pirandello tout est pour le mieux

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  • 7/23/2019 Pirandello Tout Est Pour Le Mieux

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    Tout est pour le mieux

    de

    Luigi Pirandello

    PERSONNAGES :MARTINO LORI, conseiller d'tat.SALVO MANFRONI, snateur.PALMA LORI.LE MARQUIS FLAVIO GUALDI.MADAME BARBETTI, veuve Agliani, veuve Clarino.

    CARLO CLARINO, dit CHARLOT, son fils.MADEMOISELLE CEI.LE COMTE VENIERO BONGIANI.GIOVANNI, valet de chambre des GUALDI.UN VIEUX VALET DE CHAMBRE de MANFRONI.

    A Rome, de nos jours.

    ACTE PREMIERChez les LORI, un petit salon qui fait communiquer le grand salon de rception et la chambre dePALMA. Ameublement bourgeois et de bon got, mais sans luxe. Portes gauche et droite : la

    porte de gauche donne dans le grand salon, celle de droite dans la chambre de PALMA. Au murdu fond, vers la droite, une autre porte qui donne sur un corridor. C'est le jour du mariage dePALMA; le petit salon est garni de gerbes et de corbeilles de fleurs.(Au lever du rideau, la scne est vide. Au bout d'un instant, par la porte gauche pntreMADAME BARBETTI, le chapeau sur la tte, suivie de son fils CARLO CLARINO.MADAME BARBETTI a soixante-trois ans, mais elle se teint et s'habille avec un luxe criard deprovinciale riche. Elle est autoritaire et vulgaire, mais au fond n'est pas antipathique. Son filsCARLO, trente ans environ, habill la dernire mode, l'air affect d'un noceur blas que toutennuie et que sa mre, riche et colreuse, contraint faire ce qu'il ne voudrait pas.Ils entrent en scne, comme s'ils cherchaient quelqu'un; la mre avec une certaine rsolution, lefils hsitant.MADAME BARBETTI,

    du seuil. Il y a quelqu'un?... On peut entrer?... Il n'y a personne?...

    Entre, entre, Charlot.CARLO, du ton de quelqu'un qui avertit que cela pourrait mal finir. Attention, maman...Prends garde.MADAME BARBETTI. Ne continue pas m'ennuyer, n'est-ce pas ? Qu'est-ce que c'est queces faons ? Nous planter au milieu du grand salon comme deux candlabres...CARLO. Mais pour pntrer jusqu'ici, il faut un certain toupet...MADAME BARBETTI. J'ai besoin d'tre renseigne, de trouver quelqu'un qui me renseigne...(Elle parcourt le salon de ses yeux.) Mais il n'y a donc pas de sonnette dans cette pice?CARLO, rsign, avec un soupir. Tu veux toute force nous attirer quelque avanie...Rsignons-nous tre ridicules.

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    MADAME BARBETTI,frappant la porte de droite. Il n'y a personne ? (Aprs un instant,frappant de nouveau.) Il y a quelqu'un ? (Nouvelle attente; elle ouvre la porte et regarde l'intrieur.) Personne non plus dans cette chambre... (A son fils, avec irritation.) Quelles avanies,

    quel ridicule, imbcile? Quand j'apporte un cadeau princier, une broche de trois mille sept centsfrancs! (Elle recommence regarder autour d'elle.) Je voudrais bien savoir o est all se fourrercet idiot de domestique. (Elle va frapper la porte du fond et appelle.) H l! garon... garon!CARLO, aprs un silence. Il doit tre l'glise, comme tous les autres domestiques, pourassister au mariage.MADAME BARBETTI. En laissant la maison seule ?CARLO, sur le mme ton que plus haut. C'est une chance pour nous! Jouons-en un air, va,maman, nous sommes encore temps...MADAME BARBETTI. Tu vas rester l, n'est-ce pas... Qu'est-ce que c'est que ces faons? Jevais t'apprendre vivre avec les personnes bien leves!CARLO. Eh bien, a va tre gai !

    MADAME BARBETTI. Et je te prviens que tu ne mangeras pas mes sous plus longtemps.CARLO. Maman, voyons, maman !MADAME BARBETTI. Tu vas voir partir d'aujourd'hui. N-i, ni, fini.CARLO. Tout a parce que tu espres qu'ils vont nous faire bon accueil?MADAME BARBETTI. Qu'ils nous reoivent bien ou mal, ce sera pareil. Je suis venue exprsde Prouse. A partir d'aujourd'hui tu vas suivre le droit chemin, ou sinon... Ton beau-frre t'yaidera...CARLO, clatant. Mon beau-frre... Mon beau-frre! Ne dis pas a, maman, je t'en supplie.Tu me donnes des sueurs froides!MADAME BARBETTI. Mais c'est parfaitement ton beau-frre. Tu en fais des histoires!CARLO. Maman, si tu le rptes encore... je t'avertis, je te plante l.

    MADAME BARBETTI. Comment veux-tu que je dise?CARLO. Je n'ai pas la moindre envie d'tre pris par les paules et jet dehors avec un coup depied au bas du dos, ah! mais non, pas la moindre envie.MADAME BARBETTI, rsolue, se plantant devant lui. Oui ou non, es-tu mon fils?CARLO. N'insiste pas, maman.MADAME BARBETTI. Tu n'es pas mon fils ?CARLO. Je te dis, maman, de ne pas insister! Tu sais bien qu'il ne s'agit pas de toi!MADAME BARBETTI, irrite. Quelles sont ces insinuations, imbcile?CARLO. C'est une dispute que tu me cherches, dans cette maison?MADAME BARBETTI. Commence par me traiter avec respect!CARLO. Mais, maman, je te traite avec respect. Et je voudrais que tout le monde te traitt

    avec respect, voil pourquoi je te rpte encore : jouons-en un air!MADAME BARBETTI. Non, non et non! Veux-tu que je te dise ce que tu es? Tu n'es qu'unpauvre desprit! Un idiot! Qu'est-ce que toutes ces balivernes? Les premiers temps, avec ton pre,c'est entendu, la situation n'tait pas rgulire... bon, mais nous nous sommes maris aprs.CARLO. Je ne te le fais pas dire : aprs.MADAME BARBETTI. Avant ou aprs, tu as tout de mme fini par devenir lgitime, aussiparfaitement lgitime que ma pauvre Silvia. Ce n'tait que ta demi-sur, c'est entendu, ta demi-sur. Mais il n'empche que ce monsieur Martino Lori, mari de ma pauvre Silvia et parconsquent mon gendre, doit te considrer, dans une certaine mesure tout au moins, comme sonbeau-frre. Rien de plus clair!CARLO. Je dis comme toi... Si on fait abstraction d' avant.

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    MADAME BARBETTI. Qu'est-ce que a signifie?CARLO. a signifie que tu ne tiens pas compte de ce qui s'tait pass avant!, del'irrgularit d'avant !

    MADAME BARBETTI. Baliverne, je te dis ! Qui veux-tu qui y pense encore? Mon premiermari est mort depuis vingt ans.CARLO. Et moi, qui suis le fils de ton second, j'en ai trente-deux, maman. C'est uneirrgularit assez grave, il me semble, dont a pti ton premier mari. Tellement grave que tun'aurais pas eu, j'en suis sr, le courage de te prsenter ici, si ta fille Silvia vivait encore.MADAME BARBETTI. Mais puisqu'elle est morte! Puisqu'il y a seize ans qu'elle est morte!C'est un bail, a!... La fille de ma fille se marie aujourd'hui, et je me prsente elle avec un beaucadeau de noces, quoi de plus naturel?CARLO. Si tu te prsentes comme une grand-mre, c'est parfaitement admissible. Tu es sagrand-mre, personne ne peut le nier. Silvia tait ta fille, elle est la fille de Silvia. Il n'y a rien dire : tu es sa grand-mre. Mais ne mle pas les hommes cette affaire; une parent entre pre et

    fils n'est jamais certaine, juge un peu entre beaux-frres!(A la porte du fond se prsente, attire par le bruit des voix, MADEMOISELLE CEI. Blonde,grande, mince, trente ans, elle est habille pour la circonstance. Une robe lgante. Habitue dissimuler toute sa vie intime sous une apparence de bonne ducation, elle parle et observe avecattention, et tmoigne, dans toutes ses manires, d'une finesse vraiment aristocratique.)MADEMOISELLE CEI. Qui est l ?MADAME BARBETTI, se tournant. Ah! enfin... Nous cherchions quelqu'un...MADEMOISELLE CEI. A qui ai-je l'honneur de parler ?MADAME BARBETTI. Je suis la grand-mre de la marie et voil son oncle.(Elle montre son fils qui a un geste de dpit.)MADEMOISELLE CEI, remarquant ce geste, perplexe. Ah!... la grand-mre?

    MADAME BARBETTI, appuyant. Et l'oncle. Nous arrivons de Prouse.MADEMOISELLE CEI. J'ignorais que Madame ft attendue...MADAME BARBETTI. Nous ne sommes pas attendus... C'est une surprise.MADEMOISELLE CEI. Dans ce cas... Mais veuillez vous asseoir.MADAME BARBETTI, s'asseyant. Merci. Et si je ne suis pas trop curieuse, vous tes, ici...?MADEMOISELLE CEI. Je suis, comment dire, auprs de mademoiselle Lori pour lui tenircompagnie.MADAME BARBETTI. Vous tes sa dame de compagnie ?MADEMOISELLE CEI. Si vous voulez. Je suis plutt une amie de Palma.MADAME BARBETTI. Ah ! trs bien, trs bien, de Palma...(Elle rpte ce nom comme quelqu'un qui l'ignorait et vient de l'apprendre l'instant.)

    MADEMOISELLE CEI. Je suis dsole que Mademoiselle ne m'ait pas avertie.MADAME BARBETTI. Mais non... C'est une surprise que nous lui mnageons.MADEMOISELLE CEI. C'est qu'elle est sur le point de partir...CARLO, qui s'est agit pendant la prcdente rplique de sa mre. Naturellement, c'est ce queje disais mre...MADAME BARBETTI. Toi, fais-moi le plaisir de te taire. (A MADEMOISELLE CEI.)Nousavons fait une erreur... On nous avait dit que le mariage serait clbr demain matin... Nousavions pens arriver la veille des noces.MADEMOISELLE CEI. C'est hier qu'a eu lieu le mariage.MADAME BARBETTI. Hier, vraiment ?MADEMOISELLE CEI. Le mariage civil, oui, madame. Ce matin, c'est le mariage religieux.

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    MADAME BARBETTI. Ah ! oui, hier le mariage civil, aujourd'hui le mariage religieux...Trs bien.MADEMOISELLE CEI. Ils ne vont plus tarder rentrer.

    MADAME BARBETTI. En grand cortge, n'est-ce pas ? Et il y aura grand dner ?MADEMOISELLE CEI. Non, madame, rien du tout.MADAME BARBETTI. Comment, rien ? Mais le salon, par l (Elle montre la gauche.) estrempli de fleurs. (Elle regarde autour d'elle.) Et ici galement!MADEMOISELLE CEI. Oui, mais aucune crmonie. Hier, il y a eu, c'est vrai, rception,dner, mais dans l'intimit.CARLO. C'est la mode prsent! On se marie en costume de voyage...MADEMOISELLE CEI. On n'est pas all jusque-l. Quelques amis seulement, des intimes...mais la marie, ce matin, est en blanc, voile de tulle et fleur d'oranger. Vous allez la voir, elle est peindre.MADAME BARBETTI. Oh ! je me l'imagine bien : un amour! Mais tout de mme, voyons,

    quand on pouse un marquis...MADEMOISELLE CEI. Oui, mais... C'est peut-tre la raison... La marquise douairire...MADAME BARBETTI. Ne voulait pas de ce mariage.MADEMOISELLE CEI. Mais pas du tout, madame, au contraire ! Si vous voyiez quelscadeaux elle a envoys ! Seulement, elle est en assez mauvaise sant, voil...CARLO, trs homme du monde. Parfaitement, nous comprenons.MADEMOISELLE CEI. Au retour du voyage de noces, elle donnera, dans son htel, unegrande fte en l'honneur de sa belle-fille.MADAME BARBETTI. Alors, ici, aujourd'hui..,MADEMOISELLE CEI. La fte est finie. Le jeune couple va s'arrter un moment, je crois,pour permettre la marie de changer de robe. Il y aura les tmoins, quelques amis de monsieur

    le marquis et de monsieur le snateur...MADAME BARBETTI. Mon gendre est snateur? (A CARLO.) Tu entends! Il a t nommsnateur!MADEMOISELLE CEI, avec un sourire imperceptible. Non, madame. Je voulais parler demonsieur le snateur Manfroni.MADAME BARBETTI. Ah ! ce n'est pas mon gendre ? Mais alors, qui est ce Manfroni?CARLO. Mais voyons, maman, Salvo Manfroni, qui a t dput de Prouse, qui, ensuite, at ministre...MADAME BARBETTI. Je sais, je sais... Mais qu'est-ce qu'il vient faire ici?CARLO. Comment! ce qu'il vient faire? Mais c'est lui qui a fait arriver ton gendre au Conseild'Etat!

    MADAME BARBETTI. Ah, oui ?CARLO. Quand il tait ministre, il l'avait pris comme chef de cabinet. Tu ne te rappelles pas ?Je te l'avais pourtant dit l'poque.MADEMOISELLE CEI. J'ai t moi-mme introduite ici par monsieur le snateur.CARLO. C'est un ancien lve de ton premier mari...MADAME BARBETTI. Ah! parfaitement! A prsent je me rappelle... Elve de mon premiermari!MADEMOISELLE CEI, avec un tonnement mal contenu. Comment...! Madame... serait laveuve de Bernardo Agliani?MADAME BARBETTI. Moi-mme, en personne, oui, mademoiselle...MADEMOISELLE CEI. De cette gloire de la science...

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    MADAME BARBETTI. Ma petite-fille vous en a parl ?MADEMOISELLE CEI. Mais tous les livres de classe parlent de lui, madame.MADAME BARBETTI. Il est mort subitement, vous savez? Dans son... (A CARLO.)

    Gomment appelle-t-on?CARLO. Un laboratoire, maman.MADAME BARBETTI. Oui, son laboratoire de... de...CARLO. De physique, maman.MADAME BARBETTI. C'est a, de physique... Foudroy. Tous les journaux en ont parl.MADEMOISELLE CEI. Je sais, madame, je sais.MADAME BARBETTI. Quelle piti! J'ai bien regrett, ce moment-l, de n'avoir pas eu lapatience de rester avec lui jusqu' la fin. Et avant... Il n'arrtait pas d'tudier et de faire imprimerdes livres...CARLO. Mais oui. Tu vois bien, maman, que Mademoiselle est au courant. Et Salvo Manfroniaussi... c'est lui qui a fait imprimer le dernier, posthume.

    MADAME BARBETTI. C'est vrai, une uvre... comment appelle-t-on a?CARLO. Posthume, maman, une uvre posthume.MADAME BARBETTI. Non, ce n'est pas a. Une uvre que ce Manfroni a prise parce quemon mari l'avait laisse... comment appelle-t-on a?CARLO. Ah! indite!MADAME BARBETTI. Comment ?CARLO. Indite, maman.MADAME BARBETTI. Prcisment, c'est le mot que je cherchais... Il a pris cette uvre et ilest devenu clbre : snateur!CARLO. Ne dis pas que monsieur Manfroni l'a prise. On dirait qu'il l'a vole. Il s'agissait denotes pour un nouvel ouvrage...

    MADEMOISELLE CEI. Que Salvo Manfroni a labores, dveloppes, compltes...CARLO. Avec le plus grand succs.MADEMOISELLE CEI. Un succs que je crois bien mrit. Sans rien enlever, bien entendu,au mrite de son matre.MADAME BARBETTI. Ce n'est pas ce qu'on dit Prouse! Ah, non, alors! Et je suis capablede le lui dire en face, vous savez.CARLO. Voyons, maman.MADEMOISELLE CEI. D'ailleurs, Mademoiselle en a bien profit, d'aprs ce que j'ai entendudire. 'a t une grande chance pour elle.MADAME BARBETTI. Qu'est-ce qui a t une chance ?MADEMOISELLE CEI. Eh bien, que monsieur Manfroni ait trouv chez monsieur Lori ces

    papiers indits de son matre.MADAME BARBETTI. Une chance pour lui.MADEMOISELLE CEI. Pour lui, peut-tre, mais aussi pour mademoiselle Palma, qui taitencore un bb. Forc de travailler ici mme la pauvre Madame tenait ces papiers, parat-il,comme la prunelle de ses yeux , il s'attacha Palma et, aprs la mort de Madame, il prit soussa protection la pauvre petite orpheline. Il tait clibataire, riche, il l'a leve comme sa proprefille, et c'est lui maintenant qui lui a trouv ce beau parti...MADAME BARBETTI. C'tait tout naturel. Il a rendu la petite ce qu'il avait pris au grand-pre... Mais il a d s'occuper aussi de mon gendre...MADEMOISELLE CEI. Il l'a toujours trait comme un frre.MADAME BARBETTI. Dites un peu, mon gendre, comment est-il fait?

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    MADEMOISELLE CEI. Mais, Madame doit le savoir...MADAME BARBETTI. Pas du tout, figurez-vous... Il y a si longtemps que ma fille estmorte!... Elle voulait entrer dans l'enseignement. Elle tait venue ici, Rome, aprs la mort de

    son pre, elle y a connu ce Lori, qui tait rdacteur au ministre. Elle l'pousa sans mme meconsulter. Oui... ma pauvre Silvia, victime pourtant elle aussi tout comme moi de la sciencede ce sacr bonhomme, a toujours eu pour lui une vritable adoration. Il ne fallait pas y toucher!Vous comprenez, une fille peut s'adapter, mais une femme finit par se lasser, et moi, je ne vous lecacherai pas, j'avais fini par me lasser. Eh bien, du jour o j'eus quitt mon mari, je n'ai plus eu lemoindre rapport avec ma fille. Elle est morte aprs sept ans de mariage. Et voil pourquoi j'ignorecomment est fait mon gendre.MADEMOISELLE CEI. Vous ne l'avez jamais vu ?MADAME BARBETTI. Jamais !MADEMOISELLE CEI. Mais alors, vous ne connaissez pas non plus Mademoiselle ?MADAME BARBETTI. Non plus.

    MADEMOISELLE CEI. Oh! dans ces conditions...CARLO. N'est-ce pas, le moment de nous prsenter est bien mal choisi? Je l'ai fait remarquer ma mre...MADEMOISELLE CEI. C'est que, vous comprenez...CARLO. Au milieu d'un remue-mnage comme celui d'aujourd'hui...MADEMOISELLE CEI. Oui... et puis...CARLO. L'embarras d'une explication, un jour pareil.MADAME BARBETTI. Quel embarras? Expliquer quoi? Une grand-mre apporte un cadeaude noces sa petite-fille, voil tout. Il aurait mieux valu, certainement, arriver la veille dumariage, mais Palma se moque bien qu'on lui explique des choses si anciennes. Et pour mongendre, veuf depuis seize ans, pourquoi veux-tu qu'il s'intresse encore un beau-pre qu'il n'a

    pas connu, aux rancunes de sa femme?... Mais il ne doit mme plus y penser, sa femme !MADEMOISELLE CEI. Ah ! non, sur ce point, madame, vous vous trompez.MADAME BARBETTI. Il y pense encore?MADEMOISELLE CEI. Constamment; c'est mme... pour une femme... comment dire? c'estune chose... une chose vous mettre en colre. En colre non pas contre lui, mais contre nous-mmes, femmes, tant nous savons mal nous estimer notre prix. Voir un homme encore bris,aprs seize ans, par la mort de sa femme, presque annihil...MADAME BARBETTI. Annihil, comment cela ?MADEMOISELLE CEI. Ah! ses yeux... comment dire.? Si vous voyiez comme il regarde,comme il coute! On dirait que les choses, les bruits, les voix, mme les plus familires, la voixde sa fille, de son ami, ont un aspect, un son qu'il ne parvient plus saisir. On dirait qu'autour de

    lui la vie, comment dire, s'est rarfie... C'est peut-tre cause de l'habitude qu'il a prise...MADAME BARBETTI, accompagnant sa question d'un geste. Il boit?MADEMOISELLE CEI,protestant, avec un sourire. Oh! Madame, que dites-vous l?...(Tristement.) L'habitude d'aller l-bas tous les jours...MADAME BARBETTI. Au cimetire ?MADEMOISELLE CEI. Tous les jours, quelque temps qu'il fasse! Et quand il revient, perdudans un rve, il semble tout regarder de loin, de si loin...CARLO, se levant, aprs un silence. Je crois, maman, qu'il vaudrait mieux renvoyer notreprsentation un autre jour.MADAME BARBETTI. Toi, reste assis. Et laisse-moi couter. (A MADEMOISELLE CEI,rsolument, comme quelqu'un qui ne se laisse pas raconter d'histoires.) Dites-moi un peu, quel

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    ge a-t-il?MADEMOISELLE CEI. Mais, je ne sais pas au juste, quarante-cinq, quarante-six ans...MADAME BARBETTI. Moins seize, a fait combien?

    MADEMOISELLE CEI. Je ne comprends pas bien.MADAME BARBETTI. Quarante-six moins seize ?MADEMOISELLE CEI. Eh bien... trente.MADAME BARBETTI. Trente, oui, mademoiselle. A qui ferez-vous croire que si monsieurLori, rest veuf trente ans, sort seul chaque jour, c'est pour aller sur la tombe de sa femme?Voyons, mademoiselle, nous avons aussi un corps, et la chair est faible.MADEMOISELLE CEI. Alors, vous supposez ?MADAME BARBETTI. Ce n'est pas difficile deviner.MADEMOISELLE CEI. Quand vous l'aurez vu, vous changerez d'avis. D'ailleurs, on lesaurait...(Un domestique en livre entre en courant par la porte du fond.)

    LE DOMESTIQUE. Mademoiselle, les voil, ils arrivent, ils arrivent...(Il sort en courant par la mme porte.)MADEMOISELLE CEI, se levant. Les voil. Vous m'excusez. Ou voulez-vous passer aussi ausalon?CARLO, mme jeu. Non, non, je vous en prie.MADAME BARBETTI. Nous allons attendre ici ce sera mieux.MADEMOISELLE CEI. Comme il vous plaira.CARLO. Annoncez la grand-mre, n'est-ce pas! La grand-mre et rien d'autre.(MADEMOISELLE CEI sort gauche.)MADAME BARBETTI. Ah ! tu sais te faire valoir ! Heureusement que je suis l!CARLO. Permets : imagine qu'on te reoive mal, qu'est-ce que je ferai ?

    MADAME BARBETTI. Tu te tiendras tranquille.CARLO. Je laisserais insulter ma mre?MADAME BARBETTI. Mais qui veux-tu qui m'insulte? Pourquoi m'insulterait-on?(MARTINO LORI entre par la gauche, troubl, pas presss. Il est presque entirement blanc,bien qu'au-dessous de la cinquantaine. Habill avec grand soin. Le visage expressif, avec desyeux particulirement vifs, une physionomie mobile, visiblement domine par les avertissementscontinuels d'une sensibilit changeante, aigu l'extrme, mais qui brusquement s'vanouit,laissant son esprit sans dfense; il apparat alors triste, faible et surtout crdule.)LORI. Non, madame, non, je vous demande pardon. Je ne sais pas comment vous avez eul'audace de vous prsenter chez moi.MADAME BARBETTI. Je parle mon gendre?

    LORI. Je ne suis pas votre gendre... Je n'ai jamais t votre gendre.MADAME BARBETTI. Vous n'tes pas le commandeur Lori?LORI. Mais si.MADAME BARBETTI. Vous avez pous ma fille...LORI. Mais c'est prcisment pourquoi, madame, votre prsence ici est un outrage, que je nepuis tolrer, la mmoire de votre fille. Est-il possible que vous ne le sentiez pas?MADAME BARBETTI. Oh! mon Dieu, j'avais cru qu'aprs tant d'annes, cette brouille...LORI. Vous vous tes trompe, madame. D'ailleurs, quand j'ai pous votre fille, vous aviezcess, depuis longtemps dj, d'tre la femme de Bernardo Agliani !MADAME BARBETTI. Mais je n'en continuais pas moins tre la mre de Silvia!LORI. Sa mre, ah ! parlons-en. Vous savez parfaitement que, depuis que vous aviez quitt

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    son pre, Silvia n'avait plus voulu vous considrer comme une mre et elle avait raison.CARLO. Pardon, je vous prierais...LORI. Qui tes-vous?

    MADAME BARBETTI, venant au secours de son fils. C'est mon fils... (A CARLO.) Laisse-moi parler.CARLO. Non, un instant; je vais dire monsieur ce que je pense; je veux qu'il sache que, moi,je ne voulais pas venir et que je ne serais pas venu...LORI. Et vous auriez bien fait.CARLO. Parfaitement... C'est ce que j'ai dit ma mre. Mais cela n'empche...MADAME BARBETTI, l'interrompant. Que vous n'avez pas le droit de me parler commevous faites.CARLO, mme jeu. ... Sans mme savoir pourquoi...MADAME BARBETTI, mme jeu. ... Oui pourquoi je suis venue trouver ma petite-fille!LORI,faisant un effort pour se dominer. Je ne crois pas que ma fille puisse avoir un sentiment

    diffrent du mien quant au respect qui est d la mmoire de sa mre. Ma fille ne tolrera pasplus que moi cotte offense la mmoire de sa mre.(On entend, ce moment, la cantonade gauche, la voix de PALMA.)LA VOIX DE PALMA. Oui, oui, j'en ai pour deux minutes!(PALMA entre par la porte de gauche, en robe de marie. Elle se dirige en courant vers la portede droite qui donne dans sa chambre.Dix-huit ans, trs belle. Elle traite son pre avec une froideur mal dissimule. A son entre,MADAME BARBETTI va vers elle en lui tendant les bras.)MADAME BARBETTI. Ah! la voil, la voil! Ma chrie, comme tu es belle !PALMA, surprise et confuse, se dominant. Je vous demande pardon, je...MADAME BARBETTI. Je suis ta grand-mre, ma chrie, ta grand-mre.

    PALMA,plus tourdie encore qu'tonne. Ma grand-mre? Comment? (Se tournant vers sonpre avec une incrdulit comique.) J'ai une grand-mre par-dessus le march ?LORI. Non, non, Palma.MADAME BARBETTI, LORI. Comment, non ? (A PALMA, avec emphase.) Je suis la mrede ta maman!CARLO, LORI. Vous ne pouvez le nier.LORI. Ne m'obligez pas dire ce que ma fille sait trs bien!PALMA, se souvenant, mais sans y accorder d'importance, de l'indignit de cette grand-mre, siridicule qu'elle lui fait l'effet d'une grand-mre pour rire. Ah! c'est elle... oui!LORI. Tu comprends, Palma, que si ta mre tait l...PALMA, ennuye de l'embarras imprvu o la met son pre, haussant les paules.

    videmment... mais... je ne sais pas, moi, que veux-tu faire ?MADAME BARBETTI. Il prtend que j'ai eu tort de venir.LORI. C'est de l'effronterie...PALMA, ennuye, protestant. Mais non ! A quoi bon repenser tout cela ?...LORI, bless. Comment, quoi bon?MADAME BARBETTI, aussitt, exultant. N'est-ce pas, ma chrie, n'est-ce pas, quoi bon ?LORI. Tu trouves trange que je pense ta mre ?PALMA, toujours ennuye. Mais non, pas du tout. Seulement, juste l'instant o je vais m'enaller d'ici.MADAME BARBETTI. Parfaitement, tu es marie Ton pre n'a plus le droit de s'opposer quoi que ce soit.

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    LORI. Mais ce n'est pas un droit que j'exerce.MADAME BARBETTI. Prtendriez-vous m'empcher d'avoir des intentions en faveur de mapetite-fille?

    PALMA, irrite contre LORI, se dirige vers sa chambre. Ah! non, a, c'est trop, c'est trop...MADAME BARBETTI, s'interposant pour la calmer. Oh ! je t'en prie, ne t'irrite pas dans cecostume.PALMA. Il faut que j'aille me changer pour partir.LORI, l'air sombre et gar, battant en retraite. J'ai peut-tre exagr... j'exagre peut-tre...PALMA. Ah ! oui, tu peux le dire. Tu exagres. Mais, Dieu soit lou, c'est fini!MADAME BARBETTI. Je suis dsole d'avoir t cause...PALMA, rassrne et recommenant voir le ct grotesque de cette rencontre inattendue.Non, non. Il suffit d'un peu de mesure, grand Dieu! Aprs tout, c'tait une jolie surprise detrouver comme a, tout coup, sur le seuil de la porte, une grand-mre.MADAME BARBETTI, clatant de joie. Comme tu es belle! comme tu es aimable!

    (S'adressant son fils pour se, faire remettre le cadeau de mariage.) Donne, donne, Charlot!PALMA, ne comprenant pas. Quoi donc ?MADAME BARBETTI. Je t'ai apport mon petit cadeau...PALMA, se tournant vers son pre pour l'inviter un peu d'indulgence devant le ct comiquede la chose. Tu vois, il y a mme un petit cadeau...MADAME BARBETTI. Allons, allons, Charlot ! (Le prsentant PALMA.) C'est mon autrefils...PALMA. Trs heureuse...MADAME BARBETTI, continuant. C'est... comment dire:'... le demi-frre de ta pauvre mre.PALMA. Presque un oncle, alors?CARLO. Cest cela, presque un oncle... Trs heureux vraiment! (Tendant l'crin sa mre.)

    Voil, maman.MADAME BARBETTI, offrant l'crin. Prends, ma fille, prends.PALMA, ouvrant lcrin, avec une admiration exagre. Oh! que c'est beau! Mais vous avezfait des folies!MADAME BARBETTI. Tu dois en avoir eu bien d'autres plus beaux.CARLO. Avec tous nos vux de bonheur !MADAME BARBETTI. Oui, ma chrie, tout le bonheur que tu mrites ! Et je ferai encoredavantage pour toi.LORI, incapable de se contenir davantage. Ton grand-pre, Bernardo Agliani, avait restitu cette femme tout son argent, y compris l'argent de sa dot, qui revenait de droit ta mre, et tamre en avait t trs heureuse, et, reste orpheline, elle avait mieux aim gagner son pain en

    enseignant que... Mais fais ce que tu voudras, prends ce cadeau, prends : je suis un trouble-fte et,comme l'a dit Madame, je n'ai mme plus le droit de parler prsent...(A ce moment entrent par la porte gauche SALVO MANFRONI, le marquis FLAVIO GUALDIet le comte VENIERO BONGIANI. Le snateur SALVO MANFRONI, grand, raide, mince, acinquante ans peine. S'il n'avait pas t nomm snateur pour ses titres scientifiques, il auraitpu l'tre pour sa fortune. Il donne l'impression d'un grand seigneur, matre des autres, maissurtout de lui-mme. Le marquis FLAVIO GUALDI a trente-quatre ans. Encore blond, d'unblond ardent mme, mais dj presque chauve, rose et luisant comme une figurine de porcelainefine maille, il parle lentement, avec un accent encore plus franais que pimontais, affectantdans son ton une certaine bonhomie condescendante qui contraste, d'une faon trange, avec leregard froid et dur de ses yeux bleus, presque vitreux. Le comte VENIERO BONGIANI a environ

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    quarante ans. Trs lgant, il fait des spculations cinmatographiques et a fond un des plusprospres tablissements de production de films.)SALVO MANFRONI. Qu'y a-t-il ?

    PALMA. Rien, rien : une belle surprise! Regardez, Flavio!FLAVIO. Comment, pas encore dshabille?PALMA. Je viens de trouver une grand-mre dans l'antichambre.FLAVIO. Une grand-mre ?VENIERO, en mme temps. Vraiment!SALVO, en mme temps. Madame ?FLAVIO, dsignant LORI. C'est sa mre ?PALMA, aussitt. Heureusement non. (S'adressant CARLO.) Mais ce n'est pas tout...pardon... votre nom ?CARLO, se redressant, avec grce. Ah ! Clarino.(Il s'incline.)

    SALVO, avec tonnement, sur un ton de reproche. Voyons, Palma, qu'est-ce que c'est quecette histoire ?PALMA,feignant de n'avoir pas entendu. Voil monsieur Clarino, fils de ma grand-mre etpresque mon oncle. (A MADAME BARBETTI.) Grand-mre Clarino, alors ? Veuve ?MADAME BARBETTI. Deux fois, oui, ma jolie. Et remarie une troisime.PALMA, triomphalement, LORI. Tu vois bien, il n'y a mme plus besoin de rappelerBernardo Agliani ni maman; on peut prendre la chose la lgre et mme (Elle lance FLAVIOun coup d'il d'intelligence.)joyeusement, puisque nous allons partir.FLAVIO. Oh ! quant moi, d'accord !MADAME BARBETTI, avec sincrit. C'est bien ce que je disais!LORI, bless par les derniers mots de PALMA. C'tait pour toi surtout que je m'y opposais, au

    moment o tu quittes cette maison.SALVO, notant le ton passionn de LORI, qui lui parat hors de propos, l'interrompt ets'approchant de lui. Mais non, mais non, n'insiste pas, mon cher ami. Aprs tout...(Il continue lui parler bas avec animation.)PALMA, SALVO, qui n'coute pas. Comme si c'tait lui qui l'avait invite!(Elle s'approche de FLAVIO et de VENIERO, qui sont rests prs de la porte de gauche.)FLAVIO, PALMA, avec un sourire. Vous m'expliquerez tout l'heure.PALMA. Vraiment, il y a de quoi rire.VENIERO. Voil une grand-mre en parfait tat de conservation!PALMA. Elle est impayable. Vous devriez l'engager dans votre maison de cinma! (AFLAVIO.) Je vous expliquerai tout l'heure.

    FLAVIO. Mais, ma chrie, il faut vous dpcher.PALMA. J'en ai pour une minute... Mais conduisez-les de l'autre ct... (A BONGIANI.)Proposez aussi un engagement au fils. (Haut, les conduisant devant MADAME BARBETTI.)Attendez que je vous prsente ma grand-mre : le marquis Flavio Gualdi, mon mari; le comteVeniero Bongiani, directeur des films Romania. (A CARLO.) Monsieur... Charles, n'est-ce pas?CARLO. Oui, Charlot...PALMA. Oncle Chariot! Ah! je n'aurais pas cru que j'aurais jouer un rle pareil en robe demarie! Si vous permettez, je vais la quitter tout de suite... Allez donc par l, vous serez mieux.(PALMA sort par la porte droite.)MADAME BARBETTI, criant dans son dos. Ah ! la petite chrie... (Se tournant versFLAVIO, tout en se dirigeant vers la porte gauche.) Ah! je suis vraiment heureuse!

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    FLAVIO, s'effaant pour la laisser passer. Je vous en prie.(Il sort aprs elle.)VENIERO, mme jeu, CARLO.Je vous en prie...

    CARLO, refusant. Je ne permettrai pas... (Lui montrant la porte.) Aprs vous...VENIERO,passant le premier. C'est juste. Vous tespresque de la maison.(VENIERO et CARLO sortent gauche.)LORI, continuant haute voix sa conversation avec MANFRONI. Je puis faire abstraction detous mes autres sentiments, mais pas de celui-l, non, non. C'est ma seule raison de vivre, tu lesais.SALVO, part, avec colre. Il est incroyable ! (Puis sur un ton agressif, trs vite.) Tut'enttes dans cette ide fixe, c'est parfait, mais rends-toi compte de la peine que tu fais ceux quite voient dans cet tat et voudraient te gurir de ce ridicule dont tu te couvres toi-mme.LORI. Le ridicule ? Cela te parat ridicule ?SALVO. Mais oui, mon cher, tu exagres, tu exagres dans des proportions inqualifiables...

    Et, au moment prcis o Palma se dlivre et te dlivre, sapristi, tu aurais pu t'abstenir!LORI. Je n'ai pas pu.SALVO. Je le vois bien. Tu t'es acharn taler un sentiment qui, jusqu' prsent, et c'taitparfait, servait excuser bien des choses, ta ngligence envers Palma, par exemple.LORI. Tu tais l...SALVO, continuant. J'tais l, parfait; je m'tais attach la petite, que je voyais nglige,c'est entendu.LORI,protestant. Ce n'est pas exact.SALVO,pour couper court, avec irritation. Je le sais bien. Ce que j'en dis l, c'estl'explication pour le monde...LORI, comme s'il regardait au fond du pass. Eh! je ne le sais que trop, les apparences taient

    contre moi.SALVO, avec ennui. Mais non, l'apparence, c'tait que ton grand deuil, ton trop grand deuil,t'empchait de t'occuper de ta fille, de la distraire, comme tu aurais d. (Avec force, exaspr.)Mais prsent, c'est assez! c'est trop! Elle te quitte! Et toute cette fureur parce que cette mgres'est fait voir le jour de son dpart, franchement, tu aurais pu te l'pargner.LORI, avec colre, mais triste et abattu. Tu n'as donc pas vu l'accueil qu'elle lui a fait?SALVO, au comble de l'irritation. L'accueil qu'elle lui a fait? Mais tu n'as donc pas vu qu'elles'est moque d'elle, qu'elle s'est tire, force d'esprit, de l'embarras o ton exagration l'avaitmise?LORI. Elle a accept sous mes yeux le cadeau qu'ils lui ont apport.SALVO. Tu voulais qu'elle le refust ?

    LORI. Et la promesse d'une donation... Un argent dont sa mre a eu le dgot !SALVO, impressionn. Elle lui a fait cette promesse?LORI. Mais je lui ai jet sa honte la face!SALVO, abasourdi. Et tu ne comprends pas... (Il se cache le visage dans les mains.) Mais,Dieu du ciel, tu ne comprends pas que tu tais le dernier devoir lefaire ?LORI. Pourquoi? Palma, grce Dieu... (Se reprenant.) ou plutt grce toi, Palma n'a pasbesoin de cet argent.SALVO. Mais c'est prcisment pour a. (A part.) Il est incroyable.LORI. Prcisment pour a? Pourquoi?SALVO. Mais tu le sais bien. Ce n'tait pas toi de parler, voil tout!

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    LORI. Je n'en ai pas le droit ? C'est cela que tu veux dire?SALVO. Naturellement, tu n'en as pas le droit. Tu ne las en aucune faon. Cette femme estriche millions. Et tu ne peux pas savoir si le mari de Palma...

    LORI. Voyons, avec la dot que tu as si gnreusement constitue sa femme.SALVO. Qu'est-ce que tu chantes ! On n'a jamais trop d'argent.LORI, tonn et dolent. Pardonne-moi, je ne croyais pas...SALVO. Quoi ?LORI. Je ne m'attendais pas ces reproches de ta part... Toi qui vnrais et vnres lammoire de Bernardo Agliani...SALVO, au paroxysme de l'irritation, se dirigeant vers la porte de gauche. Ah! celle-l,alors... Vraiment tu vas trop loin...(FLAVIO GUALDI rentre ce moment.)FLAVIO. Je vous drange?SALVO. Pas du tout, entre, Flavio.

    FLAVIO, riant et faisant allusion MADAME BARBETTIi.Ah! elle est impayable,impayable! Et le fils, encore plus crevant que sa mre! Il vient de s'engager par contrat tournerun film pour Bongiani, qui est en train de s'en amuser... Ils sont crevants...SALVO. Trs bien, tu as compris de quoi il s'agit.FLAVIO. Mais oui, c'est une bonne plaisanterie. (Reprenant son srieux et lanant un regardd'intelligence SALVO.)Naturellement, raison de plus pour... (Il fait un geste de la main quisignifie : couper court.) a va sans dire...LORI. Qui pouvait prvoir qu'elle aurait l'impudence de se prsenter ici?SALVO. Tu comprends maintenant, mon cher, ce que tu as gch. Tu as gch une bonneplaisanterie! La farce que cette vieille perruche tait venue nous offrir l'improviste. (AFLAVIO.) Fais-moi penser tout l'heure te dire quelque chose... Je vais ct, leur parler un

    peu... Viens donc avec moi...FLAVIO. Tout de suite. Je dis simplement Palma de se dpcher.(SALVO sort gauche. FLAVIO s'approche de la porte de droite, frappe et tend l'oreille.)LORI. J'aurais aussi vous parler.FLAVIO, ennuy, avec froideur. Excusez-moi. (Tourn vers la porte.) C'est moi, Palma... (Unsilence, FLAVIO coute, puis, riant.)Non, non, je ne veux pas entrer... (Un silence, mme jeu.)Oui, c'est a, il est dj tard... (Un silence, mme jeu.) Mais laissez faire Mademoiselle, etdpchez-vous! (Un silence, mme jeu.) Oui, je m'en occupe, je m'en occupe...LORI. Je voudrais vous dire...FLAVIO. Excusez-moi. Je n'ai pas le temps.(Il sort. LORI demeure comme glac par le mpris patent de GUALDI. Il ne peut supposer que

    nul ne croit la sincrit de ses sentiments; il suppose qu'il ennuie tout le monde et qu'on luimanque de respect parce que sa fille, grce la protection et aux relations de MANFRONI,abandonne son modeste foyer pour entrer dans le grand monde. Il reste abattu, regardant loindevant lui. Long silence interrompu par MADEMOISELLE CEI, qui ouvre la porte de droite etpose sur la scne des valises et des cartons chapeaux que le domestique, arrivant par la portedu fond, enlve au fur et mesure.)MADEMOISELLE CEI, tendant les valises au domestique. Tenez, Giovanni. Attention celle-ci... Non, ne prenez pas tout la fois!(Par la mme porte droite entre enfin PALMA, en robe de voyage luxueuse; elle se gante.)PALMA, MADEMOISELLE CEI. Faites-moi le plaisir, Gina, de bien recommander qu'on neconfonde pas les valises mettre aux bagages et celles que nous prendrons avec nous.

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    MADEMOISELLE CEI. Il n'y a rien craindre. C'est Giovanni lui-mme qui ira la gare.LE DOMESTIQUE. Oui, madame, j'y vais.PALMA, LORI. Tu nous accompagnes la gare ?

    LORI. Mais certainement.PALMA, MADEMOISELLE CEI, qui sort au fond. Attendez, Gina... Vous quittez la maisontout de suite, n'est-ce pas?MADEMOISELLE CEI. A moins que Monsieur ait besoin de moi...LORI. Non, merci... Moi, maintenantPALMA. Qui reste ici ?MADEMOISELLE CEI. Mais... je ne sais pas... Il y a la bonne...LORI. Laisse donc, a n'a pas d'importance. Ecoute-moi, Palma.PALMA. Une minute, veux-tu ? J'ai quelques petites choses dire Gina.LORI. J'attendrai, j'attendrai.PALMA, MADEMOISELLE CEI. Vous serez de retour pour la fin du mois?

    MADEMOISELLE CEI. Plus tt si vous dsirez.PALMA. Non, non, ce sera suffisant. D'ailleurs, je vous crirai.MADEMOISELLE CEI. Vous trouverez tout prpar, votre arrive, selon vos indications.PALMA. Le petit bureau, surtout, n'oubliez pas. (A LORI.) Tu penseras, toi, aux bijoux demaman.LORI. Je les ai dj mis de ct.MADEMOISELLE CEI. Je viendrai les prendre ds mon retour.PALMA. Parfait. Alors, au revoir, Gina. Embrassez-moi.MADEMOISELLE CEI. Bon voyage. Et encore tous mes souhaits.PALMA. Merci. Mais je vous verrai encore avant mon dpart.(MADEMOISELLE CEI sort par le fond.)

    LORI. Je ne voudrais pas, Palma, que ce dplorable incident...PALMA. Je t'en prie, n'en parlons plus... (Faisant allusion sa grand-mre.) Elle est encorel?LORI. Je crois que oui.PALMA. Il est temps de partir.LORI. Un moment, veux-tu ?... J'ai te dire une chose qui me tient cur plus que tout.PALMA. Mais quoi, mon Dieu ? J'aurais compris plus tt! Mais prsent?LORI. Non, prsent, prsent que tu me quittes, mon enfant.PALMA. Mais c'est tout fait inutile, vraiment.LORI. Comment! Tu veux que je te cache, au moment o tu quittes cette maison pourtoujours, ce qui a t, ce qui est encore ma douleur secrte?

    PALMA, voix basse, avec impatience, mais sentant pourtant la ncessit de cette conversationsur un sujet pineux qu'il et mieux valu viter. Mais oui, je sais.LORI. Tu sais ?PALMA, mme jeu. Oui, je sais tout. Et c'est pourquoi je trouve inutile, comprends-tu, que tum'en parles maintenant.LORI. Non, ce n'est pas inutile. Je vois bien que tu n'as pas devin quel aspect tout diffrent decelui qu'il avait pour toi, oui, quel aspect tout diffrent avait pour moi le rle que j'avais accept.(Il hsite et ajoute avec tristesse.) Mon rle de pre ngligent et nglig.PALMA. Mais voyons, prsent...LORI. Laisse-moi parler. Tout cela pour moi, a trait des choses anciennes que tu ne peux passavoir, tu tais trop jeune. Je veux que tu les apprennes avant de t'en aller.

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    PALMA, avec un soupir, sans cacher son impatience; mais se rsignant. Eh bien, parle,parle...LORI. Cette faon que tu as de me traiter!...

    PALMA. Mais non, permets...LORI. Laisse-moi parler. Je ne te la reproche pas. Cette faon que tu as de me traiter donneaujourd'hui, c'est vrai, doublement raison ta mre. Ecoute-moi. PALMA. Tu vas me parlerencore de maman?LORI, avec force. Oui, elle avait tout prvu.PALMA, un peu tourdie par le ton qu'il a pris. Quoi ?LORI s'arrte, repentant, et ne rpond pas par ce qu'il devait dire : Que tu n'aurais plus pourmoi aucune considration. Puis, avec douceur et tristesse. Je ne te reproche rien, je te lerpte. J'prouve simplement le besoin de te dire que j'ai voulu acqurir le droit de donner tort ta mre, qui ne voulait pas, qui ne voulait absolument pas...PALMA. Elle ne voulait pas quoi?

    LORI. Mais que Salvo Manfroni s'occupt trop de toi...PALMA. Et alors?LORI. J'ai voulu, comme je te le disais, acqurir le droit de ne pas tenir compte des bonnesraisons de ta mre, et je l'ai pay d'une longue souffrance que tu n'as pas devine ne dis pas lecontraire, c'est clair , tu ne l'as pas devine, cette souffrance, tu n'arrives pas encore supposerqu'elle existe.PALMA. Qu'en sais-tu ?LORI. Le ton sur lequel tu me parles suffit m'en convaincre.PALMA. Si je te parle sur ce ton, c'est prcisment parce que je connais la nature de tasouffrance. Je la connais trs bien, cette souffrance sur laquelle a t btie, c'est cela que tu veuxdire, n'est-ce pas, ma fortune? Comment veux-tu que je l'ignore? LORI. Pourquoi en

    tmoigner tant d'impatience ?PALMA. De l'impatience, non. Mais vraiment, je ne vois plus la raison pour laquelle tu veuxm'en faire souvenir au moment mme o elle cesse de peser, et de quel poids, sur toi, sur moi, surtout le monde... Voil ton tort, laisse-moi te le dire, puisque tu m'y contrains.LORI. Je me suis tenu tellement l'cart!PALMA. Trop dans un sens, pas assez dans un autre !LORI. Que veux-tu dire ?PALMA. Mais tu ne vois donc pas, en ce moment prcis, l'inutilit de toutes cesrcriminations...(SALVO MANFRONI et FLAVIO GUALDI rentrent par la porte gauche.)FLAVIO, impatient. Eh bien, Palma, il est temps...

    PALMA. Je suis prte. Partons...(Elle se prpare sortir avec FLAVIO.)SALVO. Une minute. (A LORI.) Ecoute, mieux vaut que Palma prenne cong de toi ici.LORI, stupfait. Mais pourquoi ? Je l'accompagne la gare.SALVO. Non...FLAVIO. A cause de ces deux-l.(Il montre le salon, o sont encore la grand-mre et CARLO.)SALVO. Si tu viens, ils vont venir aussi, et...FLAVIO. Il y aura ma sur, il y aura quelques amis...PALMA, trs vite. Alors, non, il vaut mieux nous quitter ici.LORI. Mais on peut les renvoyer.

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    FLAVIO. Nous leur avons dj dit...SALVO. Que tu ne venais pas la gare. Ils s'apprtaient nous accompagner.PALMA. a vaut mieux, va! Quittons-nous ici.

    LORI, glac, lui tendant les bras. a vaut mieux, oui...PALMA. Alors, au revoir...(Elle l'embrasse sans effusion.)LORI, aprs l'avoir embrasse sur le front. Au revoir, ma fille. Comme a, brusquement... Jevoudrais te dire tant de choses, et je ne sais rien te dire... Sois heureuse...SALVO. Allons, dpchons, dpchons !LORI, FLAVIO qui lui tend la main. Vous aussi, au revoir... et...FLAVIO. Vous permettez? (A PALMA.) Allez prendre cong...PALMA. Oui, j'y vais.(Elle sort gauche.)FLAVIO, LORI. Vous disiez ?

    LORI,froid, avec tristesse. Rien... Je vous disais au revoir...FLAVIO. Ah! trs bien. Moi aussi... Il n'y a plus qu' s'en aller.SALVO. C'est a, partons. (A LORI avant de sortir gauche.) A bientt.(FLAVIO et SALVO sortent. LORI reste un long moment ruminer sa dception. MADAMEBARBETTI et CARLO rentrent en scne, en silence, l'une maussade, l'autre, pareil unemarionnette dmantibule.)MADAME BARBETTI. C'est une chance, une grande chance de marier sa fille un marquis...CARLO. Tu as vu toutes les histoires qu'il faisait notre arrive et puis...LORI. Et puis ? Je suis rest ici, par votre faute.MADAME BARBETTI. Oui, mais votre fille...LORI. Elle m'a empch de faire le scandale de vous chasser en prsence de son mari.

    CARLO. Elle nous a accueillis avec une parfaite courtoisie.MADAME BARBETTI. ... Une bienveillance!CARLO. Ainsi que son mari.MADAME BARBETTI. Et Salvo Manfroni aussi; tu as vu comme il m'a parl?CARLO. Ne te fie pas celui-l, maman.MADAME BARBETTI. Vraiment, je comprends qu'un pre se sacrifie pour le bien de safille... mais se faire remplacer par un autre comme vous l'avez fait!...LORI, se contenant. Je vous prie de sortir.CARLO. Tout de suite... Vous n'avez pas besoin de nous en prier...MADAME BARBETTI. Mais il y a une chose certaine : c'est que votre fille, dans sa nouvellemaison, me fera toujours meilleur accueil qu' vous.

    CARLO. Allons-nous-en, maman. Ne discute pas davantage.MADAME BARBETTI. Par o sort-on ?CARLO, montrant la porte gauche. Par l, maman, passe.MADAME BARBETTI, sortant. Un joli monsieur!CARLO. Laisse donc...(Avant que MADAME BARBETTI et CARLO soient sortis, MADAMOISELLE CEI entre par lefond, son chapeau sur la tte et une valise la main, prte s'en aller.)MADEMOISELLE CEI, LORI. Voulez-vous que je les reconduise?LORI, avec colre. Non, ils sortiront bien tout seuls.MADEMOISELLE CEI, aprs un silence. Alors, monsieur le conseiller, si vous n'avez plusbesoin de moi.

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    LORI. Non merci. Vous pouvez vous retirer.MADEMOISELLE CEI. Si vous permettez, toutes ces fleurs qui restent...LORI, comme s'il venait seulement de les apercevoir. C'est vrai... qu'en faire? Ils me laissent

    une maison toute remplie de fleurs...MADEMOISELLE CEI. Elles pourraient vous donner mal la tte...LORI. Elle m'a laiss des fleurs...MADEMOISELLE CEI. C'est dommage. Il y en a de si belles...LORI. Prenez, prenez tout ce qui vous plaira...MADEMOISELLE CEI. Oh ! merci, je vais en prendre quelques-unes, de celles-l...(Elle s'approche d'une corbeille.)LORI. Ne pensez-vous pas que pour un pre il n'y a pas de sacrifice trop grand quand il s'agitdu bonheur de sa fille ?MADEMOISELLE CEI. Eh, pour un pre comme vous, monsieur le conseiller... Regardez cesroses. (Elle lui montre la corbeille o elle va les prendre.) Regardez.

    LORI. Magnifique. Prenez... Moi aussi, je voudrais en prendre quelques-unes.(Il consulte sa montre.)MADEMOISELLE CEI, avec tristesse, faisant allusion sa visite habituelle au cimetire.Vous voulez aller au cimetire ? Aujourd'hui ?LORI. Ils ne m'ont pas laiss aller la gare... Je vais aller sur sa tombe lui porter quelquesfleurs... quelques fleurs du mariage de sa fille. Elle aussi me faisait des reproches. Elle non plusne comprenait pas... je lui expliquerai.

    ACTE DEUXIMERiche salon chez FLAVIO GUALDI. Au fond, la charpente de bois s'abaisse, soutenue par desconsoles. Au mur du fond, deux portes vitres de petits carreaux pais et opaques, sertis de

    plomb; celle de droite conduit au jardin, celle de gauche donne dans l'intrieur de la maison.Entre les deux portes, la chemine, qu'on aperoit peine, cache par un vaste canap dont ledossier est tourn vers le public; entre le canap et la chemine qui lui fait face, quelques sigesqui forment comme un petit salon part, plus intime, devant le feu. Contre le dossier du canap,un guridon de style six pieds, sur lequel est pos un magnifique vase de fleurs. De chaque ctdu canap, deux hautes lampes pied, recouvertes d'un vaste abat-jour de soie. Au mur de droite,la porte d'entre et une fentre. A gauche, deux autres portes vitres : la plus proche de la rampedonne dans la salle manger, l'autre dans la salle de billard. Sur le devant de la scne, droite,une table octogonale, sur laquelle sont poss plusieurs revues illustres, quelques vases, desbibelots. Un grand fauteuil de cuir; ct une haute lampe pied, pareille aux deux autres.Quelques siges de style couverts de coussins. Les autres meubles du salon, disposs entre la

    porte de droite et la fentre et entre les deux portes de gauche, d'une riche et sobre lgance,tmoignent du bon got et du faste des matres de maison. Le salon est splendidement illumin.(Au lever du rideau, la scne est vide. Au bout d'un instant, par la porte du fond, qui donne sur lejardin, entrent, de retour d'une promenade, PALMA et SALVO MANFRONI, suivis par LEVALET DE CHAMBRE, auquel MANFRONI remet son chapeau et son pardessus. LE VALET DECHAMBRE sort droite; SALVO et PALMA poursuivent la conversation, commence au jardinen descendant d'automobile.)SALVO,pendant que LE VALET DE CHAMBRE le dbarrasse de son pardessus.Evidemment, videmment... Mais crois-moi, il y a toujours moyen. (LE VALET DE CHAMBREsort.) Il y a toujours moyen de donner aux autres une ide d'eux-mmes qui les grandisse leurspropres yeux...

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    PALMA, l'interrompant, tout en quittant ses gants. Et qui les rende d'une fatuitinsupportable.SALVO. Non, ma chrie, au contraire : qui les grandisse leurs propres yeux et qui tourne en

    mme temps notre avantage.PALMA. Je commence voir clair dans les tres.SALVO. Tu ne vois rien du tout. Ecoute-moi bien. Ton mari te parle. Tu te rends compte quece sont des propos en l'air, histoire de parler...PALMA. Mais oui, des propos vains, sans aucune ralit!SALVO. Montre-lui qu'ils en ont une.PALMA. Mais puisqu'ils n'en ont pas.SALVO. Prcisment. Tu leur confres une ralit, tu introduis, dans ce que dit Flavio, laralit qui te convient, mais comme si c'tait lui, comprends-tu ? comme si c'tait lui qui l'yavait mise. Et il sera tout heureux, crois-moi, de voir ses paroles prendre consistance, revtir uneralit. Ainsi, peu peu, tu modleras ton mari ton gr, mais en lui laissant l'illusion qu'il n'en

    fait qu' sa tte. Est-ce clair ?PALMA. a n'est pas facile.SALVO. a ne l'est pas, en effet. Je ne te dis pas que c'est facile. Je te dis : voil comment agirdans la vie.PALMA. Il faut une de ces patiences...SALVO. Eh oui! surtout de la patience. (Tout bas.) Et pas seulement avec ton mari, dans cettemaison.PALMA, le regarde, puis demande. Tu veux parler de Gina...SALVO. Elle a un drle d'air, cette fille, un air de fouiner partout...PALMA. C'est rcent. C'est depuis qu'elle a quitt l'autre maison.SALVO. Tu t'es aperue, toi aussi, du changement?

    PALMA. Elle est toujours parfaite dans son service.SALVO. Mais elle est reste grande amie de l-bas.PALMA. Elle est pourtant au courant de tout.SALVO. Chut ! La voici.(Par la seconde porte du fond entre MADEMOISELLE CEI, qui s'approche de PALMA pour ladbarrasser de son chapeau et de son manteau.)MADEMOISELLE CEI. Madame la marquise n'a besoin de rien ?SALVO. Oh ! bonsoir, mademoiselle.MADEMOISELLE CEI. Bonsoir, monsieur le snateur.PALMA. Non, Gina, merci, je n'ai besoin de rien. (A SALVO.) Tu permets, je vais un momentpar l.

    SALVO. Va, va. Tu n'oublies pas que tu dois sortir tout l'heure pour aller chez ta belle-mre?PALMA. Vraiment, encore ? Quelle corve ! Si seulement c'tait autre chose qu'une maladieimaginaire.SALVO. Elle a de nouveau la fivre ?MADEMOISELLE CEI. Oui, monsieur. Madame la marquise a fait dire qu'elle taitsouffrante.SALVO, avec empressement, MADEMOISELLE CEI. Rien de grave, n'est-ce pas?MADEMOISELLE CEI. Comme l'ordinaire.SALVO, PALMA. Il faut que tu passes chez elle... Pour ton mari.PALMA. Tu as raison. De la patience... de la patience...

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    (PALMA sort au fond par la seconde porte. SALVO est prs de la table octogonale; il prend unerevue illustre, la feuillette sans s'asseoir.)SALVO. Chre mademoiselle, je voudrais me mettre un peu votre cole.

    MADEMOISELLE CEI. Vous, monsieur le snateur ! Que dites-vous l ?SALVO, sans la regarder, tout en continuant feuilleter la revue. J'admire vos yeux.MADEMOISELLE CEI. Vraiment ? Ils n'ont rien d'extraordinaire.SALVO. Ils sont beaux, et voil pourquoi je les admire. Mais je les admire aussi pour uneautre raison : ils sont clairvoyants.MADEMOISELLE CEI. Clairvoyants ?SALVO. Clairvoyants... attentifs si vous prfrez, mais attentifs sans en avoir l'air.MADEMOISELLE CEI. Mes yeux vous semblent attentifs ?SALVO. Non, prcisment, tout au contraire. Mais ils sont attentifs. Et je voudrais, je vousrpte, apprendre d'eux...MADEMOISELLE CEI. Quoi donc ?

    SALVO. Eh bien, tenez, par exemple, demander quoi donc? comme vous venez de lefaire, alors que vous m'avez parfaitement compris.MADEMOISELLE CEI, le dfiant presque. Ah!... l'art de faire semblant de ne pascomprendre?SALVO ne rpond pas tout de suite, comme s'il tait plong dans sa lecture; puis fait, du doigt,signe que non, et aprs une brve pause ajoute. a, c'est un art plus facile. Il suffit de feindrel'ignorance. Il y en a un autre plus difficile : c'est, de ne pas faire semblant de comprendrequand les autres se sont aperus qu'en ralit nous avons trs bien compris... (Pour attnuer cequ'il vient de dire, feignant de n'y pas attacher d'importance.) Oh ! une chose d'ailleurs que toutle monde a comprise dj...MADEMOISELLE CEI. Eh bien, dans ces conditions, quoi de plus simple?

    SALVO. Vous vous trompez. Il faut, dans ces conditions, un naturel beaucoup plus difficilepour simuler cette feinte ignorance que personne n'attend de nous et qui nous fait paratrestupides.MADEMOISELLE CEI. C'est possible. Pourtant cela peut n'tre pas un art, monsieur lesnateur.SALVO. Ah ! et quoi donc alors ?MADEMOISELLE CEI. Mais... par exemple... une pnible ncessit.SALVO. H, chre mademoiselle, on n'apprend bien, peut-tre, cet art-l que par ncessit.(FLAVIO et VENIERO BONGIANI entrent, en tenue de soire, par la droite.)FLAVIO. Ah! il est dj l.SALVO. Et depuis un long moment.

    (MADEMOISELLE CEI sort au fond par la seconde porte.)VENIERO. Mon cher snateur, tous mes compliments.SALVO. Merci, mon bon ami.VENIERO. Membre correspondant ou membre effectif?SALVO, d'un ton excd. Effectif, effectif.VENIERO. Et de la plus illustre des acadmies trangres! Les membres correspondants sontassez nombreux, mais les membres trangers effectifs, un ou deux au plus. Mais, mon chersnateur, ce sujet, tez-moi d'un doute.SALVO, mme jeu. Non, non, Bongiani, je vous en prie, parlons d'autre chose.VENIERO. Permettez. Au sujet de cette nouvelle distinctionFLAVIO. Oui, on en discutait au cercle. On se demandait s'il est bien ncessaire que tu

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    attribues...VENIERO. En partie... en partie...FLAVIO. Bien entendu : en partie... le mrite de ta grande dcouverte scientifique Bernardo

    Agliani.VENIERO. Puisque cette dcouverte, ajoutait-on, est entirement de vous.(Ces rpliques seront changes avec lgret, sans attacher d'importance la chose.)SALVO. Il est clair que vos amis du cercle n'ont jamais vu, ft-ce de loin, mon bouquin.VENIERO. C'est plus que probable.FLAVIO. Tu le dis dans ton livre ?SALVO. Mes enfants, dans l'introduction de mon ouvrage, je me suis fait un scrupuled'attribuer quelque mrite Bernardo Agliani. Tout le monde prtend maintenant que j'aurais pum'en dispenser... Si je ne l'avais pas fait...VENIERO. On aurait dit le contraire?FLAVIO. Les incomptents !

    SALVO. Pas du tout, les comptents, qui savent parfaitement qu'il n'y avait rien, dans lespapiers de Bernardo Agliani, qui me mt sur la voie de ma dcouverte. Les problmes dephysique qu'il a mis en quation taient d'un tout autre ordre. Mais tout cela n'a pas d'importance.(Changeant de ton, comme s'il abordait un sujet vritablement srieux.) Dites un peu : est-ce quela scission est chose faite?FLAVIO. C'est une plaisanterie.VENIERO. a va finir par une double cotisation payer.FLAVIO. Nous sommes simplement alls nous inscrire au nouveau cercle, sans quitter l'autre.SALVO. Ah! vraiment!(Il rit.)VENIERO. Oui, en masse. Une vritable invasion!

    FLAVIO. On l'inaugure tout l'heure.VENIERO. Et vous allez y venir avec nous, mon cher snateur.SALVO. Vous tes fous !FLAVIO. Pas du tout. Tu y viens avec nous.VENIERO. Nous l'avons promis.FLAVIO. Pas moyen de faire faux bond !SALVO. Mes petits, moi, je reste ici (Il s'assied ou plutt s'tale avec batitude sur le vastefauteuil de cuir prs de la table octogonale), comme chaque soir.FLAVIO. Nous t'enlverons de force.SALVO. Vous m'enlverez ? Ah ! si vous saviez de quel prix j'ai pay ce fauteuil!FLAVIO. Pour un soir, voyons.

    SALVO. Je ne vis que pour l'heure o, chaque soir, aprs dner, ce bon Giovanni tourne lecommutateur et me laisse dans la pnombre.VENIERO. Non, vous n'allez pas nous lcher ainsi.FLAVIO. D'ailleurs, ce soir, Palma ne sera mme pas l.(PALMA rentre par la seconde porte au fond.)PALMA. Vous parlez de moi ?VENIERO. Bonsoir, marquise.PALMA. Bonsoir, cher ami. Qu'y a-t-il ?VENIERO. Obligez-le, je vous en supplie, venir avec nous l'inauguration du nouveaucercle!PALMA. Ah ! C'est dcidment pour ce soir ?

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    FLAVIO, SALVO. Elle va te convaincre.SALVO. Personne ne me convaincra.FLAVIO. Tu sais, Palma, qu'il te faut passer voir ma mre.

    PALMA. Est-ce vraiment bien ncessaire?SALVO. Mais oui, va, va...FLAVIO. J'y suis all avant dner et j'ai promis que tu y passerais. Tu n'as pas besoin d'y resterbien longtemps.SALVO. C'est cela. Une petite heure, aller et retour. Je t'attendrai ici, sans renoncer ma joiede chaque jour.FLAVIO. Je vais me fcher, tu sais.VENIERO. Mais non, il finira par venir.SALVO. Je ne viendrai pas.PALMA. Laissez-lui donc la paix.VENIERO. Nous ne pouvons pas.

    FLAVIO. Si nous arrivons sans lui, on ne nous laissera pas entrer.SALVO. Eh bien, restez ici !PALMA. Vous tes de fameux gostes, savez-vous. Il faut d'abord que j'aille l-bas.FLAVIO. Oh! simplement entrer et sortir...PALMA. Pas du tout. Si au retour je ne dois trouver personne ici, pas mme lui, autant vaut-ilque je reste toute la soire chez ta mre, pendant que vous vous amuserez.SALVO. Sois tranquille, ma chrie, sois tranquille : tu me laisseras ici et tu m'y retrouveras.(A ce moment, MARTINO LORI, au seuil de la porte de droite, demande: )LORI. Je ne vous drange pas?(Tous ont un geste et un mouvement de contrarit.)FLAVIO, bas, furieux. Allons, bon!

    (La conversation tombe aussitt; LORI s'avance, avec hsitation, au milieu de la froideurgnrale.)LORI. Bonsoir. Je vous drange ?PALMA. Mais non, pas du tout.SALVO. Approche un peu... Tu m'excuses, je ne me lve pas.LORI, s'approchant de FLAVIO qui cause l'cart avec VENIERO. Bonsoir, Flavio.FLAVIO, se tournant peine. Ah ! c'est vous. Bonsoir.VENIERO. Mon cher commandeur...(Il lui serre la main.)PALMA, LORI. Viens t'asseoir.SALVO. Ici, ici, prs de moi, Martino.

    FLAVIO, bas, VENIERO. Nous sommes sauvs. Tu vas voir qu'il nous accompagnera.(Ils se dirigent tous deux vers la seconde porte gauche.)SALVO. O allez-vous prsent tous les deux ?FLAVIO. Nous passons un moment au billard.PALMA. On va se mettre table.FLAVIO. Toi aussi, Palma, viens donc un peu. Ecoute.PALMA. Qu'y a-t-il?FLAVIO. Quelque chose te dire... Viens.PALMA. Pardon.(FLAVIO, VENIERO et PALMA sortent par la seconde porte gauche.)SALVO, avec un soupir de lassitude, tendu dans son fauteuil. Eh bien, mon cher vieil ami ?

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    LORI, embarrass, mortifi, angoiss et cherchant ne pas le paratre, avec un petit rire. Etalors, quoi de neuf?... (Puis.) Vous tiez peut-tre en train de dire des choses que je ne dois passavoir ?

    SALVO. Du tout, du tout. C'est ce soir l'inauguration d'un nouveau cercle et ils complotentcontre moi, parce que j'ai pris ma retraite, comme toi; toi, du Conseil d'Etat, moi, de toutes lescorves mondaines, mon cher ami.LORI. Mme de celles-l ?SALVO. De toutes, de toutes.LORI, avec un regret sincre et affectueux. Tu as tort. Toi qui peux avoir tout ce que tu veux.SALVO. Ah! non, merci beaucoup. J'en ai dj jusque-l. Pour avoir il faut donner, donnerencore, donner toujours. Si on fait le compte de ce qu'on a donn et de ce qu'on a reu...LORI. Certainement. Et c'est pourquoi je pense qu'il ne faut pas calculer, par rapport soi, lavaleur du peu qu'on obtient.SALVO. Et comment veux-tu la calculer?

    LORI. Par rapport ce qu'on a donn.SALVO. C'est ce que je disais. Fais le total : c'est la faillite.LORI. Non, permets. Il faut calculer de faon telle que le peu que nous obtenons tire sa valeur,pour nous, de tout ce que nous avons donn. S'il en tait autrement, du moins pour moi, ce seraitterrible.SALVO, ennuy de cette allusion lui-mme que vient de faire LORI. Ah! j'ai compris. Tuparles d'autre chose prsent.LORI. C'est aussi un doit et avoir.SALVO. Un pre donne toujours tout.LORI. Mais recevoir moins que je n'ai reu!...(Il voudrait ajouter c'est impossible, mais SALVO ne lui en laisse pas le temps.)

    SALVO, l'interrompant sans politesse pour changer de conversation. Dis un peu, tu as liquidta pension au maximum, j'espre?LORI, bless. Que... que veux-tu dire?SALVO, avec indiffrence. Rien. Je te demandeLORI, bless et rfrnant avec peine l'anxit et l'angoisse qui dbordent et clatent peu peu.SALVO MANFRONI cherche les contenir par ses demandes et ses rponses faites sur le ton leplus indiffrent. Tu ne m'avais jusqu'ici jamais fait sentir tes titres, ton rang...SALVO. Mais, qu'est-ce que tu me chantes ?LORI. Tu m'as toujours trait avec la plus grande confiance.SALVO. Certes.LORI. Avec cordialit.

    SALVO. Mais oui.LORI. Tu es all jusqu' me tutoyer et tu as exig que je te tutoie aussi, quand cela mmeaurait pu me gner. Dans mes rapports avec toi, je crois n'avoir jamais oubli que l'ami tait aussimon suprieur.SALVO. Mais, Dieu du ciel, qu'est-ce que tu racontes ?LORI. Non, non, laisse-moi parler. J'touffe de chagrin.SALVO. Mais pourquoi ?LORI. Tu me demandes pourquoi ? Tu ne vois pas comment on me traite ?SALVO. Mais je suis l en train de causer avec toi.LORI. Je ne parle pas de toi. Tous les autres ici... Je sais bien qu'il a reu sa femme de tesmains plus que des miennes.

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    SALVO. Mais a, permets...LORI. Je le sais. De mes mains il ne l'aurait pas prise. Il y a trop de diffrence de situation, decaractre aussi, d'ducation.

    SALVO. Tu aurais d le prvoir!LORI. Mais oui, mais oui, c'est naturel, il ne peut avoir plaisir me voir. Il me repousse !SALVO. Mais non.LORI. S'il ne me repousse pas, il m'loigne par sa faon de me traiter.SALVO. Permets, permets; tu devrais comprendre...LORI. Que mes faons ont peut-tre t trop naturelles, tout d'abord, et que maintenant ellessont devenues trop circonspectes?SALVO, clatant. Mais c'est que ton attitude vraiment, envers moi comme envers euxLORI, stupfait. Moi !SALVO. Voyons, tout n'est-il pas pour le mieux ?LORI. Tu trouves que tout est pour le mieux ?

    SALVO. Parlons net, mon cher ami. Il y a des situations qu'on accepte ou qu'on n'accepte pas,ds le dbut. Une fois qu'on les a acceptes, il faut savoir s'y rsigner, s'pargner desdsagrments inutiles et les pargner aussi aux autres.LORI. Mais je suis toujours venu, je viens encore, le moins possible.SALVO. Et cela mme te semble indispensable ?LORI, stupfait. Quoi, de venir ?SALVO. Certains jours, avec cette figure que tu prends, on dirait que tu t'amuses medconcerter. Venir, venir! Personne jusqu' prsent ne t'a pri de ne plus venir. Viens, si tu veux,mais prends un air, un ton plus convenable, qui rende aiss, pour tous, les rapports avec toi...LORI. Mais il me semble que je...SALVO. Tu t'y es mal pris ds le dbut, je te l'ai dj dit. Et prsent, je ne vois plus de

    remde ! Ce serait, crois-moi, un grand soulagement pour tout le monde, pour toi aussi, si tu t'yprenais autrement... Et cela, comprends-tu, au point de vue de ta dignit mme, qu'il m'importe moi aussi de sauvegarder, et depuis toujours, tu le sais bien.LORI. Je suis seul prsent... Avant, j'avais au moins le rconfort de l'amiti dont tum'honorais. Pendant des annes, tu es venu chaque jour la maison.SALVO. Permets; il me semble tout naturel, aprs ce que j'ai fait, de venir ici.LORI. Oui, mais... au moins sauve les apparences. C'est trop vraiment, c'est trop de merecevoir comme on l'a fait devant un tranger.SALVO. Bongiani est un ami intime, mon cher. Il faut bien peser les causes pour se rendrecompte des effets. Tu ne le peux pas parce que tu ne te vois pas. Moi, je te vois et je t'assure quetu provoques pareille raction. Je comprends, je comprends que pour quelqu'un qui ne saurait

    rien, cette raction pourrait paratre exagre. Mais Bongiani est au courant, il sait ce que tout lemonde sait, ce que, sapristi, tu sais parfaitement toi-mme. Et voil pourquoi je te dis de cesser,de changer, comme a chang la situation.LORI. Comment pourrais-je changer ?(MADEMOISELLE CEI entre par la premire porte gauche.)MADEMOISELLE CEI. Monsieur le snateur, monsieur le marquis vous demande...(PALMA, FLAVIO, VENIERO sortent de la seconde porte gauche.)FLAVIO. A table, table, Salvo. Nous sommes dj en retard.SALVO. Voil, voil.(Il se dirige vers la salle manger avec FLAVIO et BONGIANI.)SALVO, LORI. Si tu veux venir aussi...

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    LORI. Non, je vais rester l.SALVO. Tu dnes toujours trs tard ?LORI. Oui, toujours.

    FLAVIO, de la salle manger. Allons, Palma !SALVO. Vous restez l, mademoiselle ?MADEMOISELLE CEI. Je reste, oui...(SALVO sort.PALMA passe dans la salle manger. Pendant la scne suivante on entendra, par instant, lebruit des voix, des rires, des assiettes.)LORI. Ne vous drangez pas pour moi, si vous avez affaire.MADEMOISELLE CEI. Non, je n'ai rien faire.LORI. Je reste encore un moment, je voudrais dire deux mots Palma.MADEMOISELLE CEI, comme pour proposer un sujet de conversation. Vous avez sul'lection de monsieur le snateur l'Acadmie de...

    LORI, se rappelant, fch de son oubli. Ah ! Mon Dieu j'ai oubli de le fliciter... J'ai vu adans les journaux.MADEMOISELLE CEI, bas, comme pour attnuer le regret de cet oubli. Vous devriez mieuxcacher le paquet de notes qui est dans votre bureau.LORI, sursautant et se tournant vers elle, avec une stupfaction mi-irrite, mi-atterre,Comment savez-vous?MADEMOISELLE CEI,froide et placide. Vous vous rappelez le jour o je suis venue voustrouver au Conseil d'Etat pour vous demander quand je pourrais prendre les bijoux de la pauvremadame, que vous aviez mis de ct pour les apporter ici ?LORI. Oui, eh bien ?MADEMOISELLE CEI. Vous m'avez donn la clef du tiroir de votre bureau.

    LORI. C'est vrai, mais alors, vous avez...MADEMOISELLE CEI. Pardonnez-moi; la curiosit a t la plus forte.LORI. Mais ce sont de simples notes, la premire bauche de l'ouvrage d'Agliani. Vous n'avezpas d y comprendre grand-chose.MADEMOISELLE CEI. J'ai tout compris, tout.LORI. Mais non... Des formules, des quations.MADEMOISELLE CEI. J'ai trouv une note crite de votre main : A Silvia, pour qu'elle mepardonne.LORI, affol l'ide que le secret a t dcouvert et qu'il pourrait s'ensuivre pour MANFRONIdes consquences dsastreuses. Ah ! cette note, oui... J'avais prouv le besoin de m'excuserauprs de ma pauvre morte...

    MADEMOISELLE CEI, l'interrompant. De vous excuser d'avoir laiss commettre un crime?LORI,pour prvenir un clat possible et pour s'excuser. Non, je n'ai rien dit... (Il interromptson explication pour ordonner.) Et j'exige que vous ne disiez rien non plus. (Immdiatement,pour attnuer cette explosion, sur un ton de prire.) Promettez-le-moi, mademoiselle. Vous lepromettez?MADEMOISELLE CEI. Vous tes trop gnreux, monsieur Lori.LORI, insistant. Non, non, promettez-moi de vous taire, je vous le demande au nom de ce quej'ai de plus sacr!MADEMOISELLE CEI,pour le calmer, regardant avec inquitude vers la porte de la salle manger. Je vous le promets. Mais qu'on ne vous entende pas...LORI. Je me suis tu, parce que, si j'avais parl, j'aurais cru commettre mon tour un crime

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    contre cet homme qui compensait le mal qu'il avait fait en dpouillant un mort, du reste glorieux,par tout le bien qu'il faisait ma fille! (Avec dsespoir.) J'aurais d dtruire ces papiers!MADEMOISELLE CEI. Il abuse de la faon la plus odieuse de votre gratitude, sans savoir le

    mal que vous pourriez lui faire.LORI. Je dtruirai ces papiers.MADEMOISELLE CEI. Non, non, ne les dtruisez pas.LORI. Croyez que je les lui aurais remis moi-mme, si je n'avais pas eu peur...MADEMOISELLE CEI. De le mortifier ?LORI. Plus que cela. Vous ne pouvez pas savoir ce qu'a t pour moi la dcouverte de cesnotes... oh! pas seulement cause de l'croulement brusque de toute l'estime, de toutel'admiration infinie que j'avais pour lui... non, non, pas seulement pour a. Lui, au fond, je nel'excuse pas, non... mais... je pense qu'il a eu surtout la faiblesse de ne pas savoir rsister latentation. Ces belles dcouvertes qu'il s'est trouves tout coup entre les mains, il en a profit...MADEMOISELLE CEI. Que dites-vous l ? Il a commis une action...

    LORI. Horrible, oui ! Mais vous ne voyez pas ? Il n'en jouit pas... Tout l'ennuie...MADEMOISELLE CEI. Je n'ai pas du tout cette impression, du moins quand il vient ici...LORI. Mais si, il est plein d'amertume, d'cret, depuis des annes... Je l'ai connu biendiffrent... Et on ne peut pas lui reprocher d'tre vaniteux...MADEMOISELLE CEI. Pure affectation de modestie.LORI. Mais, pour moi, il y a quelque chose de beaucoup plus grave. Pour moi, je veux dire :en ce qui me concerne, je voudrais vous faire comprendre pourquoi je me suis tu, tout en sachantque mon silence me faisait complice du vol, que je trahissais ma femme, si jalouse de l'uvre etde la gloire de son pre.MADEMOISELLE CEI. En souvenir d'elle, vous n'auriez jamais d...LORI. C'est prcisment ce que je vous demande de comprendre pour vous expliquer ma

    conduite, mon attitude... J'accepte, voyez-vous, j'accepte comme un chtiment, comme unchtiment mrit, d'tre exclu de la vie, du bonheur de ma fille. Je me tiens l'cart le plus que jepeux. Je me rjouis presque qu'on ne m'invite pas m'y mler...MADEMOISELLE CEI. Ah! c'est cela...LORI. Oui, j'aurais l'impression que ma complicit serait encore plus coupable, si je profitaisde ce bonheur.MADEMOISELLE CEI. Oui, je comprends.LORI. Ce chtiment que je m'inflige, cette faon qu'on a ici de me traiter, c'est mon excuse,ma seule excuse, ou plutt non, le seul moyen que j'ai d'expier, de payer ma dette envers mapauvre morte. C'est cela, voyez-vous.MADEMOISELLE CEI. Oui, cela explique votre... votre patience. Mais cela ne les excuse

    pas, eux.LORI. Vous avez raison. Et j'aimerais bien, en effet, les voir sauver un peu mieux lesapparences pour ne pas provoquer... tenez, chez vous, par exemple, ce... ce dplaisir.MADEMOISELLE CEI. Mais c'est de l'indignation, entendez-vous, de l'indignation quej'prouve. Et dire qu'il leur serait si facile...LORI. Eh oui, eh oui!... C'est ce que je lui disais tout l'heure lui-mme. Je le lui ai dit. Et jevais le rpter ma fille, n'en doutez pas. (De nouveau, sur un ton de prire.) Mais vous,mademoiselle, promettez-moi...MADEMOISELLE CEI, l'interrompant. Silence. Voil Madame !(PALMA du seuil de la porte.)PALMA. Voulez-vous venir un instant par ici, Gina?

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    (PALMA et MADEMOISELLE CEI sortent au fond par la seconde porte. LORI se lve. SALVO etVENIERO entrent en scne en causant.)SALVO, LORI. Tu sais que Palma a sortir...

    (MADEMOISELLE CEI sort.)LORI. Tu sors avec elle ?SALVO. Moi, non.VENIERO. Il vient avec nous, c'est dcid.FLAVIO. Allons, partons.SALVO. Une minute, sapristi. (A LORI.) Tu veux lui parler?LORI. J'ai quelque chose lui dire,SALVO. Mais j'ai peur qu'elle n'ait pas le temps.LORI. Oh! ce ne sera pas long.SALVO, FLAVIO et VENIERO. Eh ! dans ces conditions j'ai presque envie...FLAVIO. Mais oui, ne nous retardons pas davantage.

    VENIERO. Je vous garantis que vous ne vous ennuierez pas!SALVO. a, c'est une autre affaire! (A LORI.) Heu! alors... fais-moi le plaisir de dire PALMA que je vais avec eux.(Les trois hommes prennent trs froidement cong de LORI et sortent droite. LORI reste unmoment indcis, puis s'assied sur le fauteuil de cuir que tous les soirs, aprs dner, a l'habituded'occuper SALVO MANFRONI. Moment d'attente. Peu aprs, venant de la salle manger, paratLE VALET DE CHAMBRE. Il teint le lustre, ne laissant allumes que les trois lampes pied. Ilfaut que la lumire soit trs attnue. LE VALET DE CHAMBRE se retire aussitt. PALMA entredu fond par la seconde porte, prte sortir : chapeau, manteau.)PALMA, se dirigeant vers le fauteuil et passant les mains par-dessus le dossier pour entourer lecou de la personne qui y est assise, bas, avec tendresse. Papa...

    LORI, aussitt, avec lan, mu de reconnaissance. Ma fille!PALMA, stupfaite de ne pas trouver l SALVO MANFRONI, ne russit pas rprimer un cri,de peur et de dgot la fois, et se rejette en arrire. Ah!... C'tait toi!LORI, perdu devant la certitude que ce nom ne s'adressait pas lui. C'tait moi... Mais alorstu l'appelles papa prsent. Depuis quand?PALMA, exaspre, et pousse par la colre de s'tre trompe une rsolution extrme. Oh!finissons-en! Je l'appelle comme je dois l'appeler.LORI. Il t'a un peu servi de pre, c'est vrai.PALMA. Mais non... Allons. Finissons-en une bonne fois avec cette comdie. J'en ai assez.LORI. Quelle comdie ? Que veux-tu dire ?PALMA. Je veux dire que tu sais parfaitement qu'il est mon pre, lui, et pas un autre.

    LORI, comme s'il recevait un coup de massue sur la tte, hors de lui. Lui... ton pre?... Quedis-tu? que dis-tu l?PALMA. Et tu veux faire semblant de l'ignorer, par-dessus le march! C'est un comble!LORI, la saisissant par les poignets, encore mal remis, mais avec une violence provoque par cequil commence de pressentir. Que dis-tu ? Que dis-tu ? Qui te las dit ? Lui?PALMA, se dgageant. Oui, c'est lui. Laisse-moi. a suffit.LORI. Il t'a dit que tu tais sa fille?PALMA, avec nergie. Et que tu savais tout.LORI,ptrifi. Moi!PALMA, branle par ce ton et le contemplant. Comment?LORI. Il t'a dit que je le savais. (Devant la stupfaction de PALMA, ne sachant presque plus

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    ce qu'il dit et cherchant se rattraper ses propres exclamations.) Oh! mon Dieu!... MonDieu!... Quelle chose!... (Il la saisit par le bras.) Comment a-t-il dit? Dis-moi ce qu'il t'a dit!PALMA, comprenant le sens cach de la question qui se rfre sa mre. Que veux-tu qu'il

    m'ait dit?LORI. Je veux le savoir, je veux le savoir !PALMA, avec un regret presque craintif, cherchant encore ne pas se rendre l'vidence.Alors, vraiment, tu ne savais rien.LORI. Rien... Il t'a dit que ta mre... Parle, mais parle donc ?PALMA. Mais puisque je ne sais rien... C'tait une simple allusion.LORI. II a dit qu'elle... Mais parleras-tu la fin?PALMA. Mais puisque je ne sais rien.LORI. Il t'a dit qu'elle avait t sa matresse ?PALMA. Mais non...LORI. Non ? Comment, non ? S'il t'a dit que tu tais sa fille! Que tu le sois ou non, s'il a pu te

    le dire, il est certain que ta mre... Oh! mon Dieu, mon Dieu!... Est-ce possible? Est-ce possible?Elle!... Ce n'est pas possible, entends-tu. Il a menti, il a menti parce que... parce que... non, cen'est pas possible... qu'elle... (Comme bloui par un clair.) Ah! mon Dieu! Mais alors? Non,non... Ah! Dieu... moins que 'ait t, oui, ce moment-l... Mais comment... comment a-t-ellepu aprs... Non, ce n'est pas possible... Elle?... Elle? Elle?(Il prononce ces trois Elle sur trois tons diffrents pleins de l'horreur de trois visionsdiffrentes; et la fin, accabl, il tombera sur le fauteuil, secou de sanglots convulsifs.)PALMA, mue, s'approchant de lui. Pardonne-moi, pardonne-moi... Je ne savais pas... Ilm'avait affirm que tu tais au courant... Mais toi-mme, ta faon de te conduire envers moi, ceque tu as tolr...LORI, bondissant ces derniers mots comme devant une lueur d'espoir. Ah! c'est cela, ce

    n'est peut-tre que cela! Il t'a parl ainsi parce que je l'ai laiss te servir de pre ? (Il guettePALMA dont l'attitude lui fait comprendre le contraire.)Non; il t'a vraiment dit que tu tais safille. (Par un besoin instinctif de l'offenser.) Et toi, aussitt, tu t'es glorifie du dshonneur de tamre, de ta mre qui a t sa matresse! Et c'est pour cela que vous m'avez trait comme vousavez fait?PALMA. Mais nous avons cru que tu savais!LORI. Que je savais a, moi ? Mais, sachant a, aurais-je pu supporter d'tre ainsi trait ?... Ah! Dieu!... certainement cela a t cette poque. Oui, oui, quand elle voulait recommencer enseigner... Elle disait que je ne pouvais avoir d'opinion, moi, parce que je manquais de nerfs...Voil pourquoi cet enfer de notre premire anne! Elle s'tait toque de lui tout de suite, sonarrive de Prouse, aprs la mort de son pre... Elle avait pris feu pour son jeune dput. Ah! je la

    revois tout agite, tout enflamme, quand elle vint me trouver avec lui dans mon bureau, auministre; il me la prsentait, me la recommandait. Il avait t l'lve de son pre, il tait dputde Prouse. Elle l'a aim tout de suite, et c'est moi qu'elle a pous. Naturellement! Et voil...voil pourquoi, devenu ministre, il m'a pris comme chef de cabinet... Et moi, aveugle, aveugl parla gloire de son pre et par le prestige de cet homme, mon chef suprme, mon patron, je n'ai rienvu, rien vu! Et puis 'a t l'histoire des papiers. Ah! je comprends, je comprends sa rsistance!Elle s'tait dj repentie! Quand tu es ne, elle s'tait dj reprise. Elle tait moi, moi. Etdepuis ce jour elle a t mienne, toute mienne, depuis ta naissance jusqu' sa mort. Pendant troisans, elle m'a appartenu comme aucune autre femme n'a appartenu un homme! Voil d'o estvenu mon aveuglement! Je ne m'tais aperu de rien d'abord; il ne m'tait plus possible de m'enapercevoir aprs! C'est elle-mme qui avait effac, avec tout son amour, jusqu' la trace de sa

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    trahison. Et cet amour a t tel qu'il m'a empch de rien dcouvrir mme aprs sa mort... (Sereprenant.) Mais comment... comment as-tu pu croire que je savais? Tu m'as vu, tu m'as pourtantvu, depuis ta petite enfance, aller chaque jour sur sa tombe !

    PALMA. Oui... mais... c'est pour a que je...LORI. Quoi ?PALMA. Je ne t'ai jamais cach...LORI. Ah! oui, ton irritation... C'est vrai, mon Dieu! tous... Ah! c'est donc pour cela?... Votrempris... Vous croyiez que je savais et que je me taisais? Mais, dis un peu, pourquoi me serais-jetu si j'avais su que tu n'tais pas ma fille? Pourquoi aurais-je fait semblant de ne pas m'apercevoirde votre mpris ? Je le vois, prsent, je le vois, vous m'avez mpris. Mais, sachant que tun'tais pas ma fille, je ne pouvais pas feindre par gard pour toi, pour ton avenir! Et alors ?Pourquoi? (Trs bas, se dsignant du geste, n'osant pas exprimer, ni mme envisager l'horriblesoupon.) Pour... pour moi... pour... ma carrire, vous m'avez cru capable de a ? Au point d'allerchaque jour au cimetire jouer la comdie ? (Il se laisse tomber sur le fauteuil, se couvrant le

    visage de ses mains. Puis se dressant.) Mais j'ai donc t, vos yeux, le dernier des misrables?Le plus vil des hommes?PALMA. Non, que dis-tu l ?LORI. Le plus vil, le plus vil... Comment l'tre davantage ?PALMA. Mais non, nous avons cru que tu voulais t'entter...LORI. Eh oui, vous me l'avez dit assez souvent que je m'enttais, que j'exagrais... C'est vrai,vous m'avez toujours parl clairement. C'est moi qui ne comprenais pas... Je dois reconnatrevotre franchise... Vous m'avez tmoign votre mpris de toutes les faons ! (Eperdu, comme sibrusquement tout lui tait devenu tranger.) Et moi, pendant ce temps, o tais-je? Qu'est-ce queje faisais?... Mais alors, j'ai donc toujours vcu hors de la vie?... Personne ne m'a trahi! Personnene m'a tromp! Que de choses, que de choses prsent me reviennent!... (Repris par sa douleur,

    aprs cette minute d'garement, s'attendrissant sur lui-mme si cruellement offens.) Et je l'aipleure, je l'ai pleure seize ans, moi, cette femme!(Il clate en sanglots.)PALMA, essayant de le rconforter. Allons, allons, pense que...LORI. C'est aujourd'hui qu'elle meurt... Je ne la perds qu'aujourd'hui. Sa trahison la tue enmoi! Comprends-tu qu' prsent je n'ai plus rien, moi, plus rien qui tienne en moi? O suis-je ence moment? Qu'est-ce que je fais ici? Tu n'es pas ma fille... Je lapprends aujourdhui. Ah ! MonDieu, quel aveugle, quel aveugle jai t ! Je nai jamais rien t, je ne suis plus rien, je n'ai plusrien, pas mme une morte, plus rien! (De nouveau repris par son garement.) J'ai vcu dans uneillusion et sans aucun soutien ! Vous me les avez tous enlevs, tous; ils vous semblaient inutiles,et avec ddain, avec mpris, vous me laissiez m'appuyer sur cette morte pour reprsenter avec

    exagration ce que vous appeliez ma comdie. Ah! quelle chose affreuse! (Avec un sursaut derage.) Si seulement vous me l'aviez dit!...PALMA. Mais, pardon...LORI. Vous me l'avez dit, peut-tre ?PALMA. Non, explicitement, jamais...LORI. Oh! vous auriez pu me le dire explicitement, je n'aurais peut-tre pas compris. Vousavez cru qu'il n'y avait rien me cacher, parce que je savais tout.PALMA. Si nous avions, une minute, souponn le contraire.LORI. Si vous aviez cru que je n'tais pas une canaille.PALMA. Je t'en prie...LORI. Mais tu ne sais donc pas ce qu' prsent... prsent... je suis capable de faire?...

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    PALMA. Quoi ?LORI. Des choses, des choses que je ne sais pas moi-mme. Je suis comme vid, vid de tout,moi... Je n'ai plus rien en moi... et, en sortant d'ici, ce qui... ce qui peut natre en moi, je ne le sais

    pas... Je... je...PALMA. Assieds-toi, assieds-toi l... Tu trembles... Assieds-toi. (Elle le fait asseoir sur lefauteuil et s'agenouille devant lui, pleine de prvenance et de piti.) Je puis devenir pour toi celleque je n'ai pas t jusqu' prsent...LORI, avec sauvagerie. Et lui ?PALMA. Que voudrais-tu faire prsent contre lui?LORI. Oui, n'est-ce pas, il m'a pay ?PALMA. Non.LORI. Mais si. Pay ma femme, pay ma fille...PALMA. Non, non.LORI. Comment non ? Mon dvouement pour lui... Je l'adorais comme le soleil.

    PALMA. Aprs tant d'annes, te venger...LORI, brusquement assailli par une vision lointaine qui le fait frissonner. Qu'est-ce que jevois ? Ecoute. Elle venait de mourir. J'tais fou. Morte en trois jours par sa faute lui, qui l'avaitoblige te mener au cirque. Tu avais trois ans. C'tait l'hiver; elle prit froid la sortie et en troisjours... Alors qu'elle tait dj mienne, toute mienne. Elle ne voulait plus qu'il vnt chez nous.Elle me grondait parce que je n'avais pas le courage de l'empcher. Tu comprends, il avait tmon chef. Et c'est alors... alors que je l'ai perdue... J'tais... j'tais comme prsent... vid demoi-mme. Eh bien, sais-tu ce qu'il fit : il me chassa de la chambre mortuaire, il m'obligea allerprs de toi qui appelais ta maman. Il me dit qu'il la veillerait. Je me laissai jeter dehors, mais aumilieu de la nuit, comme une ombre, je me glissai dans la chambre. Il tait l, le visage enfouicontre le rebord du lit. D'abord je crus que le sommeil l'avait gagn, mais en regardant mieux, je

    vis son corps soulev de sanglots touffs. (Il regarde sa fille, soudain stupfait de l'impudeur deMANFRONI.) Il la pleurait, il la pleurait, l, sous mes yeux... Et je ne compris pas, tant j'tais srde lui et sr de l'amour de cette morte... Je n'avais pas encore pu pleurer. En voyant ses larmes,les miennes jaillirent. Mais lui, d'un bond, se leva et, comme je tendais les mains pourl'embrasser, il me repoussa, il me repoussa avec rage, coups de poing... Et je retombai dans monaveuglement; je pensai qu'il avait du remords et qu'il ne pouvait me voir pleurer parce que mespleurs l'accusaient du malheur dont il tait cause... Ah! mais ces pleurs, il me les paiera. Il va meles payer prsent.(Il se lve, furieux, pour s'en aller. PALMA le retient. Les rpliques suivantes s'changeront avecrapidit.)PALMA. A prsent ?

    LORI. J'apprends tout prsent.PALMA. Mais, aprs tant d'annes, c'est absurde!... O vas-tu?LORI, comme un fou. Je ne sais pas.PALMA. Que veux-tu faire ?LORI, cherchant se dgager. Je ne sais pas.PALMA. Reste encore.LORI. Non, non.PALMA. Si, si, reste encore causer avec moi.LORI. Avec toi ? Et pourquoi ? Entre nous tout est fini.PALMA. Non, je puis encore tre pour toi celle que tu me croyais.LORI. Par peur?

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    PALMA. Non.LORI. Par piti?PALMA. Non plus.

    LORI. Tu n'es rien pour moi, je ne suis rien pour toi, plus rien. (Il se dgage et la repousse.)Ah! si tu savais comme je le sens prsent, tout d'un coup, que depuis tant d'annes je n'ai plusrien. Je ne suis plus rien. Rien.

    ACTE TROISIMELe cabinet de travail de SALVO MANFRONI, vaste pice meuble et orne avec une austremagnificence. La porte d'entre est gauche.Le mme soir qu'au second acte. Quelques heures plus tard.(Au lever du rideau, Martine LORI est en scne, ple comme un mort, les yeux fixes. Il attend, quisait depuis combien de temps, dans le silence de la maison. Son visage reflte tour tour lessentiments qui l'assigent et le bouleversent. De temps autre il se secoue et murmure des

    paroles inintelligibles, accompagnes de gestes brusques. Il lui arrive mme de s'abandonnerinconsciemment des distractions qui peuvent sembler tranges, bien que trs naturelles. Parexemple, il va observer de tout prs un objet pos sur le bureau, qui a attir son regard. Arrivdevant l'objet, il s'arrte, ne sachant plus pourquoi il s'est lev, puis, repris par sa frnsie, il seremet se parler tout bas lui-mme; mais de nouveau l'objet frappe son regard et, presquemalgr lui, il le prend la main, le contemple comme s'il ne parvenait pas le bien voir, et touten le gardant la main il continue gesticuler son tourment; enfin, il pose l'objet et revient saplace.Le vieux valet de chambre de SALVO MANFRONI entre par la gauche.)LE VALET DE CHAMBRE. Il tarde encore, monsieur le commandeur. Je me demande ce quiarrive. D'habitude, les autres soirs cette heure-ci, il est l depuis longtemps crire ou lire. Il

    est prs de minuit.LORI. Mais oui... je me... je me rappelle : il est all... o donc ? Il me l'a dit. Et mme il m'ademand avant de sortir... (Il vient de se rappeler que MANFRONI l'avait charg d'annoncer PALMA qu'il sortait avec GUALDI et BONGIANI, mais il juge inutile de poursuivre.) Il assiste une inauguration... avec son (Il va dire son gendre et fait une grimace qui ressemble unsanglot.) Oui, oui... et avec l'autre, le comte Bongiani.LE VALET DE CHAMBRE. Une inauguration?LORI. L'inauguration d'un cercle, je crois... Oui. Il ne voulait pas et puis cet autre... (Il a latentation de dire son gendre; il se borne dire son... Et il regarde le valet de chambre, puisil fait la mme grimace de la bouche que prcdemment, comme si, en constatant l'ge de cethomme, il lui venait une pense qui le glat; il tend un doigt vers lui.) Il y a longtemps que vous

    tes son service ?LE VALET DE CHAMBRE. Au service de monsieur le snateur? Eh! a fait une paye...LORI. Vous tiez dj l du temps qu'il tait dput ?LE VALET DE CHAMBRE. C'est bien simple. Il va y avoir vingt-cinq ans.LORI, avec un horrible sourire, clignant de l'il. Alors vous vous rappelez quand elle venaitici!LE VALET DE CHAMBRE, tourdi. Plat-il ?LORI. H, h, ce ne sont pas les aventures qui manquent un jeune dput!...LE VALET DE CHAMBRE, comme pour luder la question, gnralisant. Des femmes ?LORI. Qui sait combien !LE VALET DE CHAMBRE. Eh ! dans son jeune temps, monsieur...

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    LORI. Des petites poulettes maries de frais... Et plus tard, quand il tait ministre, de joliesfemmes d'employs. (Remarquant que le valet de chambre se trouble, il s'empresse d'ajouter enplaisantant.) J'ai t son chef de cabinet; j'en ai vu de toutes les couleurs. Des places de confiance

    de ce genre, a ne s'obtient pas sans donner certains gages, sans passer sous des fourchescaudines...(Il fait les cornes, ple et rieur. LE VALET DE CHAMBRE le regarde, stupfait. Silence.)LE VALET DE CHAMBRE, avec un soupir. Le temps passe et l'ge vient, monsieur lecommandeur.LORI. Ah! nos cheveux sont dj blancs... On ne peut pas tre et avoir t... et maintenant!(Silence. LE VALET DE CHAMBRE le regarde de plus en plus stupfait et constern. LORI estperdu dans ses penses, comme s'il voyait sa femme devant lui, jeune, dans ce cabinet de travail;et il recommence parler tout seul.) Qu'elle tait belle! Ses yeux, quand elle parlait! Elle sepassionnait... (D'une voix claire et bien dtache.) Une lucidit, une prcision !... (Avec amour,comme s'il caressait une lointaine et gracieuse vision.) Elle voulait dominer par son intelligence.

    Mais quand une femme est jolie, on admire sa bouche, ses yeux... Et comme elle est bien faite.On sourit aux lvres qui parlent sans couter ce qu'elles disent. Elle s'en apercevait tout de suite etelle rageait un peu d'abord, mais elle tait trop femme pour n'en pas sourire. Son sourire croisaitcelui de l'homme qui regardait ses lvres. Elle rpondait au baiser que lui donnaient ces yeux... Etalors... (Il s'absorbe dans ses souvenirs, puis secouant la tte, demande.) Mais tais-je le seul?...(Se tournant brusquement, le visage durci, vers LE VALET DE CHAMBRE.) Combien de fois l'a-t-il enlace, embrasse dans ce bureau, hein?...LE VALET DE CHAMBRE,ptrifi. Monsieur...LORI. Laisse donc. Vieilles histoires ! On le sait bien.(SALVO MANFRONI, le chapeau sur la tte, apparat sur le seuil de la porte.)LE VALET DE CHAMBRE, se secouant. Ah! voil monsieur le snateur.

    SALVO. Comment, toi ici, Martino ? Qu'y a-t-il ? (Avec consternation.) Il est arriv quelquechose?LORI. Non. J'ai te parler.SALVO, avec ennui. Encore ? A l'heure qu'il est ?LORI, Non. Quelques prcisions te donner. En deux mots.(LE VALET DE CHAMBRE a dbarrass SALVO MANFRONI de son chapeau et de sa canne. Ilse retire sur la rplique de LORI.)SALVO, s'approchant, la main tendue. Alors ?LORI, cartant la main d'un geste sec. Je n'ai pas besoin de ta main.SALVO, stupfait. Que signifie ?LORI. Un moment. Quand nous nous serons bien entendus, je te la serrerai de nouveau.

    SALVO. A la fin, vas-tu t'expliquer?LORI. Dieu merci, pas besoin d'explications. Il s'agit d'un fait patent, indniable. T