seulement), sont peu sollicités au travail.

p.077 Leur nature ne les y porte pas beaucoup ; s'ils ont quelque

instruction, ils préfèrent occuper de petits emplois dans les bureaux du

Pékin et ses habitants

70

gouvernement ; à défaut, s'attacher à la maison d'un mandarin et y

exercer les fonctions de domesticité qui, en Orient, n'ont pas le même

caractère que chez nous. — Le grand seigneur asiatique a des vassaux,

des fidèles ; ils sont ses serviteurs, lui rendent quelques services, il est

leur patron ; s'il ne les paye pas, il les nourrit souvent, et ne les

abandonne jamais. — Puis la position par elle-même a quelques

avantages, on profite de la faveur du maître, on exploite un peu les

solliciteurs, on vit sur le petit public comme le mandarin sur le grand.

Quelques professions cependant sont entre les mains des Tartares,

celles qui tiennent de loin à la vie militaire ; marchands de chevaux, de

bêtes de somme, de charrettes, fabricants d'arcs, de fusils, de sellerie,

de peaux, etc..., les Tartares feront travailler des ouvriers chinois et ne

mettront pas volontiers la main au métier ; en somme, ils sont peu

laborieux, indolents, insouciants ; le Chinois au contraire est plus vif,

parleur, curieux de toutes choses ; apte aux rudes travaux comme aux

ouvrages délicats, il fait vivre le Tartare qui sans lui retomberait bientôt

dans sa barbarie primitive. — Ce sont là des généralités, elles souffrent

bien des exceptions, mais le fond du caractère est tel ; le Tartare est un

grand enfant avec lequel il est très facile de vivre, dont le caractère est

généreux, qui ignore volontiers sa force et se laisse jouer par le Chinois

plus rusé, sauf à l'écraser dans un moment de colère.

Tous les grands dignitaires de l'empire, les présidents de ministères,

les vice-rois des provinces, les surintendants du commerce, sont de

race tartare, mais on a soin de placer auprès d'eux un mandarin très

élevé de race chinoise ; dès l'origine on a compris que pour conquérir

un pays, il ne fallait pas briser absolument avec le passé, exclure p.078

systématiquement la race vaincue ; on lui a fait une large part dans les

affaires, et la grande majorité des fonctionnaires de province sont

Chinois ; à Pékin, il y en a moins à cause de la présence de la cour.

@

Pékin et ses habitants

71

VII

CONDITIONS DE LA VIE. HYGIÈNE GÉNÉRALE

@

La société et ses classes. — Avant d'étudier les conditions de la vie à

Pékin, conditions de l'ordre moral aussi bien que conditions de l'ordre

matériel, il importe d'établir comment est divisée la société et quels en

sont les éléments.

En Chine, il n'y a point de castes. En dehors de la suprématie

nominale de la race tartare, suprématie dont nous avons démontré la

diminution progressive et fatale, tous les rangs de la société sont à peu

près égaux, et de même qu'à Constantinople le dernier Caïdji pouvait

devenir grand vizir s'il plaisait au sultan, de même Pékin le plus

modeste lettré peut devenir vice-roi ou ministre, si l'Empereur en a la

fantaisie. Il n'est donc pas illogique de dire que la société chinoise est

une démocratie au-dessus de laquelle plane une volonté sans contrôle

comme sans limite. Ce régime est celui auquel arrivent successivement

les Asiatiques après une première période de régime féodal. Les

Tartares divisés en tribus, en clans, ont vu un de leurs chefs s'asseoir

sur le trône du plus vaste empire du monde ; leurs rangs se sont

égalisés devant sa majesté suprême, et, comme ils tombaient au milieu

d'un peuple depuis des siècles soumis à cet ordre d'idées, comme

l'Empereur a su leur faire la part belle au lendemain de la victoire, ils

acceptèrent sans difficultés la nouvelle situation.

Les anciens chefs, les alliés de la famille impériale constituèrent un

petit noyau, une sorte de noblesse que le souverain a tout fait pour

affaiblir peu à peu ; aujourd'hui elle est presque sans influence. Si

aristocratie il y a, à peine p.079 faut-il en tenir compte, beaucoup moins

en tous cas que la classe des lettrés ou fonctionnaires ; cette dernière

opprime singulièrement le peuple, mais à chaque génération elle se

recrute dans tous les rangs, et le fils du plus haut mandarin débute

dans la hiérarchie comme le plus humble bachelier de village. Les

Pékin et ses habitants

72

hommes sont partout accessibles à la partialité, sans doute, mais ce

sont alors des faits personnels, ce n'est pas un principe.

Ainsi donc, en Chine égalité à peu près absolue des classes mais non

des individus, entre lesquels l'instruction et la richesse établissent,

comme ailleurs, de larges démarcations.

Au fond, Pékin est une ville pauvre ; la propriété territoriale est

divisée à l'infini ; le commerce est celui d'une ville de consommation

plutôt que de production, commerce de détail sans exportation,

pouvant procurer l'aisance, non la fortune. Les hauts fonctionnaires,

partout ailleurs en possession de fortunes scandaleuses, sont tenus en

bride par la présence du maître qui leur ferait rendre gorge

impitoyablement, et du reste trouveraient-ils difficilement à prendre à

qui n'a rien. Aucune de ces classes : propriétaires, commerçants,

fonctionnaires, ne peut donc acquérir la richesse, et, s'il y a des

exceptions, on cache avec soin sa fortune et l'on se résigne à n'en jouir

que médiocrement pour ne pas éveiller l'attention. Le luxe extérieur est

du reste prohibé à ce point que l'usage de la chaise à porteurs, moyen

de locomotion vulgaire dans toute la Chine, est exclusivement réservé

aux mandarins de la première classe. — L'Empereur seul a le droit de

s'entourer de magnificence ; est-ce pour marquer davantage sa

suprématie, est-ce par prudence, pour n'être pas éclipsé ? Je ne sais,

toujours est-il que la mesure est rigoureusement observée.

A côté et non au-dessous de la classe marchande, vit la classe

ouvrière ; à vrai dire, elles n'en font qu'une. C'est p.080 de beaucoup la

plus intéressante, car elle fait vivre toutes les autres.

Déjà, à propos des promenades publiques, nous avons dit que le

Chinois n'aime pas beaucoup le mouvement inutile, mais il ne faudrait

pas en conclure que la population de Pékin paraisse endormie ; tout au

contraire. Dans la ville chinoise surtout règne un mouvement perpétuel,

un mélange incessant de piétons, de cavaliers, de voitures, qui vont et

viennent ; tous sont gens allant à leurs affaires. En général le Chinois

est appliqué à ce qu'il fait ; s'il ne produit pas toujours du fini, c'est que

les moyens matériels lui manquent, non l'intelligence, ni le désir de

Pékin et ses habitants

73

bien faire. L'ouvrier chinois, — pour employer une expression presque

triviale, — abat moins de besogne, peut-être est-il plus consciencieux

que le nôtre ; il ne cherche pas à tromper, mais à gagner loyalement

son argent. Comme le commerçant, il discutera pendant une heure

pour quelques centimes, mais il sera esclave de ses engagements.

On mène beaucoup à Pékin, — pendant l'été surtout, — la vie

extérieure. Les gens du peuple ne sont jamais chez eux, aussi tout le

petit commerce et la petite industrie s'exercent-ils sur la voie publique.

Des ouvriers ambulants de toute catégorie circulent en cherchant de

l'ouvrage, portant sur leur épaule, aux deux extrémités d'un bambou,

leur petit attirail ; les ouvriers en métaux transportent ainsi une petite

forge avec soufflerie et feu allumé.

La grande industrie est peu représentée à Pékin ; — il n'existe guère

que les ateliers où l'on travaille les laines de Mongolie pour les

transformer en couvertures, tapis, feutres, etc... C'est ainsi que

presque tous les chapeaux de l'empire, feutres et fourrures, sortent des

fabriques de Pékin. Dans ces ateliers, le nombre des ouvriers n'est pas

assez considérable pour constituer une population spéciale, p.081 ils

rentrent dans la catégorie ordinaire de ceux qui travaillent au nombre

de deux ou trois chez un même patron.

L'ouvrier chinois des métiers vulgaires — maçon, charpentier,

manœuvre... — gagne de 0,80 fr. à 1,20 fr. par jour, pour un travail de

douze heures en été, huit en hiver, dont il faut retrancher deux heures

pour les repas et une heure pour des repos de dix minutes.

Les uns se nourrissent à leurs frais, d'autres abandonnent de 0,30

fr. à 0,40 fr. pour deux repas, comprenant outre la bouillie de millet ou

le plat de nouilles avec légumes salés, un peu d'eau-de-vie et le plus

souvent de la viande fraîche ou salée ; ce régime comprend encore du

thé à discrétion et une petite provision de tabac.

L'ouvrier des métiers plus relevés, peintre, sculpteur sur bois ou sur

pierre, tailleur, etc... reçoit 1,40 fr. à 1,70 fr., enfin d'autres dont on

exige un talent spécial, comme les brodeurs sur soie et sur drap (ils

Pékin et ses habitants

74

sont très nombreux), les ciseleurs de caractères d'imprimerie 1, vont

encore au delà. Il n'en est pas qui dépasse 2,50 fr., véritable somme

pour le pays.

Avec ce qu'il gagne, l'ouvrier chinois peut vivre et soutenir sa

famille ; — la femme peut encore y ajouter quelque chose ; elle prend à

domicile des travaux de couture, de fleurs artificielles, de chaussures

brodées pour femmes ; mais elle ne va jamais en journée ou dans les

ateliers. Le travail lui est peu rétribué ; elle produit beaucoup moins

que l'homme.

Sans doute, à Pékin comme en Europe, il y a les mortes-saisons, il y

a les périodes de disette, et elles sont malheureusement fréquentes ;

dans ces moments, l'ouvrier souffre, la maladie survient et la misère à

sa suite ; mais, je puis l'affirmer, plus par d'autres expériences que par

la mienne, le travail manque moins aux bras que les bras au travail, et

p.082 la misère est plus souvent le fruit de la paresse ou du vice que du

manque d'ouvrage.

L'ouvrier chinois ne vit pas indifférent au monde qui l'entoure, il

cause beaucoup, cherche à s'instruire, n'a pas comme les lettrés

l'orgueil sous lequel se cache l'ignorance. Ce n'est pas chez lui que les

idées européennes trouveront un obstacle ; il commence à comprendre,

— en petit, — la supériorité de nos moyens de production, un outillage

de fabrique européenne le séduit et plus d'un cherche à se le procurer à

force d'économies.

Il comprend la nécessité de l'instruction et envoie ses enfants à

l'école. Ce serait peut-être ici le lieu, si ce n'était trop sortir de notre

sujet, d'indiquer ce qu'est l'instruction publique à Pékin.

Nous la caractérisons en deux mots : chez tous les peuples lire et

écrire est le début de la science, chez les Chinois c'en est presque le

dernier mot.

1 Pour l'imprimerie, on se sert en Chine de clichés où l'on sculpte en relief les

caractères. Il existe cependant quelques imprimeries en caractères métalliques mobiles.

Pékin et ses habitants

75

Composée de caractères monosyllabiques, dont chacun, suivant qu'il

est allié à un autre, exprime des idées souvent fort différentes,

l'écriture chinoise a été justement comparée à l'écriture hiéroglyphique

de l'ancienne Égypte ; elle en diffère cependant, car, dans cette

dernière, le caractère rappelle par sa forme l'idée qu'il exprime, tandis

que, chez les Chinois, le caractère altéré par des milliers d'années ne

présente généralement plus de ressemblance avec les idées qu'il

exprime ou dont il indique le sens figuré.

L'écriture chinoise offre une excessive difficulté ; un travail incessant

et une mémoire remarquable suffisent à peine au plus lettré des

Chinois, au plus érudit de nos sinologues.

De là vient que l'instruction réside presque tout entière dans la

lecture et l'écriture, travail où la mémoire seule est en jeu. Dans les

écoles inférieures, l'enfant ne retiendra que quelques centaines de

caractères ; dans les degrés supérieurs il ira jusqu'à plusieurs milliers,

et cela en apprenant p.083 par cœur des extraits des classiques chinois.

Quant aux sciences, comme les mathématiques, l'histoire naturelle, la

physique, etc..., elles sont à peine dans l'enfance et peu de lettrés en

connaissent même les rudiments.

On trouve dans toute la Chine, et à Pékin plus que partout ailleurs,

des écoles indépendantes du gouvernement où l'enfant vient,

moyennant rétribution, passer quelques années, et qu'il s'empresse de

quitter dès qu'il sait assez de caractères pour exercer le métier auquel

ses parents le destinent.

Si l'ambition porte le jeune homme aux emplois publics, il devra

fréquenter encore des écoles d'un ordre plus élevé ; tout en chargeant

sa mémoire d'un plus grand nombre de caractères, il apprendra l'art de

les peindre avec élégance ; enfin il lira l'histoire des dynasties

chinoises, les préceptes de Confucius et de Mencius. Il aura ainsi à sa

disposition un certain nombre de sentences et d'aphorismes qu'il

placera avec ostentation dans ses moindres discours, mais qui n'auront

pu élever ses idées ou développer son imagination.

Pékin et ses habitants

76

Les princes, les fils des grands fonctionnaires, pour la plupart

d'origine tartare, y joignent l'étude du mandchou qui est toujours la

véritable langue impériale.

L'instruction est donc purement mercenaire. Quelques écoles,

fondées autrefois par de riches mandarins, possèdent des revenus

suffisants et pourraient ouvrir leurs portes aux plus pauvres, si là ne se

rencontrait encore le génie de la spéculation inné chez le Chinois ;

l'enfant, maltraité par le maître, sera soumis à une contribution forcée,

déguisée sous le nom d'offrande respectueuse.

Il existe à Pékin un certain nombre de maisons fondées par des

mandarins nés en province, où sont logés et quelquefois nourris les

écoliers venus de la même contrée. Les études, toujours longues et

onéreuses, sont ainsi facilitées p.084 à quelques-uns ; il faudrait bien peu

connaître le caractère chinois pour ne pas démêler souvent dans cet

acte, au lieu d'un sentiment élevé, le désir d'illustrer sa mémoire ou de

se faire pardonner une fortune scandaleusement acquise.

On voit donc que l'homme des classes pauvres a un véritable mérite

en faisant suivre l'école à ses fils ; il fait un sacrifice pécuniaire très

sensible pour ne leur procurer qu'une instruction restreinte, mais dont il

sent néanmoins l'importance.

Les écoles ne laissent pas que d'intéresser l'hygiéniste ; elles

exercent une influence physique inévitable sur le développement des

jeunes générations et trop souvent cette influence est mauvaise. A

Pékin, où ces questions ne sont pas encore comprises, on entasse les

enfants dans des pièces surchauffées, à atmosphère viciée ; pendant

l'été, le danger disparaît, car on se réunit dans des cours abritées du

soleil par un rideau mobile en nattes. Il est à remarquer que les enfants

chinois comme les Arabes et les Turcs, apprennent leurs leçons en les

lisant tous en même temps à haute voix ; ils s'élèvent aux tons de voix

les plus aigus et balancent alternativement la tête de droite et de

gauche, ce qui produit une bizarre cacophonie.

Pékin et ses habitants

77

Hygiène du corps. — L'habitant de Pékin, vivant dans un climat

extrême, doit modifier ses habitudes suivant les saisons. Nous avons déjà

dit comment il se renferme en hiver dans les maisons où règne une

atmosphère délétère, comment il défend son corps contre le froid avec

des vêtements ouatés et des fourrures ; en été, au contraire, il s'habille à

peine et abrite sa demeure de la chaleur solaire, en recouvrant les cours

de légères toitures en nattes sous lesquelles l'air circule librement ; au

dehors, il paraît peu inquiet des insolations, et, au plus fort de la journée,

circule la plupart du temps tête nue, se faisant un léger abri de l'éventail

qui, dans cette saison, ne quitte jamais la main p.085 même du plus

pauvre ; les paysans, pour leurs travaux des champs, adoptent un large

chapeau de paille et les citadins portent cette coiffure en forme d'éteignoir

regardée en Europe comme le couvre-chef classique du Chinois, tandis

qu'elle est autorisée pendant quatre mois seulement. En effet, un décret

impérial, renouvelé chaque année, prescrit aux mandarins l'usage du

chapeau en fourrures pour l'hiver, en paille pour l'été, en feutre pour

l'automne et le printemps ; ces coiffures de forme différente ne sauraient

être tolérées en dehors des époques officielles, et chacun imite les

fonctionnaires ; celles d'été et d'hiver remplissent fort bien leur office,

celles du printemps et d'automne protègent un peu moins bien.

Des lois somptuaires existent encore pour les fourrures, mais non

pour les autres vêtements. La soie, le drap, le coton et la toile en

forment les matières premières et la coupe en est essentiellement

intelligente ; les caleçons et les justaucorps constituent la couche

protectrice, la robe flottante n'est qu'un ornement ; les gens du peuple

n'en portent pas pour leurs travaux ou la relèvent et la maintiennent à

l'aide d'une ceinture ; les jambes sont recouvertes de bas de

cotonnade, les pieds chaussés de bottes ou de souliers découverts. Le

velours noir, le drap, le cuir léger sont employés pour la partie

supérieure de la chaussure, la semelle est le plus souvent en coton ; on

réunit par la piqûre un nombre considérable de couches d'étoffe,

soumises ensuite à une pression considérable, et l'on obtient une sorte

de carton de l'épaisseur de 2 centimètres, formant une semelle isolante

Pékin et ses habitants

78

très efficace par les temps secs. Par les temps de pluie, le Chinois porte

des souliers à semelle de cuir ou des raquettes en bois adaptées

comme des patins. Le cuir n'est pas exclusivement employé pour les

chaussures, parce que les procédés de tannage sont défectueux et qu'il

conserve toujours une mollesse, une p.086 spongiosité peu favorables à

un long usage. — Les seuls défauts des chaussures sont la rigidité de la

semelle et la forme rétrécie, relevée de la pointe ; cette disposition se

traduit sur le pied par des durillons et une fréquence remarquable des

ongles incarnés. — La chaussure de la femme sera décrite plus tard.

En somme, le costume des Chinois est bien approprié aux besoins et

à la nature du climat, mais il est défectueux en ce qu'il ne comprend

pas de linge de corps ; les gens soigneux y suppléent par des gilets et

des caleçons en coton, mais la masse n'en fait pas usage, et les

vêtements, jour et nuit en contact avec la peau, finissent par

s'imprégner de la sueur et présenter bien des inconvénients.

Avant la conquête tartare, les Chinois portaient les cheveux réunis

en chignon sur le sommet de la tête ; les Japonais, les Siamois, les

Cochinchinois suivent encore cet usage. Les Tartares leur imposèrent

de se faire comme eux raser le crâne à l'exception d'une calotte qui

constitue la naissance de la queue ; on lutta pendant des années ; les

Tartares tinrent bon, en vinrent à regarder comme rebelles et à mettre

à mort les délinquants, et la mode fut ainsi introduite dans les mœurs.

— Elle est parfaitement inutile actuellement ; chez les Tartares

nomades, la queue servait à maintenir les armes au-dessus de la tête

lorsqu'en expédition ils devaient franchir les fleuves à la nage ; chez les

Chinois, elle n'est qu'un embarras, un luxe coûteux, car on ne peut la

tresser soi-même, et un refuge aux parasites chez beaucoup ;

l'élégance exige que la queue descende jusqu'aux talons, on l'allonge

donc avec des cordonnets de soie noire ou blanche en temps de deuil

(le blanc est la couleur funèbre).

Les femmes portent les cheveux nattés tressés de diverses façons,

retenus par des épingles et des bijoux, agglutinés par des cosmétiques.

L'échafaudage de la coiffure est très p.087 compliqué ; on le construit

Pékin et ses habitants

79

tous les deux ou trois jours seulement en prenant des précautions

infinies pour ne pas le déranger pendant la nuit. La coiffure indique

chez la femme sa position sociale, jeune fille, nubile, fiancée, femme

mariée, grand'mère, etc... ; elle est un prétexte à ornements de fleurs

artificielles, de bijoux, de perles, de pierreries chez les élégantes. De

même, l'âge de l'enfant fait varier sa coiffure ; rasé jusqu'à un an, il

porte une queue à droite, puis une à gauche, puis trois ; à sept ans, il

adopte la mode masculine.

Les bonzes et les lamas, les religieuses boudhiques se rasent la tête.

— La barbe, en général peu fournie, est rasée chez tous les jeunes

gens ; à partir de vingt-cinq ans, ils portent la moustache et la mouche,

enfin la barbe au menton, lorsqu'ils sont chefs de famille.

L'industrie des barbiers est très florissante à Pékin, elle s'exerce

généralement en plein vent ; le parasitisme est évidemment favorisé

par cette promiscuité des ustensiles de toilette ; il est très fréquent

sous toutes ses formes.

L'usage des bains est assez répandu à Pékin, moins cependant que

dans l'Asie musulmane, où les ablutions font partie des prescriptions

religieuses. Dans tous les quartiers se trouvent des établissements de

bains un peu primitifs, où la piscine consiste en une sorte de cuve de

quelques mètres carrés, d'une profondeur de deux pieds, au-dessous

de laquelle se trouve le foyer. Le fond de la piscine est toujours à une

température élevée ; on ne peut guère s'y tenir ; pour parer à cet

inconvénient, le client reste assis ou à califourchon sur des planches

passant d'un côté à l'autre de le cuve et laisse traîner les jambes dans

l'eau ; à vrai dire, le tout consiste moins dans un bain que dans une

ablution d'eau chaude.

L'eau de la piscine est renouvelée deux fois seulement pendant le

courant de la journée ; je laisse à penser ce qu'elle p.088 doit être après

quelques heures. Il règne dans la salle une atmosphère nauséabonde ;

le bain est recouvert d'une couche limoneuse infecte, mais le Chinois

n'est pas dégoûté pour si peu. — Il est à remarquer que les bains à

Pékin sont ouverts aux hommes seuls, et l'étranger ne peut avoir

Pékin et ses habitants

80

comme au Japon le spectacle de bains communs où les deux sexes se

mêlent sans vêtements comme sans mauvaises pensées. — Les

femmes font leurs ablutions à domicile et sont très scrupuleuses de leur

toilette spéciale.

En général, la Chinoise a soin de sa personne ; elle est infiniment

plus propre que l'homme et dans un but de coquetterie abuse des

cosmétiques, en particulier des fards à base de plomb qui lui donnent

un aspect de pastel et ne laissent pas que d'agir sur la santé. Dans le

Sud, cet usage est plus répandu que dans le Nord, et les accidents

d'intoxication quoique très connus de tous, ne peuvent empêcher les

dames d'obéir aux exigences de la mode.

Les ongles sont un véritable objet de luxe ; en les laissant croître

outre mesure, une femme témoigne que ses blanches mains ne se

livrent à aucun travail manuel ; les plus riches les emprisonnent dans

des étuis d'or et d'argent et mettent une certaine coquetterie à faire

résonner le métal en remuant les doigts. Quelques hommes imitent

cette mode, leurs ongles dépassent ainsi de 3 et 4 centimètres la pulpe

du doigt. Cet usage n'est que gênant, car ceux qui l'adoptent

recherchent une rigoureuse propreté.

Déformation des pieds. — Il est un usage sur lequel la curiosité de

l'Occident a été de tous temps éveillée et dont l'explication n'a jamais

été donnée d'une façon satisfaisante : je veux parler de l'usage de la

déformation des pieds. Dans les descriptions de la Chine, on a souvent

écrit sur ce sujet ; si, après tant d'autres, je viens encore en parler,

c'est que, placé dans des conditions spécialement favorables à Pékin,

j'ai pu être mis en rapport avec des femmes p.089 et des jeunes filles et

surmonter la répulsion qu'elles ont à laisser voir leurs pieds. Personne,

pas même le mari, ne doit voir le pied déchaussé de sa femme ; c'est là

que leur pudeur a placé ce qu'en Europe on est habitué à voir respecter

dans d'autres parties du corps ; on le comprendra facilement d'après ce

que je dirai sur l'origine et les effets de cette habitude. Néanmoins, ma

double qualité d'étranger et de médecin, c'est-à-dire d'homme sans

Pékin et ses habitants

81

conséquence, m'a permis d'avoir moins de scrupules, cela cependant

sur des femmes réputées honnêtes. J'ai pu voir le pied de l'enfant avant

la déformation, pendant la période des manœuvres, et enfin celui de la

femme adulte.

La déformation du pied, constituant ce que les Chinois ont nommé

« Lys dorés, — Ornements de l'appartement intérieur », etc... est loin

d'être également répandue dans tout l'empire ; dans les provinces

méridionales, elle constitue à peu près la règle pour les classes aisées ;

dans le Nord et à Pékin surtout, le voisinage des Tartares auxquels elle

est interdite, la misère plus répandue la rendent beaucoup plus rare. De

plus, il y a pour ainsi dire un mode de déformation spécial à chaque

province, et c'est surtout dans le Kouang-si et le Kouang-toung que l'on

en trouve les plus beaux spécimens. Cependant, partout les familles

essentiellement chinoises et riches se donnent ce luxe qui promet à

leurs filles de plus beaux partis.

J'admettrai deux grandes divisions dans la nature de la déformation.

Dans l'une, les orteils sont fléchis sous la pointe du pied, le pouce

restant libre ; la face plantaire forme une forte concavité inférieure,

plus ou moins remplie par du tissu cellulaire ; de plus le calcanéum

change de direction : d'horizontal il devient vertical. De là, tous les

désordres produits dans l'articulation du tarse. C'est le pied

généralement décrit, celui dont on possède en France des échantillons.

Mais c'est là le maximum de la déformation, c'est celle qui se

rapproche le plus de l'idéal ; c'est, dans le Nord, la forme la plus rare.

En général, on n'y observe qu'un premier degré de la déformation,

c'est-à-dire la flexion des quatre derniers orteils sous la plante, sans

changement de direction du calcanéum. Par un bandage maintenu fort

serré, on a produit un raccourcissement de tout le pied, une sorte de

tassement antéro-postérieur des os du tarse, une exagération de la

voûte, mais le calcanéum est resté intact. Si nous ajoutons que les

Chinoises ont les extrémités élégantes et bien prises, on comprendra

que l'on puisse obtenir des pieds fort petits sans faire basculer le

calcanéum.

Pékin et ses habitants

82

Cette demi-déformation est une sorte de moyen terme permettant à

la femme de joindre aux exigences de la coquetterie celles du travail et

d'une locomotion forcée.

Telles sont les lésions osseuses. Les parties molles ont dû se plier

aux exigences de la compression ; elles sont atrophiées sur l'avant-

pied, et, au contraire, ont en partie comblé en dessous la voûte

exagérée de la face plantaire. La peau qui les recouvre est souvent

rouge, plus ou moins érythémateuse, quelquefois même ulcérée ; mais,

pour ma part, je n'ai pas observé ces ulcérations profondes, cette

suppuration fétide que l'on a signalées plusieurs fois.

Le mode de déambulation est essentiellement modifié ; les

mouvements de l'articulation tibio-tarsienne devenant à peu près nuls,

les muscles fléchisseurs et extenseurs du pied ont dû s'atrophier ; c'est,

en effet, ce qui se produit : la jambe prend la forme d'un tronc de cône.

D'un autre côté, les mouvements de l'articulation du genou sont,

pendant la marche, intimement liés à ceux du pied ; ceux-ci ne se

faisant plus, certains muscles de la cuisse ont dû diminuer d'autant.

p.091 Le mouvement de progression se produit essentiellement par

l'articulation coxo-fémorale, et l'on ne saurait mieux comparer ce

phénomène qu'à ce l'on observe chez un amputé des deux cuisses ;

chez lui, comme chez la femme chinoise la moitié du membre inférieur

est transformée en une masse rigide ; du pilon classique de l'amputé à

la jambe chinoise, il n'y a que la différence d'une articulation, absente

chez l'un, presque inutile à l'autre pour la marche tout au moins.

De semblables modifications ne peuvent évidemment être apportées

dans les organes de la locomotion sans déterminer des accidents,

quelquefois graves, sur le pied lui-même, sans amener même un

retentissement dans tout l'organisme. Mais, par suite de la tolérance

traumatique de la race chinoise dont les exemples sont fréquents, ces

accidents sont moins communs qu'on ne pourrait le croire à priori ; ils

ne se rencontrent guère que chez des scrofuleuses. Le scaphoïde,

vivement pressé entre l'astragale et les cunéiformes, soulevé par le

mouvement de bascule du calcanéum, est tout d'abord atteint ; dans

Pékin et ses habitants

83

cinq cas remarquables que j'ai pu observer, il y avait lésion de cet os,

mais il n'était pas le seul malade, et, dans l'un d'eux, toute la deuxième

rangée du tarse participait à la nécrose.

L'instabilité forcée qu'occasionne cette déformation chez la femme la

prédispose singulièrement aux chutes de toute nature, aux entorses, aux

fractures de la jambe. Il est certain que les os aussi ont participé à

l'atrophie générale du membre ; cette disposition, démontrée par

quelques pièces anatomiques, faciliterait encore les lésions traumatiques.

Les femmes chinoises des classes aisées, vivant dans des conditions

hygiéniques relativement bonnes, sont, cependant, généralement

anémiques, disposées aux engorgements glandulaires, plus souvent

scrofuleuses que les hommes de la même classe. Il est fort probable

que si la déformation p.092 du pied n'en est pas la cause directe, tout au

moins le défaut d'exercice qu'elle entraîne y prédispose singulièrement,

en servant d'auxiliaire aux autres causes débilitantes.

Nous verrons plus loin que, pour maintenir le pied toujours petit, il

faut, même chez la femme adulte, continuer la compression. Il serait

assez curieux de suivre la marche inverse, de relâcher peu à peu le

bandage, de le supprimer tout à fait et de chercher à ramener le pied à

l'état normal. De semblables essais ont été faits sous mes yeux à

l'établissement des sœurs de charité à Pékin ; chez quelques-unes des

enfants confiées à leurs soins, et chez lesquelles la compression avait

été commencée, on n'a eu qu'à enlever les bandages pour voir en

quelques semaines le pied reprendre sa forme primitive ; les sœurs

doivent être très circonspectes en pareille matière, car, en agir ainsi,

c'est presque condamner l'enfant à un célibat perpétuel.

Les sœurs emploient, pour le service des enfants, un certain nombre

de femmes chrétiennes, qui, sous le nom de « vierges », se consacrent

au service des pauvres, à l'éducation des jeunes filles et aux divers

besoins de la communauté. Les unes sont Tartares, les autres

Chinoises ; on a tenté chez ces dernières d'abolir le petit pied. Jusqu'à

présent, soit attachement instinctif à cette ancienne coutume, soit

crainte de la gêne qu'un commencement d'essai avait naturellement

Pékin et ses habitants

84

amenée, elles n'ont pas voulu y renoncer ; il est à croire, du reste, que

si l'on parvient à abolir l'usage de la déformation, il sera inutile de

tenter un traitement pour les adultes, et que l'on devra se borner à

faire supprimer la compression pour la génération future.

Dans les familles riches, dans celles qui veulent faire acquérir à leurs

filles un renom de beauté, on ne commence guère les manœuvres

avant l'âge de quatre ans ; chez d'autres, la petite fille conserve les

pieds libres jusque vers six à sept ans. Pendant les premières années,

on chausse le p.093 pied, comme celui des jeunes garçons, d'une large

pantoufle dont la partie antérieure, presque rectangulaire est beaucoup

plus large que le talon. Enfin l'époque est venue : tantôt la mère se

charge elle-même de l'opération, d'autres fois elle abandonne ce soin à

des femmes spéciales, remplissant auprès des dames le rôle de

médecins intimes, de sages-femmes, d'entremetteuses quelquefois ;

les grandes familles en ont ainsi une ou plusieurs dans leur domesticité.

On commence à masser le pied, à fléchir plus ou moins les derniers

orteils, à les maintenir dans cette position par un bandage en huit de

chiffre. Ce bandage, que j'ai vu exécuter plusieurs fois devant moi se

fait avec une bande de coton ou de soie de 5 à 6 centimètres et plus de

large, de 1 mètre à 1,50 m de long ; on applique le chef initial de la

bande sur le bord interne du pied, au niveau de l'articulation tarsienne

du premier métatarsien, on porte la bande sur les quatre derniers

orteils, laissant le pouce libre, puis sous la plante du pied ; on la relève

sur le cou-de-pied pour former une anse derrière le calcanéum, en

ayant soin de l'appliquer sur la tête de l'os, non au-dessus ; on revient

au point de départ pour continuer de la même façon ; en un mot, on

fait un huit de chiffre dont l'entrecroisement se trouve sur le bord

interne du pied. Au-dessus de cette première bande, on en place une

seconde, destinée surtout à la maintenir et l'on arrête par quelques

points de couture.

Le mode d'application du bandage ne varie pas pendant toute la

période des manœuvres.

Pékin et ses habitants

85

En étudiant son effet, on constate qu'il produit deux résultats : 1°

flexion des quatre derniers orteils et torsion sous la plante du pied des

métatarsiens correspondants ; 2° tassement antéro-postérieur du pied

par son point d'appui sur p.094 le calcanéum, peut-être déjà, mais à un

faible degré, exagération de la concavité plantaire.

Pendant les premiers temps, le bandage est médiocrement serré,

peu à peu l'on en augmente la tension. A chaque nouvelle application,

qui se renouvelle au moins tous les jours, on laisse quelques instants le

pied à nu, on le lave et on le frictionne avec l'alcool de sorgho. L'oubli

de cette précaution contribue puissamment à faire naître les ulcérations

dont nous avons parlé plus haut.

A cette époque, la chaussure de l'enfant consiste en une bottine

dont l'extrémité se rétrécit peu à peu et arrive enfin à être

complètement pointue ; l'étoffe remonte assez haut et se réunit en

avant par un lacet. La semelle est plate, sans talon, comme celle d'une

pantoufle.

Par ces seuls moyens, on arrive à produire le pied vulgaire, que

nous avons décrit plus haut comme le plus commun dans le Nord, le

seul usité par les classes pauvres. Mais il en faut continuer l'usage,

sous peine de perdre le fruit des premiers efforts ; la jeune fille, la

femme s'appliquent leurs bandages avec régularité ; là, ainsi qu'en

beaucoup de choses, si l'on n'acquiert pas, on perd. La chaussure reste

toujours la même comme forme, elle varie seulement de dimension

avec la croissance du pied, car il n'y a pas arrêt absolu de

développement de ce membre, mais seulement perversion.

Si la mère veut donner à sa fille un pied encore plus élégant, elle a

recours à d'autres procédés. Lorsque le premier degré est bien établi,

que la flexion des orteils est permanente, on commence à exercer un

massage énergique, puis on place sous la face plantaire un morceau de

métal de forme demi-cylindrique et d'un volume proportionné à celui du

pied ; on applique le bandage en huit dessus le tout, en le maintenant

fortement et en portant les entrecroisements non plus sur le bord

interne du pied mais sous la face plantaire.

Pékin et ses habitants

86

p.095 Le rôle de ce corps, placé et maintenu en ce point, est facile à

comprendre : le point d'appui doit être considéré comme pris sur le

demi-cylindre métallique et sur la masse osseuse centrale du pied ; les

points mobiles sont d'une part le calcanéum, de l'autre les orteils, qui

tendent à se rapprocher en basculant autour d'un centre ; si l'on veut

encore, on peut considérer les orteils, les métatarsiens et le demi-

cylindre comme point d'appui fixe ; la partie postérieure du calcanéum

sera le point mobile. Dans tous les cas, cet os sera sollicité à changer

de direction et à devenir plus ou moins vertical, d'horizontal qu'il est

normalement.

Lorsqu'un certain résultat a été obtenu, on n'a qu'à porter les tours

de bande sur le calcanéum lui-même par-dessus l'insertion du triceps

jambier et l'on augmente ainsi l'action du bandage. Enfin, pour

s'opposer à la contraction de ce muscle qui agirait en sens inverse, on

entoure quelque fois la jambe de plusieurs tours de bande assez serrés.

Un puissant moyen employé pour arriver au résultat cherché se

trouve encore dans le massage. La mère, appuyant sur son genou la

face inférieure du demi-cylindre de métal, saisit d'une main le

calcanéum, de l'autre la partie antérieure du pied de l'enfant et

s'efforce de le plier. On dit que, dans ces efforts, elle produit

quelquefois une fracture (une luxation ?) des os du tarse ; que, si elle

n'y parvient pas, elle frappe avec un caillou sur la face dorsale jusqu'à

ce que la lésion se produise. Enfin, dans certaines provinces, il serait

d'usage d'enlever un os, probablement le scaphoïde, lorsque celui-ci,

faisant saillie après des manœuvres nombreuses, sans doute fracturé

déjà, rend possible une opération que jamais les Chinois ne

pratiqueraient sans cela.

Dès le début de cette seconde période, on a substitué à la chaussure

à semelle plate une bottine dont la semelle estp.096 fortement convexe.

Cette bottine aide d'abord, puis maintient chez les adultes la concavité

de la face plantaire.

Pékin et ses habitants

87

En résumé, de même que je crois devoir admettre deux degrés de

déformation, je reconnais deux degrés de manœuvres. Dans le premier

degré, flexion des quatre orteils sous la plante du pied, tassement

d'avant en arrière, obtenus par les bandages. Dans le second degré

(supposant le succès du premier), bascule du calcanéum, diminution

énorme de la longueur du membre, exagération de la voûte plantaire

obtenus par le bandage, aidé du demi-cylindre de métal, le massage et

les efforts exercés aux deux extrémités du pied.

Je ne saurais entrer ici dans une étude, fort curieuse peut-être, fort

longue tout au moins, sur les origines présumées, sur les causes

premières de l'usage de cette déformation du pied des femmes en

Chine. D'autres ont fait ces recherches sans arriver à établir des

preuves certaines en faveur de telle ou telle des versions données

jusqu'à ce jour. C'est ainsi que l'on raconte qu'une Impératrice, illustre

par ses vices, et pied-bot de naissance, vivant vers l'an 1100 avant

Jésus-Christ, aurait voulu que toutes les femmes de l'empire

participassent à sa difformité. Mais cette origine n'est que

traditionnelle, puisqu'elle remonte à une époque antérieure à la

destruction des livres chinois, sous la dynastie de Tsin, 300 ans avant

Jésus-Christ.

On dit aussi que les Chinois déforment les pieds des femmes pour

les confiner à la maison, les rendre moins volages. Cependant, à

l'inverse des pays musulmans, les femmes ne sont en aucune façon

recluses ni voilées. Les dames du harem se promènent journellement

en voitures et ne se cachent pas.

Je crois que l'on peut plutôt arriver à une probabilité par l'étude

actuelle du fait. Cela encore ne laisse pas que d'être p.097 fort difficile,

car parler à un Chinois du pied de sa femme équivaut aux plus graves

indécences en Europe.

La petitesse du pied est le critérium, je ne dirai pas de la beauté,

mais de la valeur commerciale d'une femme. Le mariage chinois se

concluant exclusivement par les parents et sans que le futur mari voie

sa fiancée, il ne peut être question d'affection ; de plus, comme dans

Pékin et ses habitants

88

presque tous les pays d'Asie, la famille de la femme reçoit une somme

d'argent proportionnée à la richesse des deux familles. Le mariage, à ce

titre, devient une affaire ; la femme n'est pas la compagne de l'homme,

mais un objet de luxe ou d'utilité, et le soulier de la jeune fille, exhibé

devant les parents du mari, est un des arguments décisifs employés

lors de la discussion de la somme à payer.

Pour qui connaît le degré de lubricité des Chinois, il est évident

qu'ils attachent une idée de cette nature à la petitesse du pied, c'est

un fait avéré par les gens les plus au courant des mœurs chinoises,

par des Chinois même. Regarder le pied de la femme qui passe dans

la rue est une suprême inconvenance ; en parler ne se fait pas entre

gens bien élevés. Dans les peintures chinoises, jamais on ne

représente le pied d'une femme ; toujours la robe le cache ; il en est

tout autrement dans certains albums de nature plus que légère que

l'on fait circuler à la fin du repas. Lorsqu'un chrétien se confesse, s'il

ne s'en accuse lui-même, le missionnaire ne manque pas de lui

demander s'il a regardé le pied des femmes. Enfin, on assure que la

vue et le toucher de souliers petits et coquets sont l'une des

jouissances de ceux auxquels la nature affaiblie refuse d'autres

plaisirs. Tous ces faits et bien d'autres encore démontrent que la

cause de ce détestable usage réside dans une idée de lubricité qu'y

attachent les Chinois.

Il est fort curieux de rechercher jusqu'à quel point la physiologie

donne raison à cette idée.

p.098 On se trouve à Pékin en présence de deux races de femmes,

les Tartares et les Chinoises. Les unes ont le pied normal, les autres

le pied déformé. Existe-t-il une différence analogue dans la

conformation des organes génitaux ? On comprend que la solution de

cette question ne laisse pas que d'être assez difficile. Cependant j'ai

toujours trouvé chez la Chinoise un mont de Vénus réellement

hypertrophié ; il forme une forte saillie séparée de l'abdomen par un

repli profond. Les grandes lèvres sont également plus volumineuses,

mais il ne semble pas que cet excès de nutrition porte sur le canal du

Pékin et ses habitants

89

vagin lui-même ; cet organe présente les variations ordinaires et

plusieurs fois, même chez des syphilitiques, le spéculum pénétrait

avec difficulté. Chez les femmes tartares, la région était parfaitement

normale. Il est fort probable que cette hypertrophie est due à la

déformation du pied, et il est certain que les Chinois croient produire

un effet de cette nature en comprimant le pied des femmes ; peut-

être imitent-ils en cela les procédés employés en horticulture, où l'on

sacrifie certaines branches pour en nourrir d'autres. Quant à l'idée

première qui les pousse, au mérite qu'ils attachent à cette formule,

on se l'explique difficilement, et libre carrière est ouverte à

l'imagination.

On comprend alors leur répugnance à en parler, l'inconvenance à

regarder les pieds des femmes, les questions du confessionnal, etc...

Encore un mot pour terminer l'ébauche de cette question. Les Chinois

sont-ils prêts à y renoncer ? Plusieurs empereurs de la dynastie tartare

ont rendu des décrets pour défendre aux Chinois de mutiler leurs

femmes ; les décrets sont restés lettre morte.

Les Tartares auraient eux-mêmes adopté cet usage si l'on n'y avait

mis opposition en n'acceptant au palais, depuis la première Impératrice

jusqu'à la dernière des suivantes (qui sont toutes de familles tartares),

que des femmes au grand p.099 pied, et s'il n'avait été enjoint aux

fonctionnaires de n'épouser que des Tartares ou des Chinoises au pied

non mutilé. Enfin, les évêques, agissant sur les chrétiens avec bien plus

de force morale que l'Empereur, ont flétri et proscrit cet usage dans

plusieurs mandements. Ils n'ont obtenu des succès partiels que chez

quelques Chinois établis en Mongolie.

Malgré tous ces efforts, on n'en continue pas moins à torturer les

pieds, et l'on continuera jusqu'au jour où le Chinois comprendra que la

femme n'existe pas pour être à l'homme un instrument à plaisir, mais

pour être sa compagne et son égale, jusqu'au jour enfin où la femme

aura pris rang dans la société.

Pékin et ses habitants

90

Usage de l'opium. — Bien plus encore que l'usage de la déformation

des pieds, il en est un autre, dont l'étude s'impose fatalement lorsqu'il

est traité des mœurs de l'empire chinois ; cet usage c'est celui de

l'opium.

La question de l'opium a eu le privilège de passionner les esprits en

Europe presque au même titre que l'esclavage ; elle a donné son nom à

une guerre, celle que les Anglais durent faire à la Chine en 1840, pour

des raisons multiples, où l'opium ne jouait qu'un rôle secondaire, et qui

néanmoins prit en Europe, en France surtout, le nom de guerre de

l'opium. On a beaucoup écrit, plus encore discuté sur l'opium en Chine.

Attaquée avec violence, défendue parfois avec hypocrisie, cette

question paraît être entrée dans une période de calme favorable à une

étude impartiale. Elle est double, car elle présente une question de

principe, de droit international dont nous ne pouvons parler ici ; elle

intéresse à d'autres titres le médecin et l'hygiéniste, et nous devons

nous y arrêter quelques instants,

A ce point de vue, l'usage de l'opium a été étudié de la façon la plus

complète depuis vingt ans par les missionnaires anglais et américains,

par les médecins qu'ils p.100 attachent à leur œuvre ; presque tout ce

que l'on a écrit depuis a été plus ou moins puisé dans ces travaux 1. —

Il est donc superflu d'indiquer ici les noms de tous ceux qui ont repris

plus tard la question ; tous, à peu près, ont émis les mêmes idées et

sont tombés dans quelques erreurs inévitables, provenant du manque

d'expérience personnelle. Néanmoins il convient de signaler une

récente étude d'un médecin militaire de l'expédition de Chine, le

docteur Libermann. Notre honorable collègue a présenté un résumé

complet de la question, il l'a enrichi de rapprochements ingénieux en

comparant l'abus de l'opium à l'abus de l'alcool ; mais, basant ses

1 Le Chinese Repository, collection publiée à Canton, est le monument le plus complet

de tout ce qui a trait à la Chine moderne et à son histoire. Abandonnée à la suite des

grandes perturbations qui ont agité la colonie européenne de Chine depuis 1858, la rédaction en a été reprise sous le titre de Chinese and Japanese repository. — Avec les

mémoires publiés par les Jésuites au XVIIIe siècle, le Chinese repository est la source

où ont puisé les auteurs de presque tous les ouvrages publiés sur la Chine.

Pékin et ses habitants

91

conclusions sur des observations, dans notre opinion, très discutables,

il a été un peu absolu, sinon partial dans ses appréciations 1.

L'usage de fumer l'opium ne remonte en Chine qu'à une centaine

d'années, et s'attache au nom de Wheler, vice-président des Indes qui

le premier tenta l'importation vers 1740, et fit ainsi prendre aux Chinois

une habitude existant déjà dans l'Inde et la Perse. — En 1798,

l'importation se montait à 4.172 caisses de 70 à 80 kilogrammes

d'opium chacune, soit 292 à 333 tonnes de 1.000 kg. — Les relevés

statistiques des douanes impériales chinoises nous donnent

actuellement les chiffres suivants : Il a été importé en opium de Malwa,

Patna, Benarès, Turquie et Perse, en 1863, 50.087 piculs (poids chinois

de 60,478 kg), p.101 soit 3.029 tonnes ; en 1864... 52.083 piculs, soit

3.151 tonnes ; en 1865... 56.133 piculs... soit 3.396 tonnes ; et enfin

en 1866... 64.516 piculs, soit 3.903 tonnes 2.

Ces chiffres, d'origine indiscutable, nous montrent que la

consommation de l'opium en Chine est montée depuis 1792 de 333

tonnes à 3.903 ; elle a plus que décuplé, et de plus, elle suit encore

une progression croissante, parfaitement visible dans les chiffres

d'importation des quatre dernières années. Pour connaître exactement

la totalité de l'opium fumé en Chine, il faudrait y ajouter le chiffre

représenté par la production indigène, et ce chiffre doit être

considérable. La culture du pavot réussit fort bien dans beaucoup de

districts du centre, les produits sont moins purs que ceux du pavot de

l'Inde, mais les prix en sont beaucoup moins élevés et la basse classe

en fait presque uniquement usage.

On a cherché à établir le nombre des fumeurs d'opium en Chine,

cette tâche est illusoire ; tout est approximation et hypothèse dans un

pareil calcul, il ne convient donc pas de s'y arrêter. On peut dire avec

grande probabilité que, surtout à Pékin, l'opium est aussi répandu que

1 Libermann, Recherches sur l'usage de la fumée d'opium en Chine, Recueil des mémoires de médecine militaire, 3e série, t. VIII, 1862. 2 Relevé sur les tableaux du Reports on trade by the foreign commissionners at the

ports in China.., etc., for the year 1866. London, 1868.

Pékin et ses habitants

92

le tabac en France, que tous les adultes à peu près en font usage à des

degrés différents ; habitude quotidienne ou exception, chacun paye son

tribut à l'opium. Fumer l'opium est en général regardé comme un luxe,

légèrement entaché de vice, mais de ces vices dont on ne rougit pas

trop si l'on n'en fait pas abus ; c'est le complément indispensable de

toute fête un peu prolongée. On va fumer l'opium au théâtre, dans les

maisons de prostitution ; le grand seigneur s'enferme dans son

appartement en compagnie d'une ou plusieurs concubines ; le

misérable va satisfaire sa passion dans les pauvres boutiques à

opium..., c'est là l'abus : car une fois p.102 installé dans ces conditions

avec sa pipe et de l'opium à discrétion, le fumeur ne s'arrête que

lorsqu'il tombe endormi. A côté de cela, l'immense majorité des

consommateurs se contente de fumer de temps en temps, pour ranimer

les esprits endormis, avant un travail intellectuel, avant une

conversation d'affaires, après la conclusion d'un marché.

En interrogeant nombre de Chinois sur leur consommation

quotidienne, on arrive à calculer approximativement la ration

moyenne ; elle varie à Pékin de 1 gramme à 50 et 60 environ ; mais

ces derniers chiffres doivent être considérés comme très rares ; on est

déjà un fumeur passionné lorsqu'on consomme 6 à 7 grammes par

jour.

Le prix de l'opium varie avec la qualité ; à l'état brut, il coûte 30

centimes le tsien, c'est-à-dire les 3 grammes et demi ; réduit à l'état

d'extrait par dissolution aqueuse et évaporation, la même quantité se

paye 45 centimes ; enfin les fumeurs indigents recherchent les produits

de rebuts qu'ils mélangent aux cendres de pipes ; on achète ce

mélange, 15 centimes le tsien. Ces prix sont relativement élevés, car

l'argent représente plus de valeur en Chine qu'en Europe, et l'on voit

que l'usage de l'opium est tout d'abord préjudiciable à la bourse des

fumeurs. — Ceux qui se sont complètement laissés aller au vice

sacrifient tout pour se procurer la jouissance désirée ; comme les

ivrognes en Europe, ils foulent aux pieds sentiments, devoirs sociaux,

devoirs de famille ; ils vont jusqu'au crime, et plus d'un vol à main

Pékin et ses habitants

93

armée n'a pas d'autre but ; — mais y a-t-il dans ce vice plus que dans

un autre et ne voit-on pas les mêmes faits se produire en Europe pour

la satisfaction de leur passion, chez les malheureux adonnés à l'alcool ;

aux États-Unis surtout, où l'alcoolisme, ses effets, sa destruction,

s'imposent comme problème social, n'en est-il pas de même ; n'a-t-on

pas dû élever des asiles spéciaux pour y séquestrer les p.103 ivrognes et

les guérir par l'impossibilité absolue de satisfaire leur passion ?

Physiologiquement, les effets de l'opium varient, on le conçoit, avec

la dose ; tout d'abord, une période d'initiation analogue à celle du tabac

n'arrête non plus personne ; elle est rapidement surmontée et le

fumeur s'habitue à rechercher dans la fumée une excitation, dont peut-

être son système nerveux, essentiellement dépressible, éprouve un

besoin absolu ; remarquons en effet que les alcooliques, quoique

entrant dans l'alimentation, ne sont pas en Chine d'un usage aussi

général qu'en France, par exemple, où nous avons le privilège de

posséder une boisson alcoolique parfaite, le vin, dont on risque peu de

faire abus et dont il faut consommer beaucoup pour arriver à une dose

toxique. — Aussi est-il de règle que les pays vinicoles sont ceux où

l'alcoolisme est le plus rare. — En Chine, il est tout à fait exceptionnel ;

il est remplacé par l'opium.

La période pendant laquelle le Chinois consomme l'opium sans en

faire abus peut être très longue, elle est compatible avec une parfaite

santé, avec toute la rectitude de l'intelligence. — Il est certain, pour ne

prendre qu'un exemple, que tous les grands fonctionnaires et les lettrés

en font usage ; cependant ils sont parfaitement à la hauteur de leurs

fonctions ; leur intelligence est très développée ; ils ont une finesse,

une élégance de manières dont on est frappé lorsqu'on a vécu quelque

temps avec eux ; la vieillesse n'arrive pas chez eux avant l'âge, et

pendant de longues années ils conservent, sinon la vigueur matérielle

de la jeunesse, au moins les qualités de l'âge mûr.

Rien ne peut nous démontrer qu'un usage modéré de l'opium est

réellement nuisible. De même que le système nerveux s'habitue à la

nicotine, de même il supporte probablement à dose modérée les

Pékin et ses habitants

94

alcaloïdes de l'opium. — On dit que les fumeurs d'opium sont

rapidement p.104 dyspeptiques ; cela est logique, cela est vrai, mais

c'est encore à l'abus qu'il faut s'en prendre, non à l'usage modéré.

Si, malheureusement le fumeur se laisse aller à une pente peut-être

bien glissante, si, pour ressentir les mêmes effets, il force de plus en

plus les doses, les fonctions digestives d'abord, puis à leur tour les

fonctions cérébrales, intelligence et innervation, en ressentiront les

effets. — Il se passe en cela le même ordre de faits que dans

l'alcoolisme ; dès lors, il est naturel de supposer que l'action est à peu

près identique ; peut-être, cependant, les troubles restent-ils plus

longtemps limités dans les fonctions de nutrition. Il n'est pas rare de

rencontrer des fumeurs d'opium, depuis des années réduits à une

maigreur caractéristique, atteints de dyspepsie extrême, dont

l'intelligence, un peu lente peut-être, se réveille néanmoins très bien

sous l'influence de l'opium et qui, dans cet état d'excitation, produisent

un travail intellectuel prolongé. — Tôt ou tard, cependant, ils tombent

dans une période semblable à l'alcoolisme chronique, avec mêmes

phénomènes généraux, attaques convulsives et enfin paralysie

générale.

Ces faits ont été fréquemment indiqués ; ils sont parfaitement

vrais ; mais ce qui l'est moins c'est ce tableau de fantaisie où l'on

montre à l'Europe tout un peuple en voie d'atrophie morale, se livrant

de gaieté de cœur à un poison auquel on rapporte tous les crimes

commis, toutes les turpitudes sociales, et même les fautes politiques. A

en croire les observateurs pessimistes, la Chine serait en train de

dégénérer au physique comme au moral ; il n'y a pas un siècle que

l'opium a été introduit dans le pays, et déjà l'on pourrait prévoir le

moment où le Chinois disparaîtra comme peuple, pour tomber dans un

état d'abrutissement voisin de la bestialité.

Je ne sais ce que l'avenir réserve à la Chine ; elle est en pleine crise

en effet, elle subit peut-être cette loi fatale et p.105 mystérieuse qui fait

disparaître les anciennes civilisations devant l'Europe envahissante.

Mais on peut être tranquille : la Chine politique peut se diviser, la race

Pékin et ses habitants

95

ne court aucun danger ; elle a une exubérance de vitalité qui résiste à

tout, aux épidémies comme aux massacres ; elle fait des enfants en

nombre tel que le sol est insuffisant à les nourrir et que l'émigration

s'impose comme nécessité absolue. Les alliances de race contractées

avec des Européens, des Malais, des Indiens de l'Amérique, des

Kannakes de l'Océanie, sont fécondes ; les métis de Chinois auront

bientôt entre les mains tout le commerce de l'Océanie.

Ce ne sont pas là les phénomènes précurseurs de la disparition

d'une race. — L'alcoolisme le tabac, ont été accusés d'amener des

résultats aussi désastreux ; les États-Unis où l'on boit et l'on use du

tabac bien plus qu'en Europe, sont-ils prêts à décroître ; et la France

elle-même, s'il est vrai qu'elle dégénère physiquement, ce que nous ne

saurions admettre en aucune façon, ne le devrait-elle pas plutôt au

travail exagéré imposé à l'intelligence, alors que l'on néglige trop la

machine elle-même ?

En résumé, nous n'avons voulu envisager ici qu'un point de la

question de l'opium, les détails en sont suffisamment décrits ailleurs ;

nous avons voulu émettre l'idée que, si l'abus de l'opium peut amener

et amène exceptionnellement des désordres graves dans les fonctions

matérielles ou intellectuelles, c'est au même titre que l'alcool dans

d'autres contrées ; pas plus que celui-ci, l'opium, pris à dose modérée,

n'influe sur les qualités, sur le développement d'une race. Peut-être

même faut-il croire que si l'opium a réussi en Chine, c'est qu'il répond à

un besoin, que le système nerveux de l'Asiatique demande une

excitation quelconque. Pas plus que le tabac en Europe, l'opium en

Chine ne serait simplement qu'une mode ou un caprice ; si c'était cela,

p.106 l'un et l'autre tomberaient, tandis que leur usage s'étend de plus

en plus.

La fumée de l'opium peut être utilisée dans la thérapeutique ; les

médecins chinois la prescrivent fréquemment pour combattre la

douleur, en particulier dans le rhumatisme et autres affections

douloureuses ; ils s'en servent aussi comme antipériodique dans les

accès de fièvre intermittente ; cette pratique est logique, elle a un

Pékin et ses habitants

96

certain succès. Récemment un de nos collègues, M. le docteur Armand,

a soumis à l'Académie de médecine 1 une étude fort intéressante sur

cette question ; il conseille la fumée d'opium dans certaines affections

des voies respiratoires et, s'appuyant sur des observations assez

nombreuses, invite les praticiens à reprendre ces essais. Nous sommes

convaincu qu'à l'occasion on peut avoir recours à cette méthode, mais

si la thérapeutique la conseille, l'hygiène doit-elle la permettre ? N'est-il

pas à craindre que nous engagerions de la sorte les malades à

continuer après guérison ? Il en est souvent ainsi en Chine et bien des

fumeurs, ayant commencé l'opium comme médicament, n'ont pu

ensuite s'en déshabituer. Il est vrai d'ajouter que le commerce de

l'opium est libre en Chine, tandis qu'en France il restera soumis aux

règlements spéciaux des substances toxiques.

Faire perdre à un fumeur l'usage de l'opium, est aussi difficile que

guérir un alcoolisant ; on y parvient cependant et les missionnaires-

médecins anglais ont beaucoup de succès de ce genre. La première

indication consiste à supprimer la pipe à opium en la remplaçant par

l'usage de l'opium à l'intérieur, associé au camphre ; à donner des

astringents pour combattre la diarrhée qui se manifeste toujours dans

ce cas ; on diminue peu à peu la quantité d'opium et l'on p.107 institue

un traitement reconstituant ; les moyens moraux jouent aussi un rôle

considérable dans le traitement et il faut de la part du malade une

volonté bien énergique pour espérer le succès.

@

1 Voyez Armand, Bulletin de l'Académie de médecine. Paris, 1868, t. XXXIII, p. 1105.

Pékin et ses habitants

97

VIII

LA MISÈRE À PÉKIN

@

La misère sous toutes ses formes est la plaie vive des sociétés. Si,

malgré des effets continus, malgré le haut degré de civilisation où

l'Europe est parvenue, elle voit encore se dresser devant elle le

problème du paupérisme, combien la société asiatique, moins avancée

dans la voie de la civilisation, ne doit-elle pas en être entachée ! La

misère existe partout en Chine, elle tient en grande partie au défaut

d'équilibre manifeste entre la production du sol et le chiffre exagéré de

la population. On ne saurait, comme dans certaines contrées, invoquer

l'absence de cultures, la présence de terrains encore en friche ; le sol

de la Chine rend tout ce qu'il peut, et le moindre coin est utilisé. La

misère est encore accidentellement accrue par les insurrections comme

celles des Taë-pings ; sous une apparence politique, elles sont au fond

l'insurrection de la faim ; des malheureux ne pouvant vivre se

réunissent pour piller ; de bandes de brigands ils passent à l'état

d'armée, et alors parcourent les provinces, ravageant tout sur leur

passage, brûlant les maisons, les moissons sur pied, les arbres en

fruits ; les paysans ruinés, s'ils échappent au massacre, n'ont d'autre

ressource que de se joindre aux rebelles et d'aller, eux aussi, porter la

terreur dans une province voisine. — En 1862, les Taë-pings

s'avancèrent jusqu'à Shanghaï ; plus de deux millions de Chinois

vinrent se réfugier à l'abri des concessions européennes, leur nombre

et leur misère étaient au-dessus de toute charité possible ; le choléra,

le typhus y moissonnaient journellement des milliers de victimes, et

p.108 l'ensevelissement des cadavres devenait presque impossible. — Ce

qui s'est passé alors sous nos yeux se reproduit plus encore dans

l'intérieur, car les paysans n'ont pas la ressource de se réfugier à l'abri

d'une ville ; tout tombe devant les bandes formidables des rebelles.

Pékin et ses habitants

98

Il y a presque toujours eu des insurrections en Chine. A certaines

époques elles se sont plus étendues, on les a dispersées, les bandes se

reformaient plus loin ; il en sera longtemps de la sorte, car elles ont

pour point de départ la misère, et l'on ne pactise pas avec la faim.

Mendiants. — Aussi longtemps que le gouvernement central a été

prospère, qu'il a pu soutenir les Tartares de ses deniers et de

distributions en nature, la misère ne pouvait guère s'implanter à Pékin.

D'une part les consommateurs, de l'autre les producteurs établissaient

entre eux un équilibre favorable qui tend actuellement à se rompre de

plus en plus par suite de l'appauvrissement du gouvernement pendant

les dernières périodes. D'un autre côté, toute capitale contient toujours

un grand nombre de déclassés vivant un peu sur le commun ; à Pékin,

le déclassé devient fatalement mendiant. Il en est de même de tous

ceux, hommes ou femmes, dont la prostitution a utilisé la jeunesse ; la

maladie, la vieillesse anticipée, sont venues et, déclassés du vice, ils

grossissent aussi la foule des mendiants. Enfin, les misérables s'attirent

entre eux ; tandis que partout en Chine on les abandonne à leur sort, à

Pékin le gouvernement vient encore quelque peu à leur secours et y

maintient en tous cas un semblant de charité officielle.

La police de Pékin prétend avoir sur ses registres 70.000 mendiants

des deux sexes, enrégimentés en sections dont le chef nommé à

l'élection est responsable vis-à-vis de l'autorité des faits et gestes de

ses administrés. Au-dessus de tous les mendiants se trouve un

personnage pris aussi dans leurs rangs qui jouit du titre de « prince ou

chef des p.109 mendiants » ; il a pleine autorité sur tout son personnel,

et traite directement avec les chefs de la police. Il a surtout mission de

régler les querelles toujours nombreuses entre ses sujets, et de

déterminer dans quelle partie de la ville chaque section établira son

centre d'activité ; en cas de crime commis par l'un d'eux, il doit fournir

un coupable à l'autorité, à lui de trouver lequel. Le prince des

mendiants est une véritable puissance, car s'il dépend entièrement de

la police, si même il en fait partie, il conduit néanmoins ses sujets en

Pékin et ses habitants

99

monarque absolu et pourrait, en cas d'émeute, jouer avec les siens un

rôle décisif.

Lorsque les armées alliées marchaient sur Pékin, on a cru un instant

voir l'émeute intérieure s'ajouter au danger du dehors. Un vieux

mendiant, entouré de la foule, prophétisait la perte prochaine de

l'empire et commençait à exciter les esprits, mais le chef des mendiants

fit cause commune avec le pouvoir, et l'exécution immédiate d'une

quarantaine des plus compromis calma cette effervescence ; elle aurait

pu devenir fatale. Quelques jours après, l'armée avait occupé le palais

d'Été durant quelques heures ; à son départ, des bandes de mendiants

entrèrent dans le domaine impérial, et y commencèrent un pillage en

règle ; on les arrêta par le même moyen ; pendant plusieurs mois on

exécuta non seulement tous ceux trouvés en possession d'objets volés,

mais même les marchands qui en avaient acheté.

Pendant la journée, les mendiants errent de porte en porte,

quelquefois seuls, quelquefois en troupe, frappant l'un contre l'autre

deux morceaux de bambous, et poussant d'agaçantes lamentations ; ils

forcent, par leur insistance, les habitants de la maison à acheter leur

départ ; si l'on résiste, ils continuent pendant des heures, s'établissent

à l'entrée d'une boutique, entravent la circulation, rendent toute

conversation impossible jusqu'à ce que, de guerre lasse, on finisse par

céder. — Cette manœuvre est un droit que l'on ne p.110 saurait leur

disputer ; ils en ont un autre : à un certain jour de l'automne les

mendiants ont licence de parcourir les marchés, les magasins de grains

et de farines, d'y prendre dans les sacs ou les caisses exposées tout ce

qui peut tenir dans la main fermée, c'est-à-dire que, par exemple, ils ne

peuvent emporter une pièce de viande, un légume, mais simplement

une poignée. — Cet impôt n'en est pas moins lourd pour les

marchands ; ils cherchent bien à s'y soustraire en exposant ce jour-là le

moins possible, mais il serait imprudent de faire preuve de trop

d'avarice, la boutique serait inévitablement saccagée et la police

n'interviendrait pas. Ce pillage organisé dure depuis le coup de canon

Pékin et ses habitants

100

du matin, réglant l'ouverture des portes, jusqu'à celui du soir qui les

ferme, c'est-à-dire environ douze heures.

Cette mendicité reconnue, formant caste, ayant un chef et des lois

spéciales, des droits vis-à-vis de la société, présente une grande

analogie avec les truands de l'ancien Paris ; eux aussi formaient une

corporation avec laquelle il fallait compter sérieusement. Partout les

mêmes causes produisent des effets analogues.

Comme les truands de Paris, les mendiants de Pékin cherchent à

exciter la commisération en étalant le spectacle de leurs plaies, de leurs

maux vrais ou factices. Ils n'auraient pas cependant besoin de recourir

à la simulation, leur vue seule soulèverait le cœur, si elle n'inspirait une

profonde pitié. — Été comme hiver, ils errent presque sans vêtements,

la poitrine et le ventre à peine recouverts des plus sordides haillons ;

quelquefois, en hiver surtout, ils jouent entre eux ces misérables

hardes, afin d'en constituer au moins un habillement ; le perdant reste

alors complètement nu — bien des fois, par des températures de — 10

degrés ; nous avons vu des malheureuses femmes porter des enfants

de moins d'un an sous un lambeau de couverture ; l'on ne comprend

vraiment pas qu'ils ne meurent pas tous pendant p.111 la saison

rigoureuse. La barbe et les cheveux poussent à l'abandon, la peau se

recouvre d'une sorte de vernis de saleté et présente toutes les variétés

d'affections cutanées, parasitaires, syphilitiques, etc... ; des plaies

hideuses se développent, elles ne peuvent guérir, et l'on voit ces

malheureux hâves, maigres comme des squelettes, se traîner dans les

coins des rues, à l'abri du vent, à la recherche d'un peu de soleil. Ils ont

à Pékin une sorte de quartier général, c'est un pont de marbre en

dehors de la porte Tsien-men ; la voie est divisée en trois allées, celle

du centre est réservée à l'Empereur, mais l'on y tolère les mendiants ;

ils s'y groupent par centaines et s'accrochent aux nombreux passants,

les harcèlent pour en obtenir une pièce de monnaie valant un demi-

centime. L'endroit est bien choisi, c'est le point le plus fréquenté ; on

les voit encore, assis en groupe de trente ou quarante dans les

marchés, aux environs du palais, se disputer quelques horribles débris,

Pékin et ses habitants

101

ou les jouer entre eux, car le jeu est aussi leur passion ; d'autres fois ils

se rendent ce mutuel service de toilette, que la peinture seule peut

exprimer avec décence, mais, chez eux, c'est une véritable chasse,

dont ils ne dédaignent pas de manger le produit.

Le nombre des femmes est bien moins considérable que celui des

hommes ; elles ont en général plus de vêtements, et paraissent un peu

moins misérables. — Existe-t-il des liaisons durables entre ces êtres

dégradés ? c'est douteux, mais il en existe au moins de fortuites. Les

mendiantes sont presque toujours enceintes et traînent un ou deux

enfants à leur suite. — La pédérastie est des plus communes dans cette

classe ; elle résulte du nombre restreint de femmes, et contribue

singulièrement à propager la syphilis, à augmenter ainsi la misère,

lorsqu'elle n'en a pas été la cause primitive.

Pendant la nuit, les mendiants se retirent où ils peuvent, sous les

arches des ponts, les portes de la ville, les portiques p.112 des temples,

dans les maisons abandonnées. Enfin un millier d'entre eux environ

reçoivent, pendant l'hiver seulement, l'hospitalité dans un asile spécial,

fondé à cette intention par l'Empereur Kang-Hi vers l'an 1700.

Cet établissement, situé en dehors de la porte Shouan-tze-men, à

l'ouest de la ville chinoise, consiste en une succession de cours, avec

bâtiments à un étage sur trois faces. Dans la première cour se trouve,

comme dans tous les établissements impériaux, une table de marbre

blanc dressée verticalement sur la carapace d'une tortue gigantesque ;

elle présente une inscription, disant en substance que les malheureux,

venus à Pékin de tous les points de l'empire, trouveront, avant même

d'entrer en ville, un témoignage de la bonté de l'Empereur.

Chaque corps de logis forme une seule pièce, tout le long de laquelle

s'étend un camp pouvant contenir cinquante personnes accroupies,

mais non couchées ; ce camp est chauffé, et au centre de la pièce

existe encore un poêle avec bouilloire pour faire le thé. — Un chef de

chambrée maintient l'ordre et le silence absolu parmi les misérables qui

passent ainsi la nuit, serrés les uns contre les autres, jouissant de la

chaleur ; de plus, chacun d'eux a reçu une pleine gamelle de millet

Pékin et ses habitants

102

bouilli. Les mendiants sont répartis dans les chambres suivant certaines

catégories, les femmes sont à part. — Au coup de canon du matin on

met tout le monde à la porte, sauf les infirmes et les malades dont on

tolère le séjour, mais sans leur donner ni nourriture ni médicaments.

D'après les renseignements pris sur place, on peut évaluer la

mortalité à 60 par mois sur une population permanente de 1.000

assistés ; — par moments, elle a été bien plus considérable ; le typhus

et la diphtérie régnaient spécialement pendant les hivers où nous

visitions cette maison, et les gardiens assuraient enlever souvent 15 ou

20 cadavres restés p.113 chaque matin sur les camps après le départ des

mendiants.

Pendant la saison froide, on fait à la grande porte du palais une

distribution quotidienne de millet ; on en fait aux mêmes heures aux

différentes portes de la ville, afin qu'un même individu ne puisse

bénéficier de deux parts. Les mendiants font queue pendant des heures

pour arriver les premiers, car, quelque vastes que soient les marmites,

elles sont toujours insuffisantes : les retardataires doivent attendre au

lendemain. Beaucoup n'ont pas même une écuelle, et reçoivent leur

pitance dans des débris de poterie, dans le coin d'un haillon ; ils

s'asseoient de suite et la dévorent en quelques minutes. J'ai déjà dit

ailleurs qu'ils recherchent les débris de toute nature dans les rues et je

n'insiste pas sur ces tristes tableaux.

La mortalité doit être effrayante chez ces malheureux, tout le

prouve ; la maladie, le froid, la faim, le désespoir se réunissent pour les

accabler ; aussi tiennent-ils bien peu à la vie ; le suicide les délivre

quelquefois de leurs maux, mais il est moins commun qu'on ne le

supposerait cependant. On dit que dans certains cas où la loi chinoise

admet la substitution de personnes en matière criminelle, il n'est pas

difficile de trouver un infortuné qui, moyennant quelques semaines

préalables de vie plantureuse, donne sa tête pour un coupable riche et

influent. Le fait est au moins vraisemblable.

L'asile des mendiants n'est pas la seule institution de ce genre.

Quatre maisons, contenant chacune trente ou quarante places, ouvrent

Pékin et ses habitants

103

leurs portes à des vieillards auxquels on donne une chambre pour cinq

et une livre de charbon par tête et par jour ; au printemps une robe et

un éventail, en hiver une robe ouatée. Quant à la nourriture, ils doivent

y subvenir comme ils peuvent ; le plus souvent, celui dont l'influence a

fait accorder une place à son protégé, se charge p.114 aussi de le

nourrir. Ce ne sont pas, en effet, des vieillards abandonnés, mais de

vieux serviteurs, d'anciens employés sans famille, etc.

Enfin, il existe à Pékin, comme dans quelques autres grandes villes

de Chine, une sorte d'assistance pour les enfants abandonnés, et ceci

nous amène à parler de l'infanticide, de l'abandon des enfants ; c'est là

aussi une des faces de la misère.

Infanticide. — Enfants trouvés. — Longtemps on a cru, en Europe,

que l'infanticide existait en Chine presque à l'état d'institution, que la

loi n'édictait aucune peine contre ce crime, et dès lors le tolérait ; à

écouter certains récits, les rivières de Chine seraient littéralement

parsemées de cadavres d'enfants ; enfin, une disproportion notable qui

existerait entre le nombre d'individus adultes des deux sexes devrait

prouver surabondamment que les filles sont sacrifiées dès leur enfance.

Les premiers missionnaires parvenus en Chine, auxquels nous

devons d'ailleurs tant de travaux remarquables, plus tard leurs

successeurs ont accrédité cette opinion. En parlant ainsi, les

missionnaires croyaient sans doute être dans le vrai ; on sait combien

l'on observe faux lorsqu'on a l'esprit prévenu ; en tous cas le but était

honorable, on cherchait à réveiller l'attention de l'Europe du côté des

missions ; l'abnégation et le dévouement de ces premiers pionniers

suffisent largement pour leur faire pardonner une erreur. Sans doute,

de vénérables imitatrices de saint Vincent de Paul recueillent des

orphelins, des enfants abandonnés ou ceux que des parents leur

confient ; elles les sauvent probablement d'une mort certaine ; mais il y

a loin de là à croire que des parents barbares sacrifient leurs enfants et

consentent à les vendre pour un petit écu. La misère explique bien des

fautes, les fait presque excuser : mais une exception ne saurait

Pékin et ses habitants

104

constituer une règle, p.115 et un crime isolé ne doit pas stigmatiser un

pays. En France, à Paris, les établissements d'enfants assistés ne sont

jamais trop grands, l'infanticide existe aussi ; oserait-on dire que dans

notre pays on abandonne, on tue les enfants ?

L'infanticide n'est pas de règle en Chine ; le bon sens et l'étude des

mœurs nous le prouvent, les faits interprétés avec impartialité le

constatent.

La première de toutes les vertus estimées des Chinois est la piété

filiale ; on est honoré suivant le nombre des enfants que l'on a. Le

grand philosophe Mencius dit : « Il y a trois choses qui sont contraires à

la piété filiale ; la pire de toutes est de ne pas avoir d'enfants ». Plus un

Chinois a de descendants et plus il sera pleuré après sa mort, plus sa

mémoire sera entourée de respect. Dans le culte des ancêtres, origine

du culte domestique et des dieux lares de la civilisation gréco-romaine,

on suppose que l'âme de ceux qui ne sont plus, vit encore au milieu des

générations nouvelles, où elle ne saurait avoir de repos si son souvenir

n'est consacré par des preuves matérielles, par un culte, par un

tombeau. Est-il logique d'admettre, dès lors, qu'un peuple, dont cette

croyance forme à peu près l'unique foi, ne recherche pas par tous les

moyens à s'assurer un avenir après la mort ? Chez tous les pauvres

gens, à ce sentiment vient encore se joindre un intérêt plus prochain :

les fils ne peuvent abandonner leurs parents, les usages le leur

prescrivent, la loi les punit de peines sévères s'ils s'en rendent

coupables ; ce serait donc manquer de discernement, que de ne pas se

préparer une vieillesse tranquille en gardant ses enfants.

On a dit que les filles étaient surtout abandonnées ; d'un placement

difficile, coûtant beaucoup, rapportant peu, elles seraient moins

estimées que les garçons. Sans doute, l'homme tient dans la société

chinoise une place bien supérieure à celle de la femme, la naissance

d'une fille est moins p.116 désirée ; et comme son enfance est un peu

plus négligée, la mortalité des enfants du sexe féminin doit être plus

grande. D'un autre côté, la fille trouve son placement, au pis-aller,

comme concubine ou servante. Si, en Chine, le nombre des individus du

Pékin et ses habitants

105

sexe mâle est plus considérable que celui des individus féminins, n'est-

ce pas à peu près la règle chez tous les peuples polygames, et n'a-t-on

pas expliqué ce fait, au premier abord paradoxal ?

Les Chinois de toutes classes montrent un grand attachement pour

leurs enfants ; il suffit d'avoir vécu dans différents centres pour être

frappé de ce sentiment ; ils les montrent en public avec orgueil, les

couvrent de riches habits, encouragent leurs jeux, s'y mêlent

volontiers. C'est au nom de leurs enfants souffrants que les mendiants

implorent la charité, on les voit se priver de tout pour les nourrir. « Le

tigre lui-même ne mange pas ses enfants », dit un proverbe chinois, et

les proverbes résument toujours des sentiments populaires. Il est vrai

que l'on voit quelquefois des corps d'enfants abandonnés sur les

chemins ou flottant sur les rivières ; nous en avons déjà dit la raison ;

les funérailles sont très coûteuses, et la police urbaine se charge de ce

soin ; mais ces enfants ne portent pas la trace de mort violente. La

mortalité est grande pendant la première enfance, cette loi ne fait pas

exception à Pékin, au contraire ; mais s'il y a misère, il n'y a pas crime.

En résumé, si l'infanticide existe en Chine, c'est au même titre qu'en

Europe, à l'état de rare et criminelle exception. — La misère est

mauvaise conseillère sans doute, mais les faits prouvent qu'il en est

partout de même. Il faut regarder comme fables ces histoires

dramatiques de porcs lâchés le matin dans les rues de Pékin pour

dévorer les enfants abandonnés, de corps flottants par milliers sur les

fleuves, sacrifices criminels adressés au génie des eaux. Un but

charitable ne saurait excuser ces exagérations ; si le peuple p.117

chinois, dans beaucoup de cas, prête à des jugements sévères, c'est

une raison pour agir avec plus de justice encore à son égard.

Néanmoins, comme en Europe, il existe en Chine des parents trop

pauvres pour nourrir leurs enfants ; par quels moyens la société vient-

elle à leur secours ? Quelles sont les institutions créées dans ce but ?

Ici nous pouvons être sévère, car il n'est fait actuellement que bien peu

de choses dans ce sens.

Pékin et ses habitants

106

En 1644, un fonctionnaire dont le nom mérite d'être conservé,

Tchaï, fonda la première maison destinée à recevoir des enfants

orphelins. Plus tard, sous le règne de Kang-Hi, quelques villes imitèrent

cet exemple. Kang-Hi est, à tous les points de vue, le plus grand

Empereur qu'ait eu la Chine ; victorieux dans toutes ses entreprises

guerrières, il est célèbre par sa gloire militaire, mais aussi par

l'élévation de ses sentiments et la grande impulsion qu'il donna aux

lettres et aux arts, par le bonheur dont jouirent ses sujets pendant un

règne de soixante et un ans (de 1662 à 1723) 1.

Kang-Hi accueillit avec faveur les jésuites ; ils surent prendre une

influence réelle à sa cour, peut-être ne furent-ils pas étrangers à la

fondation des asiles d'enfants trouvés. En tous cas, l'Empereur, non

content de réparer et d'agrandir, en 1725, l'établissement fondé par

Tchaï, le prit sous son patronage direct, aussi bien que ceux de Canton

(1698) et de p.118 Shanghaï (1711). Son successeur Young-Tching,

agrandit la maison de Canton (1732), et Kien-long, en 1736, fonda

celle de Ning-Po. On le voit, tous ces établissements s'élevèrent dans

une période de temps restreinte, sous l'empire évident d'une idée de

progrès.

On a voulu en rapporter l'honneur à l'influence des missionnaires

chrétiens, et, quoique dénuée de preuves certaines, cette opinion est

très acceptable. Les Chinois, au contraire, cherchent à en revendiquer

le mérite et rappellent que sous la dynastie des Han, l'an 25 de l'ère

chrétienne, l'Empereur ordonna de distribuer des secours en grains aux

familles trop pauvres pour nourrir leurs enfants, aussi bien qu'aux

orphelins eux-mêmes.

1 Au bas du portrait de l'Empereur Kang-Hi, peint par l'un des Pères jésuites, et reproduit dans le premier volume des Mémoires sur les Chinois (Paris, 1776), on a tracé

ces vers :

Occupé sans relâche à tous les soins divers D'un gouvernement qu'on admire,

Le plus grand potentat qui soit dans l'univers

Est le meilleur lettré de tout son vaste empire.

Pékin et ses habitants

107

Ces décrets furent renouvelés sous la dynastie des Soung (960 à

1127) après J. C., et même il fut accordé un vaste espace de terrain

pour l'érection d'établissements de charité. En supposant que la volonté

impériale ait été exécutée, toutes traces de ces institutions charitables

disparaissent sous la dynastie des Youan (1260 à 1368), et sous celle

des Mings (1368 à 1616).

Toujours est-il que les hospices d'enfants trouvés, un instant

prospères, sont actuellement presque abandonnés. Les bâtiments

tombent en ruines, le gouvernement faible et appauvri les subventionne

à peine, et la cupidité des agents intermédiaires détourne encore de

leur but les faibles ressources consacrées à la charité. — On en jugera

par ce qui se passe à Pékin sous les yeux mêmes de l'autorité.

L'asile des enfants trouvés, Ou-Ying-tang, est situé dans la ville

chinoise, en dedans de la porte de Cha-Koua-men ; à l'entrée, une

inscription en chinois et mandchou rappelle les agrandissements faits

en 1725 et la protection spéciale de l'Empereur Kang-Hi.

L'établissement renfermait autrefois cent chambres ; trente seulement

restent encore debout, sur lesquelles quinze au plus sont habitables. On

a p.119 fait dernièrement quelques réparations, mais le tout est très

misérable et dénote la plus navrante pauvreté. L'établissement, placé

sous le contrôle de l'administration de la ville de Pékin (ce que nous

nommerions, par comparaison avec Paris, la préfecture), doit recevoir

350 taëls (2.700 fr.) par an ; des souscriptions et des dons volontaires

peuvent être reçus, et l'allocation est augmentée en temps d'épidémie.

La direction est confiée à un mandarin assisté de dix-neuf

subordonnés ; cette charge se perpétue dans la même famille. Le

titulaire actuel, déjà fort avancé en âge, représente la troisième

génération se succédant ainsi, et tendant à regarder dès lors la maison

comme son bien propre, comme une sorte de rente qui doit faire vivre,

sinon enrichir. Cette hérédité de traditions permet d'accorder quelque

confiance aux renseignements pris auprès de la Direction, bien plus

qu'à l'étude de règlements dont l'exécution est singulièrement modifiée

par l'usage.

Pékin et ses habitants

108

De temps à autre, un mandarin vient faire un semblant

d'inspection ; pour la circonstance, on fait venir de la ville un grand

nombre de femmes, d'enfants, qui jouent ainsi le rôle de nourrices et

d'enfants assistés. Le mandarin est-il dupe de ce stratagème ? c'est

peu probable ; peut-être ferme-t-il volontairement les yeux, il a

prétexte à un rapport favorable, c'est tout ce qu'il demande. Je puis

certifier qu'en temps ordinaire la maison ne renferme pas plus de douze

enfants et quatre à six nourrices, encore ce nombre me paraît-il

exagéré. Chaque nourrice reçoit 7,20 fr. et quinze catties (9,60 kg) de

millet par mois ; elle doit prendre soin de deux ou trois nourrissons. On

assure que ces enfants sont pour la plupart ceux des petits employés

de la maison et de leurs parents ; il n'y aurait donc presque pas

d'orphelins ou d'enfants réellement assistés. La Direction ne dissimule

pas cette situation ; elle s'en prend à l'insuffisance de la subvention qui

n'est à peu près jamais payée, et cite p.120 avec un orgueilleux regret

l'époque où, sous Kien-long, on pouvait admettre cinquante enfants par

mois.

Les règlements prescrivent que les enfants assistés doivent grandir

dans la maison, y être pourvus d'un état, plus tard mariés sous le

contrôle de l'administration ; celle-ci, dès lors, ne perdrait jamais de

vue ses protégés, les suivrait dans leur carrière, en un mot les

patronnerait. Si, réellement, la maison rendait quelque service, si elle

parvenait à élever des enfants, on les retrouverait adultes, tandis qu'à

la demande de présenter ses anciens élèves, l'administration actuelle

ne peut répondre qu'en montrant les employés, leurs femmes et les

nourrices. Il est donc constant que l'établissement des enfants trouvés

ne remplit en aucune façon le but primitif, et l'on peut dire que si la

maison existe, elle ne fonctionne pas ; le seul service qu'elle rende

consiste à faire enlever les cadavres d'enfants abandonnés sur la voie

publique. Nous avons déjà signalé cette pratique en traitant des

inhumations. A cet effet, deux charrettes attelées de bœufs parcourent

chaque matin les différents quartiers de la ville. En principe, elles

devraient passer tous les deux jours dans chaque rue, et toutes les

Pékin et ses habitants

109

vingt-quatre heures en temps d'épidémie ; en fait, ces voyages sont

moins fréquents, et, sur les deux charrettes réglementaires, l'une est

souvent supprimée. Facilement reconnues des passants, elles circulent

lentement, s'arrêtant aux carrefours, et les parents y viennent déposer

les cadavres d'enfants ; mais, en général, elles ne se chargent guère

qu'aux environs des portes de la ville. A ce point, en effet, se trouve

dans un coin une sorte de baraque de quelques pieds de haut, un peu

plus grande qu'une étable à porcs, où, dans l'intervalle des tournées

des charrettes, on est autorisé à venir déposer des cadavres d'enfants

au-dessous de dix ans ; un gardien préposé à ce lugubre asile perçoit

25 centimes par cadavre. Ceux-ci sont généralement nus ou

enveloppés d'une mauvaise toile, p.121 quelquefois enfermés dans un

modeste cercueil. Il n'existe aucun contrôle, aucune vérification tendant

à spécifier la nature du décès, et, sans aucun doute, ces dispositions

pourraient être essentiellement favorables aux crimes ; mais, hâtons-

nous de le répéter, la pauvreté, les frais énormes qu'occasionnent les

funérailles, amènent, bien plus que le crime, le dépôt d'enfants morts.

Tous les cadavres ramassés dans ces diverses stations sont réunis à

l'asile des enfants trouvés dans un corps de logis spécial, placé en

dehors des habitations, et, tous les dix jours, le mandarin, chargé de la

direction, fait creuser une fosse commune profonde de trois pieds sur

huit de large, où sont enfouis les corps. La maison possède un

cimetière assez vaste pour séparer complètement les fosses et ne pas

creuser au même endroit, du moins pendant un long espace de temps.

En été, les enterrements se font plus souvent ; ils sont plus ou moins

rapprochés, suivant le nombre de cadavres, et celui-ci varie de trente à

cinquante par jour ; la totalité annuelle peut, d'après les assertions du

directeur, être évaluée à dix mille ; il assure que, dans certaines

périodes, où la variole et la diphtérie ont particulièrement sévi, il en a

reçu quotidiennement jusqu'à cent. D'après les règlements anciens, les

funérailles constituaient une cérémonie des plus intéressantes. A

certains jours fixes, on élevait un immense bûcher sur lequel

s'empilaient tous les cadavres, et, en présence d'une députation de la

Pékin et ses habitants

110

préfecture, le feu réduisait les corps en cendres ; pendant ce temps,

des bonzes adressaient aux esprits de la terre la prière d'être plus

favorables à ces éléments de la matière, rendus à la liberté, sous la

forme nouvelle qu'ils reprendraient un jour que sous celle qu'ils

venaient de quitter. Le lendemain au matin, avec le même concours

d'autorités, les cendres, recueillies avec soin, devaient être répandues

dans le fleuve le plus voisin. Par cette p.122 mesure on supposait que les

éléments seraient plus vite dissous et repris par la nature qu'en les

enfouissant sous terre ; on voulait aussi éviter que les sorciers se

servissent de ces résidus de vie pour leurs pratiques de magie ; on

croyait enfin que la cendre d'enfants plus encore que la cendre

d'adultes et d'animaux avait la propriété de donner de l'éclat et de la

solidité à la porcelaine, et l'on tenait à empêcher les fabricants de

pratiquer cette profanation.

Les choses se sont-elles jamais passées ainsi ? cela ne paraît pas

démontré ; le souvenir en est perdu, et il faut ajouter une foi médiocre

à des règlements qui n'ont probablement jamais été que des projets ; il

n'empêche que cette tradition, fidèlement reproduite dans les

classiques chinois, est décrite comme une pratique moderne par les

auteurs qui jugent la Chine sur ses écrits et non sur des faits, sur des

enquêtes modernes.

Telle est donc, en résumé, la situation réelle des institutions

d'enfants trouvés ; ce qui se passe à Pékin, où il existe un semblant de

contrôle, se reproduit à plus forte raison dans les autres villes ; les

observateurs impartiaux sont forcés d'en convenir ; ce n'est donc pas

s'avancer témérairement que d'établir, ainsi que nous l'avons fait

plusieurs fois déjà, la déduction suivante : La charité officielle, les

secours aux indigents, aux malades, aux enfants trouvés sont presque

nuls ; la race asiatique, par elle-même, n'a pas le sentiment de

réciprocité qui constitue la base des sociétés actuelles, émancipées par

l'idée chrétienne. Il ne faut pas en faire un crime aux Chinois ; le

progrès modifiera, sans doute, leurs idées, et, en dehors même de

toute vue religieuse, ils apprendront que la vie de l'homme est le plus

Pékin et ses habitants

111

précieux des capitaux, que la suppression d'une existence est une perte

qui peut se chiffrer en argent ; ne fût-ce qu'à ce titre, l'homme doit se

préoccuper de ses semblables tout autant p.123 que de sa fortune

personnelle. Nous ne croyons pas à l'infanticide érigé en système par

les Chinois, nous ne croyons pas davantage à leur charité.

Prostitution. — La prostitution est une des faces sous lesquelles le

législateur et l'hygiéniste doivent étudier la misère. Ce mal, nécessaire

peut-être, tout au moins fatal, se retrouve dans toutes les civilisations ;

chose remarquable, il paraît d'autant plus développé que la somme de

la fortune publique est plus élevée. Presque inconnue chez les peuples

nouveaux, encore à demi sauvages, la prostitution apparaît avec les

premières agglomérations ; elle s'organise dans les villes.

Malgré l'institution légale de la polygamie et les mariages précoces,

la Chine n'en est pas exempte. Le législateur chinois a fait dans la

société une place bien médiocre à la femme, et, cependant, il regarde

comme souillée celle qui fait trafic de ses charmes, et comme infâme

celui qui spécule sur ce commerce. Plusieurs décrets impériaux, dont

les derniers sont de Kang-Hi, interdisent aux prostituées l'entrée de

Pékin et limitent la zone qu'elles ne devront pas franchir autour de la

ville sacrée. Ces règlements sont tombés en désuétude ; mais si la

prostitution existe à Pékin, elle a fixé ses quartiers principaux en dehors

de la ville tartare, dans la ville chinoise.

L'Orient possède un sentiment de pudeur extérieure bien

remarquable ; différent de l'Occident sous ce rapport, il ne tolère pas

dans ses villes ces exhibitions éhontées qui souillent nos cités

européennes. Le mal existe, il vit dans l'ombre ; un étranger pourrait

résider longtemps à Pékin et emporter la plus flatteuse idée de la

morale publique ; s'il n'a pas été visiter les théâtres, les spectacles

d'ombres chinoises, de lanterne magique, il niera presque l'existence du

mal ; en un mot, le vice n'est pas provoquant et ne va pas s'offrir au

passant. A côté de cette pudeur p.124 extérieure, il faut avouer

cependant qu'on tolère à Pékin des choses fort condamnables : pour

Pékin et ses habitants

112

quelques centimes, la populace se récrée de la vue de petits panoramas

plus que légers, de photographies stéréoscopiques obscènes, triste

résultat de l'extension donnée à notre commerce ; mais le Chinois a

une imagination moins vive que la nôtre ; la vue de ces images ne lui

cause ni dégoût, ni plaisir, il y va comme à tous les spectacles, et, en

réalité, on peut se demander si les enfants asiatiques, élevés à

connaître de bonne heure ce que nous cachons aux nôtres, en sont plus

dépravés ; ce qui serait un danger à Paris ne l'est pas à Constantinople,

à Pékin : question de race, d'éducation.

Les filles destinées à la prostitution viennent toutes de pauvres

familles ; elles ont été vendues dès leur enfance ; ce sont souvent aussi

des enfants volés ; le spéculateur les élève avec assez de soin, et,

suivant leur beauté, leur instruction, les revend, à des prix variables, à

des mandarins qui en font leurs concubines, ou à des industriels des

deux sexes qui les livrent au public. La femme ne peut vivre

indépendante dans la société chinoise, et dès lors on n'y voit point,

comme en Europe, des jeunes filles quitter leurs familles et courir

d'aventures en aventures jusqu'aux maisons de prostitution dont elles

forment le noyau principal. A Pékin, toutes les filles publiques sont la

propriété de quelqu'un, amant généreux ou spéculateur infâme ; elles

ne sont jamais à elles-mêmes.

Comme en Europe, la classe des prostituées se divise en deux

catégories : les filles isolées, les filles en maison. Au fond, la différence

est insignifiante ; la situation morale et matérielle de ces malheureuses

est complètement identique ; elles sont absolument à la discrétion de

leur maître ; elles lui doivent un respect filial, car elles sont sa chose, et

lui donnent le nom de Lao-papa, « mon vieux père » ; de Lao-mama,

« ma vieille mère » ; la vieillesse étant symbolique p.126 de respect,

l'épithète lao doit se trouver dans toutes les formules adressées de

l'inférieur au supérieur. Ces filles ont pour leur maître, non pas de

l'affection, mais un sentiment de respect ; elles ont conscience de leur

infériorité, et comme rien au monde ne saurait les en relever, elles

acceptent la situation sans penser à mieux.

Pékin et ses habitants

113

Il existe à Pékin un grand nombre de maisons où se trouvent à la

disposition du public une ou plusieurs filles ; rien ne les décèle à

l'extérieur, tout au plus dans celles de la dernière classe quelque

inscription figurée comme : « Temple de la Félicité éternelle », « du

Bonheur suprême », « Jardin des Fleurs parfumées », etc. Dans celles-

ci, tout passant peut pénétrer ; mais, dans les premières, il faut avoir

été présenté, donner un mot de passe ; les gens comme il faut

envoient prévenir de leur arrivée, ils sont ainsi à l'abri de tout regard

indiscret. Dans les maisons relevées, les femmes joignent à leurs

charmes le talent de la musique ; elles chantent en s'accompagnant sur

la lyre, elles jouent de la flûte et d'une espèce de guitare à douze

cordes ; d'autres savent tenir une conversation littéraire, récitent des

fragments de poésie, en composent elles-mêmes. Les Chinois passent

ainsi la nuit, n'oubliant pas non plus le plaisir de la table ; mais, en

réalité, dans ces orgies de bonne compagnie, les satisfactions

génésiques paraissent peu recherchées, elles arrivent avec la pipe à

opium comme une conclusion probable, mais non fatale. Les gens bien

élevés sont très jaloux de cacher aux étrangers ces réunions intimes,

aussi bien que l'existence même des femmes qu'ils fréquentent, et c'est

un singulier témoignage d'estime que d'y convier un Européen.

Au-dessous de cette classe de prostituées en existent d'autres de

différentes conditions ; mais la vie est à peu près la même partout ;

l'opium joue le principal rôle dans les plaisirs du vulgaire, et s'il n'existe

pas de bon ton ni p.126 de bonnes manières dans ces couches

inférieures, du moins n'y voit-on pas ces luttes, ces scandales si

communs en Europe. Au moindre éclat, la milice intervient, saisit pêle-

mêle tous les délinquants, et impose une forte amende au propriétaire

qui n'a pas su maintenir le bon ordre.

La police a beau jeu pour exiger la tranquillité dans les maisons de

prostitution ; elle ne fait que fermer les yeux sur leur existence, et

pourrait à chaque instant appliquer les décrets prohibitifs qui, pour

n'être pas observés, n'en existent pas moins. Les industriels ont tout à

gagner à rester en bonne intelligence avec les agents de la police ; ils

Pékin et ses habitants

114

leur font même, dit-on, une petite rente, déguisée sous le nom de

respectueuse offrande.

Si la condition des filles publiques est triste, elle l'est moins

cependant qu'en Europe, car le rôle de la femme est entièrement

effacé ; entre la concubine d'un mandarin et la prostituée, il y a un

degré, sans doute, mais il n'est pas comparable à l'abîme qui sépare

chez nous la femme vertueuse de la fille perdue. La vie matérielle n'est

pas mauvaise pour les filles à Pékin ; leur maître à tout intérêt à ne pas

les maltraiter, à prolonger autant que possible la période où elles sont

pour lui source de gain ; sous le rapport de l'alimentation, du

confortable matériel, il leur donne tout ce que comporte la situation de

sa maison ; toujours bien mises, elles revêtent parfois des costumes

splendides, se parent de bijoux, de parures de perles ; elles étalent le

luxe, comme chez nous les filles entretenues ; lorsqu'elles sortent ainsi

parées pour se rendre à l'appel de quelque mandarin, c'est toujours en

voiture ; il est de ces filles dont le luxe extérieur, toujours de bon goût,

ne permet pas de les distinguer des plus hautes dames. Cette période

de vie heureuse et facile dure plus ou moins longtemps ; mais que la

maladie ou l'âge vienne détruire leurs attraits, le maître s'empresse de

les vendre au rabais : elles tombent p.127 ainsi de degré en degré dans

l'échelle du vice, jusqu'à ce qu'un jour leur dernier maître les jette à la

porte et s'en débarrasse comme d'un meuble inutile ; pour la première

fois libres de leur destinée, elles ne jouissent de l'indépendance que

pour aller grossir les rangs de la mendicité ; ne possédant rien en

propre, elle n'ont pu rien amasser et sont réduites à la plus affreuse

misère.

On cite cependant quelques rares exceptions de filles achetées par

un amant riche et compatissant, luxueusement entretenues par lui,

puis, libres un jour, et vivant longtemps des économies amassées

pendant leur jeunesse ; ces exceptions sont de véritables anomalies,

elles confirment la règle.

Au point de vue de la santé publique, la prostitution à Pékin

constitue un danger permanent ; les affections parasitaires et la

Pékin et ses habitants

115

syphilis sont très répandues ; s'il était besoin encore de démontrer

l'antiquité de la vérole, de repousser une fois de plus la doctrine un peu

orgueilleuse de l'origine américaine, on pourrait en trouver des preuves

dans son existence parmi les populations du nord de la Chine et surtout

au milieu des tribus nomades de la Mongolie. La syphilis règne dans

toute l'étendue de la Chine ; les immenses plaines de la terre des

herbes sont, depuis les temps les plus reculés, parcourues par des

peuples nomades qui, malgré leurs vertus patriarcales, paraissent

profondément saturés du virus syphilitique. Ils se transmettent

évidemment le poison aussi bien par voie directe que par voie

héréditaire ; ils présentent des accidents cutanés, des formes de lèpre,

analogues à la lèpre biblique, qui, à un examen sérieux, après l'usage

toujours heureux d'une médication spécifique, doivent être regardés

comme des manifestations éloignées de la vérole. La constitution de la

race, non plus que celles des individualités, ne paraît pas être

profondément débilitée ; le mal vit à l'état latent, mais qu'un p.128

Européen vienne à en être infecté, et l'on verra éclater chez lui les

accidents les plus francs, les plus graves de la vérole classique ; le virus

prend un nouvel essor ; l'Européen contaminé est pour l'observateur

une véritable pierre de touche.

On voudra sans doute prétendre que l'introduction de la syphilis en

Chine a eu lieu par les relations commerciales que le Sud entretenait

depuis des siècles, soit avec les Européens, soit avec des peuples tels

que les Malais, les Arabes eux-mêmes plus ou moins en contact avec

l'Occident ; cet argument ne paraît pas sérieux. Les ouvrages

classiques de médecine chinoise ont tous été rédigés bien avant la

prétendue apparition de la vérole en Europe, quelques-uns avant l'ère

chrétienne. Ils décrivent une maladie consistant en écoulements

uréthraux, en ulcérations aux parties génitales, tumeurs au pli de

l'aîne, éruptions de divers caractères au pourtour de l'anus et du

vagin ; cette maladie se communique par la voie des contacts sexuels ;

elle ne saurait être autre chose que la syphilis.

Pékin et ses habitants

116

Les Chinois savent aussi de toute antiquité que souvent il se

manifeste chez les adultes une maladie envahissant la peau, où elle

produit des accidents de nature variée, les ouvertures naturelles, les

os ; ils la confondent avec d'autres entités morbides, avec la scrofule

en particulier, et paraissent ignorer la liaison fréquente existant entre

ces accidents généraux et les accidents locaux, suite d'un coït

infectant ; ils connaissent donc la vérole, mais n'ont pas compris

l'infection syphilitique ni sa transmission héréditaire. D'un autre côté,

après avoir décrit le chancre comme contagieux, ils regardent encore

comme tels des ulcérations larges, aplaties ; ce sont évidemment les

plaques muqueuses ; par le fait seul de l'observation, ils ont donc

résolu une question encore pendante dans nos académies.

Les Chinois n'ignorent pas que les prostitutions des deux sexes sont

un puissant moyen de propagation de p.129 la maladie ; mais, en raison

de l'idée de localisation des accidents, ils ne sauraient y voir, comme

nous, un véritable fléau. Aucune règle n'a été édictée tendant à créer

un contrôle médical chez les filles publiques, et il est à prévoir qu'il en

sera ainsi de longtemps ; pour changer ces faits, il faut toucher à un

ordre d'idées auxquelles les Chinois sont profondément étrangers. Aussi

les accidents uréthraux, la vérole, font-ils toujours de nombreuses

victimes à Pékin, et, pour en donner un exemple, je puis affirmer que

sur les Européens qui, à Pékin, ont eu des relations fréquentes avec des

filles publiques, tous, à peu près, ont plus ou moins été atteints.

Les filles connaissent bien le danger, mais ne savent s'en

préserver ; elles sont très scrupuleuses dans leurs lotions de toilette et

ne laissent rien à désirer sous ce rapport, mais c'est tout. Se sachant

atteintes, elles ne paraissent pas avoir conscience de la gravité de la

situation et continuent souvent les relations sexuelles.

Pour en finir avec cette page de l'immoralité à Pékin, il nous reste à

parler d'un vice répandu dans toute l'Asie, mais atteignant dans le nord

de la Chine une proportion telle que l'hygiéniste doit en tenir compte :

ce vice, on le devine, c'est la pédérastie. Elle s'exerce par voie de

prostitution, comme la prostitution féminine, et se recrute comme elle

Pékin et ses habitants

117

par l'achat d'enfants pauvres et par l'exploitation ; elle en diffère

cependant en ce que les sujets, en tant que de race masculine, sont

beaucoup plus indépendants, peuvent vivre par eux-mêmes, et, à un

moment donné, s'établissent fréquemment à leur propre compte.

Il existe à Pékin des maisons spéciales consacrées à ce honteux

commerce ; moins nombreuses que les maisons de femmes, ce sont la

plupart du temps des sortes de dépôt, d'où l'on fait venir, mais où l'on

ne se rend pas soi-même. Lorsque, entre gens riches, on veut se

donner un repas p.130 au restaurant, il est de bon goût d'y faire mander

des femmes pour égayer la fête par la musique et le chant, mais on fait

aussi venir de jeunes garçons pour servir à table et entretenir les

convives en belle humeur par leur conversation enjouée ; cela fait

partie essentielle de la fête, et quand on vient la commander, l'hôtelier

ne manque pas de demander par quels jeunes gens on désire être

servi ; si l'on n'a pas encore arrêté son choix, il en propose et se charge

de les faire mander. Quelques-uns de ces êtres dégradés ont acquis

une réputation et sont retenus longtemps à l'avance. Dans cet usage,

les Chinois ne sont pas tant poussés par une dépravation physique que

par la mode et le désir d'être entourés de gens gais et avenants ; les

jeunes gens destinés à ce métier ont tous été choisis avec soin, moins

pour leur extérieur agréable que pour les qualités de leur esprit ; ils ont

reçu une bonne éducation, savent causer, sont en un mot gens de

bonne compagnie, ce que le Chinois apprécie par-dessus tout. Les

femmes, au contraire, moins bien élevées, ont un rôle plus effacé ;

elles n'ont guère d'autre mérite que leur figure et leurs talents

musicaux ; méprisées, elles sentent leur infériorité.

Très souvent, la fête terminée, les jeunes gens se retirent

simplement chez eux, après avoir reçu une forte rémunération ; si plus

tard il y a autre chose, les Chinois en parlent peu. De ces relations

naissent quelquefois des attachements réels et profonds, d'abord

platoniques, mais au bout desquels le vice trouve fatalement son

profit ; aux yeux des Chinois, c'est un fait secondaire, et dans les

romans, souvent remarquables, consacrés aux amours masculines, on

Pékin et ses habitants

118

retrouve toutes les péripéties, tous les transports de l'amour véritable ;

si l'union physique termine la scène, ce n'est plus pour eux qu'un

simple accident.

Le théâtre est la principale sphère d'action de la prostitution

masculine ; les rôles de femme sont joués par de p.131 jeunes garçons

imberbes qui arrivent à un haut degré de perfection scénique, mais ce

n'est pas à l'art qu'ils doivent la plus grande partie de leurs revenus. La

salle elle-même, le parterre et les loges sont envahis d'une foule d'êtres

bizarres, aux allures féminines, revêtus d'habits masculins, mais de

couleur et de tissus voyants ; ils vont de table en table, lançant un

sourire à droite, une provocation à gauche, acceptant de l'un quelque

friandise, de l'autre une plaisanterie d'un goût douteux, et finissent par

s'attabler avec les gens qui leur paraissent les plus riches ou dont ils

sont connus ; les femmes ne sont pas plus admises dans la salle que

sur la scène, et ces jeunes garçons les remplacent complètement. Leurs

manières ressemblent tellement à celles des filles, qui, à Paris, vont

chercher fortune dans les bals publics, qu'au premier abord on se

demande si ce ne sont pas des femmes déguisées en hommes.

Les Chinois ont conscience de l'infamie de ce vice, aussi cherchent-

ils à l'atténuer en prétextant toujours la simple amitié, en vantant

l'amabilité de ces malheureux ; à un degré plus élevé de l'échelle

sociale, on en trouve auprès des mandarins ; ils remplissent les

fonctions de secrétaire privé, sont mêlés ainsi aux affaires et finissent

par obtenir un rang dans l'administration ; ils arrivent à de hautes

positions par la faveur de leurs protecteurs et abandonnent leur

premier rôle pour se marier ; tôt ou tard, ils finissent par protéger eux-

mêmes d'autres jeunes gens. Ce n'est pas en Chine seulement que les

choses se passent ainsi ; on sait qu'en Perse et dans bien d'autres pays

asiatiques, on retrouve ces mêmes secrétaires intimes, au caractère

douteux, vivant sous la tutelle d'un grand seigneur.

Ceux-là ont un avenir à peu près assuré, mais ceux qui n'ont eu que

le public pour maître finissent par tomber dans la plus affreuse misère ;

s'ils ne meurent pas épuisés par la débauche, ils deviennent

Pékin et ses habitants

119

mendiants : ils sont d'autant p.132 plus à plaindre, que ce n'est pas leur

volonté qui les a poussés dans cette voie, mais la misère de leurs

parents et la cupidité de leurs premiers patrons. Comme les filles

publiques, ils sont fréquemment atteints de syphilis, d'affections

parasitaires et sont une des causes actives de leur propagation.

Au fond, le Chinois a plus de dépravation morale que l'Européen,

mais il y est plutôt sollicité par son imagination que par le besoin

physique ; les femmes, même dans les plus abjectes couches de la

prostitution, paraissent exemptes de certains autres vices que les

sociétés antiques, aussi bien que les modernes, ont toutes subis ; en

particulier, les liaisons entre femmes sont presque inconnues.

Eunuques. — La présence d'eunuques dans la maison des

souverains asiatiques est intimement liée à la polygamie ; elle remonte,

en Chine à la plus haute antiquité.

Comme presque partout, la mutilation fut d'abord la punition de

grands crimes, et les victimes étaient employées aux plus rudes

travaux. Peu à peu cependant des soins de domesticité leur furent

confiés jusqu'au jour où une impératrice, telle est la tradition chinoise,

eut l'idée de les admettre dans l'intérieur du palais et de faire de ces

êtres, jusqu'alors profondément méprisés, les commensaux des

princesses et des concubines de l'Empereur.

A partir de ce jour, la position d'eunuque devint un titre à l'obtention

de grades et de dignités ; on en vit commander des armées et

administrer des provinces. Pouvant seuls à toute heure approcher de

l'Empereur, devenus les dispensateurs de ses plaisirs, ils surent

dominer sa confiance, captiver sa faiblesse et acquérir d'immenses

richesses. Ils contribuaient à la construction des nombreuses pagodes

qui entourent Pékin et leurs tombes somptueuses témoignent de leur

haute position ; actuellement, l'un des plus beaux parcs est encore

consacré aux funérailles des p.133 eunuques. Sous la dynastie des

Tangs, on en comptait jusqu'à dix mille ; ils prirent une part active aux

intrigues qui amenèrent la chute des Mings, mais dès lors leur influence

Pékin et ses habitants

120

diminua. Les Mantchoux les écartèrent des affaires publiques, et Kang-

Hi, dans ses instructions à son fils, consacre un long chapitre à bien

spécifier le rôle de ces serviteurs. Ils ne doivent jamais, dit-il, sortir du

palais ; ils ne doivent y exercer que des rôles de domesticité pure,

servir le maître, entretenir ses jardins, etc. ; sous aucun prétexte, il ne

faut pas les initier aux affaires politiques, ne pas permettre surtout

qu'ils siègent dans aucun tribunal, etc .

Vers 1777, sous l'Empereur Kien-long, le Père Amyot, dans une de

ses lettres, évaluait leur nombre à six mille ; actuellement il ne va pas

à mille, mais l'intention de l'Impératrice régente paraît être de leur faire

atteindre ce nombre comme minimum. Ils ont, en effet, un service très

important dans l'intérieur du palais, où ils remplissent une infinité de

petits emplois ; eux seuls peuvent approcher de l'Empereur et des

Impératrices et pénétrer dans les appartements réservés ; lorsque

l'Empereur voyage, ses porteurs de palanquins sont tous fournis par ce

corps et divisés en relais de seize ; il en faut donc un grand nombre.

Les eunuques sont organisés par escouades sous l'autorité de

supérieurs qui seuls ont le droit de sortir du palais, encore est-ce avec

l'autorisation de l'intendant en chef ; leurs démarches à l'extérieur sont

épiées avec soin. Chaque eunuque est entretenu par la maison

impériale et reçoit une solde annuelle de 2 taëls et demi (20 francs) ;

les chefs, distingués par un bouton au chapeau, semblable à celui des

mandarins, reçoivent des émoluments plus considérables et ont encore

une foule de ressources cachées.

Le recrutement de ce corps est confié à l'intendance générale du

palais. Quelques taëls (8 à 10 soit 70 à 80 francs) et des promesses

sans nombre décident de pauvres familles p.134 à livrer leurs enfants ;

ce commerce infâme s'exerce à deux portes de la ville, à l'abri des

regards indiscrets ; souvent aussi des adultes, pour échapper à la

misère, viennent s'offrir à la mutilation. Ces derniers sont, on le

conçoit, plus recherchés, car ils présentent tous les attributs de la

virilité sans en offrir les inconvénients.

Pékin et ses habitants

121

Il est à remarquer que les Chinois n'ont pas, comme les Orientaux,

plusieurs variétés de mutilation, ils n'admettent que la castration

complète ; l'indiscrétion d'un eunuque m'a permis de recueillir, outre

des renseignements très complets sur l'intérieur du palais et ses

mœurs, les indications les plus précises sur le manuel opératoire.

Le patient, adulte ou enfant, affaibli par la misère, a besoin d'être

préparé, pendant quelque temps, par un bon régime ; on le traite aussi

bien que possible, puis, au jour dit, on le plonge dans un bain très

chaud, et on exerce sur la verge et les bourses un massage gradué,

afin d'engourdir probablement la sensibilité. Ramassant ensuite les

deux organes en un seul paquet, on les enroule d'une petite bande en

soie, régulièrement appliquée de l'extrémité vers la base ; on serre

progressivement jusqu'à donner aux parties la forme d'une espèce de

boudin allongé. A ce moment, l'opérateur, armé d'un couteau bien

tranchant, sectionne d'un seul coup les organes au niveau du pubis, et

son aide applique immédiatement sur la blessure la main remplie de

poudre styptique. Cette substance a pour base des résines

odoriférantes, de l'alun et de l'agaric desséché. L'aide continue la

compression jusqu'à ce que l'hémorrhagie paraisse arrêtée, et, pour y

aider, ajoute de nouvelles quantités de poudre hémostatique ; on fait

par dessus le tout un bandage primitif et l'on abandonne l'opéré à lui-

même.

Les eunuques assurent que l'hémorrhagie se reproduit rarement,

avec gravité du moins ; mais l'accident à p.135 craindre est l'oblitération

du canal de l'urèthre. Si, au bout de trois ou quatre jours, le patient n'a

pas uriné, il est regardé comme perdu, et l'on ne s'en occupe plus ;

dans le cas contraire, si les pièces de pansement sont souillées par

l'urine, on lave la plaie avec soin, et le blessé peut être regardé comme

hors de danger. Sur les enfants, l'opération paraît réussir deux fois sur

trois ; sur les adultes, moitié moins. Comme résultat définitif, on

constate une cicatrice large de 3 centimètres à peine, les bords de la

plaie ayant été rapprochés par le mode de pansement ; au centre, est

Pékin et ses habitants

122

un infundibulum où aboutit le canal de l'urèthre. La miction s'exerce

régulièrement et nécessite seulement la position accroupie.

L'aspect extérieur de ces eunuques rappelle ceux de l'Orient ;

lorsqu'ils ont été opérés très jeunes, ils sont obèses et la voix a un

timbre spécial ; cependant, en somme, ils ne paraissent pas différer

beaucoup des Chinois ordinaires, souvent aussi, gros et imberbes.

Quant à ceux qui n'ont été mutilés qu'à l'âge adulte, il est fort difficile

de les reconnaître.

Les employés chargés de recruter les eunuques trompent

fréquemment la confiance de l'Empereur, et lorsque les opérés sont

guéris, au lieu de les diriger sur le palais, ils les vendent aux théâtres et

aux maisons de débauche, où on les apprécie singulièrement ; ajoutons

enfin qu'aucune loi spéciale ne punit la mutilation, elle est seulement

flétrie par la doctrine de la piété filiale. Les lois somptuaires s'en

occupent pour interdire l'emploi d'eunuques aux maisons particulières,

et limiter le petit nombre de ceux que les princes du sang sont

autorisés à posséder.

Mendicité, infanticide, abandon d'enfants, prostitution, tel est le

tableau de la misère dans la ville de Pékin ; nous pourrions encore

l'envisager sous bien d'autres points, étudier par exemple la question

de la criminalité ; partout p.136 les mêmes causes produisent les mêmes

effets ; partout la pauvreté, le manque d'institutions charitables,

l'égoïsme mènent au vice, et le vice au crime ; ce que nous ne disons

pas on peut le supposer, et nous craindrions, du reste, en entrant dans

trop de développements, de nous écarter du cadre spécial où nous

voulons rester dans cette étude.

@

Pékin et ses habitants

123

IX

EXERCICE DE LA MÉDECINE, PROFESSION MÉDICALE

@

La profession médicale tient dans la société chinoise une place

analogue à celle qu'elle occupait dans la civilisation de la Grèce et de

Rome ; plus tard dans celle de l'Europe, au moyen âge. Sans être

positivement méprisée, elle ne pouvait élever ses membres au-dessus

de la classe ordinaire, et quelques grands esprits seuls, dont la science

embrassait l'ensemble des connaissances de l'époque, ont joui pendant

leur vie d'une juste renommée et laissé à l'histoire un nom

impérissable.

La généralité des praticiens était, soit des esclaves ou des

affranchis, souvent attachés à une grande maison, soit des gens à

profession douteuse, tenant du barbier et du coureur d'aventures, trop

souvent enclins à prêter leur concours à des entreprises douteuses. Au

moyen âge, la position avait déjà gagné, et du jour où se dégageant du

mystère dont elle s'entourait, s'appuyant encore sur les traditions du

passé, mais ouvrant largement la porte aux recherches sérieuses, du

jour où la médecine fut définitivement fondée comme science, de ce

jour aussi la profession de médecin devint une de celles qui honorent

celui qui l'exerce.

En Chine, on en est encore à la barbarie ; la médecine, basée

exclusivement sur des vues empiriques et sur une observation aveugle,

est encore dans l'enfance. On se plaît chez nous à citer et à commenter

des ouvrages de médecine écrits 3.000 ans avant notre ère, on trouve

des auteurs pour p.137 soutenir que l'Europe est à peine supérieure à la

Chine, qui nous aurait devancés dans la voie des découvertes. C'est là

un optimisme de théorie ; il tombe devant une étude impartiale ; le

mérite de ces quelques travaux anciens réside simplement dans le petit

noyau de connaissances communes à tous les peuples à civilisation

indienne ; les Grecs comme les Chinois l'avaient retiré de ce berceau

Pékin et ses habitants

124

commun ; actuellement, ces rares travaux sont inconnus à la généralité

des praticiens chinois, et, relégués dans les bibliothèques, ils n'en

sortent que pour enrichir les collections européennes et satisfaire la

juste curiosité de nos sinologues. Nous ne pouvons ici qu'énoncer le

fait ; si, dans un autre travail, nous cherchons à étudier la science

médicale des Chinois, nous pourrons démontrer que, par erreurs, par

difficultés de texte ou même sciemment, on a singulièrement exagéré

la profondeur de leurs connaissances.

En Chine, nulle entrave n'est apportée à l'exercice de la médecine ;

est médecin qui veut ; le plus souvent la profession reste dans la même

famille, et, disciple de son père, le jeune praticien hérite à la fois de sa

science et de sa boutique, car la plupart des médecins débitent eux-

mêmes leurs drogues. Quelquefois le médecin n'exerce son art qu'à

défaut de mieux et y joint le produit d'une industrie ; nous en avons vu

fabriquer des arcs, peindre des portraits, accepter l'emploi de commis

subalternes dans les bureaux des légations européennes.

On conçoit qu'avec une aussi grande liberté le nombre des médecins

soit fort considérable ; du vulgaire médicastre au médecin de la cour, il

y a bien des degrés, mais peu parviennent à une position pécuniaire

supérieure et à une grande estime de la part de leurs concitoyens. —

L'habitude a établi un tarif des honoraires, variant par visite de 1 tiao

(80 centimes) à 4 au plus (3,20 fr.), mais le plus souvent dans ce prix

est compris la fourniture des médicaments.

p.138 Les pharmacies dont le nom chinois signifie « boutiques à

médecines » sont nombreuses ; quelques-unes sont réellement fort

bien tenues et renferment un grand nombre de substances, la plupart

d'origine végétale. L'ignorance des lois de la chimie ne permet pas

d'utiliser le règne minéral sur une grande échelle ; cependant le sulfure

de mercure, dont il existe de vastes gisements le soufre, l'arsenic,

l'alun, le carbonate de plomb et autres produits faciles à préparer, sont

fréquemment utilisés. On commence déjà à ressentir à Pékin l'influence

des relations commerciales ; à Shanghaï, à Hong-Kong, les Chinois ont

appris à connaître les vertus du sulfate de quinine, du sulfate de zinc ;

Pékin et ses habitants

125

ils en ont introduit dans leur pharmacopée sous les noms divers de

« remèdes de l'ouest », « remèdes pour la maladie des yeux », et les

donnent empiriquement.

Les préparations internes consistent, soit en infusions de plantes

médicinales, soit en pilules préparées à l'avance et colorées en rouge ;

de là le nom de « pilules rouges » donné par les Européens aux pilules

chinoises de sulfure de mercure, tandis que cette couleur est commune

à presque toutes les préparations de cette espèce. Les remèdes sont

divisés en deux grandes classes : les remèdes froids, les remèdes

chauds, destinés à combattre le chaud et le froid dont le défaut

d'équilibre est l'origine de toutes les maladies ; à ce sujet, chaque

malade a sa théorie ; il discutera avec son médecin, lui fournira matière

à des dissertations plus ou moins pédantes, au bout desquelles on

tombera d'accord sur la nature du mal chaud ou froid, et par

conséquent sur la classe de médicaments à employer.

Le Chinois est essentiellement porté à se gorger de remèdes ;

presque chaque famille a sa petite provision de médicaments, et au

moindre dérangement, on se hâte d'y puiser et de se livrer à une

véritable orgie pharmaceutique. En général, on n'a recours au médecin

que quand le malade p.139 se croit mourant ; il est vrai qu'il faut peu de

chose pour cela, par exemple une simple indisposition forçant à s'aliter.

Si, après la visite du médecin, la situation paraît perdue, le malade lui-

même se hâte de faire acheter un cercueil et trouve dans cette

précaution une force nouvelle, un soulagement à ses maux ; il a pu

constater de visu que les choses se feraient convenablement. Dans les

bonnes familles, il est d'usage d'avoir ce meuble longtemps à l'avance ;

sa vue n'éveille pas d'idées tristes, au contraire.

D'un autre côté, les gens lettrés font preuve d'un grand scepticisme

à l'égard de la médecine et croiraient s'abaisser en ayant recours à la

science d'autrui ; il est de bon goût de plaisanter la médecine et les

médecins ; mais plus forts que les contemporains de Molière qui, en

applaudissant Le malade imaginaire, n'en avaient pas moins recours au

Pékin et ses habitants

126

médecin, les lettrés en usent fort peu, et c'est dans la classe moyenne

que le praticien doit chercher la clientèle.

La pratique de la chirurgie est à peu près nulle ; elle se borne à

panser les plaies, placer de grossiers appareils à fractures, pratiquer

quelques manœuvres de massage, au besoin ouvrir un abcès lorsqu'il

est superficiel ; mais la chirurgie active, la médecine opératoire sont

inconnues. Il en est de même de l'obstétrique, dont la pratique est

reléguée entre les mains des matrones. — Les Chinois ne comprennent

pas qu'un homme puisse être appelé pour une maladie de l'appareil

génital chez la femme. C'est surtout par la chirurgie que la science

européenne pourra éveiller leur attention.

Trop souvent les médecins se font les auxiliaires du vice et du

crime ; les murailles sont couvertes d'affiches dans lesquelles on vante

tel ou tel aphrodisiaque, on spécifie ses propriétés, on exalte avec

détails ses qualités en les rendant plus appréciables par des dessins

significatifs. Les abortifs sont encore recommandés par ce mode de

publicité, on les nomme remèdes pour faire p.140 « dégager le ventre »,

« pour rendre la virginité », pour « faire couler le fruit » ; on offre de

provoquer l'avortement avec plus ou moins de facilité suivant le prix ;

on opère aussi à forfait. Les plus belles boutiques à médecine de Pékin

doivent leur fortune à ces fructueuses spécialités.

La seule organisation médicale est celle de la maison de

l'Empereur ; c'est là que l'on trouve une sorte d'enseignement ; c'est ce

que l'on a improprement nommé en Europe « le Collège impérial de

médecine de Pékin ». Cette dénomination a l'inconvénient de faire

supposer une institution importante, une sorte d'université, alors que

les établissements consacrés à ce service sont simplement le lieu où se

rendent chaque jour les médecins de la cour pour attendre les

employés inférieurs et de là se rendre auprès des fonctionnaires qui les

feraient appeler.

Les médecins de la cour ont été institués par l'Empereur Kang-Hi ;

ils sont au nombre de trente environ, deux à bouton bleu, six ou huit à

boutons blancs, les autres à bouton doré de deux classes ; ces derniers

Pékin et ses habitants

127

sont plutôt des aides préparant les médicaments, et devant veiller à

leur administration. Les plus élevés en grade reçoivent, comme

appointements fixes, 36 taëls (288 fr.) par an, et 1.200 catties (725

kg) de riz par an ; les aides 12 taëls (96 fr.), et 500 catties (300 kg) de

riz. En dehors de ces émoluments, quelques gratifications et le produit

de leur clientèle en ville leur font une position supportable ; lorsque

plusieurs médecins de la cour se réunissent auprès d'un malade, l'avis

du plus âgé doit être aveuglément suivi.

Les médecins à bouton bleu ont seuls le droit de visiter l'Empereur

malade ; mais sous aucun prétexte, ils ne doivent lui adresser la

parole. Assis sur un fauteuil ou couché sur un lit, le Fils du ciel tend un

bras à chaque médecin. Ceux-ci tâtent le pouls, et, recueillis dans une

profonde méditation, doivent, par ce seul examen, poser un diagnostic

qui, sous les peines les plus sévères, ne saurait différer p.141 entre les

deux. Telle est la règle ; il est permis de croire qu'une cordiale entente

préalable aide singulièrement au résultat désiré. Du reste, si quelques

questions paraissent indispensables, chose fort rare dans la pratique du

Chinois, les médecins peuvent à l'avance s'être enquis auprès des

eunuques de service. Pendant l'hiver 1866-67, le jeune Empereur,

enfant de quatorze ans, prit une légère atteinte de croup ; la diphtérie

régnait alors à Pékin et il y eut grande émotion au palais. Les médecins

officiels, très inquiets, ne parurent pas avoir satisfait complètement,

car, quelques jours après, parut le rapport sur l'enseignement de la

médecine que nous citons un peu plus loin.

Pour l'Impératrice et les princesses du sang, les choses se passent

avec plus de rigueur encore. Le bras de la malade est passé au travers

d'une étoffe de soie ; l'endroit seul où se tâte le pouls reste à

découvert.

Outre leurs fonctions pratiques, les deux premiers médecins doivent

faire un cours sur la médecine. Celui-ci consiste simplement dans la

lecture des classiques ; nul commentaire, nulle discussion ne s'ouvrent

entre le maître et les élèves ; comment pourrait-il en être autrement ?

le nec plus ultrà de la science en général n'est-il pas ce qu'ont fait les

Pékin et ses habitants

128

anciens ; écrits sous forme didactique, ces préceptes forment autant

d'aphorismes que l'on ne discute pas ; pour discuter, il faut ou une

science supérieure, ou une tendance d'esprit critique entièrement

opposée au caractère chinois. Privé de l'enseignement pratique, soit

comme anatomie, soit comme clinique, l'étudiant chinois a acquis le

maximum du savoir quand il peut réciter couramment un certain

nombre de livres, reconnaître et écrire les caractères qui s'y trouvent.

Arrivé à ce point, il se présente aux examens qui ont lieu, avec ceux

des autres lettrés, à des époques indéterminées et, s'il réussit, il

obtient le bouton de cuivre doré. Comme médecin, il ne dépassera pas

ce grade, si ce n'est en restant à la cour et par une faveur toute

spéciale. p.142 L'opinion publique attache une médiocre importance à cet

insigne ; on sait bien que trop souvent l'argent en est, plus que la

science, la véritable origine. Le bouton doré, même acquis au titre

médical, donne accès aux fonctions administratives de toute nature.

Nous ne saurions critiquer plus sévèrement l'organisation médicale à

Pékin, qu'en reproduisant littéralement le rapport suivant publié dans la

Gazette officielle de Pékin, du 14 janvier 1866.

« Ou-Tching-yuen, premier censeur 1 pour la province du

Chan-Si, présente, à genoux, un mémoire sur le service

médical officiel et propose certaines réformes qui peuvent

faire progresser la science. Il prie Sa Majesté d'y laisser

tomber ses regards.

La science médicale, d'une part, nous rapproche des

influences célestes, de l'autre, nous révèle les secrets de la

terre ; elle envisage les choses au point de vue le plus large,

et les étudie cependant avec minutie. Tracer ses lois, en

montrer l'harmonie, est un travail digne des sages divins,

bien au-dessus des hommes ordinaires.

1 Les fonctions des censeurs sont spéciales à la Chine ; ce sont de hauts mandarins dont le devoir consiste à appeler l'attention de l'Empereur sur les points défectueux de

l'administration, à proposer des réformes, etc. En pratique, ils n'agissent guère que par

ordre et ne sont que des rapporteurs de commissions.

Pékin et ses habitants

129

La dynastie régnante fonda l'institution des médecins

impériaux pour diriger tout ce qui a trait à l'art de guérir ;

l'empereur Kien-long ordonna la publication du « Miroir d'or

de la médecine » et traça des règlements simples et précis

qui font encore loi dans le pays ; ils sont excellents, mais leur

effet sur la diminution des maladies a été presque nul.

La grande difficulté de l'étude de la médecine est celle-ci. Les

livres intitulés Ling-Tchou et Sou-Wen sont maintenant très

difficiles à comprendre ; le p.143 Tchin-Kouei-yo-Lio et le

Chang-Han-tio-Ping-Loun, écrits par Chang-Ki, sous la

dynastie des Han, contiennent l'exposition complète théorique

et pratique de l'art médical ; leur étude serait très profitable à

l'humanité, mais leur antiquité les rend à peu près

incompréhensibles ; du reste, l'interprétation réelle de leurs

diverses parties a été perdue ; ils ont été successivement

annotés par beaucoup d'auteurs qui y ont intercalé leurs

propres opinions, en sorte que ce n'est plus qu'erreur et

confusion.

Comment oser s'intituler médecin sans avoir passé de longues

années à de sérieuses et profondes études. Si dans les

médecins impériaux il peut s'en trouver qui connaissent leur

profession, la plupart sont entièrement ignorants. Il en est qui

n'ont jamais lu les écrits des anciens, dont toute la science

consiste à connaître quelques recettes, à peine éprouvées sur

les malades, avec lesquelles ils veulent guérir les maladies

dont ils augmentent, au contraire, la gravité. Ils ne savent

pas distinguer entre l'apparence et la réalité, entre les effets

du chaud et ceux du froid ; ils agissent sans principe et ne

font que du mal. Si de tels hommes sont employés au palais,

il en peut arriver les plus funestes conséquences.

Votre ministre estime que la négligence des études est

l'origine de la rareté du talent médical. Il voudrait demander à

Votre Majesté que des examens périodiques, aussi sérieux

Pékin et ses habitants

130

que ceux de l'Académie impériale des Han-lin 1, fussent

imposés aux médecins impériaux. Tous y seraient soumis et

l'Empereur, sur la proposition du ministère des rites,

désignerait les examinateurs qui devraient soumettre ces

candidats à deux séries d'épreuves ; l'une ayant trait à p.144

l'origine des maladies, telles que le chaud et le froid, la

sécheresse et l'humidité, l'autre aux remèdes nécessaires

dans les maladies éruptives, dans celles des enfants, aux

méthodes d'acupuncture et de cautérisation. Les

examinateurs seraient invités à décider du mérite des

candidats, non par le style de leurs mémoires, mais par la

science dont ils feraient preuve au point de vue pratique, en

explorant le pouls, en prescrivant des médicaments. A la suite

des épreuves, les candidats seraient divisés en quatre

classes : la première serait récompensée par un avancement

ou une décoration ; la seconde serait simplement maintenue

en fonctions, la troisième subirait une dégradation d'un rang,

et les membres de la quatrième seraient renvoyés pour

incapacité et déclarés inaptes à jamais être employés.

Par ce moyen, les gens réellement habiles seraient classés au

premier rang, et ne seraient plus exposés à entrer en

compétition avec des ignorants ; le palais y gagnerait une

organisation médicale vraiment utile, et le public serait délivré

des effets pernicieux que cause la pratique de la médecine

entre des mains ignorantes. Ce résultat remplirait les désirs

de leurs majestés l'Empereur et l'Impératrice douairière, qui

aiment leur peuple comme leur enfant et désirent à chacun de

ses membres longue vie et heureuse santé.

1 L'Académie des Han-lin composée d'un petit nombre de membres, s'occupe exclusivement de rechercher et commenter les anciens classiques ; elle étudie, d'après

eux, les transformations des langues chinoise et tartare et de leur écriture. C'est une

sorte d'Académie française, mais où l'on n'entre qu'au concours.

Pékin et ses habitants

131

L'auteur du mémoire prie humblement l'Empereur de vouloir

bien donner son jugement sur ces propositions. »

Le rapport est suivi de la formule ordinaire, qui en exprime

l'acceptation par l'Empereur :

« Le mémoire est pris en considération.

28e jour de la IIe lune, 5e année du règne de Toung-Tche.

La branche si importante de la médecine militaire n'est réellement

pas représentée dans l'armée chinoise. Il y eut autrefois, dit on, des

médecins attachés à un certain nombre de soldats : mais cette

assertion n'est pas démontrée, et p.145 dans tous les cas, on ne retrouve

plus aujourd'hui trace de cette institution.

Lorsqu'une armée est en campagne, elle abandonne ses malades là

où ils tombent ; le mandarin du village le plus voisin doit les recueillir et

en prendre soin ; mais si le soldat n'a pas quelque argent, si ses amis

ne se sont pas cotisés pour lui laisser des secours, il risquera fort de

rester isolé dans le coin d'une grange, recevant un peu de riz ou de

millet, à coup sûr, pas de soins médicaux.

Sur le champ de bataille, les choses se passent à plus forte raison

de la sorte ; après les combats de Chang Kia-Wan et de Pa-li-Kao, nos

ambulances ont recueilli un grand nombre de blessés que les mandarins

se refusaient presque à recevoir ensuite. Il faut ajouter, cependant, que

si le gouvernement s'enquiert peu de ses soldats, ceux-ci se secourent

volontiers entre eux ; à moins de déroutes complètes, les blessés sont

enlevés et soignés par leurs camarades, mais il y a là une action

individuelle et non officielle.

Les grands mandarins militaires se font quelquefois suivre d'un

médecin ; mais, attaché à la maison du maître, faisant partie de son

domestique, il ne doit pas ses soins au public, et ne met aucun

empressement à les prodiguer.

Jamais l'intervention des médecins n'est requise dans les questions

d'hygiène publique, c'est chose inconnue du Chinois ; mais ils font

partie des enquêtes médico-légales prescrites par les mandarins de

Pékin et ses habitants

132

justice ; leurs traités de la matière se résument en quelques préceptes

tracés dans le livre intitulé Si-yuen, dont l'origine est bien antérieure à

notre ère, et qui n'a guère été modifié dans les éditions successives. On

y voit le moyen de retrouver sur les cadavres les blessures faites

pendant la vie, de reconnaître si un corps recueilli dans l'eau y a été

jeté vivant ou déjà mort ; il traite encore de certains poisons. Cet

ouvrage a été analysé à p.146 maintes reprises par différents

sinologues ; à côté de quelques règles presque banales, il donne les

indications les plus hypothétiques, et à coup sûr très dangereuses au

point de vue de l'instruction criminelle ; il serait oiseux d'y revenir ici.

Nous avons pu assister à une de ces opérations qui fit un certain bruit à

Pékin, car elle tendait à faire porter sur un prince une accusation

d'assassinat ; elle fut naturellement suivie d'une ordonnance de non-

lieu. On avait trouvé dans un égout sortant d'un palais un bras

humain ; de grandes pluies avaient effondré le sol, et en cherchant bien

on put mettre à découvert un squelette présentant encore quelques

parties molles. La première expertise n'ayant donné que des résultats

incertains, on fit procéder à une enquête complète sur le lieu même, en

faisant bouillir les os dans un chaudron rempli d'eau. Les mandarins,

établis sous de grandes tentes élevées pour la circonstance,

examinaient successivement tous les os, et recherchaient en vain des

traces de violence ; mais à l'inspection du crâne on vit que la boîte

osseuse était fracturée en divers endroits ; quelques ligaments

adhéraient encore, ils étaient déchirés ; on essaya de rapprocher les

fractures de ces lésions extérieures, mais sans amener rien de décisif,

et l'on se sépara sans prendre de conclusions.

Un examen plus méthodique me donna la certitude que le squelette

était celui d'une femme et que les fractures bien nettement dessinées,

avec enfoncement circulaire, pourraient être considérées comme dues à

l'action d'un instrument contondant. Il eût été indiscret d'émettre un

avis qu'on désirait ne pas avoir et qu'aucun titre officiel ne m'engageait

à donner.

Pékin et ses habitants

133

La clameur publique racontait un drame féminin arrivé dans ce

palais et c'était sans doute pour donner satisfaction à la populace que

l'enquête avait eu lieu ; l'affaire fut étouffée.

p.147 Dans d'autres circonstances, en particulier à la suite d'un

assassinat commis sur un Européen, nous avons vu fonctionner la

police judiciaire ; elle ne voit que ce qu'elle veut, et la science médico-

légale lui est certes d'un bien faible secours.

@

Pékin et ses habitants

134

X

CONSIDÉRATIONS PHYSIOLOGIQUES ET PATHOLOGIQUES

@

Dans le cours de cette étude, nous avons cherché à indiquer plus ou

moins succinctement la majeure partie des questions de nature à

intéresser l'hygiéniste, c'est-à-dire, toutes celles qui peuvent influer sur

la santé publique ; passant rapidement sur les unes, insistant de

préférence sur celles qui sont généralement peu connues, nous avons

voulu esquisser le tableau qu'offrent à l'observateur la ville de Pékin et

sa population. Ce serait cependant rester incomplet et laisser une

lacune regrettable, que de ne pas montrer aussi le résultat de tout cet

ensemble, de négliger quelques considérations physiologiques et

pathologiques ; ce serait ne pas tirer des données une conclusion

impérieusement réclamée par la logique même.

Déjà, à propos de telle ou telle question hygiénique, les faits

pathologiques ont trouvé une place naturelle. En parlant de la

prostitution, nous avons dû dire quelques mots de la syphilis. Mais la

majeure partie de ces questions n'a pu encore être indiquée. Nous le

ferons ici aussi brièvement que le comporte le cadre spécial dans lequel

nous avons voulu nous renfermer. Il nous sera impossible d'être

complet. En Europe, le médecin trouve pour ses recherches tous les

éléments nécessaires ; à Pékin, nous ne pouvons juger que par une

observation de quatre années, fatalement très réduite.

Le mouvement de la population, le rapport des décès aux

naissances, élément si important de l'étude d'une p.148 race, puisqu'il en

résume la vitalité, manque absolument à l'observateur ; pour les

Tartares, il existe un contrôle militaire impuissant à fournir un résultat

précis puisque toute la partie féminine n'y figure pas. Le seul fait à

établir pour la Chine en général est le nombre exubérant de la

population, forcée d'émigrer soit en Tartarie, soit dans l'Inde, l'Océanie

Pékin et ses habitants

135

et l'Amérique, afin de chercher ailleurs la vie qu'un sol surchargé est

impuissant à entretenir. Il doit donc y avoir en Chine un gain continuel

des naissances sur les décès. A Pékin néanmoins, la dépopulation est

très active, ce qui tient à des causes multiples que nous avons

indiquées ; on peut augurer cependant que, parmi l'élément qui reste

encore sédentaire, le chiffre des naissances l'emporte continuellement

sur celui des décès. En principe, tous les Chinois sont mariés ; les

unions sont fécondes, les enfants semblent en nombre considérable, les

cas de longévité sont communs, tout semblerait donc assez prospère,

s'il ne fallait pas tenir compte de la mortalité effrayante dans le jeune

âge et des épidémies qui moissonnent les adultes. Pour que, malgré ces

causes destructives la population subsiste encore sans trop péricliter,

force est donc d'admettre une loi de compensation, une proportion de

naissances supérieure à celle des décès.

Si l'individu a pu franchir les dangers multiples qui entourent la

période infantile, il a de grandes chances de vie à Pékin. Toute famille

compte parmi les siens des membres âgés ; les centenaires même ne

sont pas rares. Quant à la proportion des décès entre les deux sexes,

elle doit évidemment être défavorable au sexe féminin ; dans l'enfance,

la fille est moins entourée de soins ; femme, son rôle effacé, sa vie

sédentaire ne saurait la placer dans des conditions aussi favorables que

l'homme.

Le développement de l'individu sous le climat de Pékin n'a pas ce

caractère hâtif que l'on rencontre dans les climats p.149 chauds ; au

contraire, l'enfance semble se prolonger assez longtemps et la taille

définitive n'est guère acquise que vers vingt-cinq ans ; c'est aussi à cet

âge qu'apparaissent les premiers duvets de la barbe, mais on sait que

chez l'Asiatique elle est toujours assez grêle ; cette rareté n'est pas

seulement bornée à la face, mais à tout le système pileux : la poitrine,

les membres sont généralement glabres, ainsi que le pubis ; cette

disposition est presque la normale chez la femme.

Les mariages sont cependant très précoces ; il n'est même pas rare

de voir, ainsi que cela se pratique dans l'Inde, unir entre eux des

Pékin et ses habitants

136

enfants en bas âge, mais les deux époux ne vivent ensemble que

lorsque, nubiles tous les deux, ils paraissent aptes à la procréation ; on

se trompe, cependant, car le jeune garçon de seize à dix-sept ans n'est

pas encore bon reproducteur, et les jeunes filles viennent à peine d'être

réglées. La menstruation s'établit d'ordinaire vers treize ou quatorze

ans et se prolonge jusqu'à quarante, au plus ; elle est régulière, mais

très peu abondante. — Les unions entre jeunes gens au-dessous de

vingt ans sont peu fécondes pendant les premières années ; la femme

fait facilement des fausses couches ; ce fait est généralement reconnu,

mais on n'y attache peu d'importance, car, à partir de la première

couche normale, les grossesses se succèdent rapidement. Les Chinois

n'ont pas encore l'idée que l'on voudrait chez nous élever à la hauteur

d'un principe social, de limiter le nombre des enfants aux ressources du

ménage, et, comme les malheureux de tous les pays, ils ont des

enfants tant que leur femme peut en mettre au monde. Pour les

individus, il y a un inconvénient réel, mais la société y gagne en se

maintenant et progressant malgré les chances de destruction dont elle

est entourée. Nous avons dit que les avortements se pratiquent à Pékin

sur une vaste échelle ; nous ne croyons pas que les p.150 amours

légitimes soient souillées par ce crime ; il trouve son origine plutôt dans

les liaisons adultères, incestueuses ou même simplement irrégulières ;

les veuves, que la loi, aussi bien que l'usage, condamne à une éternelle

chasteté, fournissent un contingent nombreux à ce genre de criminalité.

L'allaitement des enfants se fait le plus souvent par la mère ; dans

les grandes familles on a recours à des nourrices, mais très rarement à

l'allaitement artificiel. L'époque du sevrage est singulièrement reculée ;

il n'a jamais lieu avant deux ou trois ans, souvent au delà, se

prolongeant jusqu'à quatre et cinq, alors que les enfants peuvent déjà

manger de tout, et que le lait maternel n'est plus pour eux qu'un hors-

d'œuvre. Il est à supposer que cette pratique n'est si répandue que

dans l'idée préconçue de s'opposer ainsi au retour de la menstruation et

par suite à une nouvelle grossesse.

Pékin et ses habitants

137

L'éducation physique des enfants ne paraît pas à Pékin l'objet de

préoccupations spéciales. Comme régime alimentaire ils suivent celui

de leurs parents, et comme gymnastique ils ont leurs jeux, entièrement

semblables à ceux des enfants d'Europe. Quelques-uns cependant

rappellent les exercices en honneur dans l'ancienne Grèce, le disque,

l'arc, la course, une sorte de pyrrhique. Ces jeux violents sont le propre

des Tartares, qui les continuent parfois pendant l'âge mûr et arrivent à

un singulier degré de force et d'agilité. Chez les amateurs passionnés

de cette gymnastique, on constate un réel entraînement ; les muscles

secs, dégagés de tissu adipeux, ont la dureté du marbre et peuvent

produire un effort considérable.

Le suicide est commun à Pékin ; sa fréquence relative ne peut être

calculée exactement, et cependant elle est appréciable. Comme

partout, les chagrins, la grande misère en sont les causes efficientes :

le scepticisme religieux de p.151 la race chinoise doit y pousser encore

aussi bien que l'institution de la polygamie. Sous leur enveloppe calme

et froide, les femmes cachent quelquefois des passions profondes ; la

jalousie leur est commune et l'intérieur des familles est souvent le

théâtre de drames intimes qui se dénouent par un crime ou par un

suicide.

Lorsque de grands personnages ont encouru une disgrâce et que la

peine de mort a été prononcée contre eux, la clémence souveraine

autorise quelquefois, comme jadis en Orient, le suicide du coupable.

Enfin il est un motif de suicide entièrement propre à la Chine, c'est le

suicide par haine ou par spéculation. Un malheureux désespéré va se

suicider chez son ennemi, chez un riche, et d'après la loi celui-ci

devient responsable de sa mort ; il ne peut se racheter de la peine

capitale qu'en payant des amendes considérables et une forte

indemnité à la famille de la victime.

Les modes de suicides les plus communs sont la strangulation,

l'empoisonnement par l'arsenic ou le lou-choué, cette substance

corrosive, dont nous avons parlé au chapitre de l'alimentation, et enfin

l'asphyxie par une feuille d'or. Ce dernier procédé est celui des

Pékin et ses habitants

138

mandarins disgraciés, il ressemble assez à celui qu'emploient

quelquefois les nègres en s'asphyxiant par une convulsion volontaire de

la langue en arrière. On prend une feuille d'or laminé, un peu plus

épaisse que celles avec lesquelles on dore les métaux, et la plaçant

devant la bouche, on fait une violente aspiration ; la feuille vient se

placer sur l'entrée de la glotte, s'enroule probablement autour de

l'épiglotte et obstrue plus ou moins complètement le conduit aérien. Les

Chinois croient avaler l'or et le regardent comme poison ; mais, en

raison du procédé employé, l'asphyxie est évidemment la cause réelle

de la mort.

Dans le court exposé pathologique que nous désirons p.152 présenter

ici, il semble naturel de suivre comme classification un ordre tendant à

envisager les maladies au point de vue de leur étiologie. Nous les

diviserons donc en : 1° affections dérivant du climat et des saisons ; 2°

affections tenant au sol, à sa constitution ; 3° affections tirant leur

source de la mauvaise hygiène privée ou publique ; 4° endémo-

épidémies ; 5° maladies accidentelles.

1° Maladies climatériques et saisonnières. — À Pékin, en raison de la

constitution du climat, qui est de la nature des climats extrêmes, on ne

saurait, à vrai dire, décrire de maladies climatériques, celles-ci

n'existent réellement que dans les climats sensiblement constants.

Pendant l'hiver, la pathologie se rapproche de celles de la zone froide ;

pendant l'été, au contraire, de celles de la zone tropicale, avec cette

différence que le fait même de la variation des saisons vient apporter à

l'organisme une force de résistance qu'il ne trouverait pas dans la

continuité des mêmes phénomènes climatériques.

En hiver, les affections rhumatismales, avec toutes leurs

localisations, sont fréquentes ; dans l'appareil respiratoire, elles en

attaquent les divers éléments anatomiques ; la pneumonie est en

particulier commune ; chez les individus anémiés par la misère ou

d'autres causes, elle prend rapidement la forme chronique. Les produits

Pékin et ses habitants

139

inflammatoires s'organisent et amènent cette phthisie si facilement

confondue avec les résultats de la tuberculisation.

La phthisie pulmonaire est certainement l'une des principales causes

de mortalité, nous l'avons observée à toutes ses périodes ; des

hémoptysies d'une abondance remarquable déterminent de nouvelles

réactions inflammatoires, et bientôt le poumon se creuse de cavernes.

Cette fréquence de lésions pulmonaires graves est manifeste ; comme

dans presque tous les pays, elle est en rapport avec la misère de la

population et son encombrement dans des locaux p.153 insalubres. En

admettant, en principe, la contagiosité du tubercule l'observateur

impartial voit à Pékin des faits de nature à corroborer cette doctrine ; si

la contagion se produit, comme tout le fait supposer, soit par voie de

contact, soit surtout par la voie de produits tuberculeux rejetés avec les

crachats, nulle condition n'y paraît plus favorable que le confinement

des familles pendant l'hiver sur les camps, dans des maisons mal

ventilées et maintenues dans un état constant de malpropreté.

On peut donc, sans grande chance d'erreur, regarder la gravité

spéciale des affections pulmonaires comme due à ces deux ordres de

causes : impuissance d'un organisme débilité à réagir contre les

phénomènes morbides, milieux éminemment favorables à la contagion

d'éléments spécifiques.

Les conjonctivites sont plus communes en hiver qu'en été, elles sont

fréquemment dues aux refroidissements et trouvent un puissant auxiliaire

dans la poussière soulevée par les vents toujours violents à cette

époque ; elles se prolongent indéfiniment sous l'influence des traitements

mal dirigés par des mains inhabiles, et l'affection devenant évidemment

contagieuse se propage aux divers membres d'une même famille.

A cette saison, on observe toutes les variétés de congélations,

depuis l'engelure jusqu'à la mortification de membres entiers ; ces

derniers accidents sont communs chez les mendiants. Enfin, la mort

elle-même arrive souvent chez ces malheureux, qui, épuisés par la

faim, passent sans abri les froides nuits de l'hiver. Par contre, on

rencontre aussi dans cette saison des brûlures très sérieuses : endormi

Pékin et ses habitants

140

sur le camp surchauffé, à moitié engourdi par les vapeurs d'oxyde de

carbone, le Chinois tombe sur le foyer même et ne se réveille que

lorsque les lésions sont déjà profondes ; d'autres fois, le camp atteint

p.154 une température telle que les parties du corps qui touchent

directement la brique sont plus ou moins atteintes sans que le dormeur

en ait conscience.

La saison d'été, ou plutôt celle des pluies, amène avec l'humidité du

sol, le développement de miasmes qui engendrent de nombreuses

fièvres d'accès ; les environs des lacs et prises d'eaux sont

particulièrement frappés. Ces fièvres sont irrégulières, elles prennent

souvent la forme rémittente, très exceptionnellement la forme

pernicieuse. La saison des pluies ne durant que trois mois et une

sécheresse absolue s'établissant à la suite, ces fièvres n'ont pas le

temps de débiliter profondément l'organisme et d'y établir une cachexie

palustre bien rebelle. Mais, de concert avec ces fièvres apparaissent des

diarrhées et des dysenteries intenses, tenant bien plus à des causes

miasmatiques qu'à l'abus de fruits ou de boissons glacées. Il est à

remarquer, en effet, qu'elles frappent surtout la population des parties

malsaines de la ville, le sud de la ville chinoise en particulier, et qu'elles

se localisent dans certains amas de maisons ; elles dépendent donc

d'une cause locale et non individuelle. Ces dysenteries se rapprochent

entièrement de la dysenterie classique des pays chauds avec

hémorrhagies foudroyantes et sphacèles énormes de l'intestin.

L'hépatite en est quelquefois la conséquence ; nous l'avons observé

chez quelques Européens qui, ayant déjà séjourné dans les pays chauds,

souffraient d'affections plus ou moins graves des voies digestives.

Les insolations atteignent rarement les indigènes, ils peuvent

impunément circuler au grand soleil, abrités sous un éventail ou un

chapeau de paille. Il n'en est pas de même des Européens. A Pékin,

nous n'avons pas observé d'insolations mortelles, mais à Tien-Tsin,

dont les conditions sont identiques, dans une seule semaine de l'été de

1866, nous avons eu trois décès de cette nature. De faits p.155

analogues observés la même année à Tche-Fou et à Shang-haï, nous

Pékin et ses habitants

141

sommes autorisé à croire que, dans ce cas, la mort arrive bien moins

par une lésion cérébrale ou pulmonaire que par une sorte de sidération

du système nerveux, analogue à un accès pernicieux, si ce n'en est pas

un, et, comme lui, justiciable du traitement quinique le plus énergique.

2° Maladies telluriques. — Les maladies telluriques se confondent

souvent avec les maladies saisonnières, comme nous venons de le voir

pour les fièvres d'accès. A Pékin, le goître seul peut être regardé

comme essentiellement lié aux dispositions du sol. La ville de Pékin,

placée à peu de distance des montagnes, renferme un nombre

considérable d'individus goîtreux, surtout du sexe féminin. Dans

plusieurs voyages entrepris dans les montagnes, nous avons rencontré

des villages où la population tout entière était frappée de cette

affection. L'eau des sources doit en être probablement la cause

efficiente ; il est fort remarquable de voir que les goîtreux de ces

vallées, aussi bien que ceux de Pékin, cherchent à se préserver ou se

guérir en mangeant de grandes quantités d'algues desséchées, venues

des bords du golfe du Pé-tché-ly. Ils ajoutent ce produit à leur millet ou

leur riz en place de légumes.

3° Maladies spéciales tenant à une mauvaise hygiène. — Dans cette

catégorie peuvent évidemment se ranger presque toutes les affections

dont l'homme peut être atteint, qu'il habite Pékin ou Paris. Nous

n'envisageons donc que celles pouvant paraître spéciales à notre

localité. Déjà l'opium, la déformation des pieds, la misère en général

nous ont traduit leurs résultats par une série d'affections plus ou moins

graves ; nous avons vu, en particulier, les diverses maladies

contagieuses, parasitaires, syphilitiques, frapper la classe misérable.

La scrofulose avec toutes ses localisations, les affections p.156 graves

du tissu osseux ou du périoste, les gangrènes rentreraient encore dans

ces maux de misère ; signalons cependant la fréquence du noma chez

les enfants, comme compliquant presque toutes les maladies graves,

typhoïdes ou éruptives et déterminant des difformités étendues.

Pékin et ses habitants

142

Les Chinois ont l'habitude, en livrant leur tête au barbier, de faire

procéder à la toilette de l'oreille externe et des paupières ; cette

manœuvre, pratiquée par des mains maladroites, avec des instruments

aigus et souvent malpropres, détermine des accidents sérieux, des

otites, des ophthalmies.

Le scorbut trouve ici sa place naturelle. Il résulte du manque

d'alimentation et d'un ensemble de causes dépressives ; on conçoit dès

lors qu'il frappe souvent les mendiants qui le présentent à tous les

degrés.

L'idiotie, le crétinisme, la folie ne sont pas rares dans le nord de la

Chine et à Pékin ; ces affections mentales paraissent en général liées à

la misère, à ce titre, nous les faisons figurer dans ce chapitre.

L'imagination du Chinois, moins turbulente que la nôtre, ne le pousse

pas dans le domaine idéal, où souvent commence l'insanité ; il n'est

pas alcoolisant et ne devient en général aliéné qu'à la suite de l'abus de

l'opium, ou à la dernière phase de l'épilepsie, qui s'observe aussi à

Pékin, mais sans grande prédominance. Les fous sont en général assez

calmes ; complètement abandonnés de leurs semblables, ils errent

dans les rues sans causer ni scandale ni dommage. Les formes

furieuses ne nous semblent devoir être rapportées qu'aux cas de manie

aiguë due à l'opium. L'État n'a pris aucune disposition en faveur des

aliénés, et l'on conçoit dès lors qu'ils succombent très rapidement,

peut-être est-ce la cause de leur petit nombre.

4° Endémo-épidémies. — En tête de cette catégorie viennent se

ranger les fièvres éruptives, scarlatine, rougeole, p.157 miliaire, etc., et en

particulier la variole. Cette dernière affection trouve un puissant moyen

de propagation dans les conditions générales de la vie chez la grande

majorité des habitants de Pékin. Il n'est pas exagéré de dire que sur

trois personnes, on en rencontre une indemne, une seconde portant des

traces de la variole, la troisième défigurée par les cicatrices. Il est certain

que presque tous les aveugles, dont le nombre paraît extraordinaire au

premier abord, ont été privés de la vue à la suite de la variole. La

Pékin et ses habitants

143

maladie est permanente à Pékin, mais elle acquiert une recrudescence

en automne et coïncide avec les premiers froids, obligeant la population

à se resserrer dans ses demeures ; pendant le froid de l'hiver, elle reste

stationnaire, puis reprend un essor nouveau au printemps, en même

temps que les autres fièvres éruptives.

Depuis des siècles, les Chinois ont cherché à se préserver des fleurs

du ciel, ainsi nomment-ils la variole, en s'inoculant artificiellement la

maladie ; ils ramassent les croûtes des pustules varioliques et en

introduisent des fragments dans les narines des enfants ou dans la

petite cavité du nombril. Cette opération pratiquée sur des sujets de

trois ou quatre ans réussit en général, mais quelquefois elle donne lieu

à une variole confluente, et de plus elle contribue à entretenir des

foyers contagieux. La vaccine lui est donc préférée, même par les

Chinois. Importée à Canton par les missionnaires anglais dès les

premières années du siècle, le médecin de la mission russe à Pékin

l'introduisait en 1820 dans la capitale même. Elle a mis un certain

temps à se faire accepter ; néanmoins, par l'exemple du noyau de

population albazine, les Chinois en comprirent l'utilité, et l'on vit bientôt

se fonder un dispensaire de vaccination qui, à l'heure présente,

fonctionne depuis quarante et un ans ; les frais sont couverts par une

fondation et un subside du gouvernement.

p.158 De 1828 à 1865, c'est-à-dire pendant une période de trente-

sept ans, on a compté 811 journées où des vaccinations ont été

pratiquées. Le registre de la maison nous a fourni la statistique

suivante pour l'année 1865 :

Jours de vaccination : 64

Enfants vaccinés : 2.227

Enfants ramenés après une période de huit jours : 1.229

Succès : 608

On le voit, les résultats sont moins satisfaisants qu'en Europe, cela

tient sans doute à la mauvaise qualité du vaccin, au mode d'opérer, aux

instruments défectueux.

Pékin et ses habitants

144

Après la vaccination, on soumet les sujets à un régime très sévère

pendant plusieurs mois encore, on proscrit certains aliments. Ces

préceptes sont basés sur des vues théoriques très hypothétiques ; ils

dénotent cependant l'importance attachée à cette pratique ; pour

encourager les parents à ramener les enfants, il leur est alloué une petite

prime variable de 10 à 30 centimes, et l'on conserve dans l'établissement

de petits enfants de mendiants pour être assuré de ne jamais manquer de

vaccin. Autant que possible, l'inoculation se fait de bras à bras.

Malgré tous ces moyens, si la vaccine est encore peu répandue, il

faut en accuser essentiellement l'indifférence des parents, peut-être

aussi certains préjugés, car le jeune empereur actuel n'a pas été

soumis à cette opération.

Chaque année, vers la fin de l'hiver, on voit apparaître dans la

population misérable des cas manifestes de typhus exanthématique. En

1864, 1865 et 1866, leur fréquence constituait une épidémie très

meurtrière ; les sœurs de charité, en contact permanent avec des

enfants misérables, souvent atteints du typhus, en furent frappées,

aussi bien à Pékin qu'à Tien-Tsin : plusieurs d'entre elles succombèrent.

En 1865, alors qu'en Russie et en Sibérie l'attention se portait sur les

épidémies de relapsing fever, nous en observions p.159 également à

Pékin 1, sévissant à côté des cas de typhus avec lequel cette maladie

présente une corrélation manifeste. Ce typhus s'explique aisément par

l'encombrement et la misère ; son développement, sa marche, ses

symptômes, lui donnent une grande analogie avec le typhus d'Irlande,

avec les épidémies observées dans les prisons, dans les armées. La

fièvre typhoïde pure n'est pas non plus très rare ; elle règne à côté du

typhus et semble se confondre avec lui.

L'une des grandes épidémies annuelles que subit la population de

Pékin est la diphtérie ; elle accompagne le typhus mais frappe des

coups bien plus terribles ; elle atteint les adultes comme les enfants et,

1 Notes sur une épidémie de typhus avec cas de relapsing fever, observée à Pékin,

1865. Mémoire présenté à l'Académie de médecine et publié dans le Recueil des

mémoires de médecine miiitaire, 1866.

Pékin et ses habitants

145

en quelques jours, fait disparaître presque tous les membres de la

famille où elle s'est développée. Sa contagion ne saurait être mise en

doute. Pendant les mois de janvier et février 1866, elle a atteint en

particulier des proportions effrayantes et ne diminua qu'avec l'arrivée

des beaux jours, lorsque la population pauvre et misérable put sortir de

ses refuges et se disperser un peu. Dans tous les cas de diphtérie que

nous avons pu observer, et le nombre en est grand, nous avons

toujours vu la mort arriver par intoxication bien plus que par

localisation du processus morbide aux voies respiratoires ; pas une

seule fois l'indication de la trachéotomie ne s'est offerte d'une façon

bien nette : la respiration n'était pas anxieuse, il n'y avait pas menace

d'asphyxie, et le médecin assistait presque désarmé à cette scène de

destruction. La mortalité peut être évaluée au quatre-cinquième des

individus atteints, et les Chinois estiment qu'elle ne fit pas moins de

25.000 victimes dans un espace de deux à trois mois de l'hiver 1865-

1866. Pendant l'été, le virus se révèle par quelques cas isolés, mais la

maladie ne prend le caractère épidémique qu'en hiver.

p.160 Le choléra a particulièrement ravagé les côtes de Chine, en

1862 et 1863. On attribue avec raison sa recrudescence aux relations

rapides et fréquentes avec l'Inde, par la voie des vapeurs qui apportent

l'opium. Il faut reconnaître cependant que ce fléau est à l'état

permanent sur les côtes de Chine, à l'embouchure des fleuves, comme

à Shanghaï.

La marche progressive du fléau a pu être étudiée depuis Shanghaï

jusqu'à Pékin, frappant successivement Tche-Fou, Takou, Tien-Tsin ; il

apparut d'abord dans la ville chinoise qui entretient avec Tien-Tsin des

relations quotidiennes, et se répandit ensuite dans la ville tartare. Il

séjourna à Pékin pendant la fin de l'été 1862, et reparut en 1863 et

1864. Le nombre des victimes était tel que tous les matins la police

devait enlever un grand nombre de cadavres gisant au milieu des rues ;

aux portes de la ville, les convois funèbres se pressaient constamment

au nombre de vingt et trente. On conçoit facilement l'extension

effrayante que doit prendre toute épidémie dans une ville comme

Pékin et ses habitants

146

Pékin. La marche du fléau nous offre un point intéressant ; alors que la

ville tartare, plus saine, n'était presque plus atteinte, le choléra se

localisait encore dans un quartier de la ville chinoise, où, par suite de

diverses circonstances, s'était formé une sorte de lac entretenu par le

produit des égouts. Pendant trois années, nous avons pu voir ce

quartier ravagé par l'épidémie sans que la police songeât à modifier cet

état de choses en faisant relever les égouts détruits et donner une

issue à toute la masse des liquides.

Les indigènes emploient comme traitement l'acupuncture pratiquée

au-dessus du genou, ainsi que des pilules composées de sulfure

d'arsenic, de sulfure de mercure, de bézoard et d'une substance

agglutinante. Cette méthode leur donne quelques succès, attribuables

probablement à la révulsion.

5° Maladies accidentelles. — Le cadre pathologique n'offre, sous ce

rapport, rien de bien spécial à noter à Pékin ; il est p.161 essentiellement

variable avec les professions, les habitudes individuelles, etc. Les

blessures et les fractures, résultats d'accidents ou de luttes, se sont

souvent montrés à notre observation et toujours nous avons pu noter

l'indifférence remarquable au traumatisme que présente la race

chinoise ; sauf chez les individus trop débilités, la cicatrisation se fait

rapidement, sans réaction inflammatoire violente, sans grande

suppuration. Le Chinois semble se rapprocher en cela du nègre, chez

lequel cette disposition a été maintes fois signalée. Nul sujet plus que le

Chinois ne se prête aux opérations chirurgicales ; le chloroforme

devient presque inutile ; chez lui, la sensibilité obtuse fait supporter les

manœuvres les plus douloureuses sans qu'il paraisse s'en émouvoir

beaucoup ; on est assuré de voir l'opéré, à l'abri des phénomènes

traumatiques, marcher vers une guérison aussi brillante que rapide.

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Pékin et ses habitants

147

CONCLUSION

@

Nous terminerons ici ce court exposé des principales espèces

nosologiques que présente la ville de Pékin, et en même temps l'étude

elle-même que nous avons entreprise. L'œuvre est sans doute moins

complète que nous ne l'aurions désiré, mais encore espérons-nous que

le lecteur y prendra quelques aperçus généraux sur la grande capitale,

si longtemps regardée comme mystérieuse, où l'on rencontre bien des

idées, bien des faits instructifs. Pékin est encore le tableau de ce que

devaient être les grandes réunions d'hommes aux époques reculées de

l'histoire. A ce titre, cette ville offre un intérêt historique ; il n'était pas

indifférent non plus de l'étudier alors que les idées européennes n'ont

point encore modifié sa physionomie et qu'elle demeure comme le

dernier abri des civilisations antiques protestant contre le progrès qui

va bientôt l'envahir et la transformer.

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